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La Comédie humaine - Volume 15. Études philosophiques

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Cette femme semblait ensevelie dans une méditation profonde.

ADIEU (p. 298).

—Ton nom? lui dit Philippe en la contemplant fixement comme s’il eût voulu l’ensorceler.

—Geneviève, dit-elle en riant d’un rire bête.

—Jusqu’à présent la vache est la créature la plus intelligente que nous ayons vue, s’écria le magistrat. Je vais tirer un coup de fusil pour faire venir du monde.

Au moment où d’Albon saisissait son arme, le colonel l’arrêta par un geste, et lui montra du doigt l’inconnue qui avait si vivement piqué leur curiosité. Cette femme semblait ensevelie dans une méditation profonde, et venait à pas lents par une allée assez éloignée, en sorte que les deux amis eurent le temps de l’examiner. Elle était vêtue d’une robe de satin noir tout usée. Ses longs cheveux tombaient en boucles nombreuses sur son front, autour de ses épaules, descendaient jusqu’en bas de sa taille, et lui servaient de châle. Accoutumée sans doute à ce désordre, elle ne chassait que rarement sa chevelure de chaque côté de ses tempes; mais alors, elle agitait la tête par un mouvement brusque, et ne s’y prenait pas à deux fois pour dégager son front ou ses yeux de ce voile épais. Son geste avait d’ailleurs, comme celui d’un animal, cette admirable sécurité de mécanisme dont la prestesse pouvait paraître un prodige dans une femme. Les deux chasseurs étonnés la virent sauter sur une branche de pommier et s’y attacher avec la légèreté d’un oiseau. Elle y saisit des fruits, les mangea, puis se laissa tomber à terre avec la gracieuse mollesse qu’on admire chez les écureuils. Ses membres possédaient une élasticité qui ôtait à ses moindres mouvements jusqu’à l’apparence de la gêne ou de l’effort. Elle joua sur le gazon, s’y roula comme aurait pu le faire un enfant; puis, tout à coup, elle jeta ses pieds et ses mains en avant, et resta étendue sur l’herbe avec l’abandon, la grâce, le naturel d’une jeune chatte endormie au soleil. Le tonnerre ayant grondé dans le lointain, elle se retourna subitement, et se mit à quatre pattes avec la miraculeuse adresse d’un chien qui entend venir un étranger. Par l’effet de cette bizarre attitude, sa noire chevelure se sépara tout à coup en deux larges bandeaux qui retombèrent de chaque côté de sa tête, et permit aux deux spectateurs de cette scène singulière d’admirer des épaules dont la peau blanche brilla comme les marguerites de la prairie, un cou dont la perfection faisait juger celle de toutes les proportions du corps.

Elle laissa échapper un cri douloureux, et se leva tout à fait sur ses pieds. Ses mouvements se succédaient si gracieusement, s’exécutaient si lestement, qu’elle semblait être, non pas une créature humaine, mais une de ces filles de l’air célébrées par les poésies d’Ossian. Elle alla vers une nappe d’eau, secoua légèrement une de ses jambes pour la débarrasser de son soulier, et parut se plaire à tremper son pied blanc comme l’albâtre dans la source en y admirant sans doute les ondulations qu’elle y produisait, et qui ressemblaient à des pierreries. Puis elle s’agenouilla sur le bord du bassin, s’amusa, comme un enfant, à y plonger ses longues tresses et à les en tirer brusquement pour voir tomber goutte à goutte l’eau dont elles étaient chargées, et qui, traversée par les rayons du jour, formaient comme des chapelets de perles.

—Cette femme est folle, s’écria le conseiller.

Un cri rauque, poussé par Geneviève, retentit et parut s’adresser à l’inconnue, qui se redressa vivement en chassant ses cheveux de chaque côté de son visage. En ce moment, le colonel et d’Albon purent voir distinctement les traits de cette femme, qui, en apercevant les deux amis, accourut en quelques bonds à la grille avec la légèreté d’une biche.

Adieu! dit-elle d’une voix douce et harmonieuse, mais sans que cette mélodie, impatiemment attendue par les chasseurs, parût dévoiler le moindre sentiment ou la moindre idée.

Monsieur d’Albon admira les longs cils de ses yeux, ses sourcils noirs bien fournis, une peau d’une blancheur éblouissante et sans la plus légère nuance de rougeur. De petites veines bleues tranchaient seules sur son teint blanc. Quand le conseiller se tourna vers son ami pour lui faire part de l’étonnement que lui inspirait la vue de cette femme étrange, il le trouva étendu sur l’herbe et comme mort. Monsieur d’Albon déchargea son fusil en l’air pour appeler du monde, et cria: Au secours! en essayant de relever le colonel. Au bruit de la détonation, l’inconnue, qui était restée immobile, s’enfuit avec la rapidité d’une flèche, jeta des cris d’effroi comme un animal blessé, et tournoya sur la prairie en donnant les marques d’une terreur profonde. Monsieur d’Albon entendit le roulement d’une calèche sur la route de l’Ile-Adam, et implora l’assistance des promeneurs en agitant son mouchoir. Aussitôt, la voiture se dirigea vers les Bons-Hommes, et monsieur d’Albon y reconnut monsieur et madame de Grandville, ses voisins, qui s’empressèrent de descendre de leur voiture en l’offrant au magistrat. Madame de Grandville avait, par hasard, un flacon de sels, que l’on fit respirer à monsieur de Sucy. Quand le colonel ouvrit les yeux, il les tourna vers la prairie où l’inconnue ne cessait de courir en criant, et laissa échapper une exclamation indistincte, mais qui révélait un sentiment d’horreur; puis il ferma de nouveau les yeux en faisant un geste comme pour demander à son ami de l’arracher à ce spectacle. Monsieur et madame de Grandville laissèrent le conseiller libre de disposer de leur voiture, en lui disant obligeamment qu’ils allaient continuer leur promenade à pied.

—Quelle est donc cette dame? demanda le magistrat en désignant l’inconnue.

—L’on présume qu’elle vient de Moulins, répondit monsieur de Grandville. Elle se nomme la comtesse de Vandières, on la dit folle; mais comme elle n’est ici que depuis deux mois, je ne saurais vous garantir la véracité de tous ces ouï-dire.

Monsieur d’Albon remercia monsieur et madame de Grandville et partit pour Cassan.

—C’est elle, s’écria Philippe en reprenant ses sens.

—Qui? elle! demanda d’Albon.

—Stéphanie. Ah! morte et vivante, vivante et folle, j’ai cru que j’allais mourir.

Le prudent magistrat, qui apprécia la gravité de la crise à laquelle son ami était tout en proie, se garda bien de le questionner ou de l’irriter, il souhaitait impatiemment arriver au château; car le changement qui s’opérait dans les traits et dans toute la personne du colonel lui faisait craindre que la comtesse n’eût communiqué à Philippe sa terrible maladie. Aussitôt que la voiture atteignit l’avenue de l’Ile-Adam, d’Albon envoya le laquais chez le médecin du bourg; en sorte qu’au moment où le colonel fut couché, le docteur se trouva au chevet de son lit.

—Si monsieur le colonel n’avait pas été presqu’à jeun, dit le chirurgien, il était mort. Sa fatigue l’a sauvé.

Après avoir indiqué les premières précautions à prendre, le docteur sortit pour aller préparer lui-même une potion calmante. Le lendemain matin monsieur de Sucy était mieux; mais le médecin avait voulu le veiller lui-même.

—Je vous avouerai, monsieur le marquis, dit le docteur à monsieur d’Albon, que j’ai craint une lésion au cerveau. Monsieur de Sucy a reçu une bien violente commotion, ses passions sont vives; mais, chez lui, le premier coup porté décide de tout. Demain il sera peut-être hors de danger.

Le médecin ne se trompa point, et le lendemain il permit au magistrat de revoir son ami.

—Mon cher d’Albon, dit Philippe en lui serrant la main, j’attends de toi un service! Cours promptement aux Bons-Hommes! informe-toi de tout ce qui concerne la dame que nous y avons vue, et reviens promptement; car je compterai les minutes.

Monsieur d’Albon sauta sur un cheval, et galopa jusqu’à l’ancienne abbaye. En y arrivant, il aperçut devant la grille un grand homme sec dont la figure était prévenante, et qui répondit affirmativement quand le magistrat lui demanda s’il habitait cette maison ruinée. Monsieur d’Albon lui raconta les motifs de sa visite.

—Eh! quoi, monsieur, s’écria l’inconnu, serait-ce vous qui avez tiré ce coup de fusil fatal? Vous avez failli tuer ma pauvre malade.

—Eh! monsieur, j’ai tiré en l’air.

—Vous auriez fait moins de mal à madame la comtesse, si vous l’eussiez atteinte.

—Eh! bien, nous n’avons rien à nous reprocher, car la vue de votre comtesse a failli tuer mon ami, monsieur de Sucy.

—Serait-ce le baron Philippe de Sucy? s’écria le médecin en joignant les mains. Est-il allé en Russie, au passage de la Bérésina?

—Oui, reprit d’Albon, il a été pris par des Cosaques et mené en Sibérie, d’où il est revenu depuis onze mois environ.

—Entrez, monsieur, dit l’inconnu en conduisant le magistrat dans un salon situé au rez-de-chaussée de l’habitation où tout portait les marques d’une dévastation capricieuse.

Des vases de porcelaine précieux étaient brisés à côté d’une pendule dont la cage était respectée. Les rideaux de soie drapés devant les fenêtres étaient déchirés, tandis que le double rideau de mousseline restait intact.

—Vous voyez, dit-il à monsieur d’Albon en entrant, les ravages exercés par la charmante créature à laquelle je me suis consacré. C’est ma nièce; malgré l’impuissance de mon art, j’espère lui rendre un jour la raison, en essayant une méthode qu’il n’est malheureusement permis qu’aux gens riches de suivre.

Puis, comme toutes les personnes qui vivent dans la solitude, en proie à une douleur renaissante, il raconta longuement au magistrat l’aventure suivante, dont le récit a été coordonné et dégagé des nombreuses digressions que firent le narrateur et le conseiller.


En quittant, sur les neuf heures du soir, les hauteurs de Studzianka, qu’il avait défendues pendant toute la journée du 28 novembre 1812, le maréchal Victor y laissa un millier d’hommes chargés de protéger jusqu’au dernier moment celui des deux ponts construits sur la Bérésina qui subsistait encore. Cette arrière-garde s’était dévouée pour tâcher de sauver une effroyable multitude de traînards engourdis par le froid, qui refusaient obstinément de quitter les équipages de l’armée. L’héroïsme de cette généreuse troupe devait être inutile. Les soldats qui affluaient par masses sur les bords de la Bérésina y trouvaient, par malheur, l’immense quantité de voitures, de caissons et de meubles de toute espèce que l’armée avait été obligée d’abandonner en effectuant son passage pendant les journées des 27 et 28 novembre. Héritiers de richesses inespérées, ces malheureux, abrutis par le froid, se logeaient dans les bivouacs vides, brisaient le matériel de l’armée pour se construire des cabanes, faisaient du feu avec tout ce qui leur tombait sous la main, dépeçaient les chevaux pour se nourrir, arrachaient le drap ou les toiles des voitures pour se couvrir, et dormaient au lieu de continuer leur route et de franchir paisiblement pendant la nuit cette Bérésina qu’une incroyable fatalité avait déjà rendue si funeste à l’armée. L’apathie de ces pauvres soldats ne peut être comprise que par ceux qui se souviennent d’avoir traversé ces vastes déserts de neige, sans autre boisson que la neige, sans autre lit que la neige, sans autre perspective qu’un horizon de neige, sans autre aliment que la neige ou quelques betteraves gelées, quelques poignées de farine ou de la chair de cheval. Mourant de faim, de soif, de fatigue et de sommeil, ces infortunés arrivaient sur une plage où ils apercevaient du bois, des feux, des vivres, d’innombrables équipages abandonnés, des bivouacs, enfin toute une ville improvisée. Le village de Studzianka avait été entièrement dépecé, partagé, transporté des hauteurs dans la plaine. Quelque dolente et périlleuse que fût cette cité, ses misères et ses dangers souriaient à des gens qui ne voyaient devant eux que les épouvantables déserts de la Russie. Enfin c’était un vaste hôpital qui n’eut pas vingt heures d’existence. La lassitude de la vie ou le sentiment d’un bien-être inattendu rendait cette masse d’hommes inaccessible à toute pensée autre que celle du repos. Quoique l’artillerie de l’aile gauche des Russes tirât sans relâche sur cette masse qui se dessinait comme une grande tache, tantôt noire, tantôt flamboyante, au milieu de la neige, ces infatigables boulets ne semblaient à la foule engourdie qu’une incommodité de plus. C’était comme un orage dont la foudre était dédaignée par tout le monde, parce qu’elle devait n’atteindre, çà et là, que des mourants, des malades, ou des morts peut-être. A chaque instant, les traîneurs arrivaient par groupes. Ces espèces de cadavres ambulants se divisaient aussitôt, et allaient mendier une place de foyer en foyer; puis, repoussés le plus souvent, ils se réunissaient de nouveau pour obtenir de force l’hospitalité qui leur était refusée. Sourds à la voix de quelques officiers qui leur prédisaient la mort pour le lendemain, ils dépensaient la somme de courage nécessaire pour passer le fleuve, à se construire un asile d’une nuit, à faire un repas souvent funeste; cette mort qui les attendait ne leur paraissait plus un mal, puisqu’elle leur laissait une heure de sommeil. Ils ne donnaient le nom de mal qu’à la faim, à la soif, au froid. Quand il ne se trouva plus ni bois, ni feu, ni toile, ni abris, d’horribles luttes s’établirent entre ceux qui survenaient dénués de tout et les riches qui possédaient une demeure. Les plus faibles succombèrent. Enfin, il arriva un moment où quelques hommes chassés par les Russes n’eurent plus que la neige pour bivouac, et s’y couchèrent pour ne plus se relever. Insensiblement, cette masse d’êtres presque anéantis devint si compacte, si sourde, si stupide, ou si heureuse peut-être, que le maréchal Victor, qui en avait été l’héroïque défenseur en résistant à vingt mille Russes commandés par Wittgenstein, fut obligé de s’ouvrir un passage, de vive force, à travers cette forêt d’hommes, afin de faire franchir la Bérésina aux cinq mille braves qu’il amenait à l’empereur. Ces infortunés se laissaient écraser plutôt que de bouger, et périssaient en silence, en souriant à leurs feux éteints, et sans penser à la France.

A dix heures du soir seulement, le duc de Bellune se trouva de l’autre côté du fleuve. Avant de s’engager sur les ponts qui menaient à Zembin, il confia le sort de l’arrière-garde de Studzianka à Éblé, ce sauveur de tous ceux qui survécurent aux calamités de la Bérésina. Ce fut environ vers minuit que ce grand général, suivi d’un officier de courage, quitta la petite cabane qu’il occupait auprès du pont, et se mit à contempler le spectacle que présentait le camp situé entre la rive de la Bérésina et le chemin de Borizof à Studzianka. Le canon des Russes avait cessé de tonner; des feux innombrables, qui au milieu de cet amas de neige, pâlissaient et semblaient ne pas jeter de lueur, éclairaient çà et là des figures qui n’avaient rien d’humain. Des malheureux, au nombre de trente mille environ, appartenant à toutes les nations que Napoléon avait jetées sur la Russie, étaient là, jouant leurs vies avec une brutale insouciance.

—Sauvons tout cela, dit le général à l’officier. Demain matin les Russes seront maîtres de Studzianka. Il faudra donc brûler le pont au moment où ils paraîtront; ainsi, mon ami, du courage! Fais-toi jour jusqu’à la hauteur. Dis au général Fournier qu’à peine a-t-il le temps d’évacuer sa position, de percer tout ce monde, et de passer le pont. Quand tu l’auras vu se mettre en marche, tu le suivras. Aidé par quelques hommes valides, tu brûleras sans pitié les bivouacs, les équipages, les caissons, les voitures, tout! Chasse ce monde-là sur le pont! Contrains tout ce qui a deux jambes à se réfugier sur l’autre rive. L’incendie est maintenant notre dernière ressource. Si Berthier m’avait laissé détruire ces damnés équipages, ce fleuve n’aurait englouti personne que mes pauvres pontonniers, ces cinquante héros qui ont sauvé l’armée et qu’on oubliera!

Le général porta la main à son front et resta silencieux. Il sentait que la Pologne serait son tombeau, et qu’aucune voix ne s’élèverait en faveur de ces hommes sublimes qui se tinrent dans l’eau, l’eau de la Bérésina! pour y enfoncer les chevalets des ponts. Un seul d’entre eux vit encore, ou, pour être exact, souffre dans un village, ignoré! L’aide de camp partit. A peine ce généreux officier avait-il fait cent pas vers Studzianka, que le général Éblé réveilla plusieurs de ses pontonniers souffrants, et commença son œuvre charitable en brûlant les bivouacs établis autour du pont, et obligeant ainsi les dormeurs qui l’entouraient à passer la Bérésina. Cependant le jeune aide de camp était arrivé, non sans peine, à la seule maison de bois qui fût restée debout, à Studzianka.

—Cette baraque est donc bien pleine, mon camarade? dit-il à un homme qu’il aperçut en dehors.

—Si vous y entrez, vous serez un habile troupier, répondit l’officier sans se détourner et sans cesser de démolir avec son sabre le bois de la maison.

—Est-ce vous, Philippe, dit l’aide de camp en reconnaissant au son de la voix l’un de ses amis.

—Oui. Ah! ah! c’est toi, mon vieux, répliqua monsieur de Sucy en regardant l’aide de camp, qui n’avait, comme lui, que vingt-trois ans. Je te croyais de l’autre côté de cette sacrée rivière. Viens-tu nous apporter des gâteaux et des confitures pour notre dessert? Tu seras bien reçu, ajouta-t-il en achevant de détacher l’écorce du bois qu’il donnait, en guise de provende, à son cheval.

—Je cherche votre commandant pour le prévenir, de la part du général Éblé, de filer sur Zembin. Vous avez à peine le temps de percer cette masse de cadavres que je vais incendier tout à l’heure, afin de les faire marcher.

—Tu me réchauffes presque! ta nouvelle me fait suer. J’ai deux amis à sauver! Ah! sans ces deux marmottes, mon vieux, je serais déjà mort! C’est pour eux que je soigne mon cheval, et que je ne le mange pas. Par grâce, as-tu quelque croûte? Voilà trente heures que je n’ai rien mis dans mon coffre, et je me suis battu comme un enragé, afin de conserver le peu de chaleur et de courage qui me restent.

—Pauvre Philippe! rien, rien. Mais votre général est là!

—N’essaie pas d’entrer! Cette grange contient nos blessés. Monte encore plus haut! tu rencontreras, sur ta droite, une espèce de toit à porc, le général est là! Adieu, mon brave. Si jamais nous dansons la trénis sur un parquet de Paris...

Il n’acheva pas, la bise souffla dans ce moment avec une telle perfidie, que l’aide de camp marcha pour ne pas se geler, et que les lèvres du major Philippe se glacèrent. Le silence régna bientôt. Il n’était interrompu que par les gémissements qui partaient de la maison, et par le bruit sourd que faisait le cheval de monsieur de Sucy, en broyant, de faim et de rage, l’écorce glacée des arbres avec lesquels la maison était construite. Le major remit son sabre dans le fourreau, prit brusquement la bride du précieux animal qu’il avait su conserver, et l’arracha, malgré sa résistance, à la déplorable pâture dont il paraissait friand.

—En route, Bichette! en route. Il n’y a que toi, ma belle, qui puisses sauver Stéphanie. Va, plus tard, il nous sera permis de nous reposer, de mourir, sans doute.

Philippe, enveloppé d’une pelisse à laquelle il devait sa conservation et son énergie, se mit à courir en frappant de ses pieds la neige durcie pour entretenir la chaleur. A peine le major eut-il fait cinq cents pas, qu’il aperçut un feu considérable à la place où, depuis le matin, il avait laissé sa voiture sous la garde d’un vieux soldat. Une inquiétude horrible s’empara de lui. Comme tous ceux qui, pendant cette déroute, furent dominés par un sentiment puissant, il trouva, pour secourir ses amis, des forces qu’il n’aurait pas eues pour se sauver lui-même. Il arriva bientôt à quelques pas d’un pli formé par le terrain, et au fond duquel il avait mis à l’abri des boulets une jeune femme, sa compagne d’enfance et son bien le plus cher!

A quelques pas de la voiture, une trentaine de traînards étaient réunis devant un immense foyer qu’ils entretenaient en y jetant des planches, des dessus de caissons, des roues et des panneaux de voitures. Ces soldats étaient, sans doute, les derniers venus de tous ceux qui, depuis le large sillon décrit par le terrain au bas de Studzianka jusqu’à la fatale rivière, formaient comme un océan de têtes, de feux, de baraques, une mer vivante agitée par des mouvements presque insensibles, et d’où il s’échappait un sourd bruissement, parfois mêlé d’éclats terribles. Poussés par la faim et par le désespoir, ces malheureux avaient probablement visité de force la voiture. Le vieux général et la jeune femme qu’ils y trouvèrent couchés sur des hardes, enveloppés de manteaux et de pelisses, gisaient en ce moment accroupis devant le feu. L’une des portières de la voiture était brisée. Aussitôt que les hommes placés autour du feu entendirent les pas du cheval et du major, il s’éleva parmi eux un cri de rage inspiré par la faim.

—Un cheval! un cheval!

Les voix ne formèrent qu’une seule voix.

—Retirez-vous! gare à vous! s’écrièrent deux ou trois soldats en ajustant le cheval.

Philippe se mit devant sa jument en disant:—Gredins! je vais vous culbuter tous dans votre feu. Il y a des chevaux morts là-haut! Allez les chercher.

—Est-il farceur, cet officier-là! Une fois, deux fois, te déranges-tu? répliqua un grenadier colossal. Non! Eh! bien, comme tu voudras, alors.

Un cri de femme domina la détonation. Philippe ne fut heureusement pas atteint; mais Bichette, qui avait succombé, se débattait contre la mort; trois hommes s’élancèrent et l’achevèrent à coups de baïonnette.

—Cannibales! laissez-moi prendre la couverture et mes pistolets, dit Philippe au désespoir.

—Va pour les pistolets, répliqua le grenadier. Quant à la couverture, voilà un fantassin qui depuis deux jours n’a rien dans le fanal, et qui grelotte avec son méchant habit de vinaigre. C’est notre général...

Philippe garda le silence en voyant un homme dont la chaussure était usée, le pantalon troué en dix endroits, et qui n’avait sur la tête qu’un mauvais bonnet de police chargé de givre. Il s’empressa de prendre ses pistolets. Cinq hommes amenèrent la jument devant le foyer, et se mirent à la dépecer avec autant d’adresse qu’auraient pu le faire des garçons bouchers de Paris. Les morceaux étaient miraculeusement enlevés et jetés sur des charbons. Le major alla se placer auprès de la femme qui avait poussé un cri d’épouvante en le reconnaissant, il la trouva immobile, assise sur un coussin de la voiture et se chauffant; elle le regarda silencieusement, sans lui sourire. Philippe aperçut alors près de lui le soldat auquel il avait confié la défense de la voiture; le pauvre homme était blessé. Accablé par le nombre, il venait de céder aux traînards qui l’avaient attaqué; mais, comme le chien qui a défendu jusqu’au dernier moment le dîner de son maître, il avait pris sa part du butin, et s’était fait une espèce de manteau avec un drap blanc. En ce moment, il s’occupait à retourner un morceau de la jument, et le major vit sur sa figure la joie que lui causaient les apprêts du festin. Le comte de Vandières, tombé depuis trois jours comme en enfance, restait sur un coussin, près de sa femme, et regardait d’un œil fixe ces flammes dont la chaleur commençait à dissiper son engourdissement. Il n’avait pas été plus ému du danger et de l’arrivée de Philippe que du combat par suite duquel sa voiture venait d’être pillée. D’abord Sucy saisit la main de la jeune comtesse, comme pour lui donner un témoignage d’affection et lui exprimer la douleur qu’il éprouvait de la voir ainsi réduite à la dernière misère; mais il resta silencieux près d’elle, assis sur un tas de neige qui ruisselait en fondant, et céda lui-même au bonheur de se chauffer, en oubliant le péril, en oubliant tout. Sa figure contracta malgré lui une expression de joie presque stupide, et il attendit avec impatience que le lambeau de jument donné à son soldat fût rôti. L’odeur de cette chair charbonnée irritait sa faim, et sa faim faisait taire son cœur, son courage et son amour. Il contempla sans colère les résultats du pillage de sa voiture. Tous les hommes qui entouraient le foyer s’étaient partagé les couvertures, les coussins, les pelisses, les robes, les vêtements d’homme et de femme appartenant au comte, à la comtesse et au major. Philippe se retourna pour voir si l’on pouvait encore tirer parti de la caisse. Il aperçut, à la lueur des flammes, l’or, les diamants, l’argenterie, éparpillés sans que personne songeât à s’en approprier la moindre parcelle. Chacun des individus réunis par le hasard autour de ce feu gardait un silence qui avait quelque chose d’horrible, et ne faisait que ce qu’il jugeait nécessaire à son bien-être. Cette misère était grotesque. Les figures, décomposées par le froid, étaient enduites d’une couche de boue sur laquelle les larmes traçaient, à partir des yeux jusqu’au bas des joues, un sillon qui attestait l’épaisseur de ce masque. La malpropreté de leurs longues barbes rendait ces soldats encore plus hideux. Les uns étaient enveloppés dans des châles de femme; les autres portaient des chabraques de cheval, des couvertures crottées, des haillons empreints de givre qui fondait; quelques-uns avaient un pied dans une botte et l’autre dans un soulier; enfin il n’y avait personne dont le costume n’offrît une singularité risible. En présence de choses si plaisantes, ces hommes restaient graves et sombres. Le silence n’était interrompu que par le craquement du bois, par les petillements de la flamme, par le lointain murmure du camp, et par les coups de sabre que les plus affamés donnaient à Bichette pour en arracher les meilleurs morceaux. Quelques malheureux, plus las que les autres, dormaient, et si l’un d’eux venait à rouler dans le foyer, personne ne le relevait. Ces logiciens sévères pensaient que s’il n’était pas mort, la brûlure devait l’avertir de se mettre en un lieu plus commode. Si le malheureux se réveillait dans le feu et périssait, personne ne le plaignait. Quelques soldats se regardaient, comme pour justifier leur propre insouciance par l’indifférence des autres. La jeune comtesse eut deux fois ce spectacle, et resta muette. Quand les différents morceaux que l’on avait mis sur des charbons furent cuits, chacun satisfit sa faim avec cette gloutonnerie qui, vue chez les animaux, nous semble dégoûtante.

—Voilà la première fois qu’on aura vu trente fantassins sur un cheval, s’écria le grenadier qui avait abattu la jument.

Ce fut la seule plaisanterie qui attestât l’esprit national.

Bientôt la plupart de ces pauvres soldats se roulèrent dans leurs habits, se placèrent sur des planches, sur tout ce qui pouvait les préserver du contact de la neige, et dormirent, nonchalants du lendemain. Quand le major fut réchauffé et qu’il eut apaisé sa faim, un invincible besoin de dormir lui appesantit les paupières. Pendant le temps assez court que dura son débat avec le sommeil, il contempla cette jeune femme qui, s’étant tourné la figure vers le feu pour dormir, laissait voir ses yeux clos et une partie de son front; elle était enveloppée dans une pelisse fourrée et dans un gros manteau de dragon; sa tête portait sur un oreiller taché de sang; son bonnet d’astracan, maintenu par un mouchoir noué sous le cou, lui préservait le visage du froid autant que cela était possible; elle s’était caché les pieds dans le manteau. Ainsi roulée sur elle-même, elle ne ressemblait réellement à rien. Était-ce la dernière des vivandières? était-ce cette charmante femme, la gloire d’un amant, la reine des bals parisiens? Hélas! l’œil même de son ami le plus dévoué n’apercevait plus rien de féminin dans cet amas de linges et de haillons. L’amour avait succombé sous le froid, dans le cœur d’une femme. A travers les voiles épais que le plus irrésistible de tous les sommeils étendait sur les yeux du major, il ne voyait plus le mari et la femme que comme deux points. Les flammes du foyer, ces figures étendues, ce froid terrible qui rugissait à trois pas d’une chaleur fugitive, tout était rêve. Une pensée importune effrayait Philippe.—Nous allons tous mourir, si je dors; je ne veux pas dormir, se disait-il. Il dormait. Une clameur terrible et une explosion réveillèrent monsieur de Sucy après une heure de sommeil. Le sentiment de son devoir, le péril de son amie, retombèrent tout à coup sur son cœur. Il jeta un cri semblable à un rugissement. Lui et son soldat étaient seuls debout. Ils virent une mer de feu qui découpait devant eux, dans l’ombre de la nuit, une foule d’hommes, en dévorant les bivouacs et les cabanes; ils entendirent des cris de désespoir, des hurlements; ils aperçurent des milliers de figures désolées et de faces furieuses. Au milieu de cet enfer, une colonne de soldats se faisait un chemin vers le pont, entre deux haies de cadavres.

—C’est la retraite de notre arrière-garde, s’écria le major. Plus d’espoir.

—J’ai respecté votre voiture, Philippe, dit une voix amie.

En se retournant, Sucy reconnut le jeune aide de camp à la lueur des flammes.

—Ah! tout est perdu, répondit le major. Ils ont mangé mon cheval. D’ailleurs, comment pourrais-je faire marcher ce stupide général et sa femme?

—Prenez un tison, Philippe, et menacez-les!

—Menacer la comtesse!

—Adieu! s’écria l’aide de camp. Je n’ai que le temps de passer cette fatale rivière, et il le faut! J’ai une mère en France! Quelle nuit! Cette foule aime mieux rester sur la neige, et la plupart de ces malheureux se laissent brûler plutôt que de se lever. Il est quatre heures, Philippe! Dans deux heures, les Russes commenceront à se remuer. Je vous assure que vous verrez la Bérésina encore une fois chargée de cadavres. Philippe, songez à vous! Vous n’avez pas de chevaux, vous ne pouvez pas porter la comtesse; ainsi, allons, venez avec moi, dit-il en le prenant par le bras.

—Mon ami, abandonner Stéphanie.

Le major saisit la comtesse, la mit debout, la secoua avec la rudesse d’un homme au désespoir, et la contraignit de se réveiller; elle le regarda d’un œil fixe et mort.

—Il faut marcher, Stéphanie, ou nous mourons ici.

Pour toute réponse, la comtesse essayait de se laisser aller à terre pour dormir. L’aide de camp saisit un tison, et l’agita devant la figure de Stéphanie.

—Sauvons-la malgré elle! s’écria Philippe en soulevant la comtesse, qu’il porta dans la voiture.

Il revint implorer l’aide de son ami. Tous deux prirent le vieux général, sans savoir s’il était mort ou vivant, et le mirent auprès de sa femme. Le major fit rouler avec le pied chacun des hommes qui gisaient à terre, leur reprit ce qu’ils avaient pillé, entassa toutes les hardes sur les deux époux, et jeta dans un coin de la voiture quelques lambeaux rôtis de sa jument.

—Que voulez-vous donc faire? lui dit l’aide de camp.

—La traîner, dit le major.

—Vous êtes fou!

—C’est vrai! s’écria Philippe en se croisant les bras sur la poitrine.

Il parut tout à coup saisi par une pensée de désespoir.

—Toi, dit-il en saisissant le bras valide de son soldat, je te la confie pour une heure! Songe que tu dois plutôt mourir que de laisser approcher qui que ce soit de cette voiture.

Le major s’empara des diamants de la comtesse, les tint d’une main, tira de l’autre son sabre, se mit à frapper rageusement ceux des dormeurs qu’il jugeait devoir être les plus intrépides, et réussit à réveiller le grenadier colossal et deux autres hommes dont il était impossible de connaître le grade.

—Nous sommes flambés, leur dit-il.

—Je le sais bien, répondit le grenadier, mais ça m’est égal.

—Hé! bien, mort pour mort, ne vaut-il pas mieux vendre sa vie pour une jolie femme, et risquer de revoir encore la France.

—J’aime mieux dormir, dit un homme en se roulant sur la neige, et si tu me tracasses encore, major, je te fiche mon briquet dans le ventre!

—De quoi s’agit-il, mon officier? reprit le grenadier. Cet homme est ivre! C’est un Parisien; ça aime ses aises.

—Ceci sera pour toi, brave grenadier! s’écria le major en lui présentant une rivière de diamants, si tu veux me suivre et te battre comme un enragé. Les Russes sont à dix minutes de marche; ils ont des chevaux; nous allons marcher sur leur première batterie et ramener deux lapins.

—Mais les sentinelles, major?

—L’un de nous trois, dit-il au soldat. Il s’interrompit, regarda l’aide de camp:—Vous venez, Hippolyte, n’est-ce pas?

Hippolyte consentit par un signe de tête.

—L’un de nous, reprit le major, se chargera de la sentinelle. D’ailleurs ils dorment peut-être aussi, ces sacrés Russes.

—Va, major, tu es un brave! Mais tu me mettras dans ton berlingot? dit le grenadier.

—Oui, si tu ne laisses pas ta peau là-haut.—Si je succombais, Hippolyte? et toi, grenadier, dit le major en s’adressant à ses deux compagnons, promettez-moi de vous dévouer au salut de la comtesse.

—Convenu, s’écria le grenadier.

Ils se dirigèrent vers la ligne russe, sur les batteries qui avaient si cruellement foudroyé la masse de malheureux gisants sur le bord de la rivière. Quelques moments après leur départ, le galop de deux chevaux retentissait sur la neige, et la batterie réveillée envoyait des volées qui passaient sur la tête des dormeurs; le pas des chevaux était si précipité, qu’on eût dit des maréchaux battant un fer. Le généreux aide de camp avait succombé. Le grenadier athlétique était sain et sauf. Philippe, en défendant son ami, avait reçu un coup de baïonnette dans l’épaule; néanmoins il se cramponnait aux crins du cheval, et le serrait si bien avec ses jambes que l’animal se trouvait pris comme dans un étau.

—Dieu soit loué! s’écria le major en retrouvant son soldat immobile et la voiture à sa place.

—Si vous êtes juste, mon officier, vous me ferez avoir la croix. Nous avons joliment joué de la clarinette et du bancal, hein?

—Nous n’avons encore rien fait! Attelons les chevaux. Prenez ces cordes.

—Il n’y en a pas assez.

—Eh! bien, grenadier, mettez-moi la main sur ces dormeurs, et servez-vous de leurs châles, de leur linge...

—Tiens, il est mort, ce farceur-là! s’écria le grenadier en dépouillant le premier auquel il s’adressa. Ah! c’te farce, ils sont morts!

—Tous?

—Oui, tous! Il paraît que le cheval est indigeste quand on le mange à la neige.

Ces paroles firent trembler Philippe. Le froid avait redoublé.

—Dieu! perdre une femme que j’ai déjà sauvée vingt fois.

Le major secoua la comtesse en criant:—Stéphanie, Stéphanie!

La jeune femme ouvrit les yeux.

—Madame! nous sommes sauvés.

—Sauvés, répéta-t-elle en retombant.

Les chevaux furent attelés tant bien que mal. Le major, tenant son sabre de sa meilleure main, gardant les guides de l’autre, armé de ses pistolets, monta sur un des chevaux, et le grenadier sur le second. Le vieux soldat, dont les pieds étaient gelés, avait été jeté en travers de la voiture, sur le général et sur la comtesse. Excités à coups de sabre, les chevaux emportèrent l’équipage avec une sorte de furie dans la plaine, où d’innombrables difficultés attendaient le major. Bientôt il fut impossible d’avancer sans risquer d’écraser des hommes, des femmes, et jusqu’à des enfants endormis, qui tous refusaient de bouger quand le grenadier les éveillait. En vain monsieur de Sucy chercha-t-il la route que l’arrière-garde s’était frayée naguère au milieu de cette masse d’hommes, elle s’était effacée comme s’efface le sillage du vaisseau sur la mer; il n’allait qu’au pas, le plus souvent arrêté par des soldats qui le menaçaient de tuer ses chevaux.

—Voulez-vous arriver? lui dit le grenadier.

—Au prix de tout mon sang, au prix du monde entier, répondit le major.

—Marche! On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

Et le grenadier de la garde poussa les chevaux sur les hommes, ensanglanta les roues, renversa les bivouacs, en se traçant un double sillon de morts à travers ce champ de têtes. Mais rendons-lui la justice de dire qu’il ne se fit jamais faute de crier d’une voix tonnante:—Gare donc, charognes.

—Les malheureux! s’écria le major.

—Bah! ça ou le froid, ça ou le canon! dit le grenadier en animant les chevaux et les piquant avec la pointe de son briquet.

Une catastrophe qui aurait dû leur arriver bien plus tôt, et dont un hasard fabuleux les avait préservés jusque-là, vint tout à coup les arrêter dans leur marche. La voiture versa.

—Je m’y attendais, s’écria l’imperturbable grenadier. Oh! oh! le camarade est mort.

—Pauvre Laurent, dit le major.

—Laurent! N’est-il pas du 5e chasseurs?

—Oui.

—C’est mon cousin. Bah! la chienne de vie n’est pas assez heureuse pour qu’on la regrette par le temps qu’il fait.

La voiture ne fut pas relevée, les chevaux ne furent pas dégagés sans une perte de temps immense, irréparable. Le choc avait été si violent que la jeune comtesse, réveillée et tirée de son engourdissement par la commotion, se débarrassa de ses vêtements et se leva.

—Philippe, où sommes-nous? s’écria-t-elle d’une voix douce, en regardant autour d’elle.

—A cinq cents pas du pont. Nous allons passer la Bérésina. De l’autre côté de la rivière, Stéphanie, je ne vous tourmenterai plus, je vous laisserai dormir, nous serons en sûreté, nous gagnerons tranquillement Wilna. Dieu veuille que vous ne sachiez jamais ce que votre vie aura coûté!

—Tu es blessé?

—Ce n’est rien.

L’heure de la catastrophe était venue. Le canon des Russes annonça le jour. Maîtres de Studzianka, ils foudroyèrent la plaine; et aux premières lueurs du matin, le major aperçut leurs colonnes se mouvoir et se former sur les hauteurs. Un cri d’alarme s’éleva du sein de la multitude, qui fut debout en un moment. Chacun comprit instinctivement son péril, et tous se dirigèrent vers le pont par un mouvement de vague. Les Russes descendaient avec la rapidité de l’incendie. Hommes, femmes, enfants, chevaux, tout marcha sur le pont. Heureusement le major et la comtesse se trouvaient encore éloignés de la rive. Le général Éblé venait de mettre le feu aux chevalets de l’autre bord. Malgré les avertissements donnés à ceux qui envahissaient cette planche de salut, personne ne voulut reculer. Non-seulement le pont s’abîma chargé de monde; mais l’impétuosité du flot d’hommes lancés vers cette fatale berge était si furieuse, qu’une masse humaine fut précipitée dans les eaux comme une avalanche. On n’entendit pas un cri, mais le bruit sourd d’une pierre qui tombe à l’eau; puis la Bérésina fut couverte de cadavres. Le mouvement rétrograde de ceux qui se reculèrent dans la plaine pour échapper à cette mort, fut si violent, et leur choc contre ceux qui marchaient en avant fut si terrible, qu’un grand nombre de gens moururent étouffés. Le comte et la comtesse de Vandières durent la vie à leur voiture. Les chevaux, après avoir écrasé, pétri une masse de mourants, périrent écrasés, foulés aux pieds par une trombe humaine qui se porta sur la rive. Le major et le grenadier trouvèrent leur salut dans leur force. Ils tuaient pour n’être pas tués. Cet ouragan de faces humaines, ce flux et reflux de corps animés par un même mouvement eut pour résultat de laisser pendant quelques moments la rive de la Bérésina déserte. La multitude s’était rejetée dans la plaine. Si quelques hommes se lancèrent à la rivière du haut de la berge, ce fut moins dans l’espoir d’atteindre l’autre rive qui, pour eux, était la France, que pour éviter les déserts de la Sibérie. Le désespoir devint une égide pour quelques gens hardis. Un officier sauta de glaçon en glaçon jusqu’à l’autre bord; un soldat rampa miraculeusement sur un amas de cadavres et de glaçons. Cette immense population finit par comprendre que les Russes ne tueraient pas vingt mille hommes sans armes, engourdis, stupides, qui ne se défendaient pas, et chacun attendit son sort avec une horrible résignation. Alors le major, son grenadier, le vieux général et sa femme restèrent seuls, à quelques pas de l’endroit où était le pont. Ils étaient là, tous quatre debout, les yeux secs, silencieux, entourés d’une masse de morts. Quelques soldats valides, quelques officiers auxquels la circonstance rendait toute leur énergie se trouvaient avec eux. Ce groupe assez nombreux comptait environ cinquante hommes. Le major aperçut à deux cents pas de là les ruines du pont fait pour les voitures, et qui s’était brisé l’avant-veille.

—Construisons un radeau, s’écria-t-il.

A peine avait-il laissé tomber cette parole que le groupe entier courut vers ces débris. Une foule d’hommes se mit à ramasser des crampons de fer, à chercher des pièces de bois, des cordes, enfin tous les matériaux nécessaires à la construction du radeau. Une vingtaine de soldats et d’officiers armés formèrent une garde commandée par le major pour protéger les travailleurs contre les attaques désespérées que pourrait tenter la foule en devinant leur dessein. Le sentiment de la liberté qui anime les prisonniers et leur inspire des miracles ne peut pas se comparer à celui qui faisait agir en ce moment ces malheureux Français.

—Voilà les Russes! voilà les Russes! criaient aux travailleurs ceux qui les défendaient.

Et les bois criaient, le plancher croissait de largeur, de hauteur, de profondeur. Généraux, soldats, colonels, tous pliaient sous le poids des roues, des fers, des cordes, des planches: c’était une image réelle de la construction de l’arche de Noé. La jeune comtesse, assise auprès de son mari, contemplait ce spectacle avec le regret de ne pouvoir contribuer en rien à ce travail; cependant elle aidait à faire des nœuds pour consolider les cordages. Enfin, le radeau fut achevé. Quarante hommes le lancèrent dans les eaux de la rivière, tandis qu’une dizaine de soldats tenaient les cordes qui devaient servir à l’amarrer près de la berge. Aussitôt que les constructeurs virent leur embarcation flottant sur la Bérésina, ils s’y jetèrent du haut de la rive avec un horrible égoïsme. Le major, craignant la fureur de ce premier mouvement, tenait Stéphanie et le général par la main; mais il frissonna quand il vit l’embarcation noire de monde et les hommes pressés dessus comme des spectateurs au parterre d’un théâtre.

—Sauvages! s’écria-t-il, c’est moi qui vous ai donné l’idée de faire le radeau; je suis votre sauveur, et vous me refusez une place.

Une rumeur confuse servit de réponse. Les hommes placés au bord du radeau, et armés de bâtons qu’ils appuyaient sur la berge, poussaient avec violence le train de bois, pour le lancer vers l’autre bord et lui faire fendre les glaçons et les cadavres.

—Tonnerre de Dieu! je vous fiche à l’eau si vous ne recevez pas le major et ses deux compagnons, s’écria le grenadier, qui leva son sabre, empêcha le départ, et fit serrer les rangs, malgré des cris horribles.

—Je vais tomber! je tombe! criaient ses compagnons. Partons! en avant!

Le major regardait d’un œil sec sa maîtresse, qui levait les yeux au ciel par un sentiment de résignation sublime.

—Mourir avec toi! dit-elle.

Il y avait quelque chose de comique dans la situation des gens installés sur le radeau. Quoiqu’ils poussassent des rugissements affreux, aucun d’eux n’osait résister au grenadier; car ils étaient si pressés, qu’il suffisait de pousser une seule personne pour tout renverser. Dans ce danger, un capitaine essaya de se débarrasser du soldat qui aperçut le mouvement hostile de l’officier, le saisit et le précipita dans l’eau en lui disant:—Ah! ah! canard, tu veux boire! Va!

—Voilà deux places! s’écria-t-il. Allons, major, jetez-nous votre petite femme et venez! Laissez ce vieux roquentin qui crèvera demain.

—Dépêchez-vous! cria une voix composée de cent voix.

—Allons, major. Ils grognent, les autres, et ils ont raison.

Le comte de Vandières se débarrassa de ses vêtements, et se montra debout dans son uniforme de général.

—Sauvons le comte, dit Philippe.

Stéphanie serra la main de son ami, se jeta sur lui et l’embrassa par une horrible étreinte.

—Adieu! dit-elle.

Ils s’étaient compris. Le comte de Vandières retrouva ses forces et sa présence d’esprit pour sauter dans l’embarcation, où Stéphanie le suivit après avoir donné un dernier regard à Philippe.

—Major, voulez-vous ma place? Je me moque de la vie, s’écria le grenadier. Je n’ai ni femme, ni enfant, ni mère.

—Je te les confie, cria le major en désignant le comte et sa femme.

—Soyez tranquille, j’en aurai soin comme de mon œil.

Le radeau fut lancé avec tant de violence vers la rive opposée à celle où Philippe restait immobile, qu’en touchant terre la secousse ébranla tout. Le comte, qui était au bord, roula dans la rivière. Au moment où il y tombait, un glaçon lui coupa la tête, et la lança au loin, comme un boulet.

—Hein! major! cria le grenadier.

—Adieu! cria une femme.

Philippe de Sucy tomba glacé d’horreur, accablé par le froid, par le regret et par la fatigue.


—Ma pauvre nièce était devenue folle, ajouta le médecin après un moment de silence. Ah! monsieur, reprit-il en saisissant la main de monsieur d’Albon, combien la vie a été affreuse pour cette petite femme, si jeune, si délicate! Après avoir été, par un malheur inouï, séparée de ce grenadier de la garde, nommé Fleuriot, elle a été traînée, pendant deux ans, à la suite de l’armée, le jouet d’un tas de misérables. Elle allait, m’a-t-on dit, pieds nus, mal vêtue, restait des mois entiers sans soins, sans nourriture; tantôt gardée dans les hôpitaux, tantôt chassée comme un animal. Dieu seul connaît les malheurs auxquels cette infortunée a pourtant survécu. Elle était dans une petite ville d’Allemagne, enfermée avec des fous, pendant que ses parents, qui la croyaient morte, partageaient ici sa succession. En 1816, le grenadier Fleuriot la reconnut dans une auberge de Strasbourg, où elle venait d’arriver après s’être évadée de sa prison. Quelques paysans racontèrent au grenadier que la comtesse avait vécu un mois entier dans une forêt, et qu’ils l’avaient traquée pour s’emparer d’elle, sans pouvoir y parvenir. J’étais alors à quelques lieues de Strasbourg. En entendant parler d’une fille sauvage, j’eus le désir de vérifier les faits extraordinaires qui donnaient matière à des contes ridicules. Que devins-je en reconnaissant la comtesse? Fleuriot m’apprit tout ce qu’il savait de cette déplorable histoire. J’emmenai ce pauvre homme avec ma nièce en Auvergne, où j’eus le malheur de le perdre. Il avait un peu d’empire sur madame de Vandières. Lui seul a pu obtenir d’elle qu’elle s’habillât. Adieu! ce mot qui, pour elle, est toute la langue, elle le disait jadis rarement. Fleuriot avait entrepris de réveiller en elle quelques idées; mais il a échoué, et n’a gagné que de lui faire prononcer un peu plus souvent cette triste parole. Le grenadier savait la distraire et l’occuper en jouant avec elle; et par lui, j’espérais, mais...

L’oncle de Stéphanie, se tut pendant un moment.

—Ici, reprit-il, elle a trouvé une autre créature avec laquelle elle paraît s’entendre. C’est une paysanne idiote, qui, malgré sa laideur et sa stupidité, a aimé un maçon. Ce maçon a voulu l’épouser, parce qu’elle possède quelques quartiers de terre. La pauvre Geneviève a été pendant un an la plus heureuse créature qu’il y eût au monde. Elle se parait, et allait le dimanche danser avec Dallot; elle comprenait l’amour; il y avait place dans son cœur et dans son esprit pour un sentiment. Mais Dallot a fait des réflexions. Il a trouvé une jeune fille qui a son bon sens et deux quartiers de terre de plus que n’en a Geneviève. Dallot a donc laissé Geneviève. Cette pauvre créature a perdu le peu d’intelligence que l’amour avait développé en elle, et ne sait plus que garder les vaches ou faire de l’herbe. Ma nièce et cette pauvre fille sont en quelque sorte unies par la chaîne invisible de leur commune destinée, et par le sentiment qui cause leur folie. Tenez, voyez? dit l’oncle de Stéphanie en conduisant le marquis d’Albon à la fenêtre.

Le magistrat aperçut en effet la jolie comtesse assise à terre entre les jambes de Geneviève. La paysanne, armée d’un énorme peigne d’os, mettait toute son attention à démêler la longue chevelure noire de Stéphanie, qui se laissait faire en jetant des cris étouffés dont l’accent trahissait un plaisir instinctivement ressenti. Monsieur d’Albon frissonna en voyant l’abandon du corps et la nonchalance animale qui trahissait chez la comtesse une complète absence de l’âme.

—Philippe! Philippe! s’écria-t-il, les malheurs passés ne sont rien.—N’y a-t-il donc point d’espoir? demanda-t-il.

Le vieux médecin leva les yeux au ciel.

—Adieu, monsieur, dit monsieur d’Albon en serrant la main du vieillard. Mon ami m’attend, vous ne tarderez pas à le voir.

—C’est donc bien elle, s’écria Sucy après avoir entendu les premiers mots du marquis d’Albon. Ah! j’en doutais encore! ajouta-t-il en laissant tomber quelques larmes de ses yeux noirs, dont l’expression était habituellement sévère.

—Oui, c’est la comtesse de Vandières, répondit le magistrat.

Le colonel se leva brusquement et s’empressa de s’habiller.

—Hé! bien, Philippe, dit le magistrat stupéfait, deviendrais-tu fou?

—Mais je ne souffre plus, répondit le colonel avec simplicité. Cette nouvelle a calmé toutes mes douleurs. Et quel mal pourrait se faire sentir quand je pense à Stéphanie? Je vais aux Bons-Hommes, la voir, lui parler, la guérir. Elle est libre. Eh! bien, le bonheur nous sourira, ou il n’y aurait pas de Providence. Crois-tu donc que cette pauvre femme puisse m’entendre et ne pas recouvrer la raison?

—Elle t’a déjà vu sans te reconnaître, répliqua doucement le magistrat, qui, s’apercevant de l’espérance exaltée de son ami, cherchait à lui inspirer des doutes salutaires.

Le colonel tressaillit; mais il se mit à sourire en laissant échapper un léger mouvement d’incrédulité. Personne n’osa s’opposer au dessein du colonel. En peu d’heures, il fut établi dans le vieux prieuré, auprès du médecin et de la comtesse de Vandières.

—Où est-elle? s’écria-t-il en arrivant.

—Chut! lui répondit l’oncle de Stéphanie. Elle dort. Tenez, la voici.

Philippe vit la pauvre folle accroupie au soleil sur un banc. Sa tête était protégée contre les ardeurs de l’air par une forêt de cheveux épars sur son visage; ses bras pendaient avec grâce jusqu’à terre; son corps gisait élégamment posé comme celui d’une biche; ses pieds étaient pliés sous elle, sans effort; son sein se soulevait par intervalles égaux; sa peau, son teint, avaient cette blancheur de porcelaine qui nous fait tant admirer la figure transparente des enfants. Immobile auprès d’elle, Geneviève tenait à la main un rameau que Stéphanie était sans doute allée détacher de la plus haute cime d’un peuplier, et l’idiote agitait doucement ce feuillage au-dessus de sa compagne endormie, pour chasser les mouches et fraîchir l’atmosphère. La paysanne regarda monsieur Fanjat et le colonel; puis, comme un animal qui a reconnu son maître, elle retourna lentement la tête vers la comtesse, et continua de veiller sur elle, sans avoir donné la moindre marque d’étonnement ou d’intelligence. L’air était brûlant. Le banc de pierre semblait étinceler, et la prairie élançait vers le ciel ces lutines vapeurs qui voltigent et flambent au-dessus des herbes comme une poussière d’or; mais Geneviève paraissait ne pas sentir cette chaleur dévorante. Le colonel serra violemment les mains du médecin dans les siennes. Des pleurs échappés des yeux du militaire roulèrent le long de ses joues mâles, et tombèrent sur le gazon, aux pieds de Stéphanie.

—Monsieur, dit l’oncle, voilà deux ans que mon cœur se brise tous les jours. Bientôt vous serez comme moi. Si vous ne pleurez pas, vous n’en sentirez pas moins votre douleur.

—Vous l’avez soignée, dit le colonel dont les yeux exprimaient autant de reconnaissance que de jalousie.

Ces deux hommes s’entendirent; et, de nouveau, se pressant fortement la main, ils restèrent immobiles, en contemplant le calme admirable que le sommeil répandait sur cette charmante créature. De temps en temps, Stéphanie poussait un soupir, et ce soupir, qui avait toutes les apparences de la sensibilité, faisait frissonner d’aise le malheureux colonel.

—Hélas, lui dit doucement monsieur Fanjat, ne vous abusez pas, monsieur, vous la voyez en ce moment dans toute sa raison.

Ceux qui sont restés avec délices pendant des heures entières occupés à voir dormir une personne tendrement aimée, dont les yeux devaient leur sourire au réveil, comprendront sans doute le sentiment doux et terrible qui agitait le colonel. Pour lui, ce sommeil était une illusion; le réveil devait être une mort, et la plus horrible de toutes les morts. Tout à coup un jeune chevreau accourut en trois bonds vers le banc, flaira Stéphanie, que ce bruit réveilla; elle se mit légèrement sur ses pieds, sans que ce mouvement effrayât le capricieux animal; mais quand elle eut aperçu Philippe, elle se sauva, suivie de son compagnon quadrupède, jusqu’à une haie de sureaux; puis, elle jeta ce petit cri d’oiseau effarouché que déjà le colonel avait entendu près de la grille où la comtesse était apparue à monsieur d’Albon pour la première fois. Enfin, elle grimpa sur un faux ébénier, se nicha dans la houppe verte de cet arbre, et se mit à regarder l’étranger avec l’attention du plus curieux de tous les rossignols de la forêt.

—Adieu, adieu, adieu! dit-elle sans que l’âme communiquât une seule inflexion sensible à ce mot.

C’était l’impassibilité de l’oiseau sifflant son air.

—Elle ne me reconnaît pas, s’écria le colonel au désespoir. Stéphanie! c’est Philippe, ton Philippe, Philippe.

Et le pauvre militaire s’avança vers l’ébénier; mais quand il fut à trois pas de l’arbre, la comtesse le regarda, comme pour le défier, quoiqu’une sorte d’expression craintive passât dans son œil; puis, d’un seul bond, elle se sauva de l’ébénier sur un acacia, et, de là, sur un sapin du Nord, où elle se balança de branche en branche avec une légèreté inouïe.

—Ne la poursuivez pas, dit monsieur Fanjat au colonel. Vous mettriez entre elle et vous une aversion qui pourrait devenir insurmontable; je vous aiderai à vous en faire connaître et à l’apprivoiser. Venez sur ce banc. Si vous ne faites point attention à cette pauvre folle, alors vous ne tarderez pas à la voir s’approcher insensiblement pour vous examiner.

Elle! ne pas me reconnaître, et me fuir, répéta le colonel en s’asseyant le dos contre un arbre dont le feuillage ombrageait un banc rustique; et sa tête se pencha sur sa poitrine. Le docteur garda le silence. Bientôt la comtesse descendit doucement du haut de son sapin, en voltigeant comme un feu follet, en se laissant aller parfois aux ondulations que le vent imprimait aux arbres. Elle s’arrêtait à chaque branche pour épier l’étranger; mais, en le voyant immobile, elle finit par sauter sur l’herbe, se mit debout, et vint à lui d’un pas lent, à travers la prairie. Quand elle se fut posée contre un arbre qui se trouvait à dix pieds environ du banc, monsieur Fanjat dit à voix basse au colonel:—Prenez adroitement, dans ma poche droite, quelques morceaux de sucre, et montrez-les-lui, elle viendra; je renoncerai volontiers, en votre faveur, au plaisir de lui donner des friandises. A l’aide du sucre, qu’elle aime avec passion, vous l’habituerez à s’approcher de vous et à vous reconnaître.

—Quand elle était femme, répondit tristement Philippe, elle n’avait aucun goût pour les mets sucrés.

Lorsque le colonel agita vers Stéphanie le morceau de sucre qu’il tenait entre le pouce et l’index de la main droite, elle poussa de nouveau son cri sauvage, et s’élança vivement sur Philippe; puis elle s’arrêta, combattue par la peur instinctive qu’il lui causait; elle regardait le sucre et détournait la tête alternativement, comme ces malheureux chiens à qui leurs maîtres défendent de toucher à un mets avant qu’on ait dit une des dernières lettres de l’alphabet qu’on récite lentement. Enfin la passion bestiale triompha de la peur; Stéphanie se précipita sur Philippe, avança timidement sa jolie main brune pour saisir sa proie, toucha les doigts de son amant, attrapa le sucre et disparut dans un bouquet de bois. Cette horrible scène acheva d’accabler le colonel, qui fondit en larmes et s’enfuit dans le salon.

—L’amour aurait-il donc moins de courage que l’amitié? lui dit monsieur Fanjat. J’ai de l’espoir, monsieur le baron. Ma pauvre nièce était dans un état bien plus déplorable que celui où vous la voyez.

—Est-ce possible? s’écria Philippe.

—Elle restait nue, reprit le médecin.

Le colonel fit un geste d’horreur et pâlit; le docteur crut reconnaître dans cette pâleur quelques fâcheux symptômes, il vint lui tâter le pouls, et le trouva en proie à une fièvre violente; à force d’instances, il parvint à le faire mettre au lit, et lui prépara une légère dose d’opium, afin de lui procurer un sommeil calme.

Huit jours environ s’écoulèrent, pendant lesquels le baron de Sucy fut souvent aux prises avec des angoisses mortelles; aussi bientôt ses yeux n’eurent-ils plus de larmes. Son âme, souvent brisée, ne put s’accoutumer au spectacle que lui présentait la folie de la comtesse, mais il pactisa, pour ainsi dire, avec cette cruelle situation, et trouva des adoucissements dans sa douleur. Son héroïsme ne connut pas de bornes. Il eut le courage d’apprivoiser Stéphanie, en lui choisissant des friandises; il mit tant de soin à lui apporter cette nourriture, il sut si bien graduer les modestes conquêtes qu’il voulait faire sur l’instinct de sa maîtresse, ce dernier lambeau de son intelligence, qu’il parvint à la rendre plus privée qu’elle ne l’avait jamais été. Le colonel descendait chaque matin dans le parc; et si, après avoir longtemps cherché la comtesse, il ne pouvait deviner sur quel arbre elle se balançait mollement, ni le coin dans lequel elle s’était tapie pour y jouer avec un oiseau, ni sur quel toit elle s’était perchée, il sifflait l’air si célèbre de: Partant pour la Syrie, auquel se rattachait le souvenir d’une scène de leurs amours. Aussitôt Stéphanie accourait avec la légèreté d’un faon. Elle s’était si bien habituée à voir le colonel, qu’il ne l’effrayait plus; bientôt elle s’accoutuma à s’asseoir sur lui, à l’entourer de son bras sec et agile. Dans cette attitude, si chère aux amants, Philippe donnait lentement quelques sucreries à la friande comtesse. Après les avoir mangées toutes, il arrivait souvent à Stéphanie de visiter les poches de son ami par des gestes qui avaient la vélocité mécanique des mouvements du singe. Quand elle était bien sûre qu’il n’y avait plus rien, elle regardait Philippe d’un œil clair, sans idées, sans reconnaissance; elle jouait alors avec lui; elle essayait de lui ôter ses bottes pour voir son pied, elle déchirait ses gants, mettait son chapeau; mais elle lui laissait passer les mains dans sa chevelure, lui permettait de la prendre dans ses bras, et recevait sans plaisir des baisers ardents; enfin, elle le regardait silencieusement quand il versait des larmes; elle comprenait bien le sifflement de: Partant pour la Syrie; mais il ne put réussir à lui faire prononcer son propre nom de Stéphanie! Philippe était soutenu dans son horrible entreprise par un espoir qui ne l’abandonnait jamais. Si, par une belle matinée d’automne, il voyait la comtesse paisiblement assise sur un banc, sous un peuplier jauni, le pauvre amant se couchait à ses pieds, et la regardait dans les yeux aussi longtemps qu’elle voulait bien se laisser voir, en espérant que la lumière qui s’en échappait redeviendrait intelligente; parfois, il se faisait illusion, il croyait avoir aperçu ces rayons durs et immobiles, vibrant de nouveau, amollis, vivants, et il s’écriait:—Stéphanie! Stéphanie! tu m’entends, tu me vois! Mais elle écoutait le son de cette voix comme un bruit, comme l’effort du vent qui agitait les arbres, comme le mugissement de la vache sur laquelle elle grimpait; et le colonel se tordait les mains de désespoir, désespoir toujours nouveau. Le temps et ces vaines épreuves ne faisaient qu’augmenter sa douleur. Un soir, par un ciel calme, au milieu du silence et de la paix de ce champêtre asile, le docteur aperçut de loin le baron occupé à charger un pistolet. Le vieux médecin comprit que Philippe n’avait plus d’espoir; il sentit tout son sang affluer à son cœur, et s’il résista au vertige qui s’emparait de lui, c’est qu’il aimait mieux voir sa nièce vivante et folle que morte. Il accourut.

—Que faites-vous! dit-il.

—Ceci est pour moi, répondit le colonel en montrant sur le banc un pistolet chargé, et voilà pour elle! ajouta-t-il en achevant de fouler la bourre au fond de l’arme qu’il tenait.

La comtesse était étendue à terre, et jouait avec les balles.

—Vous ne savez donc pas, reprit froidement le médecin qui dissimula son épouvante, que cette nuit, en dormant, elle a dit:—Philippe!

—Elle m’a nommé! s’écria le baron en laissant tomber son pistolet que Stéphanie ramassa; mais il le lui arracha des mains, s’empara de celui qui était sur le banc, et se sauva.

—Pauvre petite, s’écria le médecin, heureux du succès qu’avait eu sa supercherie. Il pressa la folle sur son sein, et dit en continuant:—Il t’aurait tuée, l’égoïste! il veut te donner la mort, parce qu’il souffre. Il ne sait pas t’aimer pour toi, mon enfant! Nous lui pardonnons, n’est-ce pas? il est insensé, et toi? tu n’es que folle. Va! Dieu seul doit te rappeler près de lui. Nous te croyons malheureuse, parce que tu ne participes plus à nos misères, sots que nous sommes!—Mais, dit-il en l’asseyant sur ses genoux, tu es heureuse, rien ne te gêne; tu vis comme l’oiseau, comme le daim.

Elle s’élança sur un jeune merle qui sautillait, le prit en jetant un petit cri de satisfaction, l’étouffa, le regarda mort, et le laissa au pied d’un arbre sans plus y penser.

Le lendemain, aussitôt qu’il fit jour, le colonel descendit dans les jardins, il chercha Stéphanie, il croyait au bonheur; ne la trouvant pas, il siffla. Quand sa maîtresse fut venue, il la prit par le bras; et, marchant pour la première fois ensemble, ils allèrent sous un berceau d’arbres flétris dont les feuilles tombaient sous la brise matinale. Le colonel s’assit, et Stéphanie se posa d’elle-même sur lui. Philippe en trembla d’aise.

—Mon amour, lui dit-il en baisant avec ardeur les mains de la comtesse, je suis Philippe.

Elle le regarda avec curiosité.

—Viens, ajouta-t-il en la pressant. Sens-tu battre mon cœur? Il n’a battu que pour toi. Je t’aime toujours. Philippe n’est pas mort, il est là, tu es sur lui. Tu es ma Stéphanie, et je suis ton Philippe.

—Adieu, dit-elle, adieu.

Le colonel frissonna, car il crut s’apercevoir que son exaltation se communiquait à sa maîtresse. Son cri déchirant, excité par l’espoir, ce dernier effort d’un amour éternel, d’une passion délirante, réveillait la raison de son amie.

—Ah! Stéphanie, nous serons heureux.

Elle laissa échapper un cri de satisfaction, et ses yeux eurent un vague éclair d’intelligence.

—Elle me reconnaît! Stéphanie!

Le colonel sentit son cœur se gonfler, ses paupières devenir humides. Mais il vit tout à coup la comtesse lui montrer un peu de sucre qu’elle avait trouvé en le fouillant pendant qu’il parlait. Il avait donc pris pour une pensée humaine ce degré de raison que suppose la malice du singe. Philippe perdit connaissance. Monsieur Fanjat trouva la comtesse assise sur le corps du colonel. Elle mordait son sucre en témoignant son plaisir par des minauderies qu’on aurait admirées si, quand elle avait sa raison, elle eût voulu imiter par plaisanterie sa perruche ou sa chatte.

—Ah! mon ami, s’écria Philippe en reprenant ses sens, je meurs tous les jours, à tous les instants! J’aime trop! Je supporterais tout si, dans sa folie, elle avait gardé un peu du caractère féminin. Mais la voir toujours sauvage et même dénuée de pudeur, la voir...

—Il vous fallait donc une folie d’opéra, dit aigrement le docteur. Et vos dévouements d’amour sont donc soumis à des préjugés? Hé quoi! monsieur, je me suis privé pour vous du triste bonheur de nourrir ma nièce, je vous ai laissé le plaisir de jouer avec elle, je n’ai gardé pour moi que les charges les plus pesantes. Pendant que vous dormez, je veille sur elle, je... Allez, monsieur, abandonnez-la. Quittez ce triste ermitage. Je sais vivre avec cette chère petite créature; je comprends sa folie, j’épie ses gestes, je suis dans ses secrets. Un jour vous me remercierez.

Le colonel quitta les Bons-Hommes, pour n’y plus revenir qu’une fois. Le docteur fut épouvanté de l’effet qu’il avait produit sur son hôte, il commençait à l’aimer à l’égal de sa nièce. Si des deux amants il y en avait un digne de pitié, c’était certes Philippe: ne portait-il pas à lui seul le fardeau d’une épouvantable douleur! Le médecin fit prendre des renseignements sur le colonel, et apprit que le malheureux s’était réfugié dans une terre qu’il possédait près de Saint-Germain. Le baron avait, sur la foi d’un rêve, conçu un projet pour rendre la raison à la comtesse. A l’insu du docteur, il employait le reste de l’automne aux préparatifs de cette immense entreprise. Une petite rivière coulait dans son parc, où elle inondait en hiver un grand marais qui ressemblait à peu près à celui qui s’étendait le long de la rive droite de la Bérésina. Le village de Satout, situé sur une colline, achevait d’encadrer cette scène d’horreur, comme Studzianka enveloppait la plaine de la Bérésina. Le colonel rassembla des ouvriers pour faire creuser un canal qui représentât la dévorante rivière où s’étaient perdus les trésors de la France, Napoléon et son armée. Aidé par ses souvenirs, Philippe réussit à copier dans son parc la rive où le général Éblé avait construit ses ponts. Il planta des chevalets et les brûla de manière à figurer les ais noirs et à demi consumés qui, de chaque côté de la rive, avaient attesté aux traînards que la route de France leur était fermée. Le colonel fit apporter des débris semblables à ceux dont s’étaient servis ses compagnons d’infortune pour construire leur embarcation. Il ravagea son parc, afin de compléter l’illusion sur laquelle il fondait sa dernière espérance. Il commanda des uniformes et des costumes délabrés, afin d’en revêtir plusieurs centaines de paysans. Il éleva des cabanes, des bivouacs, des batteries qu’il incendia. Enfin, il n’oublia rien de ce qui pouvait reproduire la plus horrible de toutes les scènes, et il atteignit à son but. Vers les premiers jours du mois de décembre, quand la neige eut revêtu la terre d’un épais manteau blanc, il reconnut la Bérésina. Cette fausse Russie était d’une si épouvantable vérité, que plusieurs de ses compagnons d’armes reconnurent la scène de leurs anciennes misères. Monsieur de Sucy garda le secret de cette représentation tragique, de laquelle, à cette époque, plusieurs sociétés parisiennes s’entretinrent comme d’une folie.

Au commencement du mois de janvier 1820, le colonel monta dans une voiture semblable à celle qui avait amené monsieur et madame de Vandières de Moscou à Studzianka, et se dirigea vers la forêt de l’Ile-Adam. Il était traîné par des chevaux à peu près semblables à ceux qu’il était allé chercher au péril de sa vie dans les rangs des Russes. Il portait les vêtements souillés et bizarres, les armes, la coiffure qu’il avait le 29 novembre 1812. Il avait même laissé croître sa barbe, ses cheveux, et négligé son visage, pour que rien ne manquât à cette affreuse vérité.

—Je vous ai deviné, s’écria monsieur Fanjat en voyant le colonel descendre de voiture. Si vous voulez que votre projet réussisse, ne vous montrez pas dans cet équipage. Ce soir, je ferai prendre à ma nièce un peu d’opium. Pendant son sommeil, nous l’habillerons comme elle l’était à Studzianka, et nous la mettrons dans cette voiture. Je vous suivrai dans une berline.

Sur les deux heures du matin, la jeune comtesse fut portée dans la voiture, posée sur des coussins, et enveloppée d’une grossière couverture. Quelques paysans éclairaient ce singulier enlèvement. Tout à coup, un cri perçant retentit dans le silence de la nuit. Philippe et le médecin se retournèrent et virent Geneviève qui sortait demi-nue de la chambre basse où elle couchait.

—Adieu, adieu, c’est fini, adieu, criait-elle en pleurant à chaudes larmes.

—Hé bien, Geneviève, qu’as-tu? lui dit monsieur Fanjat.

Geneviève agita la tête par un mouvement de désespoir, leva le bras vers le ciel, regarda la voiture, poussa un long grognement, donna des marques visibles d’une profonde terreur, et rentra silencieuse.

—Cela est de bon augure, s’écria le colonel. Cette fille regrette de n’avoir plus de compagne. Elle voit peut-être que Stéphanie va recouvrer la raison.

—Dieu le veuille, dit monsieur Fanjat qui parut affecté de cet incident.

Depuis qu’il s’était occupé de la folie, il avait rencontré plusieurs exemples de l’esprit prophétique et du don de seconde vue dont quelques preuves ont été données par des aliénés, et qui se retrouvent, au dire de plusieurs voyageurs, chez les tribus sauvages.

Ainsi que le colonel l’avait calculé, Stéphanie traversa la plaine fictive de la Bérésina sur les neuf heures du matin, elle fut réveillée par une boîte qui partit à cent pas de l’endroit où la scène avait lieu. C’était un signal. Mille paysans poussèrent une effroyable clameur, semblable au hourra de désespoir qui alla épouvanter les Russes, quand vingt mille traînards se virent livrés par leur faute à la mort ou à l’esclavage. A ce cri, à ce coup de canon, la comtesse sauta hors de la voiture, courut avec une délirante angoisse sur la place neigeuse, vit les bivouacs brûlés, et le fatal radeau que l’on jetait dans une Bérésina glacée. Le major Philippe était là, faisant tournoyer son sabre sur la multitude. Madame de Vandières laissa échapper un cri qui glaça tous les cœurs, et se plaça devant le colonel, qui palpitait. Elle se recueillit, regarda d’abord vaguement cet étrange tableau. Pendant un instant aussi rapide que l’éclair, ses yeux eurent la lucidité dépourvue d’intelligence que nous admirons dans l’œil éclatant des oiseaux; puis elle passa la main sur son front avec l’expression vive d’une personne qui médite, elle contempla ce souvenir vivant, cette vie passée traduite devant elle, tourna vivement la tête vers Philippe, et le vit. Un affreux silence régnait au milieu de la foule. Le colonel haletait et n’osait parler, le docteur pleurait. Le beau visage de Stéphanie se colora faiblement; puis, de teinte en teinte, elle finit par reprendre l’éclat d’une jeune fille étincelant de fraîcheur. Son visage devint d’un beau pourpre. La vie et le bonheur, animés par une intelligence flamboyante, gagnaient de proche en proche comme un incendie. Un tremblement convulsif se communiqua des pieds au cœur. Puis ces phénomènes, qui éclatèrent en un moment, eurent comme un lien commun quand les yeux de Stéphanie lancèrent un rayon céleste, une flamme animée. Elle vivait, elle pensait! Elle frissonna, de terreur peut-être! Dieu déliait lui-même une seconde fois cette langue morte, et jetait de nouveau son feu dans cette âme éteinte. La volonté humaine vint avec ses torrents électriques et vivifia ce corps d’où elle avait été si longtemps absente.

—Stéphanie, cria le colonel.

—Oh! c’est Philippe, dit la pauvre comtesse.

Elle se précipita dans les bras tremblants que le colonel lui tendait, et l’étreinte des deux amants effraya les spectateurs. Stéphanie fondait en larmes. Tout à coup ses pleurs se séchèrent, elle se cadavérisa comme si la foudre l’eût touchée, et dit d’un son de voix faible:—Adieu, Philippe. Je t’aime, adieu!

—Oh! elle est morte, s’écria le colonel en ouvrant les bras.

Le vieux médecin reçut le corps inanimé de sa nièce, l’embrassa comme eût fait un jeune homme, l’emporta et s’assit avec elle sur un tas de bois. Il regarda la comtesse en lui posant sur le cœur une main débile et convulsivement agitée. Le cœur ne battait plus.

—C’est donc vrai, dit-il en contemplant tour à tour le colonel immobile et la figure de Stéphanie sur laquelle la mort répandait cette beauté resplendissante, fugitive auréole, le gage peut-être d’un brillant avenir.

—Oui, elle est morte.

—Ah! ce sourire, s’écria Philippe, voyez donc ce sourire! Est-ce possible?

—Elle est déjà froide, répondit monsieur Fanjat.

Monsieur de Sucy fit quelques pas pour s’arracher à ce spectacle; mais il s’arrêta, siffla l’air qu’entendait la folle, et, ne voyant pas sa maîtresse accourir, il s’éloigna d’un pas chancelant, comme un homme ivre, sifflant toujours, mais ne se retournant plus.

Le général Philippe de Sucy passait dans le monde pour un homme très-aimable et surtout très-gai. Il y a quelques jours une dame le complimenta sur sa bonne humeur et sur l’égalité de son caractère.

—Ah! madame, lui dit-il, je paie mes plaisanteries bien cher, le soir, quand je suis seul.

—Êtes-vous donc jamais seul?

—Non, répondit-il en souriant.

Si un observateur judicieux de la nature humaine avait pu voir en ce moment l’expression du comte de Sucy, il en eût frissonné peut-être.

—Pourquoi ne vous mariez-vous pas? reprit cette dame qui avait plusieurs filles dans un pensionnat. Vous êtes riche, titré, de noblesse ancienne; vous avez des talents, de l’avenir, tout vous sourit.

—Oui, répondit-il, mais il est un sourire qui me tue.

Le lendemain la dame apprit avec étonnement que monsieur de Sucy s’était brûlé la cervelle pendant la nuit. La haute société s’entretint diversement de cet événement extraordinaire, et chacun en cherchait la cause. Selon les goûts de chaque raisonneur, le jeu, l’amour, l’ambition, des désordres cachés, expliquaient cette catastrophe, dernière scène d’un drame qui avait commencé en 1812. Deux hommes seulement, un magistrat et un vieux médecin, savaient que monsieur le comte de Sucy était un de ces hommes forts auxquels Dieu donne le malheureux pouvoir de sortir tous les jours triomphants d’un horrible combat qu’ils livrent à quelque monstre inconnu. Que, pendant un moment, Dieu leur retire sa main puissante, ils succombent.

Paris, mars 1830.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

«Tantôt ils lui voyaient, par un phénomène de vision ou de locomotion, abolir l’espace dans ses deux modes de Temps et de Distance, dont l’un est intellectuel et l’autre physique.»

Hist. intell. de Louis Lambert.


A MON CHER ALBERT MARCHAND DE LA RIBELLERIE.

Tours, 1836.


Par un soir du mois de novembre 1793, les principaux personnages de Carentan se trouvaient dans le salon de madame de Dey, chez laquelle l’assemblée se tenait tous les jours. Quelques circonstances qui n’eussent point attiré l’attention d’une grande ville, mais qui devaient fortement en préoccuper une petite, prêtaient à ce rendez-vous habituel un intérêt inaccoutumé. La surveille, madame de Dey avait fermé sa porte à sa société, qu’elle s’était encore dispensée de recevoir la veille, en prétextant d’une indisposition. En temps ordinaire, ces deux événements eussent fait à Carentan le même effet que produit à Paris un relâche à tous les théâtres. Ces jours-là, l’existence est en quelque sorte incomplète. Mais, en 1793, la conduite de madame de Dey pouvait avoir les plus funestes résultats. La moindre démarche hasardée devenait alors presque toujours pour les nobles une question de vie ou de mort. Pour bien comprendre la curiosité vive et les étroites finesses qui animèrent pendant cette soirée les physionomies normandes de tous ces personnages, mais surtout pour partager les perplexités secrètes de madame de Dey, il est nécessaire d’expliquer le rôle qu’elle jouait à Carentan. La position critique dans laquelle elle se trouvait en ce moment ayant été sans doute celle de bien des gens pendant la Révolution, les sympathies de plus d’un lecteur achèveront de colorer ce récit.

Madame de Dey, veuve d’un lieutenant général, chevalier des ordres, avait quitté la cour au commencement de l’émigration. Possédant des biens considérables aux environs de Carentan, elle s’y était réfugiée, en espérant que l’influence de la terreur s’y ferait peu sentir. Ce calcul, fondé sur une connaissance exacte du pays, était juste. La Révolution exerça peu de ravages en Basse-Normandie. Quoique madame de Dey ne vît jadis que les familles nobles du pays quand elle y venait visiter ses propriétés, elle avait, par politique, ouvert sa maison aux principaux bourgeois de la ville et aux nouvelles autorités, en s’efforçant de les rendre fiers de sa conquête, sans réveiller chez eux ni haine ni jalousie. Gracieuse et bonne, douée de cette inexprimable douceur qui sait plaire sans recourir à l’abaissement ou à la prière, elle avait réussi à se concilier l’estime générale par un tact exquis dont les sages avertissements lui permettaient de se tenir sur la ligne délicate où elle pouvait satisfaire aux exigences de cette société mêlée, sans humilier le rétif amour-propre des parvenus, ni choquer celui de ses anciens amis.

Agée d’environ trente-huit ans, elle conservait encore, non cette beauté fraîche et nourrie qui distingue les filles de la Basse-Normandie, mais une beauté grêle et pour ainsi dire aristocratique. Ses traits étaient fins et délicats; sa taille était souple et déliée. Quand elle parlait, son pâle visage paraissait s’éclairer et prendre de la vie. Ses grands yeux noirs étaient pleins d’affabilité, mais leur expression calme et religieuse semblait annoncer que le principe de son existence n’était plus en elle. Mariée à la fleur de l’âge avec un militaire vieux et jaloux, la fausseté de sa position au milieu d’une cour galante contribua beaucoup sans doute à répandre un voile de grave mélancolie sur une figure où les charmes et la vivacité de l’amour avaient dû briller autrefois. Obligée de réprimer sans cesse les mouvements naïfs, les émotions de la femme alors qu’elle sent encore au lieu de réfléchir, la passion était restée vierge au fond de son cœur. Aussi, son principal attrait venait-il de cette intime jeunesse que, par moments, trahissait sa physionomie, et qui donnait à ses idées une innocente expression de désir. Son aspect commandait la retenue, mais il y avait toujours dans son maintien, dans sa voix, des élans vers un avenir inconnu, comme chez une jeune fille; bientôt l’homme le plus insensible se trouvait amoureux d’elle, et conservait néanmoins une sorte de crainte respectueuse, inspirée par ses manières polies qui imposaient. Son âme, nativement grande, mais fortifiée par des luttes cruelles, semblait placée trop loin du vulgaire, et les hommes se faisaient justice. A cette âme, il fallait nécessairement une haute passion. Aussi les affections de madame de Dey s’étaient-elles concentrées dans un seul sentiment, celui de la maternité. Le bonheur et les plaisirs dont avait été privée sa vie de femme, elle les retrouvait dans l’amour extrême qu’elle portait à son fils. Elle ne l’aimait pas seulement avec le pur et profond dévouement d’une mère, mais avec la coquetterie d’une maîtresse, avec la jalousie d’une épouse. Elle était malheureuse loin de lui, inquiète pendant ses absences, ne le voyait jamais assez, ne vivait que par lui et pour lui. Afin de faire comprendre aux hommes la force de ce sentiment, il suffira d’ajouter que ce fils était non-seulement l’unique enfant de madame de Dey, mais son dernier parent, le seul être auquel elle pût rattacher les craintes, les espérances et les joies de sa vie. Le feu comte de Dey fut le dernier rejeton de sa famille, comme elle se trouva seule héritière de la sienne. Les calculs et les intérêts humains s’étaient donc accordés avec les plus nobles besoins de l’âme pour exalter dans le cœur de la comtesse un sentiment déjà si fort chez les femmes. Elle n’avait élevé son fils qu’avec des peines infinies, qui le lui avaient rendu plus cher encore; vingt fois les médecins lui en présagèrent la perte; mais, confiante en ses pressentiments, en ses espérances, elle eut la joie inexprimable de lui voir heureusement traverser les périls de l’enfance, d’admirer les progrès de sa constitution, en dépit des arrêts de la Faculté.

Grâce à des soins constants, ce fils avait grandi, et s’était si gracieusement développé, qu’à vingt ans, il passait pour un des cavaliers les plus accomplis de Versailles. Enfin, par un bonheur qui ne couronne pas les efforts de toutes les mères, elle était adorée de son fils; leurs âmes s’entendaient par de fraternelles sympathies. S’ils n’eussent pas été liés déjà par le vœu de la nature, ils auraient instinctivement éprouvé l’un pour l’autre cette amitié d’homme à homme, si rare à rencontrer dans la vie. Nommé sous-lieutenant de dragons à dix-huit ans, le jeune comte avait obéi au point d’honneur de l’époque en suivant les princes dans leur émigration.

Ainsi madame de Dey, noble, riche, et mère d’un émigré, ne se dissimulait point les dangers de sa cruelle situation. Ne formant d’autre vœu que celui de conserver à son fils une grande fortune, elle avait renoncé au bonheur de l’accompagner; mais en lisant les lois rigoureuses en vertu desquelles la République confisquait chaque jour les biens des émigrés à Carentan, elle s’applaudissait de cet acte de courage. Ne gardait-elle pas les trésors de son fils au péril de ses jours? Puis, en apprenant les terribles exécutions ordonnées par la Convention, elle s’endormait heureuse de savoir sa seule richesse en sûreté, loin des dangers, loin des échafauds. Elle se complaisait à croire qu’elle avait pris le meilleur parti pour sauver à la fois toutes ses fortunes. Faisant à cette secrète pensée les concessions voulues par le malheur des temps, sans compromettre ni sa dignité de femme ni ses croyances aristocratiques, elle enveloppait ses douleurs dans un froid mystère. Elle avait compris les difficultés qui l’attendaient à Carentan. Venir y occuper la première place, n’était-ce pas y défier l’échafaud tous les jours? Mais, soutenue par un courage de mère, elle sut conquérir l’affection des pauvres en soulageant indifféremment toutes les misères, et se rendit nécessaire aux riches en veillant à leurs plaisirs. Elle recevait le procureur de la commune, le maire, le président du district, l’accusateur public, et même les juges du tribunal révolutionnaire. Les quatre premiers de ces personnages, n’étant pas mariés, la courtisaient dans l’espoir de l’épouser, soit en l’effrayant par le mal qu’ils pouvaient lui faire, soit en lui offrant leur protection. L’accusateur public, ancien procureur à Caen, jadis chargé des intérêts de la comtesse, tentait de lui inspirer de l’amour par une conduite pleine de dévouement et de générosité; finesse dangereuse! Il était le plus redoutable de tous les prétendants. Lui seul connaissait à fond l’état de la fortune considérable de son ancienne cliente. Sa passion devait s’accroître de tous les désirs d’une avarice qui s’appuyait sur un pouvoir immense, sur le droit de vie et de mort dans le district. Cet homme, encore jeune, mettait tant de noblesse dans ses procédés, que madame de Dey n’avait pas encore pu le juger. Mais, méprisant le danger qu’il y avait à lutter d’adresse avec des Normands, elle employait l’esprit inventif et la ruse que la nature a départis aux femmes pour opposer ces rivalités les unes aux autres. En gagnant du temps, elle espérait arriver saine et sauve à la fin des troubles. A cette époque, les royalistes de l’intérieur se flattaient tous les jours de voir la Révolution terminée le lendemain; et cette conviction a été la perte de beaucoup d’entre eux.

Malgré ces obstacles, la comtesse avait assez habilement maintenu son indépendance jusqu’au jour où, par une inexplicable imprudence, elle s’était avisée de fermer sa porte. Elle inspirait un intérêt si profond et si véritable, que les personnes venues ce soir-là chez elle conçurent de vives inquiétudes en apprenant qu’il lui devenait impossible de les recevoir; puis, avec cette franchise de curiosité empreinte dans les mœurs provinciales, elles s’enquirent du malheur, du chagrin, de la maladie qui devait affliger madame de Dey. A ces questions une vieille femme de charge, nommée Brigitte, répondait que sa maîtresse s’était enfermée et ne voulait voir personne, pas même les gens de sa maison. L’existence, en quelque sorte claustrale, que mènent les habitants d’une petite ville crée en eux une habitude d’analyser et d’expliquer les actions d’autrui si naturellement invincible qu’après avoir plaint madame de Dey, sans savoir si elle était réellement heureuse ou chagrine, chacun se mit à rechercher les causes de sa soudaine retraite.

—Si elle était malade, dit le premier curieux, elle aurait envoyé chez le médecin; mais le docteur est resté pendant toute la journée chez moi à jouer aux échecs. Il me disait en riant que, par le temps qui court, il n’y a qu’une maladie... et qu’elle est malheureusement incurable.

Cette plaisanterie fut prudemment hasardée. Femmes, hommes, vieillards et jeunes filles se mirent alors à parcourir le vaste champ des conjectures. Chacun crut entrevoir un secret, et ce secret occupa toutes les imaginations. Le lendemain les soupçons s’envenimèrent. Comme la vie est à jour dans une petite ville, les femmes apprirent les premières que Brigitte avait fait au marché des provisions plus considérables qu’à l’ordinaire. Ce fait ne pouvait être contesté. L’on avait vu Brigitte de grand matin sur la place, et, chose extraordinaire, elle y avait acheté le seul lièvre qui s’y trouvât. Toute la ville savait que madame de Dey n’aimait pas le gibier. Le lièvre devint un point de départ pour des suppositions infinies. En faisant leur promenade périodique, les vieillards remarquèrent dans la maison de la comtesse une sorte d’activité concentrée qui se révélait par les précautions même dont se servaient les gens pour la cacher. Le valet de chambre battait un tapis dans le jardin; la veille, personne n’y aurait pris garde; mais ce tapis devint une pièce à l’appui des romans que tout le monde bâtissait. Chacun avait le sien. Le second jour, en apprenant que madame de Dey se disait indisposée, les principaux personnages de Carentan se réunirent le soir chez le frère du maire, vieux négociant marié, homme probe, généralement estimé, et pour lequel la comtesse avait beaucoup d’égards. Là, tous les aspirants à la main de la riche veuve eurent à raconter une fable plus ou moins probable; et chacun d’eux pensait à faire tourner à son profit la circonstance secrète qui la forçait de se compromettre ainsi. L’accusateur public imaginait tout un drame pour amener nuitamment le fils de madame de Dey chez elle. Le maire croyait à un prêtre insermenté, venu de la Vendée, et qui lui aurait demandé un asile; mais l’achat du lièvre, un vendredi, l’embarrassait beaucoup. Le président du district tenait fortement pour un chef de Chouans ou de Vendéens vivement poursuivi. D’autres voulaient un noble échappé des prisons de Paris. Enfin tous soupçonnaient la comtesse d’être coupable d’une de ces générosités que les lois d’alors nommaient un crime, et qui pouvaient conduire à l’échafaud. L’accusateur public disait d’ailleurs à voix basse qu’il fallait se taire, et tâcher de sauver l’infortunée de l’abîme vers lequel elle marchait à grands pas.

—Si vous ébruitez cette affaire, ajouta-t-il, je serai obligé d’intervenir, de faire des perquisitions chez elle, et alors!... Il n’acheva pas, mais chacun comprit cette réticence.

Les amis sincères de la comtesse s’alarmèrent tellement pour elle que, dans la matinée du troisième jour, le procureur-syndic de la commune lui fit écrire par sa femme un mot pour l’engager à recevoir pendant la soirée comme à l’ordinaire. Plus hardi, le vieux négociant se présenta dans la matinée chez madame de Dey. Fort du service qu’il voulait lui rendre, il exigea d’être introduit auprès d’elle, et resta stupéfait en l’apercevant dans le jardin, occupée à couper les dernières fleurs de ses plates-bandes pour en garnir des vases.

—Elle a sans doute donné asile à son amant, se dit le vieillard pris de pitié pour cette charmante femme. La singulière expression du visage de la comtesse le confirma dans ses soupçons. Vivement ému de ce dévouement si naturel aux femmes, mais qui nous touche toujours, parce que tous les hommes sont flattés par les sacrifices qu’une d’elles fait à un homme, le négociant instruisit la comtesse des bruits qui couraient dans la ville et du danger où elle se trouvait.—Car, lui dit-il en terminant, si, parmi nos fonctionnaires, il en est quelques-uns assez disposés à vous pardonner un héroïsme qui aurait un prêtre pour objet, personne ne vous plaindra si l’on vient à découvrir que vous vous immolez à des intérêts de cœur.

A ces mots, madame de Dey regarda le vieillard avec un air d’égarement et de folie qui le fit frissonner, lui, vieillard.

—Venez, lui dit-elle en le prenant par la main pour le conduire dans sa chambre, où, après s’être assurée qu’ils étaient seuls, elle tira de son sein une lettre sale et chiffonnée:—Lisez, s’écria-t-elle en faisant un violent effort pour prononcer ce mot.

Elle tomba dans son fauteuil, comme anéantie. Pendant que le vieux négociant cherchait ses lunettes et les nettoyait, elle leva les yeux sur lui, le contempla pour la première fois avec curiosité; puis, d’une voix altérée:—Je me fie à vous, lui dit-elle doucement.

—Est-ce que je ne viens pas partager votre crime, répondit le bonhomme avec simplicité.

Elle tressaillit. Pour la première fois, dans cette petite ville, son âme sympathisait avec celle d’un autre. Le vieux négociant comprit tout à coup et l’abattement et la joie de la comtesse. Son fils avait fait partie de l’expédition de Granville, il écrivait à sa mère du fond de sa prison, en lui donnant un triste et doux espoir. Ne doutant pas de ses moyens d’évasion, il lui indiquait trois jours pendant lesquels il devait se présenter chez elle, déguisé. La fatale lettre contenait de déchirants adieux au cas où il ne serait pas à Carentan dans la soirée du troisième jour, et il priait sa mère de remettre une assez forte somme à l’émissaire qui s’était chargé de lui apporter cette dépêche, à travers mille dangers. Le papier tremblait dans les mains du vieillard.

—Et voici le troisième jour, s’écria madame de Dey qui se leva rapidement, reprit la lettre, et marcha.

—Vous avez commis des imprudences, lui dit le négociant. Pourquoi faire prendre des provisions?

—Mais il peut arriver, mourant de faim, exténué de fatigue, et... Elle n’acheva pas.

—Je suis sûr de mon frère, reprit le vieillard, je vais aller le mettre dans vos intérêts.

Le négociant retrouva dans cette circonstance la finesse qu’il avait mise jadis dans les affaires, et lui dicta des conseils empreints de prudence et de sagacité. Après être convenus de tout ce qu’ils devaient dire et faire l’un ou l’autre, le vieillard alla, sous des prétextes habilement trouvés, dans les principales maisons de Carentan, où il annonça que madame de Dey qu’il venait de voir, recevrait dans la soirée, malgré son indisposition. Luttant de finesse avec les intelligences normandes dans l’interrogatoire que chaque famille lui imposa sur la nature de la maladie de la comtesse, il réussit à donner le change à presque toutes les personnes qui s’occupaient de cette mystérieuse affaire. Sa première visite fit merveille. Il raconta devant une vieille dame goutteuse que madame de Dey avait manqué périr d’une attaque de goutte à l’estomac; le fameux Tronchin lui ayant recommandé jadis, en pareille occurrence, de se mettre sur la poitrine la peau d’un lièvre écorché vif, et de rester au lit sans se permettre le moindre mouvement, la comtesse, en danger de mort, il y a deux jours, se trouvait, après avoir suivi ponctuellement la bizarre ordonnance de Tronchin, assez bien rétablie pour recevoir ceux qui viendraient la voir pendant la soirée. Ce conte eut un succès prodigieux, et le médecin de Carentan, royaliste in petto, en augmenta l’effet par l’importance avec laquelle il discuta le spécifique. Néanmoins les soupçons avaient trop fortement pris racine dans l’esprit de quelques entêtés ou de quelques philosophes pour être entièrement dissipés; en sorte que, le soir, ceux qui étaient admis chez madame de Dey vinrent avec empressement et de bonne heure chez elle, les uns pour épier sa contenance, les autres par amitié, la plupart saisis par le merveilleux de sa guérison. Ils trouvèrent la comtesse assise au coin de la grande cheminée de son salon, à peu près aussi modeste que l’étaient ceux de Carentan; car, pour ne pas blesser les étroites pensées de ses hôtes, elle s’était refusée aux jouissances de luxe auxquelles elle était jadis habituée, elle n’avait donc rien changé chez elle. Le carreau de la salle de réception n’était même pas frotté. Elle laissait sur les murs de vieilles tapisseries sombres, conservait les meubles du pays, brûlait de la chandelle, et suivait les modes de la ville, en épousant la vie provinciale sans reculer ni devant les petitesses les plus dures, ni devant les privations les plus désagréables. Mais sachant que ses hôtes lui pardonneraient les magnificences qui auraient leur bien-être pour but, elle ne négligeait rien quand il s’agissait de leur procurer des jouissances personnelles. Aussi leur donnait-elle d’excellents dîners. Elle allait jusqu’à feindre de l’avarice pour plaire à ces esprits calculateurs; et, après avoir eu l’art de se faire arracher certaines concessions de luxe, elle savait obéir avec grâce. Donc, vers sept heures du soir, la meilleure mauvaise compagnie de Carentan se trouvait chez elle, et décrivait un grand cercle devant la cheminée. La maîtresse du logis, soutenue dans son malheur par les regards compatissants que lui jetait le vieux négociant, se soumit avec un courage inouï aux questions minutieuses, aux raisonnements frivoles et stupides de ses hôtes. Mais à chaque coup de marteau frappé sur sa porte, ou toutes les fois que des pas retentissaient dans la rue, elle cachait ses émotions en soulevant des questions intéressantes pour la fortune du pays. Elle éleva de bruyantes discussions sur la qualité des cidres, et fut si bien secondée par son confident, que l’assemblée oublia presque de l’espionner en trouvant sa contenance naturelle et son aplomb imperturbable. L’accusateur public et l’un des juges du tribunal révolutionnaire restaient taciturnes, observaient avec attention les moindres mouvements de sa physionomie, écoutaient dans la maison, malgré le tumulte; et, à plusieurs reprises, ils lui firent des questions embarrassantes, auxquelles la comtesse répondit cependant avec une admirable présence d’esprit. Les mères ont tant de courage! Au moment où madame de Dey eut arrangé les parties, placé tout le monde à des tables de boston, de reversis ou de whist, elle resta encore à causer auprès de quelques jeunes personnes avec un extrême laissez-aller, en jouant son rôle en actrice consommée. Elle se fit demander un loto, prétendit savoir seule où il était, et disparut.

—J’étouffe, ma pauvre Brigitte, s’écria-t-elle en essuyant des larmes qui sortirent vivement de ses yeux brillants de fièvre, de douleur et d’impatience.—Il ne vient pas, reprit-elle en regardant la chambre où elle était montée. Ici, je respire et je vis. Encore quelques moments, et il sera là, pourtant! car il vit encore, j’en suis certaine. Mon cœur me le dit. N’entendez-vous rien, Brigitte? Oh! je donnerais le reste de ma vie pour savoir s’il est en prison ou s’il marche à travers la campagne! Je voudrais ne pas penser.

Elle examina de nouveau si tout était en ordre dans l’appartement. Un bon feu brillait dans la cheminée; les volets étaient soigneusement fermés; les meubles reluisaient de propreté; la manière dont avait été fait le lit, prouvait que la comtesse s’était occupée avec Brigitte des moindres détails; et ses espérances se trahissaient dans les soins délicats qui paraissaient avoir été pris dans cette chambre où se respiraient et la gracieuse douceur de l’amour et ses plus chastes caresses dans les parfums exhalés par les fleurs. Une mère seule pouvait avoir prévu les désirs d’un soldat et lui préparer de si complètes satisfactions. Un repas exquis, des vins choisis, la chaussure, le linge, enfin tout ce qui devait être nécessaire ou agréable à un voyageur fatigué, se trouvait rassemblé pour que rien ne lui manquât, pour que les délices du chez-soi lui révélassent l’amour d’une mère.

—Brigitte? dit la comtesse d’un son de voix déchirant en allant placer un siége devant la table, comme pour donner de la réalité à ses vœux, comme pour augmenter la force de ses illusions.

—Ah! madame, il viendra. Il n’est pas loin.—Je ne doute pas qu’il ne vive et qu’il ne soit en marche, reprit Brigitte. J’ai mis une clef dans la Bible, et je l’ai tenue sur mes doigts pendant que Cottin lisait l’Évangile de saint Jean... et, madame! la clef n’a pas tourné.

—Est-ce bien sûr? demanda la comtesse.

—Oh! madame, c’est connu. Je gagerais mon salut qu’il vit encore. Dieu ne peut pas se tromper.

—Malgré le danger qui l’attend ici, je voudrais bien cependant l’y voir.

—Pauvre monsieur Auguste, s’écria Brigitte, il est sans doute à pied, par les chemins.

—Et voilà huit heures qui sonnent au clocher, s’écria la comtesse avec terreur.

Elle eut peur d’être restée plus longtemps qu’elle ne le devait, dans cette chambre où elle croyait à la vie de son fils, en voyant tout ce qui lui en attestait la vie, elle descendit; mais avant d’entrer au salon, elle resta pendant un moment sous le péristyle de l’escalier, en écoutant si quelque bruit ne réveillait pas les silencieux échos de la ville. Elle sourit au mari de Brigitte, qui se tenait en sentinelle, et dont les yeux semblaient hébétés à force de prêter attention aux murmures de la place et de la nuit. Elle voyait son fils en tout et partout. Elle rentra bientôt, en affectant un air gai, et se mit à jouer au loto avec des petites filles; mais, de temps en temps, elle se plaignit de souffrir, et revint occuper son fauteuil auprès de la cheminée.

Telle était la situation des choses et des esprits dans la maison de madame de Dey, pendant que, sur le chemin de Paris à Cherbourg, un jeune homme vêtu d’une carmagnole brune, costume de rigueur à cette époque, se dirigeait vers Carentan. A l’origine des réquisitions, il y avait peu ou point de discipline. Les exigences du moment ne permettaient guère à la République d’équiper sur-le-champ ses soldats, et il n’était pas rare de voir les chemins couverts de réquisitionnaires qui conservaient leurs habits bourgeois. Ces jeunes gens devançaient leurs bataillons aux lieux d’étape, ou restaient en arrière, car leur marche était soumise à leur manière de supporter les fatigues d’une longue route. Le voyageur dont il est ici question se trouvait assez en avant de la colonne de réquisitionnaires qui se rendait à Cherbourg, et que le maire de Carentan attendait d’heure en heure, afin de leur distribuer des billets de logement. Ce jeune homme marchait d’un pas alourdi, mais ferme encore, et son allure semblait annoncer qu’il s’était familiarisé depuis longtemps avec les rudesses de la vie militaire. Quoique la lune éclairât les herbages qui avoisinent Carentan, il avait remarqué de gros nuages blancs prêts à jeter de la neige sur la campagne; et la crainte d’être surpris par un ouragan animait sans doute sa démarche, alors plus vive que ne le comportait sa lassitude. Il avait sur le dos un sac presque vide, et tenait à la main une canne de buis, coupée dans les hautes et larges haies que cet arbuste forme autour de la plupart des héritages en Basse-Normandie. Ce voyageur solitaire entra dans Carentan, dont les tours, bordées de lueurs fantastiques par la lune, lui apparaissaient depuis un moment. Son pas réveilla les échos des rues silencieuses, où il ne rencontra personne; il fut obligé de demander la maison du maire à un tisserand qui travaillait encore. Ce magistrat demeurait à une faible distance, et le réquisitionnaire se vit bientôt à l’abri sous le porche de la maison du maire, et s’y assit sur un banc de pierre, en attendant le billet de logement qu’il avait réclamé. Mais mandé par ce fonctionnaire, il comparut devant lui, et devint l’objet d’un scrupuleux examen. Le fantassin était un jeune homme de bonne mine qui paraissait appartenir à une famille distinguée. Son air trahissait la noblesse. L’intelligence due à une bonne éducation respirait sur sa figure.

—Comment te nommes-tu, lui demanda le maire en lui jetant un regard plein de finesse.

—Julien Jussieu, répondit le réquisitionnaire.

—Et tu viens? dit le magistrat en laissant échapper un sourire d’incrédulité.

—De Paris.

—Tes camarades doivent être loin, reprit le Normand d’un ton railleur.

—J’ai trois lieues d’avance sur le bataillon.

—Quelque sentiment t’attire sans doute à Carentan, citoyen réquisitionnaire? dit le maire d’un air fin. C’est bien, ajouta-t-il en imposant silence par un geste de main au jeune homme prêt à parler, nous savons où t’envoyer. Tiens, ajouta-t-il en lui remettant son billet de logement, va, citoyen Jussieu!

Une teinte d’ironie se fit sentir dans l’accent avec lequel le magistrat prononça ces deux derniers mots, en tendant un billet sur lequel la demeure de madame de Dey était indiquée. Le jeune homme lut l’adresse avec un air de curiosité.

—Il sait bien qu’il n’a pas loin à aller. Et quand il sera dehors, il aura bientôt traversé la place! s’écria le maire en se parlant à lui-même, pendant que le jeune homme sortait. Il est joliment hardi! Que Dieu le conduise! Il a réponse à tout. Oui, mais si un autre que moi lui avait demandé à voir ses papiers, il était perdu!

En ce moment, les horloges de Carentan avaient sonné neuf heures et demie; les falots s’allumaient dans l’antichambre de madame de Dey; les domestiques aidaient leurs maîtresses et leurs maîtres à mettre leurs sabots, leurs houppelandes ou leurs mantelets; les joueurs avaient soldé leurs comptes, et allaient se retirer tous ensemble, suivant l’usage établi dans toutes les petites villes.

—Il paraît que l’accusateur veut rester, dit une dame en s’apercevant que ce personnage important leur manquait au moment où chacun se sépara sur la place pour regagner son logis, après avoir épuisé toutes les formules d’adieu.

Ce terrible magistrat était en effet seul avec la comtesse, qui attendait, en tremblant, qu’il lui plût de sortir.

—Citoyenne, dit-il enfin après un long silence qui eut quelque chose d’effrayant, je suis ici pour faire observer les lois de la République...

Madame de Dey frissonna.

—N’as-tu donc rien à me révéler? demanda-t-il.

—Rien, répondit-elle étonnée.

—Ah! madame, s’écria l’accusateur en s’asseyant auprès d’elle et changeant de ton, en ce moment, faute d’un mot, vous ou moi, nous pouvons porter notre tête sur l’échafaud. J’ai trop bien observé votre caractère, votre âme, vos manières, pour partager l’erreur dans laquelle vous avez su mettre votre société ce soir. Vous attendez votre fils, je n’en saurais douter.

La comtesse laissa échapper un geste de dénégation; mais elle avait pâli, mais les muscles de son visage s’étaient contractés par la nécessité où elle se trouvait d’afficher une fermeté trompeuse, et l’œil implacable de l’accusateur public ne perdit aucun de ses mouvements.

—Eh! bien, recevez-le, reprit le magistrat révolutionnaire; mais qu’il ne reste pas plus tard que sept heures du matin sous votre toit. Demain, au jour, armé d’une dénonciation que je me ferai faire, je viendrai chez vous...

Elle le regarda d’un air stupide qui aurait fait pitié à un tigre.

—Je démontrerai, poursuivit-il d’une voix douce, la fausseté de la dénonciation par d’exactes perquisitions, et vous serez, par la nature de mon rapport, à l’abri de tous soupçons ultérieurs. Je parlerai de vos dons patriotiques, de votre civisme, et nous serons tous sauvés.

Madame de Dey craignait un piége, elle restait immobile, mais son visage était en feu et sa langue glacée. Un coup de marteau retentit dans la maison.

—Ah! cria la mère épouvantée, en tombant à genoux. Le sauver, le sauver!

—Oui, sauvons-le! reprit l’accusateur public, en lui lançant un regard de passion, dût-il nous en coûter la vie.

—Je suis perdue, s’écria-t-elle pendant que l’accusateur la relevait avec politesse.

—Eh! madame, répondit-il par un beau mouvement oratoire, je ne veux vous devoir à rien... qu’à vous-même.

—Madame, le voi..., s’écria Brigitte qui croyait sa maîtresse seule.

A l’aspect de l’accusateur public, la vieille servante, de rouge et joyeuse qu’elle était, devint immobile et blême.

—Qui est-ce, Brigitte? demanda le magistrat d’un air doux et intelligent.

—Un réquisitionnaire que le maire nous envoie à loger, répondit la servante en montrant le billet.

—C’est vrai, dit l’accusateur après avoir lu le papier. Il nous arrive un bataillon ce soir!

Et il sortit.

La comtesse avait trop besoin de croire en ce moment à la sincérité de son ancien procureur pour concevoir le moindre doute; elle monta rapidement l’escalier, ayant à peine la force de se soutenir; puis, elle ouvrit la porte de sa chambre, vit son fils, se précipita dans ses bras, mourante:—Oh! mon enfant, mon enfant! s’écria-t-elle en sanglotant et le couvrant de baisers empreints d’une sorte de frénésie.

—Madame, dit l’inconnu.

—Ah! ce n’est pas lui, cria-t-elle en reculant d’épouvante et restant debout devant le réquisitionnaire qu’elle contemplait d’un air hagard.

—O saint bon Dieu, quelle ressemblance! dit Brigitte.

Il y eut un moment de silence, et l’étranger lui-même tressaillit à l’aspect de madame de Dey.

—Ah! monsieur, dit-elle en s’appuyant sur le mari de Brigitte, et sentant alors dans toute son étendue une douleur dont la première atteinte avait failli la tuer; monsieur, je ne saurais vous voir plus longtemps, souffrez que mes gens me remplacent et s’occupent de vous.

Elle descendit chez elle, à demi portée par Brigitte et son vieux serviteur.

—Comment, madame! s’écria la femme de charge en asseyant sa maîtresse, cet homme va-t-il coucher dans le lit de monsieur Auguste, mettre les pantoufles de monsieur Auguste, manger le pâté que j’ai fait pour monsieur Auguste! quand on devrait me guillotiner, je...

—Brigitte! cria madame de Dey.

Brigitte resta muette.

—Tais-toi donc, bavarde, lui dit son mari à voix basse, veux-tu tuer madame?

En ce moment, le réquisitionnaire fit du bruit dans sa chambre en se mettant à table.

—Je ne resterai pas ici, s’écria madame de Dey, j’irai dans la serre, d’où j’entendrai mieux ce qui se passera au dehors pendant la nuit.

Elle flottait encore entre la crainte d’avoir perdu son fils et l’espérance de le voir reparaître. La nuit fut horriblement silencieuse. Il y eut, pour la comtesse, un moment affreux, quand le bataillon des réquisitionnaires vint en ville et que chaque homme y chercha son logement. Ce fut des espérances trompées à chaque pas, à chaque bruit; puis bientôt la nature reprit un calme effrayant. Vers le matin, la comtesse fut obligée de rentrer chez elle. Brigitte, qui surveillait les mouvements de sa maîtresse, ne la voyant pas sortir, entra dans la chambre et y trouva la comtesse morte.

—Elle aura probablement entendu ce réquisitionnaire qui achève de s’habiller et qui marche dans la chambre de monsieur Auguste en chantant leur damnée Marseillaise, comme s’il était dans une écurie, s’écria Brigitte. Ça l’aura tuée!

La mort de la comtesse fut causée par un sentiment plus grave, et sans doute par quelque vision terrible. A l’heure précise où madame de Dey mourait à Carentan, son fils était fusillé dans le Morbihan. Nous pouvons joindre ce fait tragique à toutes les observations sur les sympathies qui méconnaissent les lois de l’espace; documents que rassemblent avec une savante curiosité quelques hommes de solitude, et qui serviront un jour à asseoir les bases d’une science nouvelle à laquelle il a manqué jusqu’à ce jour un homme de génie.

Paris, février 1831.

EL VERDUGO.


A MARTINEZ DE LA ROSA.


Le clocher de la petite ville de Menda venait de sonner minuit. En ce moment, un jeune officier français, appuyé sur le parapet d’une longue terrasse qui bordait les jardins du château de Menda, paraissait abîmé dans une contemplation plus profonde que ne le comportait l’insouciance de la vie militaire; mais il faut dire aussi que jamais heure, site et nuit ne furent plus propices à la méditation. Le beau ciel d’Espagne étendait un dôme d’azur au-dessus de sa tête. Le scintillement des étoiles et la douce lumière de la lune éclairaient une vallée délicieuse qui se déroulait coquettement à ses pieds. Appuyé sur un oranger en fleur, le chef de bataillon pouvait voir, à cent pieds au-dessous de lui, la ville de Menda, qui semblait s’être mise à l’abri des vents du nord, au pied du rocher sur lequel était bâti le château. En tournant la tête, il apercevait la mer, dont les eaux brillantes encadraient le paysage d’une large lame d’argent. Le château était illuminé. Le joyeux tumulte d’un bal, les accents de l’orchestre, les rires de quelques officiers et de leurs danseuses arrivaient jusqu’à lui, mêlés au lointain murmure des flots. La fraîcheur de la nuit imprimait une sorte d’énergie à son corps fatigué par la chaleur du jour. Enfin les jardins étaient plantés d’arbres si odoriférants et de fleurs si suaves, que le jeune homme se trouvait comme plongé dans un bain de parfums.

Le château de Menda appartenait à un grand d’Espagne, qui l’habitait en ce moment avec sa famille. Pendant toute cette soirée, l’aînée des filles avait regardé l’officier avec un intérêt empreint d’une telle tristesse, que le sentiment de compassion exprimé par l’Espagnole pouvait bien causer la rêverie du Français. Clara était belle, et quoiqu’elle eût trois frères et une sœur, les biens du marquis de Léganès paraissaient assez considérables pour faire croire à Victor Marchand que la jeune personne aurait une riche dot. Mais comment oser croire que la fille du vieillard le plus entiché de sa grandesse qui fût en Espagne, pourrait être donnée au fils d’un épicier de Paris! D’ailleurs, les Français étaient haïs. Le marquis ayant été soupçonné par le général G..t..r.., qui gouvernait la province, de préparer un soulèvement en faveur de Ferdinand VII, le bataillon commandé par Victor Marchand avait été cantonné dans la petite ville de Menda pour contenir les campagnes voisines, qui obéissaient au marquis de Léganès. Une récente dépêche du maréchal Ney faisait craindre que les Anglais ne débarquassent prochainement sur la côte, et signalait le marquis comme un homme qui entretenait des intelligences avec le cabinet de Londres. Aussi, malgré le bon accueil que cet Espagnol avait fait à Victor Marchand et à ses soldats, le jeune officier se tenait-il constamment sur ses gardes. En se dirigeant vers cette terrasse où il venait examiner l’état de la ville et des campagnes confiées à sa surveillance, il se demandait comment il devait interpréter l’amitié que le marquis n’avait cessé de lui témoigner, et comment la tranquillité du pays pouvait se concilier avec les inquiétudes de son général; mais depuis un moment, ces pensées avaient été chassées de l’esprit du jeune commandant par un sentiment de prudence et par une curiosité bien légitime. Il venait d’apercevoir dans la ville une assez grande quantité de lumières. Malgré la fête de saint Jacques, il avait ordonné, le matin même, que les feux fussent éteints à l’heure prescrite par son règlement. Le château seul avait été excepté de cette mesure. Il vit bien briller çà et là les baïonnettes de ses soldats aux postes accoutumés; mais le silence était solennel, et rien n’annonçait que les Espagnols fussent en proie à l’ivresse d’une fête. Après avoir cherché à s’expliquer l’infraction dont se rendaient coupables les habitants, il trouva dans ce délit un mystère d’autant plus incompréhensible qu’il avait laissé des officiers chargés de la police nocturne et des rondes. Avec l’impétuosité de la jeunesse, il allait s’élancer par une brèche pour descendre rapidement les rochers, et parvenir ainsi plus tôt que par le chemin ordinaire à un petit poste placé à l’entrée de la ville du côté du château, quand un faible bruit l’arrêta dans sa course. Il crut entendre le sable des allées criant sous le pas léger d’une femme. Il retourna la tête et ne vit rien; mais ses yeux furent saisis par l’éclat extraordinaire de l’Océan. Il y aperçut tout à coup un spectacle si funeste, qu’il demeura immobile de surprise, en accusant ses sens d’erreur. Les rayons blanchissants de la lune lui permirent de distinguer des voiles à une assez grande distance. Il tressaillit, et tâcha de se convaincre que cette vision était un piége d’optique offert par les fantaisies des ondes et de la lune. En ce moment, une voix enrouée prononça le nom de l’officier, qui regarda vers la brèche, et vit s’y élever lentement la tête du soldat par lequel il s’était fait accompagner au château.

—Est-ce vous, mon commandant?

—Oui. Eh! bien? lui dit à voix basse le jeune homme, qu’une sorte de pressentiment avertit d’agir avec mystère.

—Ces gredins-là se remuent comme des vers, et je me hâte, si vous le permettez, de vous communiquer mes petites observations.

—Parle, répondit Victor Marchand.

—Je viens de suivre un homme du château qui s’est dirigé par ici une lanterne à la main. Une lanterne est furieusement suspecte! je ne crois pas que ce chrétien-là ait besoin d’allumer des cierges à cette heure-ci. Ils veulent nous manger! que je me suis dit, et je me suis mis à lui examiner les talons. Aussi, mon commandant, ai-je découvert à trois pas d’ici, sur un quartier de roche, un certain amas de fagots.

Un cri terrible qui tout à coup retentit dans la ville, interrompit le soldat. Une lueur soudaine éclaira le commandant. Le pauvre grenadier reçut une balle dans la tête et tomba. Un feu de paille et de bois sec brillait comme un incendie à dix pas du jeune homme. Les instruments et les rires cessaient de se faire entendre dans la salle du bal. Un silence de mort, interrompu par des gémissements, avait soudain remplacé les rumeurs et la musique de la fête. Un coup de canon retentit sur la plaine blanche de l’Océan. Une sueur froide coula sur le front du jeune officier. Il était sans épée. Il comprenait que ses soldats avaient péri et que les Anglais allaient débarquer. Il se vit déshonoré s’il vivait, il se vit traduit devant un conseil de guerre; alors il mesura des yeux la profondeur de la vallée, et s’y élançait au moment où la main de Clara saisit la sienne.

—Fuyez! dit-elle, mes frères me suivent pour vous tuer. Au bas du rocher, par là, vous trouverez l’andaloux de Juanito. Allez!

Elle le poussa, le jeune homme stupéfait la regarda pendant un moment; mais, obéissant bientôt à l’instinct de conservation qui n’abandonne jamais l’homme, même le plus fort, il s’élança dans le parc en prenant la direction indiquée, et courut à travers des rochers que les chèvres avaient seules pratiqués jusqu’alors. Il entendit Clara crier à ses frères de le poursuivre; il entendit les pas de ses assassins; il entendit siffler à ses oreilles les balles de plusieurs décharges; mais il atteignit la vallée, trouva le cheval, monta dessus et disparut avec la rapidité de l’éclair.

En peu d’heures le jeune officier parvint au quartier du général G...t...r, qu’il trouva dînant avec son état-major.

—Je vous apporte ma tête! s’écria le chef de bataillon en apparaissant pâle et défait.

Il s’assit, et raconta l’horrible aventure. Un silence effrayant accueillit son récit.

—Je vous trouve plus malheureux que criminel, répondit enfin le terrible général. Vous n’êtes pas comptable du forfait des Espagnols; et à moins que le maréchal n’en décide autrement, je vous absous.

Ces paroles ne donnèrent qu’une bien faible consolation au malheureux officier.

—Quand l’empereur saura cela! s’écria-t-il.

—Il voudra vous faire fusiller, dit le général, mais nous verrons. Enfin, ne parlons plus de ceci, ajouta-t-il d’un ton sévère, que pour en tirer une vengeance qui imprime une terreur salutaire à ce pays où l’on fait la guerre à la façon des Sauvages.

Une heure après, un régiment entier, un détachement de cavalerie et un convoi d’artillerie étaient en route. Le général et Victor marchaient à la tête de cette colonne. Les soldats, instruits du massacre de leurs camarades, étaient possédés d’une fureur sans exemple. La distance qui séparait la ville de Menda du quartier général fut franchie avec une rapidité miraculeuse. Sur la route, le général trouva des villages entiers sous les armes. Chacune de ces misérables bourgades fut cernée et leurs habitants décimés.

Par une de ces fatalités inexplicables, les vaisseaux anglais étaient restés en panne sans avancer; mais on sut plus tard que ces vaisseaux ne portaient que de l’artillerie et qu’ils avaient mieux marché que le reste des transports. Ainsi la ville de Menda, privée des défenseurs qu’elle attendait, et que l’apparition des voiles anglaises semblait lui promettre, fut entourée par les troupes françaises presque sans coup férir. Les habitants, saisis de terreur, offrirent de se rendre à discrétion. Par un de ces dévouements qui n’ont pas été rares dans la Péninsule, les assassins des Français, prévoyant, d’après la cruauté connue du général, que Menda serait peut-être livrée aux flammes et la population entière passée au fil de l’épée, proposèrent de se dénoncer eux-mêmes au général. Il accepta cette offre, en y mettant pour condition que les habitants du château, depuis le dernier valet jusqu’au marquis, seraient mis entre ses mains. Cette capitulation consentie, le général promit de faire grâce au reste de la population et d’empêcher ses soldats de piller la ville ou d’y mettre le feu. Une contribution énorme fut frappée, et les plus riches habitants se constituèrent prisonniers pour en garantir le paiement, qui devait être effectué dans les vingt-quatre heures.

Le général prit toutes les précautions nécessaires à la sûreté de ses troupes, pourvut à la défense du pays, et refusa de loger ses soldats dans les maisons. Après les avoir fait camper, il monta au château et s’en empara militairement. Les membres de la famille de Léganès et les domestiques furent soigneusement gardés à vue, garrottés, et enfermés dans la salle où le bal avait eu lieu. Des fenêtres de cette pièce on pouvait facilement embrasser la terrasse qui dominait la ville. L’état-major s’établit dans une galerie voisine, où le général tint d’abord conseil sur les mesures à prendre pour s’opposer au débarquement. Après avoir expédié un aide de camp au maréchal Ney, ordonné d’établir des batteries sur la côte, le général et son état-major s’occupèrent des prisonniers. Deux cents Espagnols que les habitants avaient livrés furent immédiatement fusillés sur la terrasse. Après cette exécution militaire, le général commanda de planter sur la terrasse autant de potences qu’il y avait de gens dans la salle du château et de faire venir le bourreau de la ville. Victor Marchand profita du temps qui allait s’écouler avant le dîner pour aller voir les prisonniers. Il revint bientôt vers le général.

—J’accours, lui dit-il d’une voix émue, vous demander des grâces.

—Vous! reprit le général avec un ton d’ironie amère.

—Hélas! répondit Victor, je demande de tristes grâces. Le marquis, en voyant planter les potences, a espéré que vous changeriez ce genre de supplice pour sa famille, et vous supplie de faire décapiter les nobles.

—Soit, dit le général.

—Ils demandent encore qu’on leur accorde les secours de la religion, et qu’on les délivre de leurs liens; ils promettent de ne pas chercher à fuir.

—J’y consens, dit le général; mais vous m’en répondez.

—Le vieillard vous offre encore toute sa fortune si vous voulez pardonner à son jeune fils.

—Vraiment! répondit le chef. Ses biens appartiennent déjà au roi Joseph. Il s’arrêta. Une pensée de mépris rida son front, et il ajouta:—Je vais surpasser leur désir. Je devine l’importance de sa dernière demande. Eh! bien, qu’il achète l’éternité de son nom, mais que l’Espagne se souvienne à jamais de sa trahison et de son supplice! Je laisse sa fortune et la vie à celui de ses fils qui remplira l’office de bourreau. Allez, et ne m’en parlez plus.

Le dîner était servi. Les officiers attablés satisfaisaient un appétit que la fatigue avait aiguillonné. Un seul d’entre eux, Victor Marchand, manquait au festin. Après avoir hésité longtemps, il entra dans le salon où gémissait l’orgueilleuse famille de Léganès, et jeta des regards tristes sur le spectacle que présentait alors cette salle, où, la surveille, il avait vu tournoyer, emportées par la valse, les têtes des deux jeunes filles et des trois jeunes gens. Il frémit en pensant que dans peu elles devaient rouler tranchées par le sabre du bourreau. Attachés sur leurs fauteuils dorés, le père et la mère, les trois enfants et les deux filles, restaient dans un état d’immobilité complète. Huit serviteurs étaient debout, les mains liées derrière le dos. Ces quinze personnes se regardaient gravement, et leurs yeux trahissaient à peine les sentiments qui les animaient. Une résignation profonde et le regret d’avoir échoué dans leur entreprise se lisaient sur quelques fronts. Des soldats immobiles les gardaient en respectant la douleur de ces cruels ennemis. Un mouvement de curiosité anima les visages quand Victor parut. Il donna l’ordre de délier les condamnés, et alla lui-même détacher les cordes qui retenaient Clara prisonnière sur sa chaise. Elle sourit tristement. L’officier ne put s’empêcher d’effleurer les bras de la jeune fille, en admirant sa chevelure noire, sa taille souple. C’était une véritable Espagnole: elle avait le teint espagnol, les yeux espagnols, de longs cils recourbés, et une prunelle plus noire que ne l’est l’aile d’un corbeau.

—Avez-vous réussi? dit-elle en lui adressant un de ces sourires funèbres où il y a encore de la jeune fille.

Victor ne put s’empêcher de gémir. Il regarda tour à tour les trois frères et Clara. L’un, et c’était l’aîné, avait trente ans. Petit, assez mal fait, l’air fier et dédaigneux, il ne manquait pas d’une certaine noblesse dans les manières, et ne paraissait pas étranger à cette délicatesse de sentiment qui rendit autrefois la galanterie espagnole si célèbre. Il se nommait Juanito. Le second, Philippe, était âgé de vingt ans environ. Il ressemblait à Clara. Le dernier avait huit ans. Un peintre aurait trouvé dans les traits de Manuel un peu de cette constance romaine que David a prêtée aux enfants dans ses pages républicaines. Le vieux marquis avait une tête couverte de cheveux blancs qui semblait échappée d’un tableau de Murillo. A cet aspect, le jeune officier hocha la tête, en désespérant de voir accepter par un de ces quatre personnages le marché du général; néanmoins il osa le confier à Clara. L’Espagnole frissonna d’abord, mais elle reprit tout à coup un air calme et alla s’agenouiller devant son père.

—Oh! lui dit-elle, faites jurer à Juanito qu’il obéira fidèlement aux ordres que vous lui donnerez, et nous serons contents.

La marquise tressaillit d’espérance; mais quand, se penchant vers son mari, elle eut entendu l’horrible confidence de Clara, cette mère s’évanouit. Juanito comprit tout, il bondit comme un lion en cage. Victor prit sur lui de renvoyer les soldats, après avoir obtenu du marquis l’assurance d’une soumission parfaite. Les domestiques furent emmenés et livrés au bourreau, qui les pendit. Quand la famille n’eut plus que Victor pour surveillant, le vieux père se leva.

—Juanito! dit-il.

Juanito ne répondit que par une inclinaison de tête qui équivalait à un refus, retomba sur sa chaise, et regarda ses parents d’un œil sec et terrible. Clara vint s’asseoir sur ses genoux, et, d’un air gai:—Mon cher Juanito, dit-elle en lui passant le bras autour du cou et l’embrassant sur les paupières; si tu savais combien, donnée par toi, la mort me sera douce. Je n’aurai pas à subir l’odieux contact des mains d’un bourreau. Tu me guériras des maux qui m’attendaient, et... mon bon Juanito, tu ne me voulais voir à personne, eh! bien?

Ses yeux veloutés jetèrent un regard de feu sur Victor, comme pour réveiller dans le cœur de Juanito son horreur des Français.

—Aie du courage, lui dit son frère Philippe, autrement notre race presque royale est éteinte.

Tout à coup Clara se leva, le groupe qui s’était formé autour de Juanito se sépara; et cet enfant, rebelle à bon droit, vit devant lui, debout, son vieux père, qui d’un ton solennel s’écria:—Juanito, je te l’ordonne.

Le jeune comte restant immobile, son père tomba à ses genoux. Involontairement, Clara, Manuel et Philippe l’imitèrent. Tous tendirent les mains vers celui qui devait sauver la famille de l’oubli, et semblèrent répéter ces paroles paternelles:—Mon fils, manquerais-tu d’énergie espagnole et de vraie sensibilité? Veux-tu me laisser longtemps à genoux, et dois-tu considérer ta vie et tes souffrances? Est-ce mon fils, madame? ajouta le vieillard en se retournant vers la marquise.

—Il y consent! s’écria la mère avec désespoir en voyant Juanito faire un mouvement des sourcils dont la signification n’était connue que d’elle.

Mariquita, la seconde fille, se tenait à genoux en serrant sa mère dans ses faibles bras; et, comme elle pleurait à chaudes larmes, son petit frère Manuel vint la gronder. En ce moment l’aumônier du château entra, il fut aussitôt entouré de toute la famille, on l’amena à Juanito. Victor, ne pouvant supporter plus longtemps cette scène, fit un signe à Clara, et se hâta d’aller tenter un dernier effort auprès du général; il le trouva en belle humeur, au milieu du festin, et buvant avec ses officiers, qui commençaient à tenir de joyeux propos.

Une heure après, cent des plus notables habitants de Menda vinrent sur la terrasse pour être, suivant les ordres du général, témoins de l’exécution de la famille Léganès. Un détachement de soldats fut placé pour contenir les Espagnols, que l’on rangea sous les potences auxquelles les domestiques du marquis avaient été pendus. Les têtes de ces bourgeois touchaient presque les pieds de ces martyrs. A trente pas d’eux, s’élevait un billot et brillait un cimeterre. Le bourreau était là en cas de refus de la part de Juanito. Bientôt les Espagnols entendirent, au milieu du plus profond silence, les pas de plusieurs personnes, le son mesuré de la marche d’un piquet de soldats et le léger retentissement de leurs fusils. Ces différents bruits étaient mêlés aux accents joyeux du festin des officiers comme naguère les danses d’un bal avaient déguisé les apprêts de la sanglante trahison. Tous les regards se tournèrent vers le château, et l’on vit la noble famille qui s’avançait avec une incroyable assurance. Tous les fronts étaient calmes et sereins. Un seul homme, pâle et défait, s’appuyait sur le prêtre, qui prodiguait toutes les consolations de la religion à cet homme, le seul qui dût vivre. Le bourreau comprit, comme tout le monde, que Juanito avait accepté sa place pour un jour. Le vieux marquis et sa femme, Clara, Mariquita et leurs deux frères vinrent s’agenouiller à quelques pas du lieu fatal. Juanito fut conduit par le prêtre. Quand il arriva au billot, l’exécuteur, le tirant par la manche, le prit à part, et lui donna probablement quelques instructions. Le confesseur plaça les victimes de manière à ce qu’elles ne vissent pas le supplice. Mais c’étaient de vrais Espagnols qui se tinrent debout et sans faiblesse.

Clara s’élança la première vers son frère.—Juanito, lui dit-elle, aie pitié de mon peu de courage! commence par moi.

En ce moment, les pas précipités d’un homme retentirent. Victor arriva sur le lieu de cette scène. Clara était agenouillée déjà, déjà son cou blanc appelait le cimeterre. L’officier pâlit, mais il trouva la force d’accourir.

—Le général t’accorde la vie si tu veux m’épouser, lui dit-il à voix basse.

L’Espagnole lança sur l’officier un regard de mépris et de fierté.

—Allons, Juanito, dit-elle d’un son de voix profond.

Sa tête roula aux pieds de Victor. La marquise de Léganès laissa échapper un mouvement convulsif en entendant le bruit; ce fut la seule marque de sa douleur.

—Suis-je bien comme ça, mon bon Juanito? fut la demande que fit le petit Manuel à son frère.

—Ah! tu pleures, Mariquita! dit Juanito à sa sœur.

—Oh! oui, répliqua la jeune fille. Je pense à toi, mon pauvre Juanito, tu seras bien malheureux sans nous.

Bientôt la grande figure du marquis apparut. Il regarda le sang de ses enfants, se tourna vers les spectateurs muets et immobiles, étendit les mains vers Juanito, et dit d’une voix forte:—Espagnols, je donne à mon fils ma bénédiction paternelle! Maintenant, marquis, frappe sans peur, tu es sans reproche.

Mais quand Juanito vit approcher sa mère, soutenue par le confesseur:—Elle m’a nourri, s’écria-t-il.

Sa voix arracha un cri d’horreur à l’assemblée. Le bruit du festin et les rires joyeux des officiers s’apaisèrent à cette terrible clameur. La marquise comprit que le courage de Juanito était épuisé, elle s’élança d’un bond par-dessus la balustrade, et alla se fendre la tête sur les rochers. Un cri d’admiration s’éleva. Juanito était tombé évanoui.

—Mon général, dit un officier à moitié ivre, Marchand vient de me raconter quelque chose de cette exécution, je parie que vous ne l’avez pas ordonnée...

—Oubliez-vous, messieurs, s’écria le général G...t...r, que, dans un mois, cinq cents familles françaises seront en larmes, et que nous sommes en Espagne? Voulez-vous laisser nos os ici?

Après cette allocution, il ne se trouva personne, pas même un sous-lieutenant, qui osât vider son verre.

Malgré les respects dont il est entouré, malgré le titre d’El verdugo (le bourreau) que le roi d’Espagne a donné comme titre de noblesse au marquis de Léganès, il est dévoré par le chagrin, il vit solitaire et se montre rarement. Accablé sous le fardeau de son admirable forfait, il semble attendre avec impatience que la naissance d’un second fils lui donne le droit de rejoindre les ombres qui l’accompagnent incessamment.

Paris, octobre 1829.

UN DRAME AU BORD DE LA MER.


A MADAME LA PRINCESSE CAROLINE GALLITZIN DE GENTHOD,
NÉE COMTESSE WALEWSKA.

Hommage et souvenir de l’auteur.


Les jeunes gens ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent à mesurer l’avenir; quand leur volonté s’accorde avec la hardiesse de l’angle qu’ils ouvrent, le monde est à eux. Mais ce phénomène de la vie morale n’a lieu qu’à un certain âge. Cet âge, qui pour tous les hommes se trouve entre vingt-deux et vingt-huit ans, est celui des grandes pensées, l’âge des conceptions premières, parce qu’il est l’âge des immenses désirs, l’âge où l’on ne doute de rien: qui dit doute, dit impuissance. Après cet âge rapide comme une semaison, vient celui de l’exécution. Il est en quelque sorte deux jeunesses, la jeunesse durant laquelle on croit, la jeunesse pendant laquelle on agit; souvent elles se confondent chez les hommes que la nature a favorisés, et qui sont, comme César, Newton et Bonaparte, les plus grands parmi les grands hommes.

Je mesurais ce qu’une pensée veut de temps pour se développer; et, mon compas à la main, debout sur un rocher, à cent toises au-dessus de l’Océan, dont les lames se jouaient dans les brisants, j’arpentais mon avenir en le meublant d’ouvrages, comme un ingénieur qui, sur un terrain vide, trace des forteresses et des palais. La mer était belle, je venais de m’habiller après avoir nagé, j’attendais Pauline, mon ange gardien, qui se baignait dans une cuve de granit pleine d’un sable fin, la plus coquette baignoire que la nature ait dessinée pour ses fées marines. Nous étions à l’extrémité du Croisic, une mignonne presqu’île de la Bretagne; nous étions loin du port, dans un endroit que le Fisc a jugé tellement inabordable que le douanier n’y passe presque jamais. Nager dans les airs après avoir nagé dans la mer! ah! qui n’aurait nagé dans l’avenir? Pourquoi pensais-je? pourquoi vient un mal? qui le sait? Les idées vous tombent au cœur ou à la tête sans vous consulter. Nulle courtisane ne fut plus fantasque ni plus impérieuse que ne l’est la Conception pour les artistes; il faut la prendre comme la Fortune, à pleins cheveux, quand elle vient. Grimpé sur ma pensée comme Astolphe sur son hippogriffe, je chevauchais donc à travers le monde, en y disposant de tout à mon gré. Quand je voulus chercher autour de moi quelque présage pour les audacieuses constructions que ma folle imagination me conseillait d’entreprendre, un joli cri, le cri d’une femme qui vous appelle dans le silence d’un désert, le cri d’une femme qui sort du bain, ranimée, joyeuse, domina le murmure des franges incessamment mobiles que dessinaient le flux et le reflux sur les découpures de la côte. En entendant cette note jaillie de l’âme, je crus avoir vu dans les rochers le pied d’un ange qui, déployant ses ailes, s’était écrié:—Tu réussiras! Je descendis, radieux, léger; je descendis en bondissant comme un caillou jeté sur une pente rapide. Quand elle me vit, elle me dit:—Qu’as-tu? Je ne répondis pas, mes yeux se mouillèrent. La veille, Pauline avait compris mes douleurs, comme elle comprenait en ce moment mes joies, avec la sensibilité magique d’une harpe qui obéit aux variations de l’atmosphère. La vie humaine a de beaux moments! Nous allâmes en silence le long des grèves. Le ciel était sans nuages, la mer était sans rides; d’autres n’y eussent vu que deux steppes bleus l’un sur l’autre; mais nous, nous qui nous entendions sans avoir besoin de la parole, nous qui pouvions faire jouer entre ces deux langes de l’infini, les illusions avec lesquelles on se repaît au jeune âge, nous nous serrions la main au moindre changement que présentaient, soit la nappe d’eau, soit les nappes de l’air, car nous prenions ces légers phénomènes pour des traductions matérielles de notre double pensée. Qui n’a pas savouré dans les plaisirs ce moment de joie illimitée où l’âme semble s’être débarrassée des liens de la chair, et se trouver comme rendue au monde d’où elle vient? Le plaisir n’est pas notre seul guide en ces régions. N’est-il pas des heures où les sentiments s’enlacent d’eux-mêmes et s’y élancent, comme souvent deux enfants se prennent par la main et se mettent à courir sans savoir pourquoi. Nous allions ainsi. Au moment où les toits de la ville apparurent à l’horizon en y traçant une ligne grisâtre, nous rencontrâmes un pauvre pêcheur qui retournait au Croisic; ses pieds étaient nus, son pantalon de toile était déchiqueté par le bas, troué, mal raccommodé; puis, il avait une chemise de toile à voile, de mauvaises bretelles en lisière, et pour veste un haillon. Cette misère nous fit mal, comme si c’eût été quelque dissonance au milieu de nos harmonies. Nous nous regardâmes pour nous plaindre l’un à l’autre de ne pas avoir en ce moment le pouvoir de puiser dans les trésors d’Aboul-Casem. Nous aperçûmes un superbe homard et une araignée de mer accrochés à une cordelette que le pêcheur balançait dans sa main droite, tandis que de l’autre il maintenait ses agrès et ses engins. Nous l’accostâmes, dans l’intention de lui acheter sa pêche, idée qui nous vint à tous deux et qui s’exprima dans un sourire auquel je répondis par une légère pression du bras que je tenais et que je ramenai près de mon cœur. C’est de ces riens dont plus tard le souvenir fait des poëmes, quand auprès du feu nous nous rappelons l’heure où ce rien nous a émus, le lieu où ce fut, et ce mirage dont les effets n’ont pas encore été constatés, mais qui s’exerce souvent sur les objets qui nous entourent dans les moments où la vie est légère et où nos cœurs sont pleins. Les sites les plus beaux ne sont que ce que nous les faisons. Quel homme un peu poëte n’a dans ses souvenirs un quartier de roche qui tient plus de place que n’en ont pris les plus célèbres aspects de pays cherchés à grands frais! Près de ce rocher, de tumultueuses pensées; là, toute une vie employée, là des craintes dissipées; là des rayons d’espérance sont descendus dans l’âme. En ce moment, le soleil, sympathisant avec ces pensées d’amour ou d’avenir, a jeté sur les flancs fauves de cette roche une lueur ardente; quelques fleurs des montagnes attiraient l’attention; le calme et le silence grandissaient cette anfractuosité sombre en réalité, colorée par le rêveur; alors elle était belle avec ses maigres végétations, ses camomilles chaudes, ses cheveux de Vénus aux feuilles veloutées. Fête prolongée, décorations magnifiques, heureuse exaltation des forces humaines! Une fois déjà le lac de Bienne, vu de l’île Saint-Pierre, m’avait ainsi parlé; le rocher du Croisic sera peut-être la dernière de ces joies! Mais alors, que deviendra Pauline?

—Vous ayez fait une belle pêche ce matin, mon brave homme? dis-je au pêcheur.

—Oui, monsieur, répondit-il en s’arrêtant et nous montrant la figure bistrée des gens qui restent pendant des heures entières exposés à la réverbération du soleil sur l’eau.

Ce visage annonçait une longue résignation, la patience du pêcheur et ses mœurs douces. Cet homme avait une voix sans rudesse, des lèvres bonnes, nulle ambition, je ne sais quoi de grêle, de chétif. Toute autre physionomie nous aurait déplu.

—Où allez-vous vendre ça?

—A la ville.

—Combien vous paiera-t-on le homard?

—Quinze sous.

—L’araignée?

—Vingt sous.

—Pourquoi tant de différence entre le homard et l’araignée?

—Monsieur, l’araignée (il la nommait une iraigne) est bien plus délicate! puis elle est maligne comme un singe, et se laisse rarement prendre.

—Voulez-vous nous donner le tout pour cent sous? dit Pauline.

L’homme resta pétrifié.

—Vous ne l’aurez pas! dis-je en riant, j’en donne dix francs. Il faut savoir payer les émotions ce qu’elles valent.

—Eh! bien, répondit-elle, je l’aurai! j’en donne dix francs deux sous.

—Dix sous.

—Douze francs.

—Quinze francs.

—Quinze francs cinquante centimes, dit-elle.

—Cent francs.

—Cent cinquante.

Je m’inclinai. Nous n’étions pas en ce moment assez riches pour pousser plus haut cette enchère. Notre pauvre pêcheur ne savait pas s’il devait se fâcher d’une mystification ou se livrer à la joie, nous le tirâmes de peine en lui donnant le nom de notre hôtesse et lui recommandant de porter chez elle le homard et l’araignée.

—Gagnez-vous votre vie? lui demandai-je pour savoir à quelle cause devait être attribué son dénûment.

—Avec bien de la peine et en souffrant bien des misères, me dit-il. La pêche au bord de la mer, quand on n’a ni barque ni filets et qu’on ne peut la faire qu’aux engins ou à la ligne, est un chanceux métier. Voyez-vous, il faut y attendre le poisson ou le coquillage, tandis que les grands pêcheurs vont le chercher en pleine mer. Il est si difficile de gagner sa vie ainsi, que je suis le seul qui pêche à la côte. Je passe des journées entières sans rien rapporter. Pour attraper quelque chose, il faut qu’une iraigne se soit oubliée à dormir comme celle-ci, ou qu’un homard soit assez étourdi pour rester dans les rochers. Quelquefois il y vient des lubines après la haute mer, alors je les empoigne.

—Enfin, l’un portant l’autre, que gagnez-vous par jour?

—Onze à douze sous. Je m’en tirerais, si j’étais seul, mais j’ai mon père à nourrir, et le bonhomme ne peut pas m’aider, il est aveugle.

A cette phrase, prononcée simplement, nous nous regardâmes, Pauline et moi, sans mot dire.

—Vous avez une femme ou quelque bonne amie?

Il nous jeta l’un des plus déplorables regards que j’aie vus, en répondant:—Si j’avais une femme, il faudrait donc abandonner mon père; je ne pourrais pas le nourrir et nourrir encore une femme et des enfants.

—Hé! bien, mon pauvre garçon, comment ne cherchez-vous pas à gagner davantage en portant du sel sur le port ou en travaillant aux marais salants!

—Ha! monsieur, je ne ferais pas ce métier pendant trois mois. Je ne suis pas assez fort, et si je mourais, mon père serait à la mendicité. Il me fallait un métier qui ne voulût qu’un peu d’adresse et beaucoup de patience.

—Et comment deux personnes peuvent-elles vivre avec douze sous par jour?

—Oh! monsieur, nous mangeons des galettes de sarrasin et des bernicles que je détache des rochers.

—Quel âge avez-vous donc?

—Trente-sept ans.

—Êtes-vous sorti d’ici?

—Je suis allé une fois à Guérande pour tirer à la milice, et suis allé à Savenay pour me faire voir à des messieurs qui m’ont mesuré. Si j’avais eu un pouce de plus, j’étais soldat. Je serais crevé à la première fatigue, et mon pauvre père demanderait aujourd’hui la charité.

J’avais pensé bien des drames; Pauline était habituée à de grandes émotions, près d’un homme souffrant comme je le suis; eh! bien, jamais ni l’un ni l’autre nous n’avions entendu de paroles plus émouvantes que ne l’étaient celles de ce pêcheur. Nous fîmes quelques pas en silence, mesurant tous deux la profondeur muette de cette vie inconnue, admirant la noblesse de ce dévouement qui s’ignorait lui-même; la force de cette faiblesse nous étonna; cette insoucieuse générosité nous rapetissa. Je voyais ce pauvre être tout instinctif rivé sur ce rocher comme un galérien l’est à son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages pour gagner sa vie, et soutenu dans sa patience par un seul sentiment. Combien d’heures consumées au coin d’une grève! Combien d’espérances renversées par un grain, par un changement de temps! Il restait suspendu au bord d’une table de granit, le bras tendu comme celui d’un fakir de l’Inde, tandis que son père, assis sur une escabelle, attendait, dans le silence et dans les ténèbres, le plus grossier des coquillages, et du pain, si le voulait la mer.

—Buvez-vous quelquefois du vin? lui demandai-je.

—Trois ou quatre fois par an.

—Hé! bien, vous en boirez aujourd’hui, vous et votre père, et nous vous enverrons un pain blanc.

—Vous êtes bien bon, monsieur.

—Nous vous donnerons à dîner si vous voulez nous conduire par le bord de la mer jusqu’à Batz, où nous irons voir la tour qui domine le bassin et les côtes entre Batz et le Croisic.

—Avec plaisir, nous dit-il. Allez droit devant vous, en suivant le chemin dans lequel vous êtes, je vous y retrouverai après m’être débarrassé de mes agrès et de ma pêche.

Nous fîmes un même signe de consentement, et il s’élança joyeusement vers la ville. Cette rencontre nous maintint dans la situation morale où nous étions, mais elle en avait affaibli la gaieté.

—Pauvre homme! me dit Pauline avec cet accent qui ôte à la compassion d’une femme ce que la pitié peut avoir de blessant, n’a-t-on pas honte de se trouver heureux en voyant cette misère?

—Rien n’est plus cruel que d’avoir des désirs impuissants, lui répondis-je. Ces deux pauvres êtres, le père et le fils, ne sauront pas plus combien ont été vives nos sympathies que le monde ne sait combien leur vie est belle, car ils amassent des trésors dans le ciel.

—Le pauvre pays! dit-elle en me montrant le long d’un champ environné d’un mur à pierres sèches, des bouses de vache appliquées symétriquement. J’ai demandé ce que c’était que cela. Une paysanne, occupée à les coller, m’a répondu qu’elle faisait du bois. Imaginez-vous, mon ami, que, quand ces bouses sont séchées, ces pauvres gens les récoltent, les entassent et s’en chauffent. Pendant l’hiver, on les vend comme on vend les mottes de tan. Enfin, que crois-tu que gagne la couturière la plus chèrement payée? Cinq sous par jour, dit-elle après une pause; mais on la nourrit.

—Vois, lui dis-je, les vents de mer dessèchent ou renversent tout, il n’y a point d’arbres; les débris des embarcations hors de service se vendent aux riches, car le prix des transports les empêche sans doute de consommer le bois de chauffage dont abonde la Bretagne. Ce pays n’est beau que pour les grandes âmes; les gens sans cœur n’y vivraient pas; il ne peut être habité que par des poëtes ou par des bernicles. N’a-t-il pas fallu que l’entrepôt du sel se plaçât sur ce rocher pour qu’il fût habité. D’un côté, la mer; ici, des sables; en haut, l’espace.

Nous avions déjà dépassé la ville, et nous étions dans l’espèce de désert qui sépare le Croisic du bourg de Batz. Figurez-vous, mon cher oncle, une lande de deux lieues remplie par le sable luisant qui se trouve au bord de la mer. Çà et là quelques rochers y levaient leurs têtes, et vous eussiez dit des animaux gigantesques couchés dans les dunes. Le long de la mer apparaissaient quelques rescifs autour desquels se jouait l’eau en leur donnant l’apparence de grandes roses blanches flottant sur l’étendue liquide et venant se poser sur le rivage. En voyant cette savane terminée par l’Océan sur la droite, bordée sur la gauche par le grand lac que fait l’irruption de la mer entre le Croisic et les hauteurs sablonneuses de Guérande, au bas desquelles se trouvent des marais salants dénués de végétation, je regardai Pauline en lui demandant si elle se sentait le courage d’affronter les ardeurs du soleil et la force de marcher dans le sable.

—J’ai des brodequins, allons-y, me dit-elle en me montrant la tour de Batz qui arrêtait la vue par une immense construction placée là comme une pyramide, mais une pyramide fuselée, découpée, une pyramide si poétiquement ornée qu’elle permettait à l’imagination d’y voir la première des ruines d’une grande ville asiatique. Nous fîmes quelques pas pour aller nous asseoir sur la portion d’une roche qui se trouvait encore ombrée; mais il était onze heures du matin, et cette ombre, qui cessait à nos pieds, s’effaçait avec rapidité.

—Combien ce silence est beau, me dit-elle, et comme la profondeur en est étendue par le retour égal du frémissement de la mer sur cette plage!

—Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensités qui nous entourent, l’eau, l’air et les sables, en écoutant exclusivement le son répété du flux et du reflux, lui répondis-je, tu n’en supporteras pas le langage, tu croiras y découvrir une pensée qui t’accablera. Hier, au coucher du soleil, j’ai eu cette sensation; elle m’a brisé.

—Oh! oui, parlons, dit-elle après une longue pause. Aucun orateur n’est plus terrible. Je crois découvrir les causes des harmonies qui nous environnent, reprit-elle. Ce paysage, qui n’a que trois couleurs tranchées, le jaune brillant des sables, l’azur du ciel et le vert uni de la mer, est grand sans être sauvage; il est immense, sans être désert; il est monotone, sans être fatigant; il n’a que trois éléments, il est varié.

—Les femmes seules savent rendre ainsi leurs impressions, répondis-je, tu serais désespérante pour un poëte, chère âme que j’ai si bien devinée!

—L’excessive chaleur de midi jette à ces trois expressions de l’infini une couleur dévorante, reprit Pauline en riant. Je conçois ici les poésies et les passions de l’Orient.

—Et moi j’y conçois le désespoir.

—Oui, dit-elle, cette dune est un cloître sublime.

Nous entendîmes le pas pressé de notre guide; il s’était endimanché. Nous lui adressâmes quelques paroles insignifiantes; il crut voir que nos dispositions d’âme avaient changé; et avec cette réserve que donne le malheur, il garda le silence. Quoique nous nous pressassions de temps en temps la main pour nous avertir de la mutualité de nos idées et de nos impressions, nous marchâmes pendant une demi-heure en silence, soit que nous fussions accablés par la chaleur qui s’élançait en ondées brillantes du milieu des sables, soit que la difficulté de la marche employât notre attention. Nous allions en nous tenant par la main, comme deux enfants; nous n’eussions pas fait douze pas si nous nous étions donné le bras. Le chemin qui mène au bourg de Batz n’était pas tracé; il suffisait d’un coup de vent pour effacer les marques que laissaient les pieds de chevaux ou les jantes de charrette; mais l’œil exercé de notre guide reconnaissait à quelques fientes de bestiaux, à quelques parcelles de crottin, ce chemin qui tantôt descendait vers la mer, tantôt remontait vers les terres au gré des pentes, ou pour tourner des roches. A midi nous n’étions qu’à mi-chemin.

—Nous nous reposerons là-bas, dis-je en montrant un promontoire composé de rochers assez élevés pour faire supposer que nous y trouverions une grotte.

En m’entendant, le pêcheur, qui avait suivi la direction de mon doigt, hocha la tête, et me dit:—Il y a là quelqu’un. Ceux qui viennent du bourg de Batz au Croisic, ou du Croisic au bourg de Batz, font tous un détour pour n’y point passer.

Les paroles de cet homme furent dites à voix basse, et supposaient un mystère.

—Est-ce donc un voleur, un assassin?

Notre guide ne nous répondit que par une aspiration creusée qui redoubla notre curiosité.

—Mais, si nous y passons, nous arrivera-t-il quelque malheur?

—Oh! non.

—Y passerez-vous avec nous?

—Non, monsieur.

—Nous irons donc, si vous nous assurez qu’il n’y a nul danger pour nous.

—Je ne dis pas cela, répondit vivement le pêcheur. Je dis seulement que celui qui s’y trouve ne vous dira rien et ne vous fera aucun mal. Oh! mon Dieu, il ne bougera seulement pas de sa place.

—Qui est-ce donc?

—Un homme!

Jamais deux syllabes ne furent prononcées d’une façon si tragique. En ce moment nous étions à une vingtaine de pas de ce rescif dans lequel se jouait la mer; notre guide prit le chemin qui entourait les rochers; nous continuâmes droit devant nous; mais Pauline me prit le bras. Notre guide hâta le pas, afin de se trouver en même temps que nous à l’endroit où les deux chemins se rejoignaient. Il supposait sans doute qu’après avoir vu l’homme, nous irions d’un pas pressé. Cette circonstance alluma notre curiosité, qui devint alors si vive, que nos cœurs palpitèrent comme si nous eussions éprouvé un sentiment de peur. Malgré la chaleur du jour et l’espèce de fatigue que nous causait la marche dans les sables, nos âmes étaient encore livrées à la mollesse indicible d’une harmonieuse extase; elles étaient pleines de ce plaisir pur qu’on ne saurait peindre qu’en le comparant à celui qu’on ressent en écoutant quelque délicieuse musique, l’andiamo mio ben de Mozart. Deux sentiments purs qui se confondent, ne sont-ils pas comme deux belles voix qui chantent? Pour pouvoir bien apprécier l’émotion qui vint nous saisir, il faut donc partager l’état à demi voluptueux dans lequel nous avaient plongés les événements de cette matinée. Admirez pendant longtemps une tourterelle aux jolies couleurs, posée sur un souple rameau, près d’une source, vous jetterez un cri de douleur en voyant tomber sur elle un émouchet qui lui enfonce ses grilles d’acier jusqu’au cœur et l’emporte avec la rapidité meurtrière que la poudre communique au boulet. Quand nous eûmes fait un pas dans l’espace qui se trouvait devant la grotte, espèce d’esplanade située à cent pieds au-dessus de l’Océan, et défendue contre ses fureurs par une cascade de rochers abruptes, nous éprouvâmes un frémissement électrique assez semblable au sursaut que cause un bruit soudain au milieu d’une nuit silencieuse. Nous avions vu, sur un quartier de granit, un homme assis qui nous avait regardés. Son coup d’œil, semblable à la flamme d’un canon, sortit de deux yeux ensanglantés, et son immobilité stoïque ne pouvait se comparer qu’à l’inaltérable attitude des piles granitiques qui l’environnaient. Ses yeux se remuèrent par un mouvement lent, son corps demeura fixe, comme s’il eût été pétrifié; puis, après nous avoir jeté ce regard qui nous frappa violemment, il reporta ses yeux sur l’étendue de l’Océan, et la contempla malgré la lumière qui en jaillissait, comme on dit que les aigles contemplent le soleil, sans baisser ses paupières, qu’il ne releva plus. Cherchez à vous rappeler, mon cher oncle, une de ces vieilles truisses de chêne, dont le tronc noueux, ébranché de la veille, s’élève fantastiquement sur un chemin désert, et vous aurez une image vraie de cet homme. C’était des formes herculéennes ruinées, un visage de Jupiter olympien, mais détruit par l’âge, par les rudes travaux de la mer, par le chagrin, par une nourriture grossière, et comme noirci par un éclat de foudre. En voyant ses mains poilues et dures, j’aperçus des nerfs qui ressemblaient à des veines de fer. D’ailleurs, tout en lui dénotait une constitution vigoureuse. Je remarquai dans un coin de la grotte une assez grande quantité de mousse, et sur une grossière tablette taillée par le hasard au milieu du granit, un pain rond cassé qui couvrait une cruche de grès. Jamais mon imagination, quand elle me reportait vers les déserts où vécurent les premiers anachorètes de la chrétienté, ne m’avait dessiné de figure plus grandement religieuse ni plus horriblement repentante que l’était celle de cet homme. Vous qui avez pratiqué le confessionnal, mon cher oncle, vous n’avez jamais peut-être vu un si beau remords, mais ce remords était noyé dans les ondes de la prière, la prière continue d’un muet désespoir. Ce pêcheur, ce marin, ce Breton grossier était sublime par un sentiment inconnu. Mais ces yeux avaient-ils pleuré? Cette main de statue ébauchée avait-elle frappé? Ce front rude empreint de probité farouche, et sur lequel la force avait néanmoins laissé les vestiges de cette douceur qui est l’apanage de toute force vraie, ce front sillonné de rides, était-il en harmonie avec un grand cœur? Pourquoi cet homme dans le granit? Pourquoi ce granit dans cet homme? Où était l’homme, où était le granit? Il nous tomba tout un monde de pensées dans la tête. Comme l’avait supposé notre guide, nous passâmes en silence, promptement, et il nous revit émus de terreur ou saisis d’étonnement, mais il ne s’arma point contre nous de la réalité de ses prédictions.

—Vous l’avez vu? dit-il.

—Quel est cet homme? dis-je.

—On l’appelle l’Homme-au-vœu.

Vous figurez-vous bien à ce mot le mouvement par lequel nos deux têtes se tournèrent vers notre pêcheur! C’était un homme simple; il comprit notre muette interrogation, et voici ce qu’il nous dit dans son langage, auquel je tâche de conserver son allure populaire.

—Madame, ceux du Croisic comme ceux de Batz croient que cet homme est coupable de quelque chose, et fait une pénitence ordonnée par un fameux recteur auquel il est allé se confesser plus loin que Nantes. D’autres croient que Cambremer, c’est son nom, a une mauvaise chance qu’il communique à qui passe sous son air. Aussi plusieurs, avant de tourner sa roche, regardent-ils d’où vient le vent! S’il est de galerne, dit-il en nous montrant l’ouest, ils ne continueraient pas leur chemin quand il s’agirait d’aller quérir un morceau de la vraie croix; ils retournent, ils ont peur. D’autres, les riches du Croisic, disent que Cambremer a fait un vœu, d’où son nom d’Homme-au-vœu. Il est là nuit et jour, sans en sortir. Ces dires ont une apparence de raison. Voyez-vous, dit-il en se retournant pour nous montrer une chose que nous n’avions pas remarquée, il a planté là, à gauche, une croix de bois pour annoncer qu’il s’est mis sous la protection de Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Il ne se serait pas sacré comme ça, que la frayeur qu’il donne au monde, fait qu’il est là en sûreté comme s’il était gardé par de la troupe. Il n’a pas dit un mot depuis qu’il s’est enfermé en plein air; il se nourrit de pain et d’eau que lui apporte tous les matins la fille de son frère, une petite tronquette de douze ans à laquelle il a laissé ses biens, et qu’est une jolie créature, douce comme un agneau, une bien mignonne fille, bien plaisante. Elle vous a, dit-il en montrant son pouce, des yeux bleus longs comme ça, sous une chevelure de chérubin. Quand on lui demande: Dis donc, Pérotte?... (Ça veut dire chez nous Pierrette, fit-il en s’interrompant; elle est vouée à saint Pierre, Cambremer s’appelle Pierre, il a été son parrain.)—Dis donc, Pérotte, reprit-il, qué qui te dit ton oncle?—Il ne me dit rin, qu’elle répond, rin du tout, rin.—Eh! ben, que qu’il te fait?—Il m’embrasse au front le dimanche.—Tu n’en as pas peur?—Ah! ben, qu’a dit, il est mon parrain. Il n’a pas voulu d’autre personne pour lui apporter à manger. Pérotte prétend qu’il sourit quand elle vient, mais autant dire un rayon de soleil dans la brouine, car on dit qu’il est nuageux comme un brouillard.

—Mais, lui dis-je, vous excitez notre curiosité sans la satisfaire. Savez-vous ce qui l’a conduit là? Est-ce le chagrin, est-ce le repentir, est-ce une manie, est-ce un crime, est-ce...

—Eh! monsieur, il n’y a guère que mon père et moi qui sachions la vérité de la chose. Défunt ma mère servait un homme de justice à qui Cambremer a tout dit par ordre du prêtre qui ne lui a donné l’absolution qu’à cette condition-là, à entendre les gens du port. Ma pauvre mère a entendu Cambremer sans le vouloir, parce que la cuisine du justicier était à côté de sa salle, elle a écouté! Elle est morte; le juge qu’a écouté est défunt aussi. Ma mère nous a fait promettre, à mon père et à moi, de n’en rin afférer aux gens du pays, mais je puis vous dire à vous que le soir où ma mère nous a raconté ça, les cheveux me grésillaient dans la tête.

—Hé! bien, dis-nous ça, mon garçon, nous n’en parlerons à personne.

Le pêcheur nous regarda, et continua ainsi: Pierre Cambremer, que vous avez vu là, est l’aîné des Cambremer, qui de père en fils sont marins; leur nom le dit, la mer a toujours plié sous eux. Celui que vous avez vu s’était fait pêcheur à bateaux. Il avait donc des barques, allait pêcher la sardine, il pêchait aussi le haut poisson, pour les marchands. Il aurait armé un bâtiment et pêché la morue, s’il n’avait pas tant aimé sa femme, qui était une belle femme, une Brouin de Guérande, une fille superbe, et qui avait bon cœur. Elle aimait tant Cambremer, qu’elle n’a jamais voulu que son homme la quittât plus du temps nécessaire à la pêche aux sardines. Ils demeuraient là-bas, tenez! dit le pêcheur en montant sur une éminence pour nous montrer un îlot dans la petite méditerranée qui se trouve entre les dunes où nous marchions et les marais salants de Guérande, voyez-vous cette maison? Elle était à lui. Jacquette Brouin et Cambremer n’ont eu qu’un enfant, un garçon qu’ils ont aimé... comme quoi dirai-je? dam! comme on aime un enfant unique; ils en étaient fous. Leur petit Jacques aurait fait, sous votre respect, dans la marmite qu’ils auraient trouvé que c’était du sucre. Combien donc que nous les avons vus de fois, à la foire, achetant les plus belles berloques pour lui! C’était de la déraison, tout le monde le leur disait. Le petit Cambremer, voyant que tout lui était permis, est devenu méchant comme un âne rouge. Quand on venait dire au père Cambremer:—«Votre fils a manqué tuer le petit un tel!» il riait et disait:—«Bah! ce sera un fier marin! il commandera les flottes du roi.» Un autre:—«Pierre Cambremer, savez-vous que votre gars a crevé l’œil de la petite Pougaud!—Il aimera les filles,» disait Pierre. Il trouvait tout bon. Alors mon petit mâlin, à dix ans, battait tout le monde et s’amusait à couper le cou aux poules, il éventrait les cochons, enfin il se roulait dans le sang comme une fouine.—«Ce sera un fameux soldat! disait Cambremer, il a goût au sang.» Voyez-vous, moi, je me suis souvenu de tout ça, dit le pêcheur. Et Cambremer aussi, ajouta-t-il après une pause. A quinze ou seize ans, Jacques Cambremer était... quoi? un requin. Il allait s’amuser à Guérande, ou faire le joli cœur à Savenay. Fallait des espèces. Alors il se mit à voler sa mère, qui n’osait en rien dire à son mari. Cambremer était un homme probe à faire vingt lieues pour rendre à quelqu’un deux sous qu’on lui aurait donnés de trop dans un compte. Enfin, un jour, la mère fut dépouillée de tout. Pendant une pêche de son père, le fils emporta le buffet, la mette, les draps, le linge, ne laissa que les quatre murs, il avait tout vendu pour aller faire ses frigousses à Nantes. La pauvre femme en a pleuré pendant des jours et des nuits. Fallait dire ça au père à son retour, elle craignait le père, pas pour elle, allez! Quand Pierre Cambremer revint, qu’il vit sa maison garnie des meubles que l’on avait prêtés à sa femme, il dit: Qu’est-ce que c’est que ça? La pauvre femme était plus morte que vive, elle dit:—Nous avons été volés.—Où donc est Jacques?—Jacques, il est en riolle! Personne ne savait où le drôle était allé.—Il s’amuse trop! dit Pierre. Six mois après, le pauvre père sut que son fils allait être pris par la justice à Nantes. Il fait la route à pied, y va plus vite que par mer, met la main sur son fils, et l’amène ici. Il ne lui demanda pas:—Qu’as-tu fait? Il lui dit: Si tu ne te tiens pas sage deux ans ici avec ta mère et avec moi, allant à la pêche et te conduisant comme un honnête homme, tu auras affaire à moi. L’enragé, comptant sur la bêtise de ses père et mère, lui a fait la grimace. Pierre, là-dessus, lui flanque une mornifle qui vous a mis Jacques au lit pour six mois. La pauvre mère se mourait de chagrin. Un soir, elle dormait paisiblement à côté de son mari, elle entend du bruit, se lève, elle reçoit un coup de couteau dans le bras. Elle crie, on cherche de la lumière. Pierre Cambremer voit sa femme blessée; il croit que c’est un voleur, comme s’il y en avait dans notre pays, où l’on peut porter sans crainte dix mille francs en or, du Croisic à Saint-Nazaire, sans avoir à s’entendre demander ce qu’on a sous le bras. Pierre cherche Jacques, il ne trouve point son fils. Le matin ce monstre-là n’a-t-il pas eu le front de revenir en disant qu’il était allé à Batz. Faut vous dire que sa mère ne savait où cacher son argent. Cambremer, lui, mettait le sien chez monsieur Dupotet du Croisic. Les folies de leur fils leur avaient mangé des cent écus, des cent francs, des louis d’or, ils étaient quasiment ruinés, et c’était dur pour des gens qui avaient aux environs de douze mille livres, compris leur îlot. Personne ne sait ce que Cambremer a donné à Nantes pour ravoir son fils. Le guignon ravageait la famille. Il était arrivé des malheurs au frère de Cambremer, qui avait besoin de secours. Pierre lui disait pour le consoler que Jacques et Pérotte (la fille au cadet Cambremer) se marieraient. Puis, pour lui faire gagner son pain, il l’employait à la pêche; car Joseph Cambremer en était réduit à vivre de son travail. Sa femme avait péri de la fièvre, il fallait payer les mois de nourrice de Pérotte. La femme de Pierre Cambremer devait une somme de cent francs à diverses personnes pour cette petite, du linge, des hardes, et deux ou trois mois à la grande Frelu qu’avait un enfant de Simon Gaudry et qui nourrissait Pérotte. La Cambremer avait cousu une pièce d’Espagne dans la laine de son matelas, en mettant dessus: A Pérotte. Elle avait reçu beaucoup d’éducation, elle écrivait comme un greffier, et avait appris à lire à son fils, c’est ce qui l’a perdu. Personne n’a su comment ça s’est fait, mais ce gredin de Jacques avait flairé l’or, l’avait pris et était allé riboter au Croisic. Le bonhomme Cambremer, par un fait exprès, revenait avec sa barque chez lui. En abordant il voit flotter un bout de papier, le prend, l’apporte à sa femme qui tombe à la renverse en reconnaissant ses propres paroles écrites. Cambremer ne dit rien, va au Croisic, apprend là que son fils est au billard; pour lors, il fait demander la bonne femme qui tient le café, et lui dit:—J’avais dit à Jacques de ne pas se servir d’une pièce d’or avec quoi il vous paiera; rendez-la-moi, j’attendrai sur la porte, et vous donnerai de l’argent blanc pour. La bonne femme lui apporta la pièce. Cambremer la prend en disant:—Bon! et revient chez lui. Toute la ville a su cela. Mais voilà ce que je sais et ce dont les autres ne font que de se douter en gros. Il dit à sa femme d’approprier leur chambre, qu’est par bas; il fait du feu dans la cheminée, allume deux chandelles, place deux chaises d’un côté de l’âtre, et met de l’autre côté un escabeau. Puis dit à sa femme de lui apprêter ses habits de noces, en lui commandant de pouiller les siens. Il s’habille. Quand il est vêtu, il va chercher son frère, et lui dit de faire le guet devant la maison pour l’avertir s’il entendait du bruit sur les deux grèves, celle-ci et celle des marais de Guérande. Il rentre quand il juge que sa femme est habillée, il charge un fusil et le cache dans le coin de la cheminée. Voilà Jacques qui revient; il revient tard; il avait bu et joué jusqu’à dix heures; il s’était fait passer à la pointe de Carnouf. Son oncle l’entend héler, va le chercher sur la grève des marais, et le passe sans rien dire. Quand il entre, son père lui dit:—Assieds-toi là, en lui montrant l’escabeau. Tu es, dit-il, devant ton père et ta mère que tu as offensés, et qui ont à te juger. Jacques se mit à beugler, parce que la figure de Cambremer était tortillée d’une singulière manière. La mère était roide comme une rame.—Si tu cries, si tu bouges, si tu ne te tiens pas comme un mât sur ton escabeau, dit Pierre en l’ajustant avec son fusil, je te tue comme un chien. Le fils devint muet comme un poisson; la mère n’a rin dit.—Voilà, dit Pierre à son fils, un papier qui enveloppait une pièce d’or espagnole; la pièce d’or était dans le lit de ta mère; ta mère seule savait l’endroit où elle l’avait mise; j’ai trouvé le papier sur l’eau en abordant ici; tu viens de donner ce soir cette pièce d’or espagnole à la mère Fleurant, et ta mère n’a plus vu sa pièce dans son lit. Explique-toi. Jacques dit qu’il n’avait pas pris la pièce de sa mère, et que cette pièce lui était restée de Nantes.—Tant mieux, dit Pierre. Comment peux-tu nous prouver cela?—Je l’avais.—Tu n’as pas pris celle de ta mère?—Non.—Peux-tu le jurer sur ta vie éternelle? Il allait le jurer; sa mère leva les yeux sur lui et lui dit:—Jacques, mon enfant, prends garde, ne jure pas si ça n’est pas vrai; tu peux t’amender, te repentir; il est temps encore. Et elle pleura.—Vous êtes une ci et une ça, lui dit-il, qu’avez toujours voulu ma perte. Cambremer pâlit et dit:—Ce que tu viens de dire à ta mère grossira ton compte. Allons au fait. Jures-tu?—Oui.—Tiens, dit-il, y avait-il sur ta pièce cette croix que le marchand de sardines qui me l’a donnée avait faite sur la nôtre? Jacques se dégrisa et pleura.—Assez causé, dit Pierre. Je ne te parle pas de ce que tu as fait avant cela, je ne veux pas qu’un Cambremer soit fait mourir sur la place du Croisic. Fais tes prières, et dépêchons-nous! Il va venir un prêtre pour te confesser. La mère était sortie, pour ne pas entendre condamner son fils. Quand elle fut dehors, Cambremer l’oncle vint avec le recteur de Piriac, auquel Jacques ne voulut rien dire. Il était malin, il connaissait assez son père pour savoir qu’il ne le tuerait pas sans confession.—Merci, excusez-nous, monsieur, dit Cambremer au prêtre, quand il vit l’obstination de Jacques. Je voulais donner une leçon à mon fils et vous prier de n’en rien dire.—Toi, dit-il à Jacques, si tu ne t’amendes pas, la première fois ce sera pour de bon, et j’en finirai sans confession. Il l’envoya se coucher. L’enfant crut cela et s’imagina qu’il pourrait se remettre avec son père. Il dormit. Le père veilla. Quand il vit son fils au fin fond de son sommeil, il lui couvrit la bouche avec du chanvre, la lui banda avec un chiffon de voile bien serré; puis il lui lia les mains et les pieds. Il rageait, il pleurait du sang, disait Cambremer au justicier. Que voulez-vous! La mère se jeta aux pieds du père.—Il est jugé, qu’il dit, tu vas m’aider à le mettre dans la barque. Elle s’y refusa. Cambremer l’y mit tout seul, l’y assujettit au fond, lui mit une pierre au cou, sortit du bassin, gagna la mer, et vint à la hauteur de la roche où il est. Pour lors, la pauvre mère, qui s’était fait passer ici par son beau-frère, eut beau crier grâce! ça servit comme une pierre à un loup. Il y avait de la lune, elle a vu le père jetant à la mer son fils qui lui tenait encore aux entrailles, et comme il n’y avait pas d’air, elle a entendu blouf! puis rin, ni trace, ni bouillon; la mer est d’une fameuse garde, allez! En abordant là pour faire taire sa femme qui gémissait, Cambremer la trouva quasi morte, il fut impossible aux deux frères de la porter, il a fallu la mettre dans la barque qui venait de servir au fils, et ils l’ont ramenée chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah! ben, la belle Brouin, comme on l’appelait, n’a pas duré huit jours; elle est morte en demandant à son mari de brûler la damnée barque. Oh! il l’a fait. Lui il est devenu tout chose, il savait plus ce qu’il voulait; il fringalait en marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin. Puis il a fait un voyage de dix jours, et est revenu se mettre où vous l’avez vu, et, depuis qu’il y est, il n’a pas dit une parole.

Le pêcheur ne mit qu’un moment à nous raconter cette histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne l’écris. Les gens du peuple font peu de réflexions en contant, ils accusent le fait qui les a frappés, et le traduisent comme ils le sentent. Ce récit fut aussi aigrement incisif que l’est un coup de hache.

—Je n’irai pas à Batz, dit Pauline en arrivant au contour supérieur du lac. Nous revînmes au Croisic par les marais salants, dans le dédale desquels nous conduisit le pêcheur, devenu comme nous silencieux. La disposition de nos âmes était changée. Nous étions tous deux plongés en de funestes réflexions, attristés par ce drame qui expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu à l’aspect de Cambremer. Nous avions l’un et l’autre assez de connaissance du monde pour deviner de cette triple vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs de ces trois êtres se reproduisaient devant nous comme si nous les avions vus dans les tableaux d’un drame que ce père couronnait en expiant son crime nécessaire. Nous n’osions regarder la roche où était l’homme fatal qui faisait peur à toute une contrée. Quelques nuages embrumaient le ciel; des vapeurs s’élevaient à l’horizon, nous marchions au milieu de la nature la plus âcrement sombre que j’aie jamais rencontrée. Nous foulions une nature qui semblait souffrante, maladive; des marais salants, qu’on peut à bon droit nommer les écrouelles de la terre. Là, le sol est divisé en carrés inégaux de forme, tous encaissés par d’énormes talus de terre grise, tous pleins d’une eau saumâtre, à la surface de laquelle arrive le sel. Ces ravins faits à main d’hommes sont intérieurement partagés en plates-bandes, le long desquelles marchent des ouvriers armés de longs râteaux, à l’aide desquels ils écrèment cette saumure, et amènent sur des plates-formes rondes pratiquées de distance en distance ce sel quand il est bon à mettre en mulons. Nous côtoyâmes pendant deux heures ce triste damier, où le sel étouffe par son abondance la végétation, et où nous n’apercevions de loin en loin que quelques paludiers, nom donné à ceux qui cultivent le sel. Ces hommes, ou plutôt ce clan de Bretons porte un costume spécial, une jaquette blanche assez semblable à celle des brasseurs. Ils se marient entre eux. Il n’y a pas d’exemple qu’une fille de cette tribu ait épousé un autre homme qu’un paludier. L’horrible aspect de ces marécages, dont la boue était symétriquement ratissée, et de cette terre grise dont a horreur la Flore bretonne, s’harmoniait avec le deuil de notre âme. Quand nous arrivâmes à l’endroit où l’on passe le bras de mer formé par l’irruption des eaux dans ce fond, et qui sert sans doute à alimenter les marais salants, nous aperçûmes avec plaisir les maigres végétations qui garnissent les sables de la plage. Dans la traversée, nous aperçûmes au milieu du lac l’île où demeurent les Cambremer; nous détournâmes la tête.

En arrivant à notre hôtel, nous remarquâmes un billard dans une salle basse, et quand nous apprîmes que c’était le seul billard public qu’il y eût au Croisic, nous fîmes nos apprêts de départ pendant la nuit; le lendemain nous étions à Guérande. Pauline était encore triste, et moi je ressentais déjà les approches de cette flamme qui me brûle le cerveau. J’étais si cruellement tourmenté par les visions que j’avais de ces trois existences, qu’elle me dit:—Louis, écris cela, tu donneras le change à la nature de cette fièvre.

Je vous ai donc écrit cette aventure, mon cher oncle; mais elle m’a déjà fait perdre le calme que je devais à mes bains et à notre séjour ici.

Paris, 20 novembre 1834.

L’AUBERGE ROUGE.


A MONSIEUR LE MARQUIS DE CUSTINE.


En je ne sais quelle année, un banquier de Paris, qui avait des relations commerciales très-étendues en Allemagne, fêtait un de ces amis, longtemps inconnus, que les négociants se font de place en place, par correspondance. Cet ami, chef de je ne sais quelle maison assez importante de Nuremberg, était un bon gros Allemand, homme de goût et d’érudition, homme de pipe surtout, ayant une belle, une large figure nurembergeoise, au front carré, bien découvert, et décoré de quelques cheveux blonds assez rares. Il offrait le type des enfants de cette pure et noble Germanie, si fertile en caractères honorables, et dont les paisibles mœurs ne se sont jamais démenties, même après sept invasions. L’étranger riait avec simplesse, écoutait attentivement, et buvait remarquablement bien, en paraissant aimer le vin de Champagne autant peut-être que les vins paillés du Johannisberg. Il se nommait Hermann, comme presque tous les Allemands mis en scène par les auteurs. En homme qui ne sait rien faire légèrement, il était bien assis à la table du banquier, mangeait avec ce tudesque appétit si célèbre en Europe, et disait un adieu consciencieux à la cuisine du grand Carême. Pour faire honneur à son hôte, le maître du logis avait convié quelques amis intimes, capitalistes ou commerçants, plusieurs femmes aimables, jolies, dont le gracieux babil et les manières franches étaient en harmonie avec la cordialité germanique. Vraiment, si vous aviez pu voir, comme j’en eus le plaisir, cette joyeuse réunion de gens qui avaient rentré leurs griffes commerciales pour spéculer sur les plaisirs de la vie, il vous eût été difficile de haïr les escomptes usuraires ou de maudire les faillites. L’homme ne peut pas toujours mal faire. Aussi, même dans la société des pirates, doit-il se rencontrer quelques heures douces pendant lesquelles vous croyez être, dans leur sinistre vaisseau, comme sur une escarpolette.

—Avant de nous quitter, monsieur Hermann va nous raconter encore, je l’espère, une histoire allemande qui nous fasse bien peur.

Ces paroles furent prononcées au dessert par une jeune personne pâle et blonde qui, sans doute, avait lu les contes d’Hoffmann et les romans de Walter Scott. C’était la fille unique du banquier, ravissante créature dont l’éducation s’achevait au Gymnase, et qui raffolait des pièces qu’on y joue. En ce moment les convives se trouvaient dans cette heureuse disposition de paresse et de silence où nous met un repas exquis, quand nous avons un peu trop présumé de notre puissance digestive. Le dos appuyé sur sa chaise, le poignet légèrement soutenu par le bord de la table, chaque convive jouait indolemment avec la lame dorée de son couteau. Quand un dîner arrive à ce moment de déclin, certaines gens tourmentent le pepin d’une poire; d’autres roulent une mie de pain entre le pouce et l’index; les amoureux tracent des lettres informes avec les débris des fruits; les avares comptent leurs noyaux et les rangent sur leur assiette comme un dramaturge dispose ses comparses au fond d’un théâtre. C’est de petites félicités gastronomiques dont n’a pas tenu compte dans son livre Brillat-Savarin, auteur si complet d’ailleurs. Les valets avaient disparu. Le dessert était comme une escadre après le combat, tout désemparé, pillé, flétri. Les plats erraient sur la table, malgré l’obstination avec laquelle la maîtresse du logis essayait de les faire remettre en place. Quelques personnes regardaient des vues de Suisse symétriquement accrochées sur les parois grises de la salle à manger. Nul convive ne s’ennuyait. Nous ne connaissons point d’homme qui se soit encore attristé pendant la digestion d’un bon dîner. Nous aimons alors à rester dans je ne sais quel calme, espèce de juste milieu entre la rêverie du penseur et la satisfaction des animaux ruminants, qu’il faudrait appeler la mélancolie matérielle de la gastronomie. Aussi les convives se tournèrent-ils spontanément vers le bon Allemand, enchantés tous d’avoir une ballade à écouter, fût-elle même sans intérêt. Pendant cette benoîte pause, la voix d’un conteur semble toujours délicieuse à nos sens engourdis, elle en favorise le bonheur négatif. Chercheur de tableaux, j’admirais ces visages égayés par un sourire, éclairés par les bougies, et que la bonne chère avait empourprés; leurs expressions diverses produisaient de piquants effets à travers les candélabres, les corbeilles en porcelaine, les fruits et les cristaux.

Mon imagination fut tout à coup saisie par l’aspect du convive qui se trouvait précisément en face de moi. C’était un homme de moyenne taille, assez gras, rieur, qui avait la tournure, les manières d’un agent de change, et qui paraissait n’être doué que d’un esprit fort ordinaire; je ne l’avais pas encore remarqué; en ce moment, sa figure, sans doute assombrie par un faux jour, me parut avoir changé de caractère; elle était devenue terreuse; des teintes violâtres la sillonnaient. Vous eussiez dit de la tête cadavérique d’un agonisant. Immobile comme les personnages peints dans un Diorama, ses yeux hébétés restaient fixés sur les étincelantes facettes d’un bouchon de cristal; mais il ne les comptait certes pas, et semblait abîmé dans quelque contemplation fantastique de l’avenir ou du passé. Quand j’eus longtemps examiné cette face équivoque, elle me fit penser:—Souffre-t-il? me dis-je. A-t-il trop bu? Est-il ruiné par la baisse des fonds publics? Songe-t-il à jouer ses créanciers?

—Voyez! dis-je à ma voisine en lui montrant le visage de l’inconnu, n’est-ce pas une faillite en fleur?

—Oh! me répondit-elle, il serait plus gai. Puis hochant gracieusement la tête, elle ajouta:—Si celui-là se ruine jamais, je l’irai dire à Pékin! Il possède un million en fonds de terre! C’est un ancien fournisseur des armées impériales, un bon homme assez original. Il s’est remarié par spéculation, et rend néanmoins sa femme extrêmement heureuse. Il a une jolie fille que, pendant fort longtemps, il n’a pas voulu reconnaître; mais la mort de son fils, tué malheureusement en duel, l’a contraint à la prendre avec lui, car il ne pouvait plus avoir d’enfants. La pauvre fille est ainsi devenue tout à coup une des plus riches héritières de Paris. La perte de son fils unique a plongé ce cher homme dans un chagrin qui reparaît quelquefois.

En ce moment, le fournisseur leva les yeux sur moi; son regard me fit tressaillir, tant il était sombre et pensif! Assurément ce coup d’œil résumait toute une vie. Mais tout à coup sa physionomie devint gaie; il prit le bouchon de cristal, le mit, par un mouvement machinal, à une carafe pleine d’eau qui se trouvait devant son assiette, et tourna la tête vers monsieur Hermann en souriant. Cet homme, béatifié par ses jouissances gastronomiques, n’avait sans doute pas deux idées dans la cervelle, et ne songeait à rien. Aussi eus-je en quelque sorte, honte de prodiguer ma science divinatoire in anima vili d’un épais financier. Pendant que je faisais, en pure perte, des observations phrénologiques, le bon Allemand s’était lesté le nez d’une prise de tabac, et commençait son histoire. Il me serait assez difficile de la reproduire dans les mêmes termes, avec ses interruptions fréquentes et ses digressions verbeuses. Aussi l’ai-je écrite à ma guise, laissant les fautes au Nurembergeois, et m’emparant de ce qu’elle peut avoir de poétique et d’intéressant, avec la candeur des écrivains qui oublient de mettre au titre de leurs livres: traduit de l’allemand.

L’IDÉE ET LE FAIT.

—Vers la fin de vendémiaire, an VII, époque républicaine qui, dans le style actuel, correspond au 20 octobre 1799, deux jeunes gens, partis de Bonn dès le matin, étaient arrivés à la chute du jour aux environs d’Andernach, petite ville située sur la rive gauche du Rhin, à quelques lieues de Coblentz. En ce moment, l’armée française commandée par le général Augereau manœuvrait en présence des Autrichiens, qui occupaient la rive droite du fleuve. Le quartier général de la division républicaine était à Coblentz, et l’une des demi-brigades appartenant au corps d’Augereau se trouvait cantonnée à Andernach. Les deux voyageurs étaient Français. A voir leurs uniformes bleus mélangés de blanc, à parements de velours rouge, leurs sabres, surtout le chapeau couvert d’une toile cirée verte, et orné d’un plumet tricolore, les paysans allemands eux-mêmes auraient reconnu des chirurgiens militaires, hommes de science et de mérite, aimés pour la plupart, non-seulement à l’armée, mais encore dans les pays envahis par nos troupes. A cette époque, plusieurs enfants de famille arrachés à leur stage médical par la récente loi sur la conscription due au général Jourdan, avaient naturellement mieux aimé continuer leurs études sur le champ de bataille que d’être astreints au service militaire, peu en harmonie avec leur éducation première et leurs paisibles destinées. Hommes de science, pacifiques et serviables, ces jeunes gens faisaient quelque bien au milieu de tant de malheurs, et sympathisaient avec les érudits des diverses contrées par lesquelles passait la cruelle civilisation de la République. Armés, l’un et l’autre, d’une feuille de route et munis d’une commission de sous-aide signée Coste et Bernadotte, ces deux jeunes gens se rendaient à la demi-brigade à laquelle ils étaient attachés. Tous deux appartenaient à des familles bourgeoises de Beauvais médiocrement riches, mais où les mœurs douces et la loyauté des provinces se transmettaient comme une partie de l’héritage. Amenés sur le théâtre de la guerre avant l’époque indiquée pour leur entrée en fonctions, par une curiosité bien naturelle aux jeunes gens, ils avaient voyagé par la diligence jusqu’à Strasbourg. Quoique la prudence maternelle ne leur eût laissé emporter qu’une faible somme, ils se croyaient riches en possédant quelques louis, véritable trésor dans un temps où les assignats étaient arrivés au dernier degré d’avilissement, et où l’or valait beaucoup d’argent. Les deux sous-aides, âgés de vingt ans au plus, obéirent à la poésie de leur situation avec tout l’enthousiasme de la jeunesse. De Strasbourg à Bonn, ils avaient visité l’Électorat et les rives du Rhin en artistes, en philosophes, en observateurs. Quand nous avons une destinée scientifique, nous sommes à cet âge des êtres véritablement multiples. Même en faisant l’amour, ou en voyageant, un sous-aide doit thésauriser les rudiments de sa fortune ou de sa gloire à venir. Les deux jeunes gens s’étaient donc abandonnés à cette admiration profonde dont sont saisis les hommes instruits à l’aspect des rives du Rhin et des paysages de la Souabe, entre Mayence et Cologne; nature forte, riche, puissamment accidentée, pleine de souvenirs féodaux, verdoyante, mais qui garde en tous lieux les empreintes du fer et du feu. Louis XIV et Turenne ont cautérisé cette ravissante contrée. Çà et là, des ruines attestent l’orgueil, ou peut-être la prévoyance du roi de Versailles qui fit abattre les admirables châteaux dont était jadis ornée cette partie de l’Allemagne. En voyant cette terre merveilleuse, couverte de forêts, et où le pittoresque du moyen âge abonde, mais en ruines, vous concevez le génie allemand, ses rêveries et son mysticisme. Cependant le séjour des deux amis à Bonn avait un but de science et de plaisir tout à la fois. Le grand hôpital de l’armée gallo-batave et de la division d’Augereau était établi dans le palais même de l’Électeur. Les sous-aides de fraîche date y étaient donc allés voir des camarades, remettre des lettres de recommandation à leurs chefs, et s’y familiariser avec les premières impressions de leur métier. Mais aussi, là, comme ailleurs, ils dépouillèrent quelques-uns de ces préjugés exclusifs auxquels nous restons si longtemps fidèles en faveur des monuments et des beautés de notre pays natal. Surpris à l’aspect des colonnes de marbre dont est orné le palais électoral, ils allèrent admirant le grandiose des constructions allemandes, et trouvèrent à chaque pas de nouveaux trésors antiques ou modernes. De temps en temps, les chemins dans lesquels erraient les deux amis en se dirigeant vers Andernach les amenaient sur le piton d’une montagne de granit plus élevée que les autres. Là, par une découpure de la forêt, par une anfractuosité des rochers, ils apercevaient quelque vue du Rhin encadrée dans le grès ou festonnée par de vigoureuses végétations. Les vallées, les sentiers, les arbres exhalaient cette senteur automnale qui porte à la rêverie; les cimes des bois commençaient à se dorer, à prendre des tons chauds et bruns, signes de vieillesse; les feuilles tombaient, mais le ciel était encore d’un bel azur, et les chemins, secs, se dessinaient comme des lignes jaunes dans le paysage, alors éclairé par les obliques rayons du soleil couchant. A une demi-lieue d’Andernach, les deux amis marchèrent au milieu d’un profond silence, comme si la guerre ne dévastait pas ce beau pays, et suivirent un chemin pratiqué pour les chèvres à travers les hautes murailles de granit bleuâtre entre lesquelles le Rhin bouillonne. Bientôt ils descendirent par un des versants de la gorge au fond de laquelle se trouve la petite ville, assise avec coquetterie au bord du fleuve, où elle offre un joli port aux mariniers.—L’Allemagne est un bien beau pays, s’écria l’un des deux jeunes gens, nommé Prosper Magnan, à l’instant où il entrevit les maisons peintes d’Andernach, pressées comme des œufs dans un panier, séparées par des arbres, par des jardins et des fleurs. Puis il admira pendant un moment les toits pointus à solives saillantes, les escaliers de bois, les galeries de mille habitations paisibles, et les barques balancées par les flots dans le port...

Au moment où monsieur Hermann prononça le nom de Prosper Magnan, le fournisseur saisit la carafe, se versa de l’eau dans son verre, et le vida d’un trait. Ce mouvement ayant attiré mon attention, je crus remarquer un léger tremblement dans ses mains et de l’humidité sur le front du capitaliste.

—Comment se nomme l’ancien fournisseur? demandai-je à ma complaisante voisine.

—Taillefer, me répondit-elle.

—Vous trouvez-vous indisposé? m’écriai-je en voyant pâlir ce singulier personnage.

—Nullement, dit-il en me remerciant par un geste de politesse. J’écoute, ajouta-t-il en faisant un signe de tête aux convives, qui le regardèrent tous simultanément.

—J’ai oublié, dit monsieur Hermann, le nom de l’autre jeune homme. Seulement, les confidences de Prosper Magnan m’ont appris que son compagnon était brun, assez maigre et jovial. Si vous le permettez, je l’appellerai Wilhem, pour donner plus de clarté au récit de cette histoire.

Le bon Allemand reprit sa narration après avoir ainsi, sans respect pour le romantisme et la couleur locale, baptisé le sous-aide français d’un nom germanique.

—Au moment où les deux jeunes gens arrivèrent à Andernach, il était donc nuit close. Présumant qu’ils perdraient beaucoup de temps à trouver leurs chefs, à s’en faire reconnaître, à obtenir d’eux un gîte militaire dans une ville déjà pleine de soldats, ils avaient résolu de passer leur dernière nuit de liberté dans une auberge située à une centaine de pas d’Andernach, et de laquelle ils avaient admiré, du haut des rochers, les riches couleurs embellies par les feux du soleil couchant. Entièrement peinte en rouge, cette auberge produisait un piquant effet dans le paysage, soit en se détachant sur la masse générale de la ville, soit en opposant son large rideau de pourpre à la verdure des différents feuillages, et sa teinte vive aux tons grisâtres de l’eau. Cette maison devait son nom à la décoration extérieure qui lui avait été sans doute imposée depuis un temps immémorial par le caprice de son fondateur. Une superstition mercantile assez naturelle aux différents possesseurs de ce logis, renommé parmi les mariniers du Rhin, en avait fait soigneusement conserver le costume. En entendant le pas des chevaux, le maître de l’Auberge rouge vint sur le seuil de la porte.—Par Dieu, s’écria-t-il, messieurs, un peu plus tard vous auriez été forcés de coucher à la belle étoile, comme la plupart de vos compatriotes qui bivouaquent de l’autre côté d’Andernach. Chez moi, tout est occupé! Si vous tenez à coucher dans un bon lit, je n’ai plus que ma propre chambre à vous offrir. Quant à vos chevaux, je vais leur faire mettre une litière dans un coin de la cour. Aujourd’hui, mon écurie est pleine de chrétiens.—Ces messieurs viennent de France? reprit-il après une légère pause.—De Bonn, s’écria Prosper. Et nous n’avons encore rien mangé depuis ce matin.—Oh! quant aux vivres! dit l’aubergiste en hochant la tête. On vient de dix lieues à la ronde faire des noces à l’Auberge rouge. Vous allez avoir un festin de prince, le poisson du Rhin! c’est tout dire. Après avoir confié leurs montures fatiguées aux soins de l’hôte, qui appelait assez inutilement ses valets, les sous-aides entrèrent dans la salle commune de l’auberge. Les nuages épais et blanchâtres exhalés par une nombreuse assemblée de fumeurs ne leur permirent pas de distinguer d’abord les gens avec lesquels ils allaient se trouver; mais lorsqu’ils se furent assis près d’une table, avec la patience pratique de ces voyageurs philosophes qui ont reconnu l’inutilité du bruit, ils démêlèrent, à travers les vapeurs du tabac, les accessoires obligés d’une auberge allemande: le poêle, l’horloge, les tables, les pots de bière, les longues pipes; çà et là des figures hétéroclites, juives, allemandes; puis les visages rudes de quelques mariniers. Les épaulettes de plusieurs officiers français étincelaient dans ce brouillard, et le cliquetis des éperons et des sabres retentissait incessamment sur le carreau. Les uns jouaient aux cartes, d’autres se disputaient, se taisaient, mangeaient, buvaient ou se promenaient. Une grosse petite femme, ayant le bonnet de velours noir, la pièce d’estomac bleu et argent, la pelote, le trousseau de clefs, l’agrafe d’argent, les cheveux tressés, marques distinctives de toutes les maîtresses d’auberges allemandes, et dont le costume est, d’ailleurs, si exactement colorié dans une foule d’estampes, qu’il est trop vulgaire pour être décrit, la femme de l’aubergiste donc, fit patienter et impatienter les deux amis avec une habileté fort remarquable. Insensiblement le bruit diminua, les voyageurs se retirèrent, et le nuage de fumée se dissipa. Lorsque le couvert des sous-aides fut mis, que la classique carpe du Rhin parut sur la table, onze heures sonnaient, et la salle était vide. Le silence de la nuit laissait entendre vaguement, et le bruit que faisaient les chevaux en mangeant leur provende ou en piaffant, et le murmure des eaux du Rhin, et ces espèces de rumeurs indéfinissables qui animent une auberge pleine quand chacun s’y couche. Les portes et les fenêtres s’ouvraient et se fermaient, des voix murmuraient de vagues paroles, et quelques interpellations retentissaient dans les chambres. En ce moment de silence et de tumulte, les deux Français, et l’hôte occupé à leur vanter Andernach, le repas, son vin du Rhin, l’armée républicaine et sa femme, écoutèrent avec une sorte d’intérêt les cris rauques de quelques mariniers et les bruissements d’un bateau qui abordait au port. L’aubergiste, familiarisé sans doute avec les interrogations gutturales de ces bateliers, sortit précipitamment, et revint bientôt. Il ramena un gros petit homme derrière lequel marchaient deux mariniers portant une lourde valise et quelques ballots. Ses paquets déposés dans la salle, le petit homme prit lui-même sa valise et la garda près de lui, en s’asseyant sans cérémonie à table devant les deux sous-aides.—Allez coucher à votre bateau, dit-il aux mariniers, puisque l’auberge est pleine. Tout bien considéré, cela vaudra mieux.—Monsieur, dit l’hôte au nouvel arrivé, voilà tout ce qui me reste de provisions. Et il montrait le souper servi aux deux Français.—Je n’ai pas une croûte de pain, pas un os.—Et de la choucroute?—Pas de quoi mettre dans le dé de ma femme! Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, vous ne pouvez avoir d’autre lit que la chaise sur laquelle vous êtes, et d’autre chambre que cette salle. A ces mots, le petit homme jeta sur l’hôte, sur la salle et sur les deux Français, un regard où la prudence et l’effroi se peignirent également.

—Ici je dois vous faire observer, dit monsieur Hermann en s’interrompant, que nous n’avons jamais su ni le véritable nom ni l’histoire de cet inconnu; seulement, ses papiers ont appris qu’il venait d’Aix-la-Chapelle; il avait pris le nom de Walhenfer, et possédait aux environs de Neuwied une manufacture d’épingles assez considérable. Comme tous les fabricants de ce pays, il portait une redingote de drap commun, une culotte et un gilet en velours vert foncé, des bottes et une large ceinture de cuir. Sa figure était toute ronde, ses manières franches et cordiales; mais pendant cette soirée il lui fut très-difficile de déguiser entièrement des appréhensions secrètes ou peut-être de cruels soucis. L’opinion de l’aubergiste a toujours été que ce négociant allemand fuyait son pays. Plus tard, j’ai su que sa fabrique avait été brûlée par un de ces hasards malheureusement si fréquents en temps de guerre. Malgré son expression généralement soucieuse, sa physionomie annonçait une grande bonhomie. Il avait de beaux traits, et surtout un large cou dont la blancheur était si bien relevée par une cravate noire, que Wilhem le montra par raillerie à Prosper. . . . .

Ici, monsieur Taillefer but un verre d’eau.

—Prosper offrit avec courtoisie au négociant de partager leur souper, et Walhenfer accepta sans façon, comme un homme qui se sentait en mesure de reconnaître cette politesse; il coucha sa valise à terre, mit ses pieds dessus, ôta son chapeau, s’attabla, se débarrassa de ses gants et de deux pistolets qu’il avait à sa ceinture. L’hôte ayant promptement donné un couvert, les trois convives commencèrent à satisfaire assez silencieusement leur appétit. L’atmosphère de la salle était si chaude et les mouches si nombreuses, que Prosper pria l’hôte d’ouvrir la croisée qui donnait sur la porte, afin de renouveler l’air. Cette fenêtre était barricadée par une barre de fer dont les deux bouts entraient dans des trous pratiqués aux deux coins de l’embrasure. Pour plus de sécurité, deux écrous, attachés à chacun des volets, recevaient deux vis. Par hasard, Prosper examina la manière dont s’y prenait l’hôte pour ouvrir la fenêtre.

—Mais, puisque je vous parle des localités, nous dit monsieur Hermann, je dois vous dépeindre les dispositions intérieures de l’auberge; car, de la connaissance exacte des lieux, dépend l’intérêt de cette histoire. La salle où se trouvaient les trois personnages dont je vous parle avait deux portes de sortie. L’une donnait sur le chemin d’Andernach qui longe le Rhin. Là, devant l’auberge, se trouvait naturellement un petit débarcadère où le bateau, loué par le négociant pour son voyage, était amarré. L’autre porte avait sa sortie sur la cour de l’auberge. Cette cour était entourée de murs très-élevés, et remplie, pour le moment, de bestiaux et de chevaux, les écuries étant pleines de monde. La grande porte venait d’être si soigneusement barricadée, que, pour plus de promptitude, l’hôte avait fait entrer le négociant et les mariniers par la porte de la salle qui donnait sur la rue. Après avoir ouvert la fenêtre, selon le désir de Prosper Magnan, il se mit à fermer cette porte, glissa les barres dans leurs trous, et vissa les écrous. La chambre de l’hôte, où devaient coucher les deux sous-aides était contiguë à la salle commune, et se trouvait séparée par un mur assez léger de la cuisine, où l’hôtesse et son mari devaient probablement passer la nuit. La servante venait de sortir, et d’aller chercher son gîte dans quelque crèche, dans le coin d’un grenier, ou partout ailleurs. Il est facile de comprendre que la salle commune, la chambre de l’hôte et la cuisine, étaient en quelque sorte isolées du reste de l’auberge. Il y avait dans la cour deux gros chiens, dont les aboiements graves annonçaient des gardiens vigilants et très-irritables.—Quel silence et quelle belle nuit! dit Wilhem en regardant le ciel, lorsque l’hôte eut fini de fermer la porte. Alors le clapotis des flots était le seul bruit qui se fît entendre.—Messieurs, dit le négociant aux deux Français, permettez-moi de vous offrir quelques bouteilles de vin pour arroser votre carpe. Nous nous délasserons de la fatigue de la journée en buvant. A votre air et à l’état de vos vêtements, je vois que, comme moi, vous avez bien fait du chemin aujourd’hui. Les deux amis acceptèrent, et l’hôte sortit par la porte de la cuisine pour aller à sa cave, sans doute située sous cette partie du bâtiment. Lorsque cinq vénérables bouteilles, apportées par l’aubergiste, furent sur la table, sa femme achevait de servir le repas. Elle donna à la salle et aux mets son coup d’œil de maîtresse de maison; puis, certaine d’avoir prévenu toutes les exigences des voyageurs, elle rentra dans la cuisine. Les quatre convives, car l’hôte fut invité à boire, ne l’entendirent pas se coucher; mais, plus tard, pendant les intervalles de silence qui séparèrent les causeries des buveurs, quelques ronflements très-accentués, rendus encore plus sonores par les planches creuses de la soupente où elle s’était nichée, firent sourire les amis, et surtout l’hôte. Vers minuit, lorsqu’il n’y eut plus sur la table que des biscuits, du fromage, des fruits secs et du bon vin, les convives, principalement les deux jeunes Français, devinrent communicatifs. Ils parlèrent de leur pays, de leurs études, de la guerre. Enfin, la conversation s’anima. Prosper Magnan fit venir quelques larmes dans les yeux du négociant fugitif, quand, avec cette franchise picarde et la naïveté d’une nature bonne et tendre, il supposa ce que devait faire sa mère au moment où il se trouvait, lui, sur les bords du Rhin.—Je la vois, disait-il, lisant sa prière du soir avant de se coucher! Elle ne m’oublie certes pas, et doit se demander:—Où est-il, mon pauvre Prosper? Mais si elle a gagné au jeu quelques sous à sa voisine,—à ta mère, peut-être, ajouta-t-il en poussant le coude de Wilhem, elle va les mettre dans le grand pot de terre rouge où elle amasse la somme nécessaire à l’acquisition des trente arpents enclavés dans son petit domaine de Lescheville. Ces trente arpents valent bien environ soixante mille francs. Voilà de bonnes prairies. Ah! si je les avais un jour, je vivrais toute ma vie à Lescheville, sans ambition! Combien de fois mon père a-t-il désiré ces trente arpents et le joli ruisseau qui serpente dans ces prés-là! Enfin, il est mort sans pouvoir les acheter. J’y ai bien souvent joué!—Monsieur Walhenfer, n’avez-vous pas aussi votre hoc erat in votis? demanda Wilhem.—Oui, monsieur, oui! mais il était tout venu, et, maintenant... Le bonhomme garda le silence, sans achever sa phrase.—Moi, dit l’hôte dont le visage s’était légèrement empourpré, j’ai, l’année dernière, acheté un clos que je désirais avoir depuis dix ans. Ils causèrent ainsi en gens dont la langue était déliée par le vin, et prirent les uns pour les autres cette amitié passagère de laquelle nous sommes peu avares en voyage, en sorte qu’au moment où ils allèrent se coucher, Wilhem offrit son lit au négociant.—Vous pouvez d’autant mieux l’accepter, lui dit-il, que je puis coucher avec Prosper. Ce ne sera, certes, ni la première ni la dernière fois. Vous êtes notre doyen, nous devons honorer la vieillesse!—Bah! dit l’hôte, le lit de ma femme a plusieurs matelas, vous en mettrez un par terre. Et il alla fermer la croisée, en faisant le bruit que comportait cette prudente opération.—J’accepte, dit le négociant. J’avoue, ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amis, que je le désirais. Mes bateliers me semblent suspects. Pour cette nuit, je ne suis pas fâché d’être en compagnie de deux braves et bons jeunes gens, de deux militaires français! J’ai cent mille francs en or et en diamants dans ma valise! L’affectueuse réserve avec laquelle cette imprudente confidence fut reçue par les deux jeunes gens rassura le bon Allemand. L’hôte aida ses voyageurs à défaire un des lits. Puis, quand tout fut arrangé pour le mieux, il leur souhaita le bonsoir et alla se coucher. Le négociant et les deux sous-aides plaisantèrent sur la nature de leurs oreillers. Prosper mettait sa trousse d’instruments et celle de Wilhem sous son matelas, afin de l’exhausser et de remplacer le traversin qui lui manquait, au moment où, par un excès de prudence, Walhenfer plaçait sa valise sous son chevet.—Nous dormirons tous deux sur notre fortune: vous, sur votre or; moi sur ma trousse! Reste à savoir si mes instruments me vaudront autant d’or que vous en avez acquis.—Vous pouvez l’espérer, dit le négociant. Le travail et la probité viennent à bout de tout, mais ayez de la patience. Bientôt Walhenfer et Wilhem s’endormirent. Soit que son lit fût trop dur, soit que son extrême fatigue fût une cause d’insomnie, soit par une fatale disposition d’âme, Prosper Magnan resta éveillé. Ses pensées prirent insensiblement une mauvaise pente. Il songea très-exclusivement aux cent mille francs sur lesquels dormait le négociant. Pour lui, cent mille francs étaient une immense fortune tout venue. Il commença par les employer de mille manières différentes, en faisant des châteaux en Espagne, comme nous en faisons tous avec tant de bonheur pendant le moment qui précède notre sommeil, à cette heure où les images naissent confuses dans notre entendement, et où souvent, par le silence de la nuit, la pensée acquiert une puissance magique. Il comblait les vœux de sa mère, il achetait les trente arpents de prairie, il épousait une demoiselle de Beauvais à laquelle la disproportion de leurs fortunes lui défendait d’aspirer en ce moment. Il s’arrangeait avec cette somme toute une vie de délices, et se voyait heureux, père de famille, riche, considéré dans sa province, et peut-être maire de Beauvais. Sa tête picarde s’enflammant, il chercha les moyens de changer ses fictions en réalités. Il mit une chaleur extraordinaire à combiner un crime en théorie. Tout en rêvant la mort du négociant, il voyait distinctement l’or et les diamants. Il en avait les yeux éblouis. Son cœur palpitait. La délibération était déjà sans doute un crime. Fasciné par cette masse d’or, il s’enivra moralement par des raisonnements assassins. Il se demanda si ce pauvre Allemand avait bien besoin de vivre, et supposa qu’il n’avait jamais existé. Bref, il conçut le crime de manière à en assurer l’impunité. L’autre rive du Rhin était occupée par les Autrichiens; il y avait au bas des fenêtres une barque et des bateliers; il pouvait couper le cou de cet homme, le jeter dans le Rhin, se sauver par la croisée avec la valise, offrir de l’or aux mariniers, et passer en Autriche. Il alla jusqu’à calculer le degré d’adresse qu’il avait su acquérir en se servant de ses instruments de chirurgie, afin de trancher la tête de sa victime de manière à ce qu’elle ne poussât pas un seul cri...

Là monsieur Taillefer s’essuya le front et but encore un peu d’eau.

—Prosper se leva lentement et sans faire aucun bruit. Certain de n’avoir réveillé personne, il s’habilla, se rendit dans la salle commune; puis, avec cette fatale intelligence que l’homme trouve soudainement en lui, avec cette puissance de tact et de volonté qui ne manque jamais ni aux prisonniers ni aux criminels dans l’accomplissement de leurs projets, il dévissa les barres de fer, les sortit de leurs trous sans faire le plus léger bruit, les plaça près du mur, et ouvrit les volets en pesant sur les gonds afin d’en assourdir les grincements. La lune ayant jeté sa pâle clarté sur cette scène, lui permit de voir faiblement les objets dans la chambre où dormaient Wilhem et Walhenfer. Là, il m’a dit s’être un moment arrêté. Les palpitations de son cœur étaient si fortes, si profondes, si sonores, qu’il en avait été comme épouvanté. Puis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid; ses mains tremblaient, et la plante de ses pieds lui paraissait appuyée sur des charbons ardents. Mais l’exécution de son dessein était accompagnée de tant de bonheur, qu’il vit une espèce de prédestination dans cette faveur du sort. Il ouvrit la fenêtre, revint dans la chambre, prit sa trousse, y chercha l’instrument le plus convenable pour achever son crime.—Quand j’arrivai près du lit, me dit-il, je me recommandai machinalement à Dieu. Au moment où il levait le bras en rassemblant toute sa force, il entendit en lui comme une voix, et crut apercevoir une lumière. Il jeta l’instrument sur son lit, se sauva dans l’autre pièce, et vint se placer à la fenêtre. Là, il conçut la plus profonde horreur pour lui-même; et sentant néanmoins sa vertu faible, craignant encore de succomber à la fascination à laquelle il était en proie, il sauta vivement sur le chemin et se promena le long du Rhin, en faisant pour ainsi dire sentinelle devant l’auberge. Souvent il atteignait Andernach dans sa promenade précipitée; souvent aussi ses pas le conduisaient au versant par lequel il était descendu pour arriver à l’auberge; mais le silence de la nuit était si profond, il se fiait si bien sur les chiens de garde, que, parfois, il perdit de vue la fenêtre qu’il avait laissée ouverte. Son but était de se lasser et d’appeler le sommeil. Cependant, en marchant ainsi sous un ciel sans nuages, en en admirant les belles étoiles, frappé peut-être aussi par l’air pur de la nuit et par le bruissement mélancolique des flots, il tomba dans une rêverie qui le ramena par degrés à de saines idées de morale. La raison finit par dissiper complétement sa frénésie momentanée. Les enseignements de son éducation, les préceptes religieux, et surtout, m’a-t-il dit, les images de la vie modeste qu’il avait jusqu’alors menée sous le toit paternel, triomphèrent de ses mauvaises pensées. Quand il revint, après une longue méditation au charme de laquelle il s’était abandonné sur le bord du Rhin, en restant accoudé sur une grosse pierre, il aurait pu, m’a-t-il dit, non pas dormir, mais veiller près d’un milliard en or. Au moment où sa probité se releva fière et forte de ce combat, il se mit à genoux dans un sentiment d’extase et de bonheur, remercia Dieu, se trouva heureux, léger, content, comme au jour de sa première communion, où il s’était cru digne des anges, parce qu’il avait passé la journée sans pécher ni en paroles, ni en actions, ni en pensée. Il revint à l’auberge, ferma la fenêtre sans craindre de faire du bruit, et se mit au lit sur-le-champ. Sa lassitude morale et physique le livra sans défense au sommeil. Peu de temps après avoir posé sa tête sur son matelas, il tomba dans cette somnolence première et fantastique qui précède toujours un profond sommeil. Alors les sens s’engourdissent, et la vie s’abolit graduellement; les pensées sont incomplètes, et les derniers tressaillements de nos sens simulent une sorte de rêverie.—Comme l’air est lourd, se dit Prosper. Il me semble que je respire une vapeur humide. Il s’expliqua vaguement cet effet de l’atmosphère par la différence qui devait exister entre la température de la chambre et l’air pur de la campagne. Mais il entendit bientôt un bruit périodique assez semblable à celui que font les gouttes d’eau d’une fontaine en tombant du robinet. Obéissant à une terreur panique, il voulut se lever et appeler l’hôte, réveiller le négociant ou Wilhem; mais il se souvint alors, pour son malheur, de l’horloge de bois; et croyant reconnaître le mouvement du balancier, il s’endormit dans cette indistincte et confuse perception. . . . .

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