La Comédie humaine - Volume 06. Scènes de la vie de Province - Tome 02
«Mon cher ami,
«J'espère que tu n'hésiteras pas, dans les circonstances graves où je me trouve, à me rendre service en acceptant d'être le fondé de pouvoir de monsieur Rouget. Ainsi, sois à Vatan demain à neuf heures. Je t'enverrai sans doute à Paris; mais sois tranquille, je te donnerai l'argent du voyage et te rejoindrai promptement, car je suis à peu près sûr d'être forcé de quitter Issoudun le 3 décembre. Adieu, je compte sur ton amitié, compte sur celle de ton ami
»Maxence.»
—Dieu soit loué! fit monsieur Hochon, la succession de cet imbécile est sauvée des griffes de ces diables-là!
—Cela sera si vous le dites, fit madame Hochon, et j'en remercie Dieu, qui sans doute aura exaucé mes prières. Le triomphe des méchants est toujours passager.
—Vous irez à Vatan, vous accepterez la procuration de monsieur Rouget, dit le vieillard à Baruch. Il s'agit de mettre cinquante mille francs de rente au nom de mademoiselle Brazier. Vous partirez bien pour Paris; mais vous resterez à Orléans, où vous attendrez un mot de moi. Ne faites savoir à qui que ce soit où vous logerez, et logez-vous dans la dernière auberge du faubourg Bannier, fût-ce une auberge à roulier...
—Ah! bien, fit François que le bruit d'une voiture dans la Grande-Narette avait fait se précipiter à la fenêtre, voici du nouveau: le père Rouget et monsieur Philippe Bridau reviennent ensemble dans la calèche, Benjamin et monsieur Carpentier les suivent à cheval!...
—J'y vais, s'écria monsieur Hochon dont la curiosité l'emporta sur tout autre sentiment.
Monsieur Hochon trouva le vieux Rouget écrivant dans sa chambre cette lettre que son neveu lui dictait:
«Mademoiselle,
«Si vous ne partez pas, aussitôt cette lettre reçue, pour revenir chez moi, votre conduite marquera tant d'ingratitude pour mes bontés, que je révoquerai le testament fait en votre faveur en donnant ma fortune à mon neveu Philippe. Vous comprenez aussi que monsieur Gilet ne doit plus être mon commensal, dès qu'il se trouve avec vous à Vatan. Je charge monsieur le capitaine Carpentier de vous remettre la présente, et j'espère que vous écouterez ses conseils, car il vous parlera comme ferait
»Votre affectionné,
»J.-J. Rouget.»
—Le capitaine Carpentier et moi nous avons rencontré mon oncle, qui faisait la sottise d'aller à Vatan retrouver mademoiselle Brazier et le commandant Gilet, dit avec une profonde ironie Philippe à monsieur Hochon. J'ai fait comprendre à mon oncle qu'il courait donner tête baissée dans un piége: ne sera-t-il pas abandonné par cette fille dès qu'il lui aura signé la procuration qu'elle lui demande pour se vendre à elle-même une inscription de cinquante mille livres de rente! En écrivant cette lettre, ne verra-t-il pas revenir cette nuit, sous son toit, la belle fuyarde!... Je promets de rendre mademoiselle Brazier souple comme un jonc pour le reste de ses jours, si mon oncle veut me laisser prendre la place de monsieur Gilet, que je trouve plus que déplacé ici. Ai-je raison?... Et mon oncle se lamente.
—Mon voisin, dit monsieur Hochon, vous avez pris le meilleur moyen pour avoir la paix chez vous. Si vous m'en croyez, vous supprimerez votre testament, et vous verrez Flore redevenir pour vous ce qu'elle était dans les premiers jours.
—Non, car elle ne me pardonnera pas la peine que je vais lui faire, dit le vieillard en pleurant, elle ne m'aimera plus.
—Elle vous aimera, et dru, je m'en charge, dit Philippe.
—Mais ouvrez donc les yeux? fit monsieur Hochon à Rouget. On veut vous dépouiller et vous abandonner...
—Ah! si j'en étais sûr!... s'écria l'imbécile.
—Tenez, voici une lettre que Maxence a écrite à mon petit-fils Borniche, dit le vieil Hochon. Lisez!
—Quelle horreur! s'écria Carpentier en entendant la lecture de la lettre que Rouget fit en pleurant.
—Est-ce assez clair, mon oncle? demanda Philippe. Allez, tenez-moi cette fille par l'intérêt, et vous serez adoré... comme vous pouvez l'être: moitié fil, moitié coton.
—Elle aime trop Maxence, elle me quittera, fit le vieillard en paraissant épouvanté.
—Mais, mon oncle, Maxence ou moi, nous ne laisserons pas après demain la marque de nos pieds sur les chemins d'Issoudun...
—Eh! bien, allez, monsieur Carpentier, reprit le bonhomme, si vous me promettez qu'elle reviendra, allez! Vous êtes un honnête homme, dites-lui tout ce que vous croirez devoir dire en mon nom...
—Le capitaine Carpentier lui soufflera dans l'oreille que je fais venir de Paris une femme dont la jeunesse et la beauté sont un peu mignonnes, dit Philippe Bridau, et la drôlesse reviendra ventre à terre!
Le capitaine partit en conduisant lui-même la vieille calèche, il fut accompagné de Benjamin à cheval, car ou ne trouva plus Kouski. Quoique menacé par les deux officiers d'un procès et de la perte de sa place, le Polonais venait de s'enfuir à Vatan sur un cheval de louage, afin d'annoncer à Maxence et à Flore le coup de main de leur adversaire. Après avoir accompli sa mission, Carpentier, qui ne voulait pas revenir avec la Rabouilleuse, devait prendre le cheval de Benjamin.
En apprenant la fuite de Kouski, Philippe dit à Benjamin:—Tu remplaceras ici, dès ce soir, le Polonais. Ainsi tâche de grimper derrière la calèche à l'insu de Flore, pour te trouver ici en même temps qu'elle.—Ça se dessine, papa Hochon! fit le lieutenant-colonel. Après-demain le banquet sera jovial.
—Vous allez vous établir ici, dit le vieil avare.
—Je viens de dire à Fario de m'y envoyer toutes mes affaires. Je coucherai dans la chambre dont la porte est sur le palier de l'appartement de Gilet, mon oncle y consent.
—Qu'arrivera-t-il de tout ceci? dit le bonhomme épouvanté.
—Il vous arrivera mademoiselle Flore Brazier dans quatre heures d'ici, douce comme une peau de pêche, répondit monsieur Hochon.
—Dieu le veuille! fit le bonhomme en essuyant ses larmes.
—Il est sept heures, dit Philippe, la reine de votre cœur sera vers onze heures et demie ici. Vous n'y verrez plus Gilet, ne serez-vous pas heureux comme un pape? Si vous voulez que je triomphe, ajouta Philippe à l'oreille de monsieur Hochon, restez avec nous jusqu'à l'arrivée de cette singesse, vous m'aiderez à maintenir le bonhomme dans sa résolution; puis, à nous deux, nous ferons comprendre à mademoiselle la Rabouilleuse ses vrais intérêts.
Monsieur Hochon tint compagnie à Philippe en reconnaissant la justesse de sa demande; mais ils eurent tous deux fort à faire, car le père Rouget se livrait à des lamentations d'enfant qui ne cédèrent que devant ce raisonnement répété dix fois par Philippe:
—Mon oncle, si Flore revient, et qu'elle soit tendre pour vous, vous reconnaîtrez que j'ai eu raison. Vous serez choyé, vous garderez vos rentes, vous vous conduirez désormais par mes conseils, et tout ira comme le Paradis.
Quand, à onze heures et demie, on entendit le bruit du berlingot dans la Grande-Narette, la question fut de savoir si la voiture revenait pleine ou vide. Le visage de Rouget offrit alors l'expression d'une horrible angoisse, qui fut remplacée par l'abattement d'une joie excessive lorsqu'il aperçut les deux femmes au moment où la voiture tourna pour entrer.
—Kouski, dit Philippe en donnant la main à Flore pour descendre, vous n'êtes plus au service de monsieur Rouget, vous ne coucherez pas ici ce soir, ainsi faites vos paquets; Benjamin, que voici, vous remplace.
—Vous êtes donc le maître? dit Flore avec ironie.
—Avec votre permission, répondit Philippe en serrant la main de Flore dans la sienne comme dans un étau. Venez! nous devons nous rabouiller le cœur, à nous deux.
Philippe emmena cette femme stupéfaite à quelques pas de là, sur la place Saint-Jean.
—Ma toute belle, après-demain Gilet sera mis à l'ombre par ce bras, dit le soudard en tendant la main droite, ou le sien m'aura fait descendre la garde. Si je meurs, vous serez la maîtresse chez mon pauvre imbécile d'oncle: benè sit! Si je reste sur mes quilles, marchez droit, et servez-lui du bonheur premier numéro. Autrement, je connais à Paris des Rabouilleuses qui sont, sans vous faire tort, plus jolies que vous, car elles n'ont que dix-sept ans; elles rendront mon oncle excessivement heureux, et seront dans mes intérêts. Commencez votre service dès ce soir, car si demain le bonhomme n'est pas gai comme un pinson, je ne vous dis qu'une parole, écoutez-la bien? Il n'y a qu'une seule manière de tuer un homme sans que la justice ait le plus petit mot à dire, c'est de se battre en duel avec lui; mais j'en connais trois pour me débarrasser d'une femme. Voilà, ma biche!
Pendant cette allocution, Flore trembla comme une personne prise par la fièvre.
—Tuer Max?... dit-elle en regardant Philippe à la lueur de la lune.
—Allez, tenez, voilà mon oncle...
En effet, le père Rouget, quoi que pût lui dire monsieur Hochon, vint dans la rue prendre Flore par la main, comme un avare eût fait pour son trésor; il rentra chez lui, l'emmena dans sa chambre et s'y enferma.
—C'est aujourd'hui la saint Lambert, qui quitte sa place la perd, dit Benjamin au Polonais.
—Mon maître vous fermera le bec à tous, répondit Kouski en allant rejoindre Max qui s'établit à l'hôtel de la Poste.
Le lendemain, de neuf heures à onze heures, les femmes causaient entre elles à la porte des maisons. Dans toute la ville, il n'était bruit que de l'étrange révolution accomplie la veille dans le ménage du père Rouget. Le résumé de ces conversations fut le même partout.
—Que va-t-il se passer demain, au banquet du Couronnement, entre Max et le colonel Bridau?
Philippe dit à la Védie deux mots:—Six cents francs de rente viagère, ou chassée! qui la rendirent neutre pour le moment entre deux puissances aussi formidables que Philippe et Flore.
En sachant la vie de Max en danger, Flore devint plus aimable avec le vieux Rouget qu'aux premiers jours de leur ménage. Hélas! en amour, une tromperie intéressée est supérieure à la vérité, voilà pourquoi tant d'hommes payent si cher d'habiles trompeuses. La Rabouilleuse ne se montra qu'au moment du déjeuner en descendant avec Rouget à qui elle donnait le bras. Elle eut des larmes dans les yeux en voyant à la place de Max le terrible soudard à l'œil d'un bleu sombre, à la figure froidement sinistre.
—Qu'avez-vous, mademoiselle? dit-il après avoir souhaité le bonjour à son oncle.
—Elle a, mon neveu, qu'elle ne supporte pas l'idée de savoir que tu peux te battre avec le commandant Gilet...
—Je n'ai pas la moindre envie de tuer ce Gilet, répondit Philippe, il n'a qu'à s'en aller d'Issoudun, s'embarquer pour l'Amérique avec une pacotille, je serai le premier à vous conseiller de lui donner de quoi s'acheter les meilleures marchandises possibles et à lui souhaiter bon voyage! Il fera fortune, et ce sera beaucoup plus honorable que de faire les cent coups à Issoudun la nuit, et le diable dans votre maison.
—Hé! bien, c'est gentil, cela! dit Rouget en regardant Flore.
—En A...mé...é...ri...ique! répondit-elle en sanglotant.
—Il vaut mieux jouer des jambes à New-York que de pourrir dans une redingote de sapin en France... Après cela, vous me direz qu'il est adroit: il peut me tuer! fit observer le colonel.
—Voulez-vous me laisser lui parler? dit Flore d'un ton humble et soumis en implorant Philippe.
—Certainement, il peut bien venir chercher ses affaires; je resterai cependant avec mon oncle pendant ce temps-là, car je ne quitte plus le bonhomme, répondit Philippe.
—Védie, cria Flore, cours à la Poste, ma fille, et dis au commandant que je le prie de...
—De venir prendre toutes ses affaires, dit Philippe en coupant la parole à Flore.
—Oui, oui, Védie. Ce sera le prétexte le plus honnête pour me voir, je veux lui parler...
La terreur comprimait tellement la haine chez cette fille, le saisissement qu'elle éprouvait en rencontrant une nature forte et impitoyable, elle qui jusqu'alors était adulée, fut si grand, qu'elle s'accoutumait à plier devant Philippe comme le pauvre Rouget s'était accoutumé à plier devant elle; elle attendit avec anxiété le retour de la Védie; mais la Védie revint avec un refus formel de Max, qui priait mademoiselle Brazier de lui envoyer ses effets à l'hôtel de la Poste.
—Me permettez-vous d'aller les lui porter? dit-elle à Jean-Jacques Rouget.
—Oui, mais tu reviendras, fit le vieillard.
—Si mademoiselle n'est pas revenue à midi, vous me donnerez à une heure votre procuration pour vendre vos rentes, dit Philippe en regardant Flore. Allez avec la Védie pour sauver les apparences, mademoiselle. Il faut désormais avoir soin de l'honneur de mon oncle.
Flore ne put rien obtenir de Maxence. Le commandant, au désespoir de s'être laissé débusquer d'une position ignoble aux yeux de toute sa ville, avait trop de fierté pour fuir devant Philippe. La Rabouilleuse combattit cette raison en proposant à son ami de s'enfuir ensemble en Amérique; mais Gilet, qui ne voulait pas Flore sans la fortune du père Rouget, et qui ne voulait pas montrer le fond de son cœur à cette fille, persista dans son intention de tuer Philippe.
—Nous avons commis une lourde sottise, dit-il. Il fallait aller tous les trois à Paris y passer l'hiver; mais, comment imaginer, dès que nous avons vu ce grand cadavre, que les choses tourneraient ainsi? Il y a dans le cours des événements une rapidité qui grise. J'ai pris le colonel pour un de ces sabreurs qui n'ont pas deux idées: voilà ma faute. Puisque je n'ai pas su tout d'abord faire un crochet de lièvre, maintenant je serais un lâche si je rompais d'une semelle devant le colonel, il m'a perdu dans l'opinion de la ville, je ne puis me réhabiliter que par sa mort...
—Pars pour l'Amérique avec quarante mille francs, je saurai me débarrasser de ce sauvage-là, je te rejoindrai, ce sera bien plus sage...
—Que penserait-on de moi? s'écria-t-il poussé par le préjugé des Disettes. Non. D'ailleurs, j'en ai déjà enterré neuf. Ce garçon-là ne me paraît pas devoir être très-fort: il est sorti de l'École pour aller à l'armée, il s'est toujours battu jusqu'en 1815, il a voyagé depuis en Amérique; ainsi, mon mâtin n'a jamais mis le pied dans une salle d'armes, tandis que je suis sans égal au sabre! Le sabre est son arme, j'aurai l'air généreux en la lui faisant offrir, car je tâcherai d'être l'insulté, et je l'enfoncerai. Décidément cela vaut mieux. Rassure-toi: nous serons les maîtres après demain.
Ainsi le point d'honneur fut chez Max plus fort que la saine politique. Revenue à une heure chez elle, Flore s'enferma dans sa chambre pour y pleurer à son aise. Pendant toute cette journée, les Disettes allèrent leur train dans Issoudun, où l'on regardait comme inévitable un duel entre Philippe et Maxence.
—Ah! monsieur Hochon, dit Mignonnet accompagné de Carpentier qui rencontrèrent le vieillard sur le boulevard Baron, nous sommes très-inquiets, car Gilet est bien fort à toute arme.
—N'importe, répondit le vieux diplomate de province, Philippe a bien mené cette affaire... Et je n'aurais pas cru que ce gros sans-gêne aurait si promptement réussi. Ces deux gaillards ont roulé l'un vers l'autre comme deux orages...
—Oh! fit Carpentier, Philippe est un homme profond, sa conduite à la Cour des Pairs est un chef-d'œuvre de diplomatie.
—Hé! bien, capitaine Renard, disait un bourgeois, on disait qu'entre eux les loups ne se mangeaient point, mais il paraît que Max va en découdre avec le colonel Bridau. Ça sera sérieux entre gens de la vieille Garde.
—Vous riez de cela, vous autres. Parce que ce pauvre garçon s'amusait la nuit, vous lui en voulez, dit le commandant Potel. Mais Gilet est un homme qui ne pouvait guère rester dans un trou comme Issoudun sans s'occuper à quelque chose!
—Enfin, messieurs, disait un quatrième, Max et le colonel ont joué leur jeu. Le colonel ne devait-il pas venger son frère Joseph? Souvenez-vous de la traîtrise de Max à l'égard de ce pauvre garçon.
—Bah! un artiste, dit Renard.
—Mais il s'agit de la succession du père Rouget. On dit que monsieur Gilet allait s'emparer de cinquante mille livres de rente, au moment où le colonel s'est établi chez son oncle.
—Gilet, voler des rentes à quelqu'un?... Tenez, ne dites pas cela, monsieur Ganivet, ailleurs qu'ici, s'écria Potel, ou nous vous ferions avaler votre langue, et sans sauce!
Dans toutes les maisons bourgeoises on fit des vœux pour le digne colonel Bridau.
Le lendemain, vers quatre heures, les officiers de l'ancienne armée qui se trouvaient à Issoudun ou dans les environs se promenaient sur la place du Marché, devant un restaurateur nommé Lacroix en attendant Philippe Bridau. Le banquet qui devait avoir lieu pour fêter le couronnement était indiqué pour cinq heures, heure militaire. On causait de l'affaire de Maxence et de son renvoi de chez le père Rouget dans tous les groupes, car les simples soldats avaient imaginé d'avoir une réunion chez un marchand de vin sur la Place. Parmi les officiers, Potel et Renard furent les seuls qui essayèrent de défendre leur ami.
—Est-ce que nous devons nous mêler de ce qui se passe entre deux héritiers, disait Renard.
—Max est faible avec les femmes, faisait observer le cynique Potel.
—Il y aura des sabres de dégaînés sous peu, dit un ancien sous-lieutenant qui cultivait un marais dans le Haut-Baltan. Si monsieur Maxence Gilet a commis la sottise de venir demeurer chez le bonhomme Rouget, il serait un lâche de s'en laisser chasser comme un valet sans demander raison.
—Certes, répondit sèchement Mignonnet. Une sottise qui ne réussit pas devient un crime.
Max, qui vint rejoindre les vieux soldats de Napoléon, fut alors accueilli par un silence assez significatif. Potel, Renard prirent leur ami chacun par un bras, et allèrent à quelques pas causer avec lui. En ce moment, on vit venir de loin Philippe en grande tenue, il traînait sa canne d'un air imperturbable qui contrastait avec la profonde attention que Max était forcé d'accorder aux discours de ses deux derniers amis. Philippe reçut les poignées de main de Mignonnet, de Carpentier et de quelques autres. Cet accueil, si différent de celui qu'on venait de faire à Maxence, acheva de dissiper dans l'esprit de ce garçon quelques idées de couardise, de sagesse si vous voulez, que les instances et surtout les tendresses de Flore avaient fait naître, une fois qu'il s'était trouvé seul avec lui-même.
—Nous nous battrons, dit-il au capitaine Renard, et à mort! Ainsi, ne me parlez plus de rien, laissez-moi bien jouer mon rôle.
Après ce dernier mot prononcé d'un ton fébrile, les trois bonapartistes revinrent se mêler au groupe des officiers. Max, le premier, salua Philippe Bridau qui lui rendit son salut en échangeant avec lui le plus froid regard.
—Allons, messieurs, à table, fit le commandant Potel.
—Buvons à la gloire impérissable du petit Tondu, qui maintenant est dans le paradis des Braves, s'écria Renard.
En sentant que la contenance serait moins embarrassante à table, chacun comprit l'intention du petit capitaine de voltigeurs. On se précipita dans la longue salle basse du restaurant Lacroix, dont les fenêtres donnaient sur le marché. Chaque convive se plaça promptement à table, où, comme l'avait demandé Philippe, les deux adversaires se trouvèrent en face l'un de l'autre. Plusieurs jeunes gens de la ville, et surtout des ex-Chevaliers de la Désœuvrance, assez inquiets de ce qui devait se passer à ce banquet, se promenèrent en s'entretenant de la situation critique où Philippe avait su mettre Maxence Gilet. On déplorait cette collision, tout en regardant le duel comme nécessaire.
Tout alla bien jusqu'au dessert, quoique les deux athlètes conservassent, malgré l'entrain apparent du dîner, une espèce d'attention assez semblable à de l'inquiétude. En attendant la querelle que, l'un et l'autre, ils devaient méditer, Philippe parut d'un admirable sang-froid, et Max d'une étourdissante gaieté; mais, pour les connaisseurs, chacun d'eux jouait un rôle.
Quand le dessert fut servi, Philippe dit:—Remplissez vos verres, mes amis? Je réclame la permission de porter la première santé.
—Il a dit mes amis, ne remplis pas ton verre, dit Renard à l'oreille de Max.
Max se versa du vin.
—A la Grande-Armée! s'écria Philippe avec un enthousiasme véritable.
—A la Grande-Armée! fut répété comme une seule acclamation par toutes les voix.
En ce moment, on vit apparaître sur le seuil de la salle onze simples soldats, parmi lesquels se trouvaient Benjamin et Kouski, qui répétèrent à la Grande-Armée!
—Entrez, mes enfants! on va boire à sa santé! dit le commandant Potel.
Les vieux soldats entrèrent et se placèrent tous debout derrière les officiers.
—Tu vois bien qu'il n'est pas mort! dit Kouski à un ancien sergent qui sans doute avait déploré l'agonie de l'Empereur enfin terminée.
—Je réclame le second toast, fit le commandant Mignonnet.
On fourragea quelques plats de dessert par contenance. Mignonnet se leva.
—A ceux qui ont tenté de rétablir son fils, dit-il.
Tous, moins Maxence Gilet, saluèrent Philippe Bridau, en lui tendant leurs verres.
—A moi, dit Max qui se leva.
—C'est Max! c'est Max! disait-on au dehors.
Un profond silence régna dans la salle et sur la place, car le caractère de Gilet fit croire à une provocation.
—Puissions-nous tous nous retrouver à pareil jour, l'an prochain!
Et il salua Philippe avec ironie.
—Ça se masse, dit Kouski à son voisin.
—La police à Paris ne vous laissait pas faire des banquets comme celui-ci, dit le commandant Potel à Philippe.
—Pourquoi, diable! vas-tu parler de police au colonel Bridau? dit insolemment Maxence Gilet.
—Le commandant Potel n'y entendait pas malice, lui!... dit Philippe en souriant avec amertume.
Le silence devint si profond, qu'on aurait entendu voler des mouches s'il y en avait eu.
—La police me redoute assez, reprit Philippe, pour m'avoir envoyé à Issoudun, pays où j'ai eu le plaisir de retrouver de vieux lapins; mais, avouons-le? il n'y a pas ici de grands divertissements. Pour un homme qui ne haïssait pas la bagatelle, je suis assez privé. Enfin, je ferai des économies pour ces demoiselles, car je ne suis pas de ceux à qui les lits de plume donnent des rentes, et Mariette du grand Opéra m'a coûté des sommes folles.
—Est-ce pour moi que vous dites cela, mon cher colonel? demanda Max en dirigeant sur Philippe un regard qui fut comme un courant électrique.
—Prenez-le comme vous le voudrez, commandant Gilet, répondit Philippe.
—Colonel, mes deux amis que voici, Renard et Potel, iront s'entendre demain, avec...
—Avec Mignonnet et Carpentier, répondit Philippe en coupant la parole à Gilet et montrant ses deux voisins.
—Maintenant, dit Max, continuons les santés?
Chacun des deux adversaires n'était pas sorti du ton ordinaire de la conversation, il n'y eut de solennel que le silence dans lequel on les écouta.
—Ah! çà, vous autres, dit Philippe en jetant un regard sur les simples soldats, songez que nos affaires ne regardent pas les bourgeois!... Pas un mot sur ce qui vient de se passer. Ça doit rester entre la Vieille-Garde.
—Ils observeront la consigne, colonel, dit Renard, j'en réponds.
—Vive son petit! Puisse-t-il régner sur la France! s'écria Potel.
—Mort à l'Anglais! s'écria Carpentier.
Ce toast eut un succès prodigieux.
—Honte à Hudson-Lowe! dit le capitaine Renard.
Le dessert se passa très-bien, les libations furent très-amples. Les deux antagonistes et leurs quatre témoins mirent leur honneur à ce que ce duel, où il s'agissait d'une immense fortune et qui regardait deux hommes si distingués par leur courage, n'eût rien de commun avec les disputes ordinaires. Deux gentlemen ne se seraient pas mieux conduits que Max et Philippe. Aussi l'attente des jeunes gens et des bourgeois groupés sur la Place fut-elle trompée. Tous les convives, en vrais militaires, gardèrent le plus profond secret sur l'épisode du dessert.
A dix heures, chacun des deux adversaires apprit que l'arme convenue était le sabre. Le lieu choisi pour le rendez-vous fut le chevet de l'église des Capucins, à huit heures du matin. Goddet, qui faisait partie du banquet en sa qualité d'ancien chirurgien-major, avait été prié d'assister à l'affaire. Quoi qu'il arrivât, les témoins décidèrent que le combat ne durerait pas plus de dix minutes.
A onze heures du soir, à la grande surprise du colonel, monsieur Hochon amena sa femme chez Philippe au moment où il allait se coucher.
—Nous savons ce qui se passe, dit la vieille dame les yeux pleins de larmes, et je viens vous supplier de ne pas sortir demain sans faire vos prières... Élevez votre âme à Dieu.
—Oui, madame, répondit Philippe à qui le vieil Hochon fit un signe en se tenant derrière sa femme.
—Ce n'est pas tout! dit la marraine d'Agathe, je me mets à la place de votre pauvre mère, et je me suis dessaisi de ce que j'avais de plus précieux, tenez!... Elle tendit à Philippe une dent fixée sur un velours noir brodé d'or, auquel elle avait cousu deux rubans verts, et la remit dans un sachet après la lui avoir montrée.—C'est une relique de sainte Solange, la patronne du Berry; je l'ai sauvée à la Révolution; gardez cela sur votre poitrine demain matin.
—Est-ce que ça peut préserver des coups de sabre? demanda Philippe.
—Oui, répondit la vieille dame.
—Je ne peux pas plus avoir ce fourniment-là sur moi qu'une cuirasse, s'écria le fils d'Agathe.
—Que dit-il? demanda madame Hochon à son mari.
—Il dit que ce n'est pas de jeu, répondit le vieil Hochon.
—Eh! bien, n'en parlons plus, fit la vieille dame. Je prierai pour vous.
—Mais, madame, une prière et un bon coup de pointe, ça ne peut pas nuire, dit le colonel en faisant le geste de percer le cœur à monsieur Hochon.
La vieille dame voulut embrasser Philippe sur le front. Puis en descendant, elle donna dix écus, tout ce qu'elle possédait d'argent, à Benjamin pour obtenir de lui qu'il cousît la relique dans le gousset du pantalon de son maître. Ce que fit Benjamin, non qu'il crût à la vertu de cette dent, car il dit que son maître en avait une bien meilleure contre Gilet; mais parce qu'il devait s'acquitter d'une commission si chèrement payée. Madame Hochon se retira pleine de confiance en sainte Solange.
A huit heures, le lendemain, 3 décembre, par un temps gris, Max, accompagné de ses deux témoins et du Polonais, arriva sur le petit pré qui entourait alors le chevet de l'ancienne église des Capucins. Ils y trouvèrent Philippe et les siens, avec Benjamin. Potel et Mignonnet mesurèrent vingt-quatre pieds. A chaque bout de cette distance, les deux soldats tracèrent deux lignes à l'aide d'une bêche. Sous peine de lâcheté, les adversaires ne pouvaient reculer au delà de leurs lignes respectives; chacun d'eux devait se tenir sur sa ligne et s'avancer à volonté quand les témoins auraient dit:—Allez!
—Mettons-nous habit bas? dit froidement Philippe à Gilet.
—Volontiers, colonel, répondit Maxence avec une sécurité de bretteur.
Les deux adversaires ne gardèrent que leurs pantalons, leur chair s'entrevit alors en rose sous la percale des chemises. Chacun armé d'un sabre d'ordonnance choisi de même poids, environ trois livres, et de même longueur, trois pieds, se campa, tenant la pointe en terre et attendant le signal. Ce fut si calme de part et d'autre, que, malgré le froid, les muscles ne tressaillirent pas plus que s'ils eussent été de bronze. Goddet, les quatre témoins et les deux soldats eurent une sensation involontaire.
—C'est de fiers mâtins!
Cette exclamation s'échappa de la bouche du commandant Potel.
Au moment où le signal:—Allez! fut donné, Maxence aperçut la tête sinistre de Fario qui les regardait par le trou que les Chevaliers avaient fait au toit de l'église pour introduire les pigeons dans son magasin. Ces deux yeux, d'où jaillirent comme deux douches de feu, de haine et de vengeance, éblouirent Max. Le colonel alla droit à son adversaire, en se mettant en garde de manière à saisir l'avantage. Les experts dans l'art de tuer savent que, de deux adversaires, le plus habile peut prendre le haut du pavé, pour employer une expression qui rende par une image l'effet de la garde haute. Cette pose, qui permet en quelque sorte de voir venir, annonce si bien un duelliste du premier ordre, que le sentiment de son infériorité pénétra dans l'âme de Max et y produisit ce désarroi de forces qui démoralise un joueur alors que, devant un maître ou devant un homme heureux, il se trouble et joue plus mal qu'à l'ordinaire.
—Ah! le lascar, se dit Max, il est de première force, je suis perdu!
Max essaya d'un moulinet en manœuvrant son sabre avec une dextérité de bâtoniste; il voulait étourdir Philippe et rencontrer son sabre, afin de le désarmer; mais il s'aperçut au premier choc que le colonel avait un poignet de fer, et flexible comme un ressort d'acier. Maxence dut songer à autre chose, et il voulait réfléchir, le malheureux! tandis que Philippe, dont les yeux lui jetaient des éclairs plus vifs que ceux de leurs sabres, parait toutes les attaques avec le sang-froid d'un maître garni de son plastron dans une salle.
Entre des hommes aussi forts que les deux combattants, il se passe un phénomène à peu près semblable à celui qui a lieu entre les gens du peuple au terrible combat dit de la savate. La victoire dépend d'un faux mouvement, d'une erreur de ce calcul, rapide comme l'éclair, auquel on doit se livrer instinctivement. Pendant un temps aussi court pour les spectateurs qu'il semble long aux adversaires, la lutte consiste en une observation où s'absorbent les forces de l'âme et du corps, cachée sous des feintes dont la lenteur et l'apparente prudence semblent faire croire qu'aucun des deux antagonistes ne veut se battre. Ce moment, suivi d'une lutte rapide et décisive, est terrible pour les connaisseurs. A une mauvaise parade de Max, le colonel lui fit sauter le sabre des mains.
—Ramassez-le! dit-il en suspendant le combat, je ne suis pas homme à tuer un ennemi désarmé.
Ce fut le sublime de l'atroce. Cette grandeur annonçait tant de supériorité, qu'elle fut prise pour le plus adroit de tous les calculs par les spectateurs. En effet, quand Max se remit en garde, il avait perdu son sang-froid, et se trouva nécessairement encore sous le coup de cette garde haute qui vous menace tout en couvrant l'adversaire. Il voulut réparer sa honteuse défaite par une hardiesse. Il ne songea plus à se garder, il prit son sabre à deux mains et fondit rageusement sur le colonel pour le blesser à mort en lui laissant prendre sa vie. Si le colonel reçut un coup de sabre, qui lui coupa le front et une partie de la figure, il fendit obliquement la tête de Max par un terrible retour du moulinet qu'il opposa pour amortir le coup d'assommoir que Max lui destinait. Ces deux coups enragés terminèrent le combat à la neuvième minute. Fario descendit et vint se repaître de la vue de son ennemi dans les convulsions de la mort, car, chez un homme de la force de Max, les muscles du corps remuèrent effroyablement. On transporta Philippe chez son oncle.
Ainsi périt un de ces hommes destinés à faire de grandes choses, s'il était resté dans le milieu qui lui était propice; un homme traité par la nature en enfant gâté, car elle lui donna le courage, le sang-froid, et le sens politique à la César Borgia. Mais l'éducation ne lui avait pas communiqué cette noblesse d'idées et de conduite, sans laquelle rien n'est possible dans aucune carrière. Il ne fut pas regretté, par suite de la perfidie avec laquelle son adversaire, qui valait moins que lui, avait su le déconsidérer. Sa fin mit un terme aux exploits de l'Ordre de la Désœuvrance, au grand contentement de la ville d'Issoudun. Aussi Philippe ne fut-il pas inquiété à raison de ce duel, qui parut d'ailleurs un effet de la vengeance divine, et dont les circonstances se racontèrent dans toute la contrée avec d'unanimes éloges accordés aux deux adversaires.
—Ils auraient dû se tuer tous les deux, dit monsieur Mouilleron, c'eût été un bon débarras pour le gouvernement.
La situation de Flore Brazier eût été très-embarrassante, sans la crise aiguë dans laquelle la mort de Max la fit tomber, elle fut prise d'un transport au cerveau, combiné d'une inflammation dangereuse occasionnée par les péripéties de ces trois journées; si elle eût joui de sa santé, peut-être aurait-elle fui de la maison où gisait au-dessus d'elle, dans l'appartement de Max et dans les draps de Max, le meurtrier de Max. Elle fut entre la vie et la mort pendant trois mois, soignée par monsieur Goddet qui soignait également Philippe.
Dès que Philippe put tenir une plume, il écrivit les lettres suivantes:
«A monsieur Desroches, avoué.
»J'ai déjà tué la plus venimeuse des deux bêtes, ça n'a pas été sans me faire ébrécher la tête par un coup de sabre; mais le drôle y allait heureusement de main-morte. Il reste une autre vipère avec laquelle je vais tâcher de m'entendre, car mon oncle y tient autant qu'à son gésier. J'avais peur que cette Rabouilleuse, qui est diablement belle, ne détalât, car mon oncle l'aurait suivie; mais le saisissement qui l'a prise en un moment grave l'a clouée dans son lit. Si Dieu voulait me protéger, il rappellerait cette âme à lui pendant qu'elle se repent de ses erreurs. En attendant, j'ai pour moi, grâce à monsieur Hochon (ce vieux va bien!), le médecin, un nommé Goddet, bon apôtre qui conçoit que les héritages des oncles sont mieux placés dans la main des neveux que dans celles de ces drôlesses. Monsieur Hochon a d'ailleurs de l'influence sur un certain papa Fichet dont la fille est riche, et que Goddet voudrait pour femme à son fils; en sorte que le billet de mille francs qu'on lui a fait entrevoir pour la guérison de ma caboche, entre pour peu de chose dans son dévouement. Ce Goddet, ancien chirurgien-major au 3e régiment de ligne, a de plus été chambré par mes amis, deux braves officiers, Mignonnet et Carpentier; en sorte qu'il cafarde avec sa malade.
»—Il y a un Dieu, après tout, mon enfant, voyez-vous? lui dit-il en lui tâtant le pouls. Vous avez été la cause d'un grand malheur, il faut le réparer. Le doigt de Dieu est dans ceci (c'est inconcevable tout ce qu'on fait faire au doigt de Dieu!). La religion est la religion; soumettez-vous, résignez-vous, ça vous calmera d'abord, ça vous guérira presqu'autant que mes drogues. Surtout restez ici, soignez votre maître. Enfin, oubliez, pardonnez, c'est la loi chrétienne.
»Ce Goddet m'a promis de tenir la Rabouilleuse pendant trois mois au lit. Insensiblement, cette fille s'habituera peut-être à ce que nous vivions sous le même toit. J'ai mis la cuisinière dans mes intérêts. Cette abominable vieille a dit à sa maîtresse que Max lui aurait rendu la vie bien dure. Elle a, dit-elle, entendu dire au défunt qu'à la mort du bonhomme, s'il était obligé d'épouser Flore, il ne comptait pas entraver son ambition par une fille. Et cette cuisinière est arrivée à insinuer à sa maîtresse que Max se serait défait d'elle. Ainsi tout va bien. Mon oncle, conseillé par le père Hochon, a déchiré son testament.»
«A Monsieur Giroudeau (aux soins de mademoiselle Florentine), rue de Vendôme, au Marais.
»Mon vieux camarade,
»Informe-toi si ce petit rat de Césarine est occupée, et tâche qu'elle soit prête à venir à Issoudun dès que je la demanderai. La luronne arriverait alors courrier par courrier. Il s'agira d'avoir une tenue honnête, de supprimer tout ce qui sentirait les coulisses; car il faut se présenter dans le pays comme la fille d'un brave militaire, mort au champ d'honneur. Ainsi, beaucoup de mœurs, des vêtements de pensionnaire, et de la vertu première qualité: tel sera l'ordre. Si j'ai besoin de Césarine, et si elle réussit, à la mort de mon oncle, il y aura cinquante mille francs pour elle; si elle est occupée, explique mon affaire à Florentine; et, à vous deux, trouvez-moi quelque figurante capable de jouer le rôle. J'ai eu le crâne écorné dans mon duel avec mon mangeur de succession qui a tortillé de l'œil. Je te raconterai ce coup-là. Ah! vieux, nous reverrons de beaux jours, et nous nous amuserons encore, ou l'Autre ne serait pas l'Autre. Si tu peux m'envoyer cinq cents cartouches, on les déchirera. Adieu, mon lapin, et allume ton cigare avec ma lettre. Il est bien entendu que la fille de l'officier viendra de Châteauroux, et aura l'air de demander des secours. J'espère cependant ne pas avoir besoin de recourir à ce moyen dangereux. Remets-moi sous les yeux de Mariette et de tous nos amis.»
Agathe, instruite par une lettre de madame Hochon, accourut à Issoudun, et fut reçue par son frère qui lui donna l'ancienne chambre de Philippe. Cette pauvre mère, qui retrouva pour son fils maudit toute sa maternité, compta quelques jours heureux en entendant la bourgeoisie de la ville lui faire l'éloge du colonel.
—Après tout, ma petite, lui dit madame Hochon le jour de son arrivée, il faut que jeunesse se passe. Les légèretés des militaires du temps de l'Empereur ne peuvent pas être celles des fils de famille surveillés par leurs pères. Ah! si vous saviez tout ce que ce misérable Max se permettait ici, la nuit!... Issoudun, grâce à votre fils, respire et dort en paix. La raison est arrivée à Philippe un peu tard, mais elle est venue; comme il nous le disait, trois mois de prison au Luxembourg mettent du plomb dans la tête; enfin sa conduite ici enchante monsieur Hochon, et il y jouit de la considération générale. Si votre fils peut rester quelque temps loin des tentations de Paris, il finira par vous donner bien du contentement.
En entendant ces consolantes paroles, Agathe laissa voir à sa marraine des yeux pleins de larmes heureuses.
Philippe fit le bon apôtre avec sa mère, il avait besoin d'elle. Ce fin politique ne voulait recourir à Césarine que dans le cas où il serait un objet d'horreur pour mademoiselle Brazier. En reconnaissant dans Flore un admirable instrument façonné par Maxence, une habitude prise par son oncle, il voulait s'en servir préférablement à une Parisienne, capable de se faire épouser par le bonhomme. De même que Fouché dit à Louis XVIII de se coucher dans les draps de Napoléon au lieu de donner une Charte, Philippe désirait rester couché dans les draps de Gilet; mais il lui répugnait aussi de porter atteinte à la réputation qu'il venait de se faire en Berry; or, continuer Max auprès de la Rabouilleuse serait tout aussi odieux de la part de cette fille que de la sienne. Il pouvait, sans se déshonorer, vivre chez son oncle et aux dépens de son oncle, en vertu des lois du népotisme; mais il ne pouvait avoir Flore que réhabilitée. Au milieu de tant de difficultés, stimulé par l'espoir de s'emparer de la succession, il conçut l'admirable plan de faire sa tante de la Rabouilleuse. Aussi, dans ce dessein caché, dit-il à sa mère d'aller voir cette fille et de lui témoigner quelque affection en la traitant comme une belle-sœur.
—J'avoue, ma chère mère, fit-il en prenant un air cafard et regardant monsieur et madame Hochon qui venaient tenir compagnie à la chère Agathe, que la façon de vivre de mon oncle est peu convenable, et il lui suffirait de la régulariser pour obtenir à mademoiselle Brazier la considération de la ville. Ne vaut-il pas mieux pour elle être madame Rouget que la servante-maîtresse d'un vieux garçon? N'est-il pas plus simple d'acquérir par un contrat de mariage des droits définis que de menacer une famille d'exhérédation? Si vous, si monsieur Hochon, si quelque bon prêtre voulaient parler de cette affaire, on ferait cesser un scandale qui afflige les honnêtes gens. Puis mademoiselle Brazier serait heureuse en se voyant accueillie par vous comme une sœur, et par moi comme une tante.
Le lit de mademoiselle Flore fut entouré le lendemain par Agathe et par madame Hochon, qui révélèrent à la malade et à Rouget les admirables sentiments de Philippe. On parla du colonel dans tout Issoudun comme d'un homme excellent et d'un beau caractère, à cause surtout de sa conduite avec Flore. Pendant un mois, la Rabouilleuse entendit Goddet père, son médecin, cet homme si puissant sur l'esprit d'un malade, la respectable madame Hochon, mue par l'esprit religieux, Agathe si douce et si pieuse, lui présentant tous les avantages de son mariage avec Rouget. Quand, séduite à l'idée d'être madame Rouget, une digne et honnête bourgeoise, elle désira vivement se rétablir pour célébrer ce mariage, il ne fut pas difficile de lui faire comprendre qu'elle ne pouvait pas entrer dans la vieille famille des Rouget en mettant Philippe à la porte.
—D'ailleurs, lui dit un jour Goddet père, n'est-ce pas à lui que vous devez cette haute fortune? Max ne vous aurait jamais laissée vous marier avec le père Rouget. Puis, lui dit-il à l'oreille, si vous avez des enfants, ne vengerez-vous pas Max? car les Bridau seront déshérités.
Deux mois après le fatal événement, en février 1823, la malade, conseillée par tous ceux qui l'entouraient, priée par Rouget, reçut donc Philippe, dont la cicatrice la fit pleurer, mais dont les manières adoucies pour elle et presque affectueuses la calmèrent. D'après le désir de Philippe, on le laissa seul avec sa future tante.
—Ma chère enfant, lui dit le soldat, c'est moi qui dès le principe, ai conseillé votre mariage avec mon oncle; et, si vous y consentez, il aura lieu dès que vous serez rétablie...
—On me l'a dit, répondit-elle.
—Il est naturel que si les circonstances m'ont contraint à vous faire du mal, je veuille vous faire le plus de bien possible. La fortune, la considération et une famille valent mieux que ce que vous avez perdu. Mon oncle mort, vous n'eussiez pas été long-temps la femme de ce garçon, car j'ai su de ses amis qu'il ne vous réservait pas un beau sort. Tenez, ma chère petite, entendons-nous? nous vivrons tous heureux. Vous serez ma tante, et rien que ma tante. Vous aurez soin que mon oncle ne m'oublie pas dans son testament; de mon côté, vous verrez comme je vous ferai traiter dans votre contrat de mariage... Calmez-vous, pensez à cela, nous en reparlerons. Vous le voyez, les gens les plus sensés, toute la ville vous conseille de faire cesser une position illégale, et personne ne vous en veut de me recevoir. On comprend que, dans la vie, les intérêts passent avant les sentiments. Vous serez, le jour de votre mariage, plus belle que vous n'avez jamais été. Votre indisposition en vous pâlissant vous a rendu de la distinction. Si mon oncle ne vous aimait pas follement, parole d'honneur, dit-il en se levant et lui baisant la main, vous seriez la femme du colonel Bridau.
Philippe quitta la chambre en laissant dans l'âme de Flore ce dernier mot pour y réveiller une vague idée de vengeance qui sourit à cette fille, presque heureuse d'avoir vu ce personnage effrayant à ses pieds. Philippe venait de jouer en petit la scène que joue Richard III avec la reine qu'il vient de rendre veuve. Le sens de cette scène montre que le calcul caché sous un sentiment entre bien avant dans le cœur et y dissipe le deuil le plus réel, Voilà comment dans la vie privée la Nature se permet ce qui, dans les œuvres du génie, est le comble de l'Art; son moyen, à elle, est l'intérêt, qui est le génie de l'argent.
Au commencement du mois d'avril 1823, la salle de Jean-Jacques Rouget offrit donc, sans que personne s'en étonnât, le spectacle d'un superbe dîner donné pour la signature du contrat de mariage de mademoiselle Flore Brazier avec le vieux célibataire. Les convives étaient monsieur Héron; les quatre témoins, messieurs Mignonnet, Carpentier, Hochon et Goddet père; le maire et le curé; puis Agathe Bridau, madame Hochon et son amie madame Borniche, c'est-à-dire les deux vieilles femmes qui faisaient autorité dans Issoudun. Aussi la future épouse fut-elle très-sensible à cette concession obtenue par Philippe de ces dames, qui y virent une marque de protection nécessaire à donner à une fille repentie. Flore fut d'une éblouissante beauté. Le curé, qui depuis quinze jours instruisait l'ignorante Rabouilleuse, devait lui faire faire le lendemain sa première communion. Ce mariage fut l'objet de cet article religieux publié dans le Journal du Cher à Bourges et dans le Journal de l'Indre à Châteauroux.
«Issoudun.
«Le mouvement religieux fait du progrès en Berry. Tous les amis de l'Église et les honnêtes gens de cette ville ont été témoins hier d'une cérémonie par laquelle un des principaux propriétaires du pays a mis fin à une situation scandaleuse et qui remontait à l'époque où la religion était sans force dans nos contrées. Ce résultat, dû au zèle éclairé des ecclésiastiques de notre ville, aura, nous l'espérons, des imitateurs, et fera cesser les abus des mariages non célébrés, contractés aux époques les plus désastreuses du régime révolutionnaire.
»Il y a eu cela de remarquable dans le fait dont nous parlons, qu'il a été provoqué par les instances d'un colonel appartenant à l'ancienne armée, envoyé dans notre ville par l'arrêt de la Cour des Pairs, et à qui ce mariage peut faire perdre la succession de son oncle. Ce désintéressement est assez rare de nos jours pour qu'on lui donne de la publicité.»
Par le contrat, Rouget reconnaissait à Flore cent mille francs de dot, et il lui assurait un douaire viager de trente mille francs. Après la noce, qui fut somptueuse, Agathe retourna la plus heureuse des mères à Paris, où elle apprit à Joseph et à Desroches ce qu'elle appela de bonnes nouvelles.
—Votre fils est un homme trop profond pour ne pas mettre la main sur cette succession, lui répondit l'avoué quand il eut écouté madame Bridau. Aussi vous et ce pauvre Joseph n'aurez-vous jamais un liard de la fortune de votre frère.
—Vous serez donc toujours, vous comme Joseph, injuste envers ce pauvre garçon, dit la mère, sa conduite à la Cour des Pairs est celle d'un grand politique, il a réussi à sauver bien des têtes!... Les erreurs de Philippe viennent de l'inoccupation où restaient ses grandes facultés; mais il a reconnu combien le défaut de conduite nuisait à un homme qui veut parvenir; et il a de l'ambition, j'en suis sûre; aussi ne suis-je pas la seule à prévoir son avenir. Monsieur Hochon croit fermement que Philippe a de belles destinées.
—Oh! s'il veut appliquer son intelligence profondément perverse à faire fortune, il arrivera, car il est capable de tout, et ces gens-là vont vite, dit Desroches.
—Pourquoi n'arriverait-il pas par des moyens honnêtes? demanda madame Bridau.
—Vous verrez! fit Desroches. Heureux ou malheureux, Philippe sera toujours l'homme de la rue Mazarine, l'assassin de madame Descoings, le voleur domestique; mais, soyez tranquille: il paraîtra très-honnête à tout le monde!
Le lendemain du mariage, après le déjeuner, Philippe prit madame Rouget par le bras quand son oncle se fut levé pour aller s'habiller, car ces nouveaux époux étaient descendus, Flore en peignoir, le vieillard en robe de chambre.
—Ma belle-tante, dit-il en l'emmenant dans l'embrasure de la croisée, vous êtes maintenant de la famille. Grâce à moi, tous les notaires y ont passé. Ah! çà, pas de farces. J'espère que nous jouerons franc jeu. Je connais les tours que vous pourriez me faire, et vous serez gardée par moi mieux que par une duègne. Ainsi, vous ne sortirez jamais sans me donner le bras, et vous ne me quitterez point. Quant à ce qui peut se passer à la maison, je m'y tiendrai, sacrebleu, comme une araignée au centre de sa toile. Voici qui vous prouvera que je pouvais, pendant que vous étiez dans votre lit, hors d'état de remuer ni pied ni patte, vous faire mettre à la porte sans un sou. Lisez?
Et il tendit la lettre suivante à Flore stupéfaite:
«Mon cher enfant, Florentine, qui vient enfin de débuter à l'Opéra, dans la nouvelle salle, par un pas de trois avec Mariette et Tullia, n'a pas cessé de penser à toi, ainsi que Florine, qui définitivement a lâché Lousteau pour prendre Nathan. Ces deux matoises t'ont trouvé la plus délicieuse créature du monde, une petite fille de dix-sept ans, belle comme une Anglaise, l'air sage comme une lady qui fait ses farces, rusée comme Desroches, fidèle comme Godeschal; et Mariette l'a stylée en te souhaitant bonne chance. Il n'y a pas de femme qui puisse tenir contre ce petit ange sous lequel se cache un démon: elle saura jouer tous les rôles, empaumer ton oncle et le rendre fou d'amour. Elle a l'air céleste de la pauvre Coralie, elle sait pleurer, elle a une voix qui vous tire un billet de mille francs du cœur le plus granitique, et la luronne sable mieux que nous le vin de Champagne. C'est un sujet précieux; elle a des obligations à Mariette, et désire s'acquitter avec elle. Après avoir lampé la fortune de deux Anglais, d'un Russe, et d'un prince romain, mademoiselle Esther se trouve dans la plus affreuse gêne; tu lui donneras dix mille francs, elle sera contente. Elle vient de dire en riant:—Tiens, je n'ai jamais fricassé de bourgeois, ça me fera la main! Elle est bien connue de Finot, de Bixiou, de des Lupeaulx, de tout notre monde enfin. Ah! s'il y avait des fortunes en France, ce serait la plus grande courtisane des temps modernes. Ma rédaction sent Nathan, Bixiou, Finot qui sont à faire leurs bêtises avec cette susdite Esther, dans le plus magnifique appartement qu'on puisse voir, et qui vient d'être arrangé à Florine par le vieux lord Dudley, le vrai père de de Marsay, que la spirituelle actrice a fait, grâce au costume de son nouveau rôle. Tullia est toujours avec le duc de Rhétoré, Mariette est toujours avec le duc de Maufrigneuse; ainsi, à elles deux, elle t'obtiendront une remise de ta surveillance à la fête du Roi. Tâche d'avoir enterré l'oncle sous les roses pour la prochaine Saint-Louis, reviens avec l'héritage, et tu en mangeras quelque chose avec Esther et tes vieux amis qui signent en masse pour se rappeler à ton souvenir;
»Nathan, Florine, Bixiou, Finot, Mariette, Florentine, Giroudeau, Tullia.»
La lettre, en tremblotant dans les mains de madame Rouget, accusait l'effroi de son âme et de son corps. La tante n'osa regarder son neveu qui fixait sur elle deux yeux d'une expression terrible.
—J'ai confiance en vous, dit-il, vous le voyez; mais je veux du retour. Je vous ai faite ma tante pour pouvoir vous épouser un jour. Vous valez bien Esther auprès de mon oncle. Dans un an d'ici, nous devons être à Paris, le seul pays où la beauté puisse vivre. Vous vous y amuserez un peu mieux qu'ici, car c'est un carnaval perpétuel. Moi, je rentrerai dans l'armée, je deviendrai général et vous serez alors une grande dame. Voilà votre avenir, travaillez-y... Mais je veux un gage de notre alliance. Vous me ferez donner, d'ici à un mois, la procuration générale de mon oncle, sous prétexte de vous débarrasser ainsi que lui des soins de la fortune. Je veux, un mois après, une procuration spéciale pour transférer son inscription. Une fois l'inscription en mon nom, nous aurons un intérêt égal à nous épouser un jour. Tout cela, ma belle tante, est net et clair. Entre nous, il ne faut pas d'ambiguïté. Je puis épouser ma tante après un an de veuvage, tandis que je ne pouvais pas épouser une fille déshonorée.
Il quitta la place sans attendre de réponse. Quand, un quart d'heure après, la Védie entra pour desservir, elle trouva sa maîtresse pâle et en moiteur, malgré la saison. Flore éprouvait la sensation d'une femme tombée au fond d'un précipice, elle ne voyait que ténèbres dans son avenir; et, sur ces ténèbres se dessinaient, comme dans un lointain profond, des choses monstrueuses, indistinctement aperçues et qui l'épouvantaient. Elle sentait le froid humide des souterrains. Elle avait instinctivement peur de cet homme, et néanmoins une voix lui criait qu'elle méritait de l'avoir pour maître. Elle ne pouvait rien contre sa destinée: Flore Brazier avait par décence un appartement chez le père Rouget; mais madame Rouget devait appartenir à son mari, elle se voyait ainsi privée du précieux libre arbitre que conserve une servante-maîtresse. Dans l'horrible situation où elle se trouvait, elle conçut l'espoir d'avoir un enfant; mais, durant ces cinq dernières années, elle avait rendu Jean-Jacques le plus caduque des vieillards. Ce mariage devait avoir pour le pauvre homme l'effet du second mariage de Louis XII. D'ailleurs la surveillance d'un homme tel que Philippe, qui n'avait rien à faire, car il quitta sa place, rendit toute vengeance impossible. Benjamin était un espion innocent et dévoué. La Védie tremblait devant Philippe. Flore se voyait seule et sans secours! Enfin, elle craignait de mourir; sans savoir comment Philippe arriverait à la tuer, elle devinait qu'une grossesse suspecte serait son arrêt de mort: le son de cette voix, l'éclat voilé de ce regard de joueur, les moindres mouvements de ce soldat, qui la traitait avec la brutalité la plus polie, la faisaient frissonner. Quant à la procuration demandée par ce féroce colonel, qui pour tout Issoudun était un héros, il l'eut dès qu'il la lui fallut; car Flore tomba sous la domination de cet homme comme la France était tombée sous celle de Napoléon. Semblable au papillon qui s'est pris les pattes dans la cire incandescente d'une bougie, Rouget dissipa rapidement ses dernières forces.
En présence de cette agonie, le neveu restait impassible et froid comme les diplomates, en 1814, pendant les convulsions de la France impériale.
Philippe, qui ne croyait guère en Napoléon II, écrivit alors au Ministre de la Guerre la lettre suivante que Mariette fit remettre par le duc de Maufrigneuse.
«Monseigneur,
»Napoléon n'est plus, j'ai voulu lui rester fidèle après lui avoir engagé mes serments; maintenant, je suis libre d'offrir mes services à Sa Majesté. Si Votre Excellence daigne expliquer ma conduite à Sa Majesté, le Roi pensera qu'elle est conforme aux lois de l'honneur, sinon à celle du Royaume. Le Roi, qui a trouvé naturel que son aide-de-camp, le général Rapp, pleurât son ancien maître, aura sans doute de l'indulgence pour moi: Napoléon fut mon bienfaiteur.
»Je supplie donc Votre Excellence de prendre en considération la demande que je lui adresse d'un emploi dans mon grade, en l'assurant ici de mon entière soumission. C'est assez vous dire, Monseigneur, que le Roi trouvera en moi le plus fidèle sujet.
»Daignez agréer l'hommage du respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
»De Votre Excellence,
»Le très-soumis et très-humble serviteur,
Philippe Bridau,
Ancien chef d'escadron aux Dragons de la Garde, officier de la Légion d'Honneur, en surveillance sous la Haute Police à Issoudun.»
A cette lettre était jointe une demande en permission de séjour à Paris pour affaires de famille, à laquelle monsieur Mouilleron annexa des lettres du Maire, du Sous-Préfet et du commissaire de police d'Issoudun, qui tous donnaient les plus grands éloges à Philippe, en s'appuyant sur l'article fait à propos du mariage de son oncle.
Quinze jours après, au moment de l'Exposition, Philippe reçut la permission demandée et une lettre où le Ministre de la Guerre lui annonçait que, d'après les ordres du Roi, il était, pour première grâce, rétabli comme lieutenant-colonel dans les cadres de l'armée.
Philippe vint à Paris avec sa tante et le vieux Rouget, qu'il mena, trois jours après son arrivée, au Trésor, y signer le transfert de l'inscription, qui devint alors sa propriété. Ce moribond fut, ainsi que la Rabouilleuse, plongé par leur neveu dans les joies excessives de la société si dangereuse des infatigables actrices, des journalistes, des artistes et des femmes équivoques où Philippe avait déjà dépensé sa jeunesse, et où le vieux Rouget trouva des Rabouilleuses à en mourir. Giroudeau se chargea de procurer au père Rouget l'agréable mort illustrée plus tard, dit-on, par un maréchal de France. Lolotte, une des plus belles marcheuses de l'Opéra, fut l'aimable assassin de ce vieillard. Rouget mourut après un souper splendide donné par Florentine, il fut donc assez difficile de savoir qui du souper, qui de mademoiselle Lolotte avait achevé ce vieux Berrichon. Lolotte rejeta cette mort sur une tranche de pâté de foie gras; et, comme l'œuvre de Strasbourg ne pouvait répondre, il passe pour constant que le bonhomme est mort d'indigestion. Madame Rouget se trouva dans ce monde excessivement décolleté comme dans son élément; mais Philippe lui donna pour chaperon Mariette qui ne laissa pas faire de sottises à cette veuve, dont le deuil fut orné de quelques galanteries.
En octobre 1823, Philippe revint à Issoudun muni de la procuration de sa tante, pour liquider la succession de son oncle, opération qui se fit rapidement, car il était à Paris en janvier 1824 avec seize cent mille francs, produit net et liquide des biens de défunt son oncle, sans compter les précieux tableaux qui n'avaient jamais quitté la maison du vieil Hochon. Philippe mit ses fonds dans la maison Mongenod et fils, où se trouvait le jeune Baruch Borniche, et sur la solvabilité, sur la probité de laquelle le vieil Hochon lui avait donné des renseignements satisfaisants. Cette maison prit les seize cent mille francs à six pour cent d'intérêt par an, avec la condition d'être prévenue trois mois d'avance en cas de retrait des fonds.
Un beau jour, Philippe vint prier sa mère d'assister à son mariage, qui eut pour témoins Giroudeau, Finot, Nathan et Bixiou. Par le contrat, madame veuve Rouget, dont l'apport consistait en un million de francs, faisait donation à son futur époux de ses biens dans le cas où elle décéderait sans enfants. Il n'y eut ni billets de faire part, ni fête, ni éclat, car Philippe avait ses desseins: il logea sa femme rue Saint-Georges, dans un appartement que Lolotte lui vendit tout meublé, que madame Bridau la jeune trouva délicieux, et où l'époux mit rarement les pieds. A l'insu de tout le monde, Philippe acheta pour deux cent cinquante mille francs, rue de Clichy, dans un moment où personne ne soupçonnait la valeur que ce quartier devait un jour acquérir, un magnifique hôtel sur le prix duquel il donna cinquante mille écus de ses revenus, en prenant deux ans pour payer le surplus. Il y dépensa des sommes énormes en arrangements intérieurs et en mobilier, car il y consacra ses revenus pendant deux ans. Les superbes tableaux restaurés, estimés à trois cent mille francs, y brillèrent de tout leur éclat.
L'avénement de Charles X avait mis encore plus en faveur qu'auparavant la famille du duc de Chaulieu, dont le fils aîné, le duc de Rhétoré, voyait souvent Philippe chez Tullia. Sous Charles X, la branche aînée de la maison de Bourbon se crut définitivement assise sur le trône, et suivit le conseil que le maréchal Gouvion-Saint-Cyr avait précédemment donné de s'attacher les militaires de l'Empire. Philippe, qui sans doute fit de précieuses révélations sur les complots de 1820 et 1822, fut nommé lieutenant-colonel dans le régiment du duc de Maufrigneuse. Ce charmant grand seigneur se regardait comme obligé de protéger un homme à qui il avait enlevé Mariette. Le corps de ballet ne fut pas étranger à cette nomination. On avait d'ailleurs décidé dans la sagesse du conseil secret de Charles X de faire prendre à Monseigneur le Dauphin une légère couleur de libéralisme. Mons Philippe, devenu quasiment le menin du duc de Maufrigneuse, fut donc présenté non-seulement au Dauphin, mais encore à la Dauphine à qui ne déplaisaient pas les caractères rudes et les militaires connus par leur fidélité. Philippe jugea très-bien le rôle du Dauphin, et il profita de la première mise en scène de ce libéralisme postiche, pour se faire nommer aide-de-camp d'un Maréchal très-bien en cour.
En janvier 1827, Philippe, qui passa dans la Garde Royale lieutenant-colonel au régiment que le duc de Maufrigneuse y commandait alors, sollicita la faveur d'être anobli. Sous la Restauration, l'anoblissement devint un quasi-droit pour les roturiers qui servaient dans la Garde. Le colonel Bridau, qui venait d'acheter la terre de Brambourg, demanda la faveur de l'ériger en majorat au titre de comte. Il obtint cette grâce en mettant à profit ses liaisons dans la société la plus élevée, où il se produisait avec un faste de voitures et de livrées, enfin dans une tenue de grand seigneur. Dès que Philippe, lieutenant-colonel du plus beau régiment de cavalerie de la Garde, se vit désigné dans l'Almanach sous le nom de comte de Brambourg, il hanta beaucoup la maison du lieutenant-général d'artillerie comte de Soulanges, en faisant la cour à la plus jeune fille, mademoiselle Amélie de Soulanges. Insatiable et appuyé par les maîtresses de tous les gens influents, Philippe sollicitait l'honneur d'être un des aides-de-camp de Monseigneur le Dauphin. Il eut l'audace de dire à la Dauphine «qu'un vieil officier blessé sur plusieurs champs de bataille et qui connaissait la grande guerre, ne serait pas, dans l'occasion, inutile à Monseigneur.» Philippe, qui sut prendre le ton de toutes les courtisaneries, fut dans ce monde supérieur ce qu'il devait être, comme il avait su se faire Mignonnet à Issoudun. Il eut d'ailleurs un train magnifique, il donna des fêtes et des dîners splendides, en n'admettant dans son hôtel aucun de ses anciens amis dont la position eût pu compromettre son avenir. Aussi fut-il impitoyable pour les compagnons de ses débauches. Il refusa net à Bixiou de parler en faveur de Giroudeau qui voulut reprendre du service, quand Florentine le lâcha.
—C'est un homme sans mœurs! dit Philippe.
—Ah! voilà ce qu'il a répondu de moi, s'écria Giroudeau, moi qui l'ai débarrassé de son oncle.
—Nous le repincerons, dit Bixiou.
Philippe voulait épouser mademoiselle Amélie de Soulanges, devenir général, et commander un des régiments de la Garde Royale. Il demanda tant de choses, que, pour le faire taire, on le nomma commandeur de la Légion-d'Honneur et commandeur de Saint-Louis. Un soir, Agathe et Joseph, revenant à pied par un temps de pluie, virent Philippe passant en uniforme, chamarré de ses cordons, campé dans le coin de son beau coupé garni de soie jaune, dont les armoiries étaient surmontées d'une couronne de comte, allant à une fête de l'Élysée-Bourbon; il éclaboussa sa mère et son frère en les saluant d'un geste protecteur.
—Va-t-il, va-t-il, ce drôle-là? dit Joseph à sa mère. Néanmoins il devrait bien nous envoyer autre chose que de la boue au visage.
—Il est dans une si belle position, si haute, qu'il ne faut pas lui en vouloir de nous oublier, dit madame Bridau. En montant une côte si rapide, il a tant d'obligations à remplir, il a tant de sacrifices à faire, qu'il peut bien ne pas venir nous voir, tout en pensant à nous.
—Mon cher, dit un soir le duc de Maufrigneuse au nouveau comte de Brambourg, je suis sûr que votre demande sera prise en bonne part; mais pour épouser Amélie de Soulanges, il faudrait que vous fussiez libre. Qu'avez-vous fait de votre femme?...
—Ma femme?... dit Philippe avec un geste, un regard et un accent qui furent devinés plus tard par Frédérick-Lemaître dans un de ses plus terribles rôles. Hélas! j'ai la triste certitude de ne pas la conserver. Elle n'a pas huit jours à vivre. Ah! mon cher Duc, vous ignorez ce qu'est une mésalliance! une femme qui était cuisinière, qui a les goûts d'une cuisinière et qui me déshonore, car je suis bien à plaindre. Mais j'ai eu l'honneur d'expliquer ma position à madame la Dauphine. Il s'est agi, dans le temps, de sauver un million que mon oncle avait laissé par testament à cette créature. Heureusement, ma femme a donné dans les liqueurs; à sa mort, je deviens maître d'un million confié à la maison Mongenod; j'ai de plus trente mille francs dans les cinq, et mon majorat qui vaut quarante mille livres de rente. Si, comme tout le fait supposer, monsieur de Soulanges a le bâton de maréchal, je suis en mesure, avec le titre de comte de Brambourg, de devenir général et pair de France. Ce sera la retraite d'un aide-de-camp du Dauphin.
Après le Salon de 1823, le premier peintre du Roi, l'un des plus excellents hommes de ce temps, avait obtenu pour la mère de Joseph un bureau de loterie aux environs de la Halle. Plus tard, Agathe put fort heureusement permuter, sans avoir de soulte à payer, avec le titulaire d'un bureau situé rue de Seine, dans une maison où Joseph prit son atelier. A son tour, la veuve eut un gérant et ne coûta plus rien à son fils. Or, en 1828, quoique directrice d'un excellent bureau de loterie qu'elle devait à la gloire de Joseph, madame Bridau ne croyait pas encore à cette gloire excessivement contestée comme le sont toutes les vraies gloires. Le grand peintre, toujours aux prises avec ses passions, avait d'énormes besoins; il ne gagnait pas assez pour soutenir le luxe auquel l'obligeaient ses relations dans le monde aussi bien que sa position distinguée dans la jeune École. Quoique puissamment soutenu par ses amis du Cénacle, par mademoiselle Des Touches, il ne plaisait pas au Bourgeois. Cet être, de qui vient l'argent aujourd'hui, ne délie jamais les cordons de sa bourse pour les talents mis en question, et Joseph voyait contre lui les classiques, l'Institut, et les critiques qui relevaient de ces deux puissances. Enfin le comte de Brambourg faisait l'étonné quand on lui parlait de Joseph. Ce courageux artiste, quoique appuyé par Gros et par Gérard, qui lui firent donner la croix au Salon de 1827, avait peu de commandes. Si le Ministère de l'Intérieur et la Maison du Roi prenaient difficilement ses grandes toiles, les marchands et les riches étrangers s'en embarrassaient encore moins. D'ailleurs, Joseph s'abandonne, comme on sait, un peu trop à la fantaisie, et il en résulte des inégalités dont profitent ses ennemis pour nier son talent.
—La grande peinture est bien malade, lui disait son ami Pierre Grassou qui faisait des croûtes au goût de la Bourgeoisie dont les appartements se refusent aux grandes toiles.
—Il te faudrait toute une cathédrale à peindre, lui répétait Schinner, tu réduiras la critique au silence par une grande œuvre.
Ces propos effrayants pour la bonne Agathe corroboraient le jugement qu'elle avait porté tout d'abord sur Joseph et sur Philippe. Les faits donnaient raison à cette femme restée provinciale: Philippe, son enfant préféré, n'était-il pas enfin le grand homme de la famille? elle voyait dans les premières fautes de ce garçon les écarts du génie; Joseph, de qui les productions la trouvaient insensible, car elle les voyait trop dans leurs langes pour les admirer achevées, ne lui paraissait pas plus avancé en 1828 qu'en 1816. Le pauvre Joseph devait de l'argent, il pliait sous le poids de ses dettes, il avait pris un état ingrat, qui ne rapportait rien. Enfin, Agathe ne concevait pas pourquoi l'on avait donné la décoration à Joseph. Philippe devenu comte, Philippe assez fort pour ne plus aller au jeu, l'invité des fêtes de Madame, ce brillant colonel qui, dans les revues ou dans les cortéges, défilait revêtu d'un magnifique costume et chamarré de deux cordons rouges, réalisait les rêves maternels d'Agathe. Un jour de cérémonie publique, Philippe avait effacé l'odieux spectacle de sa misère sur le quai de l'École, en passant devant sa mère au même endroit, en avant du Dauphin, avec des aigrettes à son schapska, avec un dolman brillant d'or et de fourrures! Devenue pour l'artiste une espèce de sœur grise dévouée, Agathe ne se sentait mère que pour l'audacieux aide-de-camp de Son Altesse Royale Monseigneur le Dauphin! Fière de Philippe, elle lui devrait bientôt l'aisance, elle oubliait que le bureau de loterie dont elle vivait lui venait de Joseph.
Un jour, Agathe vit son pauvre artiste si tourmenté par le total du mémoire de son marchand de couleurs que, tout en maudissant les Arts, elle voulut le libérer de ses dettes. La pauvre femme, qui tenait la maison avec les gains de son bureau de loterie, se gardait bien de jamais demander un liard à Joseph. Aussi n'avait-elle pas d'argent; mais elle comptait sur le bon cœur et sur la bourse de Philippe. Elle attendait, depuis trois ans, de jour en jour, la visite de son fils; elle le voyait lui apportant une somme énorme, et jouissait par avance du plaisir qu'elle aurait à la donner à Joseph, dont l'opinion sur Philippe était toujours aussi invariable que celle de Desroches.
A l'insu de Joseph, elle écrivit donc à Philippe la lettre suivante:
«A Monsieur le comte de Brambourg.
«Mon cher Philippe, tu n'as pas accordé le plus petit souvenir à ta mère en cinq ans! Ce n'est pas bien. Tu devrais te rappeler un peu le passé, ne fût-ce qu'à cause de ton excellent frère. Aujourd'hui Joseph est dans le besoin, tandis que tu nages dans l'opulence; il travaille pendant que tu voles de fêtes en fêtes. Tu possèdes à toi seul la fortune de mon frère. Enfin, tu aurais, à entendre le petit Borniche, deux cent mille livres de rente. Eh! bien, viens voir Joseph? Pendant ta visite, mets dans la tête de mort une vingtaine de billets de mille francs: tu nous les dois, Philippe; néanmoins, ton frère se croira ton obligé, sans compter le plaisir que tu feras à ta mère
»Agathe Bridau (née Rouget).»
Deux jours après, la servante apporta dans l'atelier, où la pauvre Agathe venait de déjeuner avec Joseph, la terrible lettre suivante:
«Ma chère mère, on n'épouse pas mademoiselle Amélie de Soulanges en lui apportant des coquilles de noix, quand, sous le nom de comte de Brambourg, il y a celui de
»Votre fils,
»Philippe Bridau.»
En se laissant aller presque évanouie sur le divan de l'atelier, Agathe lâcha la lettre. Le léger bruit que fit le papier en tombant, et la sourde mais horrible exclamation d'Agathe, causèrent un sursaut à Joseph qui, dans ce moment, avait oublié sa mère, car il brossait avec rage une esquisse, il pencha la tête en dehors de sa toile pour voir ce qui arrivait. A l'aspect de sa mère étendue, le peintre lâcha palette et brosses, et alla relever une espèce de cadavre! Il prit Agathe dans ses bras, la porta sur son lit dans son appartement, et envoya chercher son ami Bianchon par la servante. Aussitôt que Joseph put questionner sa mère, elle avoua sa lettre à Philippe et la réponse qu'elle avait reçue de lui. L'artiste alla ramasser cette réponse dont la concise brutalité venait de briser le cœur délicat de cette pauvre mère, en y renversant le pompeux édifice élevé par sa préférence maternelle. Joseph, revenu près du lit de sa mère, eut l'esprit de se taire. Il ne parla point de son frère pendant les trois semaines que dura non pas la maladie, mais l'agonie de cette pauvre femme. En effet, Bianchon, qui vint tous les jours et soigna la malade avec le dévouement d'un ami véritable, avait éclairé Joseph dès le premier jour.
—A cet âge, lui dit-il, et dans les circonstances où ta mère va se trouver, il ne faut songer qu'à lui rendre la mort le moins amère possible.
Agathe se sentit d'ailleurs si bien appelée par Dieu qu'elle réclama, le lendemain même, les soins religieux du vieil abbé Loraux, son confesseur depuis vingt-deux ans. Aussitôt qu'elle fut seule avec lui, quand elle eut versé dans ce cœur tous ses chagrins, elle redit ce qu'elle avait dit à sa marraine et ce qu'elle disait toujours.
—En quoi donc ai-je pu déplaire à Dieu? Ne l'aimé-je pas de toute mon âme? N'ai-je pas marché dans le chemin du salut? Quelle est ma faute? Et si je suis coupable d'une faute que j'ignore, ai-je encore le temps de la réparer?
—Non, dit le vieillard d'une voix douce. Hélas! votre vie paraît être pure et votre âme semble être sans tache; mais l'œil de Dieu, pauvre créature affligée, est plus pénétrant que celui de ses ministres! J'y vois clair un peu trop tard, car vous m'avez abusé moi-même.
En entendant ces mots prononcés par une bouche qui n'avait eu jusqu'alors que des paroles de paix et de miel pour elle, Agathe se dressa sur son lit en ouvrant des yeux pleins de terreur et d'inquiétude.
—Dites! dites, s'écria-t-elle.
—Consolez-vous! reprit le vieux prêtre. A la manière dont vous êtes punie, on peut prévoir le pardon. Dieu n'est sévère ici-bas que pour ses élus. Malheur à ceux dont les méfaits trouvent des hasards favorables, ils seront repétris dans l'Humanité jusqu'à ce qu'ils soient durement punis à leur tour pour de simples erreurs, quand ils arriveront à la maturité des fruits célestes. Votre vie, ma fille, n'a été qu'une longue faute. Vous tombez dans la fosse que vous vous êtes creusée, car nous ne manquons que par le côté que nous avons affaibli en nous. Vous avez donné votre cœur à un monstre en qui vous avez vu votre gloire, et vous avez méconnu celui de vos enfants en qui est votre gloire véritable! Vous avez été si profondément injuste que vous n'avez pas remarqué ce contraste si frappant: vous tenez votre existence de Joseph, tandis que votre autre fils vous a constamment pillée. Le fils pauvre, qui vous aime sans être récompensé par une tendresse égale, vous apporte votre pain quotidien; tandis que le riche, qui n'a jamais songé à vous et qui vous méprise, souhaite votre mort.
—Oh! pour cela!... dit-elle.
—Oui, reprit le prêtre, vous gênez par votre humble condition les espérances de son orgueil... Mère, voilà vos crimes! Femme, vos souffrances et vos tourments vous annoncent que vous jouirez de la paix du Seigneur. Votre fils Joseph est si grand que sa tendresse n'a jamais été diminuée par les injustices de votre préférence maternelle, aimez-le donc bien! donnez-lui tout votre cœur pendant ces derniers jours; enfin, priez pour lui, moi je vais aller prier pour vous.
Dessillés par de si puissantes mains, les yeux de cette mère embrassèrent par un regard rétrospectif le cours de sa vie. Éclairée par ce trait de lumière, elle aperçut ses torts involontaires et fondit en larmes. Le vieux prêtre se sentit tellement ému par le spectacle de ce repentir d'une créature en faute, uniquement par ignorance, qu'il sortit pour ne pas laisser voir sa pitié. Joseph rentra dans la chambre de sa mère environ deux heures après le départ du confesseur. Il était allé chez un de ses amis emprunter l'argent nécessaire au payement de ses dettes les plus pressées, et il rentra sur la pointe du pied, en croyant Agathe endormie. Il put donc se mettre dans son fauteuil sans être vu de la malade.
Un sanglot entrecoupé par ces mots:—Me pardonnera-t-il? fit lever Joseph qui eut la sueur dans le dos, car il crut sa mère en proie au délire qui précède la mort.
—Qu'as-tu, ma mère? lui dit-il effrayé de voir les yeux rougis de pleurs et la figure accablée de la malade.
—Ah! Joseph! me pardonneras-tu, mon enfant? s'écria-t-elle.
—Eh! quoi? dit l'artiste.
—Je ne t'ai pas aimé comme tu méritais de l'être...
—En voilà une charge? s'écria-t-il. Vous ne m'avez pas aimé?... Depuis sept ans ne vivons-nous pas ensemble? Depuis sept ans n'es-tu pas ma femme de ménage? est-ce que je ne te vois pas tous les jours? Est-ce que je n'entends pas ta voix? Est-ce que tu n'es pas la douce et l'indulgente compagne de ma vie misérable? Tu ne comprends pas la peinture?... Eh! mais ça ne se donne pas! Et moi qui disais hier à Grassou:—Ce qui me console au milieu de mes luttes, c'est d'avoir une bonne mère; elle est ce que doit être la femme d'un artiste, elle a soin de tout, elle veille à mes besoins matériels sans faire le moindre embarras...
—Non, Joseph, non, tu m'aimais, toi! et je ne te rendais pas tendresse pour tendresse. Ah! comme je voudrais vivre!... donne-moi ta main?...
Agathe prit la main de son fils, la baisa, la garda sur son cœur, et le contempla pendant longtemps en lui montrant l'azur de ses yeux resplendissant de la tendresse qu'elle avait réservée jusqu'alors à Philippe. Le peintre, qui se connaissait en expression, fut si frappé de ce changement, il vit si bien que le cœur de sa mère s'ouvrait pour lui, qu'il la prit dans ses bras, la tint pendant quelques instants serrée, en disant comme un insensé:—O ma mère! ma mère!
—Ah! je me sens pardonnée! dit-elle. Dieu doit confirmer le pardon d'un enfant à sa mère!
—Il te faut du calme, ne te tourmente pas, voilà qui est dit: je me sens aimé pendant ce moment pour tout le passé, s'écria Joseph en replaçant sa mère sur l'oreiller.
Pendant les deux semaines que dura le combat entre la vie et la mort chez cette sainte créature, elle eut pour Joseph des regards, des mouvements d'âme et des gestes où éclatait tant d'amour qu'il semblait que, dans chacune de ses effusions, il y eût toute une vie... La mère ne pensait plus qu'à son fils, elle se comptait pour rien; et, soutenue par son amour, elle ne sentait plus ses souffrances. Elle eut de ces mots naïfs comme en ont les enfants. D'Arthez, Michel Chrestien, Fulgence Ridal, Pierre Grassou, Bianchon venaient tenir compagnie à Joseph, et discutaient souvent à voix basse dans la chambre de la malade.
—Oh! comme je voudrais savoir ce que c'est que la couleur! s'écria-t-elle un soir en entendant une discussion sur un tableau.
De son côté, Joseph fut sublime pour sa mère; il ne quitta pas la chambre, il dorlotait Agathe dans son cœur, il répondait à cette tendresse par une tendresse égale. Ce fut pour les amis de ce grand peintre un de ces beaux spectacles qui ne s'oublient jamais. Ces hommes qui tous offraient l'accord d'un vrai talent et d'un grand caractère furent pour Joseph et pour sa mère ce qu'ils devaient être: des anges qui priaient, qui pleuraient avec lui, non pas en disant des prières et répandant des pleurs; mais en s'unissant à lui par la pensée et par l'action. En artiste aussi grand par le sentiment que par le talent, Joseph devina, par quelques regards de sa mère, un désir enfoui dans ce cœur, et dit un jour à d'Arthez:—Elle a trop aimé ce brigand de Philippe pour ne pas vouloir le revoir avant de mourir...
Joseph pria Bixiou, qui se trouvait lancé dans le monde bohémien que fréquentait parfois Philippe, d'obtenir de cet infâme parvenu qu'il jouât, par pitié, la comédie d'une tendresse quelconque afin d'envelopper le cœur de cette pauvre mère dans un linceul brodé d'illusions. En sa qualité d'observateur et de railleur misanthrope, Bixiou ne demanda pas mieux que de s'acquitter d'une semblable mission. Quand il eut exposé la situation d'Agathe au comte de Brambourg qui le reçut dans une chambre à coucher tendue en damas de soie jaune, le colonel se mit à rire.
—Eh! que diable veux-tu que j'aille faire là? s'écria-t-il. Le seul service que puisse me rendre la bonne femme est de crever le plus tôt possible, car elle ferait une triste figure à mon mariage avec mademoiselle de Soulanges. Moins j'aurai de famille, meilleure sera ma position. Tu comprends très-bien que je voudrais enterrer le nom de Bridau sous tous les monuments funéraires du Père-Lachaise!... Mon frère m'assassine en produisant mon vrai nom au grand jour! Tu as trop d'esprit pour ne pas être à la hauteur de ma situation, toi! Voyons?... si tu devenais député, tu as une fière platine, tu serais craint comme Chauvelin, et tu pourrais être fait comte Bixiou, Directeur des Beaux-Arts. Arrivé là, serais-tu content, si ta grand'mère Descoings vivait encore, d'avoir à tes côtés cette brave femme qui ressemblait à une madame Saint-Léon? lui donnerais-tu le bras aux Tuileries? la présenterais-tu à la famille noble où tu tâcherais alors d'entrer? Tu souhaiterais, sacrebleu! la voir à six pieds sous terre, calfeutrée dans une chemise de plomb. Tiens, déjeune avec moi, et parlons d'autre chose. Je suis un parvenu, mon cher, je le sais. Je ne veux pas laisser voir mes langes!... Mon fils, lui, sera plus heureux que moi, il sera grand seigneur. Le drôle souhaitera ma mort, je m'y attends bien, ou il ne sera pas mon fils.
Il sonna, vint le valet de chambre auquel il dit:—Mon ami déjeune avec moi, sers-nous un petit déjeuner fin.
—Le beau monde ne te verrait pourtant pas dans la chambre de ta mère, reprit Bixiou. Qu'est-ce que cela te coûterait d'avoir l'air d'aimer la pauvre femme pendant quelques heures?...
—Ouitch! dit Philippe en clignant de l'œil, tu viens de leur part. Je suis un vieux chameau qui se connaît en génuflexions. Ma mère veut, à propos de son dernier soupir, me tirer une carotte pour Joseph!... Merci.
Quand Bixiou raconta cette scène à Joseph, le pauvre peintre eut froid jusque dans l'âme.
—Philippe sait-il que je suis malade? dit Agathe d'une voix dolente le soir même du jour où Bixiou rendit compte de sa mission.
Joseph sortit étouffé par ses larmes. L'abbé Loraux, qui se trouvait au chevet de sa pénitente, lui prit la main, la lui serra, puis il répondit:—Hélas! mon enfant, vous n'avez jamais eu qu'un fils!...
En entendant ce mot qu'elle comprit, Agathe eut une crise par laquelle commença son agonie. Elle mourut vingt heures après.
Dans le délire qui précéda sa mort, ce mot:—De qui donc Philippe tient-il?... lui échappa.
Joseph mena seul le convoi de sa mère. Philippe était allé, pour affaire de service, à Orléans, chassé de Paris par la lettre suivante que Joseph lui écrivit au moment où leur mère rendait le dernier soupir:
«Monstre, ma pauvre mère est morte du saisissement que ta lettre lui a causé, prends le deuil; mais fais-toi malade: je ne veux pas que son assassin soit à mes côtés devant son cercueil.
»Joseph B.»
Le peintre, qui ne se sentit plus le courage de peindre, quoique peut-être sa profonde douleur exigeât l'espèce de distraction mécanique apportée par le travail, fut entouré de ses amis qui s'entendirent pour ne jamais le laisser seul. Donc, Bixiou, qui aimait Joseph autant qu'un railleur peut aimer quelqu'un, faisait, quinze jours après le convoi, partie des amis groupés dans l'atelier. En ce moment, la servante entra brusquement et remit à Joseph cette lettre apportée, dit-elle, par une vieille femme qui attendait une réponse chez le portier.
«Monsieur,
»Vous à qui je n'ose donner le nom de frère, je dois m'adresser à vous, ne fût-ce qu'à cause du nom que je porte...
Joseph tourna la page et regarda la signature au bas du dernier recto. Ces mots: comtesse Flore de Brambourg, le firent frissonner, car il pressentit quelque horreur inventée par son frère.
—Ce brigand-là, dit-il, ferait le diable au même! Et ça passe pour un homme d'honneur! Et ça se met un tas de coquillages autour du cou! Et ça fait la roue à la cour au lieu d'être étendu sur la roue! Et ce roué se nomme monsieur le comte!
—Et il y en a beaucoup comme ça! dit Bixiou.
—Après ça! cette Rabouilleuse mérite bien d'être rabouillée à son tour, reprit Joseph, elle ne vaut pas la gale, elle m'aurait fait couper le cou comme à son poulet, sans dire: Il est innocent!...
Au moment où Joseph jetait la lettre, Bixiou la rattrapa lestement et la lut à haute voix...
»Est-il convenable que madame la comtesse Bridau de Brambourg, quels que puissent être ses torts, aille mourir à l'hôpital? Si tel est mon destin, si telle est la volonté de monsieur le Comte et la vôtre, qu'elle s'accomplisse; mais alors, vous qui êtes l'ami du docteur Bianchon, obtenez-moi sa protection pour entrer dans un hôpital. La personne qui vous apportera cette lettre, monsieur, est allée onze jours de suite à l'hôtel de Brambourg, rue de Clichy, sans pouvoir obtenir un secours de mon mari. L'état dans lequel je suis ne me permet pas de faire appeler un avoué afin d'entreprendre d'obtenir judiciairement ce qui m'est dû pour mourir en paix. D'ailleurs, rien ne peut me sauver, je le sais. Aussi, dans le cas où vous ne voudriez pas vous occuper de votre malheureuse belle-sœur, donnez-moi l'argent nécessaire pour avoir de quoi mettre fin à mes jours; car, je le vois, monsieur votre frère veut ma mort, il l'a toujours voulue. Quoiqu'il m'ait dit qu'il avait trois moyens sûrs pour tuer une femme, je n'ai pas eu l'intelligence de prévoir celui dont il s'est servi.
»Dans le cas où vous voudriez m'honorer d'un secours, et juger par vous-même de la misère où je suis, je demeure rue du Houssay, au coin de la rue Chantereine, au cinquième. Si demain je ne paye pas mes loyers arriérés, il faut sortir! Et où aller, monsieur?... Puis-je me dire
»Votre belle-sœur,
»Comtesse Flore de Brambourg.»
—Quelle fosse pleine d'infamies! dit Joseph, qu'est-ce qu'il y a là-dessous?
—Faisons d'abord venir la femme, ça doit être une fameuse préface de l'histoire, dit Bixiou.
BIXIOU.
«Votre nom?» dit Joseph, pendant que Bixiou croquait la femme appuyée sur un parapluie, etc., etc.
UN MÉNAGE DE GARÇON.
Un instant après, apparut une femme que Bixiou désigna par ces mots: des guenilles qui marchent! C'était, en effet, un tas de linge et de vieilles robes les unes sur les autres, bordées de boue à cause de la saison, tout cela monté sur de grosses jambes à pieds épais, mal enveloppés de bas rapiécés et de souliers qui dégorgeaient l'eau par leurs lézardes. Au-dessus de ce monceau de guenilles s'élevait une de ces têtes que Charlet a données à ses balayeuses, et caparaçonnée d'un affreux foulard usé jusque dans ses plis.
—Votre nom? dit Joseph pendant que Bixiou croquait la femme appuyée sur un parapluie de l'an II de la République.
—Madame Gruget, pour vous servir. J'ai évu des rentes, mon petit monsieur, dit-elle à Bixiou dont le rire sournois l'offensa. Si ma pôv'fille n'avait pas eu l'accident d'aimer trop quelqu'un, je serais autrement que me voilà. Elle s'est jetée à l'eau, sous votre respect, ma pôv'Ida! J'ai donc évu la bêtise de nourrir un quaterne; c'est pourquoi, mon cher monsieur, à soixante-dix-sept ans, je garde les malades à raison de dix sous par jour, et nourrie...
—Pas habillée! dit Bixiou. Ma grand'mère s'habillait, elle! en nourrissant son petit bonhomme de terne.
—Mais, sur mes dix sous, il faut payer un garni...
—Qu'est-ce qu'elle a, la dame que vous gardez?
—Elle n'a rien, monsieur, en fait de monnaie, s'entend! car elle a une maladie à faire trembler les médecins... Elle me doit soixante jours, voilà pourquoi je continue à la garder. Le mari, qui est un comte, car elle est comtesse, me payera sans doute mon mémoire quand elle sera morte; pour lorsse, je lui ai donc avancé tout ce que j'avais... mais je n'ai plus rien: j'ai mis tous mes effets au mau pi-é-té!... Elle me doit quarante-sept francs douze sous, outre mes trente francs de garde; et comme elle veut se faire périr avec du charbon: Ça n'est pas bien, que je lui dis... même que j'ai dit à la portière de la veiller pendant que je m'absente, parce qu'elle est capable de se jeter par la croisée.
—Mais qu'a-t-elle? dit Joseph.
—Ah! monsieur, le médecin des sœurs est venu, mais rapport à la maladie, fit madame Gruget en prenant un air pudibond, il a dit qu'il fallait la porter à l'hospice... le cas est mortel.
—Nous y allons, fit Bixiou.
—Tenez, dit Joseph, voilà dix francs.
Après avoir plongé la main dans la fameuse tête de mort pour prendre toute sa monnaie, le peintre alla rue Mazarine, monta dans un fiacre, et se rendit chez Bianchon qu'il trouva très-heureusement chez lui; pendant que, de son côté, Bixiou courait, rue de Bussy, chercher leur ami Desroches. Les quatre amis se retrouvèrent une heure après rue du Houssay.
—Ce Méphistophélès à cheval nommé Philippe Bridau, dit Bixiou à ses trois amis en montant l'escalier, a drôlement mené sa barque pour se débarrasser de sa femme. Vous savez que notre ami Lousteau, très-heureux de recevoir un billet de mille francs par mois de Philippe, a maintenu madame Bridau dans la société de Florine, de Mariette, de Tullia, de la Val-Noble. Quand Philippe a vu sa Rabouilleuse habituée à la toilette et aux plaisirs coûteux, il ne lui a plus donné d'argent, et l'a laissée s'en procurer... vous comprenez comment? Philippe, au bout de dix-huit mois, a fait ainsi descendre sa femme, de trimestre en trimestre, toujours un peu plus bas; enfin, au moyen d'un jeune sous-officier superbe, il lui a donné le goût des liqueurs. A mesure qu'il s'élevait, sa femme descendait, et la comtesse est maintenant dans la boue. Cette fille, née aux champs, a la vie dure, je ne sais pas comment Philippe s'y est pris pour se débarrasser d'elle. Je suis curieux d'étudier ce petit drame-là, car j'ai à me venger du camarade. Hélas! mes amis! dit Bixiou d'un ton qui laissait ses trois compagnons dans le doute s'il plaisantait ou s'il parlait sérieusement, il suffit de livrer un homme à un vice pour se défaire de lui. Elle aimait trop le bal et c'est ce qui l'a tuée!.... a dit Hugo. Voilà! Ma grand'mère aimait la loterie et Philippe l'a tuée par la loterie! Le père Rouget aimait la gaudriole et Lolotte l'a tué! Madame Bridau, pauvre femme, aimait Philippe, elle a péri par lui!... Le Vice! le Vice! mes amis!... Savez-vous ce qu'est le Vice? c'est le Bonneau de la mort!
—Tu mourras donc d'une plaisanterie! dit en souriant Desroches à Bixiou.
Bénard et Cie, Damiette, 2.
MADAME GRUGET.
... Des guenilles qui marchent! C'était, en effet, un tas de linge et de vieilles robes les unes sur les autres; etc.
A partir du quatrième étage, les jeunes gens montèrent un de ces escaliers droits qui ressemblent à des échelles, et par lesquels on grimpe à certaines mansardes dans les maisons de Paris. Quoique Joseph, qui avait vu Flore si belle, s'attendît à quelque affreux contraste, il ne pouvait pas imaginer le hideux spectacle qui s'offrit à ses yeux d'artiste. Sous l'angle aigu d'une mansarde, sans papier de tenture, et sur un lit de sangle dont le maigre matelas était rempli de bourre peut-être, les trois jeunes gens aperçurent une femme, verte comme une noyée de deux jours, et maigre comme l'est une étique deux heures avant sa mort. Ce cadavre infect avait une méchante rouennerie à carreaux sur sa tête dépouillée de cheveux. Le tour des yeux caves était rouge et les paupières étaient comme des pellicules d'œuf. Quant à ce corps, jadis si ravissant, il n'en restait qu'une ignoble ostéologie. A l'aspect des visiteurs, Flore serra sur sa poitrine un lambeau de mousseline qui avait dû être un petit rideau de croisée, car il était bordé de rouille par le fer de la tringle. Les jeunes gens virent pour tout mobilier deux chaises, une méchante commode sur laquelle une chandelle était fichée dans une pomme de terre, des plats épars sur le carreau, et un fourneau de terre dans le coin d'une cheminée sans feu. Bixiou remarqua le reste du cahier de papier acheté chez l'épicier pour écrire la lettre que les deux femmes avaient sans doute ruminée en commun. Le mot dégoûtant ne serait que le positif dont le superlatif n'existe pas et avec lequel il faudrait exprimer l'impression causée par cette misère. Quand la moribonde aperçut Joseph, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
—Elle peut encore pleurer! dit Bixiou. Voilà un spectacle un peu drôle: des larmes sortant d'un jeu de dominos! Ça nous explique le miracle de Moïse.
—Est-elle assez desséchée?... dit Joseph.
—Au feu du repentir, dit Flore. Eh! je ne peux pas avoir de prêtre, je n'ai rien, pas même un crucifix pour voir l'image de Dieu!... Ah! monsieur, s'écria-t-elle en levant ses bras qui ressemblaient à deux morceaux de bois sculpté, je suis bien coupable, mais Dieu n'a jamais puni personne comme je le suis!... Philippe a tué Max qui m'avait conseillé des choses horribles, et il me tue aussi. Dieu se sert de lui comme d'un fléau!... Conduisez-vous bien, car nous avons tous notre Philippe.
—Laissez-moi seul avec elle, dit Bianchon, que je sache si la maladie est guérissable.
—Si on la guérissait, Philippe Bridau crèverait de rage, dit Desroches; aussi vais-je faire constater l'état dans lequel se trouve sa femme; il ne l'a pas fait condamner comme adultère, elle jouit de tous ses droits d'épouse; il aura le scandale d'un procès. Nous allons d'abord faire transporter madame la comtesse dans la maison de santé du docteur Dubois, rue du Faubourg-Saint-Denis: elle y sera soignée avec luxe. Puis, je vais assigner le comte en réintégration du domicile conjugal.
—Bravo, Desroches! s'écria Bixiou. Quel plaisir d'inventer du bien qui fera tant de mal!
Dix minutes après, Bianchon descendit et dit à ses deux amis:—Je cours chez Desplein, il peut sauver cette femme par une opération. Ah! il va bien la faire soigner, car l'abus des liqueurs a développé chez elle une magnifique maladie qu'on croyait perdue.
—Farceur de médecin, va! Est-ce qu'il n'y a qu'une maladie? demanda Bixiou.
Mais Bianchon était déjà dans la cour, tant il avait hâte d'annoncer à Desplein cette grande nouvelle. Deux heures après, la malheureuse belle-sœur de Joseph fut conduite dans l'hospice décent créé par le docteur Dubois, et qui fut, plus tard, acheté par la Ville de Paris. Trois semaines après, la Gazette des Hôpitaux contenait le récit d'une des plus audacieuses tentatives de la chirurgie moderne sur une malade désignée par les initiales F. B. Le sujet succomba, bien plus à cause de l'état de faiblesse où l'avait mis la misère que par les suites de l'opération. Aussitôt, le colonel comte de Brambourg alla voir le comte de Soulanges, en grand deuil, et l'instruisit de la perte douloureuse qu'il venait de faire. On se dit à l'oreille dans le grand monde que le comte de Soulanges mariait sa fille à un parvenu de grand mérite qui devait être nommé maréchal-de-camp et colonel d'un régiment de la Garde Royale. De Marsay donna cette nouvelle à Rastignac qui en causa dans un souper au Rocher de Cancale où se trouvait Bixiou.
—Cela ne se fera pas! se dit en lui-même le spirituel artiste.
Si, parmi les amis que Philippe méconnut, quelques-uns, comme Giroudeau, ne pouvaient se venger, il avait eu la maladresse de blesser Bixiou qui, grâce à son esprit, était reçu partout, et qui ne pardonnait guère. En plein rocher de Cancale, devant des gens sérieux qui soupaient, Philippe avait dit à Bixiou qui lui demandait à venir à l'hôtel de Brambourg:—Tu viendras chez moi quand tu seras ministre!...
—Faut-il me faire protestant pour aller chez toi? répondit Bixiou en badinant; mais il se dit en lui-même:—Si tu es un Goliath, j'ai ma fronde et je ne manque pas de cailloux.
Le lendemain, le mystificateur s'habilla chez un acteur de ses amis et fut métamorphosé, par la toute-puissance du costume, en un prêtre à lunettes vertes qui se serait sécularisé; puis, il prit un remise et se fit conduire à l'hôtel de Soulanges. Bixiou, traité de farceur par Philippe, voulait lui jouer une farce. Admis par monsieur de Soulanges, sur son insistance à vouloir parler d'une affaire grave, Bixiou joua le personnage d'un homme vénérable chargé de secrets importants. Il raconta, d'un son de voix factice, l'histoire de la maladie de la comtesse morte dont l'horrible secret lui avait été confié par Bianchon, l'histoire de la mort d'Agathe, l'histoire de la mort du bonhomme Rouget dont s'était vanté le comte de Brambourg, l'histoire de la mort de la Descoings, l'histoire de l'emprunt fait à la caisse du journal et l'histoire des mœurs de Philippe dans ses mauvais jours.
—Monsieur le comte, ne lui donnez votre fille qu'après avoir pris tous vos renseignements; interrogez ses anciens camarades, Bixiou, le capitaine Giroudeau, etc.
Trois mois après, le colonel comte de Brambourg donnait à souper chez lui à du Tillet, à Nucingen, à Rastignac, à Maxime de Trailles et à de Marsay. L'amphitryon acceptait très-insouciamment les propos à demi consolateurs que ses hôtes lui adressaient sur sa rupture avec la maison de Soulanges.
—Tu peux trouver mieux, lui disait Maxime.
—Quelle fortune faudrait-il pour épouser une demoiselle de Grandlieu? demanda Philippe à de Marsay.
—A vous?... on ne donnerait pas la plus laide des six à moins de dix millions, répondit insolemment de Marsay.
—Bah! dit Rastignac, avec deux cent mille livres de rente, vous auriez mademoiselle de Langeais, la fille du marquis; elle est laide, elle a trente ans, et pas un sou de dot: ça doit vous aller.
—J'aurai dix millions dans deux ans d'ici, répondit Philippe Bridau.
—Nous sommes au 16 janvier 1829! s'écria du Tillet en souriant. Je travaille depuis dix ans, et je ne les ai pas, moi!...
—Nous nous conseillerons l'un l'autre, et vous verrez comment j'entends les finances, répondit Bridau.
—Que possédez-vous en tout? demanda Nucingen.
—En vendant mes rentes, en exceptant ma terre et mon hôtel que je ne puis et ne veux pas risquer, car ils sont compris dans mon majorat, je ferai bien une masse de trois millions...
Nucingen et du Tillet se regardèrent; puis, après ce fin regard, du Tillet dit à Philippe:—Mon cher comte, nous travaillerons ensemble si vous voulez.
De Marsay surprit le regard que du Tillet avait lancé à Nucingen et qui signifiait:—A nous les millions.
En effet, ces deux personnages de la haute banque étaient placés au cœur des affaires politiques de manière à pouvoir jouer à la Bourse, dans un temps donné, comme à coup sûr, contre Philippe quand toutes les probabilités lui sembleraient être en sa faveur, tandis qu'elles seraient pour eux. Et le cas arriva. En juillet 1830, du Tillet et Nucingen avaient déjà fait gagner quinze cent mille francs au comte de Brambourg, qui ne se défia plus d'eux en les trouvant loyaux et de bon conseil. Philippe, parvenu par la faveur de la Restauration, trompé surtout par son profond mépris pour les Péquins, crut à la réussite des Ordonnances et voulut jouer à la Hausse; tandis que Nucingen et du Tillet, qui crurent à une révolution, jouèrent à la baisse contre lui. Ces deux fins compères abondèrent dans le sens du colonel comte de Brambourg et eurent l'air de partager ses convictions, ils lui donnèrent l'espoir de doubler ses millions et se mirent en mesure de les lui gagner. Philippe se battit comme un homme pour qui la victoire valait quatre millions. Son dévouement fut si remarqué, qu'il reçut l'ordre de revenir à Saint-Cloud avec le duc de Maufrigneuse pour y tenir conseil. Cette marque de faveur sauva Philippe; car il voulait, le 28 juillet, faire une charge pour balayer les boulevards, et il eût sans doute reçu quelque balle envoyée par son ami Giroudeau, qui commandait une division d'assaillants.
Un mois après, le colonel Bridau ne possédait plus de son immense fortune que son hôtel, sa terre, ses tableaux et son mobilier. Il commit de plus, dit-il, la sottise de croire au rétablissement de la branche aînée, à laquelle il fut fidèle jusqu'en 1834. En voyant Giroudeau colonel, une jalousie assez compréhensible fit reprendre du service à Philippe qui, malheureusement, obtint en 1835 un régiment dans l'Algérie où il resta trois ans au poste le plus périlleux, espérant obtenir les épaulettes de général; mais une influence malicieuse, celle du général Giroudeau, le laissait là. Devenu dur, Philippe outra la sévérité du service, et fut détesté, malgré sa bravoure à la Murat. Au commencement de la fatale année 1839, en faisant un retour offensif sur les Arabes pendant une retraite devant des forces supérieures, il s'élança contre l'ennemi, suivi seulement d'une compagnie qui tomba dans un gros d'Arabes. Le combat fut sanglant, affreux, d'homme à homme, et les cavaliers français ne se débarrassèrent qu'en petit nombre. En s'apercevant que leur colonel était cerné, ceux qui se trouvèrent à distance ne jugèrent pas à propos de périr inutilement en essayant de le dégager. Ils entendirent ces mots:—Votre colonel! à moi! un colonel de l'Empire! suivis de hurlements affreux, mais ils rejoignirent le régiment. Philippe eut une mort horrible, car on lui coupa la tête quand il tomba presque haché par les yatagans.
Joseph, marié vers ce temps par la protection du comte de Sérizy à la fille d'un ancien fermier millionnaire, hérita de l'hôtel et de la terre de Brambourg, dont n'avait pu disposer son frère, qui tenait cependant à le priver de sa succession. Ce qui fit le plus de plaisir au peintre, fut la belle collection de tableaux. Joseph, à qui son beau-père, espèce de Hochon rustique, amasse tous les jours des écus, possède déjà soixante mille francs de rente. Quoiqu'il peigne de magnifiques toiles et rende de grands services aux artistes, il n'est pas encore membre de l'Institut. Par suite d'une clause de l'érection du majorat, il se trouve comte de Brambourg, ce qui le fait souvent pouffer de rire au milieu de ses amis, dans son atelier.
—Les bons comtes ont les bons habits, lui dit alors son ami Léon de Lora qui, malgré sa célébrité comme peintre de paysage, n'a pas renoncé à sa vieille habitude de retourner les proverbes, et qui répondit à Joseph à propos de la modestie avec laquelle il avait reçu les faveurs de la destinée: Bah! la pépie vient en mangeant!
Paris, novembre 1842.
LES PARISIENS EN PROVINCE.
(PREMIÈRE HISTOIRE.)
L'ILLUSTRE GAUDISSART.
A MADAME LA DUCHESSE DE CASTRIES.
Le Commis-Voyageur, personnage inconnu dans l'antiquité, n'est-il pas une des plus curieuses figures créées par les mœurs de l'époque actuelle? n'est-il pas destiné, dans un certain ordre de choses, à marquer la grande transition qui, pour les observateurs, soude le temps des exploitations matérielles au temps des exploitations intellectuelles. Notre siècle reliera le règne de la force isolée, abondante en créations originales, au règne de la force uniforme, mais niveleuse, égalisant les produits, les jetant par masses, et obéissant à une pensée unitaire, dernière expression des sociétés. Après les saturnales de l'esprit généralisé, après les derniers efforts de civilisations qui accumulent les trésors de la terre sur un point, les ténèbres de la barbarie ne viennent-ils pas toujours? Le Commis-Voyageur n'est-il pas aux idées ce que nos diligences sont aux choses et aux hommes? il les voiture, les met en mouvement, les fait se choquer les unes aux autres; il prend, dans le centre lumineux, sa charge de rayons et les sème à travers les populations endormies. Ce pyrophore humain est un savant ignorant, un mystificateur mystifié, un prêtre incrédule qui n'en parle que mieux de ses mystères et de ses dogmes. Curieuse figure! Cet homme a tout vu, il sait tout, il connaît tout le monde. Saturé des vices de Paris, il peut affecter la bonhomie de la province. N'est-il pas l'anneau qui joint le village à la capitale, quoique essentiellement il ne soit ni Parisien, ni provincial? car il est voyageur. Il ne voit rien à fond; des hommes et des lieux, il en apprend les noms; des choses, il en apprécie les surfaces; il a son mètre particulier pour tout auner à sa mesure; enfin son regard glisse sur les objets et ne les traverse pas. Il s'intéresse à tout, et rien ne l'intéresse. Moqueur et chansonnier, aimant en apparence tous les partis, il est généralement patriote au fond de l'âme. Excellent mime, il sait prendre tour à tour le sourire de l'affection, du contentement, de l'obligeance, et le quitter pour revenir à son vrai caractère, à un état normal dans lequel il se repose. Il est tenu d'être observateur sous peine de renoncer à son métier. N'est-il pas incessamment contraint de sonder les hommes par un seul regard, d'en deviner les actions, les mœurs, la solvabilité surtout; et pour ne pas perdre son temps, d'estimer soudain les chances de succès? aussi l'habitude de se décider promptement en toute affaire le rend-elle essentiellement jugeur: il tranche, il parle en maître des théâtres de Paris, de leurs acteurs et de ceux de la province. Puis il connaît les bons et les mauvais endroits de la France, de actu et visu. Il vous piloterait au besoin au Vice ou à la Vertu avec la même assurance. Doué de l'éloquence d'un robinet d'eau chaude que l'on tourne à volonté, ne peut-il pas également arrêter et reprendre sans erreur sa collection de phrases préparées qui coulent sans arrêt et produisent sur sa victime l'effet d'une douche morale? Conteur, égrillard, il fume, il boit. Il a des breloques, il impose aux gens de menu, passe pour un milord dans les villages, ne se laisse jamais embêter, mot de son argot, et sait frapper à temps sur sa poche pour faire retentir son argent, afin de n'être pas pris pour un voleur par les servantes, éminemment défiantes, des maisons bourgeoises où il pénètre. Quant à son activité, n'est-ce pas la moindre qualité de cette machine humaine? Ni le milan fondant sur sa proie, ni le cerf inventant de nouveaux détours pour passer sous les chiens et dépister les chasseurs; ni les chiens subodorant le gibier, ne peuvent être comparés à la rapidité de son vol quand il soupçonne une commission, à l'habileté du croc en jambe qu'il donne à son rival pour le devancer, à l'art avec lequel il sent, il flaire et découvre un placement de marchandises. Combien ne faut-il pas à un tel homme de qualités supérieures! Trouverez-vous, dans un pays, beaucoup de ces diplomates de bas étage, de ces profonds négociateurs parlant au nom des calicots, du bijou, de la draperie, des vins, et souvent plus habiles que les ambassadeurs, qui, la plupart, n'ont que des formes? Personne en France ne se doute de l'incroyable puissance incessamment déployée par les Voyageurs, ces intrépides affronteurs de négations qui, dans la dernière bourgade, représentent le génie de la civilisation et les inventions parisiennes aux prises avec le bon sens, l'ignorance ou la routine des provinces. Comment oublier ici ces admirables manœuvres qui pétrissent l'intelligence des populations, en traitant par la parole les masses les plus réfractaires, et qui ressemblent à ces infatigables polisseurs dont la lime lèche les porphyres les plus durs! Voulez-vous connaître le pouvoir de la langue et la haute pression qu'exerce la phrase sur les écus les plus rebelles, ceux du propriétaire enfoncé dans sa bauge campagnarde;... écoutez le discours d'un des grands dignitaires de l'industrie parisienne au profit desquels trottent, frappent et fonctionnent ces intelligents pistons de la machine à vapeur nommé Spéculation.
—Monsieur, disait à un savant économiste le directeur-caissier-gérant-secrétaire-général et administrateur de l'une des plus célèbres Compagnies d'Assurance contre l'Incendie, monsieur, en province, sur cinq cent mille francs de primes à renouveler, il ne s'en signe pas de plein gré pour plus de cinquante mille francs; les quatre cent cinquante mille restants nous reviennent ramenés par les instances de nos agents qui vont chez les Assurés retardataires les embêter, jusqu'à ce qu'ils aient signé de nouveau leurs chartes d'assurance, en les effrayant et les échauffant par d'épouvantables narrés d'incendies, etc. Ainsi l'éloquence, le flux labial entre pour les neuf dixièmes dans les voies et moyens de notre exploitation.
Parler! se faire écouter, n'est-ce pas séduire? Une nation qui a ses deux Chambres, une femme qui prête ses deux oreilles, sont également perdues. Ève et son serpent forment le mythe éternel d'un fait quotidien qui a commencé, qui finira peut-être avec le monde.
—Après une conversation de deux heures, un homme doit être à vous, disait un avoué retiré des affaires.
Tournez autour du Commis-Voyageur? Examinez cette figure? N'en oubliez ni la redingote olive, ni le manteau, ni le col en maroquin, ni la pipe, ni la chemise de calicot à raies bleues. Dans cette figure, si originale qu'elle résiste au frottement, combien de natures diverses ne découvrirez-vous pas? Voyez! quel athlète, quel cirque, quelles armes: lui, le monde et sa langue. Intrépide marin, il s'embarque, muni de quelques phrases, pour aller prêcher cinq à six cent mille francs en des mers glacées, au pays des Iroquois, en France! Ne s'agit-il pas d'extraire, par des opérations purement intellectuelles, l'or enfoui dans les cachettes de province, de l'en extraire sans douleur! Le poisson départemental ne souffre ni le harpon ni les flambeaux, et ne se prend qu'à la nasse, à la seine, aux engins les plus doux. Penserez-vous maintenant sans frémir au déluge des phrases qui recommence ses cascades au point du jour, en France? Vous connaissez le Genre, voici l'Individu.
Il existe à Paris un incomparable Voyageur, le parangon de son espèce, un homme qui possède au plus haut degré toutes les conditions inhérentes à la nature de ses succès. Dans sa parole se rencontre à la fois du vitriol et de la glu: de la glu, pour appréhender, entortiller sa victime et se la rendre adhérente; du vitriol, pour en dissoudre les calculs les plus durs. Sa partie était le chapeau; mais son talent et l'art avec lequel il savait engluer les gens lui avaient acquis une si grande célébrité commerciale, que les négociants de l'Article-Paris lui faisaient tous la cour afin d'obtenir qu'il daignât se charger de leurs commissions. Aussi, quand, au retour de ses marches triomphales, il séjournait à Paris, était-il perpétuellement en noces et festins; en province, les correspondants le choyaient; à Paris, les grosses maisons le caressaient. Bienvenu, fêté, nourri partout; pour lui, déjeuner ou dîner seul était une débauche, un plaisir. Il menait une vie de souverain, ou mieux de journaliste. Mais n'était-il pas le vivant feuilleton du commerce parisien? Il se nommait Gaudissart, et sa renommée, son crédit, les éloges dont il était accablé, lui avaient valu le surnom d'illustre. Partout où ce garçon entrait, dans un comptoir comme dans une auberge, dans un salon comme dans une diligence, dans une mansarde comme chez un banquier, chacun de dire en le voyant:—Ah! voilà l'illustre Gaudissart. Jamais nom ne fut plus en harmonie avec la tournure, les manières, la physionomie, la voix, le langage d'aucun homme. Tout souriait au Voyageur et le Voyageur souriait à tout. Similia similibus, il était pour l'homœopathie. Calembours, gros rire, figure monacale, teint de cordelier, enveloppe rabelaisienne; vêtement, corps, esprit, figure s'accordaient pour mettre de la gaudisserie, de la gaudriole en toute sa personne. Rond en affaires, bon homme, rigoleur, vous eussiez reconnu en lui l'homme aimable de la grisette, qui grimpe avec élégance sur l'impériale d'une voiture, donne la main à la dame embarrassée pour descendre du coupé, plaisante en voyant le foulard du postillon, et lui vend un chapeau; sourit à la servante, la prend ou par la taille ou par les sentiments; imite à table le glouglou d'une bouteille en se donnant des chiquenaudes sur une joue tendue; sait faire partir de la bière en insufflant l'air entre ses lèvres; tape de grands coups de couteau sur les verres à vin de Champagne sans les casser, et dit aux autres:—Faites-en autant! qui gouaille les voyageurs timides, dément les gens instruits, règne à table et y gobe les meilleurs morceaux. Homme fort d'ailleurs, il pouvait quitter à temps toutes ses plaisanteries, et semblait profond au moment où, jetant le bout de son cigare, il disait en regardant une ville:—Je vais voir ce que ces gens-là ont dans le ventre! Gaudissart devenait alors le plus fin, le plus habile des ambassadeurs. Il savait entrer en administrateur chez le sous-préfet, en capitaliste chez le banquier, en homme religieux et monarchique chez le royaliste, en bourgeois chez le bourgeois; enfin il était partout ce qu'il devait être, laissait Gaudissart à la porte et le reprenait en sortant.
Jusqu'en 1830, l'illustre Gaudissart était resté fidèle à l'Article-Paris. En s'adressant à la majeure partie des fantaisies humaines, les diverses branches de ce commerce lui avaient permis d'observer les replis du cœur, lui avaient enseigné les secrets de son éloquence attractive, la manière de faire dénouer les cordons des sacs les mieux ficelés, de réveiller les caprices des femmes, des maris, des enfants, des servantes, et de les engager à les satisfaire. Nul mieux que lui ne connaissait l'art d'amorcer les négociants par les charmes d'une affaire, et de s'en aller au moment où le désir arrivait à son paroxysme. Plein de reconnaissance envers la chapellerie, il disait que c'était en travaillant l'extérieur de la tête qu'il en avait compris l'intérieur, il avait l'habitude de coiffer les gens, de se jeter à leur tête, etc. Ses plaisanteries sur les chapeaux étaient intarissables. Néanmoins, après août et octobre 1830, il quitta la chapellerie et l'article Paris, laissa les commissions du commerce des choses mécaniques et visibles pour s'élancer dans les sphères les plus élevées de la spéculation parisienne. Il abandonna, disait-il, la matière pour la pensée, les produits manufacturés pour les élaborations infiniment plus pures de l'intelligence. Ceci veut une explication.
Le déménagement de 1830 enfanta, comme chacun le sait, beaucoup de vieilles idées, que d'habiles spéculateurs essayèrent de rajeunir. Depuis 1830, plus spécialement, les idées devinrent des valeurs; et, comme l'a dit un écrivain assez spirituel pour ne rien publier, on vole aujourd'hui plus d'idées que de mouchoirs. Peut-être, un jour, verrons-nous une Bourse pour les idées; mais déjà, bonnes ou mauvaises, les idées se cotent, se récoltent, s'importent, se portent, se vendent, se réalisent et rapportent. S'il ne se trouve pas d'idées à vendre, la Spéculation tâche de mettre des mots en faveur, leur donne la consistance d'une idée, et vit de ses mots comme l'oiseau de ses grains de mil. Ne riez pas! Un mot vaut une idée dans un pays où l'on est plus séduit par l'étiquette du sac que par le contenu. N'avons-nous pas vu la Librairie exploitant le mot pittoresque, quand la littérature eut tué le mot fantastique. Aussi le Fisc a-t-il deviné l'impôt intellectuel, il a su parfaitement mesurer le champ des Annonces, cadastrer les Prospectus, et peser la pensée, rue de la Paix, hôtel du Timbre. En devenant une exploitation, l'intelligence et ses produits devaient naturellement obéir au mode employé par les exploitations manufacturières. Donc, les idées conçues, après boire, dans le cerveau de quelques-uns de ces Parisiens en apparence oisifs, mais qui livrent des batailles morales en vidant bouteille ou levant la cuisse d'un faisan, furent livrées, le lendemain de leur naissance cérébrale, à des Commis-Voyageurs chargés de présenter avec adresse, urbi et orbi, à Paris et en province, le lard grillé des Annonces et des Prospectus, au moyen desquels se prend, dans la souricière de l'entreprise, ce rat départemental, vulgairement appelé tantôt l'abonné, tantôt l'actionnaire, tantôt membre correspondant, quelquefois souscripteur ou protecteur, mais partout un niais.
—Je suis un niais! a dit plus d'un pauvre propriétaire attiré par la perspective d'être fondateur de quelque chose, et qui, en définitive, se trouve avoir fondu mille ou douze cents francs.
—Les abonnés sont des niais qui ne veulent pas comprendre que, pour aller en avant dans le royaume intellectuel, il faut plus d'argent que pour voyager en Europe, etc., dit le spéculateur.
Il existe donc un perpétuel combat entre le public retardataire qui se refuse à payer les contributions parisiennes, et les percepteurs qui, vivant de leurs recettes, lardent le public d'idées nouvelles, le bardent d'entreprises, le rôtissent de prospectus, l'embrochent de flatteries, et finissent par le manger à quelque nouvelle sauce dans laquelle il s'empêtre, et dont il se grise, comme une mouche de sa plombagine. Aussi, depuis 1830, que n'a-t-on pas prodigué pour stimuler en France le zèle, l'amour-propre des masses intelligentes et progressives! Les titres, les médailles, les diplômes, espèce de Légion-d'Honneur inventée pour le commun des martyrs, se sont rapidement succédé. Enfin toutes les fabriques de produits intellectuels ont découvert un piment, un gingembre spécial, leurs réjouissances. De là les primes, de là les dividendes anticipés; de là cette conscription de noms célèbres levée à l'insu des infortunés artistes qui les portent, et se trouvent ainsi coopérer activement à plus d'entreprises que l'année n'a de jours, car la loi n'a pas prévu le vol des noms. De là ce rapt des idées, que, semblables aux marchands d'esclaves en Asie, les entrepreneurs d'esprit public arrachent au cerveau paternel à peine écloses, et déshabillent et traînent aux yeux de leur sultan hébété, leur Shahabaham, ce terrible public qui, s'il ne s'amuse pas, leur tranche la tête en leur retranchant leur picotin d'or.
Cette folie de notre époque vint donc réagir sur l'illustre Gaudissart, et voici comment. Une Compagnie d'Assurances sur la Vie et les Capitaux entendit parler de son irrésistible éloquence, et lui proposa des avantages inouïs, qu'il accepta. Marché conclu, traité signé, le Voyageur fut mis en sevrage chez le secrétaire-général de l'administration qui débarrassa l'esprit de Gaudissart de ses langes, lui commenta les ténèbres de l'affaire, lui en apprit le patois, lui en démonta le mécanisme pièce à pièce, lui anatomisa le public spécial qu'il allait avoir à exploiter, le bourra de phrases, le nourrit de réponses à improviser, l'approvisionna d'arguments péremptoires; et, pour tout dire, aiguisa le fil de la langue qui devait opérer sur la Vie en France. Or, le poupon répondit admirablement aux soins qu'en prit monsieur le secrétaire-général. Les chefs des Assurances sur la Vie et les Capitaux vantèrent si chaudement l'illustre Gaudissart, eurent pour lui tant d'attentions, mirent si bien en lumière, dans la sphère de la haute banque et de la haute diplomatie intellectuelle, les talents de ce prospectus vivant, que les directeurs financiers de deux journaux, célèbres à cette époque, et morts depuis, eurent l'idée de l'employer à la récolte des abonnements. Le Globe, organe de la doctrine saint-simonienne, et le Mouvement, journal républicain, attirèrent l'illustre Gaudissart dans leurs comptoirs, et lui proposèrent chacun dix francs par tête d'abonné s'il en rapportait un millier; mais cinq francs seulement s'il n'en attrapait que cinq cents. La PARTIE Journal politique ne nuisant pas à la PARTIE Assurances de capitaux, le marché fut conclu. Néanmoins Gaudissart réclama une indemnité de cinq cents francs pour les huit jours pendant lesquels il devait se mettre au fait de la doctrine de Saint-Simon, en objectant les prodigieux efforts de mémoire et d'intelligence nécessaires pour étudier à fond cet article, et pouvoir en raisonner convenablement, «de manière, dit il, à ne pas se mettre dedans.» Il ne demanda rien aux Républicains. D'abord, il inclinait vers les idées républicaines, les seules qui, selon la philosophie Gaudissarde, pussent établir une égalité rationnelle; puis Gaudissart avait jadis trempé dans les conspirations des Carbonari français, il fut arrêté; mais relâché faute de preuves; enfin, il fit observer aux banquiers du journal que depuis Juillet il avait laissé croître ses moustaches, et qu'il ne lui fallait plus qu'une certaine casquette et de longs éperons pour représenter la République. Pendant une semaine, il alla donc se faire saint-simoniser le matin au Globe, et courut apprendre, le soir, dans les bureaux de l'Assurance, les finesses de la langue financière. Son aptitude, sa mémoire étaient si prodigieuses, qu'il put entreprendre son voyage vers le 15 avril, époque à laquelle il faisait chaque année sa première campagne. Deux grosses maisons de commerce, effrayées de la baisse des affaires, séduisirent, dit-on, l'ambitieux Gaudissart, et le déterminèrent à prendre encore leurs commissions. Le roi des Voyageurs se montra clément en considération de ses vieux amis et aussi de la prime énorme qui lui fut allouée.
—Écoute, ma petite Jenny, disait-il en fiacre à une jolie fleuriste.
Tous les vrais grands hommes aiment à se laisser tyranniser par un être faible, et Gaudissart avait dans Jenny son tyran, il la ramenait à onze heures du Gymnase où il l'avait conduite, en grande parure, dans une loge louée à l'avant-scène des premières.
—A mon retour, Jenny, je te meublerai ta chambre, et d'une manière soignée. La grande Mathilde, qui te scie le dos avec ses comparaisons, ses châles véritables de l'Inde apportés par des courriers d'ambassade russe, son vermeil et son Prince Russe qui m'a l'air d'être un fier blagueur, n'y trouvera rien à redire. Je consacre à l'ornement de ta chambre tous les Enfants que je ferai en province.
—Hé! bien, voilà qui est gentil, cria la fleuriste. Comment, monstre d'homme, tu me parles tranquillement de faire des enfants, et tu crois que je te souffrirai ce genre-là?
—Ah! ça, deviens-tu bête, ma Jenny?... C'est une manière de parler dans notre commerce.
—Il est joli, votre commerce!
—Mais écoute donc; si tu parles toujours, tu auras raison.
—Je veux avoir toujours raison! Tiens, tu n'es pas gêné à c't-heure!
—Tu ne veux donc pas me laisser achever? J'ai pris sous ma protection une excellente idée, un journal que l'on va faire pour les Enfants. Dans notre partie, les Voyageurs, quand ils ont fait dans une ville, une supposition, dix abonnements au Journal des Enfants, disent: J'ai fait dix enfants; comme si j'y fais dix abonnements au journal le Mouvement, je dirai: J'ai fait ce soir dix mouvements... Comprends-tu maintenant?
—C'est du propre! Tu te mets donc dans la politique? Je te vois à Sainte-Pélagie, où il faudra que je trotte tous les jours. Ah! quand on aime un homme, si l'on savait à quoi l'on s'engage, ma parole d'honneur, on vous laisserait vous arranger tout seuls, vous autres hommes! Allons, tu pars demain, ne nous fourrons pas dans les papillons noirs; c'est des bêtises.
Le fiacre s'arrêta devant une jolie maison nouvellement bâtie, rue d'Artois, où Gaudissart et Jenny montèrent au quatrième étage. Là demeurait mademoiselle Jenny Courand qui passait généralement pour être secrètement mariée à Gaudissart, bruit que le Voyageur ne démentait pas. Pour maintenir son despotisme, Jenny Courand obligeait l'Illustre Gaudissart à mille petits soins, en le menaçant toujours de le planter là s'il manquait au plus minutieux. Gaudissart devait lui écrire dans chaque ville où il s'arrêtait et lui rendre compte de ses moindres actions.
—Et combien faudra-t il d'enfants pour meubler ma chambre? dit-elle en jetant son châle et s'asseyant auprès d'un bon feu.
—J'ai cinq sous par abonnement.
—Joli! Et c'est avec cinq sous que tu prétends me faire riche! à moins que tu ne soyes comme le juif errant et que tu n'aies tes poches bien cousues.
—Mais, Jenny, je ferai des milliers d'enfants. Songe donc que les enfants n'ont jamais eu de journal. D'ailleurs je suis bien bête de vouloir t'expliquer la politique des affaires; tu ne comprends rien à ces choses-là.
—Eh! bien, dis donc, dis donc, Gaudissart, si je suis si bête, pourquoi m'aimes-tu?
—Parce que tu es une bête... sublime! Écoute, Jenny. Vois-tu, si je fais prendre le Globe, le Mouvement, les Assurances et mes articles Paris, au lieu de gagner huit à dix misérables mille francs par an en roulant ma bosse, comme un vrai Mayeux, je suis capable de rapporter vingt à trente mille francs maintenant par voyage.
—Délace-moi, Gaudissart, et va droit, ne me tire pas.
—Alors, dit le Voyageur en regardant le dos poli de la fleuriste, je deviens actionnaire dans les journaux, comme Finot, un de mes amis, le fils d'un chapelier, qui a maintenant trente mille livres de rente, et qui va se faire nommer pair de France! Quand on pense que le petit Popinot... Ah! mon Dieu, mais j'oublie de dire que monsieur Popinot est nommé d'hier ministre du Commerce.... Pourquoi n'aurais-pas de l'ambition, moi? Hé! hé! j'attraperais parfaitement le bagoult de la tribune et pourrais devenir ministre, et un crâne! Tiens, écoute-moi:
«Messieurs, dit-il en se posant derrière un fauteuil, la Presse n'est ni un instrument ni un commerce. Vue sous le rapport politique, la Presse est une institution. Or nous sommes furieusement tenus ici de voir politiquement les choses, donc... (Il reprit haleine.)—Donc nous avons à examiner si elle est utile ou nuisible, à encourager ou à réprimer, si elle doit être imposée ou libre: questions graves! Je ne crois pas abuser des moments, toujours si précieux de la Chambre, en examinant cet article et en vous en faisant apercevoir les conditions. Nous marchons à un abîme. Certes, les lois ne sont pas feutrées comme il le faut...»
—Hein? dit-il en regardant Jenny. Tous les orateurs font marcher la France vers un abîme; ils disent cela ou parlent du char de l'État, de tempêtes et d'horizons politiques. Est-ce que je ne connais pas toutes les couleurs! J'ai le truc de chaque commerce. Sais-tu pourquoi? Je suis né coiffé. Ma mère a gardé ma coiffe, je te la donnerai! Donc je serai bientôt au pouvoir, moi!
—Toi!
—Pourquoi ne serais-je pas le baron Gaudissart, pair de France? N'a-t-on pas nommé déjà deux fois monsieur Popinot député dans le quatrième arrondissement, il dîne avec Louis-Philippe! Finot va, dit-on, devenir conseiller d'État! Ah! si on m'envoyait à Londres, ambassadeur, c'est moi qui te dis que je mettrais les Anglais à quia. Jamais personne n'a fait le poil à Gaudissart, à l'Illustre Gaudissart. Oui, jamais personne ne m'a enfoncé, et l'on ne m'enfoncera jamais, dans quelque partie que ce soit, politique ou impolitique, ici comme autre part. Mais, pour le moment, il faut que je sois tout aux Capitaux, au Globe, au Mouvement, aux Enfants et à l'article de Paris.
—Tu te feras attraper avec tes journaux. Je parie que tu ne seras pas seulement allé jusqu'à Poitiers que tu te seras laissé pincer?
—Gageons, mignonne.
—Un châle!
—Va! si je perds le châle, je reviens à mon article Paris et à la chapellerie. Mais, enfoncer Gaudissart, jamais, jamais!
Et l'illustre Voyageur se posa devant Jenny, la regarda fièrement, la main passée dans son gilet, la tête de trois quarts, dans une attitude napoléonienne.
—Oh! es-tu drôle? Qu'as-tu donc mangé ce soir?
Gaudissart était un homme de trente-huit ans, de taille moyenne, gros et gras, comme un homme habitué à rouler en diligence; à figure ronde comme une citrouille, colorée, régulière et semblable à ces classiques visages adoptés par les sculpteurs de tous les pays pour les statues de l'Abondance, de la Loi, de la Force, du Commerce, etc. Son ventre protubérant affectait la forme de la poire; il avait de petites jambes, mais il était agile et nerveux. Il prit Jenny à moitié déshabillée et la porta dans son lit.
—Taisez-vous, femme libre! dit-il. Tu ne sais pas ce que c'est que la femme libre, le Saint-Simonisme, l'Antagonisme, le Fouriérisme, le Criticisme, et l'exploitation passionnée, hé! bien, c'est... enfin, c'est dix francs par abonnement, madame Gaudissart.
—Ma parole d'honneur, tu deviens fou, Gaudissart.
—Toujours plus fou de toi, dit-il en jetant son chapeau sur le divan de la fleuriste.
Le lendemain matin, Gaudissart, après avoir notablement déjeuné avec Jenny Courand, partit à cheval, afin d'aller dans les chefs-lieux de canton dont l'exploration lui était particulièrement recommandée par les diverses entreprises à la réussite desquelles il vouait ses talents. Après avoir employé quarante-cinq jours à battre les pays situés entre Paris et Blois, il resta deux semaines dans cette dernière ville, occupé à faire sa correspondance et à visiter les bourgs du département. La veille de son départ pour Tours, il écrivit à mademoiselle Jenny Courand la lettre suivante, dont la précision et le charme ne pourraient être égalés par aucun récit, et qui prouve d'ailleurs la légitimité particulière des liens par lesquels ces deux personnes étaient unies.
LETTRE DE GAUDISSART A JENNY COURAND.
«Ma chère Jenny, je crois que tu perdras la gageure. A l'instar de Napoléon, Gaudissart a son étoile et n'aura point de Waterloo. J'ai triomphé partout dans les conditions données. L'Assurance sur les Capitaux va très-bien. J'ai, de Paris à Blois, placé près de deux millions; mais à mesure que j'avance vers le centre de la France, les têtes deviennent singulièrement plus dures, et conséquemment les millions infiniment plus rares. L'article-Paris va son petit bonhomme de chemin. C'est une bague au doigt. Avec mon ancien fil, je les embroche parfaitement ces bons boutiquiers. J'ai placé cent soixante-deux châles de cachemire Ternaux à Orléans. Je ne sais pas, ma parole d'honneur, ce qu'ils en feront, à moins qu'ils ne les remettent sur le dos de leurs moutons. Quant à l'Article-Journaux, diable! c'est une autre paire de manches. Grand saint bon Dieu! comme il faut seriner long-temps ces particuliers-là avant de leur apprendre un air nouveau! Je n'ai encore fait que soixante-deux Mouvements! C'est, dans toute ma route, cent de moins que les châles Ternaux dans une seule ville. Ces farceurs de républicains, ça ne s'abonne pas du tout: vous causez avec eux, ils causent, ils partagent vos opinions, et l'on est bientôt d'accord pour renverser tout ce qui existe. Tu crois que l'homme s'abonne? ah! bien, oui, je t'en fiche! Pour peu qu'il ait trois pouces de terre, de quoi faire venir une douzaine de choux, ou des bois de quoi se faire un curedent, mon homme parle alors de la consolidation des propriétés, des impôts, des rentrées, des réparations, d'un tas de bêtises, et je dépense mon temps et ma salive en patriotisme. Mauvaise affaire! Généralement le Mouvement est mou. Je l'écris à ces messieurs. Ça me fait de la peine, rapport à mes opinions. Pour le Globe, autre engeance. Quand on parle de doctrines nouvelles aux gens qu'on croit susceptibles de donner dans ces godans-là, il semble qu'on leur parle de brûler leurs maisons. J'ai beau leur dire que c'est l'avenir, l'intérêt bien entendu, l'exploitation où rien ne se perd; qu'il y a bien assez long-temps que l'homme exploite l'homme, et que la femme est esclave, qu'il faut arriver à faire triompher la grande pensée providentielle et obtenir une coordonnation plus rationnelle de l'ordre social, enfin tout le tremblement de mes phrases... Ah! bien, oui, quand j'ouvre ces idées-là, les gens de province ferment leurs armoires, comme si je voulais leur emporter quelque chose, et ils me prient de m'en aller. Sont-ils bêtes ces canards-là! Le Globe est enfoncé. Je leur ai dit.—Vous êtes trop avancés; vous allez en avant, c'est bien; mais il faut des résultats, la province aime les résultats. Cependant j'ai encore fait cent Globes, et vu l'épaisseur de ces boules campagnardes, c'est un miracle. Mais je leur promets tant de belles choses, que je ne sais pas, ma parole d'honneur, comment les globules, globistes, globards ou globiens, feront pour les réaliser; mais comme ils m'ont dit qu'ils ordonneraient le monde infiniment mieux qu'il ne l'est, je vais de l'avant et prophétise à raison de dix francs par abonnement. Il y a un fermier qui a cru que ça concernait les terres, à cause du nom, et je l'ai enfoncé dans le Globe. Bah! il y mordra, c'est sûr, il a un front bombé, tous les fronts bombés sont idéologues. Ah! parlez-moi des Enfants! J'ai fait deux mille Enfants de Paris à Blois. Bonne petite affaire! Il n'y a pas tant de paroles à dire. Vous montrez la petite vignette à la mère en cachette de l'enfant pour que l'enfant veuille la voir; naturellement l'enfant la voit, il tire maman par sa robe jusqu'à ce qu'il ait son journal, parce que papa na son journal. La maman a une robe de vingt francs, et ne veut pas que son marmot la lui déchire; le journal ne coûte que six francs, il y a économie, l'abonnement déboule. Excellente chose, c'est un besoin réel, c'est placé entre la confiture et l'image, deux éternels besoins de l'enfance. Ils lisent déjà, les enragés d'enfants! Ici, j'ai eu, à la table d'hôte, une querelle à propos des journaux et de mes opinions. J'étais à manger tranquillement à côté d'un monsieur, en chapeau gris, qui lisait les Débats. Je me dis en moi-même:—Faut que j'essaie mon éloquence de tribune. En voilà un qui est pour la dynastie, je vais essayer de le cuire. Ce triomphe serait une fameuse assurance de mes talents ministériels. Et je me mets à l'ouvrage, en commençant par lui vanter son journal. Hein! c'était tiré de longueur. De fil en ruban, je me mets à dominer mon homme, en lâchant les phrases à quatre chevaux, les raisonnements en fa-dièze et toute la sacrée machine. Chacun m'écoutait, et je vis un homme qui avait du juillet dans les moustaches, près de mordre au Mouvement. Mais je ne sais pas comment j'ai laissé mal à propos échapper le mot ganache. Bah! voilà mon chapeau dynastique, mon chapeau gris, mauvais chapeau du reste, un Lyon moitié soie, moitié coton, qui prend le mors aux dents et se fâche. Moi je ressaisis mon grand air, tu sais, et je lui dis:—Ah! çà, monsieur, vous êtes un singulier pistolet. Si vous n'êtes pas content, je vous rendrai raison. Je me suis battu en Juillet.—Quoique père de famille, me dit-il, je suis prêt à...—Vous êtes père de famille, mon cher monsieur, lui répondis-je. Auriez-vous des enfants?—Oui, monsieur.—De onze ans?—A peu près.—Hé! bien, monsieur, le journal des Enfants va paraître: six francs par an, un numéro par mois, deux colonnes, rédigé par les sommités littéraires, un journal bien conditionné, papier solide, gravures dues aux crayons spirituels de nos meilleurs artistes, de véritables dessins des Indes et dont les couleurs ne passeront pas. Puis je lâche ma bordée. Voilà un père confondu! La querelle a fini par un abonnement.—Il n'y a que Gaudissart pour faire de ces tours-là! disait le petit criquet de Lamard à ce grand imbécile de Bulot en lui racontant la scène au café.
Je pars demain pour Amboise. Je ferai Amboise en deux jours, et t'écrirai maintenant de Tours, où je vais tenter de me mesurer avec les campagnes les plus incolores, sous le rapport intelligent et spéculatif. Mais, foi de Gaudissart! on les roulera! ils seront roulés! roulés! Adieu, ma petite, aime-moi toujours, et sois fidèle. La fidélité quand même est une des qualités de la femme libre. Qui est-ce qui t'embrasse sur les œils?
»Ton Félix, pour toujours.»
Cinq jours après, Gaudissart partit un matin de l'hôtel du Faisan où il logeait à Tours, et se rendit à Vouvray, canton riche et populeux dont l'esprit public lui parut susceptible d'être exploité. Monté sur son cheval, il trottait le long de la Levée, ne pensant pas plus à ses phrases qu'un acteur ne pense au rôle qu'il a joué cent fois. L'illustre Gaudissart allait, admirant le paysage, et marchait insoucieusement, sans se douter que dans les joyeuses vallées de Vouvray périrait son infaillibilité commerciale.
Ici, quelques renseignements sur l'esprit public de la Touraine deviennent nécessaires. L'esprit conteur, rusé, goguenard, épigrammatique dont, à chaque page, est empreinte l'œuvre de Rabelais, exprime fidèlement l'esprit tourangeau, esprit fin, poli comme il doit l'être dans un pays où les Rois de France ont, pendant long-temps, tenu leur cour; esprit ardent, artiste, poétique, voluptueux, mais dont les dispositions premières s'abolissent promptement. La mollesse de l'air, la beauté du climat, une certaine facilité d'existence et la bonhomie des mœurs y étouffent bientôt le sentiment des arts, y rétrécissent le plus vaste cœur, y corrodent la plus tenace des volontés. Transplantez le Tourangeau, ses qualités se développent et produisent de grandes choses, ainsi que l'ont prouvé, dans les sphères d'activité les plus diverses, Rabelais et Semblançay; Plantin l'imprimeur, et Descartes; Boucicault, le Napoléon de son temps, et Pinaigrier qui peignit la majeure partie des vitraux dans les cathédrales, puis Verville et Courier. Ainsi le Tourangeau, si remarquable au dehors, chez lui demeure comme l'Indien sur sa natte, comme le Turc sur son divan. Il emploie son esprit à se moquer du voisin, à se réjouir, et arrive au bout de la vie, heureux. La Touraine est la véritable abbaye de Thélême, si vantée dans le livre de Gargantua; il s'y trouve, comme dans l'œuvre du poète, de complaisantes religieuses, et la bonne chère tant célébrée par Rabelais y trône. Quant à la fainéantise, elle est sublime et admirablement exprimée par ce dicton populaire:—Tourangeau, veux-tu de la soupe?—Oui.—Apporte ton écuelle?—Je n'ai plus faim. Est-ce à la joie du vignoble, est-ce à la douceur harmonieuse des plus beaux paysages de la France, est-ce à la tranquillité d'un pays où jamais ne pénètrent les armes de l'étranger, qu'est dû le mol abandon de ces faciles et douces mœurs. A ces questions, nulle réponse. Allez dans cette Turquie de la France, vous y resterez paresseux, oisif, heureux. Fussiez-vous ambitieux comme l'était Napoléon, ou poète comme l'était Byron, une force inouïe, invincible vous obligerait à garder vos poésies pour vous, et à convertir en rêves vos projets ambitieux.
L'Illustre Gaudissart devait rencontrer là, dans Vouvray, l'un de ces railleurs indigènes dont les moqueries ne sont offensives que par la perfection même de la moquerie, et avec lequel il eut à soutenir une cruelle lutte. A tort ou à raison, les Tourangeaux aiment beaucoup à hériter de leurs parents. Or, la doctrine de Saint-Simon y était alors particulièrement prise en haine et vilipendée; mais comme on prend en haine, comme on vilipende en Touraine, avec un dédain et une supériorité de plaisanterie digne du pays des bons contes et des tours joués aux voisins, esprit qui s'en va de jour en jour devant ce que lord Byron a nommé le cant anglais.
Pour son malheur, après avoir débarqué au Soleil-d'Or, auberge tenue par Mitouflet, un ancien grenadier de la Garde impériale, qui avait épousé une riche vigneronne, et auquel il confia solennellement son cheval, Gaudissart alla chez le malin de Vouvray, le boute-en-train du bourg, le loustic obligé par son rôle et par sa nature à maintenir son endroit en liesse. Ce Figaro campagnard, ancien teinturier, jouissait de sept à huit mille livres de rente, d'une jolie maison assise sur le coteau, d'une petite femme grassouillette, d'une santé robuste. Depuis dix ans, il n'avait plus que son jardin et sa femme à soigner, sa fille à marier, sa partie à faire le soir, à connaître de toutes les médisances qui relevaient de sa juridiction, à entraver les élections, guerroyer avec les gros propriétaires et organiser de bons dîners; à trotter sur la levée, aller voir ce qui se passait à Tours et tracasser le curé; enfin, pour tout drame, attendre la vente d'un morceau de terre enclavé dans ses vignes. Bref, il menait la vie tourangelle, la vie de petite ville à la campagne. Il était d'ailleurs la notabilité la plus imposante de la bourgeoisie, le chef de la petite propriété jalouse, envieuse, ruminant et colportant contre l'aristocratie les médisances, les calomnies avec bonheur, rabaissant tout à son niveau, ennemie de toutes les supériorités, les méprisant même avec le calme admirable de l'ignorance. Monsieur Vernier, ainsi se nommait ce petit grand personnage du bourg, achevait de déjeuner, entre sa femme et sa fille, lorsque Gaudissart se présenta dans la salle par les fenêtres de laquelle se voyaient la Loire et le Cher, une des plus gaies salles à manger du pays.
—Est-ce à monsieur Vernier lui-même... dit le Voyageur en pliant avec tant de grâce sa colonne vertébrale qu'elle semblait élastique.
—Oui, monsieur, répondit le malin teinturier en l'interrompant et lui jetant un regard scrutateur par lequel il reconnut aussitôt le genre d'homme auquel il avait affaire.
—Je viens, monsieur, reprit Gaudissart, réclamer le concours de vos lumières pour me diriger dans ce canton où Mitouflet m'a dit que vous exerciez la plus grande influence. Monsieur, je suis envoyé dans les départements pour une entreprise de la plus haute importance, formée par des banquiers qui veulent...
—Qui veulent nous tirer des carottes, dit en riant Vernier habitué jadis à traiter avec le Commis-Voyageur et à le voir venir.
—Positivement, répondit avec insolence l'Illustre Gaudissart. Mais vous devez savoir, monsieur, puisque vous avez un tact si fin, qu'on ne peut tirer de carottes aux gens qu'autant qu'ils trouvent quelque intérêt à se les laisser tirer. Je vous prie donc de ne pas me confondre avec les vulgaires Voyageurs qui fondent leur succès sur la ruse ou sur l'importunité. Je ne suis plus Voyageur, je le fus, monsieur, je m'en fais gloire. Mais aujourd'hui j'ai une mission de la plus haute importance et qui doit me faire considérer par les esprits supérieurs, comme un homme qui se dévoue à éclairer son pays. Daignez m'écouter, monsieur, et vous verrez que vous aurez gagné beaucoup dans la demi-heure de conversation que j'ai l'honneur de vous prier de m'accorder. Les plus célèbres banquiers de Paris ne se sont pas mis fictivement dans cette affaire comme dans quelques-unes de ces honteuses spéculations que je nomme, moi, des ratières; non, non, ce n'est plus cela; je ne me chargerais pas, moi, de colporter de semblables attrape-nigauds. Non, monsieur, les meilleures et les plus respectables maisons de Paris sont dans l'entreprise, et comme intéressées et comme garantie...
Là Gaudissart déploya la rubannerie de ses phrases, et monsieur Vernier le laissa continuer en l'écoutant avec un apparent intérêt qui trompa Gaudissart. Mais, au seul mot de garantie, Vernier avait cessé de faire attention à la rhétorique du Voyageur, il pensait à lui jouer quelque bon tour, afin de délivrer de ces espèces de chenilles parisiennes, un pays à juste titre nommé barbare par les spéculateurs qui ne peuvent y mordre.
En haut d'une délicieuse vallée, nommée la Vallée Coquette, à cause de ses sinuosités, de ses courbes qui renaissent à chaque pas, et paraissent plus belles à mesure que l'on s'y avance, soit qu'on en monte ou qu'on en descende le joyeux cours, demeurait dans une petite maison entourée d'un clos de vignes, un homme à peu près fou, nommé Margaritis. D'origine italienne, Margaritis était marié, n'avait point d'enfant, et sa femme le soignait avec un courage généralement apprécié. Madame Margaritis courait certainement des dangers près d'un homme qui, entre autres manies, voulait porter sur lui deux couteaux à longue lame, avec lesquels il la menaçait parfois. Mais qui ne connaît l'admirable dévouement avec lequel les gens de province se consacrent aux êtres souffrants, peut-être à cause du déshonneur qui attend une bourgeoise si elle abandonne son enfant ou son mari aux soins publics de l'hôpital? Puis, qui ne connaît aussi la répugnance qu'ont les gens de province à payer la pension de cent louis ou de mille écus exigée à Charenton, ou par les Maisons de Santé? Si quelqu'un parlait à madame Margaritis des docteurs Dubuisson, Esquirol, Blanche ou autres, elle préférait avec une noble indignation garder ses trois mille francs en gardant le bonhomme. Les incompréhensibles volontés que dictait la folie à ce bonhomme se trouvant liées au dénoûment de cette aventure, il est nécessaire d'indiquer les plus saillantes. Margaritis sortait aussitôt qu'il pleuvait à verse, et se promenait, la tête nue, dans ses vignes. Au logis, il demandait à tout moment le journal; pour le contenter, sa femme ou sa servante lui donnait un vieux journal d'Indre-et-Loire; et depuis sept ans, il ne s'était point encore aperçu qu'il lisait toujours le même numéro. Peut-être un médecin n'eût-il pas observé, sans intérêt, le rapport qui existait entre la recrudescence des demandes de journal et les variations atmosphériques. La plus constante occupation de ce fou consistait à vérifier l'état du ciel, relativement à ses effets sur la vigne. Ordinairement, quand sa femme avait du monde, ce qui arrivait presque tous les soirs, les voisins ayant pitié de sa situation, venaient jouer chez elle au boston; Margaritis restait silencieux, se mettait dans un coin, et n'en bougeait point; mais quand dix heures sonnaient à son horloge enfermée dans une grande armoire oblongue, il se levait au dernier coup avec la précision mécanique des figures mises en mouvement par un ressort dans les châsses des joujoux allemands, il s'avançait lentement jusqu'aux joueurs, leur jetait un regard assez semblable au regard automatique des Grecs et des Turcs exposés sur le boulevard du Temple à Paris, et leur disait:—Allez-vous-en! A certaines époques, cet homme recouvrait son ancien esprit, et donnait alors à sa femme d'excellents conseils pour la vente de ses vins; mais alors il devenait extrêmement tourmentant, il volait dans les armoires des friandises et les dévorait en cachette. Quelquefois, quand les habitués de la maison entraient, il répondait à leurs demandes avec civilité, mais le plus souvent il leur disait les choses les plus incohérentes. Ainsi, à une dame qui lui demandait:—Comment vous sentez-vous aujourd'hui, monsieur Margaritis?—Je me suis fait la barbe, et vous?... lui répondait-il.—Êtes-vous mieux, monsieur? lui demandait une autre.—Jérusalem! Jérusalem! répondait-il. Mais la plupart du temps il regardait ses hôtes d'un air stupide, sans mot dire, et sa femme leur disait alors:—Le bonhomme n'entend rien aujourd'hui. Deux ou trois fois en cinq ans, il lui arriva, toujours vers l'équinoxe, de se mettre en fureur à cette observation, de tirer son couteau et de crier:—Cette garce me déshonore. D'ailleurs, il buvait, mangeait, se promenait comme eût fait un homme en parfaite santé. Aussi chacun avait-il fini par ne pas lui accorder plus de respect ni d'attention que l'on n'en a pour un gros meuble. Parmi toutes ses bizarreries, il y en avait une dont personne n'avait pu découvrir le sens; car, à la longue, les esprits forts du pays avaient fini par commenter et expliquer les actes les plus déraisonnables de ce fou. Il voulait toujours avoir un sac de farine au logis, et garder deux pièces de vin de sa récolte, sans permettre qu'on touchât à la farine ni au vin. Mais quand venait le mois de juin, il s'inquiétait de la vente du sac et des deux pièces de vin avec toute la sollicitude d'un fou. Presque toujours madame Margaritis lui disait alors avoir vendu les deux poinçons à un prix exorbitant, et lui en remettait l'argent qu'il cachait, sans que ni sa femme, ni sa servante eussent pu, même en le guettant, découvrir où était la cachette.
La veille du jour où Gaudissart vint à Vouvray, madame Margaritis éprouva plus de peine que jamais à tromper son mari dont la raison semblait revenue.
—Je ne sais en vérité comment se passera pour moi la journée de demain, avait-elle dit à madame Vernier. Figurez-vous que le bonhomme a voulu voir ses deux pièces de vin. Il m'a si bien fait endêver (mot du pays) pendant toute la journée, qu'il a fallu lui montrer deux poinçons pleins. Notre voisin Pierre Champlain avait heureusement deux pièces qu'il n'a pas pu vendre; et à ma prière, il les a roulées dans notre cellier. Ah! çà, ne voilà-t-il pas que le bonhomme, depuis qu'il a vu les poinçons, prétend les brocanter lui-même?
Madame Vernier venait de confier à son mari l'embarras où se trouvait madame Margaritis un moment avant l'arrivée de Gaudissart. Au premier mot du Commis-Voyageur, Vernier se proposa de le mettre aux prises avec le bonhomme Margaritis.
—Monsieur, répondit l'ancien teinturier quand l'Illustre Gaudissart eut lâché sa première bordée, je ne vous dissimulerai pas les difficultés que doit rencontrer ici votre entreprise. Notre pays est un pays qui marche à la grosse suo modo, un pays où jamais une idée nouvelle ne prendra. Nous vivons comme vivaient nos pères, en nous amusant à faire quatre repas par jour, en nous occupant à cultiver nos vignes et à bien placer nos vins. Pour tout négoce nous tâchons bonifacement de vendre les choses plus cher qu'elles ne coûtent. Nous resterons dans cette ornière-là sans que ni Dieu ni diable puisse nous en sortir. Mais je vais vous donner un bon conseil, et un bon conseil vaut un œil dans la main. Nous avons dans le bourg un ancien banquier dans les lumières duquel j'ai, moi particulièrement, la plus grande confiance; et, si vous obtenez son suffrage, j'y joindrai le mien. Si vos propositions constituent des avantages réels, si nous en sommes convaincus, à la voix de monsieur Margaritis qui entraîne la mienne, il se trouve à Vouvray vingt maisons riches dont toutes les bourses s'ouvriront et prendront votre vulnéraire.
En entendant le nom du fou, madame Vernier leva la tête et regarda son mari.
—Tenez, précisément, ma femme a, je crois, l'intention de faire une visite à madame Margaritis, chez laquelle elle doit aller avec une de nos voisines. Attendez un moment, ces dames vous y conduiront.—Tu iras prendre madame Fontanieu, dit le vieux teinturier en guignant sa femme.
Indiquer la commère la plus rieuse, la plus éloquente, la plus grande goguenarde du pays, n'était-ce pas dire à madame Vernier de prendre des témoins pour bien observer la scène qui allait avoir lieu entre le Commis-Voyageur et le fou, afin d'en amuser le bourg pendant un mois? Monsieur et madame Vernier jouèrent si bien leur rôle que Gaudissart ne conçut aucune défiance, et donna pleinement dans le piége; il offrit galamment le bras à madame Vernier, et crut avoir fait, pendant le chemin, la conquête des deux dames, avec lesquelles il fut étourdissant d'esprit, de pointes et de calembours incompris.
La maison du prétendu banquier était située à l'endroit où commence la Vallée Coquette. Ce logis, appelé La Fuye, n'avait rien de bien remarquable. Au rez-de-chaussée se trouvait un grand salon boisé, de chaque côté duquel était une chambre à coucher, celle du bonhomme et celle de sa femme. On entrait dans le salon par un vestibule qui servait de salle à manger, et auquel communiquait la cuisine. Ce rez-de-chaussée, dénué de l'élégance extérieure qui distingue les plus humbles maisons en Touraine, était couronné par des mansardes auxquelles on montait par un escalier bâti en dehors de la maison, appuyé sur un des pignons et couvert d'un appentis. Un petit jardin, plein de soucis, de seringas, de sureaux, séparait l'habitation des clos. Autour de la cour, s'élevaient les bâtiments nécessaires à l'exploitation des vignes.
Assis dans son salon, près d'une fenêtre, sur un fauteuil en velours d'Utrecht jaune, Margaritis ne se leva point en voyant entrer les deux dames et Gaudissart, il pensait à vendre ses deux pièces de vin. C'était un homme sec, dont le crâne chauve par devant, garni de cheveux rares par derrière, avait une conformation piriforme. Ses yeux enfoncés, surmontés de gros sourcils noirs et fortement cernés; son nez en lame de couteau; ses os maxillaires saillants, et ses joues creuses; ses lignes généralement oblongues, tout, jusqu'à son menton démesurément long et plat, contribuait à donner à sa physionomie un air étrange, celui d'un vieux professeur de rhétorique ou d'un chiffonnier.
—Monsieur Margaritis, lui dit madame Vernier, allons, remuez-vous donc! Voilà un monsieur que mon mari vous envoie, il faut l'écouter avec attention. Quittez vos calculs de mathématiques, et causez avec lui.
En entendant ces paroles, le fou se leva, regarda Gaudissart, lui fit signe de s'asseoir, et lui dit:—Causons, monsieur.
Les trois femmes allèrent dans la chambre de madame Margaritis, en laissant la porte ouverte, afin de tout entendre et de pouvoir intervenir au besoin. A peine furent-elles installées que monsieur Vernier arriva doucement par le clos, se fit ouvrir la fenêtre, et entra sans bruit.
—Monsieur, dit Gaudissart, a été dans les affaires....
—Publiques, répondit Margaritis en l'interrompant. J'ai pacifié la Calabre sous le règne du roi Murat.
—Tiens, il est allé en Calabre maintenant! dit à voix basse monsieur Vernier.
—Oh! alors, reprit Gaudissart, nous nous entendrons parfaitement.
—Je vous écoute, répondit Margaritis en prenant le maintien d'un homme qui pose pour son portrait chez un peintre.
—Monsieur, dit Gaudissart en faisant tourner la clef de sa montre à laquelle il ne cessa d'imprimer par distraction un mouvement rotatoire et périodique dont s'occupa beaucoup le fou et qui contribua peut-être à le faire tenir tranquille, monsieur, si vous n'étiez pas un homme supérieur... (Ici le fou s'inclina.) Je me contenterais de vous chiffrer matériellement les avantages de l'affaire, dont les motifs psychologiques valent la peine de vous être exposés. Écoutez! De toutes les richesses sociales, le temps n'est-il pas la plus précieuse; et, l'économiser, n'est-ce pas s'enrichir? Or, y a-t-il rien qui consomme plus de temps dans la vie que les inquiétudes sur ce que j'appelle le pot au feu, locution vulgaire, mais qui pose nettement la question? Y a-t-il aussi rien qui mange plus de temps que le défaut de garantie à offrir à ceux auxquels vous demandez de l'argent, quand, momentanément pauvre, vous êtes riche d'espérance?
—De l'argent, nous y sommes, dit Margaritis.
—Eh! bien, monsieur, je suis envoyé dans les Départements par une compagnie de banquiers et de capitalistes, qui ont aperçu la perte énorme que font ainsi, en temps et conséquemment en intelligence ou en activité productive, les hommes d'avenir. Or, nous avons eu l'idée de capitaliser à ces hommes ce même avenir, de leur escompter leurs talents, en leur escomptant quoi?... le temps dito, et d'en assurer la valeur à leurs héritiers. Il ne s'agit plus là d'économiser le temps, mais de lui donner un prix, de le chiffrer, d'en représenter pécuniairement les produits que vous présumez en obtenir dans cet espace intellectuel, en représentant les qualités morales dont vous êtes doué et qui sont, monsieur, des forces vives, comme une chute d'eau, comme une machine à vapeur de trois, dix, vingt, cinquante chevaux. Ah! ceci est un progrès, un mouvement vers un meilleur ordre de choses, mouvement dû à l'activité de notre époque, essentiellement progressive, ainsi que je vous le prouverai, quand nous en viendrons aux idées d'une plus logique coordonnation des intérêts sociaux. Je vais m'expliquer par des exemples sensibles. Je quitte le raisonnement purement abstrait, ce que nous nommons, nous autres, la mathématique des idées. Au lieu d'être un propriétaire vivant de vos rentes, vous êtes un peintre, un musicien, un artiste, un poète...
—Je suis peintre, dit le fou en manière de parenthèse.
—Eh! bien, soit, puisque vous comprenez bien ma métaphore, vous êtes peintre, vous avez un bel avenir, un riche avenir. Mais je vais plus loin...
En entendant ces mots, le fou examina Gaudissart d'un air inquiet pour voir s'il voulait sortir, et ne se rassura qu'en l'apercevant toujours assis.
—Vous n'êtes même rien du tout, dit Gaudissart en continuant, mais vous vous sentez...
—Je me sens, dit le fou.
—Vous vous dites: Moi, je serai ministre. Eh! bien, vous peintre, vous artiste, homme de lettres, vous ministre futur, vous chiffrez vos espérances, vous les taxez, vous vous tarifez je suppose à cent mille écus...
—Vous m'apportez donc cent mille écus? dit le fou.
—Oui, monsieur, vous allez voir. Ou vos héritiers les palperont nécessairement si vous venez à mourir, puisque l'entreprise s'engage à les leur compter, ou vous les touchez par vos travaux d'art, par vos heureuses spéculations si vous vivez. Si vous vous êtes trompé, vous pouvez même recommencer. Mais, une fois que vous avez, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, fixé le chiffre de votre capital intellectuel, car c'est un capital intellectuel, saisissez bien ceci, intellectuel.
—Je comprends, dit le fou.
—Vous signez un contrat d'Assurance avec l'administration qui vous reconnaît une valeur de cent mille écus, à vous peintre...
—Je suis peintre, dit le fou.
—Non, reprit Gaudissart, à vous musicien, à vous ministre, et s'engage à les payer à votre famille, à vos héritiers; si, par votre mort, les espérances, le pot au feu fondé sur le capital intellectuel venait à être renversé. Le payement de la prime suffit à consolider ainsi votre...
—Votre caisse, dit le fou en l'interrompant.
—Mais, naturellement, monsieur. Je vois que monsieur a été dans les affaires.
—Oui, dit le fou, j'ai fondé la Banque Territoriale de la rue des Fossés-Montmartre, à Paris, en 1798.
—Car, reprit Gaudissart, pour payer les capitaux intellectuels, que chacun se reconnaît et s'attribue, ne faut-il pas que la généralité des Assurés donne une certaine prime, trois pour cent, une annuité de trois pour cent? Ainsi, par le payement d'une faible somme, d'une misère, vous garantissez votre famille des suites fâcheuses de votre mort.
—Mais je vis, dit le fou.
—Ah! si vous vivez long-temps! voilà l'objection la plus communément faite, objection vulgaire, et vous comprenez que si nous ne l'avions pas prévue, foudroyée, nous ne serions pas dignes d'être... quoi?... que sommes-nous, après tout? les teneurs de livres du grand bureau des intelligences. Monsieur, je ne dis pas cela pour vous, mais je rencontre partout des gens qui ont la prétention d'apprendre quelque chose de nouveau, de révéler un raisonnement quelconque à des gens qui ont pâli sur une affaire!... ma parole d'honneur, cela fait pitié. Mais le monde est comme ça, je n'ai pas la prétention de le réformer. Votre objection, monsieur, est un non-sens...
—Quèsaco? dit Margaritis.
—Voici pourquoi. Si vous vivez et que vous ayez les moyens évalués dans votre charte d'assurance contre les chances de la mort, suivez bien...
—Je suis.
—Eh! bien, vous avez réussi dans vos entreprises! vous avez dû réussir précisément à cause de ladite charte d'assurance; car vous avez doublé vos chances de succès en vous débarrassant de toutes les inquiétudes que l'on a quand on traîne avec soi une femme, des enfants que notre mort peut réduire à la plus affreuse misère. Si vous êtes arrivé, vous avez alors touché le capital intellectuel, pour lequel l'Assurance a été une bagatelle, une vraie bagatelle, une pure bagatelle.
—Excellente idée!
—N'est-ce pas, monsieur? reprit Gaudissart. Je nomme cette Caisse de bienfaisance, moi, l'Assurance mutuelle contre la misère!... ou, si vous voulez, l'escompte du talent. Car le talent, monsieur, le talent est une lettre de change que la Nature donne à l'homme de génie, et qui se trouve souvent à bien longue échéance... hé! hé!
—Oh! la belle usure! s'écria Margaritis.
—Eh! diable! il est fin, le bonhomme. Je me suis trompé, pensa Gaudissart. Il faut que je domine mon homme par de plus hautes considérations, par ma blague numéro 1.—Du tout, monsieur, s'écria Gaudissart à haute voix, pour vous qui...
—Accepteriez-vous un verre de vin? demanda Margaritis.
—Volontiers, répondit Gaudissart.
—Ma femme, donne-nous donc une bouteille du vin dont il nous reste deux pièces.—Vous êtes ici dans la tête de Vouvray, dit le bonhomme en montrant ses vignes à Gaudissart. Le clos Margaritis?
La servante apporta des verres et une bouteille de vin de l'année 1819. Le bonhomme Margaritis en versa précieusement dans un verre, et le présenta solennellement à Gaudissart qui le but.
—Mais vous m'attrapez, monsieur, dit le Commis-Voyageur, ceci est du vin de Madère, vrai vin de Madère.
—Je le crois bien dit le fou. L'inconvénient du vin de Vouvray, monsieur, est de ne pouvoir se servir ni comme vin ordinaire, ni comme vin d'entremets; il est trop généreux, trop fort; aussi vous le vend-on à Paris pour du vin de Madère en le teignant d'eau-de-vie. Notre vin est si liquoreux que beaucoup de marchands de Paris, quand notre récolte n'est pas assez bonne pour la Hollande et la Belgique, nous achètent nos vins; ils les coupent avec les vins des environs de Paris, et en font alors des vins de Bordeaux. Mais ce que vous buvez en ce moment, mon cher et très-aimable monsieur, est un vin de roi, la tête de Vouvray. J'en ai deux pièces, rien que deux pièces. Les gens qui aiment les grands vins, les hauts vins, et qui veulent servir sur leurs tables des qualités en dehors du commerce, comme plusieurs maisons de Paris qui ont de l'amour-propre pour leurs vins, se font fournir directement par nous. Connaissez-vous quelques personnes qui...
—Revenons à notre affaire, dit Gaudissart.
—Nous y sommes, monsieur, reprit le fou. Mon vin est capiteux, capiteux s'accorde avec capital en étymologie; or, vous parlez capitaux... hein? caput, tête! tête de Vouvray, tout cela se tient...
—Ainsi donc, dit Gaudissart, ou vous avez réalisé vos capitaux intellectuels...
—J'ai réalisé, monsieur. Voudriez-vous donc de mes deux pièces? je vous en arrangerais bien pour les termes.
—Non, je parle dit l'illustre Gaudissart, de l'Assurance des capitaux intellectuels et des opérations sur la vie. Je reprends mon raisonnement.
Le fou se calma, reprit sa pose et regarda Gaudissart.
—Je dis, monsieur, que si vous mourez, le capital se paye à votre famille sans difficulté.
—Sans difficulté.
—Oui, pourvu qu'il n'y ait pas suicide...
—Matière à chicane.
—Non, monsieur. Vous le savez, le suicide est un de ces actes toujours faciles à constater.
—En France, dit le fou. Mais...
—Mais à l'étranger, dit Gaudissart. Eh! bien, monsieur pour terminer sur ce point, je vous dirai que la simple mort à l'étranger et la mort sur le champ de bataille sont en dehors de...
—Qu'assurez-vous donc alors?... rien du tout! s'écria Margaritis. Moi, ma Banque Territoriale reposait sur...
—Rien du tout, monsieur?... s'écria Gaudissart en interrompant le bonhomme. Rien du tout?... et la maladie, et les chagrins, et la misère et les passions? Mais ne nous jetons pas dans les cas exceptionnels.
—Non, n'allons pas dans ces cas-là, dit le fou.
—Que résulte-t-il de cette affaire? s'écria Gaudissart. A vous banquier, je vais chiffrer nettement le produit. Un homme existe, a un avenir, il est bien mis, il vit de son art, il a besoin d'argent, il en demande... néant. Toute la civilisation refuse de la monnaie à cet homme qui domine en pensée la civilisation, et doit la dominer un jour par le pinceau, par le ciseau, par la parole, par une idée, par un système. Atroce civilisation! elle n'a pas de pain pour ses grands hommes qui lui donnent son luxe; elle ne les nourrit que d'injures et de moqueries, cette gueuse dorée!... L'expression est forte, mais je ne la rétracte point. Ce grand homme incompris vient alors chez nous, nous le réputons grand homme, nous le saluons avec respect, nous l'écoutons et il nous dit: «Messieurs de l'Assurance sur les capitaux, ma vie vaut tant; sur mes produits je vous donnerai tant pour cent!...» Eh! bien, que faisons-nous?... Immédiatement, sans jalousie, nous l'admettons au superbe festin de la civilisation comme un puissant convive...
—Il faut du vin alors... dit le fou.
—Comme un puissant convive. Il signe sa Police d'Assurance, il prend nos chiffons de papier, nos misérables chiffons, qui, vils chiffons, ont néanmoins plus de force que n'en avait son génie. En effet, s'il a besoin d'argent, tout le monde, sur le vu de sa charte, lui prête de l'argent. A la Bourse, chez les banquiers, partout, et même chez les usuriers, il trouve de l'argent parce qu'il offre des garanties. Eh! bien, monsieur, n'était-ce pas une lacune à combler dans le système social? Mais, monsieur, ceci n'est qu'une partie des opérations entreprises par la Société sur la vie. Nous assurons les débiteurs, moyennant un autre système de primes. Nous offrons des intérêts viagers à un taux gradué d'après l'âge, sur une échelle infiniment plus avantageuse que ne l'ont été jusqu'à présent les tontines, basées sur des tables de mortalité reconnues fausses. Notre Société opérant sur des masses, les rentiers viagers n'ont pas à redouter les pensées qui attristent leurs vieux jours, déjà si tristes par eux-mêmes; pensées qui les attendent nécessairement quand un particulier leur a pris de l'argent à rente viagère. Vous le voyez, monsieur, chez nous la vie a été chiffrée dans tous les sens...
—Sucée par tous les bouts, dit le bonhomme; mais buvez un verre de vin, vous le méritez bien. Il faut vous mettre du velours sur l'estomac, si vous voulez entretenir convenablement votre margoulette. Monsieur, le vin de Vouvray, bien conservé, c'est un vrai velours.
—Que pensez-vous de cela? dit Gaudissart en vidant son verre.
—Cela est très-beau, très-neuf, très-utile; mais j'aime mieux les escomptes de valeurs territoriales qui se faisaient à ma banque de la rue des Fossés-Montmartre.
—Vous avez parfaitement raison, monsieur, répondit Gaudissart; mais cela est pris, c'est repris, c'est fait et refait. Nous avons maintenant la caisse Hypothécaire qui prête sur les propriétés et fait en grand le réméré. Mais n'est-ce pas une petite idée en comparaison de celle de solidifier les espérances! solidifier les espérances, coaguler, financièrement parlant, les désirs de fortune de chacun, lui en assurer la réalisation! Il a fallu notre époque, monsieur, époque de transition, de transition et de progrès tout à la fois!
—Oui, de progrès, dit le fou. J'aime le progrès, surtout celui qui fait faire à la vigne un bon temps...
—Le temps, reprit Gaudissart sans entendre la phrase de Margaritis, le Temps, monsieur, mauvais journal. Si vous le lisez, je vous plains...
—Le journal! dit Margaritis, je crois bien, je suis passionné pour les journaux.—Ma femme! ma femme! où est le journal? cria-t-il en se tournant vers la chambre.
—Hé! bien, monsieur, si vous vous intéressez aux journaux, nous sommes faits pour nous entendre.
—Oui; mais avant d'entendre le journal, avouez-moi que vous trouvez ce vin...
—Délicieux, dit Gaudissart.
—Allons, achevons à nous deux la bouteille. Le fou se versa deux doigts de vin dans son verre et remplit celui de Gaudissart.—Hé! bien, monsieur, j'ai deux pièces de ce vin-là. Si vous le trouvez bon et que vous vouliez vous en arranger...
—Précisément, dit Gaudissart, les Pères de la Foi Saint-Simonienne m'ont prié de leur expédier les denrées que je... Mais parlons de leur grand et beau journal? Vous qui comprenez bien l'affaire des capitaux, et qui me donnerez votre aide pour la faire réussir dans ce canton...
—Volontiers, dit Margaritis, si...
—J'entends, si je prends votre vin. Mais il est très-bon, votre vin, monsieur, il est incisif.
—On en fait du vin de Champagne, il y a un monsieur, un Parisien qui vient en faire ici, à Tours.
—Je le crois, monsieur. Le Globe dont vous avez entendu parler...
—Je l'ai souvent parcouru, dit Margaritis.
—J'en étais sûr, dit Gaudissart. Monsieur, vous avez une tête puissante, une caboche que ces messieurs nomment la tête chevaline: y a du cheval dans la tête de tous les grands hommes. Or, on peut être un beau génie et vivre ignoré. C'est une farce qui arrive assez généralement à ceux qui, malgré leurs moyens, restent obscurs, et qui a failli être le cas du grand Saint-Simon, et celui de M. Vico, homme fort qui commence à se pousser. Il va bien, Vico! J'en suis content. Ici nous entrons dans la théorie et la formule nouvelle de l'Humanité. Attention, monsieur...
—Attention, dit le fou.
—L'exploitation de l'homme par l'homme aurait dû cesser, monsieur, du jour où Christ, je ne dis pas Jésus-Christ, je dis Christ, est venu proclamer l'égalité des hommes devant Dieu. Mais cette égalité n'a-t-elle pas été jusqu'à présent la plus déplorable chimère. Or, Saint-Simon est le complément de Christ. Christ a fait son temps.
—Il est donc libéré? dit Margaritis.
—Il a fait son temps comme le libéralisme. Maintenant, il y a quelque chose de plus fort en avant de nous, c'est la nouvelle foi, c'est la production libre, individuelle, une coordination sociale qui fasse que chacun reçoive équitablement son salaire social suivant son œuvre, et ne soit plus exploité par des individus qui, sans capacité, font travailler tous au profit d'un seul; de là la doctrine...
—Que faites-vous des domestiques? demanda Margaritis.
—Ils restent domestiques, monsieur, s'ils n'ont que la capacité d'être domestiques.
—Hé! bien, à quoi bon la doctrine?
—Oh! pour en juger, monsieur, il faut vous mettre au point de vue très-élevé d'où vous pouvez embrasser clairement un aspect général de l'Humanité. Ici, nous entrons en plein Ballanche! Connaissez-vous monsieur Ballanche?
—Nous ne faisons que de ça! dit le fou qui entendit de la planche.
—Bon, reprit Gaudissart. Eh! bien, si le spectacle palingénésique des transformations successives du Globe spiritualisé vous touche, vous transporte, vous émeut; eh! bien, mon cher monsieur, le journal le Globe, bon nom qui en exprime nettement la mission, le Globe est le cicerone qui vous expliquera tous les matins les conditions nouvelles dans lesquelles s'accomplira, dans peu de temps, le changement politique et moral du monde.
—Quèsaco! dit le bonhomme.
—Je vais vous faire comprendre le raisonnement par une image, reprit Gaudissart. Si, enfants, nos bonnes nous ont menés chez Séraphin, ne faut-il pas, à nous vieillards, les tableaux de l'avenir? Ces messieurs...
—Boivent-ils du vin?
—Oui, monsieur. Leur maison est montée, je puis le dire, sur un excellent pied, un pied prophétique: beaux salons, toutes les sommités, grandes réceptions.
—Eh! bien, dit le fou, les ouvriers qui démolissent ont bien autant besoin de vin que ceux qui bâtissent.
—A plus forte raison, monsieur, quand on démolit d'une main et qu'on reconstruit de l'autre, comme le font les apôtres du Globe.
—Alors il leur faut du vin, du vin de Vouvray, les deux pièces qui me restent, trois cents bouteilles, pour cent francs, bagatelle.
—A combien cela met-il la bouteille? dit Gaudissart en calculant. Voyons? il y a le port, l'entrée, nous n'arrivons pas à sept sous; mais ce serait une bonne affaire. Ils payent tous les autres vins plus cher. (Bon, je tiens mon homme, se dit Gaudissart; tu veux me vendre du vin dont j'ai besoin, je vais te dominer.)—Eh! bien, monsieur, reprit-il, des hommes qui disputent sont bien près de s'entendre. Parlons franchement, vous avez une grande influence sur ce canton?
—Je le crois, dit le fou. Nous sommes la tête de Vouvray.
—Hé! bien, vous avez parfaitement compris l'entreprise des capitaux intellectuels?
—Parfaitement.
—Vous avez mesuré toute la portée du Globe?
—Deux fois... à pied.
Gaudissart n'entendit pas, parce qu'il restait dans le milieu de ses pensées et s'écoutait lui-même en homme sûr de triompher.
—Or, eu égard à la situation où vous êtes, je comprends que vous n'ayez rien à assurer à l'âge où vous êtes arrivé. Mais, monsieur, vous pouvez faire assurer les personnes qui, dans le canton, soit par leur valeur personnelle, soit par la position précaire de leurs familles, voudraient se faire un sort. Donc, en prenant un abonnement au Globe, et en m'appuyant de votre autorité dans le Canton pour le placement des capitaux en rente viagère, car on affectionne le viager en province; eh! bien, nous pourrons nous entendre relativement aux deux pièces de vin. Prenez-vous le Globe?
—Je vais sur le Globe.
—M'appuyez-vous près des personnes influentes du canton?
—J'appuie...
—Et...
—Et...
—Et je... Mais vous prenez un abonnement au Globe.
—Le Globe, bon journal, dit le fou, journal viager.
—Viager, monsieur?... Eh! oui, vous avez raison, il est plein de vie, de force, de science, bourré de science, bien conditionné, bien imprimé, bon teint, feutré. Ah! ce n'est pas de la camelote, du colifichet, du papillotage, de la soie qui se déchire quand on la regarde; c'est foncé, c'est des raisonnements que l'on peut méditer à son aise et qui font passer le temps très-agréablement au fond d'une campagne.
—Cela me va, répondit le fou.
—Le Globe coûte une bagatelle, quatre-vingts francs.
—Cela ne me va plus, dit le bonhomme.
—Monsieur, dit Gaudissart, vous avez nécessairement des petits-enfants?
—Beaucoup, répondit Margaritis qui entendit, vous aimez au lieu de vous avez.
—Hé! bien, le journal des Enfants, sept francs par an.
—Prenez mes deux pièces de vin, je vous prends un abonnement d'Enfants, ça me va, belle idée. Exploitation intellectuelle, l'enfant?... n'est-ce pas l'homme par l'homme, hein?
—Vous y êtes, monsieur, dit Gaudissart.
—J'y suis.
—Vous consentez donc à me piloter dans le canton?
—Dans le canton.
—J'ai votre approbation?
—Vous l'avez.
—Hé! bien, monsieur, je prends vos deux pièces de vin, à cent francs...
—Non, non, cent dix.
—Monsieur, cent dix francs, soit, mais cent dix pour les capacités de la Doctrine, et cent francs pour moi. Je vous fais opérer une vente, vous me devez une commission.
—Portez-leur cent vingt. (Sans vin.)
—Joli calembour. Il est non-seulement très-fort, mais encore très-spirituel.
—Non, spiritueux, monsieur.
—De plus fort en plus fort, comme chez Nicolet.
—Je suis comme cela, dit le fou. Venez voir mon clos?
—Volontiers, dit Gaudissart, ce vin porte singulièrement à la tête.
Et l'illustre Gaudissart sortit avec monsieur Margaritis qui le promena de provin en provin, de cep en cep, dans ses vignes. Les trois dames et monsieur Vernier purent alors rire à leur aise, en voyant de loin le Voyageur et le fou discutant, gesticulant, s'arrêtant, reprenant leur marche, parlant avec feu.
—Pourquoi le bonhomme nous l'a-t-il donc emmené? dit Vernier.
Enfin Margaritis revint avec le Commis-Voyageur, en marchant tous deux d'un pas accéléré comme des gens empressés de terminer une affaire.
—Le bonhomme a, fistre, bien enfoncé le Parisien!... dit monsieur Vernier.
Et, de fait, l'illustre Gaudissart écrivit sur le bout d'une table à jouer, à la grande joie du bonhomme, une demande de livraison des deux pièces de vin. Puis, après avoir lu l'engagement du Voyageur, monsieur Margaritis lui donna sept francs pour un abonnement au journal des Enfants.
—A demain donc, monsieur, dit l'illustre Gaudissart en faisant tourner sa clef de montre, j'aurai l'honneur de venir vous prendre demain. Vous pourrez expédier directement le vin à Paris, à l'adresse indiquée, et vous ferez suivre en remboursement.
Gaudissart était Normand, et il n'y avait jamais pour lui d'engagement qui ne dût être bilatéral: il voulut un engagement de monsieur Margaritis, qui, content comme l'est un fou de satisfaire son idée favorite, signa, non sans lire, un bon à livrer deux pièces de vin du clos Margaritis. Et l'Illustre Gaudissart s'en alla sautillant, chanteronnant le Roi des mers, prends plus bas! à l'auberge du Soleil-d'Or, où il causa naturellement avec l'hôte en attendant le dîner. Mitouflet était un vieux soldat naïvement rusé comme le sont les paysans, mais ne riant jamais d'une plaisanterie, en homme accoutumé à entendre le canon et à plaisanter sous les armes.
—Vous avez des gens très-forts ici, lui dit Gaudissart en s'appuyant sur le chambranle de la porte et allumant son cigare à la pipe de Mitouflet.
—Comment l'entendez-vous? demanda Mitouflet.
—Mais des gens ferrés à glace sur les idées politiques et financières.
—De chez qui venez-vous donc, sans indiscrétion? demanda naïvement l'aubergiste en faisant savamment jaillir d'entre ses lèvres la sputation périodiquement expectorée par les fumeurs.
—De chez un lapin nommé Margaritis.
Mitouflet jeta successivement à sa pratique deux regards pleins d'une froide ironie.
—C'est juste, le bonhomme en sait long! Il en sait trop pour les autres, ils ne peuvent pas toujours le comprendre...
—Je le crois, il entend foncièrement bien les hautes questions de finance.
—Oui, dit l'aubergiste. Aussi, pour mon compte, ai-je toujours regretté qu'il soit fou.
—Comment, fou?
—Fou, comme on est fou, quand on est fou, répéta Mitouflet, mais il n'est pas dangereux, et sa femme le garde. Vous vous êtes donc entendus? dit du plus grand sang-froid l'impitoyable Mitouflet. C'est drôle.
—Drôle! s'écria Gaudissart; drôle, mais votre monsieur Vernier s'est donc moqué de moi?
—Il vous y a envoyé? demanda Mitouflet.
—Oui.
—Ma femme, cria l'aubergiste, écoute donc. Monsieur Vernier n'a-t-il pas eu l'idée d'envoyer monsieur chez le bonhomme Margaritis?...
—Et quoi donc, avez-vous pu vous dire tous deux, mon cher mignon monsieur, demanda la femme, puisqu'il est fou?
—Il m'a vendu deux pièces de vin.
—Et vous les avez achetées?
—Oui.
—Mais c'est sa folie de vouloir vendre du vin, il n'en a pas.
—Bon, dit le Voyageur. Je vais d'abord aller remercier monsieur Vernier.
Et Gaudissart se rendit bouillant de colère chez l'ancien teinturier, qu'il trouva dans sa salle, riant avec des voisins auxquels il racontait déjà l'histoire.
—Monsieur, dit le prince des Voyageurs en lui jetant des regards enflammés, vous êtes un drôle et un polisson, qui, sous peine d'être le dernier des argousins, gens que je place au-dessous des forçats, devez me rendre raison de l'insulte que vous venez de me faire en me mettant en rapport avec un homme que vous saviez fou. M'entendez-vous, monsieur Vernier le teinturier?
Telle était la harangue que Gaudissart avait préparée comme un tragédien prépare son entrée en scène.
—Comment! répondit Vernier que la présence de ses voisins anima, croyez-vous que nous n'avons pas le droit de nous moquer d'un monsieur qui débarque en quatre bateaux dans Vouvray pour nous demander nos capitaux, sous prétexte que nous sommes des grands hommes, des peintres, des poétriaux; et qui, par ainsi, nous assimile gratuitement à des gens sans le sou, sans aveu, sans feu ni lieu! Qu'avons-nous fait pour cela, nous pères de famille? Un drôle qui vient nous proposer des abonnements au Globe, journal qui prêche une religion dont le premier commandement de Dieu ordonne, s'il vous plaît, de ne pas succéder à ses père et mère! Ma parole d'honneur la plus sacrée, le père Margaritis dit des choses plus sensées. D'ailleurs, de quoi vous plaignez-vous? Vous vous êtes parfaitement entendus tous les deux, monsieur. Ces messieurs peuvent vous attester que, quand vous auriez parlé à tous les gens du canton, vous n'auriez pas été si bien compris.
—Tout cela peut vous sembler excellent à dire, mais je me tiens pour insulté, monsieur, et vous me rendrez raison.
—Hé! bien, monsieur, je vous tiens pour insulté, si cela peut vous être agréable, et je ne vous rendrai pas raison, car il n'y a pas assez de raison dans cette affaire-là pour que je vous en rende. Est-il farceur, donc!
A ce mot, Gaudissart fondit sur le teinturier pour lui appliquer un soufflet; mais les Vouvrillons attentifs se jetèrent entre eux, et l'Illustre Gaudissart ne souffleta que la perruque du teinturier, laquelle alla tomber sur la tête de mademoiselle Claire Vernier.
—Si vous n'êtes pas content, dit-il, monsieur, je reste jusqu'à demain matin à l'hôtel du Soleil-d'Or, vous m'y trouverez, prêt à vous expliquer ce que veut dire rendre raison d'une offense! Je me suis battu en Juillet, monsieur.
—Hé! bien, vous vous battrez à Vouvray, répondit le teinturier, et vous y resterez plus long-temps que vous ne croyez.
Gaudissart s'en alla, commentant cette réponse, qu'il trouvait pleine de mauvais présages. Pour la première fois de sa vie, le Voyageur ne dîna pas joyeusement. Le bourg de Vouvray fut mis en émoi par l'aventure de Gaudissart et de monsieur Vernier. Il n'avait jamais été question de duel dans ce bénin pays.
—Monsieur Mitouflet, je dois me battre demain avec monsieur Vernier, je ne connais personne ici, voulez-vous me servir de témoin? dit Gaudissart à son hôte.
—Volontiers, répondit l'aubergiste.
A peine Gaudissart eut-il achevé de dîner que madame Fontanieu et l'adjoint de Vouvray vinrent au Soleil-d'Or, prirent à part Mitouflet, et lui représentèrent combien il serait affligeant pour le canton qu'il y eût une mort violente; ils lui peignirent l'affreuse situation de la bonne madame Vernier, en le conjurant d'arranger cette affaire, de manière à sauver l'honneur du pays.
—Je m'en charge, dit le malin aubergiste.
Le soir Mitouflet monta chez le voyageur des plumes, de l'encre et du papier.
—Que m'apportez-vous là? demanda Gaudissart.
—Mais vous vous battez demain, dit Mitouflet; j'ai pensé que vous seriez bien aise de faire quelques petites dispositions; enfin que vous pourriez avoir à écrire, car on a des êtres qui nous sont chers. Oh! cela ne tue pas. Êtes-vous fort aux armes? voulez-vous vous rafraîchir la main? j'ai des fleurets.
—Mais volontiers.
Mitouflet revint avec des fleurets et deux masques.
—Voyons!
L'hôte et le Voyageur se mirent tous deux en garde; Mitouflet, en sa qualité d'ancien prévôt des grenadiers, poussa soixante-huit bottes à Gaudissart, en le bousculant et l'adossant à la muraille.
—Diable! vous êtes fort, dit Gaudissart essoufflé.
—Monsieur Vernier est plus fort que je ne le suis.
—Diable! diable! je me battrai donc au pistolet.
—Je vous le conseille, parce que, voyez-vous, en prenant de gros pistolets d'arçon et les chargeant jusqu'à la gueule, on ne risque jamais rien, les pistolets écartent, et chacun se retire en homme d'honneur. Laissez-moi arranger cela? Hein! sapristi, deux braves gens seraient bien bêtes de se tuer pour un geste.
—Êtes-vous sûr que les pistolets écarteront suffisamment? Je serais fâché de tuer cet homme, après tout, dit Gaudissart.
—Dormez en paix.
Le lendemain matin, les deux adversaires se rencontrèrent un peu blêmes au bas du pont de la Cise. Le brave Vernier faillit tuer une vache qui paissait à dix pas de lui, sur le bord d'un chemin.
—Ah! vous avez tiré en l'air, s'écria Gaudissart.
A ces mots, les deux ennemis s'embrassèrent.
—Monsieur, dit le Voyageur, votre plaisanterie était un peu forte, mais elle était drôle. Je suis fâché de vous avoir apostrophé, j'étais hors de moi, je vous tiens pour homme d'honneur.
—Monsieur, nous vous ferons vingt abonnements au Journal des Enfants, répliqua le teinturier encore pâle.
—Cela étant, dit Gaudissart, pourquoi ne déjeunerions-nous pas ensemble? les hommes qui se battent ne sont-ils pas bien près de s'entendre?
—Monsieur Mitouflet, dit Gaudissart en revenant à l'auberge, vous devez avoir un huissier ici...
—Pourquoi?
—Eh! je vais envoyer une assignation à mon cher petit monsieur Margaritis, pour qu'il ait à me fournir deux pièces de son clos.
—Mais il ne les a pas, dit Vernier.
—Hé! bien, monsieur, l'affaire pourra s'arranger, moyennant vingt francs d'indemnité. Je ne veux pas qu'il soit dit que votre bourg ait fait le poil à l'Illustre Gaudissart.
Madame Margaritis, effrayée par un procès dans lequel le demandeur devait avoir raison, apporta les vingt francs au clément Voyageur, auquel on évita d'ailleurs la peine de s'engager dans un des plus joyeux cantons de la France, mais un des plus récalcitrants aux idées nouvelles.
Au retour de son voyage dans les contrées méridionales, l'Illustre Gaudissart occupait la première place du coupé dans la diligence de Laffitte-Caillard, où il avait pour voisin un jeune homme auquel il daignait, depuis Angoulême, expliquer les mystères de la vie, en le prenant sans doute pour un enfant.
En arrivant à Vouvray, le jeune homme s'écria:—Voilà un beau site!
—Oui, monsieur, dit Gaudissart, mais le pays n'est pas tenable, à cause des habitants. Vous y auriez un duel tous les jours. Tenez, il y a trois mois, je me suis battu là, dit-il en montrant le pont de la Cise, au pistolet, avec un maudit teinturier; mais... je l'ai roulé!...
Paris, novembre 1832.