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La Comédie humaine - Volume 14. Études philosophiques

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Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh! bien, la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrent ni un mouvement ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.—Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous le voyez, continua-t-elle en riant, je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié! Beaucoup de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte.—Vous pouvez me bannir de chez vous sans être tenue de donner la raison de vos sévérités. En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait congédié.—Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.—Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.—Il vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit un jour abandonner sa femme et la laisser sur la paille après lui avoir mangé sa fortune. Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre.—Adieu, lui dis-je froidement.—Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air amical. A demain. Je la regardai pendant un moment en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais. Elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui m’assaillirent en revenant chez moi par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais pendant une lieue, ayant tout perdu? Oh! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré! Combien de ruines et de déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes de mon âme. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles et des idées! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fiévreux me saisit. Je me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable! Grâce à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque-là dans un état douteux. Sans être curieusement neuf ou sèchement vieux, dénué de barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pour le chapeau problématique d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période: il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître. Faute de trente sous, je perdais mon industrieuse élégance. Ah! combien de sacrifices ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois! Souvent je consacrais l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était rien! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient, ah! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Mon bonheur, mon amour, dépendait d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer à la voir si je me crottais, si je me mouillais! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur ma botte! Ma passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux ont des dévouements dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance; elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes s’exemptent de réfléchir au nom de leurs jouissances, et s’absolvent de leur indifférence au malheur par l’entraînement du plaisir. Pour elles un denier n’est jamais un million, c’est le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir dans le silence; mais, en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amoureuses folies. Pour eux le silence parle et le voile est une grâce, tandis que mon affreuse détresse me condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il me fût permis de dire: J’aime! ou: Je meurs! Était-ce du dévouement après tout? N’étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle? La comtesse avait donné d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidents les plus vulgaires de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit comme un autre moi-même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac, je n’aurais pas hésité! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante qui m’agitaient en marchant, et que peut-être la marche animait encore! J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur. Je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise; mais le mal a des trésors sans fond. La porte de mon hôtel était entr’ouverte. A travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom, j’écoutai.—Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept! Ses cheveux blonds sont d’une si jolie couleur! Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur? Et puis, quoiqu’il ait un peu l’air fier, il est si bon, il a des manières si distinguées! Oh! il est vraiment très-bien! Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui.—Tu en parles comme si tu l’aimais, reprit madame Gaudin.—Oh! je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui! Ne m’a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais? Tu ne fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère; mais je deviens si instruite que dans quelque temps je serai assez forte pour donner des leçons, et alors nous pourrons avoir une domestique. Je me retirai doucement; et, après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle pour y prendre ma lampe, que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies. Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin de croire en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avantages. Mes espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent peut-être sur les choses que je voyais. Peut-être aussi n’avais-je point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette salle; mais alors j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline colorait des écrans: ses couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquants effets; mais, ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas admirer ses mains transparentes et roses, l’idéal de sa tête et sa virginale attitude! La nuit et le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Ces travaux continus et gaiement supportés attestaient une résignation religieuse pleine de sentiments élevés. Une indéfinissable harmonie existait là entre les choses et les personnes. Chez Fœdora le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées; tandis que cette humble misère et ce bon naturel me rafraîchissaient l’âme. Peut-être étais-je humilié en présence du luxe; près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être me réconciliai-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près de Pauline, elle me jeta un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe:—Dieu! comme vous êtes pâle! Ah! il est tout mouillé! Ma mère va vous essuyer. Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait: nous avons eu ce soir de la crème, tenez, voulez-vous y goûter? Elle sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai.—Vous me refuseriez? dit-elle d’une voix altérée.

Nos deux fiertés se comprenaient: Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette crème était peut-être son déjeuner du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.—J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une expression soucieuse passa sur son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire?—Oui, dit-elle. Et son sein battait comme celui d’une jeune fauvette entre les mains d’un enfant.—Eh! bien, comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée, laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez eus de moi.—Oh! ne comptons pas, dit-elle en riant. Son rire cachait une émotion qui me fit mal.—Mon piano, repris-je sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instruments d’Érard: acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte entreprendre. Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand monde, était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable.—Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Restez ici. Mon mari est en route à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef attachée dans une Bible, la clef a tourné. Ce présage annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n’a tourné que pour vous. Nous serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu en rêve sur un vaisseau plein de serpents; heureusement l’eau était trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer. Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère, Pauline m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligents semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille; puis je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base et me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources; mais j’étais dans le néant. Ah! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgents pour les effets du plus actif de tous les dissolvants sociaux: où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit. J’étais alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne; mais un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre vie; il devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur avec une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.—Ah! ah! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin, je sais ce qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes jalouses de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet!—Tout s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences et trouvai la comtesse sublime. A mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus dans son indulgence que la patiente charité de l’amour.—N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes: elle t’aura jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe; en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton âme. Elle est assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières, cette créature me semble impérieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales; chez elle, le sentiment est un rôle: elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet. Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis, en lui exposant avec une apparente gaieté ma situation financière.—Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent dont je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil. Il s’habilla, fit atteler son tilbury; puis semblables à deux millionnaires, nous arrivâmes au café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières et par son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un repas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne et par l’élégance de leur mise, me dit en voyant entrer un de ces dandys:—Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler.—Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l’oreille, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas: il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il possède des quarts, des tiers, des moitiés, dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel. Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière au public. Aussi se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets sur lesquels il y a cette inscription: Ici l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale: ni tout à fait probe, ni complétement fripon. Mais chut! il s’est déjà battu, le monde n’en demande pas davantage et dit de lui: C’est un homme honorable.—Eh! bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se porte Votre Intelligence? lui dit Rastignac au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.

—Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très-curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer de mode.

—Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi?

—Sur l’affaire du Collier.

—N’est-ce pas un miracle? me dit Rastignac en riant. Puis se retournant vers le spéculateur:—Monsieur de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit:—C’est un homme de talent; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume.—Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc!—Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac.—Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit. Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me consulter:—Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire?—Eh! bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures. Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron.—J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre, dont je ne sais pas un mot, que de salir le nom de ma famille!

Rastignac m’interrompit par un éclat de rire.—Es-tu bête! Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécile! Madame de Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires.—Oh! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde? Le monde a des envers bien salement ignobles.—Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute: quant aux mémoires, le public les jugera; quant à mon Proxénète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences? En partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas aussi la plus belle? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus.—Enfin, lui dis-je tout ému, c’est pour moi une nécessité: ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remerciements. Vingt-cinq louis me rendront bien riche.—Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en riant. Si Finot me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle sera pour toi? Allons au bois de Boulogne, dit-il; nous y verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne, Alsacienne un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres hydrauliques. Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis obligé d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de connaître un tas de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire: elle pleure des averses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu, par complaisance, car il y a cinquante mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la plus jolie petite main de la terre! Ah! si elle ne disait pas mon anche, et prouiller pour mon ange et brouiller, ce serait une femme accomplie. Nous vîmes la comtesse, brillante dans un brillant équipage. Le coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui me parut alors divin et plein d’amour. Ah! j’étais bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de l’argent et des trésors de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de mon ami charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais je pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne; mais disant d’éternels adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et ses joies. Ah! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une mansarde! L’âme humaine est une fée: elle métamorphose une paille en diamants; sous sa baguette les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil. Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte et m’apporta, devine quoi? une lettre de Fœdora. La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le Jardin des Plantes.—Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle après un moment de silence. Je griffonnai promptement une lettre de remerciement que Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où, assez content de moi-même, j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée: Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied? pleuvra-t-il, fera-t-il beau? Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme? elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles. J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que le soir. Oh! combien, dans ces crises de notre jeunesse, un poète paie cher la puissance intellectuelle dont il est investi par le régime et par le travail! En un instant, mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant de dards. Je regardai le ciel par ma lucarne, le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journée; mais aussi ne tremblerais-je pas à tout moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer Finot le soir? Je ne me sentis pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie. Malgré la certitude de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre, je cherchai des écus imaginaires jusque dans la profondeur de ma paillasse, je fouillai tout, je secouai même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire qui m’anima, lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous? Ne lui demandant compte ni de son silence ni de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée, je la baisai comme un ami fidèle au malheur et la saluai par un cri qui trouva de l’écho. Je me retournai brusquement et vis Pauline toute pâle.—J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire... Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l’âme tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison dans nos pressentiments d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied.—Mais il va pleuvoir, lui dis-je. Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en sortîmes, un gros nuage dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre. Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder. Que de tortures! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui sans doute se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arrêté; errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantastique: c’était un rêve en plein jour. Cependant ses mouvements, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans âme n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étions-nous unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent instinctivement, il ne s’exprime pas. Pendant ces violents paroxysmes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence, et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battements de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événements passés, et le souvenir m’apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.—Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant d’un air confus. Après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui? Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et non pas affectueuse; elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée; puis tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des tigres, être doublés par une feuille de métal. En ces moments-là, je la détestais.—La protection du duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins n’est-il pas votre cousin? Une lettre de lui déciderait tout.—Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez.—Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout comme à un confesseur. Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter.—Oh! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé! m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards et ne se refusa point à mon admiration, elle m’aimait donc! Nous arrivâmes chez elle. Fort heureusement, le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante politesse et ses façons froides nous avaient toujours séparés, même pendant ses somptueux dîners; mais alors j’étais chez elle comme si j’eusse vécu sous son toit, je la possédais pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves, arrangeait les événements de la vie à ma guise, et me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant son époux, je l’admirais occupée de petits détails; j’éprouvais même du bonheur à lui voir ôter son schall et son chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint les cheveux arrangés, charmante. Cette jolie toilette avait été faite pour moi! Pendant le dîner, elle me prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie. Quand nous fûmes tous deux devant un feu pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables créations d’un luxe oriental; quand je vis si près de moi cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant, me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille.—Quoi! déjà! dit-elle en me voyant prendre mon chapeau.—Elle m’aimait! Je le crus du moins, en l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Pour prolonger mon extase, j’aurais alors volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais! Il était minuit quand elle me renvoya. Néanmoins le lendemain, mon héroïsme me coûta bien des remords, je craignis d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour moi; je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire de mes travaux futurs. Finot me lut un petit acte où il n’était point question de ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeunâmes tous les trois. Quand j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs; mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des trésors en adoptant avec franchise le système anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux du monde le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs contingents, il donna ma pratique à son tailleur, un artiste qui comprenait le jeune homme et devait me laisser tranquille jusqu’à mon mariage. Dès ce jour, je rompis avec la vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinents ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de moi: «Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête!» Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. «Est-il heureux de ne pas aimer! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve!» J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de l’amour; j’étais tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité: tous les jours près d’elle, j’étais un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée, je revenais chez moi pour y travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, je me vis bientôt sans un sou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, élégant sans argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe. Je ressentis alors mes souffrances premières, mais moins aiguës: je m’étais familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse me substantaient pendant deux jours. J’employai tout mon temps, mes efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion, je voyais en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables: je voulus chercher un dénoûment à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon âme et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La comtesse justifiait toutes mes craintes; je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle, et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d’autrui. Enfin elle m’avait joué! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour elle en allant voir mon parent le duc de Navarreins, homme égoïste, qui rougissait de ma misère et avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr: il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent, je lui dis alors quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières, qui de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Eh! bien, mon ami, il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui des enchantements, des prestiges inconnus; elle le séduisit, traita sans moi cette affaire mystérieuse de laquelle je ne sus pas un mot: j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle, elle m’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir, elle m’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons: là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme d’écouter la musique, épuisant mon âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvements de mon cœur bien rendus par les phrases du musicien. Ma passion était dans l’air, sur la scène; elle triomphait partout, excepté chez ma maîtresse. Je prenais alors la main de Fœdora, j’étudiais ses traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentiments, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par les notes, fait vibrer les âmes à l’unisson; mais sa main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur émané de tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenue qui se reproduit au salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie; son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge: inquiète, quoique tranquille, elle était victime de la mode: sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous un corps de bronze; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur, à plaire aux autres en les rendant contents d’eux-mêmes, malgré sa finesse, Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine: son oubli d’elle-même était fausseté; ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises; enfin sa politesse sentait la servitude. Eh! bien, ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus dupe de ses singeries; je connaissais à fond son âme de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours! j’espérais fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouements, je la voyais alors parfaite; elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir: un fat bien gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les piéges d’une intrigue; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon âme, quand elle me révélait naïvement son égoïsme. Je l’apercevais avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. A l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce.—J’aurai toujours de la fortune, me répondit-elle. Eh! bien, avec de l’or nous pouvons toujours créer autour de nous les sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être. Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée. «Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie! Attends-la.» Ni vertueuse ni fautive, cette femme vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femelle vêtu de cachemire et de broderies mettait en jeu dans mon cœur tous les sentiments humains, orgueil, ambition, amour, curiosité. Un caprice de la mode, ou cette envie de paraître original qui nous poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la première représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous, je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais pas aller mendier un secours à Finot, et Rastignac, ma providence, était absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons, par une horrible pluie, Fœdora m’avait fait avancer une voiture sans que je ne pusse me soustraire à son obligeance de parade: elle n’admit aucune de mes excuses, ni mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence ni dans l’embarras de mon maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard? La vie des jeunes gens est soumise à de singuliers caprices! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla des pensées qui me brûlèrent le cœur; j’essayai de détacher une planche au fond de la voiture en espérant glisser sur le pavé; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire convulsivement et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. A mon arrivée au logis, aux premiers mots que je balbutiai, Pauline m’interrompit en disant:—Si vous n’avez pas de monnaie... Ah! la musique de Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais revenons aux Funambules. Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de ma mère était entouré. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma pensée comme une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme à qui vous demandez de l’argent fait tant de mal! Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus prononcés par une bouche amie nous enlèvent une dernière illusion. Pauline travaillait, sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient légèrement relevés, je crus madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller.—Vous avez du chagrin, me dit Pauline, qui posa son pinceau sur son coloriage.—Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre un grand service, lui répondis-je. Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis.—M’aimerait-elle? pensai-je.—Pauline? repris-je. Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier. Elle me devina, tant mon accent était interrogateur; elle baissa les yeux, et je l’examinai, croyant pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure.

—Vous m’aimez? lui dis-je.

—Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle. Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je lui avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de m’aider.—Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez! Je rougis, confondu par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme si elle eût voulu compenser par une caresse la vérité de son exclamation. Oh! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table.—Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur Raphaël, me dit la bonne mère, qui montra sa tête entre les rideaux; je puis bien vous prêter quelques écus en attendant.—Oh! Pauline, m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche.—Bah! pourquoi? dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne répondait à tous les battements de mon cœur; elle retira vivement ses doigts, examina les miens:—Vous épouserez une femme riche! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en suis sûre. Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère.—Vous êtes bien crédule, Pauline!—Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas tout à fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain, Pauline vint me voir au moment où je sortais pour aller louer une loge.—Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez! Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins. L’admiration sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux:—Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante, titrée; hélas! maintenant je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous et comme vous riche de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison.—Assez! dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier.—Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet; j’allai lui chercher des fleurs; je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes; elle me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle voulut s’en aller; elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de mon existence, et ne pas lui plaire! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais son souffle, je touchais son gant parfumé, je voyais distinctivement les trésors de sa beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et point de femme. En ce moment, un trait de lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie mystérieuse. Je pensai tout à coup au livre récemment publié par un poète, une vraie conception d’artiste taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt officier, dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère ses amants, amant, désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique: rien ne décela sa ressemblance avec cette poésie de l’impossible; elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant d’une fable prise aux Mille et une Nuits. Pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de cette belle contagion de l’âme, Fœdora doit être gardée par quelque mystère, me dis-je en revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie artificielle. A cette pensée, j’eus froid. Puis je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise, qui me dévorait l’âme comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse. Aux jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher y examiner les choses, et trouvai les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur; comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, je lâchai leurs embrasses; je risquais beaucoup en me hasardant ainsi à faire le ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma situation et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie, le dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position, de manière à demeurer là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternuements me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai des trous avec mon canif afin de tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par des gens pressés de partir et qui furettent alors partout. J’augurai bien de mon entreprise en n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi de je ne sais quelle exclamation assez énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de mordantes saillies.—Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant.—Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours eu raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les vivants; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis, car, d’ailleurs, mon épée vaut ma langue. Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talents et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui m’immola sans pitié; pour amuser ses amis, elle abusa de mes secrets, de mes prétentions et de mes espérances.—Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches: ses talents égalent au moins son courage; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire...—Et fait des mémoires, dit la comtesse, à qui parut déplaire le profond silence qui régna.—Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage.—Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle. Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche? Enfin bientôt mon impertinent rival, resté seul avec la comtesse, voulut partir.—Eh quoi! déjà? lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment? N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs? Il s’en alla.—Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talents et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois: elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière; elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme. La voilà vraie, me dis-je. Elle mit, comme pour se chauffer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par-dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvements empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur: Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi? Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante, grande fille brune, bien faite.—Madame a sonné?—Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde?—J’étais à faire le lait d’amandes de madame. Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous ses mouvements, et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les passions que j’avais supposées.—Georges est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir? à quoi pense-t-il? A cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question des rideaux.—L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah çà! prends garde de m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte encore la marque de tes griffes. Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.—Il faut vous marier, madame, avoir des enfants.—Des enfants! il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari! Quel est l’homme auquel je pourrais me... Étais-je bien coiffée ce soir?—Mais, pas très-bien.—Tu es une sotte.—Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lisses vous sont plus avantageuses.—Vraiment?—Mais oui, madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.—Me marier? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née. Quelle épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parents, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens! j’en eus pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit; à travers sa chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l’amour. Hélas! un beau corps triomphera toujours des résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive, pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit. La comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvements d’impatience; elle avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas la nature; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria: Mon Dieu! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près et si loin d’elle. Je fus obligé de subir toutes les tortures que je m’étais préparées. Mon Dieu! ce lambeau d’une pensée inconnue, que je devais remporter pour toute lumière, avait tout à coup changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souffrance, par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de richesse; il y tenait même un crime! L’énigme cachée dans ce beau semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant de manières qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel j’attachais des pensées et des sentiments. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires, entre mille jugements. A voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement, que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumai, la clef se trouvait à la serrure; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds. Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse: j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart.—Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le marbre, mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.—Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle.—Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre!—Qu’avez-vous? reprit-elle, vous pâlissez.—J’hésite à réclamer de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous.—Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment?—Pour ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire passer cette soirée près de vous, comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire; d’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh! bien, sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus. En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif, qui semblait prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et le nous du passé. Je ne l’avais jamais vue aussi éclatante.—Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité?—Je ne la tromperai pas, répondis-je froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle m’abandonna. Vous avez une bien belle voix!—Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de surprise.—Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer. Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main; elle se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon âme se fondit et s’épancha dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne m’accuse pas de niaiserie; si j’avais voulu faire un pas de plus au delà de cette câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce moment, elle était à moi, à moi seul. Je possédais cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement; je l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Aussi ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis à cette femme; mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas longtemps.—Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente! Mais dans quelques moments vous me jugerez. Il y a deux misères, madame: celle qui va par les rues effrontément en haillons, qui, sans le savoir, recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple; heureuse plus que la richesse peut-être, insouciante du moins, elle prend le monde là où les puissants n’en veulent plus. Puis la misère du luxe, une misère espagnole, qui cache la mendicité sous un titre; fière, emplumée, cette misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute d’un centime. L’une est la misère du peuple; l’autre, celle des escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-être n’ai-je pas de talent: je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais point? Elle fit un signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune. Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une âme déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu! ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon acteur.—Si j’avais su, dit-elle.—N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore assez en ce moment pour vous tuer... Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Ne craignez aucune violence; j’ai passé toute une nuit au pied de votre lit, sans...—Monsieur, dit-elle en rougissant; mais après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit:—Vous avez dû avoir bien froid!—Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse? lui répondis-je en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d’une âme plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je souffre! m’écriai-je.—Si cette promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne.—Eh! bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie! Un jour, couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux inouïs. Quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu.—Ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer? Est-ce ma faute? Non, je ne vous aime pas; vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. D’ailleurs, les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère? Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir consoler les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus, j’apprécie l’étendue de vos sacrifices; mais l’amour peut seul payer votre dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement.—Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon sang.—Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très-difficile de mourir à nos pieds car je rencontre de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher.—Et dans deux heures vous vous écrierez: Mon Dieu! lui dis-je.—Avant-hier! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change, j’avais oublié de lui faire convertir mes rentes de cinq en trois, et dans la journée le trois avait baissé. Je la contemplais d’un œil étincelant de rage. Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles.—Épouseriez-vous un pair de France? lui demandais-je froidement—Peut-être, s’il était duc. Je pris mon chapeau, je la saluai. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.—Madame.—Monsieur.—Je ne vous verrai plus.—Je l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente expression.—Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de titres et d’honneurs? Eh bien! laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour vous, soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois?—Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la chaleur.—Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme, et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire!—Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne plus me voir. Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.

FŒDORA

IMP. S RAÇON

FŒDORA

Était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin; un béret oriental avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions.

(LA PEAU DE CHAGRIN.)

Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitants, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toute mes nuits en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement et par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon âme au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma chambre.—Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante; vous devriez sortir, allez voir vos amis.—Ah! Pauline! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable.—Il n’y a donc qu’une femme dans le monde? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte?—Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes; j’allais donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouva changé, maigri.—De quel hôpital sors-tu? me dit-il.—Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier.—Il vaux mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus, s’écria-t-il en riant.—J’y ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois je rafraîchis mon âme par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait grâce, et n’est pas Othello qui veut!

—Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m’interrompant.—Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par moments dans mon cerveau. Mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium?—Bah! des souffrances atroces, répondit Rastignac.—L’asphyxie?—Canaille!—La Seine?—Les filets et la Morgue sont bien sales.—Un coup de pistolet?—Et si tu te manques, tu restes défiguré. Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois? Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher, est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante? L’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs physiques, n’est-ce pas l’opium en petite monnaie? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine? Quand nous tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique! Si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus l’intelligence de la crise? Ah! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en faillite. Les négociants ont déshonoré la rivière, ils se jettent à l’eau pour attendrir leurs créanciers. A ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait du plaisir un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable! En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard. Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait trop d’espérances, enfin il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un poète.—Et de l’argent? lui dis-je.—N’as-tu pas quatre cent cinquante francs?—Oui, mais je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.

—Tu paies ton tailleur? tu ne seras jamais rien, pas même ministre.—Mais que pouvons-nous avec vingt louis?—Aller au jeu.—Je frissonnai.—Ah! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert!—Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en passant devant un tripot; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune j’irai mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.

Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus. Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique.—Eh! bien, qu’avez-vous? dit-elle. Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.—Je vous quitte, ma chère Pauline.—Je l’ai deviné, s’écria-t-elle.—Écoutez, mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.—Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano. Je ne répondis pas.—M’écrirez-vous?—Adieu, Pauline, Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.—Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi? me dit Pauline. Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste. La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégants, présents de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées sur son dossier la pommade et l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de Lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le maraudeur a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau de roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique; là gisait un portrait de femme dépouillé de sa monture d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix? J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria:—Victoire! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau.—Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. A d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir? Oh! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Hourra! Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre joie en disant long-temps: A toi. A moi.—Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch! Il jeta de l’or à son fidèle domestique:—Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux. Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis; jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à des querelles ou à cette facilité confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant de compagnie; mais peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices? Je hasardai quelques compositions littéraires qui me valurent des compliments. Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre, me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour spirituel. Rien ne trahissait en moi cette épouvantable existence qui fait d’un homme un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris! Certes les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En inculquerez-vous la poésie aux gens de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne sont encore que deux médicaments? A Paris même, dans cette capitale de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets? Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion? La débauche est certainement un art comme la poésie, et veut des âmes fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile accès. Mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts: tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon; elles donnent des vertiges, elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de l’infini existe peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande flatterie pour l’homme; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même? Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le Diable les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un rentier: poète, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme ne devient-il pas un ange exterminateur, une espèce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas des enchantements bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une enceinte épineuse? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté je ne sais en quelles régions à de délicieuses fêtes? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre? L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses accès d’amour! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des tempêtes, la débauche comprend tout; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre: d’abord le monstre épouvante, il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux? vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l’homme s’est ainsi métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte a façonné son âme à l’artillerie, ses jambes à la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’âme, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes! Au lieu de couler long-temps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de laquelle la science a été chercher une âme, est suivie de torpeurs enchanteresses après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que le génie paie au mal? Vois tous les grands hommes: s’ils ne sont pas voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’âme ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. A travers ce délire perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé: l’impuissance est assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore; diplomate, un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil; moi, peut-être une pulmonie va me dire: «Partons!» comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour. Voilà comment j’ai vécu! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde; sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi; l’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie! Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges. Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en acres douleurs. D’abord quelques jours après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures.—Ah! je vous retrouve encore en vie. Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh! mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes, et me sentir victime de sa plaisanterie! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds. Enfin, j’épuisai facilement mon trésor; mais trois années de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où je me trouvais sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance, et le jour du payement arriva. Cruelles émotions! et comme elles font vivre de jeunes cœurs! Je n’étais pas fait pour vieillir encore; mon âme était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe. Notre nom, c’est nous-mêmes, a dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change que j’avais griffonnées? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais pas moi-même! Les huissiers aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné:—Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. Je devais! Devoir, est-ce donc s’appartenir? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie? pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata, pourquoi je buvais à la glace? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais sans les payer? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau anoblit: au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence; tandis que la société ne laisse pas une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire:—«Monsieur de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine!» Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. «Quand me paierez-vous?» disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfants, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles; elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place. Ah! ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Une dette impayée est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge! elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud. Mes lettres de change furent protestées. Trois jours après je les payai; voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre; je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches! Le prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amants étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase: Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché! Enfin Fœdora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvai gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie. Semblable à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de Rastignac...

—Hé! hé! s’écria-t-il en pensant tout à coup à son talisman qu’il tira de sa poche.

Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complétement privé de raison.

—Au diable la mort! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout? Hé! hé! Ohé! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier! Vous m’appartenez, fameuse propriété! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi! Je suis pape.

En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque-là couvertes par la basse continue des ronflements, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de jurements.

—Taisez-vous! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches! Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.

—Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la mort! Va ton train! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.

—Ah! tu dormais, sournois?

—Non! Fœdora ou la mort, j’y suis.

—Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.

—Tonnerre! dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël bras-le-corps, mon ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie.

—Je suis millionnaire.

—Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.

—Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! Silence, je suis Néron! je suis Nabuchodonosor.

—Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux, par dignité.

—Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste! Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora! Je veux oublier Fœdora.

—Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.

—Vois-tu cette Peau? c’est le testament de Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers à moi. Tu es à moi, si je veux. Ah! si je veux, prends garde? Je peux acheter toute ta boutique de journaliste, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets, tu règleras mon papier. Valet! valet, cela veut dire: Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.

A ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.

—Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi! sois décent, par considération pour moi! M’aimes-tu?

—Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors? Je te les ôte.

—Jamais je ne l’ai vu si stupide.

—Stupide, mon ami? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir... c’est une antiphrase. Le brachmane, il se trouve un brachmane là-dessous! le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre...

—Eh! bien, oui.

—Je te dis...

—Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend...

—Je te dis, la Peau!

—Oui.

—Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.

—Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?

—Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.

—Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.

Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours: Prenons la mesure! Prenons la mesure!

—Eh! bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure!

Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait:—J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.

—Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons, es-tu bien?

—Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci...ga...res de la Hav...

—Allons, cuve ton or, millionnaire.

—Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis-donc bonsoir à Nabuchodonosor? Amour! A boire! France... gloire et riche... Riche...

Bientôt les deux amis unirent leurs ronflements à la musique qui retentissait dans les salons. Concert inutile! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater leurs bobèches de cristal. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle: leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, ce squelette du mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit ou des enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée: plus de parfums ni de lumières étourdissantes, plus de gaieté ni de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeuner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.

—Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui; la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.

A ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose à sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la saturnale était enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.

—Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria de Cursy.

—Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.

—Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être! dit le savant, qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.

—Oh! oh!

—Ah! ah!

—Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?

—Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie.

—Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin?

—Je le crois.

—Eh bien! monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.

—Bravo, le major! s’écria le jugeur.

—Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques établissements publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table...

En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.

—Hé bien! qu’a-t-il donc? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.

Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.

Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier: ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette: il essayait de douter; mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se demandait: Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine?

—Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.

—Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty! Voilà un homme.

—Il sera pair de France.

—Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.

—Auras-tu loge aux Bouffons?

—J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.

—Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.

Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot; il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

—Désirez-vous des asperges? lui cria le banquier.

Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.

—Bravo! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, les Français sont égaux devant la loi est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires!

—Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!

—Oh! cria le banquier, buvons.

—Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.

—Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je? Monsieur le marquis de Valentin, possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. A moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.

—Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.

—S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.

—Souhaitez-moi cent mille livres de rente.

—Des cachemires!

—Payez mes dettes!

—Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!

—Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.

—Que de donations! s’écria le notaire.

—Il devrait bien me guérir de la goutte.

—Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.

—Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente; exécute-toi de bonne grâce, allons!

—Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?

—Belle excuse! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis?

—J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

—Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu est déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.

L’AGONIE.

Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre, desséchés comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.

—Monsieur Raphaël y est-il? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.

—Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.

—Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.

—Ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère si je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à l’hôtel.

En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.

—Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.

Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa figure, et dont tout parlait dans cette maison morne; le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.

—Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie.

—Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. A peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.

—Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur.

—Ah! monsieur est monsieur Porriquet.

—Précisément. Mais monsieur...

—Chut, chut! fit Jonathas à deux marmitons dont les voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.

—Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade?

—Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle. Bon! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous? une vie inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis: Monsieur le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination! Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé de tant de vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai? Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour. Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap; en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître: Vous devriez sortir, monsieur? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés; le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital... mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque; il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai cathéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche? il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche au doigt et à l’œil, et recta! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartements sont... en... en comment donc? ah! en enfilade. Eh bien! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil et commode et agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros par exemple! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: «Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi.» Je suis le maître, entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par exemple, voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable!

—Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.

—Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème? C’est donc bien assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en s’habillant: «Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas.» A cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable!

—Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton...

—Ah! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.

—Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.

—Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: Faut-il le faire monter? Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis: Souhaitez-vous? voulez-vous? désirez-vous? Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un.—Veux-tu me faire mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.

Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne pas avancer; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartements dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor; ou le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de conquérant et de damné! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme! se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred là où il eût voulu voir Childe-Harold.

—Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous?

—Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous?

—Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.

—Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?

—Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page, et j’ai dit adieu pour toujours à la science. A peine sais-je où se trouve mon manuscrit.

—Le style en est pur, sans doute? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.

—Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.

—Oh! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin, ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.

Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.

—Eh! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite bien vivement que vous réussissiez...

En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.

—Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide? Votre visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas! Jonathas parut. Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon âme entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui. D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait?

La colère avait blanchi le visage de Raphaël; une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. A cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

—Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées! plus d’amour! plus rien! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.

Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.

—Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.

—Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.

Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.

—Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!

—Oui, monsieur le marquis.

—Je suis comme un homme mis hors la loi commune.

—Oui, monsieur le marquis.

—Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.

—Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une famille anglaise qui repart pour Londres m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe, aux premières.

Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.

Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël, triste et pensif. Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marchepied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.

—Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche? dit un pauvre étudiant en droit, qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.

Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle; il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux élégants, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement ressortir sa décrépitude et son teint plombé; aussi était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers, pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs: il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. A ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes d’un marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour; il lui offrit son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.

—Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.

Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le langage du genre.

—Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.

—Hé bien! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie?

—Ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.

En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une coquette occupée à se poser: tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter. A son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourments auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier. Tout à coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants bannit ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: je suis la plus belle! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. A l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire:—Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique; le tulle et la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.

—Pauline!

—Monsieur Raphaël!

Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. A travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.

—Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.

Elle se leva précipitamment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.

—Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.

—Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

—Ah! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit:—N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin?

—Oui, ma bonne mère, répondit-il.

—Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.

—Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.

—Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame! il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds et son restant de bail. Ah! c’est une bonne femme tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.

—Ah! vous voilà donc! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.

Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux; il la regarda sans rien dire.

—Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?

—Ah! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore!

—Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en réalité, hein! monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois?

Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria:—Pauline!... je... Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.

—Oh! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.

Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule parole. A ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglotant:—Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: il m’aime, de tous les trésors de la terre. O mon Raphaël! j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur! Tu ne sais pas? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort; je suis libre, comprends-tu?

En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.

—Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse! reprit-elle en rougissant.

—De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?

—Oh! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si longtemps muette pour moi!

—Tu m’aimais donc?

—Oh! Dieu, si je t’aimais! combien de fois j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi: à moi cette belle tête, à moi ton cœur! Oh! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse! Eh! bien, où en suis-je? reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici: nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerai rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.

—Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, âme céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas...

—Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.

—Moi aussi, j’ai des millions; mais que sont maintenant les richesses pour nous? Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.

—Oh! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi? mais je suis la plus heureuse des heureuses.

—L’on va nous entendre, dit Raphaël.

—Hé! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.

—Hé! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.

Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël:—Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.

—Tes écrans!

—Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.

—Mais comment faisais-tu donc?

—Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.

Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.

—Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin.

—Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.

—Je suis libre, ma chérie.

—Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!

Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.

—J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil! reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora! Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié: Il est là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh! je me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou devant tout le monde.

—Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.

—Oh! répète-moi cela, mon amour!

—Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je ne puis que le sentir...

—Oh! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.

—Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon âme; en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. Oh! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.

—Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.

Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues!

—Oh! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.

—Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit le marquis.

—C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence:—Nous avons un peu oublié de chercher les manuscrits?

Ils se prirent à rire avec une douce innocence.

—Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.

—Ah! monsieur, et la gloire!

—Tu es ma seule gloire.

—Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.

—Ma Pauline...

—Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?

—Où demeures-tu donc?

—Rue Saint-Lazare. Et toi?

—Rue de Varennes.

—Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que... Elle s’arrêta en regardant son ami d’un air coquet et malicieux.

—Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.

—Vrai! dans quinze jours nous serons mariés! Elle sauta comme un enfant. Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, bien souffrant. Il a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher. Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis: ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser de leur bonté, ce serait mal! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas?

—Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras?

—Ah! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor?

—Pauline, encore un baiser?

—Mille! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.

Ils descendirent lentement l’escalier; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.

—Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle en rougissant.—Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. Georges pressera les chevaux.

Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin.

—Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel?

—De personne.

—Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui...

—Pauline!

—Oh! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.

Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.

—Oh! mon père, mon père! dit-elle.

—Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.

—Combien tu es aimant! je n’osais pas te le proposer...

—N’es-tu donc pas ma vie?

Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir. Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes désirs, tous! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant: Je suis bien bête! il sortit, courut, traversa les jardins, et jeta le talisman au fond d’un puits: Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises!

Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage: de part et d’autre même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges; point de nuages dans leur ciel; tour à tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animait l’âme de l’épouse; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde! Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande aux Italiens ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.

Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant les tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline; elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat; elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il abondait dans cette scène matinale un bonheur inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme; peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.

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