La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04
«Mon cher David, j'ai négocié, chez Métivier, trois billets signés de toi, faits à mon ordre, à un, deux et trois mois d'échéance. Entre cette négociation et mon suicide, j'ai choisi cette horrible ressource qui, sans doute, te gênera beaucoup. Je t'expliquerai dans quelle nécessité je me trouve, et je tâcherai d'ailleurs de t'envoyer les fonds à l'échéance.
»Brûle ma lettre, ne dis rien ni à ma sœur ni à ma mère, car je t'avoue avoir compté sur ton héroïsme bien connu de
»Ton frère au désespoir,
»Lucien de Rubempré.»
—Ton pauvre frère, dit David à sa femme qui relevait alors de couches, est dans d'affreux embarras, je lui ai envoyé trois billets de mille francs, à un, deux et trois mois; prends-en note.
Puis il s'en alla dans les champs afin d'éviter les explications que sa femme allait lui demander. Mais, en commentant avec sa mère cette phrase pleine de malheurs, Ève déjà très-inquiète du silence gardé par son frère depuis six mois, eut de si mauvais pressentiments que, pour les dissiper, elle se résolut à faire une de ces démarches conseillées par le désespoir. Monsieur de Rastignac fils était venu passer quelques jours dans sa famille, et il avait parlé de Lucien en assez mauvais termes pour que ces nouvelles de Paris, commentées par toutes les bouches qui les avaient colportées, fussent arrivées jusqu'à la sœur et à la mère du journaliste. Ève alla chez madame de Rastignac, y sollicita la faveur d'une entrevue avec le fils, à qui elle fit part de toutes ses craintes, en lui demandant la vérité sur la situation de Lucien à Paris. En un moment, Ève apprit la liaison de son frère avec Coralie, son duel avec Michel Chrestien, causé par sa trahison envers d'Arthez, enfin toutes les circonstances de la vie de Lucien envenimées par un dandy spirituel qui sut donner à sa haine et à son envie les livrées de la pitié, la forme amicale du patriotisme alarmé sur l'avenir d'un grand homme et les couleurs d'une admiration sincère pour le talent d'un enfant d'Angoulême, si cruellement compromis. Il parla des fautes que Lucien avait commises et qui venaient de lui coûter la protection des plus hauts personnages, de faire déchirer une ordonnance qui lui conférait les armes et le nom de Rubempré.
—Madame, si votre frère eût été bien conseillé, il serait aujourd'hui dans la voie des honneurs et le mari de madame de Bargeton; mais que voulez-vous?... il l'a quittée, insultée! Elle est, à son grand regret, devenue madame la comtesse Sixte du Châtelet, car elle aimait Lucien.
—Est-il possible?... s'écria madame Séchard.
—Votre frère est un aiglon que les premiers rayons du luxe et de la gloire ont aveuglé. Quand un aigle tombe, qui peut savoir au fond de quel précipice il s'arrêtera: la chute d'un grand homme est toujours en raison de la hauteur à laquelle il est parvenu.
Ève revint épouvantée avec cette dernière phrase qui lui traversa le cœur comme une flèche. Blessée dans les endroits les plus sensibles de son âme, elle garda chez elle le plus profond silence; mais plus d'une larme roula sur les joues et sur le front de l'enfant qu'elle nourrissait. Il est si difficile de renoncer aux illusions que l'esprit de famille autorise et qui naissent avec la vie, qu'Ève se défia d'Eugène de Rastignac, elle voulut entendre la voix d'un véritable ami. Elle écrivit donc une lettre touchante à d'Arthez, dont l'adresse lui avait été donnée par Lucien, au temps où Lucien était enthousiaste du Cénacle, et voici la réponse qu'elle reçut:
«Madame,
«Vous me demandez la vérité sur la vie que mène à Paris monsieur votre frère, vous voulez être éclairée sur son avenir; et, pour m'engager à vous répondre franchement, vous me répétez ce que vous en a dit monsieur de Rastignac, en me demandant si de tels faits sont vrais. En ce qui me concerne, madame, il faut rectifier, à l'avantage de Lucien, les confidences de monsieur de Rastignac. Votre frère a éprouvé des remords, il est venu me montrer la critique de mon livre, en me disant qu'il ne pouvait se résoudre à la publier, malgré le danger que sa désobéissance aux ordres de son parti faisait courir à une personne bien chère. Hélas, madame, la tâche d'un écrivain est de concevoir les passions, puisqu'il met sa gloire à les exprimer: j'ai donc compris qu'entre une maîtresse et un ami, l'ami devait être sacrifié. J'ai facilité son crime à votre frère, j'ai corrigé moi-même cet article libellicide et l'ai complétement approuvé. Vous me demandez si Lucien a conservé mon estime et mon amitié. Ici, la réponse est difficile à faire. Votre frère est dans une voie où il se perdra. En ce moment, je le plains encore; bientôt, je l'aurai volontairement oublié, non pas tant à cause de ce qu'il a déjà fait que de ce qu'il doit faire. Votre Lucien est un homme de poésie et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s'agite et ne crée pas. Enfin c'est, permettez-moi de le dire, une femmelette qui aime à paraître, le vice principal du Français. Ainsi Lucien sacrifiera toujours le meilleur de ses amis au plaisir de montrer son esprit. Il signerait volontiers demain un pacte avec le démon, si ce pacte lui donnait pour quelques années une vie brillante et luxueuse. N'a-t-il pas déjà fait pis en troquant son avenir contre les passagères délices de sa vie publique avec une actrice? En ce moment, la jeunesse, la beauté, le dévouement de cette femme, car il en est adoré, lui cachent les dangers d'une situation que ni la gloire, ni le succès, ni la fortune ne font accepter par le monde. Eh! bien, à chaque nouvelle séduction, votre frère ne verra, comme aujourd'hui, que les plaisirs du moment. Rassurez-vous, Lucien n'ira jamais jusqu'au crime, il n'en aurait pas la force; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir partagé les dangers: ce qui semble horrible à tout le monde, même aux scélérats. Il se méprisera lui-même, il se repentira; mais la nécessité revenant, il recommencerait, car la volonté lui manque: il est sans force contre les amorces de la volupté, contre la satisfaction de ses moindres ambitions. Paresseux comme tous les hommes à poésie, il se croit habile en escamotant les difficultés au lieu de les vaincre. Il aura du courage à telle heure, mais à telle autre il sera lâche. Et il ne faut pas plus lui savoir gré de son courage que lui reprocher sa lâcheté: Lucien est une harpe dont les cordes se tendent ou s'amollissent au gré des variations de l'atmosphère. Il pourra faire un beau livre dans une phase de colère ou de bonheur, et ne pas être sensible au succès, après l'avoir cependant désiré. Dès les premiers jours de son arrivée à Paris, il est tombé dans la dépendance d'un jeune homme sans moralité, mais dont l'adresse et l'expérience au milieu des difficultés de la vie littéraire l'ont ébloui. Ce prestidigitateur a complétement séduit Lucien, il l'a entraîné dans une existence sans dignité sur laquelle, malheureusement pour lui, l'amour a jeté ses prestiges. Trop facilement accordée, l'admiration est un signe de faiblesse: on ne doit pas payer en même monnaie un danseur de corde et un poète. Nous avons été tous blessés de la préférence accordée à l'intrigue et à la friponnerie littéraire sur le courage et sur l'honneur de ceux qui conseillaient à Lucien d'accepter le combat au lieu de dérober le succès, de se jeter dans l'arène au lieu de se faire un des trompettes de l'orchestre. La Société, madame, est, par une bizarrerie singulière, pleine d'indulgence pour les jeunes gens de cette nature; elle les aime, elle se laisse prendre aux beaux semblants de leurs dons extérieurs; d'eux, elle n'exige rien, elle excuse toutes leurs fautes, elle leur accorde les bénéfices des natures complètes en ne voulant voir que leurs avantages, elle en fait enfin ses enfants gâtés. Au contraire, elle est d'une sévérité sans bornes pour les natures fortes et complètes. Dans cette conduite, la Société, si violemment injuste en apparence, est peut-être sublime: elle s'amuse des bouffons sans leur demander autre chose que du plaisir, et les oublie promptement; tandis que pour plier le genou devant la grandeur, elle lui demande toutes ses divines magnificences. A chaque chose, sa loi: l'éternel diamant doit être sans tache, la création momentanée de la Mode a le droit d'être légère, bizarre et sans consistance. Aussi, malgré ses erreurs, peut-être Lucien réussira-t-il à merveille, il lui suffira de profiter de quelque veine heureuse, ou de se trouver en bonne compagnie; mais s'il rencontre un mauvais ange, il ira jusqu'au fond de l'enfer. C'est un brillant assemblage de belles qualités brodées sur un fond trop léger; l'âge emporte les fleurs, il ne reste un jour que le tissu; et, s'il est mauvais, on y voit un haillon. Tant que Lucien sera jeune, il plaira; mais à trente ans, dans quelle position sera-t-il? telle est la question que doivent se faire ceux qui l'aiment sincèrement. Si j'eusse été seul à penser ainsi de Lucien, peut-être aurai-je évité de vous donner tant de chagrin par ma sincérité; mais outre qu'éluder par des banalités les questions posées par votre sollicitude me semblait indigne de vous dont la lettre est un cri d'angoisse, et de moi dont vous faites trop d'estime, ceux de mes amis qui ont connu Lucien sont unanimes en ce jugement: j'ai donc vu l'accomplissement d'un devoir dans la manifestation de la vérité, quelque terrible qu'elle soit. On peut tout attendre de Lucien en bien comme en mal. Telle est notre pensée, en un seul mot, où se résume cette lettre. Si les hasards de sa vie, maintenant bien misérable, bien chanceuse, ramenaient ce poète vers vous, usez de toute votre influence pour le garder au sein de sa famille; car, jusqu'à ce que son caractère ait pris de la fermeté, Paris sera toujours dangereux pour lui. Il vous appelait, vous et votre mari, ses anges gardiens, et il vous a sans doute oubliés; mais il se souviendra de vous au moment où, battu par la tempête, il n'aura plus que sa famille pour asile, gardez-lui donc votre cœur, madame: il en aura besoin.
»Agréez, madame, les sincères hommages d'un homme à qui vos précieuses qualités sont connues, et qui respecte trop vos maternelles inquiétudes pour ne pas vous offrir ici ses obéissances en se disant:
»Votre dévoué serviteur,
»D'Arthez.»
Deux jours après avoir lu cette réponse, Ève fut obligée de prendre une nourrice: son lait tarissait. Après avoir fait un dieu de son frère, elle le voyait dépravé par l'exercice des plus belles facultés; enfin, pour elle, il roulait dans la boue. Cette noble créature ne savait pas transiger avec la probité, avec la délicatesse, avec toutes les religions domestiques cultivées au foyer de la famille, encore si pur, si rayonnant au fond de la province. David avait donc eu raison dans ses prévisions. Quand le chagrin, qui mettait sur son front si blanc des teintes de plomb, fut confié par Ève à son mari dans une de ces limpides conversations où le ménage de deux amants peut tout se dire, David fit entendre de consolantes paroles. Quoiqu'il eût les larmes aux yeux en voyant le beau sein de sa femme tari par la douleur, et cette mère au désespoir de ne pouvoir accomplir son œuvre maternelle, il rassura sa femme en lui donnant quelques espérances.
—Vois-tu, mon enfant, ton frère a péché par l'imagination. Il est si naturel à un poète de vouloir sa robe de pourpre et d'azur, il court avec tant d'empressement aux fêtes! Cet oiseau se prend à l'éclat, au luxe, avec tant de bonne foi que Dieu l'excuse là où la Société le condamne!
—Mais il nous tue!... s'écria la pauvre femme.
—Il nous tue aujourd'hui comme il nous sauvait il y a quelques mois en nous envoyant les prémices de son gain! répondit le bon David, qui eut l'esprit de comprendre que le désespoir menait sa femme au delà des bornes et qu'elle reviendrait bientôt à son amour pour Lucien. Mercier disait dans son Tableau de Paris, il y a environ cinquante ans, que la littérature, la poésie, les lettres et les sciences, que les créations du cerveau ne pouvaient jamais nourrir un homme; et Lucien, en sa qualité de poète, n'a pas cru à l'expérience de cinq siècles. Les moissons arrosées d'encre ne se font (quand elles se font) que dix ou douze ans après les semailles, et Lucien a pris l'herbe pour la gerbe. Il aura du moins appris la vie. Après avoir été la dupe d'une femme, il devait être la dupe du monde et des fausses amitiés. L'expérience qu'il a gagnée est chèrement payée, voilà tout. Nos ancêtres disaient: Pourvu qu'un fils de famille revienne avec ses deux oreilles et l'honneur sauf, tout est bien...
—L'honneur!... s'écria la pauvre Ève. Hélas! à combien de vertus Lucien a-t-il manqué!... Écrire contre sa conscience! Attaquer son meilleur ami!... Accepter l'argent d'une actrice!... Se montrer avec elle! Nous mettre sur la paille!...
—Oh! cela, ce n'est rien!... s'écria David qui s'arrêta.
Le secret du faux commis par son beau-frère allait lui échapper, et malheureusement Ève, en s'apercevant de ce mouvement, conserva de vagues inquiétudes.
—Comment rien, répondit-elle. Et où prendrons-nous de quoi payer trois mille francs?
—D'abord, reprit David, nous allons avoir à renouveler le bail de l'exploitation de notre imprimerie avec Cérizet. Depuis six mois les quinze pour cent que les Cointet lui allouent sur les travaux faits pour eux lui ont donné six cents francs, et il a su gagner cinq cents francs avec des ouvrages de ville.
—Si les Cointet savent cela, peut-être ne recommenceront-ils pas le bail; ils auront peur de lui, dit Ève; car Cérizet est un homme dangereux.
—Eh! que m'importe! s'écria Séchard, dans quelques jours nous serons riches! Une fois Lucien riche, mon ange, il n'aura que des vertus...
—Ah! David, mon ami, mon ami, quel mot viens-tu de laisser échapper! En proie à la misère, Lucien serait donc sans force contre le mal! Tu penses de lui tout ce qu'en pense monsieur d'Arthez! Il n'y a pas de supériorité sans force, et Lucien est faible... Un ange qu'il ne faut pas tenter, qu'est-ce?...
—Eh! c'est une nature qui n'est belle que dans son milieu, dans sa sphère, dans son ciel. Lucien n'est pas fait pour lutter, je lui épargnerai la lutte. Tiens, vois! je suis trop près du résultat pour ne pas t'initier aux moyens. Il sortit de sa poche plusieurs feuillets de papier blanc de la grandeur d'un in-octavo, les brandit victorieusement et les apporta sur les genoux de sa femme.—Une rame de ce papier, format grand-raisin, ne coûtera pas plus de cinq francs, dit-il en faisant manier les échantillons à Ève, qui laissait voir une surprise enfantine à l'aspect d'une si petite chose apportée comme preuve de résultats si grands.
A une question de sa femme, qui ne savait pas ce que voulait dire ce mot grand-raisin, Séchard lui donna sur la papeterie des renseignements qui ne seront point déplacés dans une œuvre dont l'existence matérielle est due autant au papier qu'à la presse.
Le papier, produit non moins merveilleux que l'impression à laquelle il sert de base, existait depuis long-temps en Chine quand, par les filières souterraines du commerce, il parvint dans l'Asie-Mineure, où, vers l'an 750, selon quelques traditions, on faisait usage d'un papier de coton broyé et réduit en bouillie. La nécessité de remplacer le parchemin, dont le prix était excessif, fit trouver, par une imitation du papier bombycien (tel fut le nom du papier de coton en Orient), le papier de chiffon, les uns disent à Bâle, en 1170, par des Grecs réfugiés; les autres disent à Padoue, en 1301, par un Italien nommé Pax. Ainsi le papier se perfectionna lentement et obscurément; mais il est certain que déjà sous Charles VI on fabriquait à Paris la pâte des cartes à jouer. Lorsque les immortels Faust, Coster et Guttemberg eurent inventé le Livre, des artisans, inconnus comme tant de grands artistes de cette époque, approprièrent la papeterie aux besoins de la typographie. Dans ce quinzième siècle, si vigoureux et si naïf, les noms des différents formats de papier, de même que les noms donnés aux caractères, portèrent l'empreinte de la naïveté du temps. Ainsi le Raisin, le Jésus, le Colombier, le papier Pot, l'Écu, le Coquille, le Couronne, furent ainsi nommés de la grappe, de l'image de Notre-Seigneur, de la couronne, de l'écu, du pot, enfin du filigrane marqué au milieu de la feuille, comme plus tard, sous Napoléon, on y mit un aigle: d'où le papier dit grand-aigle. De même, on appela les caractères Cicéro, Saint-Augustin, Gros-Canon, des livres de liturgie, des œuvres théologiques et des traités de Cicéron auxquels ces caractères furent d'abord employés. L'italique fut inventé par les Alde, à Venise: de là son nom. Avant l'invention du papier mécanique, dont la longueur est sans limites, les plus grands formats étaient le Grand-Jésus ou le Grand-Colombier; encore ce dernier ne servait-il guère que pour les atlas ou pour les gravures. En effet, les dimensions du papier d'impression étaient soumises à celles des marbres de la presse. A l'époque où Séchard cherchait à résoudre le problème de la fabrication du papier à bon marché, l'existence du papier continu paraissait une chimère en France, quoique déjà Denis Robert d'Essone eût, vers 1799, inventé pour le fabriquer une machine que depuis Didot-Saint-Léger essaya de perfectionner. Le papier vélin, inventé par Ambroise Didot, ne date que de 1780. Ce rapide aperçu démontre invinciblement que toutes les grandes acquisitions de l'industrie et de l'intelligence se sont faites avec une excessive lenteur et par des agrégations inaperçues, absolument comme procède la Nature. Pour arriver à leur perfection, l'écriture, le langage peut-être!... ont eu les mêmes tâtonnements que la typographie et la papeterie.
—Des chiffonniers ramassent dans l'Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus, dit Séchard à sa femme en terminant. Ces débris, triés par sortes, s'emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries. Pour te donner une idée de ce commerce, apprends, mon enfant, qu'en 1814 le banquier Cardon, propriétaire des cuves de Buges et de Langlée, où Léorier de l'Isle essaya dès 1776 la solution du problème dont s'occupa ton père, avait un procès avec un sieur Proust à propos d'une erreur de deux millions pesant de chiffons dans un compte de dix millions de livres, environ quatre millions de francs. Le fabricant lave ses chiffons et les réduit en une bouillie claire qui se passe, absolument comme une cuisinière passe une sauce à son tamis, sur un châssis en fer appelé forme, et dont l'intérieur est rempli par une étoffe métallique au milieu de laquelle se trouve le filigrane qui donne son nom au papier. De la grandeur de la forme dépend alors la grandeur du papier.
—Eh! bien, comment as-tu fait ces essais? dit Ève à David.
—Avec un vieux tamis en crin que j'ai pris à Marion, répondit-il.
—Tu n'es donc pas encore content? demanda-t-elle.
—La question n'est pas dans la fabrication, elle est dans le prix de revient de la pâte; car je ne suis qu'un des derniers entrés dans cette voie difficile. Madame Masson, dès 1794, essayait de convertir les papiers imprimés en papier blanc; elle a réussi, mais à quel prix! En Angleterre, vers 1800, le marquis de Salisbury tentait, en même temps que Séguin en 1801, en France, d'employer la paille à la fabrication du papier. Une foule de grands esprits a tourné autour de l'idée que je veux réaliser. Dans le temps où j'étais chez messieurs Didot, on s'en occupait déjà comme on s'en occupe encore; car aujourd'hui le perfectionnement cherché par ton père est devenu l'une des nécessités les plus impérieuses de ce temps-ci. Voici pourquoi. Le linge de fil est, à cause de sa cherté, remplacé par le linge de coton. Quoique la durée du fil, comparée à celle du coton, rende, en définitive, le fil moins cher que le coton, comme il s'agit toujours pour les pauvres de sortir une somme quelconque de leurs poches, ils préfèrent donner moins que plus, et subissent, en vertu du væ victis! des pertes énormes. La classe bourgeoise agit comme le pauvre. Ainsi le linge de fil va manquer, et l'on sera forcé de se servir de chiffons de coton. Aussi l'Angleterre, où le coton a remplacé le fil chez les quatre cinquièmes de la population, a-t-elle commencé à fabriquer le papier de coton. Ce papier, qui d'abord a l'inconvénient de se couper et de se casser, se dissout dans l'eau si facilement qu'un livre en papier de coton s'y mettrait en bouillie en y restant un quart d'heure, tandis qu'un vieux livre ne serait pas perdu en y restant deux heures. On ferait sécher le vieux livre; et, quoique jauni, passé, le texte en serait encore lisible, l'œuvre ne serait pas détruite. Nous arrivons à un temps où, les fortunes diminuant par leur égalisation, tout s'appauvrira: nous voudrons du linge et des livres à bon marché, comme on commence à vouloir de petits tableaux, faute d'espace pour en placer de grands. Les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout. La solidité des produits s'en va de toutes parts. Aussi le problème à résoudre est-il de la plus haute importance pour la littérature, pour les sciences et pour la politique. Il y eut donc un jour dans mon cabinet une vive discussion sur les ingrédients dont on se sert en Chine pour fabriquer le papier. Là, grâce aux matières premières, la papeterie a, dès son origine, atteint une perfection qui manque à la nôtre. On s'occupait alors beaucoup du papier de Chine, que sa légèreté, sa finesse rendent bien supérieur au nôtre, car ces précieuses qualités ne l'empêchent pas d'être consistant; et, quelque mince qu'il soit, il n'offre aucune transparence. Un correcteur très-instruit (à Paris il se rencontre des savants parmi les correcteurs: Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment correcteurs chez Lachevardière!.....); donc le comte de Saint-Simon, correcteur pour le moment, vint nous voir au milieu de la discussion. Il nous dit alors que, selon Kempfer et Du Halde, le broussonatia fournissait aux Chinois la matière de leur papier tout végétal, comme le nôtre d'ailleurs. Un autre correcteur soutint que le papier de Chine se fabriquait principalement avec une matière animale, avec la soie, si abondante en Chine. Un pari se fit devant moi. Comme messieurs Didot sont les imprimeurs de l'Institut, naturellement le débat fut soumis à des membres de cette assemblée de savants. M. Marcel, ancien directeur de l'imprimerie impériale, désigné comme arbitre, renvoya les deux correcteurs par-devant monsieur l'abbé Grozier, bibliothécaire à l'Arsenal. Au jugement de l'abbé Grozier, les correcteurs perdirent tous deux leur pari. Le papier de Chine ne se fabrique ni avec de la soie ni avec le broussonatia; sa pâte provient des fibres du bambou triturées. L'abbé Grozier possédait un livre chinois, ouvrage à la fois iconographique et technologique, où se trouvaient de nombreuses figures représentant la fabrication du papier dans toutes ses phases, et il nous montra les tiges de bambou peintes en tas dans le coin d'un atelier à papier supérieurement dessiné. Quand Lucien m'a dit que ton père, par une sorte d'intuition particulière aux hommes de talent, avait entrevu le moyen de remplacer les débris du linge par une matière végétale excessivement commune, immédiatement prise à la production territoriale, comme font les Chinois en se servant de tiges fibreuses, j'ai classé tous les essais tentés par mes prédécesseurs en les répétant, et je me suis mis enfin à étudier la question. Le bambou est un roseau: j'ai naturellement pensé aux roseaux de notre pays. Notre roseau commun, l'arundo phragmitis, a fourni les feuilles de papier que tu tiens. Mais je vais employer les orties, les chardons; car pour maintenir le bon marché de la matière première, il faut s'adresser à des substances végétales qui puissent venir dans les marécages et dans les mauvais terrains: elles seront à vil prix. Le secret gît tout entier dans une préparation à donner à ces tiges. En ce moment mon procédé n'est pas encore assez simple. La main-d'œuvre n'est rien en Chine; une journée y vaut trois sous; aussi les Chinois peuvent-ils, au sortir de la forme, appliquer leur papier feuille à feuille entre des tables de porcelaine blanche chauffées, au moyen desquelles ils le pressent et lui donnent ce lustre, cette consistance, cette légèreté, cette douceur de satin, qui en font le premier papier du monde. Eh! bien, il faut remplacer les procédés du Chinois par quelque machine. On arrive par des machines à résoudre le problème du bon marché que procure à la Chine le bas prix de sa main-d'œuvre. Si nous parvenions à fabriquer à bas prix du papier d'une qualité semblable à celui de la Chine, nous diminuerions de plus de moitié le poids et l'épaisseur des livres. Un Voltaire relié, qui, sur nos papiers vélins, pèse deux cent cinquante livres, n'en pèserait pas cinquante sur papier de Chine. Et voilà, certes, une conquête. L'emplacement nécessaire aux bibliothèques sera une question de plus en plus difficile à résoudre à une époque où le rapetissement général des choses et des hommes atteint tout, jusqu'à leurs habitations. A Paris, les grands hôtels, les grands appartements seront tôt ou tard démolis; il n'y aura bientôt plus de fortunes en harmonie avec les constructions de nos pères. Quelle honte pour notre époque de fabriquer des livres sans durée! Encore dix ans, et le papier de Hollande, c'est-à-dire le papier fait en chiffon de fil, sera complétement impossible. Je veux y aviser et donner à la fabrication du papier en France le privilége dont jouit notre littérature, en faire un monopole pour notre pays, comme les Anglais ont celui du fer, de la houille ou des poteries communes. Je veux être le Jacquart de la papeterie.
Ève se leva, mue par un enthousiasme et par une admiration que la simplicité de David excitait; elle ouvrit ses bras et le serra sur son cœur en penchant sa tête sur son épaule.
—Tu me récompenses comme si j'avais déjà trouvé, lui dit-il.
Pour toute réponse, Ève montra sa belle figure tout inondée de larmes, et resta pendant un moment sans pouvoir parler.
—Je n'embrasse pas l'homme de génie, dit-elle, mais le consolateur! A une gloire tombée, tu m'opposes une gloire qui s'élève. Aux chagrins que me cause l'abaissement d'un frère, tu opposes la grandeur du mari... Oui, tu seras grand comme les Graindorge, les Rouvet, les Van Robais, comme le Persan qui nous a donné la garance, comme tous ces hommes dont tu m'as parlé, dont les noms restent obscurs parce qu'en perfectionnant une industrie ils ont fait le bien sans éclat.
—Que font-ils à cette heure?... disait Boniface.
Le grand Cointet se promenait sur la place du Mûrier avec Cérizet en examinant les ombres de la femme et du mari qui se dessinaient sur les rideaux de mousseline; car il venait causer tous les jours à minuit avec Cérizet, chargé de surveiller les moindres démarches de son ancien patron.
—Il lui montre, sans doute, les papiers qu'il a fabriqués ce matin, répondit Cérizet.
—De quelles substances s'est-il servi? demanda le fabricant de papier.
—Impossible de le deviner, répondit Cérizet, j'ai troué le toit, j'ai grimpé dessus, et j'ai vu mon naïf, pendant la nuit dernière, faisant bouillir sa pâte dans la bassine en cuivre; j'ai eu beau examiner ses approvisionnements amoncelés dans un coin, tout ce que j'ai pu remarquer, c'est que les matières premières ressemblent à des tas de filasse...
—N'allez pas plus loin, dit Boniface Cointet d'une voix pateline à son espion, ce serait improbe!... Madame Séchard vous proposera de renouveler votre bail de l'exploitation de l'imprimerie, dites que vous voulez vous faire imprimeur, offrez la moitié de ce que valent le brevet et le matériel, et si l'on y consentait, venez me trouver. En tout cas, traînez en longueur... Ils sont sans argent.
—Sans un sou! dit Cérizet.
—Sans un sou, répéta le grand Cointet.—Ils sont à moi, se dit-il.
La maison Métivier et la maison Cointet frères joignaient la qualité de Banquiers à leur métier de commissionnaires en papeterie, et de papetiers-imprimeurs; titre pour lequel ils se gardaient bien d'ailleurs de payer patente. Le Fisc n'a pas encore trouvé le moyen de contrôler les affaires commerciales au point de forcer tous ceux qui font subrepticement la banque à prendre patente de banquier, laquelle à Paris, par exemple, coûte cinq cents francs. Mais les frères Cointet et Métivier, pour être ce qu'on appelle à la Bourse des marrons, n'en remuaient pas moins entre eux quelques centaines de mille francs par trimestre sur les places de Paris, de Bordeaux et d'Angoulême. Or, dans la soirée même, la maison Cointet frères avait reçu de Paris les trois mille francs d'effets faux fabriqués par Lucien. Le grand Cointet avait aussitôt bâti sur cette dette une formidable machine dirigée, comme on va le voir, contre le patient et pauvre inventeur.
Le lendemain, à sept heures du matin, Boniface Cointet se promenait le long de la prise d'eau qui alimentait sa vaste papeterie, et dont le bruit couvrait celui des paroles. Il y attendait un jeune homme, âgé de vingt-neuf ans, depuis six semaines avoué près le Tribunal de première instance d'Angoulême, et nommé Pierre Petit-Claud.
—Vous étiez au collége d'Angoulême en même temps que David Séchard? dit le grand Cointet en saluant le jeune avoué qui se gardait bien de manquer à l'appel du riche fabricant.
—Oui, monsieur, répondit Petit-Claud en se mettant au pas du grand Cointet.
—Avez-vous renouvelé connaissance?
—Nous nous sommes rencontrés deux fois tout au plus depuis son retour. Il ne pouvait pas en être autrement: j'étais enfoui dans l'Étude ou au Palais les jours ordinaires; et, le dimanche ou les jours de fête, je travaillais à compléter mon instruction, car j'attendais tout de moi-même...
Le grand Cointet hocha la tête en signe d'approbation.
—Quand David et moi nous nous sommes revus, il m'a demandé ce que je devenais. Je lui ai dit qu'après avoir fait mon Droit à Poitiers, j'étais devenu premier clerc de maître Olivet, et que j'espérais un jour ou l'autre traiter de cette charge... Je connaissais beaucoup plus Lucien Chardon, qui se fait maintenant appeler de Rubempré, l'amant de madame de Bargeton, notre grand poète, enfin le beau-frère de David Séchard.
—Vous pouvez alors aller annoncer à David votre nomination et lui offrir vos services, dit le grand Cointet.
—Cela ne se fait pas, répondit le jeune avoué.
—Il n'a jamais eu de procès, il n'a pas d'avoué, cela peut se faire, répondit Cointet qui toisait à l'abri de ses lunettes le petit avoué.
Fils d'un tailleur de l'Houmeau, dédaigné par ses camarades de collége, Pierre Petit-Claud paraissait avoir une certaine portion de fiel extravasée dans le sang. Son visage offrait une de ces colorations à teintes sales et brouillées qui accusent d'anciennes maladies, les veilles de la misère, et presque toujours des sentiments mauvais. Le style familier de la conversation fournit une expression qui peut peindre ce garçon en deux mots: il était cassant et pointu. Sa voix fêlée s'harmoniait à l'aigreur de sa face, à son air grêle, et à la couleur indécise de son œil de pie. L'œil de pie est, suivant une observation de Napoléon, un indice d'improbité.—Regardez un tel, disait-il à Las-Cazes à Sainte-Hélène en lui parlant d'un de ses confidents qu'il fut forcé de renvoyer pour cause de malversations, je ne sais pas comment j'ai pu m'y tromper si long-temps, il a l'œil d'une pie. Aussi, quand le grand Cointet eut bien examiné ce petit avoué maigrelet, piqué de petite vérole, à cheveux rares, dont le front et le crâne se confondaient déjà, quant il le vit faisant déjà poser à sa délicatesse le poing sur la hanche, se dit-il:—Voilà mon homme. En effet, Petit-Claud, abreuvé de dédains, dévoré par une corrosive envie de parvenir, avait eu l'audace, quoique sans fortune, d'acheter la charge de son patron trente mille francs, en comptant sur un mariage pour se libérer; et, suivant l'usage, il comptait sur son patron pour lui trouver une femme, car le prédécesseur a toujours intérêt à marier son successeur, pour se faire payer sa charge. Petit-Claud comptait encore plus sur lui-même, car il ne manquait pas d'une certaine supériorité, rare en province, mais dont le principe était dans sa haine. Grande haine, grands efforts.
Il se trouve une grande différence entre les avoués de Paris et les avoués de province, et le grand Cointet était trop habile pour ne pas mettre à profit les petites passions auxquelles obéissent ces petits avoués. A Paris, un avoué remarquable, et il y en a beaucoup, comporte un peu des qualités qui distinguent le diplomate: le nombre des affaires, la grandeur des intérêts, l'étendue des questions qui lui sont confiées, le dispensent de voir dans la Procédure un moyen de fortune. Arme offensive ou défensive, la Procédure n'est plus pour lui, comme autrefois, un objet de lucre. En province, au contraire, les avoués cultivent ce qu'on appelle dans les Études de Paris la Broutille, cette foule de petits actes qui surchargent les mémoires de frais et consomment du papier timbré. Ces bagatelles occupent l'avoué de province, il voit des frais à faire là où l'avoué de Paris ne se préoccupe que des honoraires. L'honoraire est ce que le client doit, en sus des frais, à son avoué pour la conduite plus ou moins habile de son affaire. Le Fisc est pour moitié dans les frais, tandis que les honoraires sont tout entiers pour l'avoué. Disons-le hardiment! Les honoraires payés sont rarement en harmonie avec les honoraires demandés et dûs pour les services que rend un bon avoué. Les avoués, les médecins et les avocats de Paris sont, comme les courtisanes avec leurs amants d'occasion, excessivement en garde contre la reconnaissance de leurs clients. Le client, avant et après l'affaire, pourrait faire deux admirables tableaux de genre, dignes de Meissonnier, et qui seraient sans doute enchéris par des Avoués-Honoraires. Il existe entre l'avoué de Paris et l'avoué de province une autre différence. L'avoué de Paris plaide rarement, il parle quelquefois au Tribunal dans les Référés; mais, en 1822, dans la plupart des départements (depuis, l'avocat a pullulé), les avoués étaient avocats et plaidaient eux-mêmes leurs causes. De cette double vie, il résulte un double travail qui donne à l'avoué de province les vices intellectuels de l'avocat, sans lui ôter les pesantes obligations de l'avoué. L'avoué de province devient bavard, et perd cette lucidité de jugement, si nécessaire à la conduite des affaires. En se dédoublant ainsi, un homme supérieur trouve souvent en lui-même deux hommes médiocres. A Paris, l'avoué ne se dépensant point en paroles au Tribunal, ne plaidant pas souvent le Pour et le Contre, peut conserver de la rectitude dans les idées. S'il dispose la balistique du Droit, s'il fouille dans l'arsenal des moyens que présentent les contradictions de la Jurisprudence, il garde sa conviction sur l'affaire, à laquelle il s'efforce de préparer un triomphe. En un mot, la pensée grise beaucoup moins que la parole. A force de parler, un homme finit par croire à ce qu'il dit; tandis qu'on peut agir contre sa pensée sans la vicier, et faire gagner un mauvais procès sans soutenir qu'il est bon, comme le fait l'avocat plaidant. Aussi le vieil avoué de Paris peut-il faire, beaucoup mieux qu'un vieil avocat, un bon juge. Un avoué de province a donc bien des raisons d'être un homme médiocre: il épouse de petites passions, il mène de petites affaires, il vit en faisant des frais, il abuse du Code de Procédure, et il plaide! En un mot, il a beaucoup d'infirmités. Aussi, quand il se rencontre parmi les avoués de province un homme remarquable, est-il vraiment supérieur!
—Je croyais, monsieur, que vous m'aviez mandé pour vos affaires, répondit Petit-Claud en faisant de cette observation une épigramme par le regard qu'il lança sur les impénétrables lunettes du grand Cointet.
—Pas d'ambages, répliqua Boniface Cointet. Écoutez-moi...
Après ce mot, gros de confidences, Cointet alla s'asseoir sur un banc en invitant Petit-Claud à l'imiter.
—Quand monsieur du Hautoy passa par Angoulême en 1804 pour aller à Valence en qualité de consul, il y connut madame de Sénonches, alors mademoiselle Zéphirine, et il en eut une fille, dit Cointet tout bas à l'oreille de son interlocuteur... Oui, reprit-il en voyant faire un haut-le-corps à Petit-Claud, le mariage de mademoiselle Zéphirine avec monsieur de Sénonches a suivi promptement cet accouchement clandestin. Cette fille, élevée à la campagne chez ma mère, est mademoiselle Françoise de La Haye, dont prend soin madame de Sénonches qui, selon l'usage, est sa marraine. Comme ma mère, fermière de la vieille madame de Cardanet, la grand'mère de mademoiselle Zéphirine, avait le secret de l'unique héritière des Cardanet et des Sénonches de la branche aînée, on m'a chargé de faire valoir la petite somme que monsieur Francis du Hautoy destina dans le temps à sa fille. Ma fortune s'est faite avec ces dix mille francs, qui se montent à trente mille francs aujourd'hui. Madame de Sénonches donnera bien le trousseau, l'argenterie et quelque mobilier à sa pupille; moi, je puis vous faire avoir la fille, mon garçon, dit Cointet en frappant sur le genou de Petit-Claud. En épousant Françoise de La Haye, vous augmenterez votre clientèle de celle d'une grande partie de l'aristocratie d'Angoulême. Cette alliance, par la main gauche, vous ouvre un avenir magnifique... La position d'un avocat-avoué paraîtra suffisante: on ne veut pas mieux, je le sais.
—Que faut-il faire?... dit avidement Petit-Claud, car vous avez maître Cachan pour avoué...
—Aussi ne quitterai-je pas brusquement Cachan pour vous, vous n'aurez ma clientèle que plus tard, dit finement le grand Cointet. Ce qu'il faut faire, mon ami? eh! mais les affaires de David Séchard. Ce pauvre diable a mille écus de billets à nous payer, il ne les payera pas, vous le défendrez contre les poursuites de manière à faire énormément de frais... Soyez sans inquiétude, marchez, entassez les incidents. Doublon, mon huissier, qui sera chargé de l'actionner, sous la direction de Cachan, n'ira pas de main morte... A bon écouteur, un mot suffit. Maintenant, jeune homme?...
Il se fit une pause éloquente pendant laquelle ces deux hommes se regardèrent.
—Nous ne nous sommes jamais vus, reprit Cointet, je ne vous ai rien dit, vous ne savez rien de monsieur du Hautoy, ni de madame de Sénonches, ni de mademoiselle de La Haye; seulement, quand il en sera temps, dans deux mois, vous demanderez cette jeune personne en mariage. Quand nous aurons à nous voir, vous viendrez ici, le soir. N'écrivons point.
—Vous voulez donc ruiner Séchard? demanda Petit-Claud.
—Pas tout à fait; mais il faut le tenir pendant quelque temps en prison...
—Et dans quel but?...
—Me croyez-vous assez niais pour vous le dire? si vous avez l'esprit de le deviner, vous aurez celui de vous taire.
—Le père Séchard est riche, dit le Petit-Claud en entrant déjà dans les idées de Boniface et apercevant une cause d'insuccès.
—Tant que le père vivra, il ne donnera pas un liard à son fils, et cet ex-typographe n'a pas encore envie de faire tirer son billet de mort...
—C'est entendu! dit Petit-Claud qui se décida promptement. Je ne vous demande pas de garanties, je suis avoué; si j'étais joué, nous aurions à compter ensemble.
—Le drôle ira loin, pensa Cointet en saluant Petit-Claud.
Le lendemain de cette conférence, le 30 avril, les frères Cointet firent présenter le premier des trois billets fabriqués par Lucien. Par malheur, l'effet fut remis à la pauvre madame Séchard, qui, en reconnaissant l'imitation de la signature de son mari par Lucien, appela David et lui dit à brûle-pourpoint:—Tu n'as pas signé ce billet?...
—Non! lui dit-il. Ton frère était si pressé, qu'il a signé pour moi.....
Ève rendit le billet au garçon de caisse de la maison Cointet frères en lui disant:—Nous ne sommes pas en mesure.
Puis, en se sentant défaillir, elle monta dans sa chambre, où David la suivit.
—Mon ami, dit Ève à Séchard d'une voix mourante, cours chez messieurs Cointet, ils auront des égards pour toi; prie-les d'attendre; et d'ailleurs fais-leur observer qu'au renouvellement du bail de Cérizet ils te devront mille francs.
David alla sur-le-champ chez ses ennemis.
Un prote peut toujours devenir imprimeur, mais il n'y a pas toujours un négociant chez un habile typographe; aussi David, qui connaissait peu les affaires, resta-t-il court devant le grand Cointet lorsque, après lui avoir, la gorge serrée et le cœur palpitant, assez mal débité ses excuses et formulé sa requête, il en reçut cette réponse:—Ceci ne nous regarde en rien, nous tenons le billet de Métivier, Métivier nous payera. Adressez-vous à monsieur Métivier.
—Oh! dit Ève en apprenant cette réponse, du moment où le billet retourne à monsieur Métivier, nous pouvons être tranquilles.
Le lendemain, Victor-Ange-Herménégilde Doublon, huissier de messieurs Cointet, fit le protêt à deux heures, heure où la Place du Mûrier est pleine de monde; et, malgré le soin qu'il eut de causer sur la porte de l'allée avec Marion et Kolb, le protêt n'en fut pas moins connu de tout le Commerce d'Angoulême dans la soirée. D'ailleurs, les formes hypocrites de maître Doublon, à qui le grand Cointet avait recommandé les plus grands égards, pouvaient-elles sauver Ève et David de l'ignominie commerciale qui résulte d'une suspension de payement? qu'on en juge! Ici, les longueurs vont paraître trop courtes. Quatre-vingt-dix lecteurs sur cent seront affriolés par les détails suivants comme par la nouveauté la plus piquante. Ainsi sera prouvée encore une fois la vérité de cet axiome:
Il n'y a rien de moins connu que ce que tout le monde doit savoir, LA LOI!
Certes, à l'immense majorité des Français, le mécanisme d'un des rouages de la Banque, bien décrit, offrira l'intérêt d'un chapitre de voyage dans un pays étranger. Lorsqu'un négociant envoie de la ville où il a son établissement un de ses billets à une personne demeurant dans une autre ville, comme David était censé l'avoir fait pour obliger Lucien, il change l'opération si simple, d'un effet souscrit entre négociants de la même ville pour affaires de commerce, en quelque chose qui ressemble à la lettre de change tirée d'une place sur une autre. Ainsi, en prenant les trois effets à Lucien, Métivier était obligé, pour en toucher le montant, de les envoyer à messieurs Cointet frères; ses correspondants. De là une première perte pour Lucien, désignée sous le nom de commission pour change de place, et qui s'était traduite par un tant pour cent rabattu sur chaque effet, outre l'escompte. Les effets Séchard avaient donc passé dans la catégorie des affaires de Banque. Vous ne sauriez croire à quel point la qualité de banquier, jointe au titre auguste de créancier, change la condition du débiteur. Ainsi, en Banque (saisissez bien cette expression?), dès qu'un effet transmis de la place de Paris à la place d'Angoulême est impayé, les banquiers se doivent à eux-mêmes de s'adresser ce que la loi nomme un Compte de retour. Calembour à part, jamais les romanciers n'ont inventé de conte plus invraisemblable que celui-là; car voici les ingénieuses plaisanteries à la Mascarille qu'un certain article du Code de Commerce autorise, et dont l'explication vous démontrera combien d'atrocités se cachent sous ce mot terrible: la Légalité!
Dès que maître Doublon eut fait enregistrer son protêt, il l'apporta lui-même à messieurs Cointet frères. L'huissier était en compte avec ces Loups-Cerviers d'Angoulême, et leur faisait un crédit de six mois que le grand Cointet menait à un an par la manière dont il le soldait, tout en disant de mois en mois, à ce sous-Loup-Cervier:—Doublon, vous faut-il de l'argent? Ce n'est pas tout encore! Doublon favorisait d'une remise cette puissante maison qui gagnait ainsi quelque chose sur chaque acte, un rien, une misère, un franc cinquante centimes sur un protêt!..... Le grand Cointet se mit à son bureau tranquillement, y prit un petit carré de papier timbré de trente-cinq centimes tout en causant avec Doublon de manière à savoir de lui des renseignements sur l'état vrai des commerçants.
—Eh! bien, êtes-vous content du petit Gannerac?...
—Il ne va pas mal. Dame! un roulage...
—Ah! le fait est qu'il a du tirage! On m'a dit que sa femme lui causait beaucoup de dépenses...
—A lui?... s'écria Doublon d'un air narquois.
Et le Loup-Cervier, qui venait d'achever de régler son papier, écrivit en ronde le sinistre intitulé sous lequel il dressa le compte suivant. (Sic!)
COMPTE DE RETOUR ET FRAIS,
A un effet de MILLE FRANCS, daté d'Angoulême le dix février mil huit cent vingt-deux, souscrit par SÉCHARD FILS, à l'ordre de LUCIEN CHARDON dit DE RUBEMPRÉ, passé à l'ordre de MÉTIVIER, et à notre ordre, échu le trente avril dernier, protesté par DOUBLON, huissier, le premier mai mil huit cent vingt-deux.
| Principal | 1,000 | |
| Protêt | 12 | 35 |
| Commission à un demi pour cent | 5 | » |
| Commission de courtage d'un quart p. cent | 2 | 50 |
| Timbre de notre retraite et du présent | 1 | 35 |
| Intérêts et ports de lettres | 3 | » |
| 1,024 | 20 | |
| Change de place à un et un quart pour 0/0 sur 1,024 20. | 13 | 25 |
| 1,037 | 45 |
Mille trente-sept francs quarante-cinq centimes, de laquelle somme nous nous remboursons en notre traite à vue sur monsieur Métivier, rue Serpente, à Paris, à l'ordre de monsieur Gannerac de l'Houmeau.
Angoulême, le deux mai mil huit cent vingt-deux,
Cointet frères.
Au bas de ce petit mémoire, fait avec toute l'habitude d'un praticien, car il causait toujours avec Doublon, le grand Cointet écrivit la déclaration suivante:
«Nous soussignés, Postel, maître pharmacien à l'Houmeau, et Gannerac, commissionnaire en roulage, négociants en cette ville, certifions que le change de notre place sur Paris est de un et un quart pour cent.
«Angoulême, le trois mai mil huit cent vingt-deux.»
—Tenez, Doublon, faites-moi le plaisir d'aller chez Postel et chez Gannerac, les prier de faire signer cette déclaration, et rapportez-la-moi demain matin.
Et Doublon, au fait de ces instruments de torture, s'en alla, comme s'il se fût agi de la chose la plus simple. Évidemment le protêt aurait été remis, comme à Paris, sous enveloppe, tout Angoulême devait être instruit de l'état malheureux dans lequel étaient les affaires de ce pauvre Séchard. Et de combien d'accusations son apathie ne fut-elle pas l'objet! les uns le disaient perdu par l'amour excessif qu'il portait à sa femme; les autres l'accusaient de trop d'affection pour son beau-frère. Et quelles atroces conclusions chacun ne tirait-il pas de ces prémisses! on ne devait jamais épouser les intérêts de ses proches! On approuvait la dureté du père Séchard envers son fils, on l'admirait!
Maintenant, vous tous qui, par des raisons quelconques, oubliez de faire honneur à vos engagements, examinez bien les procédés parfaitement légaux, par lesquels, en dix minutes, on fait, en Banque, rapporter vingt-huit francs d'intérêt à un capital de mille francs?
Le premier article de ce Compte de Retour en est la seule chose incontestable.
Le deuxième article contient la part du Fisc et de l'huissier. Les six francs que perçoit le Domaine en enregistrant le chagrin du débiteur et fournissant le papier timbré, feront vivre l'abus encore pendant long-temps! Vous savez, d'ailleurs, que cet article donne un bénéfice d'un franc cinquante centimes au Banquier à cause de la remise faite par Doublon.
La commission d'un demi pour cent, objet du troisième article, est prise sous ce prétexte ingénieux, que ne pas recevoir son payement équivaut, en banque, à escompter un effet. Quoique ce soit absolument le contraire, rien de plus semblable que de donner mille francs ou de ne pas les encaisser. Quiconque a présenté des effets à l'escompte, sait, qu'outre les six pour cent dus légalement, l'escompteur prélève, sous l'humble nom de commission, un tant pour cent qui représente les intérêts que lui donne, au-dessus du taux légal, le génie avec lequel il fait valoir ses fonds. Plus il peut gagner d'argent, plus il vous en demande. Aussi faut-il escompter chez les sots, c'est moins cher. Mais en Banque y a-t-il des sots?.....
La loi oblige le banquier à faire certifier par un Agent de change le taux du change. Dans les Places assez malheureuses pour ne pas avoir de Bourse, l'Agent de change est suppléé par deux négociants. La commission dite de courtage due à l'Agent est fixée à un quart pour cent de la somme exprimée dans l'effet protesté. L'usage s'est introduit de compter cette commission comme donnée aux négociants qui remplacent l'Agent, et le banquier la met tout simplement dans sa caisse. De là le troisième article de ce charmant compte.
Le quatrième article comprend le coût du carré de papier timbré sur lequel est rédigé le Compte de Retour et celui du timbre de ce qu'on appelle si ingénieusement la retraite, c'est-à-dire la nouvelle traite tirée par le banquier sur son confrère, pour se rembourser.
Le cinquième article comprend le prix des ports de lettres et les intérêts légaux de la somme pendant tout le temps qu'elle peut manquer dans la caisse du banquier.
Enfin le change de place, l'objet même de la Banque, est ce qu'il en coûte pour se faire payer d'une place à l'autre.
Maintenant épluchez ce compte, où, selon la manière de supputer du Polichinelle de la chanson napolitaine si bien jouée par Lablache, quinze et cinq font vingt-deux! Évidemment la signature de messieurs Postel et Gannerac était une affaire de complaisance: les Cointet certifiaient au besoin pour Gannerac ce que Gannerac certifiait pour les Cointet. C'est la mise en pratique de ce proverbe connu, Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné. Messieurs Cointet frères, se trouvant en compte courant avec Métivier, n'avaient pas besoin de faire traite. Entre eux, un effet retourné ne produisait qu'une ligne de plus au crédit ou au débit.
Ce compte fantastique se réduisait donc en réalité à mille francs dus, au protêt de treize francs, et à un demi pour cent d'intérêt pour un mois de retard, en tout peut-être mille dix-huit francs.
Si une grande maison de banque a tous les jours, en moyenne, un Compte de retour sur une valeur de mille francs, elle touche tous les jours vingt-huit francs par la Grâce de Dieu et les constitutions de la Banque, royauté formidable inventée par les juifs au douzième siècle, et qui domine aujourd'hui les trônes et les peuples. En d'autres termes, mille francs rapportent alors à cette maison vingt-huit francs par jour ou dix mille deux cent vingt francs par an. Triplez la moyenne des Comptes de Retour, et vous apercevrez un revenu de trente mille francs, donné par ces capitaux fictifs. Aussi rien de plus amoureusement cultivé que les Comptes de Retour. David Séchard serait venu payer son effet, le trois mai, ou le lendemain même du protêt, messieurs Cointet frères lui eussent dit: «Nous avons retourné votre effet à monsieur Métivier!» quand même l'effet se fût encore trouvé sur leur bureau. Le Compte de Retour est acquis le soir même du protêt. Ceci, dans le langage de la banque de province, s'appelle: faire suer les écus. Les seuls ports de lettres produisent quelque vingt mille francs à la maison Keller qui correspond avec le monde entier, et les Comptes de Retour payent la loge aux Italiens, la voiture et la toilette de madame la Baronne de Nucingen. Le port de lettre est un abus d'autant plus effroyable que les banquiers s'occupent de dix affaires semblables en dix lignes d'une lettre. Chose étrange! le Fisc a sa part dans cette prime arrachée au malheur, et le Trésor Public s'enfle ainsi des infortunes commerciales. Quant à la Banque, elle jette au débiteur, du haut de ses comptoirs, cette parole pleine de raison:—Pourquoi n'êtes-vous pas en mesure? à laquelle malheureusement on ne peut rien répondre. Ainsi le Compte de Retour est un conte plein de fictions terribles pour lequel les débiteurs, qui réfléchiront sur cette page instructive, éprouveront désormais un effroi salutaire.
Le quatre mai, Métivier reçut de messieurs Cointet frères le Compte de Retour avec un ordre de poursuivre à outrance à Paris monsieur Lucien Chardon dit de Rubempré.
Quelques jours après, Ève reçut, en réponse à la lettre qu'elle écrivit à monsieur Métivier, le petit mot suivant, qui la rassura complétement.
«A MONSIEUR SÉCHARD FILS, IMPRIMEUR A ANGOULÊME.
»J'ai reçu en son temps votre estimée du 5 courant. J'ai compris, d'après vos explications relativement à l'effet impayé du 30 avril dernier, que vous aviez obligé votre beau-frère, monsieur de Rubempré, qui fait assez de dépenses pour que ce soit vous rendre service que de le contraindre à payer: il est dans une situation à ne pas se laisser long-temps poursuivre. Si votre honoré beau-frère ne payait point, je ferais fond sur la loyauté de votre vieille maison, et me dis, comme toujours,
»Votre dévoué serviteur,
»Métivier.»
—Eh! bien, dit Ève à David, mon frère saura par cette poursuite que nous n'avons pas pu payer.
Quel changement cette parole n'annonçait-elle pas chez Ève? L'amour grandissant que lui inspirait le caractère de David, de mieux en mieux connu, prenait dans son cœur la place de l'affection fraternelle. Mais à combien d'illusions ne disait-elle pas adieu?...
Voyons maintenant tout le chemin que fit le Compte de Retour sur la place de Paris? Un tiers porteur, nom commercial de celui qui possède un effet par transmission, est libre, aux termes de la loi, de poursuivre uniquement celui des divers débiteurs de cet effet qui lui présente la chance d'être payé le plus promptement. En vertu de cette faculté, Lucien fut poursuivi par l'huissier de monsieur Métivier. Voici quelles furent les phases de cette action, d'ailleurs entièrement inutile. Métivier, derrière lequel se cachaient les Cointet, connaissait l'insolvabilité de Lucien; mais toujours dans l'esprit de la loi, l'insolvabilité de fait n'existe en droit qu'après avoir été constatée. On constata donc l'impossibilité d'obtenir de Lucien le payement de l'effet, de la manière suivante. L'huissier de Métivier dénonça, le 5 mai, le Compte de Retour et le protêt d'Angoulême à Lucien, en l'assignant au Tribunal de commerce de Paris pour entendre dire une foule de choses, entre autres qu'il serait condamné par corps comme négociant. Quand, au milieu de sa vie de cerf aux abois, Lucien lut ce grimoire, il recevait la signification d'un jugement obtenu contre lui par défaut au Tribunal de commerce. Coralie, sa maîtresse, ignorant ce dont il s'agissait, imagina que Lucien avait obligé son beau-frère; elle lui donna tous les actes ensemble, trop tard. Une actrice voit trop d'acteurs en huissiers dans les vaudevilles pour croire au papier timbré. Lucien eut des larmes aux yeux, il s'apitoya sur Séchard, il eut honte de son faux, et il voulut payer. Naturellement, il consulta ses amis sur ce qu'il devait faire pour gagner du temps. Mais quand Lousteau, Blondet, Bixiou, Nathan eurent instruit Lucien du peu de cas qu'un poète devait faire du Tribunal de commerce, juridiction établie pour les boutiquiers, le poète se trouvait déjà sous le coup d'une saisie. Il voyait à sa porte cette petite affiche jaune dont la couleur déteint sur les portières, qui a la vertu la plus astringente sur le crédit, qui porte l'effroi dans le cœur des moindres fournisseurs, et qui surtout glace le sang dans les veines des poètes assez sensibles pour s'attacher à ces morceaux de bois, à ces guenilles de soie, à ces tas de laine coloriée, à ces brimborions appelés mobilier. Quand on vint pour enlever les meubles de Coralie, l'auteur des Marguerites alla trouver un ami de Bixiou, Desroches, un premier clerc qui venait de traiter d'une Étude, et qui se mit à rire en voyant tant d'effroi chez Lucien pour si peu de chose.—Ce n'est rien, mon cher, vous voulez gagner du temps?—Le plus possible.—Eh! bien, opposez-vous à l'exécution du jugement. Allez trouver un de mes amis, Signol, un agréé, portez-lui vos pièces, il renouvellera l'opposition, se présentera pour vous, et déclinera la compétence du Tribunal de commerce. Ceci ne fera pas la moindre difficulté, vous êtes un journaliste assez connu. Si vous êtes assigné devant le Tribunal civil, vous viendrez me voir, ça me regardera: je me charge de faire promener ceux qui veulent chagriner la belle Coralie. Le vingt-huit mai, Lucien, assigné devant le Tribunal civil, y fut condamné plus promptement que ne le pensait Desroches, car on poursuivait Lucien à outrance. Quand une nouvelle saisie fut pratiquée, lorsque l'affiche jaune vint encore dorer les pilastres de la porte de Coralie et qu'on voulut enlever le mobilier, Desroches, un peu sot de s'être laissé pincer par son confrère (telle fut son expression), s'y opposa, prétendant, avec raison d'ailleurs, que le mobilier appartenait à mademoiselle Coralie: il introduisit un référé. Sur le référé, le Président du Tribunal renvoya les parties à l'audience, où la propriété des meubles fut adjugée à l'actrice par un jugement. Métivier, qui appela de ce jugement, fut débouté de son appel par un arrêt, le trente juillet.
Le sept août, maître Cachan reçut par la diligence un énorme dossier intitulé:
MÉTIVIER
CONTRE
SÉCHARD ET LUCIEN CHARDON.
La première pièce était la jolie petite note suivante, dont l'exactitude est garantie; elle a été copiée.
Billet du 30 avril dernier, souscrit par Séchard fils, ordre Lucien de Rubempré (2 mai). Compte de retour:
1,037 fr. 45 c.
| (5 Mai.) | ||
| Dénonciation du compte de retour et du protêt avec assignation devant le Tribunal de commerce de Paris, pour le 7 mai | 8 | 75 |
| (7 Mai.) | ||
| Jugement, condamnation par défaut, avec contrainte par corps | 35 | » |
| (10 Mai.) | ||
| Signification du jugement | 8 | 50 |
| (12 Mai.) | ||
| Commandement | 5 | 50 |
| (14 Mai.) | ||
| Procès-verbal de saisie | 16 | » |
| (18 Mai.) | ||
| Procès-verbal d'apposition d'affiches | 15 | 25 |
| (19 Mai.) | ||
| Insertion au journal | 4 | » |
| (24 Mai.) | ||
| Procès-verbal de récolement précédant l'enlèvement, et contenant opposition à l'exécution du jugement par le sieur Lucien de Rubempré | 12 | » |
| (27 Mai.) | ||
| Jugement du Tribunal qui, faisant droit, renvoie, sur l'opposition dûment réitérée, les parties devant le Tribunal civil | 35 | » |
| (28 Mai.) | ||
| Assignation à bref délai par Métivier, devant le Tribunal civil avec constitution d'avoué | 6 | 50 |
| (2 Juin.) | ||
| Jugement contradictoire qui condamne Lucien Chardon à payer les causes du compte de retour et laisse à la charge du poursuivant les frais faits devant le Tribunal de commerce | 150 | » |
| (6 Juin.) | ||
| Signification dudit | 10 | » |
| (15 Juin.) | ||
| Commandement | 5 | 50 |
| (19 Juin.) | ||
| Procès-verbal tendant à saisie, et contenant opposition à cette saisie par la demoiselle Coralie, qui prétend que le mobilier lui appartient et demande d'aller en référé sur l'heure, dans le cas où l'on voudrait passer outre | 20 | » |
| Ordonnance du Président, qui renvoie les parties à l'audience en état de référé | 40 | » |
| (19 Juin.) | ||
| Jugement qui adjuge la propriété des meubles à ladite demoiselle Coralie | 250 | » |
| (20 Juin.) | ||
| Appel par Métivier | 17 | » |
| (30 Juin.) | ||
| Arrêt confirmatif du jugement | 250 | » |
| Total | 889 | » |
| Billet du 31 mai | 1,037 | 45 |
| Dénonciation à Lucien | 8 | 75 |
| 1,046 | 20 | |
| Billet du 30 juin, compte de retour | 1,037 | 45 |
| Dénonciation à Lucien | 8 | 75 |
| 1,046 | 20 | |
Ces pièces étaient accompagnées d'une lettre par laquelle Métivier donnait l'ordre à maître Cachan, avoué d'Angoulême, de poursuivre David Séchard par tous les moyens de droit. Maître Victor-Ange-Herménégilde Doublon assigna donc David Séchard, le 3 juillet, au Tribunal de commerce d'Angoulême pour le payement de la somme totale de quatre mille dix-huit francs quatre-vingt-cinq centimes, montant des trois effets et des frais déjà faits. Le jour où Doublon devait lui apporter à elle-même le commandement de payer cette somme énorme pour elle, Ève reçut dans la matinée cette lettre foudroyante écrite par Métivier:
«A MONSIEUR SÉCHARD FILS, IMPRIMEUR A ANGOULÊME.
»Votre beau-frère, monsieur Chardon, est un homme d'une insigne mauvaise foi qui a mis son mobilier sous le nom d'une actrice avec laquelle il vit, et vous auriez dû, Monsieur, me prévenir loyalement de ces circonstances afin de ne pas me laisser faire des poursuites inutiles, car vous n'avez pas répondu à ma lettre du 10 mai dernier. Ne trouvez donc pas mauvais que je vous demande immédiatement le remboursement des trois effets et de tous mes débours.
»Agréez mes salutations.
»Métivier.»
En n'entendant plus parler de rien, Ève, peu savante en droit commercial, pensait que son frère avait réparé son crime en payant les billets fabriqués.
—Mon ami, dit-elle à son mari, cours avant tout chez Petit-Claud, explique-lui notre position, et consulte-le.
—Mon ami, dit le pauvre imprimeur en entrant dans le cabinet de son camarade chez lequel il avait couru précipitamment, je ne savais pas, quand tu es venu m'annoncer ta nomination en m'offrant tes services, que je pourrais en avoir sitôt besoin.
Petit-Claud étudia la belle figure de penseur que lui présenta cet homme assis dans un fauteuil en face de lui, car il n'écouta pas le détail d'affaires qu'il connaissait mieux que ne les savait celui qui les lui expliquait. En voyant entrer Séchard inquiet, il s'était dit:—Le tour est fait! Cette scène se joue assez souvent au fond du cabinet des avoués.—Pourquoi les Cointet le persécutent-ils?... se demandait Petit-Claud. Il est dans l'esprit des avoués de pénétrer tout aussi bien dans l'âme de leurs clients que dans celle des adversaires: ils doivent connaître l'envers aussi bien que l'endroit de la trame judiciaire.
—Tu veux gagner du temps, répondit enfin Petit-Claud à Séchard quand Séchard eut fini. Que te faut-il, quelque chose comme trois ou quatre mois?
—Oh! quatre mois! je suis sauvé, s'écria David à qui Petit-Claud parut être un ange.
—Eh! bien, l'on ne touchera à aucun de tes meubles, et l'on ne pourra pas t'arrêter avant trois ou quatre mois... Mais cela te coûtera bien cher, dit Petit-Claud.
—Eh! qu'est-ce que cela me fait! s'écria Séchard.
—Tu attends des rentrées, en es-tu sûr?... demanda l'avoué presque surpris de la facilité avec laquelle son client entrait dans la machination.
—Dans trois mois je serai riche, répondit l'inventeur avec une assurance d'inventeur.
—Ton père n'est pas encore en pré, répondit Petit-Claud, il tient à rester dans les vignes.
—Est-ce que je compte sur la mort de mon père?... répondit David. Je suis sur la trace d'un secret industriel qui me permettra de fabriquer sans un brin de coton un papier aussi solide que le papier de Hollande, et à cinquante pour cent au-dessous du prix de revient actuel de la pâte de coton...
—C'est une fortune, s'écria Petit-Claud qui comprit alors le projet du grand Cointet.
—Une grande fortune, mon ami, car il faudra, dans dix ans d'ici, dix fois plus de papier qu'il ne s'en consomme aujourd'hui. Le journalisme sera la folie de notre temps!
—Personne n'a ton secret?...
—Personne, excepté ma femme.
—Tu n'as pas dit ton projet, ton programme à quelqu'un.... aux Cointet, par exemple?
—Je leur en ai parlé, mais vaguement, je crois!
Un éclair de générosité passa dans l'âme enfiellée de Petit-Claud qui essaya de tout concilier, l'intérêt des Cointet, le sien et celui de Séchard.
—Écoute, David, nous sommes camarades de collége, je te défendrai; mais, sache-le bien, cette défense à l'encontre des lois te coûtera cinq à six mille francs!... Ne compromets pas ta fortune. Je crois que tu seras obligé de partager avec un de nos fabricants. Voyons? tu y regarderas à deux fois avant d'acheter ou de faire construire une papeterie... Il te faudra d'ailleurs prendre un brevet d'invention... Tout cela prendra du temps et voudra de l'argent, les huissiers fondront sur toi peut-être trop tôt, malgré les détours que nous allons faire devant eux...
—Je tiens mon secret! répondit David avec la naïveté du savant.
—Eh! bien, ton secret sera ta planche de salut, reprit Petit-Claud repoussé dans sa première et loyale intention d'éviter un procès par une transaction, je ne veux pas le savoir; mais écoute moi bien: tâche de travailler dans les entrailles de la terre, que personne ne te voie et ne puisse soupçonner tes moyens d'exécution, car ta planche te serait volée sous tes pieds... Un inventeur cache souvent sous sa peau un jobard! Vous pensez trop à vos secrets pour pouvoir penser à tout. On finira par se douter de l'objet de tes recherches, tu es environné de fabricants! Autant de fabricants, autant d'ennemis! Je te vois comme le castor au milieu des chasseurs, ne leur donne pas ta peau...
—Merci, mon cher camarade, je me suis dit tout cela, s'écria Séchard; mais je te suis obligé de me montrer tant de prudence et de sollicitude!... Il ne s'agit pas de moi dans cette entreprise. A moi, douze cents francs de rente me suffiraient, et mon père doit m'en laisser au moins trois fois autant quelque jour... Je vis par l'amour et par ma pensée!... une vie céleste... Il s'agit de Lucien et de ma femme; c'est pour eux que je travaille...
—Allons, signe-moi ce pouvoir, et ne t'occupe plus que de ta découverte. Le jour où il faudra te cacher à cause de la contrainte par corps, je te préviendrai la veille; car il faut tout prévoir. Et laisse-moi te dire de ne laisser pénétrer chez toi personne de qui tu ne sois sûr comme de toi-même.
—Cérizet n'a pas voulu continuer le bail de l'exploitation de mon imprimerie, et de là sont venus nos petits chagrins d'argent. Il ne reste donc plus chez moi que Marion, Kolb, un Alsacien qui est comme un caniche pour moi, ma femme et ma belle-mère...
—Écoute, dit Petit-Claud, défie-toi du caniche...
—Tu ne le connais pas, s'écria David. Kolb, c'est comme moi-même.
—Veux-tu me le laisser éprouver?...
—Oui, dit Séchard.
—Allons, adieu; mais envoie-moi la belle madame Séchard, un pouvoir de ta femme est indispensable. Et, mon ami, songe bien que le feu est dans tes affaires, dit Petit-Claud à son camarade en le prévenant ainsi de tous les malheurs judiciaires qui allaient fondre sur lui.
—Me voilà donc un pied en Bourgogne et un pied en Champagne, se dit Petit-Claud après avoir reconduit son ami David Séchard jusqu'à la porte de l'Étude.
En proie aux chagrins que cause le manque d'argent, aux peines que lui donnait l'état de sa femme, assassinée par l'infamie de Lucien, David cherchait toujours son problème!... Or, tout en allant de chez lui chez Petit-Claud, il avait mâché par distraction une tige d'ortie qu'il avait mise dans de l'eau pour arriver à un rouissage quelconque des tiges employées comme matière de sa pâte. Il voulait remplacer les divers brisements opérés par la macération par le tissage, enfin par l'usage de tout ce qui devient fil, linge, chiffon. Quand il alla par les rues, assez content de sa conférence avec son ami Petit-Claud, il se trouva dans les dents une boule de pâte: il la prit sur sa main, l'étendit et vit une bouillie supérieure à toutes les compositions qu'il avait obtenues; car le principal inconvénient des pâtes obtenues des végétaux est un défaut de liant. Ainsi la paille donne un papier cassant, quasi métallique et sonore. Ces hasards-là ne sont rencontrés que par les audacieux chercheurs des causes naturelles!
—Je vais, se disait-il, remplacer par l'effet d'une machine et d'un agent chimique l'opération que je viens de faire machinalement.
Et il apparut à sa femme dans la joie de sa croyance à un triomphe.
—Oh! mon ange, sois sans inquiétude! dit David en voyant que sa femme avait pleuré. Petit-Claud nous garantit pour quelques mois de tranquillité. L'on me fera des frais; mais, comme il me l'a dit en me reconduisant:—Tous les Français ont le droit de faire attendre leurs créanciers, pourvu qu'ils finissent par leur payer capital, intérêts et frais!... Eh! bien, nous payerons...
—Et vivre!... dit la pauvre Ève qui pensait à tout.
—Ah! c'est vrai, répondit David en portant la main à son oreille par un geste inexplicable et familier à presque tous les gens embarrassés.
—Ma mère gardera notre petit Lucien et je puis me remettre à travailler, dit-elle.
—Ève! ô mon Ève! s'écria David, les larmes aux yeux, en prenant sa femme et la serrant sur son cœur, Ève! à deux pas d'ici, à Saintes, au seizième siècle, un des plus grands hommes de la France, car il ne fut pas seulement l'inventeur des émaux, il fut aussi le glorieux précurseur de Buffon, de Cuvier, il trouva la géologie avant eux, ce naïf bonhomme! Bernard de Palissy souffrait la passion des chercheurs de secrets, mais il voyait sa femme et ses enfants, tout un faubourg contre lui. Sa femme lui vendait ses outils.... Il errait dans la campagne, incompris!... pourchassé, montré au doigt!... Mais, moi, je suis aimé...
—Bien aimé, répondit Ève avec une sainte et placide expression.
—On peut souffrir alors tout ce qu'a souffert ce pauvre Bernard de Palissy, l'auteur des faïences d'Écouen, et que Charles IX excepta de la Saint-Barthélemy, qui fit enfin à la face de l'Europe, vieux, riche et honoré, des cours publics sur sa science des terres, comme il l'appelait.
—Tant que mes doigts auront la force de tenir un fer à repasser, tu ne manqueras de rien! s'écria la pauvre femme avec l'accent du dévouement le plus profond. Dans le temps que j'étais première demoiselle chez madame Prieur, j'avais pour amie une petite fille bien sage, la cousine à Postel, Basine Clerget; eh! bien, Basine vient de m'annoncer, en m'apportant mon linge fin, qu'elle succède à madame Prieur: j'irai travailler chez elle!...
—Ah! tu n'y travailleras pas long-temps! répondit Séchard. J'ai trouvé...
Pour la première fois la sublime croyance au succès, qui soutient les inventeurs et leur donne le courage d'aller en avant dans les forêts vierges du pays des découvertes, fut accueillie par Ève avec un sourire presque triste, et David baissa la tête par un mouvement funèbre.
—Oh! mon ami, je ne me moque pas, je ne ris pas, je ne doute pas! s'écria la belle Ève en se mettant à genoux devant son mari. Mais je vois combien tu avais raison de garder le plus profond silence sur tes essais, sur tes espérances. Oui, mon ami, les inventeurs doivent cacher le pénible enfantement de leur gloire à tout le monde, même à leurs femmes!... Une femme est toujours femme. Ton Ève n'a pu s'empêcher de sourire en t'entendant dire: J'ai trouvé!... pour la dix-septième fois depuis un mois.
David se mit à rire si franchement de lui-même qu'Ève lui prit la main et la baisa saintement. Ce fut un moment délicieux, une de ces roses d'amour et de tendresse qui fleurissent au bord des plus arides chemins de la misère et quelquefois au fond des précipices.
Ève redoubla de courage en voyant le malheur redoubler de furie. La grandeur de son mari, sa naïveté d'inventeur, les larmes qu'elle surprit parfois dans les yeux de cet homme de cœur et de poésie, tout développa chez elle une force de résistance inouïe. Elle eut encore une fois recours au moyen qui lui avait déjà si bien réussi. Elle écrivit à monsieur Métivier d'annoncer la vente de l'imprimerie en lui offrant de le payer sur le prix qu'on en obtiendrait et en le suppliant de ne pas ruiner David en frais inutiles. Devant cette lettre sublime Métivier fit le mort: son premier commis répondit qu'en l'absence de monsieur Métivier il ne pouvait pas prendre sur lui d'arrêter les poursuites. Telle n'était pas la coutume de son patron en affaires. Ève proposa de renouveler les effets en payant tous les frais, et le commis y consentit, pourvu que le père de David Séchard donnât sa garantie par un aval. Ève se rendit alors à pied à Marsac, accompagnée de sa mère et de Kolb. Elle affronta le vieux vigneron, elle fut charmante, elle réussit à dérider cette vieille figure; mais, quand, le cœur tremblant, elle parla de l'aval, elle vit un changement complet et soudain sur cette face soûlographique.
—Si je laissais à mon fils la liberté de mettre la main à mes lèvres, au bord de ma caisse, il la plongerait jusqu'au fond de mes entrailles!... s'écria-t-il. Les enfants mangent tous à même dans la bourse paternelle. Et comment ai-je fait, moi? Je n'ai jamais coûté un liard à mes parents. Votre imprimerie est vide. Les souris et les rats sont seuls à y faire des impressions... Vous êtes belle, vous, je vous aime; vous êtes une femme travailleuse et soigneuse. Mais mon fils!... Savez-vous ce qu'est David?... Eh! bien, c'est un fainéant de savant. Si je l'avais lairré comme on m'a lairré, sans se connaître aux lettres, et que j'en eusse fait un ours, comme son père, il aurait des rentes... Oh! c'est ma croix, ce garçon-là, voyez-vous! Et, par malheur, il est bien unique, car sa retiration n'existera jamais! Enfin il vous rend malheureuse... (Ève protesta par un geste de dénégation absolue.)—Oui, reprit-il en répondant à ce geste, vous avez été obligée de prendre une nourrice, le chagrin vous a tari votre lait. Je sais tout, allez! vous êtes au tribunal et tambourinés par la ville. Je n'étais qu'un ours, je ne suis pas savant, je n'ai pas été prote chez messieurs Didot, la gloire de la typographie; mais jamais je n'ai reçu de papier timbré! Savez-vous ce que je me dis en allant dans mes vignes, les soignant et récoltant, et faisant mes petites affaires?... Je me dis:—Mon pauvre vieux, tu te donnes bien du mal, tu mets écu sur écu, tu lairreras de beaux biens, ce sera pour les huissiers, pour les avoués..... ou pour les chimères..... pour les idées... Tenez, mon enfant, vous êtes mère de ce petit garçon, qui m'a eu l'air d'avoir la truffe de son grand-père au milieu du visage quand je l'ai tenu sur les fonts avec madame Chardon, eh! bien, pensez moins à Séchard qu'à ce petit drôle-là... Je n'ai confiance qu'en vous... Vous pourriez empêcher la dissipation de mes biens... de mes pauvres biens...
—Mais, mon cher papa Séchard, votre fils sera votre gloire, et vous le verrez un jour riche par lui-même et avec la croix de la Légion-d'Honneur à la boutonnière...
—Qué qui fera donc pour cela? demanda le vigneron.
—Vous le verrez! Mais, en attendant, mille écus vous ruineraient-ils?... Avec mille écus vous feriez cesser les poursuites... Eh! bien, si vous n'avez pas confiance en lui, prêtez-les-moi, je vous les rendrai, vous les hypothéquerez sur ma dot, sur mon travail...
—David Séchard est donc poursuivi? s'écria le vigneron étonné d'apprendre que ce qu'il croyait une calomnie était vrai. Voilà ce que c'est que de savoir signer son nom!... Eh mes loyers!... Oh! il faut, ma petite fille, que j'aille à Angoulême me mettre en règle et consulter Cachan, mon avoué... Vous avez joliment bien fait de venir... Un homme averti en vaut deux!
Après une lutte de deux heures, Ève fut obligée de s'en aller, battue par cet argument invincible:—Les femmes n'entendent rien aux affaires. Venue avec un vague espoir de réussir, Ève refit le chemin de Marsac à Angoulême presque brisée. En rentrant, elle arriva précisément à temps pour recevoir la signification du jugement qui condamnait Séchard à tout payer à Métivier. En province, la présence d'un huissier à la porte d'une maison est un événement; mais Doublon venait beaucoup trop souvent depuis quelque temps pour que le voisinage n'en causât pas. Aussi Ève n'osait-elle plus sortir de chez elle, elle avait peur d'entendre des chuchotements à son passage.
—Oh! mon frère, mon frère! s'écria la pauvre Ève en se précipitant dans son allée et montant les escaliers, je ne puis te pardonner que s'il s'agissait de ta...
—Hélas, lui dit Séchard, qui venait au-devant d'elle, il s'agissait d'éviter son suicide.
—N'en parlons donc plus jamais, répondit-elle doucement. La femme qui l'a emmené dans ce gouffre de Paris est bien criminelle!... et ton père, mon David, est bien impitoyable!... Souffrons en silence.
Un coup frappé discrètement arrêta quelque tendre parole sur les lèvres de David, et Marion se présenta remorquant à travers la première pièce le grand et gros Kolb.
—Madame, dit-elle, Kolb et moi nous avons su que monsieur et madame étaient bien tourmentés; et, comme nous avons à nous deux seize cents francs d'économies, nous avons pensé qu'ils ne pouvaient pas être mieux placés qu'entre les mains de madame...
—Te matame, répéta Kolb avec enthousiasme.
—Kolb, s'écria David Séchard, nous ne nous quitterons jamais, porte mille francs à compte chez Cachan, l'avoué, mais en demandant une quittance; nous garderons le reste. Kolb, qu'aucune puissance humaine ne t'arrache un mot sur ce que je fais, sur mes heures d'absence, sur ce que tu pourras me voir rapporter, et quand je t'enverrai chercher des herbes, tu sais, qu'aucun œil humain ne te voie... On cherchera, mon bon Kolb, à te séduire, on t'offrira peut-être des mille, des dix mille francs pour parler...
—On m'ovrirait pien tes millions, queu cheu ne tirais bas une motte! Est-ce que che nei gonnais boind la gonzigne milidaire?
—Tu es averti, marche, et va prier monsieur Petit-Claud d'assister à la remise de ces fonds chez monsieur Cachan.
—Ui, fit l'Alsacien, chesbère edre assez riche ein chour pire lui domper sire le gazaquin, à ced ôme te chistice! Ch'aime bas sa visache!
—C'est un bon homme, madame, dit la grosse Marion, il est fort comme un Turc et doux comme un mouton. En voilà un qui ferait le bonheur d'une femme. C'est lui pourtant qui a eu l'idée de placer ainsi nos gages, qu'il appelle des caches! Pauvre homme! s'il parle mal, il pense bien, et je l'entends tout de même. Il a l'idée d'aller travailler chez les autres pour ne nous rien coûter....
—On deviendrait riche uniquement pour pouvoir récompenser ces braves gens-là, dit Séchard en regardant sa femme.
Ève trouvait cela tout simple, elle n'était pas étonnée de rencontrer des âmes à la hauteur de la sienne. Son attitude eût expliqué toute la beauté de son caractère aux êtres les plus stupides, et même à un indifférent.
—Vous serez riche, mon cher monsieur, vous avez du pain de cuit, s'écria Marion, votre père vient d'acheter une ferme, il vous en fait, allez! des rentes...
Dans la circonstance, ces paroles dites par Marion pour diminuer en quelque sorte le mérite de son action, ne trahissaient-elles pas une exquise délicatesse?
Comme toutes les choses humaines, la procédure française a des vices. Néanmoins, de même qu'une arme à deux tranchants, elle sert aussi bien à la défense qu'à l'attaque. En outre, elle a cela de plaisant, que si deux avoués s'entendent (et ils peuvent s'entendre sans avoir besoin d'échanger deux mots, ils se comprennent par la seule marche de leur procédure!) un procès ressemble alors à la guerre comme la faisait le premier maréchal de Biron à qui son fils proposait au siége de Rouen un moyen de prendre la ville en deux jours.—Tu es donc bien pressé, lui dit-il, d'aller planter nos choux. Deux généraux peuvent éterniser la guerre en n'arrivant à rien de décisif et ménageant leurs troupes, selon la méthode des généraux autrichiens que le Conseil Aulique ne réprimande jamais d'avoir fait manquer une combinaison pour laisser manger la soupe à leurs soldats. Maître Cachan, Petit-Claud et Doublon se comportèrent encore mieux que des généraux autrichiens, ils se modelèrent sur un Autrichien de l'Antiquité, sur Fabius Cunctator!
Petit-Claud, malicieux comme un mulet, eut bientôt reconnu tous les avantages de sa position. Dès que le payement des frais à faire était garanti par le grand Cointet, il se promit de ruser avec Cachan, et de faire briller son génie aux yeux du papetier, en créant des incidents qui retombassent à la charge de Métivier. Mais, malheureusement pour la gloire de ce jeune Figaro de la Basoche, l'historien doit passer sur le terrain de ses exploits comme s'il marchait sur des charbons ardents. Un seul mémoire de frais, comme celui fait à Paris, suffit sans doute à l'histoire des mœurs contemporaines. Imitons donc le style des bulletins de la Grande-Armée; car, pour l'intelligence du récit, plus rapide sera l'énoncé des faits et gestes de Petit-Claud, meilleure sera cette page exclusivement judiciaire.
Assigné, le 3 juillet, au Tribunal de commerce d'Angoulême, David fit défaut; le jugement lui fut signifié le 8.
Le 10, Doublon lança un commandement et tenta, le 12, une saisie à laquelle s'opposa Petit-Claud en réassignant Métivier à quinze jours. De son côté, Métivier trouva ce temps trop long, réassigna le lendemain à bref délai, et obtint, le 19, un jugement qui débouta Séchard de son opposition. Ce jugement, signifié roide le 21, autorisa un commandement le 22, une signification de contrainte par corps le 23, et un procès-verbal de saisie le 24. Cette fureur de saisie fut bridée par Petit-Claud qui s'y opposa en interjetant appel en Cour royale. Cet appel, réitéré le 15 juillet, traînait Métivier à Poitiers.
—Allez! se dit Petit-Claud, nous resterons là pendant quelque temps.
Une fois l'orage dirigé sur Poitiers, chez un avoué de Cour royale à qui Petit-Claud donna ses instructions, ce défenseur à double face fit assigner à bref délai David Séchard, par madame Séchard, en séparation de biens. Selon l'expression du Palais, il diligenta de manière à obtenir son jugement de séparation le 28 juillet, il l'inséra dans le Courrier de la Charente, le signifia dûment, et, le 1er août, il se faisait par-devant notaire une liquidation des reprises de madame Séchard qui la constituait créancière de son mari pour la faible somme de dix mille francs que l'amoureux David lui avait reconnue en dot par le contrat de mariage, et pour le payement de laquelle il lui abandonna le mobilier de son imprimerie et celui du domicile conjugal.
Pendant que Petit-Claud mettait ainsi à couvert l'avoir du ménage, il faisait triompher à Poitiers la prétention sur laquelle il avait basé son appel. Selon lui, David devait d'autant moins être passible des frais faits à Paris sur Lucien de Rubempré, que le Tribunal civil de la Seine, les avait, par son jugement, mis à la charge de Métivier. Ce système, adopté par la Cour, fut consacré dans un arrêt qui confirma les condamnations portées au jugement du Tribunal de commerce d'Angoulême contre Séchard fils, en faisant distraction d'une somme de six cents francs sur les frais de Paris, mis à la charge de Métivier, en compensant quelques frais entre les parties, eu égard à l'incident qui motivait l'appel de Séchard. Cet arrêt signifié, le 17 août, à Séchard fils, se traduisit, le 18, en un commandement de payer le capital, les intérêts, les frais dus, suivis d'un procès-verbal de saisie le 20. Là, Petit-Claud intervint au nom de madame Séchard et revendiqua le mobilier comme appartenant à l'épouse, dûment séparée. De plus, Petit-Claud fit apparaître Séchard père devenu son client. Voici pourquoi.
Le lendemain de la visite que lui fit sa belle-fille, le vigneron était venu voir son avoué d'Angoulême, maître Cachan, auquel il demanda la manière de recouvrer ses loyers compromis dans la bagarre où son fils était engagé.
—Je ne puis pas occuper pour le père lorsque je poursuis le fils, lui dit Cachan, mais allez voir Petit-Claud, il est très-habile, et il vous servira peut-être encore mieux que je ne le ferais...
Au Palais, Cachan dit à Petit-Claud:—Je t'ai envoyé le père Séchard, occupe pour moi à charge de revanche.
Entre avoués, ces sortes de services se rendent en province comme à Paris.
Le lendemain du jour où le père Séchard eut donné sa confiance à Petit-Claud, le grand Cointet vint voir son complice et lui dit:—Tâchez de donner une leçon au père Séchard! Il est homme à ne jamais pardonner à son fils de lui coûter mille francs; et ce débours séchera dans son cœur toute pensée généreuse, s'il en poussait!
—Allez à vos vignes, dit Petit-Claud à son nouveau client, votre fils n'est pas heureux, ne le grugez pas en mangeant chez lui. Je vous appellerai quand il en sera temps.
Donc, au nom de Séchard, Petit-Claud prétendit que les presses étant scellées devenaient d'autant plus immeubles par destination que, depuis le règne de Louis XIV, la maison servait à une imprimerie. Cachan, indigné pour le compte de Métivier, qui, après avoir trouvé à Paris les meubles de Lucien appartenant à Coralie, trouvait encore à Angoulême les meubles de David appartenant à la femme et au père (il y eut là de jolies choses dites à l'audience), assigna le père et le fils pour faire tomber de telles prétentions. «Nous voulons, s'écria-t-il, démasquer les fraudes de ces hommes qui déploient les plus redoutables fortifications de la mauvaise foi; qui, des articles les plus innocents et les plus clairs du Code, font des chevaux de frise pour se défendre! et de quoi, de payer trois mille francs! pris où... dans la caisse du pauvre Métivier. Et l'on ose accuser les escompteurs!... Dans quel temps vivons-nous!... Enfin, je le demande, n'est-ce pas à qui prendra l'argent de notre voisin?... Vous ne sanctionnerez pas une prétention qui ferait passer l'immoralité au cœur de la justice!...» Le tribunal d'Angoulême, ému par la belle plaidoierie de Cachan, rendit un jugement contradictoire entre toutes les parties, qui donna la propriété des meubles meublants seulement à madame Séchard, repoussa les prétentions de Séchard père et le condamna net à payer quatre cent trente-quatre francs soixante-cinq centimes de frais.
—Le père Séchard est bon, se dirent en riant les avoués, il a voulu mettre la main dans le plat, qu'il paye!...
Le 26 août, ce jugement fut signifié de manière à pouvoir saisir les presses et les accessoires de l'imprimerie le 28 août. On apposa les affiches!... On obtint, sur requête, un jugement pour pouvoir vendre dans les lieux mêmes. On inséra l'annonce de la vente dans les journaux, et Doublon se flatta de pouvoir procéder au récolement et à la vente le 2 septembre.
En ce moment, David Séchard devait, par jugement en règle et par exécutoires levés, bien légalement, à Métivier la somme totale de cinq mille deux cent soixante-quinze francs vingt-cinq centimes non compris les intérêts. Il devait à Petit-Claud douze cents francs et les honoraires, dont le chiffre était laissé, suivant la noble confiance des cochers qui vous ont conduit rondement, à sa générosité. Madame Séchard devait à Petit-Claud environ trois cent cinquante francs, et des honoraires. Le père Séchard devait ses quatre cent trente-quatre francs soixante-cinq centimes et Petit-Claud lui demandait cent écus d'honoraires. Ainsi, le tout pouvait aller à dix mille francs.
A part l'utilité de ces documents pour les nations étrangères qui pourront y voir le jeu de l'artillerie judiciaire en France, il est nécessaire que le législateur, si toutefois le législateur a le temps de lire, connaisse jusqu'où peut aller l'abus de la procédure. Ne devrait-on pas bâcler une petite loi qui, dans certain cas, interdirait aux avoués de surpasser en frais la somme qui fait l'objet du procès? N'y a-t-il pas quelque chose de ridicule à soumettre une propriété d'un centiare aux formalités qui régissent une terre d'un million! On comprendra par cet exposé très-sec de toutes les phases par lesquelles passait le débat, la valeur de ces mots: la forme, la justice, les frais! dont ne se doute pas l'immense majorité des Français. Voilà ce qui s'appelle en argot de Palais mettre le feu dans les affaires d'un homme. Les caractères de l'imprimerie pesant cinq milliers valaient, au prix de la fonte, deux mille francs. Les trois presses valaient six cents francs. Le reste du matériel eût été vendu comme du vieux fer et du vieux bois. Le mobilier du ménage aurait produit tout au plus mille francs. Ainsi, de valeurs appartenant à Séchard fils et représentant une somme d'environ quatre mille francs, Cachan et Petit-Claud en avaient fait le prétexte de sept mille francs de frais sans compter l'avenir dont la fleur promettait d'assez beaux fruits, comme on va le voir. Certes les praticiens de France et de Navarre, ceux de Normandie même, accorderont leur estime et leur admiration à Petit-Claud; mais les gens de cœur n'accorderont-ils pas une larme de sympathie à Kolb et à Marion?
Pendant cette guerre, Kolb, assis à la porte de l'allée sur une chaise tant que David n'avait pas besoin de lui, remplissait les devoirs d'un chien de garde. Il recevait les actes judiciaires, toujours surveillés d'ailleurs par un clerc de Petit-Claud. Quand des affiches annonçaient la vente du matériel composant une imprimerie, Kolb les arrachait aussitôt que l'afficheur les avait apposées, et il courait par la ville les ôter en s'écriant:—Les goquins!... dourman der ein si prafe ôme! Ed ilz abellent ça de la chistice! Marion gagnait pendant la matinée une pièce de dix sous dans une papeterie et l'employait à la dépense journalière. Madame Chardon avait recommencé sans murmurer les fatigantes veilles de son état de garde-malade, et apportait à sa fille son salaire à la fin de chaque semaine. Elle avait déjà fait deux neuvaines, en s'étonnant de trouver Dieu sourd à ses prières, et aveugle aux clartés des cierges qu'elle lui allumait.
Le 2 septembre, Ève reçut la seule lettre que Lucien écrivit après celle par laquelle il avait annoncé la mise en circulation des trois billets à son beau-frère et que David avait cachée à sa femme.
—Voilà la troisième lettre que j'aurai eue de lui depuis son départ, se dit la pauvre sœur en hésitant à décacheter le fatal papier.
En ce moment, elle donnait à boire à son enfant, elle le nourrissait au biberon, car elle avait été forcée de renvoyer la nourrice par économie. On peut juger dans quel état la mit la lecture de la lettre suivante ainsi que David, qu'elle fit lever. Après avoir passé la nuit à faire du papier, l'inventeur s'était couché vers le jour.
«Paris, 29 août.
»Ma chère sœur,
»Il y a deux jours, à cinq heures du matin, j'ai reçu le dernier soupir d'une des plus belles créatures de Dieu, la seule femme qui pouvait m'aimer comme tu m'aimes, comme m'aiment David et ma mère, en joignant à ces sentiments si désintéressés ce qu'une mère et une sœur ne sauraient donner: toutes les félicités de l'amour! Après m'avoir tout sacrifié, peut-être la pauvre Coralie est-elle morte pour moi! pour moi qui n'ai pas en ce moment de quoi la faire enterrer... Elle m'eût consolé de la vie; vous seuls, mes chers anges, pourrez me consoler de sa mort. Cette innocente fille a, je le crois, été absoute par Dieu, car elle est morte chrétiennement. Oh! Paris!... Mon Ève, Paris est à la fois toute la gloire et toute l'infamie de la France, j'y ai déjà perdu bien des illusions, et je vais en perdre encore d'autres en y mendiant le peu d'argent dont j'ai besoin pour mettre en terre sainte le corps d'un ange!
»Ton malheureux frère,
»Lucien.»
«P. S. J'ai dû te causer bien des chagrins par ma légèreté, tu sauras tout un jour, et tu m'excuseras. D'ailleurs, tu dois être tranquille: en nous voyant si tourmentés, Coralie et moi, un brave négociant à qui j'ai fait de cruels soucis, monsieur Camusot, s'est chargé d'arranger, a-t-il dit, cette affaire.»
—La lettre est encore humide de ses larmes! dit-elle à David en le regardant avec tant de pitié qu'il éclatait dans ses yeux quelque chose de son ancienne affection pour Lucien.
—Pauvre garçon, il a dû bien souffrir, s'il était aimé comme il le dit!... s'écria l'heureux époux d'Ève.
Et le mari comme la femme oublièrent toutes leurs douleurs, devant le cri de cette douleur suprême. En ce moment, Marion se précipita disant:—Madame, les voilà!... les voilà!...
—Qui?
—Doublon et ses hommes, le diable, Kolb se bat avec eux, on va vendre.
—Non, non, l'on ne vendra pas, rassurez-vous! s'écria Petit-Claud dont la voix retentit dans la pièce qui précédait la chambre à coucher, je viens de signifier un appel. Vous ne devez pas rester sous le poids d'un jugement qui taxe de mauvaise foi. Je ne me suis pas avisé de me défendre ici. Pour vous gagner du temps, j'ai laissé bavarder Cachan, je suis certain de triompher encore une fois à Poitiers...
—Mais combien ce triomphe coûtera-t-il? demanda madame Séchard.
—Des honoraires si vous triomphez, et mille francs si nous perdons.
—Mon Dieu, s'écria la pauvre Ève, mais le remède n'est-il pas pire que le mal?...
En entendant ce cri de l'innocence éclairée au feu judiciaire, Petit-Claud resta tout interdit, tant Ève était belle.
Le père Séchard, mandé par Petit-Claud, arriva sur ces entrefaites. La présence du vieillard dans la chambre à coucher de ses enfants, où son petit-fils au berceau souriait au malheur, rendit cette scène complète.
—Papa Séchard, dit le jeune avoué, vous me devez sept cents francs pour votre intervention; mais vous les répéterez contre votre fils, en les ajoutant à la masse des loyers qui vous sont dus.
Le vieux vigneron saisit la piquante ironie que Petit-Claud mit dans son accent et dans son air en lui adressant cette phrase.
—Il vous en aurait moins coûté pour cautionner votre fils! lui dit Ève en quittant le berceau pour venir embrasser le vieillard...
David, accablé par la vue de l'attroupement qui s'était fait devant sa maison, où la lutte de Kolb et des gens de Doublon avait attiré du monde, tendit la main à son père sans lui dire bonjour.
—Et comment puis-je vous devoir sept cents francs? demanda le vieillard à Petit-Claud.
—Mais parce que j'ai, d'abord, occupé pour vous. Comme il s'agit de vos loyers, vous êtes vis-à-vis de moi solidaire avec votre débiteur. Si votre fils ne me paye pas ces frais-là vous me les payerez, vous... Mais, ceci n'est rien, dans quelques heures on voudra mettre David en prison, l'y laisserez-vous aller?
—Que doit-il?
—Mais quelque chose comme cinq à six mille francs, sans compter ce qu'il vous doit et ce qu'il doit à sa femme.
Le vieillard, devenu tout défiance, regarda le tableau touchant qui se présentait à ses regards dans cette chambre bleue et blanche: une belle femme en pleurs auprès d'un berceau, David fléchissant enfin sous le poids de ses chagrins, l'avoué qui peut-être l'avait attiré là comme dans un piége; l'ours crut alors sa paternité mise en jeu par eux, il eut peur d'être exploité. Il alla voir et caresser l'enfant, qui lui tendit ses petites mains. Au milieu de tant de soins, l'enfant, soigné comme celui d'un pair d'Angleterre, avait sur la tête un petit bonnet brodé doublé de rose.
—Eh! que David s'en tire comme il pourra, moi je ne pense qu'à cet enfant-là, s'écria le vieux grand-père, et sa mère m'approuvera. David est si savant, qu'il doit savoir comment payer ses dettes.
—Voilà, dit l'avoué d'un air moqueur, la véritable expression de vos sentiments. Tenez, papa Séchard, vous êtes jaloux de votre fils. Écoutez la vérité: vous avez mis David dans la position où il est, en lui vendant votre imprimerie trois fois ce qu'elle valait, et en le ruinant pour vous faire payer ce prix usuraire. Oui, ne branlez pas la tête: le journal vendu aux Cointet et dont le prix a été empoché par vous en entier, était toute la valeur de votre imprimerie..... Vous haïssez votre fils parce que vous l'avez dépouillé, parce que vous en avez fait un homme au-dessus de vous. Vous vous donnez le genre d'aimer prodigieusement votre petit-fils pour masquer la banqueroute de sentiments que vous faites à votre fils et à votre bru qui vous coûteraient de l'argent hic et nunc, tandis que votre petit-fils n'a besoin de votre affection que in extremis. Vous aimez ce petit gars-là pour avoir l'air d'aimer quelqu'un de votre famille, et ne pas être taxé d'insensibilité. Voilà le fond de votre sac, père Séchard...
—Est-ce pour entendre ça que vous m'avez fait venir? dit le vieillard d'un ton menaçant en regardant tour à tour son avoué, sa belle-fille et son fils.
—Mais, monsieur, s'écria la pauvre Ève en s'adressant à Petit-Claud, avez-vous donc juré notre ruine? Jamais mon mari ne s'est plaint de son père... Le vigneron regarda sa belle-fille d'un air sournois.—Il m'a dit cent fois que vous l'aimiez à votre manière, dit-elle au vieillard en en comprenant la défiance.
D'après les instructions du grand Cointet, Petit-Claud achevait de brouiller le père et le fils afin que le père ne fît pas sortir David de la cruelle position où il se trouvait.—Le jour où nous tiendrons David en prison, avait dit la veille le grand Cointet à Petit-Claud, vous serez présenté chez madame de Sénonches. L'intelligence que donne l'affection avait éclairé madame Séchard, qui devinait cette inimitié de commande, comme elle avait déjà senti la trahison de Cérizet. Chacun imaginera facilement l'air surpris de David, qui ne pouvait pas comprendre que Petit-Claud connût si bien et son père et ses affaires. Le loyal imprimeur ne savait pas les liaisons de son défenseur avec les Cointet, et d'ailleurs il ignorait que les Cointet fussent dans la peau de Métivier. Le silence de David était une injure pour le vieux vigneron; aussi l'avoué profita-t-il de l'étonnement de son client pour quitter la place.
—Adieu, mon cher David, vous êtes averti, la contrainte par corps n'est pas susceptible d'être infirmée par l'appel, il ne reste plus que cette voie à vos créanciers, ils vont la prendre. Ainsi, sauvez-vous!... Ou plutôt, si vous m'en croyez, tenez, allez voir les frères Cointet, ils ont des capitaux, et, si votre découverte est faite, si elle tient ses promesses, associez-vous avec eux; ils sont, après tout, très-bons enfants...
—Quel secret? demanda le père Séchard.
—Mais croyez-vous votre fils assez niais pour avoir abandonné son imprimerie sans penser à autre chose? s'écria l'avoué. Il est en train, m'a-t-il dit, de trouver le moyen de fabriquer pour trois francs la rame de papier qui revient en ce moment à dix francs.....
—Encore une manière de m'attraper! s'écria le père Séchard. Vous vous entendez tous ici comme des larrons en foire. Si David a trouvé cela, il n'a pas besoin de moi, le voilà millionnaire! Adieu, mes petits amis, bonsoir.
Et le vieillard de s'en aller par les escaliers.
—Songez à vous cacher, dit à David Petit-Claud qui courut après le vieux Séchard pour l'exaspérer encore.
Le petit avoué retrouva le vigneron grommelant sur la place du Mûrier, le reconduisit jusqu'à l'Houmeau, et le quitta en le menaçant de prendre un exécutoire pour les frais qui lui étaient dus, s'il n'était pas payé dans la semaine.
—Je vous paye, si vous me donnez les moyens de déshériter mon fils sans nuire à mon petits-fils et à ma bru!... dit le vieux Séchard en quittant brusquement Petit-Claud.
—Comme le grand Cointet connaît bien son monde!... Ah! il me le disait bien: ces sept cents francs à donner empêcheront le père de payer les sept mille francs de son fils, s'écriait le petit avoué en remontant à Angoulême. Néanmoins ne nous laissons pas enfoncer par ce vieux finaud de papetier, il est temps de lui demander autre chose que des paroles.
—Eh! bien, David, mon ami, que comptes-tu faire?... dit Ève à son mari quand le père Séchard et l'avoué les eurent laissés.
—Mets ta plus grande marmite au feu, mon enfant, s'écria David en regardant Marion, je tiens mon affaire!
En entendant cette parole, Ève prit son chapeau, son châle, ses souliers avec une vivacité fébrile.
—Habillez-vous, mon ami, dit-elle à Kolb, vous allez m'accompagner, car il faut que je sache s'il existe un moyen de sortir de cet enfer...
—Monsieur, s'écria Marion quand Ève fut sortie, soyez donc raisonnable, ou madame mourra de chagrin. Gagnez de l'argent pour payer ce que vous devez, et, après, vous chercherez vos trésors à votre aise...
—Tais-toi, Marion, répondit David, la dernière difficulté sera vaincue. J'aurai tout à la fois un brevet d'invention et un brevet de perfectionnement.
La plaie des inventeurs, en France, est le brevet de perfectionnement. Un homme passe dix ans de sa vie à chercher un secret d'industrie, une machine, une découverte quelconque, il prend un brevet, il se croit maître de sa chose; il est suivi par un concurrent qui, s'il n'a pas tout prévu, lui perfectionne son invention par une vis, et la lui ôte ainsi des mains. Or, en inventant, pour fabriquer le papier, une pâte à bon marché, tout n'était pas dit! D'autres pouvaient perfectionner le procédé. David Séchard voulait tout prévoir, afin de ne pas se voir arracher une fortune cherchée au milieu de tant de contrariétés. Le papier de Hollande (ce nom reste au papier fabriqué tout en chiffon de fil de lin, quoique la Hollande n'en fabrique plus) est légèrement collé; mais il se colle feuille à feuille par une main-d'œuvre qui renchérit le papier. S'il devenait possible de coller la pâte dans la cuve, et par une colle peu dispendieuse (ce qui se fait d'ailleurs aujourd'hui, mais imparfaitement encore), il ne resterait aucun perfectionnement à trouver. Depuis un mois, David cherchait donc à coller en cuve la pâte de son papier. Il visait à la fois deux secrets.
Ève alla voir sa mère. Par un hasard favorable, madame Chardon gardait la femme du premier Substitut, laquelle venait de donner un héritier présomptif à l'illustre famille des Milaud de Nevers. Ève, en défiance de tous les officiers ministériels, avait inventé de consulter, sur sa position, le défenseur légal des veuves et des orphelins, de lui demander si elle pouvait libérer David en s'obligeant, en vendant ses droits; mais elle espérait aussi savoir la vérité sur la conduite ambiguë de Petit-Claud.
Le magistrat, surpris de la beauté de madame Séchard, la reçut, non-seulement avec les égards dus à une femme, mais encore avec une espèce de courtoisie à laquelle Ève n'était pas habituée. Elle vit enfin dans les yeux du magistrat cette expression que, depuis son mariage, elle n'avait plus trouvée que chez Kolb, et qui, pour les femmes belles comme Ève, est le criterium avec lequel elles jugent les hommes. Quand une passion, quand l'intérêt ou l'âge glacent dans les yeux d'un homme le pétillement de l'obéissance absolue qui y flambe au jeune âge, une femme entre alors en défiance de cet homme et se met à l'observer. Les Cointet, Petit-Claud, Cérizet, tous les gens en qui elle avait deviné des ennemis, l'avaient regardée d'un œil sec et froid. Elle se sentit donc à l'aise avec le Substitut, qui, tout en l'accueillant avec grâce, détruisit en peu de mots toutes ses espérances.
—Il n'est pas certain, madame, lui dit-il, que la Cour Royale réforme le jugement qui restreint aux meubles meublants l'abandon que vous a fait votre mari de tout ce qu'il possédait pour vous remplir de vos reprises. Votre privilége ne doit pas servir à couvrir une fraude. Mais, comme vous serez admise en qualité de créancière au partage du prix des objets saisis, que votre beau-père doit exercer également son privilége pour la somme des loyers dus, il y aura, l'arrêt de la cour une fois rendu, matière à d'autres contestations, à propos de ce que nous appelons, en termes de droit, une contribution.
—Mais monsieur Petit-Claud nous ruine donc? s'écria-t-elle.
—La conduite de Petit-Claud, reprit le magistrat, est conforme au mandat donné par votre mari, qui veut, dit son avoué, gagner du temps. Selon moi, peut-être vaudrait-il mieux se désister de l'appel, et vous rendre acquéreurs à la vente, vous et votre beau-père, des ustensiles les plus nécessaires à votre exploitation, vous dans la limite de ce qui doit vous revenir, lui pour la somme de ses loyers... Mais ce serait aller trop promptement au but. Les avoués vous grugent!.....
—Je serais alors dans les mains de monsieur Séchard père, à qui je devrais le loyer des ustensiles et celui de la maison; mon mari n'en resterait pas moins sous le coup des poursuites de monsieur Métivier, qui n'aurait presque rien eu...
—Oui, madame.
—Eh! bien, notre position serait pire que celle où nous sommes...
—La force de la loi, madame, appartient en définitive au créancier. Vous avez reçu trois mille francs, il faut nécessairement les rendre...
—Oh! monsieur, nous croyez-vous donc capables de...
Ève s'arrêta en s'apercevant du danger que sa justification pouvait faire courir à son frère.
—Oh! je sais bien, reprit le magistrat, que cette affaire est obscure et du côté des débiteurs, qui sont probes, délicats, grands même!... et du côté du créancier qui n'est qu'un prête-nom....
Ève épouvantée regardait le magistrat d'un air hébété.
—Vous comprenez, dit-il, en lui jetant un regard plein de grosse finesse, que nous avons, pour réfléchir à ce qui se passe sous nos yeux, tout le temps pendant lequel nous sommes assis à écouter les plaidoieries de messieurs les avocats.
Ève revint au désespoir de son inutilité.
Le soir à sept heures, Doublon apporta le commandement par lequel il dénonçait la contrainte par corps. A cette heure, la poursuite arriva donc à son apogée.
—A compter de demain, dit David, je ne pourrai plus sortir que pendant la nuit.
Ève et madame Chardon fondirent en larmes. Pour elles, se cacher était un déshonneur.
En apprenant que la liberté de leur maître était menacée, Kolb et Marion s'alarmèrent d'autant plus que, depuis long-temps, ils l'avaient jugé dénué de toute malice; et ils tremblèrent tellement pour lui, qu'ils vinrent trouver madame Chardon, Ève et David, sous prétexte de savoir à quoi leur dévouement pouvait être utile. Ils arrivèrent au moment où ces trois êtres, pour qui la vie avait été jusqu'alors si simple, pleuraient en apercevant la nécessité de cacher David. Mais comment échapper aux espions invisibles qui, dès à présent, devaient observer les moindres démarches de cet homme, malheureusement si distrait?
—Si matame feut addentre ein betit quard'hire, che fais bousser eine regonnaissanze dans le gampe ennemi, dit Kolb, et vis ferrez que che m'y gonnais, quoique chaie l'air d'ein Hallemante; gomme che suis ein frai Vrançais, chai engor te la malice.
—Oh! madame, dit Marion, laissez-le aller, il ne pense qu'à garder monsieur, il n'a pas d'autres idées. Kolb n'est pas un Alsacien. C'est... quoi?... un vrai terre-neuvien!
—Allez, mon bon Kolb, lui dit David, nous avons encore le temps de prendre un parti.
Kolb courut chez l'huissier, où les ennemis de David, réunis en conseil, avisaient aux moyens de s'emparer de lui.
L'arrestation des débiteurs est, en province, un fait exorbitant, anormal, s'il en fût jamais. D'abord, chacun s'y connaît trop bien pour que personne emploie jamais un moyen si odieux. On doit se trouver, créanciers et débiteurs, face à face pendant toute la vie. Puis, quand un commerçant, un banqueroutier, pour se servir des expressions de la province, qui ne transige guère sur cette espèce de vol légal, médite une vaste faillite, Paris lui sert de refuge. Paris est en quelque sorte la Belgique de la province: on y trouve des retraites presque impénétrables, et le mandat de l'huissier poursuivant expire aux limites de sa juridiction. Il est d'autres empêchements quasi dirimants. Ainsi, la loi qui consacre l'inviolabilité du domicile règne sans exception en province; l'huissier n'y a pas le droit, comme à Paris, de pénétrer dans une maison tierce pour y venir saisir le débiteur. Le Législateur a cru devoir excepter Paris, à cause de la réunion constante de plusieurs familles dans la même maison. Mais, en province, pour violer le domicile du débiteur lui-même, l'huissier doit se faire assister du juge de paix. Or, le juge de paix, qui tient sous sa puissance les huissiers, est à peu près le maître d'accorder ou de refuser son concours. A la louange des juges de paix, on doit dire que cette obligation leur pèse, ils ne veulent pas servir des passions aveugles, ou des vengeances. Il est encore d'autres difficultés non moins graves et qui tendent à modifier la cruauté tout à fait inutile de la loi sur la contrainte par corps, par l'action des mœurs qui change souvent les lois au point de les annuler. Dans les grandes villes, il existe assez de misérables, de gens dépravés, sans foi ni loi, pour servir d'espions; mais dans les petites villes chacun se connaît trop pour pouvoir se mettre aux gages d'un huissier. Quiconque, dans la classe infime, se prêterait à ce genre de dégradation, serait obligé de quitter la ville. Ainsi, l'arrestation d'un débiteur n'étant pas, comme à Paris ou comme dans les grands centres de population, l'objet de l'industrie privilégiée des Gardes du Commerce, devient une œuvre de procédure excessivement difficile, un combat de ruse entre le débiteur et l'huissier dont les inventions ont quelquefois fourni de très-agréables récits aux Faits-Paris des journaux.
Cointet l'aîné n'avait pas voulu se montrer; mais le gros Cointet, qui se disait chargé de cette affaire par Métivier, était venu chez Doublon avec Cérizet, devenu son prote, et dont la coopération avait été acquise par la promesse d'un billet de mille francs. Doublon devait compter sur deux de ses praticiens. Ainsi les Cointet avaient déjà trois limiers pour surveiller leur proie. Au moment de l'arrestation, Doublon pouvait d'ailleurs employer la gendarmerie, qui, aux termes des jugements, doit son concours à l'huissier qui la requiert. Ces cinq personnes étaient donc en ce moment même réunies dans le cabinet de maître Doublon, situé au rez-de-chaussée de la maison, en suite de l'Étude.
On entrait à l'Étude par un assez large corridor dallé, qui formait comme une allée. La maison avait une simple porte bâtarde, de chaque côté de laquelle se voyaient les panonceaux ministériels dorés, au centre desquels on lit en lettres noires: HUISSIER. Les deux fenêtres de l'Étude donnant sur la rue étaient défendues par de forts barreaux de fer. Le cabinet avait vue sur un jardin, où l'huissier, amant de Pomone, cultivait lui-même avec un grand succès les espaliers. La cuisine faisait face à l'Étude, et derrière la cuisine se développait l'escalier par lequel on montait à l'étage supérieur. Cette maison se trouvait dans une petite rue, derrière le nouveau Palais de Justice, alors en construction, et qui ne fut fini qu'après 1830. Ces détails ne sont pas inutiles à l'intelligence de ce qui advint à Kolb. L'Alsacien avait inventé de se présenter à l'huissier sous prétexte de lui vendre son maître, afin d'apprendre ainsi quels seraient les piéges qu'on lui tendrait, et de l'en préserver. La cuisinière vint ouvrir, Kolb lui manifesta le désir de parler à monsieur Doublon pour affaires. Contrariée d'être dérangée pendant qu'elle lavait sa vaisselle, cette femme ouvrit la porte de l'Étude en disant à Kolb, qui lui était inconnu, d'y attendre monsieur, pour le moment en conférence dans son cabinet; puis, elle alla prévenir son maître qu'un homme voulait lui parler. Cette expression, un homme, signifiait si bien un paysan, que Doublon dit:—Qu'il attende! Kolb s'assit auprès de la porte du cabinet.
—Ah çà! comment comptez-vous procéder? car si nous pouvions l'empoigner demain matin, ce serait du temps de gagné, disait le gros Cointet.
—Il n'a pas volé son nom de Naïf, rien ne sera plus facile, s'écria Cérizet.
En reconnaissant la voix du gros Cointet, mais surtout en entendant ces deux phrases, Kolb devina sur-le-champ qu'il s'agissait de son maître, et son étonnement alla croissant quand il distingua la voix de Cérizet.
—Eine karson qui a manché son bain, s'écria-t-il frappé d'épouvante.
—Mes enfants, dit Doublon, voici ce qu'il faut faire. Nous échelonnerons notre monde à de grandes distances, depuis la rue de Beaulieu et la place du Mûrier, dans tous les sens, de manière à suivre le Naïf, ce surnom me plaît, sans qu'il puisse s'en apercevoir, nous ne le quitterons pas qu'il ne soit entré dans la maison où il se croira caché; nous lui laisserons quelques jours de sécurité, puis nous l'y rencontrerons quelque jour avant le lever ou le coucher du soleil.
—Mais en ce moment que fait-il? il peut nous échapper, dit le gros Cointet.
—Il est chez lui, dit maître Doublon; s'il sortait, je le saurais. J'ai l'un de mes praticiens sur la place du Mûrier en observation, un autre au coin du Palais, et un autre à trente pas de ma maison. Si notre homme sortait, ils siffleraient; et il n'aurait pas fait trois pas, que je le saurais déjà par cette communication télégraphique.
Les huissiers donnent à leurs recors le nom honnête de praticiens.
Kolb n'avait pas compté sur un si favorable hasard, il sortit doucement de l'Étude et dit à la servante:—Monsieur Doublon est occupé pour long-temps, je reviendrai demain matin de bonne heure.
L'Alsacien, en sa qualité de cavalier, avait été saisi par une idée qu'il alla sur-le-champ mettre à exécution. Il courut chez un loueur de chevaux de sa connaissance, y choisit un cheval, le fit seller, et revint en toute hâte chez son maître, où il trouva madame Ève dans la plus profonde désolation.
—Qu'y a-t-il, Kolb? demanda l'imprimeur en trouvant à l'Alsacien un air à la fois joyeux et effrayé.
—Vus êdes endourés de goquins. Le plis sire ede te gager mon maîdre. Montame a-d-elle bensé à meddre monzière quelque bard?
Quand l'honnête Kolb eut expliqué la trahison de Cérizet, les circonvallations tracées autour de la maison, la part que le gros Cointet prenait à cette affaire, et fait pressentir les ruses que méditeraient de tels hommes contre son maître, les plus fatales lueurs éclairèrent la position de David.
—C'est les Cointet qui te poursuivent, s'écria la pauvre Ève anéantie, et voilà pourquoi Métivier se montrait si dur.... Ils sont papetiers, ils veulent ton secret.
—Mais que faire pour leur échapper? s'écria madame Chardon.
—Si montame beud affoir ein bedide entroid à meddre monzière, demanda Kolb, che bromets de l'y gontuire sans qu'on le zache chamais.
—N'entrez que de nuit chez Basine Clerget, répondit Ève, j'irai convenir de tout avec elle. Dans cette circonstance, Basine est une autre moi-même.
—Les espions te suivront, dit enfin David qui recouvra quelque présence d'esprit. Il s'agit de trouver un moyen de prévenir Basine sans qu'aucun de nous y aille.
—Montame beud y hâler, dit Kolb. Foissi ma gompinazion: che fais sordir affec monsière, nus emmènerons sir nos draces les sivleurs. Bentant ce demps, matame ira chez matemoiselle Clerchet, èle ne sera pas zuifie. Chai ein gefal, che prents monsière en groube; ed, ti tiaple, si l'on nus addrabe!
—Eh! bien, adieu, mon ami, s'écria la pauvre femme en se jetant dans les bras de son mari; aucun de nous n'ira te voir, car nous pourrions te faire prendre. Il faut nous dire adieu pour tout le temps que durera cette prison volontaire. Nous correspondrons par la poste, Basine y jettera tes lettres, et je t'écrirai sous son nom.
A leur sortie David et Kolb entendirent les sifflements, et menèrent les espions jusqu'au bas de la porte Palet où demeurait le loueur de chevaux. Là, Kolb prit son maître en croupe, en lui recommandant de se bien tenir à lui.
—Zifflez, zifflez, mes pons hâmis! Che me mogue de vus dous! s'écria Kolb. Vus n'addraberez bas ein fieux gafalier.
Et le vieux cavalier piqua des deux dans la campagne avec une rapidité qui devait mettre et qui mit les espions dans l'impossibilité de les suivre, ni de savoir où ils allaient.
Ève alla chez Postel sous le prétexte assez ingénieux de le consulter. Après avoir subi les insultes de cette pitié qui ne prodigue que des paroles, elle quitta le ménage Postel, et put gagner, sans être vue, la maison de Basine, à qui elle confia ses chagrins en lui demandant secours et protection. Basine, qui pour plus de discrétion avait fait entrer Ève dans sa chambre, ouvrit la porte d'un cabinet contigu dont le jour venait d'un châssis à tabatière et sur lequel aucun œil ne pouvait avoir de vue. Les deux amies débouchèrent une petite cheminée dont le tuyau longeait celui de la cheminée de l'atelier où les ouvrières entretenaient du feu pour leurs fers. Ève et Basine étendirent de mauvaises couvertures sur le carreau pour assourdir le bruit, si David en faisait par mégarde; elles lui mirent un lit de sangle pour dormir, un fourneau pour ses expériences, une table et une chaise pour s'asseoir et pour écrire. Basine promit de lui donner à manger la nuit; et, comme personne ne pénétrait jamais dans sa chambre, David pouvait défier tous ses ennemis, et même la police.
—Enfin, dit Ève en embrassant son amie, il est en sûreté.
Ève retourna chez Postel pour éclaircir quelque doute qui, dit-elle, la ramenait chez un si savant juge du Tribunal de commerce, et elle se fit reconduire par lui chez elle en écoutant ses doléances.—Si vous m'aviez épousée, en seriez-vous là?... Ce sentiment était au fond de toutes les phrases du petit pharmacien. Au retour, Postel trouva sa femme jalouse de l'admirable beauté de madame Séchard, et, furieuse de la politesse de son mari, Léonie fut apaisée par l'opinion que le pharmacien prétendit avoir de la supériorité des petites femmes rousses sur les grandes femmes brunes, qui selon lui, étaient, comme de beaux chevaux, toujours à l'écurie. Il donna sans doute quelques preuves de sincérité, car le lendemain madame Postel le mignardait.
—Nous pouvons être tranquilles, dit Ève à sa mère et à Marion, qu'elle trouva, selon l'expression de Marion, encore saisies.
—Oh! ils sont partis, dit Marion quand Ève regarda machinalement dans sa chambre.
—U vaud-il nus diriger?... demanda Kolb quand il fut à une lieue sur la grande route de Paris.
—A Marsac, répondit David; puisque tu m'as mis sur ce chemin-là, je vais faire une dernière tentative sur le cœur de mon père.
—C'haimerais mié monder à l'assaut t'une padderie te ganons, barce qu'il n'a boind de cuer, mennesier fôdre bère.
Le vieux pressier ne croyait pas en son fils; il le jugeait, comme juge le peuple, d'après les résultats. D'abord, il ne croyait pas avoir dépouillé David; puis, sans s'arrêter à la différence des temps, il se disait:—Je l'ai mis à cheval sur une imprimerie, comme je m'y suis trouvé moi-même; et lui, qui en savait mille fois plus que moi, n'a pas su marcher! Incapable de comprendre son fils, il le condamnait, et se donnait sur cette haute intelligence une sorte de supériorité en se disant:—Je lui conserve du pain. Jamais les moralistes ne parviendront à faire comprendre toute l'influence que les sentiments exercent sur les intérêts. Cette influence est aussi puissante que celle des intérêts sur les sentiments. Toutes les lois de la nature ont un double effet, en sens inverse l'une de l'autre. David, lui, comprenait son père et il avait la sublime charité de l'excuser. Arrivés à huit heures à Marsac, Kolb et David surprirent le bonhomme vers la fin de son dîner qui se rapprochait forcément de son coucher.
—Je te vois par autorité de justice, dit le père à son fils avec un sourire amer.
—Gommand, mon maîdre et fus, bouffez-vus vus rengondrer... il foyache tans les cieux et vus êdes tuchurs tans les fignes... s'écria Kolb indigné. Bayez, bayez! c'edde fôdre édat te bère...
—Allons, Kolb va-t'en, mets le cheval chez madame Courtois afin de ne pas en embarrasser mon père, et sache que les pères ont toujours raison.
Kolb s'en alla grommelant comme un chien qui, grondé par son maître pour sa prudence, proteste encore en obéissant. David, sans dire ses secrets, offrit alors à son père de lui donner la preuve la plus évidente de sa découverte, en lui proposant un intérêt dans cette affaire pour prix des sommes qui lui devenaient nécessaires, soit pour se libérer immédiatement, soit pour se livrer à l'exploitation de son secret.
—Eh! comment me prouveras-tu que tu peux faire avec rien du beau papier qui ne coûte rien? demanda l'ancien typographe en lançant à son fils un regard aviné, mais fin, curieux, avide. Vous eussiez dit un éclair sortant d'un nuage pluvieux, car le vieil ours, fidèle à ses traditions, ne se couchait jamais sans être coiffé de nuit. Son bonnet de nuit consistait en deux bouteilles d'excellent vin vieux que, selon son expression, il sirotait.
—Rien de plus simple, répondit David. Je n'ai pas de papier sur moi, je suis venu par ici pour fuir Doublon; et, me voyant sur la route de Marsac, j'ai pensé que je pourrais bien trouver chez vous les facilités que j'aurais chez un usurier. Je n'ai rien sur moi que mes habits. Enfermez-moi dans un local bien clos, où personne ne puisse pénétrer, où personne ne puisse me voir, et...
—Comment, dit le vieillard en jetant à son fils un effroyable regard, tu ne me laisseras pas te voir faisant tes opérations...
—Mon père, répondit David, vous m'avez prouvé qu'il n'y avait pas de père dans les affaires...
—Ah! tu te défies de celui qui t'a donné la vie.
—Non, mais de celui qui m'a ôté les moyens de vivre.
—Chacun pour soi, tu as raison! dit le vieillard. Eh! bien, je te mettrai dans mon cellier.
—J'y entre avec Kolb, vous me donnerez un chaudron pour faire ma pâte, reprit David sans avoir aperçu le coup d'œil que lui lança son père, puis vous irez me chercher des tiges d'artichaut, des tiges d'asperges, des orties à dard, des roseaux que vous couperez aux bords de votre petite rivière. Demain matin, je sortirai de votre cellier avec du magnifique papier.
—Si c'est possible... s'écria l'Ours en laissant échapper un hoquet, je te donnerai peut-être... je verrai si je puis te donner..... bah!... vingt-cinq mille francs, à la condition de m'en faire gagner autant tous les ans...
—Mettez-moi à l'épreuve, j'y consens! s'écria David. Kolb, monte à cheval, pousse jusqu'à Mansle, achètes-y un grand tamis de crin chez un boisselier, de la colle chez un épicier, et reviens en toute hâte.
—Tiens, bois... dit le père en mettant devant son fils une bouteille de vin, du pain, et des restes de viandes froides. Prends des forces, je vais t'aller faire tes provisions de chiffons verts; car ils sont verts, tes chiffons! j'ai même peur qu'ils ne soient un peu trop verts.
Deux heures après, sur les onze heures du soir, le vieillard enfermait son fils et Kolb dans une petite pièce adossée à son cellier, couverte en tuiles creuses, et où se trouvaient les ustensiles nécessaires à brûler les vins de l'Angoumois qui fournissent, comme on sait, toutes les eaux-de-vie dites de Cognac.
—Oh! mais je suis là comme dans une fabrique... voilà du bois et des bassines, s'écria David.
—Eh! bien, à demain, dit le père Séchard, je vais vous enfermer, et je lâcherai mes deux chiens, je suis sûr qu'on ne vous apportera pas de papier. Montre-moi des feuilles demain, je te déclare que je serai ton associé, les affaires seront alors claires et bien menées...
Kolb et David se laissèrent enfermer et passèrent deux heures environ à briser, à préparer les tiges, en se servant de deux madriers. Le feu brillait, l'eau bouillait. Vers deux heures du matin, Kolb, moins occupé que David, entendit un soupir tourné comme un hoquet d'ivrogne; il prit une des deux chandelles et se mit à regarder partout; il aperçut alors la figure violacée du père Séchard qui remplissait une petite ouverture carrée, pratiquée au-dessus de la porte par laquelle on communiquait du cellier au brûloir et cachée par des futailles vides. Le malicieux vieillard avait introduit son fils et Kolb dans son brûloir par la porte extérieure qui servait à passer les pièces pour les livrer. Cette autre porte intérieure permettait de rouler les poinçons du cellier dans le brûloir sans faire le tour par la cour.
—Ah! baba! ceci n'ed bas de cheu, fus foulez vilouder fôdre vils... Safez-vus ce que vus vaides, quand fus pufez eine poudeille te bon fin? Vus appreufez ein goquin.
—Oh! mon père, dit David.
—Je venais savoir si vous aviez besoin de quelque chose, dit le vigneron quasi dégrisé.
—Et c'edde bar indérêd pir nus que affez bris eine bedide egelle?... dit Kolb qui ouvrit la porte après en avoir débarrassé l'entrée et qui trouva le vieillard monté sur une échelle courte, en chemise.
—Risquer votre santé! s'écria David.
—Je crois que je suis somnambule, dit le vieillard honteux en descendant. Ton défaut de confiance en ton père m'a fait rêver, je songeais que tu t'entendais avec le diable pour réaliser l'impossible.
—Le tiaple, c'ed fôdre bassion pire les bedits chaunets! s'écria Kolb.
—Allez vous recoucher, mon père, dit David; enfermez-nous si vous voulez, mais épargnez-vous la peine de revenir: Kolb va faire sentinelle.
Le lendemain, à quatre heures, David sortit du brûloir, ayant fait disparaître toutes les traces de ses opérations, et vint apporter à son père une trentaine de feuilles de papier dont la finesse, la blancheur, la consistance, la force ne laissaient rien à désirer et qui portait pour filigranes les marques des fils plus forts les uns que les autres du tamis de crin. Le vieillard prit ces échantillons, il y appliqua la langue en ours habitué, depuis son jeune âge, à faire de son palais une éprouvette à papiers; il les mania, les chiffonna, les plia, les soumit à toutes les épreuves que les typographes font subir aux papiers pour en reconnaître les qualités, et quoiqu'il n'y eût rien à redire, il ne voulut pas s'avouer vaincu.
—Il faut savoir ce que ça deviendra sous presse!... dit-il pour se dispenser de louer son fils.
—Trôle t'ome! s'écria Kolb.
Le vieillard, devenu froid, couvrit, sous sa dignité paternelle, une irrésolution jouée.
—Je ne veux pas vous tromper, mon père, ce papier-là me semble encore devoir encore coûter trop cher, et je veux résoudre le problème du collage en cuve... il ne me reste plus que cet avantage à conquérir...
—Ah! tu voudrais m'attraper!
—Mais, vous le dirai-je? je colle bien en cuve, mais jusqu'à présent la colle ne pénètre pas également ma pâte, et donne au papier le rêche d'une brosse.
—Eh! bien, perfectionne ton collage en cuve, et tu auras mon argent.
—Mon maîdre ne ferra chamais la gouleur te fodre archant!
Évidemment le vieillard voulait faire payer à David la honte qu'il avait bue la nuit; aussi le traita-t-il plus que froidement.
—Mon père, dit David qui renvoya Kolb, je ne vous en ai jamais voulu d'avoir estimé votre imprimerie à un prix exorbitant, et de me l'avoir vendue à votre seule estimation; j'ai toujours vu le père en vous. Je me suis dit: Laissons un vieillard, qui s'est donné bien du mal, qui m'a certainement élevé mieux que je ne devais l'être, jouir en paix et à sa manière du fruit de ses travaux. Je vous ai même abandonné le bien de ma mère, et j'ai pris sans murmurer la vie obérée que vous m'aviez faite. Je me suis promis de gagner une belle fortune sans vous importuner. Eh! bien, ce secret, je l'ai trouvé, les pieds dans le feu, sans pain chez moi, tourmenté pour des dettes qui ne sont pas les miennes... Oui, j'ai lutté patiemment jusqu'à ce que mes forces se soient épuisées. Peut-être me devez-vous des secours!... mais ne pensez pas à moi, voyez une femme et un petit enfant!...—là, David ne put retenir ses larmes—et prêtez-leur aide et protection. Serez-vous au-dessous de Marion et de Kolb qui m'ont donné leurs économies? s'écria le fils en voyant son père froid comme un marbre de presse.
—Et ça ne t'a pas suffi... s'écria le vieillard sans éprouver la moindre vergogne, mais tu dévorerais la France... Bonsoir! moi, je suis trop ignorant pour me fourrer dans des exploitations où il n'y aurait que moi d'exploité. Le Singe ne mangera pas l'Ours, dit-il en faisant allusion à leur surnom d'atelier. Je suis vigneron, je ne suis pas banquier... Et puis, vois-tu, des affaires entre père et fils, ça va mal. Dînons, tiens, tu ne diras pas que je ne te donne rien!...
David était un de ces êtres à cœur profond qui peuvent y repousser leurs souffrances de manière à en faire un secret pour ceux qui leur sont chers; aussi chez eux, quand la douleur déborde ainsi, est-ce leur effort suprême. Ève avait bien compris ce beau caractère d'homme. Mais le père vit, dans ce flot de douleur ramené du fond à la surface, la plainte vulgaire des enfants qui veulent attraper leurs pères, et il prit l'excessif abattement de son fils pour la honte de l'insuccès. Le père et le fils se quittèrent brouillés. David et Kolb revinrent à minuit environ à Angoulême, où ils entrèrent à pied avec autant de précautions qu'en eussent pris des voleurs pour un vol. Vers une heure du matin, David fut introduit, sans témoin, chez mademoiselle Basine Clerget, dans l'asile impénétrable préparé pour lui par sa femme. En entrant là, David allait y être gardé par la plus ingénieuse de toutes les pitiés, celle d'une grisette. Le lendemain matin, Kolb se vanta d'avoir fait sauver son maître à cheval, et de ne l'avoir quitté qu'après l'avoir mis dans une patache qui devait l'emmener aux environs de Limoges. Une assez grande provision de matières premières fut emmagasinée dans la cave de Basine, en sorte que Kolb, Marion, madame Séchard et sa mère purent n'avoir aucune relation avec mademoiselle Clerget.
Deux jours après cette scène avec son fils, le vieux Séchard, qui se vit encore à lui vingt jours avant de se livrer aux occupations de la vendange, accourut chez sa belle-fille, amené par son avarice. Il ne dormait plus, il voulait savoir si la découverte offrait quelques chances de fortune, et pensait à veiller au grain, selon son expression. Il vint habiter, au-dessus de l'appartement de sa belle-fille, une des deux chambres en mansarde qu'il s'était réservées, et vécut en fermant les yeux sur le dénûment pécuniaire qui affligeait le ménage de son fils. On lui devait des loyers, on pouvait bien le nourrir! Il ne trouvait rien d'étrange à ce qu'on se servît de couverts en fer étamé.
—J'ai commencé comme ça, répondit-il à sa belle-fille quand elle s'excusa de ne pas le servir en argenterie.
Marion fut obligée de s'engager envers les marchands pour tout ce qui se consommerait au logis. Kolb servait les maçons à vingt sous par jour. Enfin, bientôt il ne resta plus que dix francs à la pauvre Ève qui, dans l'intérêt de son enfant et de David, sacrifiait ses dernières ressources à bien recevoir le vigneron. Elle espérait toujours que ses chatteries, que sa respectueuse affection, que sa résignation attendriraient l'avare; mais elle le trouvait toujours insensible. Enfin, en lui voyant l'œil froid des Cointet, de Petit-Claud et de Cérizet, elle voulut observer son caractère et deviner ses intentions; mais ce fut peine perdue! Le père Séchard se rendait impénétrable en restant toujours entre deux vins. L'ivresse est un double voile. A la faveur de sa griserie, aussi souvent jouée que réelle, le bonhomme essayait d'arracher à Ève les secrets de David. Tantôt il caressait, tantôt il effrayait sa belle-fille. Quand Ève lui répondait qu'elle ignorait tout, il lui disait:—Je boirai tout mon bien, je le mettrai en viager... Ces luttes déshonorantes fatiguaient la pauvre victime qui, pour ne pas manquer de respect à son beau-père, avait fini par garder le silence. Un jour, poussée à bout, elle lui dit:—Mais, mon père, il y a une manière bien simple de tout avoir; payez les dettes de David, il reviendra ici, vous vous entendrez ensemble.
—Ah! voilà tout ce que vous voulez avoir de moi, s'écria-t-il, c'est bon à savoir.
Le père Séchard, qui ne croyait pas en son fils, croyait aux Cointet. Les Cointet, qu'il alla consulter, l'éblouirent à dessein, en lui disant qu'il s'agissait de millions dans les recherches entreprises par son fils.
—Si David peut prouver qu'il a réussi, je n'hésiterai pas à mettre en société ma papeterie en comptant à votre fils sa découverte pour une valeur égale, lui dit le grand Cointet.
Le défiant vieillard prit tant d'informations en prenant des petits verres avec les ouvriers, il questionna si bien Petit-Claud en faisant l'imbécile, qu'il finit par soupçonner les Cointet de se cacher derrière Métivier; il leur attribua le plan de ruiner l'imprimerie Séchard et de se faire payer par lui en l'amorçant avec la découverte, car le vieil homme du peuple ne pouvait pas deviner la complicité de Petit-Claud, ni les trames ourdies pour s'emparer tôt ou tard de ce beau secret industriel. Enfin, un jour, le vieillard, exaspéré de ne pouvoir vaincre le silence de sa belle-fille et de ne pas même obtenir d'elle de savoir où David s'était caché, résolut de forcer la porte de l'atelier à fondre les rouleaux, après avoir fini par apprendre que son fils y faisait ses expériences. Il descendit de grand matin et se mit à travailler la serrure.
—Eh! bien, que faites-vous donc là, papa Séchard?... lui cria Marion qui se levait au jour pour aller à sa fabrique et qui bondit jusqu'à la tremperie.
—Ne suis-je pas chez moi, Marion? fit le bonhomme honteux.
—Ah! çà, devenez-vous voleur sur vos vieux jours... vous êtes à jeun, cependant... Je vas conter cela tout chaud à madame.
—Tais-toi, Marion, dit le vieillard en tirant de sa poche deux écus de six francs. Tiens...
—Je me tairai, mais n'y revenez pas! lui dit Marion en le menaçant du doigt, ou je le dirais à tout Angoulême.
Dès que le vieillard fut sorti, Marion monta chez sa maîtresse.
—Tenez, madame, j'ai soutiré douze francs à votre beau-père, les voilà...
—Et comment as-tu fait?...
—Ne voulait-il pas voir les bassines et les provisions de monsieur, histoire de découvrir le secret. Je savais bien qu'il n'y avait plus rien dans la petite cuisine; mais je lui ai fait peur comme s'il allait voler son fils, et il m'a donné deux écus pour me taire...
En ce moment, Basine apporta joyeusement à son amie une lettre de David, écrite sur du magnifique papier, et qu'elle lui remit en secret.