La Comédie humaine - Volume 14. Études philosophiques
MELMOTH RÉCONCILIÉ.
A MONSIEUR LE GÉNÉRAL BARON DE POMMEREUL,
En souvenir de la constante amitié qui a lié nos pères et qui subsiste entre ses fils.
De Balzac.
Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont un caissier est l’X connu? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage? Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à y faire que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour? Trouver un homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du bassin? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit? Un homme qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier? Demandez ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collége, à quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville aux tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieu dans lequel sera planté le caissier! Eh! bien, les Religions défileront l’une après l’autre, les Colléges, les Institutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Lois humaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vous demandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil, elles se grimeront, elles vous montreront la guillotine, comme votre ami vous indiquera la demeure de l’usurier, l’une des cent portes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses caprices, elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des caissiers. Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces rares produits des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans des loges afin de les garder comme les gouvernements gardent les animaux curieux. Si le caissier a de l’imagination, si le caissier a des passions, ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme s’ennuie, ait de l’ambition ou simplement de la vanité, le caissier se dissout. Fouillez l’histoire de la caisse? vous ne citerez pas un seul exemple du caissier parvenant à ce qu’on nomme une position. Ils vont au bagne, ils vont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rue Saint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens auront réfléchi à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d’autres sont invinciblement fripons. Étrange civilisation! La Société décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse, s’il peut tourner habilement un article du Code comme Turenne tournait Montécuculli, la Société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le Gouvernement est d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondément illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences, entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces; il use par un travail prématuré de grands cerveaux qu’il convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniers font de leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés peseurs de talents qui essayent les cervelles comme on essaye l’or à la Monnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à l’espérance que la population la plus avancée lui donne annuellement, il en accepte le tiers, le met dans de grands sacs appelés ses Écoles, et l’y remue pendant trois ans. Quoique chacune de ces greffes représente d’énormes capitaux, il en fait pour ainsi dire des caissiers; il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie comme capitaines d’artillerie; enfin, il leur assure tout ce qu’il y a de plus élevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes d’élite, engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteint l’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leurs services le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, et toutes les douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’en échappe cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommités sociales, n’est-ce pas un miracle?
Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit progressive. Sans cette observation préparatoire, une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invraisemblable, tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra peut-être occuper les esprits assez supérieurs pour avoir deviné les véritables plaies de notre civilisation qui, depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.
Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, le caissier d’une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait encore à la lueur d’une lampe allumée déjà depuis quelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisse était située dans la partie la plus sombre d’un entresol étroit et bas d’étage. Pour y arriver, il fallait traverser un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient à celles d’un établissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement dès quatre heures, suivant sa consigne:—La Caisse est fermée. En ce moment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, les employés partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses. Tout était en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient été scellés dans le fer se trouvait derrière la loge grillée du caissier, sans doute occupé à faire sa caisse. La devanture ouverte permettait de voir une armoire en fer mouchetée par le marteau, qui, grâce aux découvertes de la serrurerie moderne, était d’un si grand poids, que les voleurs n’ auraient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volonté de celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de la serrure gardent le secret sans se laisser corrompre, belle réalisation du Sésame, ouvre-toi! des Mille et Une Nuits. Ce n’était rien encore. Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure de celui qui, ayant surpris le mot d’ordre, ignorait le dernier secret, l’ultima ratio du dragon de la Mécanique. La porte de la chambre, les murs de la chambre, les volets des fenêtres de la chambre, toute la chambre était garnie de feuilles en tôle de quatre lignes d’épaisseur, déguisées par une boiserie légère. Ces volets avaient été poussés, cette porte avait été fermée. Si jamais un homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tous les regards, cet homme était le caissier de la maison Nucingen et compagnie, rue Saint-Lazare. Aussi, le plus grand silence régnait-il dans cette cave de fer. Le poêle éteint jetait cette chaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets pâteux et l’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain. Le poêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniser les portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras où se dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leurs ressorts, où s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grande fabrique des médiocrités nécessaires aux gouvernements pour maintenir la féodalité de l’argent sur laquelle s’appuie le contrat social actuel. (Voyez les Employés.) La chaleur méphitique qu’y produit une réunion d’hommes n’est pas une des moindres raisons de l’abâtardissement progressif des intelligences, le cerveau d’où se dégage le plus d’azote asphyxie les autres à la longue.
Le caissier était un homme âgé d’environ quarante ans, dont le crâne chauve reluisait sous la lueur d’une lampe-Carcel qui se trouvait sur sa table. Cette lumière faisait briller les cheveux blancs mélangés de cheveux noirs qui accompagnaient les deux côtés de sa tête, à laquelle les formes rondes de sa figure prêtaient l’apparence d’une boule. Son teint était d’un rouge de brique. Quelques rides enchâssaient ses yeux bleus. Il avait la main potelée de l’homme gras. Son habit de drap bleu, légèrement usé sur les endroits saillants, et les plis de son pantalon miroité, présentaient à l’œil cette espèce de flétrissure qu’y imprime l’usage, que combat vainement la brosse, et qui donne aux gens superficiels une haute idée de l’économie, de la probité d’un homme assez philosophe ou assez aristocrate pour porter de vieux habits. Mais il n’est pas rare de voir les gens qui liardent sur des riens se montrer faciles, prodigues ou incapables dans les choses capitales de la vie. La boutonnière du caissier était ornée du ruban de la Légion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans les dragons sous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant d’être banquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments de délicatesse de son caissier en le rencontrant dans une position élevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en lui donnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaire était caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’une blessure reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute de Moscou, mais après avoir langui six mois à Strasbourg où quelques officiers supérieurs avaient été transportés par les ordres de l’Empereur pour y être particulièrement soignés. Cet ancien officier, nommé Castanier, avait le grade honoraire de colonel et deux mille quatre cents francs de retraite.
Castanier, en qui depuis dix ans le caissier avait tué le militaire, inspirait au banquier une si grande confiance, qu’il dirigeait également les écritures du cabinet particulier situé derrière sa caisse et où descendait le baron par un escalier dérobé. Là se décidaient les affaires. Là était le blutoir où l’on tamisait les propositions, le parloir où s’examinait la place. De là, partaient les lettres de crédit; enfin là se trouvaient le Grand-livre et le Journal où se résumait le travail des autres bureaux. Après être allé fermer la porte de communication à laquelle aboutissait l’escalier qui menait au bureau d’apparat où se tenaient les deux banquiers au premier étage de leur hôtel, Castanier était revenu s’asseoir et contemplait depuis un instant plusieurs lettres de crédit tirées sur la maison Watschildine à Londres. Puis, il avait pris la plume et venait de contrefaire, au bas de toutes, la signature Nucingen. Au moment où il cherchait laquelle de toutes ces fausses signatures était la plus parfaitement imitée, il leva la tête comme s’il eût été piqué par une mouche en obéissant à un pressentiment qui lui avait crié dans le cœur:—Tu n’es pas seul! Et le faussaire vit derrière le grillage, à la chatière de sa caisse, un homme dont la respiration ne s’était pas fait entendre, qui lui parut ne pas respirer, et qui sans doute était entré par la porte du couloir que Castanier aperçut toute grande ouverte. L’ancien militaire éprouva, pour la première fois de sa vie, une peur qui le fit rester la bouche béante et les yeux hébétés devant cet homme, dont l’aspect était d’ailleurs assez effrayant pour ne pas avoir besoin des circonstances mystérieuses d’une semblable apparition. La coupe oblongue de la figure de l’étranger, les contours bombés de son front, la couleur aigre de sa chair, annonçaient, aussi bien que la forme de ses vêtements, un Anglais. Cet homme puait l’anglais. A voir sa redingote à collet, sa cravate bouffante dans laquelle se heurtait un jabot à tuyaux écrasés, et dont la blancheur faisait ressortir la lividité permanente d’une figure impassible dont les lèvres rouges et froides semblaient destinées à sucer le sang des cadavres, on devinait ses guêtres noires boutonnées jusqu’au-dessus du genou, et cet appareil à demi puritain d’un riche Anglais sorti pour se promener à pied. L’éclat que jetaient les yeux de l’étranger était insupportable et causait à l’âme une impression poignante qu’augmentait encore la rigidité de ses traits. Cet homme sec et décharné semblait avoir en lui comme un principe dévorant qu’il lui était impossible d’assouvir. Il devait si promptement digérer sa nourriture qu’il pouvait sans doute manger incessamment, sans jamais faire rougir le moindre linéament de ses joues. Une tonne de ce vin de Tokay nommé vin de succession, il pouvait l’avaler sans faire chavirer ni son regard poignardant qui lisait dans les âmes, ni sa cruelle raison qui semblait toujours aller au fond des choses. Il avait un peu de la majesté fauve et tranquille des tigres.
—Monsieur, je viens toucher cette lettre de change, dit-il à Castanier d’une voix qui se mit en communication avec les fibres du caissier et les atteignit toutes avec une violence comparable à celle d’une décharge électrique.
—La caisse est fermée, répondit Castanier.
—Elle est ouverte, dit l’Anglais en montrant la caisse. Demain est dimanche, et je ne saurais attendre. La somme est de cinq cent mille francs, vous l’avez en caisse, et moi, je la dois.
—Mais, monsieur, comment êtes-vous entré?
L’Anglais sourit, et son sourire terrifia Castanier. Jamais réponse ne fut ni plus ample ni plus péremptoire que ne le fut le pli dédaigneux et impérial formé par les lèvres de l’étranger. Castanier se retourna, prit cinquante paquets de dix mille francs en billets de banque, et, quand il les offrit à l’étranger qui lui avait jeté une lettre de change acceptée par le baron de Nucingen, il fut pris d’une sorte de tremblement convulsif en voyant les rayons rouges qui sortaient des yeux de cet homme, et qui venaient reluire sur la fausse signature de la lettre de crédit.
IMP. S RAÇON
CASTANIER.
Il prit dans la caisse cinq cent mille francs en billets et bank-notes.
(MELMOTH RÉCONCILIÉ.)
—Votre... acquit... n’y... est pas, dit Castanier en retournant la lettre de change.
—Passez-moi votre plume, dit l’Anglais.
Castanier présenta la plume dont il venait de se servir pour son faux. L’étranger signa John Melmoth, puis il remit le papier et la plume au caissier. Pendant que Castanier regardait l’écriture de l’inconnu, laquelle allait de droite à gauche à la manière orientale, Melmoth disparut, et fit si peu de bruit que quand le caissier leva la tête, il laissa échapper un cri en ne voyant plus cet homme, et en ressentant les douleurs que notre imagination suppose devoir être produites par l’empoisonnement. La plume dont Melmoth s’était servi lui causait dans les entrailles une sensation chaude et remuante assez semblable à celle que donne l’émétique. Comme il semblait impossible à Castanier que cet Anglais eût deviné son crime, il attribua cette souffrance intérieure à la palpitation que, suivant les idées reçues, doit procurer un mauvais coup au moment où il se fait.
—Au diable! je suis bien bête, Dieu me protége, car si cet animal s’était adressé demain à ces messieurs, j’étais cuit! se dit Castanier en jetant dans le poêle les fausses lettres inutiles qui s’y consumèrent.
Il cacheta celle dont il voulait se servir, prit dans la caisse cinq cent mille francs en billets et en bank-notes, la ferma, mit tout en ordre, prit son chapeau, son parapluie, éteignit la lampe après avoir allumé son bougeoir, et sortit tranquillement pour aller, suivant son habitude, remettre une des deux clefs de la caisse à madame de Nucingen quand le baron était absent.
—Vous êtes bien heureux, monsieur Castanier, lui dit la femme du banquier en le voyant entrer chez elle, nous avons une fête lundi, vous pourrez aller à la campagne, à Soisy.
—Voudrez-vous avoir la bonté, madame, de dire à Nucingen que la lettre de change des Watschildine, qui était en retard, vient de se présenter? Les cinq cent mille francs sont payés. Ainsi, je ne reviendrai pas avant mardi, vers midi.
—Adieu, monsieur, bien du plaisir.
—Et vous, idem, madame, répondit le vieux dragon en regardant un jeune homme alors à la mode nommé Rastignac, qui passait pour être l’amant de madame de Nucingen.
—Madame, dit le jeune homme, ce gros père-là m’a l’air de vouloir vous jouer quelque mauvais tour.
—Ah! bah! c’est impossible, il est trop bête.
—Piquoizeau, dit le caissier en entrant dans la loge, pourquoi donc laisses-tu monter à la caisse passé quatre heures?
—Depuis quatre heures, dit le concierge, j’ai fumé ma pipe sur le pas de la porte, et personne n’est entré dans les bureaux. Il n’en est même sorti que ces messieurs...
—Es-tu sûr de ce que tu dis?
—Sûr comme de ma propre honneur. Il est venu seulement à quatre heures l’ami de monsieur Werbrust, un jeune homme de chez messieurs du Tillet et compagnie, rue Joubert.
—Bon! dit Castanier qui sortit vivement. La chaleur émétisante que lui avait communiquée sa plume prenait de l’intensité.—Mille diables? pensait-il en enfilant le boulevard de Gand, ai-je bien pris mes mesures? Voyons! Deux jours francs, dimanche et lundi: puis, un jour d’incertitude avant qu’on ne me cherche, ces délais me donnent trois jours et quatre nuits. J’ai deux passeports et deux déguisements différents, n’est-ce pas à dérouter la police la plus habile? Je toucherai donc mardi matin un million à Londres, au moment où l’on n’aura pas encore ici le moindre soupçon. Je laisse ici mes dettes pour le compte de mes créanciers, qui mettront un P dessus, et je me trouverai, pour le reste de mes jours, heureux en Italie, sous le nom du comte Ferraro, ce pauvre colonel que moi seul ai vu mourir dans les marais de Zembin, et de qui je chausserai la pelure. Mille diables, cette femme que je vais traîner après moi pourrait me faire reconnaître! Une vieille moustache comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner à une femme!... pourquoi l’emmener? il faut la quitter. Oui, j’en aurai le courage. Mais je me connais, je suis assez bête pour revenir à elle. Cependant personne ne connaît Aquilina. L’emmènerai-je? ne l’emmènerai-je pas?
—Tu ne l’emmèneras pas! lui dit une voix qui lui troubla les entrailles.
Castanier se retourna brusquement et vit l’Anglais.
—Le diable s’en mêle donc! s’écria le caissier à haute voix.
Melmoth avait déjà dépassé sa victime. Si le premier mouvement de Castanier fut de chercher querelle à un homme qui lisait ainsi dans son âme, il était en proie à tant de sentiments contraires, qu’il en résultait une sorte d’inertie momentanée, il reprit donc son allure, et retomba dans cette fièvre de pensée naturelle à un homme assez vivement emporté par la passion pour commettre un crime, mais qui n’avait pas la force de le porter en lui-même sans de cruelles agitations. Aussi, quoique décidé à recueillir le fruit d’un crime à moitié consommé, Castanier hésitait-il encore à poursuivre son entreprise, comme font la plupart des hommes à caractère mixte, chez lesquels il se rencontre autant de force que de faiblesse, et qui peuvent être déterminés aussi bien à rester purs qu’à devenir criminels, suivant la pression des plus légères circonstances. Il s’est trouvé dans le ramas d’hommes enrégimentés par Napoléon beaucoup de gens qui, semblables à Castanier, avaient le courage tout physique du champ de bataille, sans avoir le courage moral qui rend un homme aussi grand dans le crime qu’il pourrait l’être dans la vertu. La lettre de crédit était conçue en de tels termes, qu’à son arrivée à Londres il devait toucher vingt-cinq mille livres sterling chez Wastchildine, le correspondant de la maison de Nucingen, avisé déjà du payement par lui-même; son passage était retenu par un agent pris à Londres au hasard, sous le nom du comte Ferraro, à bord d’un vaisseau qui menait de Portsmouth en Italie une riche famille anglaise. Les plus petites circonstances avaient été prévues. Il s’était arrangé pour se faire chercher à la fois en Belgique et en Suisse pendant qu’il serait en mer. Puis, quand Nucingen pourrait croire être sur ses traces, il espérait avoir gagné Naples, où il comptait vivre sous un faux nom, à la faveur d’un déguisement si complet, qu’il s’était déterminé à changer son visage en y simulant à l’aide d’un acide les ravages de la petite vérole. Malgré toutes ces précautions qui semblaient devoir lui assurer l’impunité, sa conscience le tourmentait. Il avait peur. La vie douce et paisible qu’il avait longtemps menée avait purifié ses mœurs soldatesques. Il était probe encore, il ne se souillait pas sans regret. Il se laissait donc aller pour une dernière fois à toutes les impressions de la bonne nature qui regimbait en lui.
—Bah! se dit-il au coin du boulevard et de la rue Montmartre, un fiacre me mènera ce soir à Versailles au sortir du spectacle. Une chaise de poste m’y attend chez mon vieux maréchal-des-logis, qui me garderait le secret sur ce départ en présence de douze soldats prêts à le fusiller s’il refusait de répondre. Ainsi, je ne vois aucune chance contre moi. J’emmènerai donc ma petite Naqui, je partirai.
—Tu ne partiras pas, lui dit l’Anglais dont la voix étrange fit affluer au cœur du caissier tout son sang.
Melmoth monta dans un tilbury qui l’attendait, et fut emporté si rapidement que Castanier vit son ennemi secret à cent pas de lui sur la chaussée du boulevard Montmartre, et la montant au grand trot, avant d’avoir eu la pensée de l’arrêter.
—Mais, ma parole d’honneur, ce qui m’arrive est surnaturel, se dit-il. Si j’étais assez bête pour croire en Dieu, je me dirais qu’il a mis saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me laisseraient-ils faire pour m’empoigner à temps? A-t-on jamais vu! Allons donc, c’est des niaiseries.
Castanier prit la rue du Faubourg-Montmartre, et ralentit sa marche à mesure qu’il avançait vers la rue Richer. Là, dans une maison nouvellement bâtie, au second étage d’un corps de logis donnant sur des jardins, vivait une jeune fille connue dans le quartier sous le nom de madame de La Garde, et qui se trouvait innocemment la cause du crime commis par Castanier. Pour expliquer ce fait et achever de peindre la crise sous laquelle succombait le caissier, il est nécessaire de rapporter succinctement quelques circonstances de sa vie antérieure.
Madame de La Garde, qui cachait son véritable nom à tout le monde, même à Castanier, prétendait être Piémontaise. C’était une de ces jeunes filles qui, soit par la misère la plus profonde, soit par défaut du travail ou par l’effroi de la mort, souvent aussi par la trahison d’un premier amant, sont poussées à prendre un métier que la plupart d’entre elles font avec dégoût, beaucoup avec insouciance, quelques-unes pour obéir aux lois de leur constitution. Au moment de se jeter dans le gouffre de la prostitution parisienne, à l’âge de seize ans, belle et pure comme une Madone, celle-ci rencontra Castanier. Trop mal léché pour avoir des succès dans le monde, fatigué d’aller tous les soirs le long des boulevards à la chasse d’une bonne fortune payée, le vieux dragon désirait depuis longtemps mettre un certain ordre dans l’irrégularité de ses mœurs. Saisi par la beauté de cette pauvre enfant, que le hasard lui mettait entre les bras, il résolut de la sauver du vice à son profit, par une pensée autant égoïste que bienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes les meilleurs. Le naturel est souvent bon, l’État social y mêle son mauvais, de là proviennent certaines intentions mixtes pour lesquelles le juge doit se montrer indulgent. Castanier avait précisément assez d’esprit pour être rusé quand ses intérêts étaient en jeu. Donc, il voulut être philanthrope à coup sûr, et fit d’abord de cette fille sa maîtresse.—«Hé! hé! se dit-il dans son langage soldatesque, un vieux loup comme moi ne doit pas se laisser cuire par une brebis. Papa Castanier, avant de te mettre en ménage, pousse une reconnaissance dans le moral de la fille, afin de savoir si elle est susceptible d’attache!» Pendant la première année de cette union illégale, mais qui la plaçait dans la situation la moins répréhensible de toutes celles que réprouve le monde, la Piémontaise prit pour nom de guerre celui d’Aquilina, l’un des personnages de Venise sauvée, tragédie du théâtre anglais qu’elle avait lue par hasard. Elle croyait ressembler à cette courtisane, soit par les sentiments précoces qu’elle se sentait dans le cœur, soit par sa figure, ou par la physionomie générale de sa personne. Quand Castanier lui vit mener la conduite la plus régulière et la plus vertueuse que pût avoir une femme jetée en dehors des lois et des convenances sociales, il lui manifesta le désir de vivre avec elle maritalement. Elle devint alors madame de La Garde, afin de rentrer, autant que le permettaient les usages parisiens, dans les conditions d’un mariage réel. En effet, l’idée fixe de beaucoup de ces pauvres filles consiste à vouloir se faire accepter comme de bonnes bourgeoises, tout bêtement fidèles à leurs maris; capables d’être d’excellentes mères de famille, d’écrire leur dépense et de raccommoder le linge de la maison. Ce désir procède d’un sentiment si louable, que la Société devrait le prendre en considération. Mais la Société sera certainement incorrigible, et continuera de considérer la femme mariée comme une corvette à laquelle son pavillon et ses papiers permettent de faire la course, tandis que la femme entretenue est le pirate que l’on pend faute de lettres. Le jour où madame de La Garde voulut signer madame Castanier, le caissier se fâcha.—«Tu ne m’aimes donc pas assez pour m’épouser?» dit-elle. Castanier ne répondit pas, et resta songeur. La pauvre fille se résigna. L’ex-dragon fut au désespoir. Naqui fut touchée de ce désespoir, elle aurait voulu le calmer; mais, pour le calmer, ne fallait-il pas en connaître la cause? Le jour où Naqui voulut apprendre ce secret, sans toutefois le demander, le caissier révéla piteusement l’existence d’une certaine madame Castanier, une épouse légitime, mille fois maudite, qui vivait obscurément à Strasbourg sur un petit bien, et à laquelle il écrivait deux fois chaque année, en gardant sur elle un si profond silence que personne ne le savait marié. Pourquoi cette discrétion? Si la raison en est connue à beaucoup de militaires qui peuvent se trouver dans le même cas, il est peut-être utile de la dire. Le vrai troupier, s’il est permis d’employer ici le mot dont on se sert à l’armée pour désigner les gens destinés à mourir capitaines, ce serf attaché à la glèbe d’un régiment est une créature essentiellement naïve, un Castanier voué par avance aux roueries des mères de famille qui dans les garnisons se trouvent empêchées de filles difficiles à marier. Donc, à Nancy, pendant un de ces instants si courts où les armées impériales se reposaient en France, Castanier eut le malheur de faire attention à une demoiselle avec laquelle il avait dansé dans une de ces fêtes nommées en province des Redoutes, qui souvent étaient offertes à la ville par les officiers de la garnison, et vice versa. Aussitôt, l’aimable capitaine fut l’objet d’une de ces séductions pour lesquelles les mères trouvent des complices dans le cœur humain en en faisant jouer tous les ressorts, et chez leurs amis qui conspirent avec elles. Semblables aux personnes qui n’ont qu’une idée, ces mères rapportent tout à leur grand projet, dont elles font une œuvre long-temps élaborée, pareille au cornet de sable au fond duquel se tient le formica-leo. Peut-être personne n’entrera-t-il jamais dans ce dédale si bien bâti, peut-être le formica-leo mourra-t-il de faim et de soif? Mais s’il y entre quelque bête étourdie, elle y restera. Les secrets calculs d’avarice que chaque homme fait en se mariant, l’espérance, les vanités humaines, tous les fils par lesquels marche un capitaine, furent attaqués chez Castanier. Pour son malheur, il avait vanté la fille à la mère en la lui ramenant après une valse, il s’ensuivit une causerie au bout de laquelle arriva la plus naturelle des invitations. Une fois amené au logis, le dragon y fut ébloui par la bonhomie d’une maison où la richesse semblait se cacher sous une avarice affectée. Il y devint l’objet d’adroites flatteries, et chacun lui vanta les différents trésors qui s’y trouvaient. Un dîner, à propos servi en vaisselle plate prêtée par un oncle, les attentions d’une fille unique, les cancans de la ville, un sous-lieutenant riche qui faisait mine de vouloir lui couper l’herbe sous le pied; enfin, les mille piéges des formica-leo de province furent si bien tendus que Castanier disait, cinq ans après: «Je ne sais pas encore comment cela s’est fait!» Le dragon reçut quinze mille francs de dot et une demoiselle heureusement brehaigne que deux ans de mariage rendirent la plus laide et conséquemment la plus hargneuse femme de la terre. Le teint de cette fille maintenu blanc par un régime sévère, se couperosa; la figure, dont les vives couleurs annonçaient une séduisante sagesse, se bourgeonna; la taille qui paraissait droite, tourna; l’ange fut une créature grognarde et soupçonneuse qui fit enrager Castanier; puis la fortune s’envola. Le dragon ne reconnaissant plus la femme qu’il avait épousée, consigna celle-là dans un petit bien à Strasbourg, en attendant qu’il plût à Dieu d’en orner le paradis. Ce fut une de ces femmes vertueuses qui, faute d’occasions pour faire autrement, assassinent les anges de leurs plaintes, prient Dieu de manière à l’ennuyer s’il les écoute, et qui disent tout doucettement pis que pendre de leurs maris, quand le soir elles achèvent leur boston avec les voisines. Quand Aquilina connut ces malheurs, elle s’attacha sincèrement à Castanier, et le rendit si heureux par les renaissants plaisirs que son génie de femme lui faisait varier tout en les prodiguant, que, sans le savoir, elle causa la perte du caissier. Comme beaucoup de femmes auxquelles la nature semble avoir donné pour destinée de creuser l’amour jusque dans ses dernières profondeurs, madame de La Garde était désintéressée. Elle ne demandait ni or, ni bijoux, ne pensait jamais à l’avenir, vivait dans le présent, et surtout dans le plaisir. Les riches parures, la toilette, l’équipage si ardemment souhaités par les femmes de sa sorte, elle ne les acceptait que comme une harmonie de plus dans le tableau de la vie. Elle ne les voulait point par vanité, par désir de paraître, mais pour être mieux. D’ailleurs, aucune personne ne se passait plus facilement qu’elle de ces sortes de choses. Quand un homme généreux, comme le sont presque tous les militaires, rencontre une femme de cette trempe, il éprouve au cœur une sorte de rage de se trouver inférieur à elle dans l’échange de la vie. Il se sent capable d’arrêter alors une diligence afin de se procurer de l’argent, s’il n’en a pas assez pour ses prodigalités. L’homme est ainsi fait. Il se rend quelquefois coupable d’un crime pour rester grand et noble devant une femme ou devant un public spécial. Un amoureux ressemble au joueur qui se croirait déshonoré, s’il ne rendait pas ce qu’il emprunte au garçon de salle, et qui commet des monstruosités, dépouille sa femme et ses enfants, vole et tue pour arriver les poches pleines, l’honneur sauf aux yeux du monde qui fréquente la fatale maison. Il en fut ainsi de Castanier. D’abord, il avait mis Aquilina dans un modeste appartement à un quatrième étage, et ne lui avait donné que des meubles extrêmement simples. Mais en découvrant les beautés et les grandes qualités de cette jeune fille, en en recevant de ces plaisirs inouïs qu’aucune expression ne peut rendre, il s’en affola et voulut parer son idole. La mise d’Aquilina contrasta si comiquement avec la misère de son logis que, pour tous deux, il fallut en changer. Ce changement emporta presque toutes les économies de Castanier, qui meubla son appartement semi-conjugal avec le luxe spécial de la fille entretenue. Une jolie femme ne veut rien de laid autour d’elle. Ce qui la distingue entre toutes les femmes est le sentiment de l’homogénéité, l’un des besoins les moins observés de notre nature, et qui conduit les vieilles filles à ne s’entourer que de vieilles choses. Ainsi donc il fallut à cette délicieuse Piémontaise les objets les plus nouveaux, les plus à la mode, tout ce que les marchands avaient de plus coquet, des étoffes tendues, de la soie, des bijoux, des meubles légers et fragiles, de belles porcelaines. Elle ne demanda rien. Seulement quand il fallut choisir, quand Castanier lui disait: «Que veux-tu?» elle répondait: «Mais ceci est mieux!» L’amour qui économise n’est jamais le véritable amour, Castanier prenait donc tout ce qu’il y avait de mieux. Une fois l’échelle de proportion admise, il fallut que tout, dans ce ménage, se trouvât en harmonie. Ce fut le linge, l’argenterie et les mille accessoires d’une maison montée, la batterie de cuisine, les cristaux, le diable! Quoique Castanier voulût, suivant une expression connue, faire les choses simplement, il s’endetta progressivement. Une chose en nécessitait une autre. Une pendule voulut deux candélabres. La cheminée ornée demanda son foyer. Les draperies, les tentures furent trop fraîches pour qu’on les laissât noircir par la fumée, il fallut faire poser des cheminées élégantes, nouvellement inventées par des gens habiles en prospectus, et qui promettaient un appareil invincible contre la fumée. Puis Aquilina trouva si joli de courir pieds nus sur le tapis de sa chambre, que Castanier mit partout des tapis pour folâtrer avec Naqui; enfin il lui fit bâtir une salle de bain, toujours pour qu’elle fût mieux. Les marchands, les ouvriers, les fabricants de Paris ont un art inouï pour agrandir le trou qu’un homme fait à sa bourse; quand on les consulte, ils ne savent le prix de rien, et le paroxisme du désir ne s’accommode jamais d’un retard, ils se font ainsi faire les commandes dans les ténèbres d’un devis approximatif, puis ils ne donnent jamais leurs mémoires, et entraînent le consommateur dans le tourbillon de la fourniture. Tout est délicieux, ravissant, chacun est satisfait. Quelques mois après, ces complaisants fournisseurs reviennent métamorphosés en totaux d’une horrible exigence; ils ont des besoins, ils ont des paiements urgents, ils font même soi-disant faillite, ils pleurent et ils touchent! L’abîme s’entrouvre alors en vomissant une colonne de chiffres qui marchent quatre par quatre, quand ils devaient aller innocemment trois par trois. Avant que Castanier connût la somme de ses dépenses, il en était venu à donner à sa maîtresse un remise chaque fois qu’elle sortait, au lieu de la laisser monter en fiacre. Castanier était gourmand, il eut une excellente cuisinière; et, pour lui plaire, Aquilina le régalait de primeurs, de raretés gastronomiques, de vins choisis qu’elle allait acheter elle-même. Mais n’ayant rien à elle, ses cadeaux si précieux par l’attention, par la délicatesse et la grâce qui les dictaient, épuisaient périodiquement la bourse de Castanier, qui ne voulait pas que sa Naqui restât sans argent, et elle était toujours sans argent! La table fut donc une source de dépenses considérables, relativement à la fortune du caissier. L’ex-dragon dut recourir à des artifices commerciaux pour se procurer de l’argent, car il lui fut impossible de renoncer à ses jouissances. Son amour pour la femme ne lui avait pas permis de résister aux fantaisies de la maîtresse. Il était de ces hommes qui, soit amour-propre, soit faiblesse, ne savent rien refuser à une femme, et qui éprouvent une fausse honte si violente pour dire:—Je ne puis... Mes moyens ne me permettent pas... Je n’ai pas d’argent, qu’ils se ruinent. Donc, le jour où Castanier se vit au fond d’un précipice et que pour s’en retirer il dut quitter cette femme et se mettre au pain et à l’eau, afin d’acquitter ses dettes, il s’était si bien accoutumé à cette femme, à cette vie, qu’il ajourna tous les matins ses projets de réforme. Poussé par les circonstances, il emprunta d’abord. Sa position, ses antécédents lui méritaient une confiance dont il profita pour combiner un système d’emprunt en rapport avec ses besoins. Puis, pour déguiser les sommes auxquelles monta rapidement sa dette, il eut recours à ce que le commerce nomme des circulations. C’est des billets qui ne représentent ni marchandises ni valeurs pécuniaires fournies, et que le premier endosseur paie pour le complaisant souscripteur, espèce de faux toléré parce qu’il est impossible à constater, et que d’ailleurs ce dol fantastique ne devient réel que par un non-paiement. Enfin, quand Castanier se vit dans l’impossibilité de continuer ses manœuvres financières, soit par l’accroissement du capital, soit par l’énormité des intérêts, il fallut faire faillite à ses créanciers. Le jour où le déshonneur fut échu, Castanier préféra la faillite frauduleuse à la faillite simple, le crime au délit. Il résolut d’escompter la confiance que lui méritait sa probité réelle, et d’augmenter le nombre de ses créanciers en empruntant, à la façon de Mathéo, le caissier du Trésor-Royal, la somme nécessaire pour vivre heureux le reste de ses jours en pays étranger. Et il s’y était pris comme on vient de le voir. Aquilina ne connaissait pas l’ennui de cette vie, elle en jouissait, comme font beaucoup de femmes, sans plus se demander comment venait l’argent, que certaines gens ne se demandent comment poussent les blés en mangeant leur petit pain doré; tandis que les mécomptes et les soins de l’agriculture sont derrière le four des boulangers, comme sous le luxe inaperçu de la plupart des ménages parisiens, reposent d’écrasants soucis et le plus exorbitant travail.
Au moment où Castanier subissait les tortures de l’incertitude, en pensant à une action qui changeait toute sa vie, Aquilina tranquillement assise au coin de son feu, plongée indolemment dans un grand fauteuil, l’attendait en compagnie de sa femme de chambre. Semblable à toutes les femmes de chambre qui servent ces dames, Jenny était devenue sa confidente, après avoir reconnu combien était inattaquable l’empire que sa maîtresse avait sur Castanier.
—Comment ferons-nous ce soir? Léon veut absolument venir, disait madame de La Garde en lisant une lettre passionnée écrite sur un papier grisâtre.
—Voilà monsieur, dit Jenny.
Castanier entra. Sans se déconcerter, Aquilina roula le billet, le prit dans ses pincettes et le brûla.
—Voilà ce que tu fais de tes billets doux? dit Castanier.
—Oh! mon Dieu, oui, lui répondit Aquilina, n’est-ce pas le meilleur moyen de ne pas les laisser surprendre? D’ailleurs, le feu ne doit-il pas aller au feu, comme l’eau va à la rivière?
—Tu dis cela, Naqui, comme si c’était un vrai billet doux.
—Eh! bien, est-ce que je ne suis pas assez belle pour en recevoir? dit-elle en tendant son front à Castanier avec une sorte de diligence qui eût appris à un homme moins aveuglé qu’elle accomplissait une espèce de devoir conjugal en faisant de la joie au caissier. Mais Castanier en était arrivé à ce degré de passion inspiré par l’habitude qui ne permet plus de rien voir.
—J’ai ce soir une loge pour le Gymnase, reprit-il, dînons de bonne heure pour ne pas dîner en poste.
—Allez-y avec Jenny. Je suis ennuyée de spectacle. Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, je préfère rester au coin de mon feu.
—Viens tout de même, Naqui, je n’ai plus à t’ennuyer longtemps de ma personne. Oui, Quiqui, je partirai ce soir, et serai quelque temps sans revenir. Je te laisse ici maîtresse de tout. Me garderas tu ton cœur?
—Ni le cœur, ni autre chose, dit-elle. Mais, au retour, Naqui sera toujours Naqui pour toi.
—Hé! bien, voilà de la franchise. Ainsi tu ne me suivrais point?
—Non.
—Pourquoi?
—Eh! mais, dit-elle en souriant, puis-je abandonner l’amant qui m’écrit de si doux billets?
Et elle montra par un geste à demi moqueur le papier brûlé.
—Serait-ce vrai? dit Castanier. Aurais-tu donc un amant?
—Comment! reprit Aquilina, vous ne vous êtes donc jamais sérieusement regardé, mon cher, vous avez cinquante ans, d’abord! Puis, vous avez une figure à mettre sur les planches d’une fruitière, personne ne la démentira quand elle voudra la vendre comme un potiron. En montant les escaliers, vous soufflez comme un phoque. Votre ventre se trémousse sur lui-même comme un brillant sur la tête d’une femme! Tu as beau avoir servi dans les Dragons, tu es un vieux très-laid. Par ma ficque, je ne te conseille pas, si tu veux conserver mon estime, d’ajouter à ces qualités celle de la niaiserie en croyant qu’une fille comme moi se passera de tempérer ton amour asthmatique par les fleurs de quelque jolie jeunesse.
—Tu veux sans doute rire, Aquilina?
—Eh! bien, ne ris-tu pas, toi? Me prends-tu pour une sotte, en m’annonçant ton départ?—Je partirai ce soir, dit-elle en l’imitant. Grand Lendore, parlerais-tu comme cela si tu quittais ta Naqui? tu pleurerais comme un veau que tu es.
—Enfin, si je pars, me suis-tu? demanda-t-il.
—Dis-moi d’abord si ton voyage n’est pas une mauvaise plaisanterie.
—Oui, sérieusement, je pars.
—Eh! bien, sérieusement, je reste. Bon voyage, mon enfant! je t’attendrai. Je quitterais plutôt la vie que de laisser mon bon petit Paris.
—Tu ne viendrais pas en Italie, à Naples, y mener une bonne vie, bien douce, luxueuse, avec ton gros bonhomme qui souffle comme un phoque?
—Non.
—Ingrate!
—Ingrate? dit-elle en se levant. Je puis sortir à l’instant en n’emportant d’ici que ma personne. Je t’aurai donné tous les trésors que possède une jeune fille, et une chose que tout ton sang ni le mien ne saurait me rendre. Si je pouvais, par un moyen quelconque, en vendant mon éternité par exemple, recouvrer la fleur de mon corps comme j’ai peut-être reconquis celle de mon âme, et me livrer pure comme un lys à mon amant, je n’hésiterais pas un instant! Par quel dévouement as-tu récompensé le mien? Tu m’as nourrie et logée par le même sentiment qui porte à nourrir un chien et à le mettre dans une niche, parce qu’il nous garde bien, qu’il reçoit nos coups de pied quand nous sommes de mauvaise humeur, et qu’il nous lèche la main aussitôt que nous le rappelons. Qui de nous deux aura été le plus généreux?
—Oh! ma chère enfant, ne vois-tu pas que je plaisante? dit Castanier. Je fais un petit voyage qui ne durera pas long-temps. Mais tu viendras avec moi au Gymnase, je partirai vers minuit après t’avoir dit un bon adieu.
—Pauvre chat, tu pars donc? lui dit-elle en le prenant par le cou pour lui mettre la tête dans son corsage.
—Tu m’étouffes! cria Castanier le nez dans le sein d’Aquilina.
La bonne fille se pencha vers l’oreille de Jenny:—Va dire à Léon de ne venir qu’à une heure; si tu ne le trouves pas et qu’il arrive pendant les adieux, tu le garderas chez toi.—Eh! bien, reprit-elle, en ramenant la tête de Castanier devant la sienne et lui tortillant le bout du nez, allons, toi le plus beau des phoques, j’irai donc avec toi ce soir au théâtre. Mais alors dînons! tu as un bon petit dîner, tous plats de ton goût.
—Il est bien difficile, dit Castanier, de quitter une femme comme toi!
—Hé! bien donc, pourquoi t’en vas-tu? lui demanda-t-elle.
—Ah! pourquoi! pourquoi! il faudrait pour te l’expliquer te dire des choses qui te prouveraient que mon amour pour toi va jusqu’à la folie. Si tu m’as donné ton honneur, j’ai vendu le mien, nous sommes quittes. Est-ce aimer?
—Qu’est-ce que c’est que ça? dit-elle. Allons, dis-moi que si j’avais un amant, tu m’aimerais toujours comme un père, ce sera de l’amour! Allons, dites-le tout de suite, et donnez la patte.
—Je te tuerais, dis Castanier en souriant.
Ils allèrent se mettre à table, et partirent pour le Gymnase après avoir dîné. Quand la première pièce fut jouée, Castanier voulut aller se montrer à quelques personnes de sa connaissance qu’il avait vues dans la salle, afin de détourner le plus long-temps possible tout soupçon sur sa fuite. Il laissa madame de La Garde dans sa loge, qui, suivant ses habitudes modestes, était une baignoire, et il vint se promener dans le foyer. A peine y eut-il fait quelques pas, qu’il rencontra la figure de Melmoth dont le regard lui causa la fade chaleur d’entrailles, la terreur qu’il avait déjà ressenties, et ils arrivèrent en face l’un de l’autre.
—Faussaire! cria l’Anglais.
En entendant ce mot, Castanier regarda les gens qui se promenaient. Il crut apercevoir un étonnement mêlé de curiosité sur leurs figures, il voulut se défaire de cet Anglais à l’instant même, et leva la main pour lui donner un soufflet; mais il se sentit le bras paralysé par une puissance invincible qui s’empara de sa force et le cloua sur la place; il laissa l’étranger lui prendre le bras, et tous deux ils marchèrent ensemble dans le foyer, comme deux amis.
—Qui donc est assez fort pour me résister? lui dit l’Anglais. Ne sais-tu pas que tout ici-bas doit m’obéir, que je puis tout? Je lis dans les cœurs, je vois l’avenir, je sais le passé. Je suis ici, et je puis être ailleurs! Je ne dépends ni du temps, ni de l’espace, ni de la distance. Le monde est mon serviteur. J’ai la faculté de toujours jouir, et de donner toujours le bonheur. Mon œil perce les murailles, voit les trésors, et j’y puise à pleines mains. A un signe de ma tête, des palais se bâtissent et mon architecte ne se trompe jamais. Je puis faire éclore des fleurs sur tous les terrains, entasser des pierreries, amonceler l’or, me procurer des femmes toujours nouvelles; enfin, tout me cède. Je pourrais jouer à la Bourse à coup sûr, si l’homme qui sait trouver l’or là où les avares l’enterrent avait besoin de puiser dans la bourse des autres. Sens donc, pauvre misérable voué à la honte, sens donc la puissance de la serre qui te tient. Essaie de faire plier ce bras de fer! amollis ce cœur de diamant! ose t’éloigner de moi! Quand tu serais au fond des caves qui sont sous la Seine, n’entendrais-tu pas ma voix? Quand tu irais dans les catacombes, ne me verrais-tu pas? Ma voix domine le bruit de la foudre, mes yeux luttent de clarté avec le soleil, car je suis l’égal de Celui qui porte la lumière. Castanier entendait ces terribles paroles, rien en lui ne les contredisait, et il marchait à côté de l’Anglais sans qu’il pût s’en éloigner.—Tu m’appartiens, tu viens de commettre un crime. J’ai donc enfin trouvé le compagnon que je cherchais. Veux-tu savoir ta destinée? Ha! ha! tu comptais voir un spectacle, il ne te manquera pas, tu en auras deux. Allons, présente-moi à madame de La Garde comme un de tes meilleurs amis. Ne suis-je pas ta dernière espérance.
Castanier revint à sa loge suivi de l’étranger, qu’il s’empressa de présenter à madame de La Garde, suivant l’ordre qu’il venait de recevoir. Aquilina ne parut point surprise de voir Melmoth. L’Anglais refusa de se mettre sur le devant de la loge, et voulut que Castanier y restât avec sa maîtresse. Le plus simple désir de l’Anglais était un ordre auquel il fallait obéir. La pièce qu’on allait jouer était la dernière. Alors les petits théâtres ne donnaient que trois pièces. Le Gymnase avait à cette époque un acteur qui lui assurait la vogue. Perlet allait jouer le Comédien d’Étampes, vaudeville où il remplissait quatre rôles différents. Quand la toile se leva, l’étranger étendit la main sur la salle. Castanier poussa un cri de terreur qui s’arrêta dans son gosier dont les parois se collèrent, car Melmoth lui montra du doigt la scène, en lui faisant comprendre ainsi qu’il avait ordonné de changer le spectacle. Le caissier vit le cabinet de Nucingen, son patron y était en conférence avec un employé supérieur de la préfecture de police qui lui expliquait la conduite de Castanier, en le prévenant de la soustraction faite à sa caisse, du faux commis à son préjudice et de la fuite de son caissier. Une plainte était aussitôt dressée, signée, et transmise au procureur du roi,—«Croyez-vous qu’il sera temps encore? disait Nucingen.—Oui, répondit l’agent, il est au Gymnase et ne se doute de rien.»
Castanier s’agita sur sa chaise, et voulut s’en aller; mais la main que Melmoth lui appuyait sur l’épaule le forçait à rester, par un effet de l’horrible puissance dont nous sentons les effets dans le cauchemar. Cet homme était le cauchemar même, et posait sur Castanier comme une atmosphère empoisonnée. Quand le pauvre caissier se retournait pour implorer cet Anglais, il rencontrait un regard de feu qui vomissait des courants électriques, espèce de pointes métalliques par lesquelles Castanier se sentait pénétré, traversé de part en part et cloué.
—Que t’ai-je fait? disait-il dans son abattement et en haletant comme un cerf au bord d’une fontaine, que veux-tu de moi?
—Regarde! lui cria Melmoth.
Castanier regarda ce qui se passait sur la scène. La décoration avait été changée, le spectacle était fini, Castanier se vit lui-même sur la scène descendant de voiture avec Aquilina; mais au moment où il entrait dans la cour de sa maison, rue Richer, la décoration changea subitement encore, et représenta l’intérieur de son appartement. Jenny causait au coin du feu, dans la chambre de sa maîtresse, avec un sous-officier d’un régiment de ligne, en garnison à Paris.—«Il part, disait ce sergent, qui paraissait appartenir à une famille de gens aisés. Je vais donc être heureux à mon aise. J’aime trop Aquilina pour souffrir qu’elle appartienne à ce vieux crapaud! Moi, j’épouserai madame de La Garde! s’écriait le sergent.»
—Vieux crapaud! se dit douloureusement Castanier.
—«Voilà madame et monsieur, cachez-vous! Tenez, mettez-vous là, monsieur Léon, lui disait Jenny. Monsieur ne doit pas rester long-temps.» Castanier voyait le sous-officier se mettant derrière les robes d’Aquilina dans le cabinet de toilette. Castanier rentra bientôt lui-même en scène, et fit ses adieux à sa maîtresse qui se moquait de lui dans ses a parte avec Jenny, tout en lui disant les paroles les plus douces et les plus caressantes. Elle pleurait d’un côté, riait de l’autre. Les spectateurs faisaient répéter les couplets.
—Maudite femme! criait Castanier dans sa loge.
Aquilina riait aux larmes en s’écriant:—Mon Dieu! Perlet est-il drôle en Anglais! Quoi! vous seuls dans la salle ne riez pas? Ris donc, mon chat! dit-elle au caissier.
Melmoth se mit à rire d’une façon qui fit frissonner le caissier. Ce rire anglais lui tordait les entrailles et lui travaillait la cervelle comme si quelque chirurgien le trépanait avec un fer brûlant.
—Ils rient, ils rient, disait convulsivement Castanier.
En ce moment, au lieu de voir la pudibonde lady que représentait si comiquement Perlet, et dont le parler anglo-français faisait pouffer de rire toute la salle, le caissier se voyait fuyant la rue Richer, montant dans un fiacre sur le boulevard, faisant son marché pour aller à Versailles. La scène changeait encore. Il reconnut, au coin de la rue de l’Orangerie et de la rue des Récollets, la petite auberge borgne que tenait son ancien maréchal-des-logis. Il était deux heures du matin, le plus grand silence régnait, personne ne l’épiait, sa voiture était attelée de chevaux de poste, et venait d’une maison de l’avenue de Paris où demeurait un Anglais pour qui elle avait été demandée, afin de détourner les soupçons. Castanier avait ses valeurs et ses passe-ports, il montait en voiture, il partait. Mais à la barrière, Castanier aperçut des gendarmes à pied qui attendaient la voiture. Il jeta un cri affreux que comprima le regard de Melmoth.
—Regarde toujours, et tais-toi! lui dit l’Anglais.
Castanier se vit en un moment jeté en prison à la Conciergerie. Puis, au cinquième acte de ce drame intitulé le Caissier, il s’aperçut, à trois mois de là, sortant de la Cour d’Assises, condamné à vingt ans de travaux forcés. Il jeta un nouveau cri quand il se vit exposé sur la place du Palais-de-Justice, et que le fer rouge du bourreau le marqua. Enfin, à la dernière scène, il était dans la cour de Bicêtre, parmi soixante forçats, et attendait son tour pour aller faire river ses fers.
—Mon Dieu! je n’en puis plus de rire, disait Aquilina. Vous êtes bien sombre, mon chat, qu’avez-vous donc? ce monsieur n’est plus là.
—Deux mots, Castanier, lui dit Melmoth au moment où la pièce finie madame de La Garde se faisait mettre son manteau par l’ouvreuse.
Le corridor était encombré, toute fuite était impossible.
—Eh! bien, quoi?
—Aucune puissance humaine ne peut t’empêcher d’aller reconduire Aquilina, d’aller à Versailles, et d’y être arrêté.
—Pourquoi?
—Parce que le bras qui te tient, dit l’Anglais, ne te lâchera point.
Castanier aurait voulu pouvoir prononcer quelques paroles pour s’anéantir lui-même et disparaître au fond des enfers.
—Si le démon te demandait ton âme, ne la donnerais-tu pas en échange d’une puissance égale à celle de Dieu? D’un seul mot, tu restituerais dans la caisse du baron de Nucingen les cinq cent mille francs que tu y as pris. Puis, en déchirant ta lettre de crédit, toute trace de crime serait anéantie. Enfin, tu aurais de l’or à flots. Tu ne crois guère à rien, n’est-ce pas? Hé bien! si tout cela arrive, tu croiras au moins au diable.
—Si c’était possible! dit Castanier avec joie.
—Celui qui peut faire ceci, répondit l’Anglais, te l’affirme.
Melmoth étendit le bras au moment où Castanier, madame de La Garde et lui se trouvaient sur le boulevard. Il tombait alors une pluie fine, le sol était boueux, l’atmosphère était épaisse, et le ciel était noir. Aussitôt que le bras de cet homme fut étendu, le soleil illumina Paris. Castanier se vit, en plein midi, comme par un beau jour de juillet. Les arbres étaient couverts de feuilles, et les Parisiens endimanchés circulaient en deux files joyeuses. Les marchands de coco criaient:—A boire, à la fraîche! Des équipages brillaient en roulant sur la chaussée. Le caissier jeta un cri de terreur. A ce cri, le boulevard redevint humide et sombre. Madame de La Garde était montée en voiture.
—Mais dépêche-toi donc, mon ami, lui dit-elle, viens ou reste. Vraiment, ce soir, tu es ennuyeux comme la pluie qui tombe.
—Que faut-il faire? dit Castanier à Melmoth.
—Veux-tu prendre ma place? lui demanda l’Anglais.
—Oui.
—Eh! bien, je serai chez toi dans quelques instants.
—Ah! ça, Castanier, tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, lui disait Aquilina. Tu médites quelque mauvais coup, tu étais trop sombre et trop pensif pendant le spectacle. Mon cher ami, te faut-il quelque chose que je puisse te donner? Parle.
—J’attends, pour savoir si tu m’aimes, que nous soyons arrivés à la maison.
—Ce n’est pas la peine d’attendre, dit-elle en se jetant à son cou, tiens!
Elle l’embrassa fort passionnément en apparence en lui faisant de ces cajoleries qui, chez ces sortes de créatures, deviennent des choses de métier, comme le sont les jeux de scène pour des actrices.
—D’où vient cette musique? dit Castanier.
—Allons, voilà que tu entends de la musique, maintenant.
—De la musique céleste! reprit-il. On dirait que les sons viennent d’en haut.
—Comment, toi qui m’as toujours refusé une baignoire aux Italiens, sous prétexte que tu ne pouvais pas souffrir la musique, te voilà mélomane, à cette heure! Mais tu es fou! ta musique est dans ta caboche, vieille boule détraquée! dit-elle en lui prenant la tête et la faisant rouler sur son épaule. Dis donc, papa, sont-ce les roues de la voiture qui chantent?
—Écoute donc, Naqui? si les anges font de la musique au bon Dieu, ce ne peut être que celle dont les accords m’entrent par tous les pores autant que par les oreilles, et je ne sais comment t’en parler, c’est suave comme de l’eau de miel!
—Mais certainement on lui fait de la musique au bon Dieu, car on représente toujours les anges avec des harpes. Ma parole d’honneur, il est fou, se dit-elle en voyant Castanier dans l’attitude d’un mangeur d’opium en extase.
Ils étaient arrivés. Castanier, absorbé par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, ne sachant s’il devait croire ou douter, allait comme un homme ivre, privé de raison. Il se réveilla dans la chambre d’Aquilina où il avait été porté, soutenu par sa maîtresse, par le portier et par Jenny, car il s’était évanoui en sortant de sa voiture.
—Mes amis, mes amis, il va venir, dit-il en se plongeant par un mouvement désespéré dans sa bergère au coin du feu.
En ce moment Jenny entendit la sonnette, alla ouvrir, et annonça l’Anglais en disant que c’était un monsieur qui avait rendez-vous avec Castanier. Melmoth se montra soudain. Il se fit un grand silence. Il regarda le portier, le portier s’en alla. Il regarda Jenny, Jenny s’en alla.
—Madame, dit Melmoth à la courtisane, permettez-nous de terminer une affaire qui ne souffre aucun retard.
Il prit Castanier par la main, et Castanier se leva. Tous deux allèrent dans le salon sans lumière, car l’œil de Melmoth éclairait les ténèbres les plus épaisses. Fascinée par le regard étrange de l’inconnu, Aquilina demeura sans force, et incapable de songer à son amant, qu’elle croyait d’ailleurs enfermé chez sa femme de chambre, tandis que, surprise par le prompt retour de Castanier, Jenny l’avait caché dans le cabinet de toilette, comme dans la scène du drame joué pour Melmoth et pour sa victime. La porte de l’appartement se ferma violemment, et bientôt Castanier reparut.
—Qu’as-tu? lui cria sa maîtresse frappée d’horreur.
La physionomie du caissier était changée. Son teint rouge avait fait place à la pâleur étrange qui rendait l’étranger sinistre et froid. Ses yeux jetaient un feu sombre qui blessait par un éclat insupportable. Son attitude de bonhomie était devenue despotique et fière. La courtisane trouva Castanier maigri, le front lui sembla majestueusement horrible, et le dragon exhalait une influence épouvantable qui pesait sur les autres comme une lourde atmosphère. Aquilina se sentit pendant un moment gênée.
—Que s’est-il passé en si peu de temps entre cet homme diabolique et toi? demanda-t-elle.
—Je lui ai vendu mon âme. Je le sens, je ne suis plus le même. Il m’a pris mon être, et m’a donné le sien.
—Comment?
—Tu n’y comprendrais rien. Ha! dit Castanier froidement, il avait raison, ce démon! Je vois tout et sais tout. Tu me trompais.
Ces mots glacèrent Aquilina. Castanier alla dans le cabinet de toilette après avoir allumé un bougeoir, la pauvre fille stupéfaite l’y suivit, et son étonnement fut grand lorsque Castanier, ayant écarté les robes accrochées au porte-manteau, découvrit le sous-officier.
—Venez, mon cher, lui dit-il en prenant Léon par le bouton de la redingote et l’amenant dans la chambre.
La Piémontaise, pâle, éperdue, était allée se jeter dans son fauteuil. Castanier s’assit sur la causeuse au coin du feu, et laissa l’amant d’Aquilina debout.
—Vous êtes ancien militaire, lui dit Léon, je suis prêt à vous rendre raison.
—Vous êtes un niais, répondit sèchement Castanier. Je n’ai plus besoin de me battre, je puis tuer qui je veux d’un regard. Je vais vous dire votre fait, mon petit. Pourquoi vous tuerais-je? Vous avez sur le cou une ligne rouge que je vois. La guillotine vous attend. Oui, vous mourrez en place de Grève. Vous appartenez au bourreau, rien ne peut vous sauver. Vous faites partie d’une Vente de Charbonniers. Vous conspirez contre le gouvernement.
—Tu ne me l’avais pas dit! cria la Piémontaise à Léon.
—Vous ne savez donc pas, dit le caissier en continuant toujours, que le ministère a décidé ce matin de poursuivre votre association? Le procureur-général a pris vos noms. Vous êtes dénoncés par des traîtres. On travaille en ce moment à préparer les éléments de votre acte d’accusation.
—C’est donc toi qui l’as trahi?... dit Aquilina qui poussa un rugissement de lionne et se leva pour venir déchirer Castanier.
—Tu me connais trop pour le croire, répondit Castanier avec un sang-froid qui pétrifia sa maîtresse.
—Comment le sais-tu donc?
—Je l’ignorais avant d’aller dans le salon; mais, maintenant, je vois tout, je sais tout, je peux tout.
Le sous-officier était stupéfait.
—Hé! bien, sauve-le, mon ami, s’écria la fille en se jetant aux genoux de Castanier. Sauvez-le, puisque vous pouvez tout! Je vous aimerai, je vous adorerai, je serai votre esclave au lieu d’être votre maîtresse. Je me vouerai à vos caprices les plus désordonnés, tu feras de moi tout ce que tu voudras. Oui, je trouverai plus que de l’amour pour vous; j’aurai le dévouement d’une fille pour son père, joint à celui d’une... mais... comprends donc, Rodolphe! Enfin, quelque violentes que soient mes passions, je serai toujours à toi! Qu’est-ce que je pourrais dire pour te toucher? J’inventerai les plaisirs... Je... Mon Dieu! tiens, quand tu voudras quelque chose de moi, comme de me faire jeter par la fenêtre, tu n’auras qu’à me dire:—Léon! je me précipiterais alors dans l’enfer, j’accepterais tous les tourments, toutes les maladies, tous les chagrins, tout ce que tu m’imposerais!
Castanier resta froid. Pour toute réponse, il montra Léon en disant avec un rire de démon:—La guillotine l’attend.
—Non, il ne sortira pas d’ici, je le sauverai, s’écria-t-elle. Oui, je tuerai qui le touchera! Pourquoi ne veux-tu pas le sauver? criait-elle d’une voix étincelante, l’œil en feu, les cheveux épars. Le peux-tu?
—Je puis tout.
—Pourquoi ne le sauves-tu pas?
—Pourquoi? cria Castanier dont la voix vibra jusque dans les planchers. Hé! je me venge! C’est mon métier de mal faire.
—Mourir, reprit Aquilina, lui, mon amant, est-ce possible?
Elle bondit jusqu’à sa commode, y saisit un stylet qui était dans une corbeille, et vint à Castanier qui se mit à rire.
—Tu sais bien que le fer ne peut plus m’atteindre.
Le bras d’Aquilina se détendit comme une corde de harpe subitement coupée.
—Sortez, mon cher ami, dit le caissier en se retournant vers le sous-officier; allez à vos affaires.
Il étendit la main, et le militaire fut obligé d’obéir à la force supérieure que déployait Castanier.
—Je suis ici chez moi, je pourrais envoyer chercher le commissaire de police et lui livrer un homme qui s’introduit dans mon domicile, je préfère vous rendre la liberté: je suis un démon, je ne suis pas un espion.
—Je le suivrai, dit Aquilina.
—Suis-le, dit Castanier. Jenny?...
Jenny parut.
—Envoyez le portier leur chercher un fiacre.
—Tiens, Naqui, dit Castanier en tirant de sa poche un paquet de billets de banque, tu ne quitteras pas, comme une misérable, un homme qui t’aime encore.
Il lui tendit trois cent mille francs, Aquilina les prit, les jeta par terre, cracha dessus en les piétinant avec la rage du désespoir, en lui disant:—Nous sortirons tous deux à pied, sans un sou de toi. Reste, Jenny.
—Bonsoir! reprit le caissier en ramassant son argent. Moi, je suis revenu de voyage.—Jenny, dit-il en regardant la femme de chambre ébahie, tu me parais bonne fille. Te voilà sans maîtresse, viens ici? pour ce soir, tu auras un maître.
Aquilina, se défiant de tout, s’en alla promptement avec le sous-officier chez une de ses amies. Mais Léon était l’objet des soupçons de la police, qui le faisait suivre partout où il allait. Aussi fut-il arrêté quelque temps après, avec ses trois amis, comme le dirent les journaux du temps.
Le caissier se sentit changé complétement au moral comme au physique. Le Castanier, tour à tour enfant, jeune, amoureux, militaire, courageux, trompé, marié, désillusionné, caissier, passionné, criminel par amour, n’existait plus. Sa forme intérieure avait éclaté. En un moment, son crâne s’était élargi, ses sens avaient grandi. Sa pensée embrassa le monde, il en vit les choses comme s’il eût été placé à une hauteur prodigieuse. Avant d’aller au spectacle, il éprouvait pour Aquilina la passion la plus insensée, plutôt que de renoncer à elle il aurait fermé les yeux sur ses infidélités, ce sentiment aveugle s’était dissipé comme une nuée se fond sous les rayons du soleil. Heureuse de succéder à sa maîtresse, et d’en posséder la fortune, Jenny fit tout ce que voulait le caissier. Mais Castanier, qui avait le pouvoir de lire dans les âmes, découvrit le motif véritable de ce dévouement purement physique. Aussi s’amusa-t-il de cette fille avec la malicieuse avidité d’un enfant qui, après avoir exprimé le jus d’une cerise, en lance le noyau. Le lendemain, au moment où, pendant le déjeuner, elle se croyait dame et maîtresse au logis, Castanier lui répéta mot à mot, pensée à pensée, ce qu’elle se disait à elle-même, en buvant son café.
—Sais-tu ce que tu penses, ma petite? lui dit-il en souriant, le voici: «Ces beaux meubles en bois de palissandre que je désirais tant, et ces belles robes que j’essayais, sont donc à moi! Il ne m’en a coûté que des bêtises que madame lui refusait, je ne sais pas pourquoi. Ma foi, pour aller en carrosse, avoir des parures, être au spectacle dans une loge, et me faire des rentes, je lui donnerais bien des plaisirs à l’en faire crever, s’il n’était pas fort comme un Turc. Je n’ai jamais vu d’homme pareil!»—Est-ce bien cela? reprit-il d’une voix qui fit pâlir Jenny. Eh! bien, oui, ma fille, tu n’y tiendrais pas, et c’est pour ton bien que je te renvoie, tu périrais à la peine. Allons, quittons-nous bons amis.
Et il la congédia froidement en lui donnant une fort légère somme.
Le premier usage que Castanier s’était promis de faire du terrible pouvoir qu’il venait d’acheter, au prix de son éternité bienheureuse, était la satisfaction pleine et entière de ses goûts. Après avoir mis ordre à ses affaires, et rendu facilement ses comptes à monsieur de Nucingen qui lui donna pour successeur un bon Allemand, il voulut une bacchanale digne des beaux jours de l’empire romain, et s’y plongea désespérément comme Balthazar à son dernier festin. Mais, comme Balthazar, il vit distinctivement une main pleine de lumière qui lui traça son arrêt au milieu de ses joies, non pas sur les murs étroits d’une salle, mais sur les parois immenses où se dessine l’arc-en-ciel. Son festin ne fut pas en effet une orgie circonscrite aux bornes d’un banquet, ce fut une dissipation de toutes les forces et de toutes les jouissances. La table était en quelque sorte la terre même qu’il sentait trembler sous ses pieds. Ce fut la dernière fête d’un dissipateur qui ne ménage plus rien. En puisant à pleines mains dans le trésor des voluptés humaines dont la clef lui avait été remise par le Démon, il en atteignit promptement le fond. Cette énorme puissance, en un instant appréhendée, fut en un instant exercée, jugée, usée. Ce qui était tout, ne fut rien. Il arrive souvent que la possession tue les plus immenses poèmes du désir, aux rêves duquel l’objet possédé répond rarement. Ce triste dénoûment de quelques passions était celui que cachait l’omnipotence de Melmoth. L’inanité de la nature humaine fut soudain révélée à son successeur, auquel la suprême puissance apporta le néant pour dot. Afin de bien comprendre la situation bizarre dans laquelle se trouva Castanier, il faudrait pouvoir en apprécier par la pensée les rapides révolutions, et concevoir combien elles eurent peu de durée, ce dont il est difficile de donner une idée à ceux qui restent emprisonnés par les lois du temps, de l’espace et des distances. Ses facultés agrandies avaient changé les rapports qui existaient auparavant entre le monde et lui. Comme Melmoth, Castanier pouvait en quelques instants être dans les riantes vallées de l’Hindoustan, passer sur les ailes des démons à travers les déserts de l’Afrique, et glisser sur les mers. De même que sa lucidité lui faisait tout pénétrer à l’instant où sa vue se portait sur un objet matériel ou dans la pensée d’autrui, de même sa langue happait pour ainsi dire toutes les saveurs d’un coup. Son plaisir ressemblait au coup de hache du despotisme, qui abat l’arbre pour en avoir les fruits. Les transitions, les alternatives qui mesurent la joie, la souffrance, et varient toutes les jouissances humaines, n’existaient plus pour lui. Son palais, devenu sensitif outre mesure, s’était blasé tout à coup en se rassasiant de tout. Les femmes et la bonne chère furent deux plaisirs si complétement assouvis, du moment où il put les goûter de manière à se trouver au delà du plaisir, qu’il n’eut plus envie ni de manger, ni d’aimer. Se sachant maître de toutes les femmes qu’il souhaiterait, et se sachant armé d’une force qui ne devait jamais faillir, il ne voulait plus de femmes; en les trouvant par avance soumises à ses caprices les plus désordonnés, il se sentait une horrible soif d’amour, et les désirait plus aimantes qu’elles ne pouvaient l’être. Mais la seule chose que lui refusait le monde, c’était la foi, la prière, ces deux onctueuses et consolantes amours. On lui obéissait. Ce fut un horrible état. Les torrents de douleurs, de plaisirs et de pensées qui secouaient son corps et son âme eussent emporté la créature humaine la plus forte; mais il y avait en lui une puissance de vie proportionnée à la vigueur des sensations qui l’assaillaient. Il sentit en dedans de lui quelque chose d’immense que la terre ne satisfaisait plus. Il passait la journée à étendre ses ailes, à vouloir traverser les sphères lumineuses dont il avait une intuition nette et désespérante. Il se dessécha intérieurement, car il eut soif et faim de choses qui ne se buvaient ni ne se mangeaient, mais qui l’attiraient irrésistiblement. Ses lèvres devinrent ardentes de désir, comme l’étaient celles de Melmoth, et il haletait après l’INCONNU, car il connaissait tout. En voyant le principe et le mécanisme du monde, il n’en admirait plus les résultats, et manifesta bientôt ce dédain profond qui rend l’homme supérieur semblable à un sphinx qui sait tout, voit tout, et garde une silencieuse immobilité. Il ne se sentait pas la moindre velléité de communiquer sa science aux autres hommes. Riche de toute la terre, et pouvant la franchir d’un bond, la richesse et le pouvoir ne signifièrent plus rien pour lui. Il éprouvait cette horrible mélancolie de la suprême puissance à laquelle Satan et Dieu ne remédient que par une activité dont le secret n’appartient qu’à eux. Castanier n’avait pas, comme son maître, l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire; il se sentait démon, mais démon à venir, tandis que Satan est démon pour l’éternité; rien ne le peut racheter, il le sait, et alors il se plaît à remuer avec sa triple fourche les mondes comme un fumier, en y tracassant les desseins de Dieu. Pour son malheur, Castanier conservait une espérance. Ainsi tout à coup, en un moment, il put aller d’un pôle à l’autre, comme un oiseau vole désespérément entre les deux côtés de sa cage; mais, après avoir fait ce bond, comme l’oiseau, il vit des espaces immenses. Il eut de l’infini une vision qui ne lui permit plus de considérer les choses humaines comme les autres hommes les considèrent. Les insensés qui souhaitent la puissance des démons, la jugent avec leurs idées d’hommes, sans prévoir qu’ils endosseront les idées du démon en prenant son pouvoir, qu’ils resteront hommes et au milieu d’êtres qui ne peuvent plus les comprendre. Le Néron inédit qui rêve de faire brûler Paris pour sa distraction, comme on donne au théâtre le spectacle fictif d’un incendie, ne se doute pas que Paris deviendra pour lui ce qu’est pour un voyageur pressé la fourmilière qui borde un chemin. Les sciences furent pour Castanier ce qu’est un logogriphe pour celui qui en sait le mot. Les rois, les gouvernements lui faisaient pitié. Sa grande débauche fut donc, en quelque sorte un déplorable adieu à sa condition d’homme. Il se sentit à l’étroit sur la terre, car son infernale puissance le faisait assister au spectacle de la création dont il entrevoyait les causes et la fin. En se voyant exclus de ce que les hommes ont nommé le ciel dans tous leurs langages, il ne pouvait plus penser qu’au ciel. Il comprit alors le dessèchement intérieur exprimé sur la face de son prédécesseur, il mesura l’étendue de ce regard allumé par un espoir toujours trahi, il éprouva la soif qui brûlait cette lèvre rouge, et les angoisses d’un combat perpétuel entre deux natures agrandies. Il pouvait être encore un ange, il se trouvait un démon. Il ressemblait à la suave créature emprisonnée par le mauvais vouloir d’un enchanteur dans un corps difforme, et qui, prise sous la cloche d’un pacte, avait besoin de la volonté d’autrui pour briser une détestable enveloppe détestée. De même que l’homme vraiment grand n’en a que plus d’ardeur à chercher l’infini du sentiment dans un cœur de femme, après une déception; de même Castanier se trouva tout à coup sous le poids d’une seule idée, idée qui peut-être était la clef des mondes supérieurs. Par cela seul qu’il avait renoncé à son éternité bienheureuse, il ne pensait plus qu’à l’avenir de ceux qui prient et qui croient. Quand, au sortir de la débauche où il prit possession de son pouvoir, il sentit l’étreinte de ce sentiment, il connut les douleurs que les poètes sacrés, les apôtres et les grands oracles de la foi nous ont dépeintes en des termes si gigantesques. Harponné par l’épée flamboyante de laquelle il sentait la pointe dans ses reins, il courut chez Melmoth, afin de voir ce qu’il advenait de son prédécesseur. L’Anglais demeurait rue Férou, près Saint-Sulpice, dans un hôtel sombre, noir, humide et froid. Cette rue, ouverte au nord, comme toutes celles qui tombent perpendiculairement sur la rive gauche de la Seine, est une des rues les plus tristes de Paris, et son caractère réagit sur les maisons qui la bordent. Quand Castanier fut sur le seuil de la porte, il la vit tendue de noir, la voûte était également drapée. Sous cette voûte, éclataient les lumières d’une chapelle ardente. On y avait élevé un cénotaphe temporaire, de chaque côté duquel se tenait un prêtre.
—Il ne faut pas demander à monsieur pourquoi il vient, dit à Castanier une vieille portière, vous ressemblez trop à ce pauvre cher défunt. Si donc vous êtes son frère, vous arrivez trop tard pour lui dire adieu. Ce brave gentilhomme est mort avant-hier dans la nuit.
—Comment est-il mort? demanda Castanier à l’un des prêtres.
—Soyez heureux, lui répondit un vieux prêtre en soulevant un côté des draps noirs qui formaient la chapelle.
Castanier vit une de ces figures que la foi rend sublimes et par les pores de laquelle l’âme semble sortir pour rayonner sur les autres hommes et les échauffer par les sentiments d’une charité persistante. Cet homme était le confesseur de sir John Melmoth.
—Monsieur votre frère, dit le prêtre en continuant, a fait une fin digne d’envie, et qui a dû réjouir les anges. Vous savez quelle joie répand dans les cieux la conversion d’une âme pécheresse. Les pleurs de son repentir excités par la grâce ont coulé sans tarir, la mort seule a pu les arrêter. L’Esprit saint était en lui. Ses paroles ardentes et vives ont été dignes du Roi prophète. Si jamais, dans le cours de ma vie, je n’ai entendu de confession plus horrible que celle de ce gentilhomme irlandais, jamais aussi n’ai-je entendu de prières plus enflammées. Quelque grandes qu’aient été ses fautes, son repentir en a comblé l’abîme en un moment. La main de Dieu s’est visiblement étendue sur lui, car il ne ressemblait plus à lui-même, tant il est devenu saintement beau. Ses yeux si rigides se sont adoucis dans les pleurs. Sa voix si vibrante, et qui effrayait, a pris la grâce et la mollesse qui distinguent les paroles des gens humiliés. Il édifiait tellement les auditeurs par ses discours, que les personnes attirées par le spectacle de cette mort chrétienne, se mettaient à genoux en écoutant glorifier Dieu, parler de ses grandeurs infinies, et raconter les choses du ciel. S’il ne laisse rien à sa famille, il lui a certes acquis le plus grand bien que les familles puissent posséder, une âme sainte qui veillera sur vous tous, et vous conduira dans la bonne voie.
Ces paroles produisirent un effet si violent sur Castanier qu’il sortit brusquement et marcha vers l’église de Saint-Sulpice en obéissant à une sorte de fatalité, le repentir de Melmoth l’avait abasourdi. Vers cette époque, un homme célèbre par son éloquence faisait, le matin, à certains jours, des conférences qui avaient pour but de démontrer les vérités de la religion catholique à la jeunesse de ce siècle proclamée par une autre voix non moins éloquente, indifférente en matière de foi. La conférence devait faire place à l’enterrement de l’Irlandais. Castanier arriva précisément au moment où le prédicateur allait résumer avec cette onction gracieuse, avec cette pénétrante parole qui l’ont illustré, les preuves de notre heureux avenir. L’ancien dragon, sous la peau duquel s’était glissé le démon, se trouvait dans les conditions voulues pour recevoir fructueusement la semence des paroles divines commentées par le prêtre. En effet, s’il est un phénomène constaté, n’est-ce pas le phénomène moral que le peuple a nommé la foi du charbonnier? La force de la croyance se trouve en raison directe du plus ou moins d’usage que l’homme a fait de sa raison. Les gens simples et les soldats sont de ce nombre. Ceux qui ont marché dans la vie sous la bannière de l’instinct, sont beaucoup plus propres à recevoir la lumière que ceux dont l’esprit et le cœur se sont lassés dans les subtilités du monde. Depuis l’âge de seize ans, jusqu’à près de quarante ans, Castanier, homme du midi, avait suivi le drapeau français. Simple cavalier, obligé de se battre le jour, la veille et le lendemain, il devait penser à son cheval avant de songer à lui-même. Pendant son apprentissage militaire, il avait donc eu peu d’heures pour réfléchir à l’avenir de l’homme. Officier, il s’était occupé de ses soldats, et il avait été entraîné de champ de bataille en champ de bataille, sans avoir jamais songé au lendemain de la mort. La vie militaire exige peu d’idées. Les gens incapables de s’élever à ces hautes combinaisons qui embrassent les intérêts de nation à nation, les plans de la politique aussi bien que les plans de campagne, la science du tacticien et celle de l’administrateur, ceux-là vivent dans un état d’ignorance comparable à celle du paysan le plus grossier de la province la moins avancée de France. Ils vont en avant, obéissent passivement à l’âme qui les commande, et tuent les hommes devant eux, comme le bûcheron abat des arbres dans une forêt. Ils passent continuellement d’un état violent qui exige le déploiement des forces physiques à un état de repos, pendant lequel ils réparent leurs pertes. Ils frappent et boivent, ils frappent et mangent, ils frappent et dorment, pour mieux frapper encore. A ce train de tourbillon, les qualités de l’esprit s’exercent peu. Le moral demeure dans sa simplicité naturelle. Quand ces hommes, si énergiques sur le champ de bataille, reviennent au milieu de la civilisation, la plupart de ceux qui sont demeurés dans les grades inférieurs, se montrent sans idées acquises, sans facultés, sans portée. Aussi la jeune génération s’est-elle étonnée de voir ces membres de nos glorieuses et terribles armées, aussi nuls d’intelligence que peut l’être un commis, et simples comme des enfants. A peine un capitaine de la foudroyante garde impériale est-il propre à faire les quittances d’un journal. Quand les vieux soldats sont ainsi, leur âme vierge de raisonnement obéit aux grandes impulsions. Le crime commis par Castanier était un de ces faits qui soulèvent tant de questions que, pour le discuter, le moraliste aurait demandé la division pour employer une expression du langage parlementaire. Ce crime avait été conseillé par la passion, par une de ces sorcelleries féminines si cruellement irrésistibles que nul homme ne peut dire:«Je ne ferai jamais cela,» dès qu’une sirène est admise dans la lutte et y déploiera ses hallucinations. La parole de vie tomba donc sur une conscience neuve aux vérités religieuses que la Révolution française et la vie militaire avaient fait négliger à Castanier. Ce mot terrible: Vous serez heureux ou malheureux pendant l’éternité! le frappa d’autant plus violemment qu’il avait fatigué la terre, qu’il l’avait secouée comme un arbre sans fruit, et que, dans l’omnipotence de ses désirs, il suffisait qu’un point de la terre ou du ciel lui fût interdit, pour qu’il s’en occupât. S’il était permis de comparer de si grandes choses aux niaiseries sociales, il ressemblait à ces banquiers riches de plusieurs millions à qui rien ne résiste dans la société; mais qui n’étant pas admis aux cercles de la noblesse, ont pour idée fixe de s’y agréger, et ne comptent pour rien tous les priviléges sociaux acquis par eux, du moment où il leur en manque un. Cet homme plus puissant que ne l’étaient les rois de la terre réunis, cet homme qui pouvait, comme Satan, lutter avec Dieu lui-même, apparut appuyé contre un des piliers de l’église Saint-Sulpice, courbé sous le poids d’un sentiment, et s’absorba dans une idée d’avenir, comme Melmoth s’y était abîmé lui-même.
—Il est bien heureux, lui! s’écria Castanier, il est mort avec la certitude d’aller au ciel.
En un moment, il s’était opéré le plus grand changement dans les idées du caissier. Après avoir été le démon pendant quelques jours, il n’était plus qu’un homme, image de la chute primitive consacrée dans toutes les cosmogonies. Mais, en redevenant petit par la forme, il avait acquis une cause de grandeur, il s’était trempé dans l’infini. La puissance infernale lui avait révélé la puissance divine. Il avait plus soif du ciel qu’il n’avait eu faim des voluptés terrestres si promptement épuisées. Les jouissances que promet le démon ne sont que celles de la terre agrandies, tandis que les voluptés célestes sont sans bornes. Cet homme crut en Dieu. La parole qui lui livrait les trésors du monde ne fut plus rien pour lui, et ces trésors lui semblèrent aussi méprisables que le sont les cailloux aux yeux de ceux qui aiment les diamants; car il les voyait comme de la verroterie, en comparaison des beautés éternelles de l’autre vie. Pour lui, le bien provenant de cette source était maudit. Il resta plongé dans un abîme de ténèbres et de pensées lugubres en écoutant le service fait pour Melmoth. Le Dies iræ l’épouvanta. Il comprit, dans toute sa grandeur, ce cri de l’âme repentante qui tressaille devant la majesté divine. Il fut tout à coup dévoré par l’Esprit saint, comme le feu dévore la paille. Des larmes coulèrent de ses yeux.
—Vous êtes un parent du mort? lui dit le bedeau.
—Son héritier, répondit Castanier.
—Pour les frais du culte, lui cria le suisse.
—Non, dit le caissier qui ne voulut pas donner à l’église l’argent du démon.
—Pour les pauvres.
—Non.
—Pour les réparations de l’église.
—Non.
—Pour la chapelle de la Vierge.
—Non.
—Pour le séminaire.
—Non.
Castanier se retira, pour ne pas être en butte aux regards irrités de plusieurs gens de l’église.—Pourquoi, se dit-il en contemplant Saint-Sulpice, pourquoi les hommes auraient-ils bâti ces cathédrales gigantesques que j’ai vues en tout pays? Ce sentiment partagé par les masses, dans tous les temps, s’appuie nécessairement sur quelque chose.
—Tu appelles Dieu quelque chose? lui disait sa conscience, Dieu! Dieu! Dieu!
Ce mot répété par une voix intérieure l’écrasait, mais ses sensations de terreur furent adoucies par les lointains accords de la musique délicieuse qu’il avait entendue déjà vaguement. Il attribua cette harmonie aux chants de l’église, il en mesurait le portail. Mais il s’aperçut, en prêtant attentivement l’oreille, que les sons arrivaient à lui de tous côtés; il regarda dans la place, et n’y vit point de musiciens. Si cette mélodie apportait dans l’âme les poésies bleues et les lointaines lumières de l’espérance, elle donnait aussi plus d’activité aux remords dont était travaillé le damné qui s’en alla dans Paris, comme vont les gens accablés de douleurs. Il regardait tout sans rien voir, il marchait au hasard à la manière des flâneurs; il s’arrêtait sans motif, se parlait à lui-même, et ne se fût pas dérangé pour éviter le coup d’une planche ou la roue d’une voiture. Le repentir le livrait insensiblement à cette grâce qui broie tout à la fois doucement et terriblement le cœur. Il eut bientôt dans la physionomie, comme Melmoth, quelque chose de grand, mais de distrait; une froide expression de tristesse, semblable à celle de l’homme au désespoir, et l’avidité haletante que donne l’espérance; puis, par-dessus tout, il fut en proie au dégoût de tous les biens de ce bas monde. Son regard effrayant de clarté cachait les plus humbles prières. Il souffrait en raison de sa puissance. Son âme violemment agitée faisait plier son corps, comme un vent impétueux ploie de hauts sapins. Comme son prédécesseur, il ne pouvait pas se refuser à vivre, car il ne voulait pas mourir sous le joug de l’enfer. Son supplice lui devint insupportable. Enfin, un matin, il songea que Melmoth le bienheureux lui avait proposé de prendre sa place, et qu’il avait accepté; que, sans doute, d’autres hommes pourraient l’imiter; et que, dans une époque dont la fatale indifférence en matière de religion était proclamée par les héritiers de l’éloquence des Pères de l’Église, il devait rencontrer facilement un homme qui se soumît aux clauses de ce contrat pour en exercer les avantages.
—Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on soupèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où les gouvernements sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même emprunte et donne en garantie ses revenus d’âmes, car le pape y a son compte courant. Si je puis trouver une âme à négocier, n’est-ce pas là.
Castanier alla joyeux à la Bourse, en pensant qu’il pourrait trafiquer d’une âme comme on y commerce des fonds publics. Un homme ordinaire aurait eu peur qu’on ne s’y moquât de lui; mais Castanier savait par expérience que tout est sérieux pour l’homme au désespoir. Semblable au condamné à mort qui écouterait un fou s’il venait lui dire qu’en prononçant d’absurdes paroles il pourrait s’envoler à travers la serrure de sa porte, celui qui souffre est crédule et n’abandonne une idée que quand elle a failli, comme la branche qui a cassé sous la main du nageur entraîné. Vers quatre heures Castanier parut dans les groupes qui se formaient après la fermeture du cours des effets publics, et où se faisaient alors les négociations des effets particuliers et des affaires purement commerciales. Il était connu de quelques négociants, et pouvait, en feignant de chercher quelqu’un, écouter les bruits qui couraient sur les gens embarrassés.
—Plus souvent, mon petit, que je te négocierai du Claparon et compagnie! Ils ont laissé remporter par le garçon de la Banque les effets de leur paiement ce matin, dit un gros banquier, dans son langage sans façon. Si tu en as, garde-le.
Ce Claparon était dans la cour, en grande conférence avec un homme connu pour faire des escomptes usuraires. Aussitôt Castanier se dirigea vers l’endroit où se trouvait Claparon, négociant connu pour hasarder de grands coups qui pouvaient aussi bien le ruiner que l’enrichir.
Quand Claparon fut abordé par Castanier, le marchand d’argent venait de le quitter, et le spéculateur avait laissé échapper un geste de désespoir.
—Eh! bien, Claparon, nous avons cent mille francs à payer à la Banque, et voilà quatre heures: cela se sait, et nous n’avons plus le temps d’arranger notre petite faillite, lui dit Castanier.
—Monsieur!
—Parlez plus bas, répondit le caissier; si je vous proposais une affaire où vous pourriez ramasser autant d’or que vous en voudriez...
—Elle ne paierait pas mes dettes, car je ne connais pas d’affaire qui ne veuille un temps de cuisson.
—Je connais une affaire qui vous les ferait payer en un moment, reprit Castanier, mais qui vous obligerait à...
—A quoi?
—A vendre votre part du paradis. N’est-ce pas une affaire comme une autre? Nous sommes tous actionnaires dans la grande entreprise de l’éternité.
—Savez-vous que je suis homme à vous souffleter?... dit Claparon irrité, il n’est pas permis de faire de sottes plaisanteries à un homme dans le malheur.
—Je parle sérieusement, répondit Castanier en prenant dans sa poche un paquet de billets de banque.
—D’abord, dit Claparon, je ne vendrais pas mon âme au diable pour une misère. J’ai besoin de cinq cent mille francs pour aller...
—Qui vous parle de lésiner? reprit brusquement Castanier. Vous auriez plus d’or que ne peuvent contenir les caves de la Banque.
Il tendit une masse de billets qui décida le spéculateur.
—Fait! dit Claparon. Mais comment s’y prendre?
—Venez là-bas, à l’endroit où il n’y a personne, répondit Castanier en montrant un coin de la cour.
Claparon et son tentateur échangèrent quelques paroles, chacun le visage tourné contre le mur. Aucune des personnes qui les avaient remarqués ne devina l’objet de cet a parte, quoiqu’elles fussent assez vivement intriguées par la bizarrerie des gestes que firent les deux parties contractantes. Quand Castanier revint, une clameur d’étonnement échappa aux boursiers. Comme dans les assemblées françaises où le moindre événement distrait aussitôt, tous les visages se tournèrent vers les deux hommes qui excitaient cette rumeur, et l’on ne vit pas sans une sorte d’effroi le changement opéré chez eux. A la Bourse, chacun se promène en causant, et tous ceux qui composent la foule se sont bientôt reconnus et observés, car la Bourse est comme une grande table de bouillotte où les habiles savent deviner le jeu d’un homme et l’état de sa caisse d’après sa physionomie. Chacun avait donc remarqué la figure de Claparon et celle de Castanier. Celui-ci, comme l’Irlandais, était nerveux et puissant, ses yeux brillaient, sa carnation avait de la vigueur. Chacun s’était émerveillé de cette figure majestueusement terrible en se demandant où ce bon Castanier l’avait prise; mais Castanier, dépouillé de son pouvoir, apparaissait fané, ridé, vieilli, débile. Il était, en entraînant Claparon, comme un malade en proie à un accès de fièvre, ou comme un thériaki dans le moment d’exaltation que lui donne l’opium; mais en revenant, il était dans l’état d’abattement qui suit la fièvre, et pendant lequel les malades expirent, ou il était dans l’affreuse prostration que causent les jouissances excessives du narcotisme. L’esprit infernal qui lui avait fait supporter ses grandes débauches était disparu; le corps se trouvait seul, épuisé, sans secours, sans appui contre les assauts des remords et le poids d’un vrai repentir. Claparon, de qui chacun avait deviné les angoisses, reparaissait au contraire avec des yeux éclatants et portait sur son visage la fierté de Lucifer. La faillite avait passé d’un visage sur l’autre.
—Allez crever en paix, mon vieux, dit Claparon à Castanier.
—Par grâce, envoyez-moi chercher une voiture et un prêtre, le vicaire de Saint-Sulpice, lui répondit l’ancien dragon en s’asseyant sur une borne.
Ce mot: «Un prêtre!» fut entendu par plusieurs personnes, et fit naître un brouhaha goguenard que poussèrent les boursiers, tous gens qui réservent leur foi pour croire qu’un chiffon de papier, nommé une inscription, vaut un domaine. Le Grand-Livre est leur Bible.
—Aurai-je le temps de me repentir? se dit Castanier d’une voix lamentable qui frappa Claparon.
Un fiacre emporta le moribond. Le spéculateur alla promptement payer ses effets à la Banque. L’impression produite par le soudain changement de physionomie de ces deux hommes fut effacée dans la foule comme un sillon de vaisseau s’efface sur la mer. Une nouvelle de la plus haute importance excita l’attention du monde négociant. A cette heure où tous les intérêts sont en jeu, Moïse, en paraissant avec ses deux cornes lumineuses obtiendrait à peine les honneurs d’un calembour, et serait nié par les gens en train de faire des reports. Lorsque Claparon eut payé ses effets, la peur le prit. Il fut convaincu de son pouvoir, revint à la Bourse et offrit son marché aux gens embarrassés. L’inscription sur le grand-livre de l’enfer, et les droits attachés à la jouissance d’icelle, mot d’un notaire que se substitua Claparon, fut achetée sept cent mille francs. Le notaire revendit le traité du diable cinq cent mille francs à un entrepreneur en bâtiment, qui s’en débarrassa pour cent mille écus en le cédant à un marchand de fer; et celui-ci le rétrocéda pour deux cent mille francs à un charpentier. Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à ce singulier contrat, et les acquéreurs manquaient faute de foi.
A cinq heures et demie, le détenteur était un peintre en bâtiment qui restait accoté contre la porte de la Bourse provisoire, bâtie à cette époque rue Feydeau. Ce peintre en bâtiment, homme simple, ne savait pas ce qu’il avait en lui-même.—Il était tout chose, dit-il à sa femme quand il fut de retour au logis.
La rue Feydeau est, comme le savent les flâneurs, une de ces rues adorées des jeunes gens qui, faute d’une maîtresse, épousent tout le sexe. Au premier étage de la maison la plus bourgeoisement décente, demeurait une de ces délicieuses créatures que le ciel se plaît à combler des beautés les plus rares, et qui, ne pouvant être ni duchesses ni reines, parce qu’il y a beaucoup plus de jolies femmes que de titres et de trônes, se contentent d’un agent de change ou d’un banquier de qui elles font le bonheur à prix fixe. Cette bonne et belle fille, appelée Euphrasie, était l’objet de l’ambition d’un clerc de notaire démesurément ambitieux. En effet, le second clerc de maître Crottat, notaire, était amoureux de cette femme comme un jeune homme est amoureux à vingt-deux ans. Ce clerc aurait assassiné le pape et le sacré collége des cardinaux, afin de se procurer une misérable somme de cent louis, réclamée par Euphrasie pour un châle qui lui tournait la tête, et en échange duquel sa femme de chambre l’avait promise au clerc. L’amoureux allait et venait devant les fenêtres de madame Euphrasie, comme vont et viennent les ours blancs dans leur cage, au Jardin-des-Plantes. Il avait sa main droite passée sous son gilet, sur le sein gauche, et voulait se déchirer le cœur, mais il n’en était encore qu’à tordre les élastiques de ses bretelles.
—Que faire pour avoir dix mille francs? se disait-il, prendre la somme que je dois porter à l’enregistrement pour cet acte de vente. Mon Dieu! mon emprunt ruinera-t-il l’acquéreur, un homme sept fois millionnaire? Eh! bien, demain, j’irai me jeter à ses pieds, je lui dirai: «Monsieur, je vous ai pris dix mille francs, j’ai vingt-deux ans, et j’aime Euphrasie, voilà mon histoire. Mon père est riche, il vous remboursera, ne me perdez pas! N’avez-vous pas eu vingt-deux ans et une rage d’amour?» Mais ces fichus propriétaires, ça n’a pas d’âme! Il est capable de me dénoncer au procureur du roi, au lieu de s’attendrir. Sacredieu! si l’on pouvait vendre son âme au diable! Mais il n’y a ni Dieu ni diable, c’est des bêtises, ça ne se voit que dans les livres bleus ou chez les vieilles femmes. Que faire?
—Si vous voulez vendre votre âme au diable, lui dit le peintre en bâtiment devant qui le clerc avait laissé échapper quelques paroles, vous aurez dix mille francs.
—J’aurai donc Euphrasie, dit le clerc en topant au marché que lui proposa le diable sous la forme d’un peintre en bâtiment.
Le pacte consommé, l’enragé clerc alla chercher le châle, monta chez madame Euphrasie; et, comme il avait le diable au corps, il y resta douze jours sans en sortir en y dépensant tout son paradis, en ne songeant qu’à l’amour et à ses orgies au milieu desquelles se noyait le souvenir de l’enfer et de ses priviléges.
L’énorme puissance conquise par la découverte de l’Irlandais, fils du révérend Maturin, se perdit ainsi.
Il fut impossible à quelques orientalistes, à des mystiques, à des archéologues occupés de ces choses, de constater historiquement la manière d’évoquer le démon. Voici pourquoi.
Le treizième jour de ses noces enragées, le pauvre clerc gisait sur son grabat, chez son patron, dans un grenier de la rue Saint-Honoré. La Honte, cette stupide déesse qui n’ose se regarder, s’empara du jeune homme qui devint malade, il voulut se soigner lui-même, et se trompa de dose en prenant une drogue curative due au génie d’un homme bien connu sur les murs de Paris. Le clerc creva donc sous le poids du vif-argent, et son cadavre devint noir comme le dos d’une taupe. Un diable avait certainement passé par là, mais lequel? Était-ce Astaroth?
—Cet estimable jeune homme a été emporté dans la planète de Mercure, dit le premier clerc à un démonologue allemand qui vint prendre des renseignements sur cette affaire.
—Je le croirais volontiers, répondit l’Allemand.
—Ha!
—Oui, monsieur, reprit l’Allemand, cette opinion s’accorde avec les propres paroles de Jacob Bœhm, en sa quarante-huitième proposition sur la TRIPLE VIE DE L’HOMME, où il est dit que si Dieu a opéré toutes choses par le FIAT, le FIAT est la secrète matrice qui comprend et saisit la nature que forme l’esprit né de Mercure et de Dieu.
—Vous dites, monsieur?
L’Allemand répéta sa phrase.
—Nous ne connaissons pas, dirent les clercs.
—Fiat!... dit un clerc, fiat lux!
—Vous pouvez vous convaincre de la vérité de cette citation, reprit l’Allemand en lisant la phrase dans la page 75 du Traité de la TRIPLE VIE DE L’HOMME, imprimé en 1809, chez monsieur Migneret, et traduit par un philosophe, grand admirateur de l’illustre cordonnier.
—Ha, il était cordonnier, dit le premier clerc. Voyez-vous ça!
—En Prusse! reprit l’Allemand.
—Travaillait-il pour le roi? dit un béotien de second clerc.
—Il aurait dû mettre des béquets à ses phrases, dit le troisième clerc.
—Cet homme est pyramidal, s’écria le quatrième clerc en montrant l’Allemand.
Quoiqu’il fût un démonologue de première force, l’étranger ne savait pas quels mauvais diables sont les clercs; il s’en alla, ne comprenant rien à leurs plaisanteries, et convaincu que ces jeunes gens trouvaient Bœhm un génie pyramidal.
—Il y a de l’instruction en France, se dit-il.
Paris, 6 mai 1835.
IMP. S RAÇON
MADAME EUPHRASIE.
Cette bonne et belle fille était l’objet de l’ambition d’un clerc de notaire...
(MELMOTH RÉCONCILIÉ.)
LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.
A UN LORD.
1845.
I.
GILLETTE.
Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très-mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. Après avoir assez long-temps marché dans cette rue avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil de cette porte, et demanda si maître François Porbus était en son logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés, et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura pendant on moment sur le palier, incertain s’il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef-d’œuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir et la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la jeune passion d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements certains. A celui qui léger d’argent, qui adolescent de génie, n’a pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, je ne sais quelle touche de pinceau, un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Si quelques fanfarons bouffis d’eux-mêmes croient trop tôt à l’avenir, ils ne sont gens d’esprit que pour les sots. A ce compte, le jeune inconnu paraissait avoir un vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette timidité première, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis à la gloire savent perdre dans l’exercice de leur art, comme les jolies femmes perdent la leur dans le manége de la coquetterie. L’habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être.
Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l’admirable portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier. A la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de sa démarche, le jeune homme devina dans ce personnage ou le protecteur ou l’ami du peintre; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. Le vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, qui vint ouvrir:—Bonjour, maître.
IMP. S RAÇON
MAITRE FRENHOFER.
Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri.
(LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.)
Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autant moins de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ils voient et où se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l’art. Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l’atelier de maître Porbus. Concentrée sur une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce; mais quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d’un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, ou piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or aux grands plis cassés, jetés là comme modèles. Des écorchés de plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les consoles. D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond. Des boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier. L’attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un tableau qui, par ce temps de trouble et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette belle page représentait une Marie Égyptienne se disposant à payer le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut vendu par elle aux jours de sa misère.
—Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d’or au delà du prix que donne la reine; mais aller sur ses brisées?... du diable!
—Vous la trouvez bien?
—Heu! heu! fit le vieillard, bien?... oui et non. Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d’avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l’autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu!... Prrr! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue! Regarde ta sainte, Porbus? Au premier aspect, elle semble admirable; mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau; l’espace et la profondeur manquent; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent dans chaque détail: ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans les mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.
—Mais pourquoi, mon cher maître? dit respectueusement Porbus au vieillard tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte envie de le battre.
—Ah! voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition! Mais qu’est-il arrivé? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Dürer où tu l’avais coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques débordements de la palette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenir l’unité qui simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai que dans les milieux, tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant la poitrine de la sainte.—Puis, ici, reprit-il en indiquant le point où sur le tableau finissait l’épaule.—Mais là, fit-il en revenant au milieu de la gorge, tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir.
Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.
—Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié sur le nu cette gorge; mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature qui ne sont plus probables sur la toile...
—La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme! Hé! bien, essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets! les effets! mais ils sont les accidents de la vie, et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre! La véritable lutte est là! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect; vous autres! vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l’art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dans le passé de tout une vie, les sources de l’expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais où est le sang qui engendre le calme ou la passion et qui cause des effets particuliers. Ta sainte est une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde! Vos figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à côté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux! Ha! ha! vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême où vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture; mais vous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. O Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi!—A cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’Art.
—Mais cette sainte est sublime, bon homme! s’écria d’une voix forte le jeune homme en sortant d’une rêverie profonde. Ces deux figures, celle de la sainte et celle du batelier, ont une finesse d’intention ignorée des peintres italiens, je n’en sais pas un seul qui eût inventé l’indécision du batelier.
—Ce petit drôle est-il à vous? demanda Porbus au vieillard.
—Hélas! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d’instinct, et arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science.
—A l’œuvre! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier.
L’inconnu copia lestement la Marie au trait.
—Oh! oh! s’écria le vieillard. Votre nom?
Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.
—Voilà qui n’est pas mal pour un commençant, dit le singulier personnage qui discourait si follement. Je vois que l’on peut parler peinture devant toi. Je ne te blâme pas d’avoir admiré la sainte de Porbus. C’est un chef-d’œuvre pour tout le monde, et les initiés aux plus profonds arcanes de l’art peuvent seuls découvrir en quoi elle pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et capable de comprendre, je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait pour compléter cet œuvre. Sois tout œil et tout attention, une pareille occasion de t’instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus?
Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui tendait; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne les prit une poignée de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur, il grommelait entre ses dents:—Voici des tons bons à jeter par la fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d’une crudité et d’une fausseté révoltantes, comment peindre avec cela? Puis il trempait avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourait quelquefois la gamme entière plus rapidement qu’un organiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son clavier à l’O Filii de Pâques.
Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de la toile, plongés dans la plus véhémente contemplation.
—Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner, vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette atmosphère épaisse! Regarde comme cette draperie voltige à présent et comme on comprend que la brise la soulève! Auparavant elle avait l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton mélangé de brun-rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te l’enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. Je n’en ai pas eu, et je suis vieux! Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir.
Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau: ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front dépouillé; il allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si saccadés, que pour le jeune Poussin il semblait qu’il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme. L’éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient l’effet d’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait disant:—Paf, paf, paf! voilà comment cela se beurre, jeune homme! venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce ton glacial! Allons donc! Pon! pon! pon! disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie, en faisant disparaître par quelques plaques de couleur les différences de tempérament, et rétablissant l’unité de ton que voulait une ardente Égyptienne.
—Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte. Porbus en a donné cent, moi, je n’en donne qu’un. Personne ne nous sait gré de ce qui est dessous. Sache bien cela!
Enfin ce démon s’arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets d’admiration, il leur dit:—Cela ne vaut pas encore ma Belle-Noiseuse, cependant on pourrait mettre son nom au bas d’une pareille œuvre. Oui, je la signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans lequel il la regarda.—Maintenant, allons déjeuner, dit il. Venez tous deux à mon logis. J’ai du jambon fumé, du bon vin! Hé! hé! malgré le malheur des temps, nous causerons peinture! Nous sommes de force. Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité.
Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or, et les lui montrant:—J’achète ton dessin, dit-il.
—Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a dans son escarcelle la rançon de deux rois!
Tous trois, ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont Saint-Michel, et dont les ornements, le heurtoir, les encadrements de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Le peintre en espérance se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissants, et par un bonheur inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de bonhomie.
—Jeune homme, lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir.
C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent si longtemps. Cette figure offrait, en effet, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin commença dès ce moment à comprendre le véritable sens des confuses paroles dites par le vieillard. Celui-ci regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans enthousiasme, et semblait dire: «J’ai fait mieux!»
—Il y a de la vie, dit-il, mon pauvre maître s’y est surpassé; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. Puis il n’y a encore là qu’un homme! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre.
Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s’approcha de celui-ci comme pour lui demander le nom de leur hôte; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme, vivement intéressé, garda le silence, espérant que tôt ou tard quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talents étaient suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle.
Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait de femme, s’écria:—Quel beau Giorgion!
—Non! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers barbouillages!
—Tudieu! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le Poussin.
Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec cet éloge.
—Maître Frenhofer! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de votre bon vin du Rhin pour moi.
—Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un présent d’amitié.
—Ah! si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre Belle-Noiseuse, je pourrais faire quelque peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.
—Montrer mon œuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée. Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait! Quoique j’aie trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. Ah! pour arriver à ce résultat glorieux, j’ai étudié à fond les grands maîtres du coloris, j’ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux de Titien, ce roi de la lumière; j’ai, comme ce peintre souverain, ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâle souple et nourrie, car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit. Puis je suis revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés; car les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité ce défaut où beaucoup d’entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue! Comme une foule d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusement ébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela, les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas! Ne riez pas, jeune homme! Quelque singulier que vous paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets; mais il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein: c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps! Aussi, n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour. Cependant je ne suis pas encore content, j’ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait, et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s’attachant d’abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux portions les plus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce divin peintre de l’univers. Oh! nature, nature! qui jamais t’a surprise dans tes fuites! Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre!
Le vieillard fit une pause, puis il reprit:—Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille; mais que sont dix petites années quand il s’agit de lutter avec la nature? Nous ignorons le temps qu’employa le seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché!
Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes en jouant machinalement avec son couteau.
—Le voilà en conversation avec son esprit, dit Porbus à voix basse.
A ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses dans l’âme. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on ne peut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au cœur de l’exilé. Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour les plus belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si longtemps secrète, œuvre de patience, œuvre de génie sans doute, s’il fallait en croire la tête de Vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, même près de l’Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d’un des princes de l’art; tout en ce vieillard allait au delà des bornes de la nature humaine. Ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui trop souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux, il n’y a rien; tandis que folâtre en ces fantaisies, cette fille au ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art. Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre! Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l’Art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries.
—Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques beautés éparses? Oh! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j’irais le chercher dans tes limbes, beauté céleste! Comme Orphée, je descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie.
—Nous pouvons partir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus!
—Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.
—Oh! le vieux reître a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop bien gardés pour que nous puissions y arriver. Je n’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère.
—Il y a donc un mystère?
—Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions de Mabuse; en échange, Mabuse lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, mais dont il possédait si bien le faire, qu’un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel il devait s’habiller à l’entrée de Charles-Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier peint en damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabuse surprit l’empereur, qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie. Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne; mais, à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques; ce qui est au delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui n’est pas une couleur, on peut faire une figure; ce qui prouve que notre art est, comme la nature, composé d’une infinité d’éléments: le dessin donne un squelette, la couleur est la vie, mais la vie sans le squelette est une chose plus incomplète que le squelette sans la vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer, ne l’imitez pas! Travaillez! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.
—Nous y pénétrerons, s’écria le Poussin n’écoutant plus Porbus et ne doutant plus de rien.
Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en l’invitant à venir le voir.
Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe, et dépassa sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Près de l’unique et sombre fenêtre de cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la porte, se dressa soudain par un mouvement d’amour; elle avait reconnu le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet.
—Qu’as-tu? lui dit-elle.
—J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre! J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi-même! Je puis être un grand homme! Va, Gillette, nous serons riches, heureux! Il y a de l’or dans ces pinceaux.
Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de simples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant. Amené à Paris par un gentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et généreuses qui viennent souffrir près d’un grand homme, en épousent les misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices; forte pour la misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides à porter le luxe, à faire parader leur insensibilité. Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du ciel. Le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art.
—Écoute, Gillette, viens.
L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d’une belle âme.
—O Dieu! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire...
—Un secret? reprit-elle, je veux le savoir.
Le Poussin resta rêveur.
—Parle donc.
—Gillette! pauvre cœur aimé!
—Oh! tu veux quelque chose de moi?
—Oui.
—Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autre jour, reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant tu me regardes.
—Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme?
—Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.
—Eh! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre?
—Tu veux m’éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n’irais pas.
Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son âme.
—Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi: mais je ne t’ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à mon amour.
—Y renoncer? s’écria Poussin.
—Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus. Et, moi-même, je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices, n’est-ce pas chose naturelle et simple? Malgré moi, je suis heureuse, et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre! fi donc.
—Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tous ses secrets!
Elle l’admirait, heureuse, charmée! Elle régnait, elle sentait instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses pieds comme un grain d’encens.
—Ce n’est pourtant qu’un vieillard, reprit Poussin. Il ne pourra voir que la femme en toi. Tu est si parfaite!
—Il faut bien aimer, s’écria-t-elle prête à sacrifier ses scrupules d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu’il lui faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre. Ah! me perdre pour toi. Oui, cela est bien beau! mais tu m’oublieras. Oh! quelle mauvaise pensée as-tu donc eue là!
—Je l’ai eue et je t’aime, dit-il avec une sorte de contrition, mais je suis donc un infâme.
—Consultons le père Hardouin? dit-elle.
—Oh, non! que ce soit un secret entre nous deux.
—Eh! bien, j’irai; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte, armé de ta dague; si je crie, entre et tue le peintre.
Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.
—Il ne m’aime plus! pensa Gillette quand elle se trouva seule.
Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elle s’efforça de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans son cœur. Elle croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnant moins estimable qu’auparavant.
II.
CATHERINE LESCAULT.
Trois mois après la rencontre du Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer. Le vieillard était alors en proie à l’un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres; et, suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale. Le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau. Il était languissamment assis dans une vaste chaire de chêne sculpté, garnie de cuir noir; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard d’un homme qui s’était établi dans son ennui.
—Eh! bien, maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous êtes allé chercher à Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n’avez pas su broyer notre nouveau blanc, votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux rétifs?
—Hélas! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie; mais je me suis, certes, trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes. Je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures. Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même. Parfois, j’ai quasi peur qu’un souffle ne me réveille cette femme et qu’elle ne disparaisse.
Puis il se leva tout à coup, comme pour partir.
—Oh! oh! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous éviter la dépense et les fatigues du voyage.
—Comment, demanda Frenhofer étonné.
—Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s’il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.
Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.
—Comment! s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse? déchirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon bonheur? Mais ce serait une horrible prostitution! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné? elle a une âme, l’âme dont je l’ai douée. Elle rougirait si d’autres yeux que les miens s’arrêtaient sur elle. La faire voir! mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n’y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se livrent nues qu’à leurs amants! Possédons-nous le modèle de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante? Non! nous n’en voyons que les Formes. Eh! bien, l’œuvre que je tiens là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n’est pas une toile, c’est une femme! une femme avec laquelle je pleure, je ris, je cause et pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un bonheur de dix années comme on jette un manteau. Que tout à coup je cesse d’être père, amant et Dieu. Cette femme n’est pas une créature, c’est une création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses pas dans la poussière; mais en faire mon rival? honte à moi! Ha! ha! je suis plus amant encore que je ne suis peintre. Oui, j’aurai la force de brûler ma Belle-Noiseuse à mon dernier soupir; mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un jeune homme, d’un peintre? non, non! Je tuerais le lendemain celui qui l’aurait souillée d’un regard! Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards et aux stupides critiques des imbéciles? Ah! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à son ami:—Voilà celle que j’aime!
Le vieillard semblait être redevenu jeune; ses yeux avaient de l’éclat et de la vie: ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et ses mains tremblaient. Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond. Frenhofer était-il raisonnable ou fou? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre?
En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard:—Mais n’est-ce pas femme pour femme? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards?
—Quelle maîtresse? répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La mienne me sera toujours fidèle!
—Eh! bien, reprit Porbus, n’en parlons plus. Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle dont je parle, vous mouriez peut-être sans avoir achevé votre tableau.
—Oh! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près d’elle un trépied d’or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre le gland des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine Lescault, une belle courtisane appelée la Belle Noiseuse, rendre le mouvement de sa respiration. Cependant je voudrais bien être certain...
—Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d’hésitation dans le regard de Frenhofer.
Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.
En ce moment, Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment.
—Mais que viens-je donc faire ici? demanda-t-elle à son amant d’un son de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.
—Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux, peut-être, que si tu...
—Suis-je à moi quand tu me parles ainsi? Oh! non, je ne suis plus qu’une enfant.—Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt, et si je mets dans mon cœur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs? Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours comme un souvenir dans ta palette.
En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient alors pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant le vieillard:—Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre du monde?
Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l’attitude naïve et simple d’une jeune Géorgienne innocente et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l’abandonner, et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur. En ce moment, Poussin, au désespoir d’avoir sorti ce beau trésor de ce grenier, se maudit lui-même. Il devint plus amant qu’artiste, et mille scrupules lui tournèrent le cœur quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes. Il revint alors à la féroce jalousie du véritable amour.
—Gillette, partons! s’écria-t-il.
A cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit, et courut dans ses bras.
—Ah! tu m’aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.
Après avoir eu l’énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force pour cacher son bonheur.
—Oh! laissez-la moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous la comparerez à ma Catherine. Oui, j’y consens.
Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance du triomphe que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d’une vraie jeune fille.
—Ne le laissez pas se dédire, s’écria Porbus en frappant sur l’épaule du Poussin. Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels.
—Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme? Elle leva la tête avec fierté; mais quand, après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu’il avait pris naguère pour un Giorgion:—Ah! dit-elle, montons! Il ne m’a jamais regardée ainsi.
—Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée, je la plongerai dans ton cœur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta maison, et personne n’en sortira. Comprends-tu?
Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude et surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture et à son glorieux avenir. Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se regardant l’un l’autre en silence. Si, d’abord, le peintre de la Marie Égyptienne se permit quelques exclamations:—Ah! elle se déshabille, il lui dit de se mettre au jour! Il la compare! Bientôt il se tut à l’aspect du Poussin dont le visage était profondément triste; et, quoique les vieux peintres n’aient plus de ces scrupules si petits en présence de l’art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque collée à la porte. Tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.
—Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une rivale à Catherine Lescault, la belle courtisane.
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d’un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s’arrêtèrent tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.
—Oh! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c’est une toile que j’ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d’eux.
A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.
—Eh! bien, le voilà! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d’amour.—Ah! ah! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne. Où est l’art? perdu, disparu! Voilà les formes mêmes d’une jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps? N’est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons dans l’eau? Admirez comme les contours se détachent du fond? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas?... Mais elle a respiré, je crois!.... Ce sein, voyez? Ah! qui ne voudrait l’adorer à genoux? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.
—Apercevez-vous quelque chose? demanda Poussin à Porbus.
—Non. Et vous?
—Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant tour à tour.
—Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux.
Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.
—Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.
—Nous nous trompons, voyez?... reprit Porbus.
En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme; mais un pied délicieux, un pied vivant! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied apparaissait là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.
—Il y a une femme là-dessous, s’écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les diverses superpositions de couleurs dont le vieux peintre avait successivement chargé toutes les parties de cette figure en voulant la perfectionner.
Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer, mais vaguement, l’extase dans laquelle il vivait.
—Il est de bonne foi, dit Porbus.
—Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant long-temps avec son œuvre pour produire une création semblable. Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur sa joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh! bien, croyez-vous qu’elle ne m’ait pas coûté des peines inouïes à reproduire? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés; et comme par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez? là il est, je crois, très-remarquable.
Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.
Porbus frappa sur l’épaule du vieillard en se tournant vers Poussin:—Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre? dit-il.
—Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.
—Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.
—Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.
—Combien de jouissance sur ce morceau de toile! s’écria Porbus.
Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.
—Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin.
—Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintres et son prétendu tableau.
—Qu’avez-vous fait! répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit:—Tu ne vois rien, manant! maheustre! bélître! bardache! Pourquoi donc es-tu monté ici?—Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi? répondez? je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau?
Porbus, indécis, n’osa rien dire; mais l’anxiété peinte sur la physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la toile en disant:—Voyez!
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.
—Rien, rien! Et avoir travaillé dix ans!
Il s’assit et pleura.
—Je suis donc un imbécile, un fou! je n’ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis plus qu’un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher! Je n’aurai donc rien produit.
Il contempla sa taille à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.
—Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler! Moi, je la vois! cria-t-il, est-elle merveilleusement belle.
En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.
—Qu’as-tu, mon ange? lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.
—Tue-moi! dit-elle. Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise. Je t’admire, et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que je te hais déjà.
Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d’adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis:—Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles.
Paris, février 1832.
LA RECHERCHE DE L’ABSOLU.
A MADAME JOSÉPHINE DELANNOY, NÉE DOUMERC.