La Comédie humaine - Volume 15. Études philosophiques
—Voulez-vous de l’eau, monsieur Taillefer? dit le maître de la maison, en voyant le banquier prendre machinalement la carafe.
Elle était vide.
Monsieur Hermann continua son récit, après la légère pause occasionnée par l’observation du banquier.
—Le lendemain matin, dit-il, Prosper Magnan fut réveillé par un grand bruit. Il lui semblait avoir entendu des cris perçants, et il ressentait ce violent tressaillement de nerfs que nous subissons lorsque nous achevons, au réveil, une sensation pénible commencée pendant notre sommeil. Il s’accomplit en nous un fait physiologique, un sursaut, pour me servir de l’expression vulgaire, qui n’a pas encore été suffisamment observé, quoiqu’il contienne des phénomènes curieux pour la science. Cette terrible angoisse, produite peut-être par une réunion trop subite de nos deux natures, presque toujours séparées pendant le sommeil, est ordinairement rapide; mais elle persista chez le pauvre sous-aide, s’accrut même tout à coup, et lui causa la plus affreuse horripilation, quand il aperçut une mare de sang entre son matelas et le lit de Walhenfer. La tête du pauvre Allemand gisait à terre, le corps était resté dans le lit. Tout le sang avait jailli par le cou. En voyant les yeux encore ouverts et fixes, en voyant le sang qui avait taché ses draps et même ses mains, en reconnaissant son instrument de chirurgie sur le lit, Prosper Magnan s’évanouit, et tomba dans le sang de Walhenfer.—C’était déjà, m’a-t-il dit, une punition de mes pensées. Quand il reprit connaissance, il se trouva dans la salle commune. Il était assis sur une chaise, environné de soldats français et devant une foule attentive et curieuse. Il regarda stupidement un officier républicain occupé à recueillir les dépositions de quelques témoins, et à rédiger sans doute un procès-verbal. Il reconnut l’hôte, sa femme, les deux mariniers et la servante de l’auberge. L’instrument de chirurgie dont s’était servi l’assassin...
Ici monsieur Taillefer toussa, tira son mouchoir de poche pour se moucher, et s’essuya le front. Ces mouvements assez naturels ne furent remarqués que par moi; tous les convives avaient les yeux attachés sur monsieur Hermann, et l’écoutaient avec une sorte d’avidité. Le fournisseur appuya son coude sur la table, mit sa tête dans sa main droite, et regarda fixement Hermann. Dès lors il ne laissa plus échapper aucune marque d’émotion ni d’intérêt; mais sa physionomie resta pensive et terreuse, comme au moment où il avait joué avec le bouchon de la carafe.
—L’instrument de chirurgie dont s’était servi l’assassin se trouvait sur la table avec la trousse, le portefeuille et les papiers de Prosper. Les regards de l’assemblée se dirigeaient alternativement sur ces pièces de conviction et sur le jeune homme, qui paraissait mourant, et dont les yeux éteints semblaient ne rien voir. La rumeur confuse qui se faisait entendre au dehors accusait la présence de la foule attirée devant l’auberge par la nouvelle du crime, et peut-être aussi par le désir de connaître l’assassin. Le pas des sentinelles placées sous les fenêtres de la salle, le bruit de leurs fusils dominaient le murmure des conversations populaires; mais l’auberge était fermée, la cour était vide et silencieuse. Incapable de soutenir le regard de l’officier qui verbalisait, Prosper Magnan se sentit la main pressée par un homme, et leva les yeux pour voir quel était son protecteur parmi cette foule ennemie. Il reconnut, à l’uniforme, le chirurgien-major de la demi-brigade cantonnée à Andernach. Le regard de cet homme était si perçant, si sévère, que le pauvre jeune homme en frissonna, et laissa aller sa tête sur le dos de la chaise. Un soldat lui fit respirer du vinaigre, et il reprit aussitôt connaissance. Cependant, ses yeux hagards parurent tellement privés de vie et d’intelligence, que le chirurgien dit à l’officier, après avoir tâté le pouls de Prosper:—Capitaine, il est impossible d’interroger cet homme-là dans ce moment-ci.—Eh! bien, emmenez-le, répondit le capitaine en interrompant le chirurgien et en s’adressant à un caporal qui se trouvait derrière le sous-aide.—Sacré lâche, lui dit à voix basse le soldat, tâche au moins de marcher ferme devant ces mâtins d’Allemands, afin de sauver l’honneur de la République. Cette interpellation réveilla Prosper Magnan, qui se leva, fit quelques pas; mais lorsque la porte s’ouvrit, qu’il se sentit frappé par l’air extérieur, et qu’il vit entrer la foule, ses forces l’abandonnèrent, ses genoux fléchirent, il chancela.—Ce tonnerre de carabin-là mérite deux fois la mort! Marche donc! dirent les deux soldats qui lui prêtaient le secours de leurs bras afin de le soutenir.—Oh! le lâche! le lâche! C’est lui! c’est lui! le voilà! le voilà! Ces mots lui semblaient dits par une seule voix, la voix tumultueuse de la foule qui l’accompagnait en l’injuriant, et grossissait à chaque pas. Pendant le trajet de l’auberge à la prison, le tapage que le peuple et les soldats faisaient en marchant, le murmure des différents colloques, la vue du ciel et la fraîcheur de l’air, l’aspect d’Andernach et le frissonnement des eaux du Rhin, ces impressions arrivaient à l’âme du sous-aide, vagues, confuses, ternes comme toutes les sensations qu’il avait éprouvées depuis son réveil. Par moments il croyait, m’a-t-il dit, ne plus exister.
—J’étais alors en prison, dit monsieur Hermann en s’interrompant. Enthousiaste comme nous le sommes tous à vingt ans, j’avais voulu défendre mon pays, et commandais une compagnie franche que j’avais organisée aux environs d’Andernach. Quelques jours auparavant j’étais tombé pendant la nuit au milieu d’un détachement français composé de huit cents hommes. Nous étions tout au plus deux cents. Mes espions m’avaient vendu. Je fus jeté dans la prison d’Andernach. Il s’agissait alors de me fusiller, pour faire un exemple qui intimidât le pays. Les Français parlaient aussi de représailles, mais le meurtre dont les républicains voulaient tirer vengeance sur moi ne s’était pas commis dans l’Électorat. Mon père avait obtenu un sursis de trois jours, afin de pouvoir aller demander ma grâce au général Augereau, qui la lui accorda. Je vis donc Prosper Magnan au moment où il entra dans la prison d’Andernach, et il m’inspira la plus profonde pitié. Quoiqu’il fût pâle, défait, taché de sang, sa physionomie avait un caractère de candeur et d’innocence qui me frappa vivement. Pour moi, l’Allemagne respirait dans ses longs cheveux blonds, dans ses yeux bleus. Véritable image de mon pays défaillant, il m’apparut comme une victime et non comme un meurtrier. Au moment où il passa sous ma fenêtre, il jeta, je ne sais où, le sourire amer et mélancolique d’un aliéné qui retrouve une fugitive lueur de raison. Ce sourire n’était certes pas celui d’un assassin. Quand je vis le geôlier, je le questionnai sur son nouveau prisonnier.—Il n’a pas parlé depuis qu’il est dans son cachot. Il s’est assis, a mis sa tête entre ses mains, et dort ou réfléchit à son affaire. A entendre les Français, il aura son compte demain matin, et sera fusillé dans les vingt-quatre heures. Je demeurai le soir sous la fenêtre du prisonnier, pendant le court instant qui m’était accordé pour faire une promenade dans la cour de la prison. Nous causâmes ensemble, et il me raconta naïvement son aventure, en répondant avec assez de justesse à mes différentes questions. Après cette première conversation, je ne doutai plus de son innocence. Je demandai, j’obtins la faveur de rester quelques heures près de lui. Je le vis donc à plusieurs reprises, et le pauvre enfant m’initia sans détour à toutes ses pensées. Il se croyait à la fois innocent et coupable. Se souvenant de l’horrible tentation à laquelle il avait eu la force de résister, il craignait d’avoir accompli, pendant son sommeil et dans un accès de somnambulisme, le crime qu’il rêvait, éveillé.—Mais votre compagnon? lui dis-je.—Oh! s’écria-t-il avec feu, Wilhem est incapable... Il n’acheva même pas. A cette parole chaleureuse, pleine de jeunesse et de vertu, je lui serrai la main.—A son réveil, reprit-il, il aura sans doute été épouvanté, il aura perdu la tête, il se sera sauvé.—Sans vous éveiller, lui dis-je. Mais alors votre défense sera facile, car la valise de Walhenfer n’aura pas été volée. Tout à coup il fondit en larmes.—Oh! oui, je suis innocent, s’écria-t-il. Je n’ai pas tué. Je me souviens de mes songes. Je jouais aux barres avec mes camarades de collége. Je n’ai pas dû couper la tête de ce négociant, en rêvant que je courais. Puis, malgré les lueurs d’espoir qui parfois lui rendirent un peu de calme, il se sentait toujours écrasé par un remords. Il avait bien certainement levé le bras pour trancher la tête du négociant. Il se faisait justice, et ne se trouvait pas le cœur pur, après avoir commis le crime dans sa pensée.—Et cependant! je suis bon! s’écriait-il. O ma pauvre mère! Peut-être en ce moment joue-t-elle gaiement à l’impériale avec ses voisines dans son petit salon de tapisserie. Si elle savait que j’ai seulement levé la main pour assassiner un homme... oh! elle mourrait! Et je suis en prison, accusé d’avoir commis un crime. Si je n’ai pas tué cet homme, je tuerai certainement ma mère! A ces mots il ne pleura pas; mais, animé de cette fureur courte et vive assez familière aux Picards, il s’élança vers la muraille, et, si je ne l’avais retenu, il s’y serait brisé la tête.—Attendez votre jugement, lui dis-je. Vous serez acquitté, vous êtes innocent. Et votre mère...—Ma mère, s’écria-t-il avec fureur, elle apprendra mon accusation avant tout. Dans les petites villes, cela se fait ainsi, la pauvre femme en mourra de chagrin. D’ailleurs, je ne suis pas innocent. Voulez-vous savoir toute la vérité? Je sens que j’ai perdu la virginité de ma conscience. Après ce terrible mot, il s’assit, se croisa les bras sur la poitrine, inclina la tête, et regarda la terre d’un air sombre. En ce moment, le porte-clefs vint me prier de rentrer dans ma chambre; mais, fâché d’abandonner mon compagnon en un instant où son découragement me paraissait si profond, je le serrai dans mes bras avec amitié.—Prenez patience, lui dis-je, tout ira bien, peut-être. Si la voix d’un honnête homme peut faire taire vos doutes, apprenez que je vous estime et vous aime. Acceptez mon amitié, et dormez sur mon cœur, si vous n’êtes pas en paix avec le vôtre. Le lendemain, un caporal et quatre fusiliers vinrent chercher le sous-aide vers neuf heures. En entendant le bruit que firent les soldats, je me mis à ma fenêtre. Lorsque le jeune homme traversa la cour, il jeta les yeux sur moi. Jamais je n’oublierai ce regard plein de pensées, de pressentiments, de résignation, et de je ne sais quelle grâce triste et mélancolique. Ce fut une espèce de testament silencieux et intelligible par lequel un ami léguait sa vie perdue à son dernier ami. La nuit avait sans doute été bien dure, bien solitaire pour lui; mais aussi peut-être la pâleur empreinte sur son visage accusait-elle un stoïcisme puisé dans une nouvelle estime de lui-même. Peut-être s’était-il purifié par un remords, et croyait-il laver sa faute dans sa douleur et dans sa honte. Il marchait d’un pas ferme; et, dès le matin, il avait fait disparaître les taches de sang dont il s’était involontairement souillé.—Mes mains y ont fatalement trempé pendant que je dormais, car mon sommeil est toujours très-agité, m’avait-il dit la veille, avec un horrible accent de désespoir. J’appris qu’il allait comparaître devant un conseil de guerre. La division devait, le surlendemain, se porter en avant, et le chef de demi-brigade ne voulait pas quitter Andernach sans faire justice du crime sur les lieux mêmes où il avait été commis... Je restai dans une mortelle angoisse pendant le temps que dura ce conseil. Enfin, vers midi, Prosper Magnan fut ramené en prison. Je faisais en ce moment ma promenade accoutumée; il m’aperçut, et vint se jeter dans mes bras.—Perdu, me dit-il. Je suis perdu sans espoir! Ici, pour tout le monde, je serai donc un assassin. Il releva la tête avec fierté.—Cette injustice m’a rendu tout entier à mon innocence. Ma vie aurait toujours été troublée, ma mort sera sans reproche. Mais, y a-t-il un avenir? Tout le dix-huitième siècle était dans cette interrogation soudaine. Il resta pensif.—Enfin, lui dis-je, comment avez-vous répondu? que vous a-t-on demandé? n’avez-vous pas dit naïvement le fait comme vous me l’avez raconté? Il me regarda fixement pendant un moment; puis, après cette pause effrayante, il me répondit avec une fiévreuse vivacité de paroles:—Ils m’ont demandé d’abord: «Êtes-vous sorti de l’auberge pendant la nuit?» J’ai dit:—Oui.—«Par où?» J’ai rougi, et j’ai répondu:—Par la fenêtre.—«Vous l’aviez donc ouverte?»—Oui! ai-je dit. «Vous y avez mis bien de la précaution. L’aubergiste n’a rien entendu!» Je suis resté stupéfait. Les mariniers ont déclaré m’avoir vu me promenant, allant tantôt à Andernach, tantôt vers la forêt.—J’ai fait, disent-ils, plusieurs voyages. J’ai enterré l’or et les diamants. Enfin, la valise ne s’est pas retrouvée! Puis j’étais toujours en guerre avec mes remords. Quand je voulais parler: «Tu as voulu commettre le crime!» me criait une voix impitoyable. Tout était contre moi, même moi!... Ils m’ont questionné sur mon camarade, et je l’ai complétement défendu. Alors ils m’ont dit: «—Nous devons trouver un coupable entre vous, votre camarade, l’aubergiste et sa femme. Ce matin, toutes les fenêtres et les portes se sont trouvées fermées!»—A cette observation, reprit-il, je suis resté sans voix, sans force, sans âme. Plus sûr de mon ami que de moi-même, je ne pouvais l’accuser. J’ai compris que nous étions regardés tous deux comme également complices de l’assassinat, et que je passais pour le plus maladroit! J’ai voulu expliquer le crime par le somnambulisme, et justifier mon ami; alors j’ai divagué. Je suis perdu. J’ai lu ma condamnation dans les yeux de mes juges. Ils ont laissé échapper des sourires d’incrédulité. Tout est dit. Plus d’incertitude. Demain je serai fusillé.—Je ne pense plus à moi, reprit-il, mais à ma pauvre mère! Il s’arrêta, regarda le ciel, et ne versa pas de larmes. Ses yeux étaient secs et fortement convulsés.—Frédéric!—Ah! l’autre se nommait Frédéric, Frédéric! Oui, c’est bien là le nom! s’écria monsieur Hermann d’un air de triomphe.
Ma voisine me poussa le pied, et me fit un signe en me montrant monsieur Taillefer. L’ancien fournisseur avait négligemment laissé tomber sa main sur ses yeux; mais, entre les intervalles de ses doigts, nous crûmes voir une flamme sombre dans son regard.
—Hein? me dit-elle à l’oreille. S’il se nommait Frédéric.
Je répondis en la guignant de l’œil comme pour lui dire: «Silence!»
Hermann reprit ainsi:—Frédéric, s’écria le sous-aide, Frédéric m’a lâchement abandonné. Il aura eu peur. Peut-être se sera-t-il caché dans l’auberge, car nos deux chevaux étaient encore le matin dans la cour.—Quel incompréhensible mystère, ajouta-t-il après un moment de silence. Le somnambulisme, le somnambulisme! Je n’en ai eu qu’un seul accès dans ma vie, et encore à l’âge de six ans.—M’en irai-je d’ici, reprit-il, frappant du pied sur la terre, en emportant tout ce qu’il y a d’amitié dans le monde? Mourrai-je donc deux fois en doutant d’une fraternité commencée à l’âge de cinq ans, et continuée au collége, aux écoles! Où est Frédéric? Il pleura. Nous tenons donc plus à un sentiment qu’à la vie.—Rentrons, me dit-il, je préfère être dans mon cachot. Je ne voudrais pas qu’on me vît pleurant. J’irai courageusement à la mort, mais je ne sais pas faire de l’héroïsme à contre-temps, et j’avoue que je regrette ma jeune et belle vie. Pendant cette nuit je n’ai pas dormi; je me suis rappelé les scènes de mon enfance, et me suis vu courant dans ces prairies dont le souvenir a peut-être causé ma perte.—J’avais de l’avenir, me dit-il en s’interrompant. Douze hommes; un sous-lieutenant qui criera:—Portez armes, en joue, feu! un roulement de tambours; et l’infamie! voilà mon avenir maintenant. Oh! il y a un Dieu, ou tout cela serait par trop niais. Alors il me prit et me serra dans ses bras en m’étreignant avec force.—Ah! vous êtes le dernier homme avec lequel j’aurai pu épancher mon âme. Vous serez libre, vous! vous verrez votre mère! Je ne sais si vous êtes riche ou pauvre, mais qu’importe! vous êtes le monde entier pour moi. Ils ne se battront pas toujours, ceux-ci. Eh! bien, quand ils seront en paix, allez à Beauvais. Si ma mère survit à la fatale nouvelle de ma mort, vous l’y trouverez. Dites-lui ces consolantes paroles:—Il était innocent!—Elle vous croira, reprit-il. Je vais lui écrire; mais vous lui porterez mon dernier regard, vous lui direz que vous êtes le dernier homme que j’aurai embrassé. Ah! combien elle vous aimera, la pauvre femme! vous qui aurez été mon dernier ami.—Ici, dit-il après un moment de silence pendant lequel il resta comme accablé sous le poids de ses souvenirs, chefs et soldats me sont inconnus, et je leur fais horreur à tous. Sans vous, mon innocence serait un secret entre le ciel et moi. Je lui jurai d’accomplir saintement ses dernières volontés. Mes paroles, mon effusion de cœur le touchèrent. Peu de temps après, les soldats revinrent le chercher et le ramenèrent au conseil de guerre. Il était condamné. J’ignore les formalités qui devaient suivre ou accompagner ce premier jugement, je ne sais pas si le jeune chirurgien défendit sa vie dans toutes les règles; mais il s’attendait à marcher au supplice le lendemain matin, et passa la nuit à écrire à sa mère.—Nous serons libres tous deux, me dit-il en souriant, quand je l’allai voir le lendemain; j’ai appris que le général a signé votre grâce. Je restai silencieux, et le regardai pour bien graver ses traits dans ma mémoire. Alors il prit une expression de dégoût, et me dit:—J’ai été tristement lâche! J’ai, pendant toute la nuit, demandé ma grâce à ces murailles. Et il me montrait les murs de son cachot.—Oui, oui, reprit-il, j’ai hurlé de désespoir, je me suis révolté, j’ai subi la plus terrible des agonies morales.—J’étais seul! Maintenant, je pense à ce que vont dire les autres... Le courage est un costume à prendre. Je dois aller décemment à la mort... Aussi...
LES DEUX JUSTICES.
—Oh! n’achevez pas! s’écria la jeune personne qui avait demandé cette histoire, et qui interrompit alors brusquement le Nurembergeois. Je veux demeurer dans l’incertitude et croire qu’il a été sauvé. Si j’apprenais aujourd’hui qu’il a été fusillé, je ne dormirais pas cette nuit. Demain vous me direz le reste.
Nous nous levâmes de table. En acceptant le bras de monsieur Hermann, ma voisine lui dit:—Il a été fusillé, n’est-ce pas?
—Oui. Je fus témoin de l’exécution.
—Comment, monsieur, dit-elle, vous avez pu...
—Il l’avait désiré, madame. Il y a quelque chose de bien affreux à suivre le convoi d’un homme vivant, d’un homme que l’on aime, d’un innocent! Ce pauvre jeune homme ne cessa pas de me regarder. Il semblait ne plus vivre qu’en moi! Il voulait, disait-il, que je reportasse son dernier soupir à sa mère.
—Eh! bien, l’avez-vous vue?
—A la paix d’Amiens, je vins en France pour apporter à la mère cette belle parole:—Il était innocent. J’avais religieusement entrepris ce pèlerinage. Mais madame Magnan était morte de consomption. Ce ne fut pas sans une émotion profonde que je brûlai la lettre dont j’étais porteur. Vous vous moquerez peut-être de mon exaltation germanique, mais je vis un drame de mélancolie sublime dans le secret éternel qui allait ensevelir ces adieux jetés entre deux tombes, ignorés de toute la création, comme un cri poussé au milieu du désert par le voyageur que surprend un lion.
—Et si l’on vous mettait face à face avec un des hommes qui sont dans ce salon, en vous disant:—Voilà le meurtrier! ne serait-ce pas un autre drame? lui demandai-je en l’interrompant. Et que feriez-vous?
Monsieur Hermann alla prendre son chapeau et sortit.
—Vous agissez en jeune homme, et bien légèrement, me dit ma voisine. Regardez Taillefer! tenez! assis dans la bergère, là, au coin de la cheminée, mademoiselle Fanny lui présente une tasse de café. Il sourit. Un assassin, que le récit de cette aventure aurait dû mettre au supplice, pourrait-il montrer tant de calme? N’a-t-il pas un air vraiment patriarcal?
—Oui, mais allez lui demander s’il a fait la guerre en Allemagne, m’écriai-je.
—Pourquoi non?
Et avec cette audace dont les femmes manquent rarement lorsqu’une entreprise leur sourit, ou que leur esprit est dominé par la curiosité, ma voisine s’avança vers le fournisseur.
—Vous êtes allé en Allemagne? lui dit-elle.
Taillefer faillit laisser tomber sa soucoupe.
—Moi! madame? non, jamais.
—Que dis-tu donc là, Taillefer! répliqua le banquier en l’interrompant, n’étais-tu pas dans les vivres, à la campagne de Wagram?
—Ah, oui! répondit monsieur Taillefer, cette fois-là, j’y suis allé.
—Vous vous trompez, c’est un bon homme, me dit ma voisine en revenant près de moi.
—Hé! bien, m’écriai-je, avant la fin de la soirée je chasserai le meurtrier hors de la fange où il se cache.
Il se passe tous les jours sous nos yeux un phénomène moral d’une profondeur étonnante, et cependant trop simple pour être remarqué. Si dans un salon deux hommes se rencontrent, dont l’un ait le droit de mépriser ou de haïr l’autre, soit par la connaissance d’un fait intime et latent dont il est entaché, soit par un état secret, ou même par une vengeance à venir, ces deux hommes se devinent et pressentent l’abîme qui les sépare ou doit les séparer. Ils s’observent à leur insu, se préoccupent d’eux-mêmes; leurs regards, leurs gestes, laissent transpirer une indéfinissable émanation de leur pensée, il y a un aimant entre eux. Je ne sais qui s’attire le plus fortement, de la vengeance ou du crime, de la haine ou de l’insulte. Semblables au prêtre qui ne pouvait consacrer l’hostie en présence du malin esprit, ils sont tous deux gênés, défiants: l’un est poli, l’autre sombre, je ne sais lequel; l’un rougit ou pâlit, l’autre tremble. Souvent le vengeur est aussi lâche que la victime. Peu de gens ont le courage de produire un mal, même nécessaire; et bien des hommes se taisent ou pardonnent en haine du bruit, ou par peur d’un dénoûment tragique. Cette intussusception de nos âmes et de nos sentiments établissait une lutte mystérieuse entre le fournisseur et moi. Depuis la première interpellation que je lui avais faite pendant le récit de monsieur Hermann, il fuyait mes regards. Peut-être aussi évitait-il ceux de tous les convives! Il causait avec l’inexpériente Fanny, la fille du banquier; éprouvant sans doute, comme tous les criminels, le besoin de se rapprocher de l’innocence, en espérant trouver du repos près d’elle. Mais, quoique loin de lui, je l’écoutais, et mon œil perçant fascinait le sien. Quand il croyait pouvoir m’épier impunément, nos regards se rencontraient, et ses paupières s’abaissaient aussitôt. Fatigué de ce supplice, Taillefer s’empressa de le faire cesser en se mettant à jouer. J’allai parier pour son adversaire, mais en désirant perdre mon argent. Ce souhait fut accompli. Je remplaçai le joueur sortant, et me trouvai face à face avec le meurtrier...
—Monsieur, lui dis-je pendant qu’il me donnait des cartes, auriez-vous la complaisance de démarquer?
Il fit passer assez précipitamment ses jetons de gauche à droite. Ma voisine était venue près de moi, je lui jetai un coup d’œil significatif.
—Seriez-vous, demandai-je en m’adressant au fournisseur, monsieur Frédéric Taillefer, de qui j’ai beaucoup connu la famille à Beauvais?
—Oui monsieur, répondit-il.
Il laissa tomber ses cartes, pâlit, mit sa tête dans ses mains, pria l’un de ses parieurs de tenir son jeu, et se leva.
—Il fait trop chaud ici, s’écria-t-il. Je crains...
Il n’acheva pas. Sa figure exprima tout à coup d’horribles souffrances, et il sortit brusquement. Le maître de la maison accompagna Taillefer, en paraissant prendre un vif intérêt à sa position. Nous nous regardâmes, ma voisine et moi; mais je trouvai je ne sais quelle teinte d’amère tristesse répandue sur sa physionomie.
—Votre conduite est-elle bien miséricordieuse? me demanda-t-elle en m’emmenant dans une embrasure de fenêtre au moment où je quittai le jeu après avoir perdu. Voudriez-vous accepter le pouvoir de lire dans tous les cœurs? Pourquoi ne pas laisser agir la justice humaine et la justice divine? Si nous échappons à l’une, nous n’évitons jamais l’autre! Les priviléges d’un président de Cour d’assises sont-ils donc bien dignes d’envie? Vous avez presque fait l’office du bourreau.
—Après avoir partagé, stimulé ma curiosité, vous me faites de la morale!
—Vous m’avez fait réfléchir, me répondit-elle.
—Donc, paix aux scélérats, guerre aux malheureux, et déifions l’or! Mais, laissons cela, ajoutai-je en riant. Regardez, je vous prie, la jeune personne qui entre en ce moment dans le salon.
—Eh! bien?
—Je l’ai vue il y a trois jours au bal de l’ambassadeur de Naples; j’en suis devenu passionnément amoureux. De grâce, dites-moi son nom. Personne n’a pu...
—C’est mademoiselle Victorine Taillefer!
J’eus un éblouissement.
—Sa belle-mère, me disait ma voisine, dont j’entendis à peine la voix, l’a retirée depuis peu du couvent où s’est tardivement achevée son éducation. Pendant longtemps son père a refusé de la reconnaître. Elle vient ici pour la première fois. Elle est bien belle et bien riche.
Ces paroles furent accompagnées d’un sourire sardonique. En ce moment, nous entendîmes des cris violents, mais étouffés. Ils semblaient sortir d’un appartement voisin et retentissaient faiblement dans les jardins.
—N’est-ce pas la voix de monsieur Taillefer? m’écriai-je.
Nous prêtâmes au bruit toute notre attention, et d’épouvantables gémissements parvinrent à nos oreilles. La femme du banquier accourut précipitamment vers nous, et ferma la fenêtre.
—Évitons les scènes, nous dit-elle. Si mademoiselle Taillefer entendait son père, elle pourrait bien avoir une attaque de nerfs!
Le banquier rentra dans le salon, y chercha Victorine, et lui dit un mot à voix basse. Aussitôt la jeune personne jeta un cri, s’élança vers la porte et disparut. Cet événement produisit une grande sensation. Les parties cessèrent. Chacun questionna son voisin. Le murmure des voix grossit, et des groupes se formèrent.
—M. Taillefer se serait-il... demandai-je.
—Tué, s’écria ma railleuse voisine. Vous en porteriez gaiement le deuil, je pense!
—Mais que lui est-il donc arrivé?
—Le pauvre bonhomme, répondit la maîtresse de la maison, est sujet à une maladie dont je n’ai pu retenir le nom, quoique monsieur Brousson me l’ait dit assez souvent, et il vient d’en avoir un accès.
—Quel est donc le genre de cette maladie? demanda soudain un juge d’instruction.
—Oh! c’est un terrible mal, monsieur, répondit-elle. Les médecins n’y connaissent pas de remède. Il paraît que les souffrances en sont atroces. Un jour, ce malheureux Taillefer ayant eu un accès pendant son séjour à ma terre, j’ai été obligée d’aller chez une de mes voisines pour ne pas l’entendre; il pousse des cris terribles, il veut se tuer; sa fille fut alors forcée de le faire attacher sur son lit, et de lui mettre la camisole des fous. Ce pauvre homme prétend avoir dans la tête des animaux qui lui rongent la cervelle: c’est des élancements, des coups de scie, des tiraillements horribles dans l’intérieur de chaque nerf. Il souffre tant à la tête qu’il ne sentait pas les moxas qu’on lui appliquait jadis pour essayer de le distraire; mais monsieur Brousson, qu’il a pris pour médecin, les a défendus, en prétendant que c’était une affection nerveuse, une inflammation de nerfs, pour laquelle il fallait des sangsues au cou et de l’opium sur la tête; et, en effet, les accès sont devenus plus rares, et n’ont plus paru que tous les ans, vers la fin de l’automne. Quand il est rétabli, Taillefer répète sans cesse qu’il aimerait mieux être roué, que de ressentir de pareilles douleurs.
—Alors, il paraît qu’il souffre beaucoup, dit un agent de change, le bel esprit du salon.
—Oh! reprit-elle, l’année dernière il a failli périr. Il était allé seul à sa terre, pour une affaire pressante; faute de secours peut-être, il est resté vingt-deux heures étendu roide, et comme mort. Il n’a été sauvé que par un bain très-chaud.
—C’est donc une espèce de tétanos? demanda l’agent de change.
—Je ne sais pas, reprit-elle. Voilà près de trente ans qu’il jouit de cette maladie gagnée aux armées; il lui est entré, dit-il, un éclat de bois dans la tête en tombant dans un bateau; mais Brousson espère le guérir. On prétend que les Anglais ont trouvé le moyen de traiter sans danger cette maladie-là par l’acide prussique.
En ce moment, un cri plus perçant que les autres retentit dans la maison et nous glaça d’horreur.
—Eh! bien, voilà ce que j’entendais à tout moment, reprit la femme du banquier. Cela me faisait sauter sur ma chaise et m’agaçait les nerfs. Mais, chose extraordinaire! ce pauvre Taillefer, tout en souffrant des douleurs inouïes, ne risque jamais de mourir. Il mange et boit comme à l’ordinaire pendant les moments de répit que lui laisse cet horrible supplice (la nature est bien bizarre!). Un médecin allemand lui a dit que c’était une espèce de goutte à la tête; cela s’accorderait assez avec l’opinion de Brousson.
Je quittai le groupe qui s’était formé autour de la maîtresse du logis, et sortis avec mademoiselle Taillefer, qu’un valet vint chercher...
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria-t-elle en pleurant, qu’a donc fait mon père au ciel pour avoir mérité de souffrir ainsi?... un être si bon!
Je descendis l’escalier avec elle, et en l’aidant à monter dans la voiture, j’y vis son père courbé en deux. Mademoiselle Taillefer essayait d’étouffer les gémissements de son père en lui couvrant la bouche d’un mouchoir; malheureusement, il m’aperçut, sa figure parut se crisper encore davantage, un cri convulsif fendit les airs, il me jeta un regard horrible, et la voiture partit.
Ce dîner, cette soirée, exercèrent une cruelle influence sur ma vie et sur mes sentiments. J’aimai mademoiselle Taillefer, précisément peut-être parce que l’honneur et la délicatesse m’interdisaient de m’allier à un assassin, quelque bon père et bon époux qu’il pût être. Une incroyable fatalité m’entraînait à me faire présenter dans les maisons où je savais pouvoir rencontrer Victorine. Souvent, après m’être donné à moi-même ma parole d’honneur de renoncer à la voir, le soir même je me trouvais près d’elle. Mes plaisirs étaient immenses. Mon légitime amour, plein de remords chimériques, avait la couleur d’une passion criminelle. Je me méprisais de saluer Taillefer, quand par hasard il était avec sa fille; mais je le saluais! Enfin, par malheur, Victorine n’est pas seulement une jolie personne; de plus elle est instruite, remplie de talents, de grâces, sans la moindre pédanterie, sans la plus légère teinte de prétention. Elle cause avec réserve; et son caractère a des grâces mélancoliques auxquelles personne ne sait résister; elle m’aime, ou du moins elle me le laisse croire; elle a un certain sourire qu’elle ne trouve que pour moi; et pour moi, sa voix s’adoucit encore. Oh! elle m’aime! mais elle adore son père, mais elle m’en vante la bonté, la douceur, les qualités exquises. Ces éloges sont autant de coups de poignard qu’elle me donne dans le cœur. Un jour, je me suis trouvé presque complice du crime sur lequel repose l’opulence de la famille Taillefer: j’ai voulu demander la main de Victorine. Alors j’ai fui, j’ai voyagé, je suis allé en Allemagne, à Andernach. Mais je suis revenu. J’ai retrouvé Victorine pâle, elle avait maigri! si je l’avais revue bien portante, gaie, j’étais sauvé! Ma passion s’est rallumée avec une violence extraordinaire. Craignant que mes scrupules ne dégénérassent en monomanie, je résolus de convoquer un sanhédrin de consciences pures, afin de jeter quelque lumière sur ce problème de haute morale et de philosophie. La question s’était encore bien compliquée depuis mon retour. Avant-hier donc, j’ai réuni ceux de mes amis auxquels j’accorde le plus de probité, de délicatesse et d’honneur. J’avais invité deux Anglais, un secrétaire d’ambassade et un puritain; un ancien ministre dans toute la maturité de la politique; des jeunes gens encore sous le charme de l’innocence; un prêtre, un vieillard; puis mon ancien tuteur, homme naïf, qui m’a rendu le plus beau compte de tutelle dont la mémoire soit restée au Palais; un avocat, un notaire, un juge, enfin toutes les opinions sociales, toutes les vertus pratiques. Nous avons commencé par bien dîner, bien parler, bien crier; puis, au dessert, j’ai raconté naïvement mon histoire, et demandé quelque bon avis en cachant le nom de ma prétendue.
—Conseillez-moi, mes amis, leur dis-je en terminant. Discutez longuement la question, comme s’il s’agissait d’un projet de loi. L’urne et les boules du billard vont vous être apportées, et vous voterez pour ou contre mon mariage, dans tout le secret voulu par un scrutin!
Un profond silence régna soudain. Le notaire se récusa.
—Il y a, dit-il, un contrat à faire.
Le vin avait réduit mon ancien tuteur au silence, et il fallait le mettre en tutelle pour qu’il ne lui arrivât aucun malheur en retournant chez lui.
—Je comprends! m’écriai-je. Ne pas donner son opinion, c’est me dire énergiquement ce que je dois faire.
Il y eut un mouvement dans l’assemblée.
Un propriétaire qui avait souscrit pour les enfants et la tombe du général Foy, s’écria:
—Bavard! me dit l’ancien ministre à voix basse en me poussant le coude.
—Où est la difficulté? demanda un duc dont la fortune consiste en biens confisqués à des protestants réfractaires lors de la révocation de l’édit de Nantes.
L’avocat se leva:—En droit, l’espèce qui nous est soumise ne constituerait pas la moindre difficulté. Monsieur le duc a raison! s’écria l’organe de la loi. N’y a-t-il pas prescription? Où en serions-nous tous s’il fallait rechercher l’origine des fortunes! Ceci est une affaire de conscience. Si vous voulez absolument porter la cause devant un tribunal, allez à celui de la pénitence.
Le Code incarné se tut, s’assit et but un verre de vin de Champagne. L’homme chargé d’expliquer l’Évangile, le bon prêtre, se leva.
—Dieu nous a faits fragiles, dit-il avec fermeté. Si vous aimez l’héritière du crime, épousez-la, mais contentez-vous du bien matrimonial, et donnez aux pauvres celui du père.
—Mais, s’écria l’un de ces ergoteurs sans pitié qui se rencontrent si souvent dans le monde, le père n’a peut-être fait un beau mariage que parce qu’il s’était enrichi. Le moindre de ses bonheurs n’a-t-il donc pas toujours été un fruit du crime?
—La discussion est en elle-même une sentence! Il est des choses sur lesquelles un homme ne délibère pas, s’écria mon ancien tuteur qui crut éclairer l’assemblée par une saillie d’ivresse.
—Oui! dit le secrétaire d’ambassade.
—Oui! s’écria le prêtre.
Ces deux hommes ne s’entendaient pas.
Un doctrinaire auquel il n’avait guère manqué que cent cinquante voix sur cent cinquante-cinq votants pour être élu, se leva.
—Messieurs, cet accident phénoménal de la nature intellectuelle est un de ceux qui sortent le plus vivement de l’état normal auquel est soumise la société, dit-il. Donc, la décision à prendre doit être un fait extemporané de notre conscience, un concept soudain, un jugement instructif, une nuance fugitive de notre appréhension intime assez semblable aux éclairs qui constituent le sentiment du goût. Votons.
—Votons! s’écrièrent mes convives.
Je fis donner à chacun deux boules, l’une blanche, l’autre rouge. Le blanc, symbole de la virginité, devrait proscrire le mariage; et la boule rouge, l’approuver. Je m’abstins de voter par délicatesse. Mes amis étaient dix-sept, le nombre neuf formait la majorité absolue. Chacun alla mettre sa boule dans le panier d’osier à col étroit où s’agitent les billes numérotées quand les joueurs tirent leurs places à la poule, et nous fûmes agités par une assez vive curiosité, car ce scrutin de morale épurée avait quelque chose d’original. Au dépouillement du scrutin, je trouvai neuf boules blanches! Ce résultat ne me surprit pas; mais je m’avisai de compter les jeunes gens de mon âge que j’avais mis parmi mes juges. Ces casuistes étaient au nombre de neuf, ils avaient tous eu la même pensée.
—Oh! oh! me dis-je, il y a unanimité secrète pour le mariage et unanimité pour me l’interdire! Comment sortir d’embarras?
—Où demeure le beau-père? demanda étourdiment un de mes camarades de collége, moins dissimulé que les autres.
—Il n’y a plus de beau-père, m’écriai-je. Jadis ma conscience parlait assez clairement pour rendre votre arrêt superflu. Et si aujourd’hui sa voix s’est affaiblie, voici les motifs de ma couardise. Je reçus, il y a deux mois, cette lettre séductrice.
Je leur montrai l’invitation suivante, que je tirai de mon portefeuille.
«Vous êtes prié d’assister aux convoi, service et enterrement de M. JEAN-FRÉDÉRIC TAILLEFER, de la maison Taillefer et compagnie, ancien fournisseur des vivres-viandes, en son vivant chevalier de la Légion d’honneur et de l’Éperon d’or, capitaine de la première compagnie de grenadiers de la deuxième légion de la garde nationale de paris, décédé le premier mai dans son hotel, rue joubert, et qui se feront a... etc.»
«De la part de... etc.»
—Maintenant, que faire? repris-je. Je vais vous poser la question très-largement. Il y a bien certainement une mare de sang dans les terres de mademoiselle Taillefer, la succession de son père est un vaste hacelma. Je le sais. Mais Prosper Magnan n’a pas laissé d’héritiers; mais il m’a été impossible de retrouver la famille du fabricant d’épingles assassiné à Andernach. A qui restituer la fortune? Et doit-on restituer toute la fortune? Ai-je le droit de trahir un secret surpris, d’augmenter d’une tête coupée la dot d’une innocente jeune fille, de lui faire faire de mauvais rêves, de lui ôter une belle illusion, de lui tuer son père une seconde fois, en lui disant: Tous vos écus sont tachés? J’ai emprunté le Dictionnaire des Cas de conscience à un vieil ecclésiastique, et n’y ai point trouvé de solution à mes doutes. Faire une fondation pieuse pour l’âme de Prosper Magnan, de Walhenfer, de Taillefer? nous sommes en plein dix-neuvième siècle. Bâtir un hospice ou instituer un prix de vertu? le prix de vertu sera donné à des fripons. Quant à la plupart de nos hôpitaux, ils me semblent devenus aujourd’hui les protecteurs du vice! D’ailleurs ces placements plus ou moins profitables à la vanité constitueront-ils des réparations? et les dois-je? Puis j’aime, et j’aime avec passion. Mon amour est ma vie! Si je propose sans motif à une jeune fille habituée au luxe, à l’élégance, à une vie fertile en jouissances d’arts, à une jeune fille qui aime à écouter paresseusement aux Bouffons la musique de Rossini, si donc je lui propose de se priver de quinze cent mille francs en faveur de vieillards stupides ou de galeux chimériques, elle me tournera le dos en riant, ou sa femme de confiance me prendra pour un mauvais plaisant; si, dans une extase d’amour, je lui vante les charmes d’une vie médiocre et ma petite maison sur les bords de la Loire, si je lui demande le sacrifice de sa vie parisienne au nom de notre amour, ce sera d’abord un vertueux mensonge; puis, je ferai peut-être là quelque triste expérience, et perdrai le cœur de cette jeune fille, amoureuse du bal, folle de parure, et de moi pour le moment. Elle me sera enlevée par un officier mince et pimpant, qui aura une moustache bien frisée, jouera du piano, vantera lord Byron, et montera joliment à cheval. Que faire? Messieurs, de grâce, un conseil?...
L’honnête homme, cette espèce de puritain assez semblable au père de Jenny Deans, de qui je vous ai déjà parlé, et qui jusque-là n’avait soufflé mot, haussa les épaules en me disant:—Imbécile, pourquoi lui as-tu demandé s’il était de Beauvais!
Paris, mai 1831.
L’ÉLIXIR DE LONGUE VIE
AU LECTEUR.
Au début de la vie littéraire de l’auteur, un ami, mort depuis longtemps, lui donna le sujet de cette Étude, que plus tard il trouva dans un recueil publié vers le commencement de ce siècle; et, selon ses conjectures, c’est une fantaisie due à Hoffmann de Berlin, publiée dans quelque almanach d’Allemagne, et oubliée dans ses œuvres par les éditeurs. La Comédie Humaine est assez riche en inventions pour que l’auteur avoue un innocent emprunt; comme le bon La Fontaine, il aura traité d’ailleurs à sa manière, et sans le savoir, un fait déjà conté. Ceci ne fut pas une de ces plaisanteries à la mode en 1830, époque à laquelle tout auteur faisait de l’atroce pour le plaisir des jeunes filles. Quand vous serez arrivé à l’élégant parricide de don Juan, essayez de deviner la conduite que tiendraient, en des conjonctures à peu près semblables, les honnêtes gens qui, au dix-neuvième siècle, prennent de l’argent à rentes viagères, sur la foi d’un catarrhe, ou ceux qui louent une maison à une vieille femme pour le reste de ses jours? Ressusciteraient-ils leurs rentiers? Je désirerais que des peseurs-jurés de conscience examinassent quel degré de similitude il peut exister entre don Juan et les pères qui marient leurs enfants à cause des espérances? La société humaine, qui marche, à entendre quelques philosophes, dans une voie de progrès, considère-t-elle comme un pas vers le bien, l’art d’attendre les trépas? Cette science a créé des métiers honorables, au moyen desquels on vit de la mort. Certaines personnes ont pour état d’espérer un décès, elles le couvent, elles s’accroupissent chaque matin sur un cadavre, et s’en font un oreiller le soir: c’est les coadjuteurs, les cardinaux, les surnuméraires, les tontiniers, etc. Ajoutez-y beaucoup de gens délicats, empressés d’acheter une propriété dont le prix dépasse leurs moyens, mais qui établissent logiquement et à froid les chances de vie qui restent à leurs pères ou à leurs belles-mères, octogénaires ou septuagénaires, en disant:—«Avant trois ans, j’hériterai nécessairement, et alors...» Un meurtrier nous dégoûte moins qu’un espion. Le meurtrier a cédé peut-être à un mouvement de folie, il peut se repentir, s’ennoblir. Mais l’espion est toujours espion; il est espion au lit, à table, en marchant, la nuit, le jour; il est vil à toute minute. Que serait-ce donc d’être meurtrier comme un espion est vil? Hé! bien, ne venez-vous pas de reconnaître au sein de la société une foule d’êtres amenés par nos lois, par nos mœurs, par les usages, à penser sans cesse à la mort des leurs, à la convoiter? Ils pèsent ce que vaut un cercueil en marchandant des cachemires pour leurs femmes, en gravissant l’escalier d’un théâtre, en désirant aller aux Bouffons, en souhaitant une voiture. Ils assassinent au moment où de chères créatures, ravissantes d’innocence, leur apportent, le soir, des fronts enfantins à baiser en disant: «Bonfoir, père!» Ils voient à toute heure des yeux qu’ils voudraient fermer, et qui se rouvrent chaque matin à la lumière, comme celui de Belvidéro dans cette Étude. Dieu seul sait le nombre des parricides qui se commettent par la pensée! Figurez-vous un homme ayant à servir mille écus de rentes viagères à une vieille femme, et qui, tous deux, vivent à la campagne, séparés par un ruisseau, mais assez étrangers l’un à l’autre pour pouvoir se haïr cordialement sans manquer à ces convenances humaines qui mettent un masque sur le visage de deux frères dont l’un aura le majorat, et l’autre une légitime. Toute la civilisation européenne repose sur L’HÉRÉDITÉ comme sur un pivot, ce serait folie que de le supprimer; mais ne pourrait-on, comme dans les machines qui font l’orgueil de notre Age, perfectionner ce rouage essentiel.
Si l’auteur a conservé cette vieille formule AU LECTEUR dans un ouvrage où il tâche de représenter toutes les formes littéraires, c’est pour placer une remarque relative à quelques Études, et surtout à celle-ci. Chacune de ses compositions est basée sur des idées plus ou moins neuves, dont l’expression lui semble utile, il peut tenir à la priorité de certaines formes, de certaines pensées qui, depuis, ont passé dans le domaine littéraire, et s’y sont parfois vulgarisées. Les dates de la publication primitive de chaque Étude ne doivent donc pas être indifférentes à ceux des lecteurs qui voudront lui rendre justice.
La lecture nous donne des amis inconnus, et quel ami qu’un lecteur! nous avons des amis connus qui ne lisent rien de nous! l’auteur espère avoir payé sa dette en dédiant cette œuvre DIIS IGNOTIS.
Dans un somptueux palais de Ferrare, par une soirée d’hiver, don Juan Belvidéro régalait un prince de la maison d’Este. A cette époque, une fête était un merveilleux spectacle que de royales richesses ou la puissance d’un seigneur pouvaient seules ordonner. Assises autour d’une table éclairée par des bougies parfumées, sept joyeuses femmes échangeaient de doux propos, parmi d’admirables chefs-d’œuvre dont les marbres blancs se détachaient sur des parois en stuc rouge et contrastaient avec de riches tapis de Turquie. Vêtues de satin, étincelantes d’or et chargées de pierreries qui brillaient moins que leurs yeux, toutes racontaient des passions énergiques, mais diverses comme l’étaient leurs beautés. Elles ne différaient ni par les mots ni par les idées; l’air, un regard, quelques gestes ou l’accent servaient à leurs paroles de commentaires libertins, lascifs, mélancoliques ou goguenards.
L’une semblait dire:—Ma beauté sait réchauffer le cœur glacé des vieillards.
L’autre:—J’aime à rester couchée sur des coussins, pour penser avec ivresse à ceux qui m’adorent.
Une troisième, novice de ces fêtes, voulait rougir:—Au fond du cœur je sens un remords! disait-elle. Je suis catholique, et j’ai peur de l’enfer. Mais je vous aime tant, oh! tant et tant, que je puis vous sacrifier l’éternité.
La quatrième, vidant une coupe de vin de Chio, s’écriait:—Vive la gaieté! Je prends une existence nouvelle à chaque aurore! Oublieuse du passé, ivre encore des assauts de la veille, tous les soirs j’épuise une vie de bonheur, une vie pleine d’amour!
La femme assise auprès de Belvidéro le regardait d’un œil enflammé. Elle était silencieuse.—Je ne m’en remettrais pas à des bravi pour tuer mon amant, s’il m’abandonnait! Puis elle avait ri; mais sa main convulsive brisait un drageoir d’or miraculeusement sculpté.
—Quand seras-tu grand-duc? demanda la sixième au prince avec une expression de joie meurtrière dans les dents, et du délire bachique dans les yeux.
—Et toi, quand ton père mourra-t-il? dit la septième en riant, en jetant son bouquet à don Juan par un geste enivrant de folâtrerie. C’était une innocente jeune fille accoutumée à jouer avec toutes les choses sacrées.
—Ah! ne m’en parlez pas, s’écria le jeune et beau don Juan Belvidéro, il n’y a qu’un père éternel dans le monde, et le malheur veut que je l’aie!
Les sept courtisanes de Ferrare, les amis de don Juan et le prince lui-même jetèrent un cri d’horreur. Deux cents ans après et sous Louis XV, les gens de bon goût eussent ri de cette saillie. Mais peut-être aussi, dans le commencement d’une orgie, les âmes avaient-elles encore trop de lucidité? Malgré le feu des bougies, le cri des passions, l’aspect des vases d’or et d’argent, la fumée des vins, malgré la contemplation des femmes les plus ravissantes, peut-être y avait-il encore, au fond des cœurs, un peu de cette vergogne pour les choses humaines et divines qui lutte jusqu’à ce que l’orgie l’ait noyée dans les derniers flots d’un vin pétillant? Déjà néanmoins les fleurs avaient été froissées, les yeux s’hébétaient, et l’ivresse gagnait, selon l’expression de Rabelais, jusqu’aux sandales. En ce moment de silence, une porte s’ouvrit; et, comme au festin de Balthazar, Dieu se fit reconnaître, il apparut sous les traits d’un vieux domestique en cheveux blancs, à la démarche tremblante, aux sourcils contractés; il entra d’un air triste, flétrit d’un regard les couronnes, les coupes de vermeil, les pyramides de fruits, l’éclat de la fête, la pourpre des visages étonnés et les couleurs des coussins foulés par le bras blanc des femmes; enfin, il mit un crêpe à cette folie en disant ces sombres paroles d’une voix creuse:—Monsieur, votre père se meurt.
Don Juan se leva en faisant à ses hôtes un geste qui peut se traduire par: «Excusez-moi, ceci n’arrive pas tous les jours.»
La mort d’un père ne surprend-elle pas souvent les jeunes gens au milieu des splendeurs de la vie, au sein des folles idées d’une orgie? La mort est aussi soudaine dans ses caprices qu’une courtisane l’est dans ses dédains; mais plus fidèle, elle n’a jamais trompé personne.
Quand don Juan eut fermé la porte de la salle et qu’il marcha dans une longue galerie froide autant qu’obscure, il s’efforça de prendre une contenance de théâtre; car, en songeant à son rôle de fils, il avait jeté sa joie avec sa serviette. La nuit était noire. Le silencieux serviteur qui conduisait le jeune homme vers une chambre mortuaire éclairait assez mal son maître, en sorte que la MORT, aidée par le froid, le silence, l’obscurité, par une réaction d’ivresse, peut-être, put glisser quelques réflexions dans l’âme de ce dissipateur, il interrogea sa vie et devint pensif comme un homme en procès qui s’achemine au tribunal.
Bartholoméo Belvidéro, père de don Juan, était un vieillard nonagénaire qui avait passé la majeure partie de sa vie dans les combinaisons du commerce. Ayant traversé souvent les talismaniques contrées de l’Orient, il y avait acquis d’immenses richesses et des connaissances plus précieuses, disait-il, que l’or et les diamants, desquels alors il ne se souciait plus guère.—Je préfère une dent à un rubis, et le pouvoir au savoir, s’écriait-il parfois en souriant. Ce bon père aimait à entendre don Juan lui raconter une étourderie de jeunesse, et disait d’un air goguenard, en lui prodiguant l’or:—Mon cher enfant, ne fais que les sottises qui t’amuseront. C’était le seul vieillard qui éprouvât du plaisir à voir un jeune homme, l’amour paternel trompait sa caducité par la contemplation d’une si brillante vie. A l’âge de soixante ans, Belvidéro s’était épris d’un ange de paix et de beauté. Don Juan avait été le seul fruit de cette tardive et passagère amour. Depuis quinze années, le bonhomme déplorait la perte de sa chère Juana. Ses nombreux serviteurs et son fils attribuaient à cette douleur de vieillard les habitudes singulières qu’il avait contractées. Réfugié dans l’aile la plus incommode de son palais, Bartholoméo n’en sortait que très-rarement, et don Juan lui-même ne pouvait pénétrer dans l’appartement de son père sans en avoir obtenu la permission. Si ce volontaire anachorète allait et venait dans le palais ou par les rues de Ferrare, il semblait chercher une chose qui lui manquait; il marchait tout rêveur, indécis, préoccupé comme un homme en guerre avec une idée ou avec un souvenir. Pendant que le jeune homme donnait des fêtes somptueuses et que le palais retentissait des éclats de sa joie, que les chevaux piaffaient dans les cours, que les pages se disputaient en jouant aux dés sur les degrés, Bartholoméo mangeait sept onces de pain par jour et buvait de l’eau. S’il lui fallait un peu de volaille, c’était pour en donner les os à un barbet noir, son compagnon fidèle. Il ne se plaignait jamais du bruit. Durant sa maladie, si le son du cor et les aboiements des chiens le surprenaient dans son sommeil, il se contentait de dire:—Ah! c’est don Juan qui rentre! Jamais sur cette terre un père si commode et si indulgent ne s’était rencontré; aussi le jeune Belvidéro, accoutumé à le traiter sans cérémonie, avait-il tous les défauts des enfants gâtés; il vivait avec Bartholoméo comme vit une capricieuse courtisane avec un vieil amant, faisant excuser une impertinence par un sourire, vendant sa belle humeur, et se laissant aimer. En reconstruisant, par une pensée, le tableau de ses jeunes années, don Juan s’aperçut qu’il lui serait difficile de trouver la bonté de son père en faute. En entendant, au fond de son cœur, naître un remords, au moment où il traversait la galerie, il se sentit près de pardonner à Belvidéro d’avoir si longtemps vécu. Il revenait à des sentiments de piété filiale, comme un voleur devient honnête homme par la jouissance possible d’un million, bien dérobé. Bientôt le jeune homme franchit les hautes et froides salles qui composaient l’appartement de son père. Après avoir éprouvé les effets d’une atmosphère humide, respiré l’air épais, l’odeur rance qui s’exhalaient de vieilles tapisseries et d’armoires couvertes de poussière, il se trouva dans la chambre antique du vieillard, devant un lit nauséabond, auprès d’un foyer presque éteint. Une lampe, posée sur une table de forme gothique, jetait, par intervalles inégaux, des nappes de lumière plus ou moins forte sur le lit, et montrait ainsi la figure du vieillard sous des aspects toujours différents. Le froid sifflait à travers les fenêtres mal fermées; et la neige, en fouettant sur les vitraux, produisait un bruit sourd. Cette scène formait un contraste si heurté avec la scène que don Juan venait d’abandonner, qu’il ne put s’empêcher de tressaillir. Puis il eut froid quand, en approchant du lit, une assez violente rafale de lueur, poussée par une bouffée de vent, illumina la tête de son père: les traits en étaient décomposés, la peau collée fortement sur les os avait des teintes verdâtres que la blancheur de l’oreiller, sur lequel le vieillard reposait, rendait encore plus horribles; contractée par la douleur, la bouche entr’ouverte et dénuée de dents laissait passer quelques soupirs dont l’énergie lugubre était soutenue par les hurlements de la tempête. Malgré ces signes de destruction, il éclatait sur cette tête un caractère incroyable de puissance. Un esprit supérieur y combattait la mort. Les yeux, creusés par la maladie, gardaient une fixité singulière. Il semblait que Bartholoméo cherchât à tuer, par son regard de mourant, un ennemi assis au pied de son lit. Ce regard, fixe et froid, était d’autant plus effrayant, que la tête restait dans une immobilité semblable à celle des crânes posés sur une table chez les médecins. Le corps entièrement dessiné par les draps du lit annonçait que les membres du vieillard gardaient la même roideur. Tout était mort, moins les yeux. Les sons qui sortaient de la bouche avaient enfin quelque chose de mécanique. Don Juan éprouva une certaine honte d’arriver auprès du lit de son père mourant en gardant un bouquet de courtisane dans son sein, en y apportant les parfums d’une fête et les senteurs du vin.
—Tu t’amusais! s’écria le vieillard en apercevant son fils.
Au même moment, la voix pure et légère d’une cantatrice qui enchantait les convives, fortifiée par les accords de la viole sur laquelle elle s’accompagnait, domina le râle de l’ouragan, et retentit jusque dans cette chambre funèbre. Don Juan voulut ne rien entendre de cette sauvage affirmation donnée à son père.
Bartholoméo dit:—Je ne t’en veux pas, mon enfant.
Ce mot plein de douceur fit mal à don Juan, qui ne pardonna pas à son père cette poignante bonté.
—Quel remords pour moi, mon père! lui dit-il hypocritement.
—Pauvre Juanino, reprit le mourant d’une voix sourde, j’ai toujours été si doux pour toi, que tu ne saurais désirer ma mort?
—Oh! s’écria don Juan, s’il était possible de vous rendre la vie en donnant une partie de la mienne! (Ces choses-là peuvent toujours se dire, pensait le dissipateur, c’est comme si j’offrais le monde à ma maîtresse!) A peine sa pensée était-elle achevée, que le vieux barbet aboya. Cette voix intelligente fit frémir don Juan, il crut avoir été compris par le chien.
—Je savais bien, mon fils, que je pouvais compter sur toi, s’écria le moribond. Je vivrai. Va, tu seras content. Je vivrai, mais sans enlever un seul des jours qui t’appartiennent.
—Il a le délire, se dit don Juan. Puis il ajouta tout haut:—Oui, mon père chéri, vous vivrez, certes, autant que moi, car votre image sera sans cesse dans mon cœur.
—Il ne s’agit pas de cette vie-là, dit le vieux seigneur en rassemblant ses forces pour se dresser sur son séant, car il fut ému par un de ces soupçons qui ne naissent que sous le chevet des mourants.—Écoute, mon fils, reprit-il d’une voix affaiblie par ce dernier effort, je n’ai pas plus envie de mourir, que tu ne veux te passer de maîtresses, de vin, de chevaux, de faucons, de chiens et d’or.
—Je le crois bien, pensa encore le fils en s’agenouillant au chevet du lit et en baisant une des mains cadavéreuses de Bartholoméo.—Mais, reprit-il à haute voix, mon père, mon cher père, il faut se soumettre à la volonté de Dieu.
—Dieu, c’est moi, répliqua le vieillard en grommelant.
—Ne blasphémez pas, s’écria le jeune homme en voyant l’air menaçant que prirent les traits de son père. Gardez-vous-en bien, vous avez reçu l’extrême-onction, et je ne me consolerais pas de vous voir mourir en état de péché.
—Veux-tu m’écouter! s’écria le mourant dont la bouche grinça.
Don Juan se tut. Un horrible silence régna. A travers les sifflements lourds de la neige, les accords de la viole et la voix délicieuse arrivèrent encore, faibles comme un jour naissant. Le moribond sourit.
—Je te remercie d’avoir invité des cantatrices, d’avoir amené de la musique! Une fête, des femmes jeunes et belles, blanches, à cheveux noirs! tous les plaisirs de la vie, fais-les rester, je vais renaître.
—Le délire est à son comble, dit don Juan.
—J’ai découvert un moyen de ressusciter. Tiens! Cherche dans le tiroir de la table, tu l’ouvriras en pressant un ressort caché par le griffon.
—J’y suis, mon père.
—Là, bien, prends un petit flacon de cristal de roche.
—Le voici.
—J’ai employé vingt ans à... En ce moment, le vieillard sentit approcher sa fin, et rassembla toute son énergie pour dire:—Aussitôt que j’aurai rendu le dernier soupir, tu me frotteras tout entier de cette eau, je renaîtrai.
—Il y en a bien peu, répliqua le jeune homme.
Si Bartholoméo ne pouvait plus parler, il avait encore la faculté d’entendre et de voir; sur ce mot, sa tête se tourna vers don Juan par un mouvement d’une effrayante brusquerie, son cou resta tordu comme celui d’une statue de marbre que la pensée du sculpteur a condamnée à regarder de côté, ses yeux agrandis contractèrent une hideuse immobilité. Il était mort, mort en perdant sa seule, sa dernière illusion. En cherchant un asile dans le cœur de son fils, il y trouvait une tombe plus creuse que les hommes ne la font d’habitude à leurs morts. Aussi, ses cheveux furent-ils éparpillés par l’horreur, et son regard convulsé parlait-il encore. C’était un père se levant avec rage de son sépulcre pour demander vengeance à Dieu!
—Tiens! le bonhomme est fini, s’écria don Juan.
Empressé de présenter le mystérieux cristal à la lueur de la lampe, comme un buveur consulte sa bouteille à la fin d’un repas, il n’avait pas vu blanchir l’œil de son père. Le chien béant contemplait alternativement son maître mort et l’élixir, de même que don Juan regardait tour à tour son père et la fiole. La lampe jetait des flammes ondoyantes. Le silence était profond, la viole muette. Belvidéro tressaillit en croyant voir son père se remuer. Intimidé par l’expression roide de ses yeux accusateurs, il les ferma, comme il aurait poussé une persienne battue par le vent pendant une nuit d’automne. Il se tint debout, immobile, perdu dans un monde de pensées. Tout à coup un bruit aigre, semblable au cri d’un ressort rouillé, rompit ce silence. Don Juan, surpris, faillit laisser tomber le flacon. Une sueur, plus froide que ne l’est l’acier d’un poignard, sortit de ses pores. Un coq de bois peint surgit au-dessus d’une horloge et chanta trois fois. C’était une de ces ingénieuses machines à l’aide desquelles les savants de cette époque se faisaient éveiller à l’heure fixée pour leurs travaux. L’aube rougissait déjà les croisées. Don Juan avait passé dix heures à réfléchir. La vieille horloge était plus fidèle à son service qu’il ne l’était dans l’accomplissement de ses devoirs envers Bartholoméo. Ce mécanisme se composait de bois, de poulies, de cordes, de rouages, tandis que lui avait ce mécanisme particulier à l’homme, et nommé un cœur. Pour ne plus s’exposer à perdre la mystérieuse liqueur, le sceptique don Juan la replaça dans le tiroir de la petite table gothique. En ce moment solennel, il entendit dans les galeries un tumulte sourd: c’était des voix confuses, des rires étouffés, des pas légers, les froissements de la soie, enfin le bruit d’une troupe joyeuse qui tâche de se recueillir. La porte s’ouvrit, et le prince, les amis de don Juan, les sept courtisanes, les cantatrices apparurent dans le désordre bizarre où se trouvent des danseuses surprises par les lueurs du matin, quand le soleil lutte avec les feux pâlissants des bougies. Ils arrivaient tous pour donner au jeune héritier les consolations d’usage.
—Oh! oh! le pauvre don Juan aurait-il donc pris cette mort au sérieux, dit le prince à l’oreille de la Brambilla.
—Mais son père était un bien bon homme, répondit-elle.
Cependant les méditations nocturnes de don Juan avaient imprimé à ses traits une expression si frappante, qu’elle imposa silence à ce groupe. Les hommes restèrent immobiles. Les femmes, dont les lèvres étaient séchées par le vin, dont les joues avaient été marbrées par des baisers, s’agenouillèrent et se mirent à prier. Don Juan ne put s’empêcher de tressaillir en voyant les splendeurs, les joies, les rires, les chants, la jeunesse, la beauté, le pouvoir, toute la vie personnifiée se prosternant ainsi devant la mort. Mais, dans cette adorable Italie, la débauche et la religion s’accouplaient alors si bien, que la religion y était une débauche et la débauche une religion! Le prince serra affectueusement la main de don Juan; puis, toutes les figures ayant formulé simultanément une même grimace mi-partie de tristesse et d’indifférence, cette fantasmagorie disparut, laissant la salle vide. C’était bien une image de la vie! En descendant les escaliers, le prince dit à la Rivabarella:—Hein! qui aurait cru don Juan un fanfaron d’impiété? Il aime son père!
—Avez-vous remarqué le chien noir? demanda la Brambilla.
—Le voilà immensément riche, repartit en soupirant la Bianca Cavatolino.
—Que m’importe! s’écria la fière Varonèse, celle qui avait brisé le drageoir.
—Comment, que t’importe? s’écria le duc. Avec ses écus il est aussi prince que moi.
D’abord don Juan, balancé par mille pensées, flotta entre plusieurs partis. Après avoir pris conseil du trésor amassé par son père, il revint, sur le soir, dans la chambre mortuaire, l’âme grosse d’un effroyable égoïsme. Il trouva dans l’appartement tous les gens de sa maison occupés à rassembler les ornements du lit de parade sur lequel feu monseigneur allait être exposé le lendemain, au milieu d’une superbe chambre ardente, curieux spectacle que tout Ferrare devait venir admirer. Don Juan fit un signe, et ses gens s’arrêtèrent tous, interdits, tremblants.
—Laissez-moi seul ici, dit-il d’une voix altérée, vous n’y rentrerez qu’au moment où j’en sortirai.
Quand les pas du vieux serviteur qui s’en allait le dernier ne retentirent plus que faiblement sur les dalles, don Juan ferma précipitamment la porte, et, sûr d’être seul, il s’écria:—Essayons!
Le corps de Bartholoméo était couché sur une longue table. Pour dérober à tous les yeux le hideux spectacle d’un cadavre qu’une extrême décrépitude et la maigreur rendaient semblable à un squelette, les embaumeurs avaient posé sur le corps un drap qui l’enveloppait, moins la tête. Cette espèce de momie gisait au milieu de la chambre; et le drap, naturellement souple, en dessinait vaguement les formes, mais aiguës, roides et grêles. Le visage était déjà marqué de larges taches violettes qui indiquaient la nécessité d’achever l’embaumement. Malgré le scepticisme dont il était armé, don Juan trembla en débouchant la magique fiole de cristal. Quand il arriva près de la tête, il fut même contraint d’attendre un moment, tant il frissonnait. Mais ce jeune homme avait été, de bonne heure, savamment corrompu par les mœurs d’une cour dissolue; une réflexion digne du duc d’Urbin vint donc lui donner un courage qu’aiguillonnait un vif sentiment de curiosité, il semblait même que le démon lui eût soufflé ces mots qui résonnèrent dans son cœur:—Imbibe un œil! Il prit un linge, et, après l’avoir parcimonieusement mouillé dans la précieuse liqueur, il le passa légèrement sur la paupière droite du cadavre. L’œil s’ouvrit.
—Ah! ah! dit don Juan en pressant le flacon dans sa main comme nous serrons en rêvant la branche à laquelle nous sommes suspendus au-dessus d’un précipice.
Il voyait un œil plein de vie, un œil d’enfant dans une tête de mort, la lumière y tremblait au milieu d’un jeune fluide; et, protégée par de beaux cils noirs, elle scintillait pareille à ces lueurs uniques que le voyageur aperçoit dans une campagne déserte, par les soirs d’hiver. Cet œil flamboyant paraissait vouloir s’élancer sur don Juan, et il pensait, accusait, condamnait, menaçait, jugeait, parlait, il criait, il mordait. Toutes les passions humaines s’y agitaient. C’était les supplications les plus tendres: une colère de roi, puis l’amour d’une jeune fille demandant grâce à ses bourreaux; enfin le regard profond que jette un homme sur les hommes en gravissant la dernière marche de l’échafaud. Il éclatait tant de vie dans ce fragment de vie, que don Juan épouvanté recula, il se promena par la chambre, sans oser regarder cet œil, qu’il revoyait sur les planchers, sur les tapisseries. La chambre était parsemée de pointes pleines de feu, de vie, d’intelligence. Partout brillaient des yeux qui aboyaient après lui!
—Il aurait bien revécu cent ans, s’écria-t-il involontairement au moment où, ramené devant son père par une influence diabolique, il contemplait cette étincelle lumineuse.
Tout à coup la paupière intelligente se ferma et se rouvrit brusquement, comme celle d’une femme qui consent. Une voix eût crié: «Oui!» don Juan n’aurait pas été plus effrayé.
—Que faire? pensa-t-il. Il eut le courage d’essayer de clore cette paupière blanche. Ses efforts furent inutiles.
—Le crever? Ce sera peut-être un parricide? se demanda-t-il.
—Oui, dit l’œil par un clignotement d’une étonnante ironie.
—Ha! ha! s’écria don Juan, il y a de la sorcellerie là-dedans. Et il s’approcha de l’œil pour l’écraser. Une grosse larme roula sur les joues creuses du cadavre, et tomba sur la main de Belvidéro.
—Elle est brûlante, s’écria-t-il en s’asseyant.
Cette lutte l’avait fatigué comme s’il avait combattu, à l’exemple de Jacob, contre un ange.
Enfin il se leva en se disant:—Pourvu qu’il n’y ait pas de sang! Puis, rassemblant tout ce qu’il faut de courage pour être lâche, il écrasa l’œil, en le foulant avec un linge, mais sans le regarder. Un gémissement inattendu, mais terrible, se fit entendre. Le pauvre barbet expirait en hurlant.
—Serait-il dans le secret, se demanda don Juan en regardant le fidèle animal.
Don Juan Belvidéro passa pour un fils pieux. Il éleva un monument de marbre blanc sur la tombe de son père, et en confia l’exécution des figures aux plus célèbres artistes du temps. Il ne fut parfaitement tranquille que le jour où la statue paternelle, agenouillée devant la Religion, imposa son poids énorme sur cette fosse, au fond de laquelle il enterra le seul remords qui ait effleuré son cœur dans les moments de lassitude physique. En inventoriant les immenses richesses amassées par le vieil orientaliste, don Juan devint avare, n’avait-il pas deux vies humaines à pourvoir d’argent? Son regard profondément scrutateur pénétra dans le principe de la vie sociale, et embrassa d’autant mieux le monde qu’il le voyait à travers un tombeau. Il analysa les hommes et les choses pour en finir d’une seule fois avec le Passé, représenté par l’Histoire; avec le Présent, configuré par la Loi; avec l’Avenir, dévoilé par les Religions. Il prit l’âme et la matière, les jeta dans un creuset, n’y trouva rien, et dès lors il devint don Juan!
Maître des illusions de la vie, il s’élança, jeune et beau, dans la vie, méprisant le monde, mais s’emparant du monde. Son bonheur ne pouvait pas être cette félicité bourgeoise qui se repaît d’un bouilli périodique, d’une douce bassinoire en hiver, d’une lampe pour la nuit et de pantoufles neuves à chaque trimestre. Non, il se saisit de l’existence comme un singe qui attrape une noix, et sans s’amuser longtemps il dépouilla savamment les vulgaires enveloppes du fruit pour en discuter la pulpe savoureuse. La poésie et les sublimes transports de la passion humaine ne lui allèrent plus au cou-de-pied. Il ne commit point la faute de ces hommes puissants qui, s’imaginant parfois que les petites âmes croient aux grandes, s’avisent d’échanger les hautes pensées de l’avenir contre la petite monnaie de nos idées viagères. Il pouvait bien, comme eux, marcher les pieds sur terre et la tête dans les cieux; mais il aimait mieux s’asseoir, et sécher, sous ses baisers, plus d’une lèvre de femme tendre, fraîche et parfumée; car, semblable à la Mort, là où il passait, il dévorait tout sans pudeur, voulant un amour de possession, un amour oriental, aux plaisirs longs et faciles. N’aimant que la femme dans les femmes, il se fit de l’ironie une allure naturelle à son âme. Quand ses maîtresses se servaient d’un lit pour monter aux cieux où elles allaient se perdre au sein d’une extase enivrante, don Juan les y suivait, grave, expansif, sincère autant que sait l’être un étudiant allemand. Mais il disait JE, quand sa maîtresse, folle, éperdue, disait nous! Il savait admirablement bien se laisser entraîner par une femme. Il était toujours assez fort pour lui faire croire qu’il tremblait comme un jeune lycéen qui dit à sa première danseuse, dans un bal: «Vous aimez la danse?» Mais il savait aussi rugir à propos, tirer son épée puissante et briser les commandeurs. Il y avait de la raillerie dans sa simplicité et du rire dans ses larmes, car il sut toujours pleurer autant qu’une femme, quand elle dit à son mari: «Donne-moi un équipage, ou je meurs de la poitrine.» Pour les négociants, le monde est un ballot ou une masse de billets en circulation; pour la plupart des jeunes gens, c’est une femme; pour quelques femmes, c’est un homme; pour certains esprits, c’est un salon, une coterie, un quartier, une ville; pour don Juan, l’univers était lui! Modèle de grâce et de noblesse, d’un esprit séduisant, il attacha sa barque à tous les rivages; mais en se faisant conduire, il n’allait que jusqu’où il voulait être mené. Plus il vit, plus il douta. En examinant les hommes, il devina souvent que le courage était de la témérité; la prudence, une poltronnerie; la générosité, finesse; la justice, un crime; la délicatesse, une niaiserie; la probité, une organisation: et, par une singulière fatalité, il s’aperçut que les gens vraiment probes, délicats, justes, généreux, prudents et courageux, n’obtenaient aucune considération parmi les hommes.—Quelle froide plaisanterie! se dit-il. Elle ne vient pas d’un dieu. Et alors, renonçant à un monde meilleur, il ne se découvrit jamais en entendant prononcer un nom, et considéra les saints de pierre dans les églises comme des œuvres d’art. Aussi, comprenant le mécanisme des sociétés humaines, ne heurtait-il jamais trop les préjugés, parce qu’il n’était pas aussi puissant que le bourreau; mais il tournait les lois sociales avec cette grâce et cet esprit si bien rendus dans sa scène avec monsieur Dimanche. Il fut en effet le type du Don Juan de Molière, du Faust de Gœthe, du Manfred de Byron et du Melmoth de Maturin. Grandes images tracées par les plus grands génies de l’Europe, et auxquelles les accords de Mozart ne manqueront pas plus que la lyre de Rossini peut-être! Images terribles que le principe du mal, existant chez l’homme, éternise, et dont quelques copies se retrouvent de siècle en siècle: soit que ce type entre en pourparler avec les hommes en s’incarnant dans Mirabeau; soit qu’il se contente d’agir en silence, comme Bonaparte; ou de presser l’univers dans une ironie, comme le divin Rabelais; ou bien encore qu’il se rie des êtres, au lieu d’insulter aux choses, comme le maréchal de Richelieu; et mieux peut-être, soit qu’il se moque à la fois des hommes et des choses, comme le plus célèbre de nos ambassadeurs. Mais le génie profond de don Juan Belvidéro résuma, par avance, tous ces génies. Il se joua de tout. Sa vie était une moquerie qui embrassait hommes, choses, institutions, idées. Quant à l’éternité, il avait causé familièrement une demi-heure avec le pape Jules II, et à la fin de la conversation, il lui dit en riant:—S’il faut absolument choisir, j’aime mieux croire en Dieu qu’au diable; la puissance unie à la bonté offre toujours plus de ressource que n’en a le Génie du Mal.
—Oui, mais Dieu veut qu’on fasse pénitence dans ce monde...
—Vous pensez donc toujours à vos indulgences? répondit Belvidéro. Eh! bien, j’ai, pour me repentir des fautes de ma première vie, toute une existence en réserve.
—Ah! si tu comprends ainsi la vieillesse, s’écria le pape, tu risques d’être canonisé.
—Après votre élévation à la papauté, l’on peut tout croire.
Et ils allèrent voir les ouvriers occupés à bâtir l’immense basilique consacrée à saint Pierre.
—Saint Pierre est l’homme de génie qui nous a constitué notre double pouvoir, dit le pape à don Juan, il mérite ce monument. Mais parfois, la nuit, je pense qu’un déluge passera l’éponge sur cela, et ce sera à recommencer...
Don Juan et le pape se prirent à rire, ils s’étaient entendus. Un sot serait allé, le lendemain, s’amuser avec Jules II chez Raphaël ou dans la délicieuse Villa-Madama; mais Belvidéro alla le voir officier pontificalement, afin de se convaincre de ses doutes. Dans une débauche, La Rovère aurait pu se démentir et commenter l’Apocalypse.
Toutefois cette légende n’est pas entreprise pour fournir des matériaux à ceux qui voudront écrire des mémoires sur la vie de don Juan, elle est destinée à prouver aux honnêtes gens que Belvidéro n’est pas mort dans son duel avec une pierre, comme veulent le faire croire quelques lithographes. Lorsque don Juan Belvidéro atteignit l’âge de soixante ans, il vint se fixer en Espagne. Là, sur ses vieux jours, il épousa une jeune et ravissante Andalouse. Mais, par calcul, il ne fut ni bon père ni bon époux. Il avait observé que nous ne sommes jamais si tendrement aimés que par les femmes auxquelles nous ne songeons guère. Dona Elvire saintement élevée par une vieille tante au fond de l’Andalousie, dans un château, à quelques lieues de San-Lucar, était tout dévouement et tout grâce. Don Juan devina que cette jeune fille serait femme à longtemps combattre une passion avant d’y céder, il espéra donc pouvoir la conserver vertueuse jusqu’à sa mort. Ce fut une plaisanterie sérieuse, une partie d’échecs qu’il voulut se réserver de jouer pendant ses vieux jours. Fort de toutes les fautes commises par son père Bartholoméo, don Juan résolut de faire servir les moindres actions de sa vieillesse à la réussite du drame qui devait s’accomplir sur son lit de mort. Ainsi la plus grande partie de ses richesses resta enfouie dans les caves de son palais à Ferrare, où il allait rarement. Quant à l’autre moitié de sa fortune, elle fut placée en viager, afin d’intéresser à la durée de sa vie et sa femme et ses enfants, espèce de rouerie que son père aurait dû pratiquer; mais cette spéculation de machiavélisme ne lui fut pas très-nécessaire. Le jeune Philippe Belvidéro, son fils, devint un Espagnol aussi consciencieusement religieux que son père était impie, en vertu peut-être du proverbe: à père avare, enfant prodigue. L’abbé de San-Lucar fut choisi par don Juan pour diriger les consciences de la duchesse de Belvidéro et de Philippe. Cet ecclésiastique était un saint homme, de belle taille, admirablement bien proportionné, ayant de beaux yeux noirs, une tête à la Tibère, fatiguée par les jeûnes, blanche de macérations, et journellement tenté comme le sont tous les solitaires. Le vieux seigneur espérait peut-être pouvoir encore tuer un moine avant de finir son premier bail de vie. Mais, soit que l’abbé fût aussi fort que don Juan pouvait l’être lui-même, soit que dona Elvire eût plus de prudence ou de vertu que l’Espagne n’en accorde aux femmes, don Juan fut contraint de passer ses derniers jours comme un vieux curé de campagne, sans scandale chez lui. Parfois il prenait plaisir à trouver son fils ou sa femme en faute sur leurs devoirs de religion, et voulait impérieusement qu’ils exécutassent toutes les obligations imposées aux fidèles par la cour de Rome. Enfin il n’était jamais si heureux qu’en entendant le galant abbé de San-Lucar, dona Elvire et Philippe occupés à discuter un cas de conscience. Cependant, malgré les soins prodigieux que le seigneur don Juan Belvidéro donnait à sa personne, les jours de la décrépitude arrivèrent; avec cet âge de douleur, vinrent les cris de l’impuissance, cris d’autant plus déchirants, que plus riches étaient les souvenirs de sa bouillante jeunesse et de sa voluptueuse maturité. Cet homme, en qui le dernier degré de la raillerie était d’engager les autres à croire aux lois et aux principes dont il se moquait, s’endormait le soir sur un peut-être! Ce modèle du bon ton, ce duc, vigoureux dans une orgie, superbe dans les cours, gracieux auprès des femmes dont les cœurs avaient été tordus par lui comme un paysan tord un lien d’osier, cet homme de génie avait une pituite opiniâtre, une sciatique importune, une goutte brutale. Il voyait ses dents le quittant comme à la fin d’une soirée, les dames les plus blanches, les mieux parées, s’en vont, une à une, laissant le salon désert et démeublé. Enfin ses mains hardies tremblèrent, ses jambes sveltes chancelèrent, et un soir l’apoplexie lui pressa le cou de ses mains crochues et glaciales. Depuis ce jour fatal, il devint morose et dur. Il accusait le dévouement de son fils et de sa femme, en prétendant parfois que leurs soins touchants et délicats ne lui étaient si tendrement prodigués que parce qu’il avait placé toute sa fortune en rentes viagères. Elvire et Philippe versaient alors des larmes amères et redoublaient de caresses auprès du malicieux vieillard, dont la voix cassée devenait affectueuse pour leur dire:—«Mes amis, ma chère femme, vous me pardonnez, n’est-ce pas? Je vous tourmente un peu. Hélas! grand Dieu! comment te sers-tu de moi pour éprouver ces deux célestes créatures? Moi, qui devrais être leur joie, je suis leur fléau.» Ce fut ainsi qu’il les enchaîna au chevet de son lit, leur faisant oublier des mois entiers d’impatience et de cruauté par une heure où, pour eux, il déployait les trésors toujours nouveaux de sa grâce et d’une fausse tendresse. Système paternel qui lui réussit infiniment mieux que celui dont avait usé jadis son père envers lui. Enfin, il parvint à un tel degré de maladie que, pour le mettre au lit, il fallait le manœuvrer comme une felouque entrant dans un chenal dangereux. Puis le jour de la mort arriva. Ce brillant et sceptique personnage, dont l’entendement survivait seul à la plus affreuse de toutes les destructions, se vit entre un médecin et un confesseur, ses deux antipathies. Mais il fut jovial avec eux. N’y avait-il pas, pour lui, une lumière scintillante derrière le voile de l’avenir? Sur cette toile, de plomb pour les autres et diaphane pour lui, les légères, les ravissantes délices de la jeunesse se jouaient comme des ombres.
Ce fut par une belle soirée d’été que don Juan sentit les approches de la mort. Le ciel de l’Espagne était d’une admirable pureté, les orangers parfumaient l’air, les étoiles distillaient de vives et fraîches lumières, la nature semblait lui donner des gages certains de sa résurrection, un fils pieux et obéissant le contemplait avec amour et respect. Vers onze heures, il voulut rester seul avec cet être candide.
—Philippe, lui dit-il d’une voix si tendre et si affectueuse que le jeune homme tressaillit et pleura de bonheur. Jamais ce père inflexible n’avait prononcé ainsi: Philippe!—Écoute-moi, mon fils, reprit le moribond. Je suis un grand pécheur. Aussi ai-je pensé, pendant toute ma vie, à ma mort. Jadis je fus l’ami du grand pape Jules II. Cet illustre pontife craignit que l’excessive irritation de mes sens ne me fît commettre quelque péché mortel entre le moment où j’expirerais et celui où j’aurais reçu les saintes huiles; il me fit présent d’une fiole dans laquelle existe l’eau sainte jaillie autrefois des rochers, dans le désert. J’ai gardé le secret sur cette dilapidation du trésor de l’Église, mais je suis autorisé à révéler ce mystère à mon fils, in articulo mortis. Vous trouverez cette fiole dans le tiroir de cette table gothique qui n’a jamais quitté le chevet de mon lit... Le précieux cristal pourra vous servir encore, mon bien-aimé Philippe. Jurez-moi, par votre salut éternel, d’exécuter ponctuellement mes ordres?
Philippe regarda son père. Don Juan se connaissait trop à l’expression des sentiments humains pour ne pas mourir en paix sur la foi d’un tel regard, comme son père était mort au désespoir sur la foi du sien.
—Tu méritais un autre père, reprit don Juan. J’ose t’avouer, mon enfant, qu’au moment où le respectable abbé de San-Lucar m’administrait le viatique, je pensais à l’incompatibilité de deux puissances aussi étendues que celles du diable et de Dieu...
—Oh! mon père!
—Et je me disais que, quand Satan fera sa paix, il devra, sous peine d’être un grand misérable, stipuler le pardon de ses adhérents. Cette pensée me poursuit. J’irais donc en enfer, mon fils, si tu n’accomplissais pas mes volontés.
—Oh! dites-les-moi promptement, mon père!
—Aussitôt que j’aurai fermé les yeux, reprit don Juan, dans quelques minutes peut-être, tu prendras mon corps, tout chaud même, et tu l’étendras sur une table au milieu de cette chambre. Puis tu éteindras cette lampe; la lueur des étoiles doit te suffire. Tu me dépouilleras de mes vêtements; et pendant que tu réciteras des Pater et des Ave en élevant ton âme à Dieu, tu auras soin d’humecter, avec cette eau sainte, mes yeux, mes lèvres, toute la tête d’abord, puis successivement les membres et le corps; mais, mon cher fils, la puissance de Dieu est si grande, qu’il ne faudra t’étonner de rien!
Ici, don Juan, qui sentit la mort venir, ajouta d’une voix terrible:—Tiens bien le flacon. Puis il expira doucement dans les bras d’un fils dont les larmes abondantes coulèrent sur sa face ironique et blême.
Il était environ minuit quand don Philippe Belvidéro plaça le cadavre de son père sur la table. Après en avoir baisé le front menaçant et les cheveux gris, il éteignit la lampe. La lueur douce, produite par la clarté de la lune, dont les reflets bizarres illuminaient la campagne, permit au pieux Philippe d’entrevoir indistinctement le corps de son père, comme quelque chose de blanc au milieu de l’ombre. Le jeune homme imbiba un linge dans la liqueur, et, plongé dans la prière, il oignit fidèlement cette tête sacrée au milieu d’un profond silence. Il entendait bien des frémissements indescriptibles, mais il les attribuait aux jeux de la brise dans les cimes des arbres. Quand il eut mouillé le bras droit, il se sentit fortement étreindre le cou par un bras jeune et vigoureux, le bras de son père! Il jeta un cri déchirant, et laissa tomber la fiole, qui se cassa. La liqueur s’évapora. Les gens du château accoururent, armés de flambeaux. Ce cri les avait épouvantés et surpris, comme si la trompette du jugement dernier eût ébranlé l’univers. En un moment, la chambre fut pleine de monde. La foule tremblante aperçut don Philippe évanoui, mais retenu par le bras puissant de son père, qui lui serrait le cou. Puis, chose surnaturelle, l’assistance vit la tête de don Juan, aussi jeune, aussi belle que celle de l’Antinoüs; une tête aux cheveux noirs, aux yeux brillants, à la bouche vermeille et qui s’agitait effroyablement sans pouvoir remuer le squelette auquel elle appartenait. Un vieux serviteur cria:—Miracle! Et tous ces Espagnols répétèrent:—Miracle! Trop pieuse pour admettre les mystères de la magie, dona Elvire envoya chercher l’abbé de San-Lucar. Lorsque le prieur contempla de ses yeux le miracle, il résolut d’en profiter en homme d’esprit et en abbé qui ne demandait pas mieux que d’augmenter ses revenus. Déclarant aussitôt que le seigneur don Juan serait infailliblement canonisé, il indiqua la cérémonie de l’apothéose dans son couvent, qui désormais s’appellerait, dit-il, San-Juan-de-Lucar. A ces mots, la tête fit une grimace assez facétieuse.
Le goût des Espagnols pour ces sortes de solennités est si connu, qu’il ne doit pas être difficile de croire aux féeries religieuses par lesquelles l’abbaye de San-Lucar célébra la translation du bienheureux don Juan Belvidéro dans son église. Quelques jours après la mort de cet illustre seigneur, le miracle de son imparfaite résurrection s’était si drument conté de village en village, dans un rayon de plus de cinquante lieues autour de San-Lucar, que ce fut déjà une comédie que de voir les curieux par les chemins; ils vinrent de tous côtés, affriandés par un Te Deum chanté aux flambeaux. L’antique mosquée du couvent de San-Lucar, merveilleux édifice bâti par les Maures, et dont les voûtes entendaient depuis trois siècles le nom de Jésus-Christ substitué à celui d’Allah, ne put contenir la foule accourue pour voir la cérémonie. Pressés comme des fourmis, des hidalgos en manteaux de velours, et armés de leurs bonnes épées, se tenaient debout autour des piliers, sans trouver de place pour plier leurs genoux qui ne se pliaient que là. De ravissantes paysannes, dont les basquines dessinaient les formes amoureuses, donnaient le bras à des vieillards en cheveux blancs. Des jeunes gens aux yeux de feu se trouvaient à côté de vieilles femmes parées. Puis c’était des couples frémissant d’aise, fiancées curieuses amenées par leurs bien-aimés; des mariés de la veille; des enfants se tenant craintifs par la main. Ce monde était là riche de couleurs, brillant de contrastes, chargé de fleurs, émaillé, faisant un doux tumulte dans le silence de la nuit. Les larges portes de l’église s’ouvrirent. Ceux qui, venus trop tard, restèrent en dehors, voyaient de loin, par les trois portails ouverts, une scène dont les décorations vaporeuses de nos opéras modernes ne sauraient donner une faible idée. Des dévotes et des pécheurs, pressés de gagner les bonnes grâces d’un nouveau saint, allumèrent en son honneur des milliers de cierges dans cette vaste église, lueurs intéressées qui donnèrent de magiques aspects au monument. Les noires arcades, les colonnes et leurs chapiteaux, les chapelles profondes et brillantes d’or et d’argent, les galeries, les découpures sarrasines, les traits les plus délicats de cette sculpture délicate, se dessinaient dans cette lumière surabondante, comme des figures capricieuses qui se forment dans un brasier rouge. C’était un océan de feux, dominé, au fond de l’église, par le chœur doré où s’élevait le maître-autel, dont la gloire eût rivalisé avec celle d’un soleil levant. En effet, la splendeur des lampes d’or, des candélabres d’argent, des bannières, des glands, des saints et des ex-voto, pâlissait devant la châsse où se trouvait don Juan. Le corps de l’impie étincelait de pierreries, de fleurs, de cristaux, de diamants, d’or, de plumes aussi blanches que les ailes d’un séraphin, et remplaçait sur l’autel un tableau du Christ. Autour de lui brillaient des cierges nombreux qui élançaient dans les airs de flamboyantes ondes. Le bon abbé de San-Lucar, paré des habits pontificaux, ayant sa mitre enrichie de pierres précieuses, son rochet, sa crosse d’or, siégeait, roi du chœur, sur un fauteuil d’un luxe impérial, au milieu de tout son clergé, composé d’impassibles vieillards en cheveux argentés, revêtus d’aubes fines, et qui l’entouraient, semblables aux saints confesseurs que les peintres groupent autour l’Éternel. Le grand-chantre et les dignitaires du chapitre, décorés des brillants insignes de leurs vanités ecclésiastiques, allaient et venaient au sein des nuages formés par l’encens, pareils aux astres qui roulent sur le firmament. Quand l’heure du triomphe fut venue, les cloches réveillèrent les échos de la campagne, et cette immense assemblée jeta vers Dieu le premier cri de louanges par lequel commence le Te Deum. Cri sublime! C’était des voix pures et légères, des voix de femmes en extase, mêlées aux voix graves et fortes des hommes, des milliers de voix si puissantes, que l’orgue n’en domina pas l’ensemble, malgré le mugissement de ses tuyaux. Seulement les notes perçantes de la jeune voix des enfants de chœur et les larges accents de quelques basses-tailles, suscitèrent des idées gracieuses, peignirent l’enfance et la force, dans ce ravissant concert de voix humaines confondues en sentiment d’amour.
—Te Deum laudamus!
Du sein de cette cathédrale noire de femmes et d’hommes agenouillés, ce chant partit semblable à une lumière qui scintille tout à coup dans la nuit, et le silence fut rompu comme par un coup de tonnerre. Les voix montèrent avec les nuages d’encens qui jetaient alors des voiles diaphanes et bleuâtres sur les fantastiques merveilles de l’architecture. Tout était richesse, parfum, lumière et mélodie. Au moment où cette musique d’amour et de reconnaissance s’élança vers l’autel, don Juan, trop poli pour ne pas remercier, trop spirituel pour ne pas entendre raillerie, répondit par un rire effrayant, et se prélassa dans sa châsse. Mais le diable l’ayant fait penser à la chance qu’il courait d’être pris pour un homme ordinaire, pour un saint, un Boniface, un Pantaléon, il troubla cette mélodie d’amour par un hurlement auquel se joignirent les mille voix de l’enfer. La terre bénissait, le ciel maudissait. L’église en trembla sur ses fondements antiques.
—Te Deum laudamus! disait l’assemblée.
—Allez à tous les diables, bêtes brutes que vous êtes! Dieu, Dieu! Carajos demonios, animaux, êtes-vous stupides avec votre Dieu-vieillard!
Et un torrent d’imprécations se déroula comme un ruisseau de laves brûlantes par une irruption de Vésuve.
—Deus sabaoth, sabaoth! crièrent les chrétiens.
—Vous insultez la majesté de l’enfer! répondit don Juan dont la bouche grinçait des dents.
Bientôt le bras vivant put passer par-dessus la châsse, et menaça l’assemblée par des gestes empreints de désespoir et d’ironie.
—Le saint nous bénit, dirent les vieilles femmes, les enfants et les fiancés, gens crédules.
Voilà comment nous sommes souvent trompés dans nos adorations. L’homme supérieur se moque de ceux qui le complimentent, et complimente quelquefois ceux dont il se moque au fond du cœur.
Au moment où l’abbé, prosterné devant l’autel, chantait:—Sancte Johannes, ora pro nobis! Il entendit assez distinctement:—O coglione.
—Que se passe-t-il donc là-haut? s’écria le sous-prieur en voyant la châsse remuer.
—Le saint fait le diable, répondit l’abbé.
Alors cette tête vivante se détacha violemment du corps qui ne vivait plus et tomba sur le crâne jaune de l’officiant.
—Souviens-toi de dona Elvire, cria la tête en dévorant celle de l’abbé.
Ce dernier jeta un cri affreux qui troubla la cérémonie. Tous les prêtres accoururent et entourèrent leur souverain.
—Imbécile, dis donc qu’il y a un Dieu? cria la voix au moment où l’abbé, mordu dans sa cervelle, allait expirer.
Paris, octobre 1830.
MAITRE CORNÉLIUS.
A MONSIEUR LE COMTE GEORGES MNISZECH.
Quelque JALOUX pourrait croire en voyant briller à cette page un des plus vieux et plus illustres noms sarmates, que j’essaye, comme en orfévrerie, de rehausser un récent travail par un bijou ancien, fantaisie à la mode aujourd’hui; mais, vous et quelques autres aussi, mon cher comte, sauront que je tâche d’acquitter ici ma dette au Talent, au Souvenir et à l’Amitié.
En 1479, le jour de la Toussaint, au moment où cette histoire commença, les vêpres finissaient à la cathédrale de Tours. L’archevêque Hélie de Bourdeilles se levait de son siége pour donner lui-même la bénédiction aux fidèles. Le sermon avait duré longtemps, la nuit était venue pendant l’office et l’obscurité la plus profonde régnait dans certaines parties de cette belle église dont les deux tours n’étaient pas encore achevées. Cependant bon nombre de cierges brûlaient en l’honneur des saints sur les porte-cires triangulaires destinés à recevoir ces pieuses offrandes dont le mérite ou la signification n’ont jamais été suffisamment expliqués. Les luminaires de chaque autel et tous les candélabres du chœur étaient allumés. Inégalement semées à travers la forêt de piliers et d’arcades qui soutient les trois nefs de la cathédrale, ces masses de lumière éclairaient à peine l’immense vaisseau, car en projetant les fortes ombres des colonnes à travers les galeries de l’édifice, elles y produisaient mille fantaisies que rehaussaient encore les ténèbres dans lesquelles étaient ensevelis les cintres, les voussures et les chapelles latérales, déjà si sombres en plein jour. La foule offrait des effets non moins pittoresques. Certaines figures se dessinaient si vaguement dans le clair-obscur, qu’on pouvait les prendre pour des fantômes; tandis que plusieurs autres, frappées par des lueurs éparses, attiraient l’attention comme les têtes principales d’un tableau. Les statues semblaient animées, et les hommes paraissaient pétrifiés. Çà et là, des yeux brillaient dans le creux des piliers, la pierre jetait des regards, les marbres parlaient, les voûtes répétaient des soupirs, l’édifice entier était doué de vie. L’existence des peuples n’a pas de scènes plus solennelles ni de moments plus majestueux. A l’homme en masse, il faut toujours du mouvement pour faire œuvre de poésie; mais à ces heures de religieuses pensées, où les richesses humaines se marient aux grandeurs célestes, il se rencontre d’incroyables sublimités dans le silence; il y a de la terreur dans les genoux pliés et de l’espoir dans les mains jointes. Le concert de sentiments par lequel toutes les âmes s’élancent au ciel produit alors un explicable phénomène de spiritualité. La mystique exaltation des fidèles assemblés réagit sur chacun d’eux, le plus faible est sans doute porté sur les flots de cet océan d’amour et de foi. Puissance tout électrique, la prière arrache ainsi notre nature à elle-même. Cette involontaire union de toutes les volontés, également prosternées à terre, également élevées aux cieux, contient sans doute le secret des magiques influences que possèdent le chant des prêtres et les mélodies de l’orgue, les parfums et les pompes de l’autel, les voix de la foule et ses contemplations silencieuses. Aussi ne devons-nous pas être étonnés de voir au Moyen-âge tant d’amours commencées à l’église après de longues extases, amours souvent dénouées peu saintement, mais desquelles les femmes finissaient, comme toujours, par faire pénitence. Le sentiment religieux avait alors certainement quelques affinités avec l’amour, il en était ou le principe ou la fin. L’amour était encore une religion, il avait encore son beau fanatisme, ses superstitions naïves, ses dévouements sublimes qui sympathisaient avec ceux du christianisme. Les mœurs de l’époque expliquent assez bien d’ailleurs l’alliance de la religion et de l’amour. D’abord, la société ne se trouvait guère en présence que devant les autels. Seigneurs et vassaux, hommes et femmes n’étaient égaux que là. Là seulement, les amants pouvaient se voir et correspondre. Enfin, les fêtes ecclésiastiques composaient le spectacle du temps, l’âme d’une femme était alors plus vivement remuée au milieu des cathédrales qu’elle ne l’est aujourd’hui dans un bal ou à l’Opéra. Les fortes émotions ne ramènent-elles pas toutes les femmes à l’amour? A force de se mêler à la vie et de la saisir dans tous ses actes, la religion s’était donc rendue également complice et des vertus et des vices. La religion avait passé dans la science, dans la politique, dans l’éloquence, dans les crimes, sur les trônes, dans la peau du malade et du pauvre; elle était tout. Ces observations demi-savantes justifieront peut-être la vérité de cette Étude dont certains détails pourraient effaroucher la morale perfectionnée de notre siècle, un peu trop collet-monté, comme chacun sait.
Au moment où le chant des prêtres cessa, quand les dernières notes de l’orgue se mêlèrent aux vibrations de l’amen sorti de la forte poitrine des chantres, pendant qu’un léger murmure retentissait encore sous les voûtes lointaines, au moment où l’assemblée recueillie attendait la bienfaisante parole du prélat, un bourgeois, pressé de rentrer en son logis, ou craignant pour sa bourse le tumulte de la sortie, se retira doucement, au risque d’être réputé mauvais catholique. Un gentilhomme, tapi contre l’un des énormes piliers qui environnent le chœur et où il était resté comme perdu dans l’ombre, s’empressa de venir prendre la place abandonnée par le prudent Tourangeau. En y arrivant, il se cacha promptement le visage dans les plumes qui ornaient son haut bonnet gris, et s’agenouilla sur la chaise avec un air de contrition auquel un inquisiteur aurait pu croire. Après avoir assez attentivement regardé ce garçon, ses voisins parurent le reconnaître, et se remirent à prier en laissant échapper certain geste par lequel ils exprimèrent une même pensée, pensée caustique, railleuse, une médisance muette. Deux vieilles femmes hochèrent la tête en se jetant un mutuel coup d’œil qui fouillait l’avenir. La chaise dont s’était emparé le jeune homme se trouvait près d’une chapelle pratiquée entre deux piliers, et fermée par une grille de fer. Le chapitre louait alors, moyennant d’assez fortes redevances, à certaines familles seigneuriales ou même à de riches bourgeois, le droit d’assister aux offices, exclusivement, eux et leurs gens, dans les chapelles latérales, situées le long des deux petites nefs qui tournent autour de la cathédrale. Cette simonie se pratique encore aujourd’hui. Une femme avait sa chapelle à l’église, comme de nos jours elle prend une loge aux Italiens. Les locataires de ces places privilégiées avaient en outre la charge d’entretenir l’autel qui leur était concédé. Chacun mettait donc son amour-propre à décorer somptueusement le sien, vanité dont s’accommodait assez bien l’église. Dans cette chapelle et près de la grille, une jeune dame était agenouillée sur un beau carreau de velours rouge à glands d’or, précisément auprès de la place précédemment occupée par le bourgeois. Une lampe d’argent vermeil suspendue à la voûte de la chapelle, devant un autel magnifiquement orné, jetait sa pâle lumière sur le livre d’Heures que tenait la dame. Ce livre trembla violemment dans ses mains quand le jeune homme vint près d’elle.
—Amen!
A ce répons, chanté d’une voix douce, mais cruellement agitée, et qui heureusement se confondit dans la clameur générale, elle ajouta vivement et à voix basse:—Vous me perdez.
Cette parole fut dite avec un accent d’innocence auquel devait obéir un homme délicat, elle allait au cœur et le perçait; mais l’inconnu, sans doute emporté par un de ces paroxysmes de passion qui étouffent la conscience, resta sur sa chaise et releva légèrement la tête, pour jeter un coup d’œil dans la chapelle.
—Il dort! répondit-il d’une voix si bien assourdie que cette réponse dut être entendue par la jeune femme comme un son par l’écho.
La dame pâlit, son regard furtif quitta pour un moment le vélin du livre et se dirigea sur un vieillard que le jeune homme avait regardé. Quelle terrible complicité ne se trouvait-il pas dans cette œillade? Lorsque la jeune femme eut examiné ce vieillard, elle respira fortement et leva son beau front orné d’une pierre précieuse vers un tableau où la Vierge était peinte; ce simple mouvement, cette attitude, le regard mouillé disaient toute sa vie avec une imprudente naïveté; perverse, elle eût été dissimulée. Le personnage qui faisait tant de peur aux deux amants était un petit vieillard, bossu, presque chauve, de physionomie farouche, ayant une large barbe d’un blanc sale et taillée en éventail; la croix de Saint-Michel brillait sur sa poitrine; ses mains rudes, fortes, sillonnées de poils gris, et que d’abord il avait sans doute jointes, s’étaient légèrement désunies pendant le sommeil auquel il se laissait si imprudemment aller. Sa main droite semblait près de tomber sur sa dague, dont la garde formait une espèce de grosse coquille en fer sculpté; par la manière dont il avait rangé son arme, le pommeau se trouvait sous sa main; si, par malheur, elle venait à toucher le fer, nul doute qu’il ne s’éveillât aussitôt, et ne jetât un regard sur sa femme. Ses lèvres sardoniques, son menton pointu, capricieusement relevé, présentaient les signes caractéristiques d’un malicieux esprit, d’une sagacité froidement cruelle qui devait lui permettre de tout deviner, parce qu’il savait tout supposer. Son front jaune était plissé comme celui des hommes habitués à ne rien croire, à tout peser, et qui, semblables aux avares faisant trébucher leurs pièces d’or, cherchent le sens et la valeur exacte des actions humaines. Il avait une charpente osseuse et solide, paraissait être nerveux, partant irritable; bref, vous eussiez dit d’un ogre manqué. Donc, au réveil de ce terrible seigneur, un inévitable danger attendait la jeune dame. Ce mari jaloux ne manquerait pas de reconnaître la différence qui existait entre le vieux bourgeois duquel il n’avait pris aucun ombrage, et le nouveau venu, courtisan jeune, svelte, élégant.
—Libera nos a malo, dit-elle en essayant de faire comprendre ses craintes au cruel jeune homme.
Celui-ci leva la tête vers elle et la regarda. Il avait des pleurs dans les yeux, pleurs d’amour ou de désespoir. A cette vue la dame tressaillit, elle se perdit. Tous deux résistaient sans doute depuis longtemps, et ne pouvaient peut-être plus résister à un amour grandi de jour en jour par d’invincibles obstacles, couvé par la terreur, fortifié par la jeunesse. Cette femme était médiocrement belle, mais son teint pâle accusait de secrètes souffrances qui la rendaient intéressante. Elle avait d’ailleurs les formes distinguées et les plus beaux cheveux du monde. Gardée par un tigre, elle risquait peut-être sa vie en disant un mot, en se laissant presser la main, en accueillant un regard. Si jamais amour n’avait été plus profondément enseveli dans deux cœurs, plus délicieusement savouré, jamais aussi passion ne devait être plus périlleuse. Il était facile de deviner que, pour ces deux êtres, l’air, les sons, le bruit des pas sur les dalles, les choses les plus indifférentes aux autres hommes, offraient des qualités sensibles, des propriétés particulières qu’ils devinaient. Peut-être l’amour leur faisait-il trouver des truchements fidèles jusque dans les mains glacées du vieux prêtre auquel ils allaient dire leurs péchés, ou desquelles ils recevaient une hostie en approchant de la sainte table. Amour profond, amour entaillé dans l’âme comme dans le corps une cicatrice qu’il faut garder durant toute la vie. Quand ces deux jeunes gens se regardèrent, la femme sembla dire à son amant:—Périssons, mais aimons-nous. Et le cavalier parut lui répondre:—Nous nous aimerons, et ne périrons pas. Alors, par un mouvement de tête plein de mélancolie, elle lui montra une vieille duègne et deux pages. La duègne dormait. Les deux pages étaient jeunes, et paraissaient assez insouciants de ce qui pouvait arriver de bien ou de mal à leur maître.
—Ne vous effrayez pas à la sortie, et laissez-vous faire.
A peine le gentilhomme eut-il dit ces paroles à voix basse, que la main du vieux seigneur coula sur le pommeau de son épée. En sentant la froideur du fer, le vieillard s’éveilla soudain; ses yeux jaunes se fixèrent aussitôt sur sa femme. Par un privilége assez rarement accordé même aux hommes de génie, il retrouva son intelligence aussi nette et ses idées aussi claires que s’il n’avait pas sommeillé. C’était un jaloux. Si le jeune cavalier donnait un œil à sa maîtresse, de l’autre il guignait le mari; il se leva lestement, et s’effaça derrière le pilier au moment où la main du vieillard voulut se mouvoir; puis il disparut, léger comme un oiseau. La dame baissa promptement les yeux, feignit de lire et tâcha de paraître calme; mais elle ne pouvait empêcher ni son visage de rougir, ni son cœur de battre avec une violence inusitée. Le vieux seigneur entendit le bruit des pulsations profondes qui retentissaient dans la chapelle, et remarqua l’incarnat extraordinaire répandu sur les joues, sur le front, sur les paupières de sa femme; il regarda prudemment autour de lui; mais, ne voyant personne dont il dût se défier:—A quoi pensez-vous donc, ma mie? lui dit-il.
—L’odeur de l’encens me fait mal, répondit-elle.
—Il est donc mauvais d’aujourd’hui, répliqua le seigneur.
Malgré cette observation, le rusé vieillard parut croire à cette défaite; mais il soupçonna quelque trahison secrète et résolut de veiller encore plus attentivement sur son trésor. La bénédiction était donnée. Sans attendre la fin du secula seculorum, la foule se précipitait comme un torrent vers les portes de l’église. Suivant son habitude, le seigneur attendit prudemment que l’empressement général fût calmé, puis il sortit en faisant marcher devant lui la duègne et le plus jeune page qui portait un falot; il donna le bras à sa femme, et se fit suivre par l’autre page. Au moment où le vieux seigneur allait atteindre la porte latérale ouverte dans la partie orientale du cloître et par laquelle il avait coutume de sortir, un flot de monde se détacha de la foule qui obstruait le grand portail, reflua vers la petite nef où il se trouvait avec son monde, et cette masse compacte l’empêcha de retourner sur ses pas. Le seigneur et sa femme furent alors poussés au dehors par la puissante pression de cette multitude. Le mari tâcha de passer le premier en tirant fortement la dame par le bras; mais, en ce moment, il fut entraîné vigoureusement dans la rue, et sa femme lui fut arrachée par un étranger. Le terrible bossu comprit soudain qu’il était tombé dans une embûche préparée de longue main. Se repentant d’avoir dormi si longtemps, il rassembla toute sa force; d’une main ressaisit sa femme par la manche de sa robe, et de l’autre essaya de se cramponner à la porte. Mais l’ardeur de l’amour l’emporta sur la rage de la jalousie. Le jeune gentilhomme prit sa maîtresse par la taille, l’enleva si rapidement et avec une telle force de désespoir, que l’étoffe de soie et d’or, le brocart et les baleines, se déchirèrent bruyamment. La manche resta seule au mari. Un rugissement de lion couvrit aussitôt les cris poussés par la multitude, et l’on entendit bientôt une voix terrible hurlant ces mots:—A moi, Poitiers! Au portail, les gens du comte de Saint-Vallier! Au secours! ici!
Et le comte Aymar de Poitiers, sire de Saint-Vallier, tenta de tirer son épée et de se faire faire place; mais il se vit environné, pressé par trente ou quarante gentilshommes qu’il était dangereux de blesser. Plusieurs d’entre eux, qui étaient du plus haut rang, lui répondirent par des quolibets en l’entraînant dans le passage du cloître. Avec la rapidité de l’éclair, le ravisseur avait emmené la comtesse dans une chapelle ouverte où il l’assit derrière un confessionnal, sur un banc de bois. A la lueur des cierges qui brûlaient devant l’image du saint auquel cette chapelle était dédiée, ils se regardèrent un moment en silence, en se pressant les mains, étonnés l’un et l’autre de leur audace. La comtesse n’eut pas le cruel courage de reprocher au jeune homme la hardiesse à laquelle ils devaient ce périlleux, ce premier instant de bonheur.
—Voulez-vous fuir avec moi dans les États voisins? lui dit vivement le gentilhomme. J’ai près d’ici deux genets d’Angleterre capables de faire trente lieues d’une seule traite.
—Eh! s’écria-t-elle doucement, en quel lieu du monde trouverez-vous un asile pour une fille du roi Louis Onze?
—C’est vrai, répondit le jeune homme stupéfait de n’avoir pas prévu cette difficulté.
—Pourquoi donc m’avez-vous arrachée à mon mari? demanda-t-elle avec une sorte de terreur.
—Hélas! reprit le cavalier, je n’ai pas compté sur le trouble où je suis en me trouvant près de vous, en vous entendant me parler. J’ai conçu deux ou trois plans, et maintenant tout me semble accompli, puisque je vous vois.
—Mais je suis perdue, dit la comtesse.
—Nous sommes sauvés, répliqua le gentilhomme avec l’aveugle enthousiasme de l’amour. Écoutez-moi bien.
—Ceci me coûtera la vie, reprit-elle en laissant couler les larmes qui roulaient dans ses yeux. Le comte me tuera ce soir peut-être! Mais, allez chez le roi, racontez-lui les tourments que depuis cinq ans sa fille a endurés. Il m’aimait bien quand j’étais petite, et m’appelait en riant: Marie-pleine-de-grâce, parce que j’étais laide. Ah! s’il savait à quel homme il m’a donnée, il se mettrait dans une terrible colère. Je n’ai pas osé me plaindre, par pitié pour le comte. D’ailleurs, comment ma voix parviendrait-elle au roi? Mon confesseur lui-même est un espion de Saint-Vallier. Aussi me suis-je prêtée à ce coupable enlèvement, dans l’espoir de conquérir un défenseur. Mais puis-je me fier à...—Oh! dit-elle en pâlissant et s’interrompant, voici le page.
La pauvre comtesse se fit comme un voile avec ses mains pour se cacher la figure.
—Ne craignez rien, reprit le jeune seigneur, il est gagné! Vous pouvez vous servir de lui en toute assurance, il m’appartient. Quand le comte viendra vous chercher, il nous préviendra de son arrivée.—Dans ce confessionnal, ajouta-t-il à voix basse, est un chanoine de mes amis qui sera censé vous avoir retirée de la bagarre, et mise sous sa protection dans cette chapelle. Ainsi, tout est prévu pour tromper Saint-Vallier.
A ces mots, les larmes de la comtesse se séchèrent, mais une expression de tristesse vint rembrunir son front.
—On ne le trompe pas! dit-elle. Ce soir, il saura tout, prévenez ses coups! Allez au Plessis, voyez le roi, dites-lui que... Elle hésita. Mais quelque souvenir lui ayant donné le courage d’avouer les secrets du mariage:—Eh! bien, oui, reprit-elle, dites-lui que, pour se rendre maître de moi, le comte me fait saigner aux deux bras, et m’épuise. Dites qu’il m’a traînée par les cheveux, dites que je suis prisonnière, dites que...
Son cœur se gonfla, les sanglots expirèrent dans son gosier, quelques larmes tombèrent de ses yeux; et dans son agitation, elle se laissa baiser les mains par le jeune homme auquel il échappait des mots sans suite.
—Personne ne peut parler au roi, pauvre petite! J’ai beau être le neveu du grand-maître des arbalétriers, je n’entrerai pas ce soir au Plessis. Ma chère dame, ma belle souveraine! Mon Dieu, a-t-elle souffert! Marie, laissez-moi vous dire deux mots, ou nous sommes perdus.
—Que devenir? dit-elle.
La comtesse aperçut à la noire muraille un tableau de la Vierge, sur lequel tombait la lueur de la lampe, et s’écria:—Sainte mère de Dieu, conseillez-nous!
—Ce soir, reprit le jeune seigneur, je serai chez vous.
—Et comment? demanda-t-elle naïvement.
Ils étaient dans un si grand péril, que leurs plus douces paroles semblaient dénuées d’amour.
—Ce soir, reprit le gentilhomme, je vais aller m’offrir en qualité d’apprenti à maître Cornélius, l’argentier du roi. J’ai su me procurer une lettre de recommandation qui me fera recevoir. Son logis est voisin du vôtre. Une fois sous le toit de ce vieux ladre, à l’aide d’une échelle de soie je saurai trouver le chemin de votre appartement.
—Oh! dit-elle pétrifiée d’horreur, si vous m’aimez, n’allez pas chez maître Cornélius!
—Ah! s’écria-t-il en la serrant contre son cœur avec toute la force que l’on se sent à son âge, vous m’aimez donc!
—Oui, dit-elle. N’êtes-vous pas mon espérance? Vous êtes gentilhomme, je vous confie mon honneur!—D’ailleurs, reprit-elle en le regardant avec dignité, je suis trop malheureuse pour que vous trahissiez ma foi. Mais à quoi bon tout ceci? Allez, laissez-moi mourir plutôt que d’entrer chez Cornélius! Ne savez-vous pas que tous ses apprentis...
—Ont été pendus, reprit en riant le gentilhomme. Croyez-vous que ses trésors me tentent?
—Oh! n’y allez pas, vous y seriez victime de quelque sorcellerie.
—Je ne saurais trop payer le bonheur de vous servir, répondit-il en lui lançant un regard de feu qui lui fit baisser les yeux.
—Et mon mari? dit-elle.
—Voici qui l’endormira, reprit le jeune homme en tirant de sa ceinture un petit flacon.
—Pas pour toujours? demanda la comtesse en tremblant.
Pour toute réponse, le gentilhomme fit un geste d’horreur.
—Je l’aurais déjà défié en combat singulier, s’il n’était pas si vieux, ajouta-t-il. Dieu me garde jamais de vous en défaire en lui donnant le boucon!
—Pardon, dit la comtesse en rougissant, je suis cruellement punie de mes péchés. Dans un moment de désespoir, j’ai voulu tuer le comte, je craignais que vous n’eussiez eu le même désir. Ma douleur est grande de n’avoir point encore pu me confesser de cette mauvaise pensée; mais j’ai eu peur que mon idée ne lui fût découverte, qu’il ne s’en vengeât.—Je vous fais honte, reprit-elle, offensée du silence que gardait le jeune homme. J’ai mérité ce blâme.
Elle brisa le flacon en le jetant à terre avec violence.
—Ne venez pas, s’écria-t-elle, le comte a le sommeil léger. Mon devoir est d’attendre secours du ciel. Ainsi ferai-je!
Elle voulut sortir.
—Ah! s’écria le gentilhomme, ordonnez, je le tuerai, madame. Vous me verrez ce soir.
—J’ai été sage de dissiper cette drogue, répliqua-t-elle d’une voix éteinte par le plaisir de se voir si ardemment aimée. La peur de réveiller mon mari nous sauvera de nous-mêmes.
—Je vous fiance ma vie, dit le jeune homme en lui serrant la main.
—Si le roi veut, le pape saura casser mon mariage. Nous serions unis, alors, reprit-elle en lui lançant un regard plein de délicieuses espérances.
—Voici mon seigneur! s’écria le page en accourant.
Aussitôt le gentilhomme, étonné du peu de temps pendant lequel il était resté près de sa maîtresse, et surpris de la célérité du comte, prit un baiser que sa maîtresse ne sut pas refuser.
—A ce soir! lui dit-il en s’esquivant de la chapelle.
A la faveur de l’obscurité, l’amoureux gagna le grand portail en s’évadant de pilier en pilier, dans la longue trace d’ombre que chaque grosse colonne projetait à travers l’église. Un vieux chanoine sortit tout à coup du confessionnal, vint se mettre auprès de la comtesse, et ferma doucement la grille devant laquelle le page se promena gravement avec une assurance de meurtrier. De vives clartés annoncèrent le comte. Accompagné de quelques amis et de gens qui portaient des torches, il tenait à la main son épée nue. Ses yeux sombres semblaient percer les ténèbres profondes et visiter les coins les plus obscurs de la cathédrale.
—Monseigneur, madame est là, lui dit le page en allant au devant de lui.
Le sire de Saint-Vallier trouva sa femme agenouillée aux pieds de l’autel, et le chanoine debout, disant son bréviaire. A ce spectacle, il secoua vivement la grille, comme pour donner pâture à sa rage.
—Que voulez-vous, une épée nue à la main dans l’église? demanda le chanoine.
—Mon père, monsieur est mon mari, répondit la comtesse.
Le prêtre tira la clef de sa manche, et ouvrit la chapelle. Le comte jeta presque malgré lui des regards autour du confessionnal, y entra; puis, il se mit à écouter le silence de la cathédrale.
—Monsieur, lui dit sa femme, vous devez des remercîments à ce vénérable chanoine qui m’a retirée ici.
Le sire de Saint-Vallier pâlit de colère, n’osa regarder ses amis, venus là plus pour rire de lui que pour l’assister, et repartit brièvement:—Merci Dieu, mon père, je trouverai moyen de vous récompenser!
Il prit sa femme par le bras, et sans la laisser achever sa révérence au chanoine, il fit un signe à ses gens, et sortit de l’église sans dire un mot à ceux qui l’avaient accompagné. Son silence avait quelque chose de farouche. Impatient d’être au logis, préoccupé des moyens de découvrir la vérité, il se mit en marche à travers les rues tortueuses qui séparaient alors la Cathédrale du portail de la Chancellerie, où s’élevait le bel hôtel, alors récemment bâti par le chancelier Juvénal des Ursins, sur l’emplacement d’une ancienne fortification que Charles VII avait donnée à ce fidèle serviteur en récompense de ses glorieux labeurs. Là commençait une rue nommée depuis lors de la Scéellerie, en mémoire des sceaux qui y furent longtemps. Elle joignait le vieux Tours au bourg de Châteauneuf, où se trouvait la célèbre abbaye de Saint-Martin, dont tant de rois furent simples chanoines. Depuis cent ans, et après de longues discussions, ce bourg avait été réuni à la ville. Beaucoup de rues adjacentes à celle de la Scéellerie, et qui forment aujourd’hui le centre du Tours moderne, étaient déjà construites; mais les plus beaux hôtels, et notamment celui du trésorier Xancoings, maison qui subsiste encore dans la rue du Commerce, étaient situés dans la commune de Châteauneuf. Ce fut par là que les porte-flambeaux du sire de Saint-Vallier le guidèrent vers la partie du bourg qui avoisinait la Loire; il suivait machinalement ses gens en lançant de temps en temps un coup d’œil sombre à sa femme et au page, pour surprendre entre eux un regard d’intelligence qui jetât quelque lumière sur cette rencontre désespérante. Enfin, le comte arriva dans la rue du Mûrier, où son logis était situé. Lorsque son cortége fut entré, que la lourde porte fut fermée, un profond silence régna dans cette rue étroite où logeaient alors quelques seigneurs, car ce nouveau quartier de la ville avoisinait le Plessis, séjour habituel du roi, chez qui les courtisans pouvaient aller en un moment. La dernière maison de cette rue était aussi la dernière de la ville, et appartenait à maître Cornélius Hoogworst, vieux négociant brabançon, à qui le roi Louis XI accordait sa confiance dans les transactions financières que sa politique astucieuse l’obligeait à faire au dehors du royaume. Par des raisons favorables à la tyrannie qu’il exerçait sur sa femme, le comte de Saint-Vallier s’était jadis établi dans un hôtel contigu au logis de ce maître Cornélius. La topographie des lieux expliquera les bénéfices que cette situation pouvait offrir à un jaloux. La maison du comte, nommée l’hôtel de Poitiers, avait un jardin bordé au nord par le mur et le fossé qui servaient d’enceinte à l’ancien bourg de Châteauneuf, et le long desquels passait la levée récemment construite par Louis XI entre Tours et le Plessis. De ce côté, des chiens défendaient l’accès du logis qu’une grande cour séparait à l’est, des maisons voisines, et qui à l’ouest se trouvait adossé au logis de maître Cornélius. La façade de la rue avait l’exposition du midi. Isolé de trois côtés, l’hôtel du défiant et rusé seigneur, ne pouvait donc être envahi que par les habitants de la maison brabançonne dont les combles et les chéneaux de pierre se mariaient à ceux de l’hôtel de Poitiers. Sur la rue, les fenêtres étroites et découpées dans la pierre, étaient garnies de barreaux en fer; puis la porte, basse et voûtée comme le guichet de nos plus vieilles prisons, avait une solidité à toute épreuve. Un banc de pierre, qui servait de montoir, se trouvait près du porche. En voyant le profil des logis occupés par maître Cornélius et par le comte de Poitiers, il était facile de croire que les deux maisons avaient été bâties par le même architecte, et destinées à des tyrans. Toutes deux d’aspect sinistre, ressemblaient à de petites forteresses, et pouvaient être longtemps défendues avec avantage contre une populace furieuse. Leurs angles étaient protégés par des tourelles semblables à celles que les amateurs d’antiquités remarquent dans certaines villes où le marteau des démolisseurs n’a pas encore pénétré. Les baies, qui avaient peu de largeur, permettaient de donner une force de résistance prodigieuse aux volets ferrés et aux portes. Les émeutes et les guerres civiles, si fréquentes en ces temps de discorde, justifiaient amplement toutes ces précautions.
Lorsque six heures sonnèrent au clocher de l’abbaye Saint-Martin, l’amoureux de la comtesse passa devant l’hôtel de Poitiers, s’y arrêta pendant un moment, et entendit dans la salle basse le bruit que faisaient les gens du comte en soupant. Après avoir jeté un regard sur la chambre où il présumait que devait être sa dame, il alla vers la porte du logis voisin. Partout, sur son chemin, le jeune seigneur avait entendu les joyeux accents des repas faits dans les maisons de la ville, en l’honneur de la fête. Toutes les fenêtres mal jointes laissaient passer des rayons de lumière, les cheminées fumaient, et la bonne odeur des rôtisseries égayait les rues. L’office achevé, la ville entière se rigolait, et poussait des murmures que l’imagination comprend mieux que la parole ne les peint. Mais, en cet endroit, régnait un profond silence, car dans ces deux logis vivaient deux passions qui ne se réjouissent jamais. Au delà les campagnes se taisaient; puis là, sous l’ombre des clochers de l’abbaye Saint-Martin, ces deux maisons muettes aussi, séparées des autres et situées dans le bout le plus tortueux de la rue, ressemblaient à une léproserie. Le logis qui leur faisait face, appartenant à des criminels d’État, était sous le séquestre. Un jeune homme devait être facilement impressionné par ce subit contraste. Aussi, sur le point de se lancer dans une entreprise horriblement hasardeuse, le gentilhomme resta-t-il pensif devant la maison du Lombard en se rappelant tous les contes que fournissait la vie de maître Cornélius et qui avaient causé le singulier effroi de la comtesse. A cette époque, un homme de guerre, et même un amoureux, tout tremblait au mot de magie. Il se rencontrait alors peu d’imaginations incrédules pour les faits bizarres, ou froides aux récits merveilleux. L’amant de la comtesse de Saint-Vallier, une des filles que Louis XI avait eues de madame de Sassenage, en Dauphiné, quelque hardi qu’il pût être, devait y regarder à deux fois au moment d’entrer dans une maison ensorcelée.
L’histoire de maître Cornélius Hoogworst expliquera complétement la sécurité que le Lombard avait inspirée au sire de Saint-Vallier, la terreur manifestée par la comtesse, et l’hésitation qui arrêtait l’amant. Mais, pour faire comprendre entièrement à des lecteurs du dix-neuvième siècle comment des événements assez vulgaires en apparence étaient devenus surnaturels, et pour leur faire partager les frayeurs du vieux temps, il est nécessaire d’interrompre cette histoire pour jeter un rapide coup d’œil sur les aventures de maître Cornélius.
Cornélius Hoogworst, l’un des plus riches commerçants de Gand, s’étant attiré l’inimitié de Charles, duc de Bourgogne, avait trouvé asile et protection à la cour de Louis XI. Le roi sentit les avantages qu’il pouvait tirer d’un homme lié avec les principales maisons de Flandre, de Venise et du Levant, il anoblit, naturalisa, flatta maître Cornélius, ce qui arrivait rarement à Louis XI. Le monarque plaisait d’ailleurs au Flamand autant que le Flamand plaisait au monarque. Rusés, défiants, avares; également politiques, également instruits; supérieurs tous deux à leur époque, tous deux se comprenaient à merveille; ils quittaient et reprenaient avec une même facilité, l’un sa conscience, l’autre sa dévotion; ils aimaient la même vierge, l’un par conviction, l’autre par flatterie; enfin, s’il fallait en croire les propos jaloux d’Olivier le Daim et de Tristan, le roi allait se divertir dans la maison du Lombard, comme se divertissait Louis XI. L’histoire a pris soin de nous transmettre les goûts licencieux de ce monarque auquel la débauche ne déplaisait pas. Le vieux Brabançon trouvait sans doute joie et profit à se prêter aux capricieux plaisirs de son royal client. Cornélius habitait la ville de Tours depuis neuf ans. Pendant ces neuf années, il s’était passé chez lui des événements extraordinaires qui l’avaient rendu l’objet de l’exécration générale. En arrivant, il dépensa dans sa maison des sommes assez considérables afin de mettre ses trésors en sûreté. Les inventions que les serruriers de la ville exécutèrent secrètement pour lui, les précautions bizarres qu’il avait prises pour les amener dans son logis de manière à s’assurer forcément de leur discrétion, furent pendant longtemps le sujet de mille contes merveilleux qui charmèrent les veillées de Touraine. Les singuliers artifices du vieillard le faisaient supposer possesseur de richesses orientales. Aussi les narrateurs de ce pays, la patrie du conte en France, bâtissaient-ils des chambres d’or et de pierreries chez le Flamand, sans manquer d’attribuer à des pactes magiques la source de cette immense fortune. Maître Cornélius avait amené jadis avec lui deux valets flamands, une vieille femme, plus un jeune apprenti de figure douce et prévenante; ce jeune homme lui servait de secrétaire, de caissier, de factotum et de courrier. Dans la première année de son établissement à Tours, un vol considérable eut lieu chez lui. Les enquêtes judiciaires prouvèrent que le crime avait été commis par un habitant de la maison. Le vieil avare fit mettre en prison ses deux valets et son commis. Le jeune homme était faible, il périt dans les souffrances de la question, tout en protestant de son innocence. Les deux valets avouèrent le crime pour éviter les tortures; mais quand le juge leur demanda où se trouvaient les sommes volées, ils gardèrent le silence, furent réappliqués à la question, jugés, condamnés, et pendus. En allant à l’échafaud, ils persistèrent à se dire innocents, suivant l’habitude de tous les pendus. La ville de Tours s’entretint longtemps de cette singulière affaire. Les criminels étaient des Flamands, l’intérêt que ces malheureux et que le jeune commis avaient excité s’évanouit donc promptement. En ce temps-là les guerres et les séditions fournissaient des émotions perpétuelles, et le drame du jour faisait pâlir celui de la veille. Plus chagrin de la perte énorme qu’il avait éprouvée que de la mort de ses trois domestiques, maître Cornélius resta seul avec la vieille flamande qui était sa sœur. Il obtint du roi la faveur de se servir des courriers de l’État pour ses affaires particulières, mit ses mules chez un muletier du voisinage, et vécut, dès ce moment, dans la plus profonde solitude, ne voyant guère que le roi, faisant son commerce par le canal des juifs, habiles calculateurs, qui le servaient fidèlement, afin d’obtenir sa toute-puissante protection.
Quelque temps après cette aventure, le roi procura lui-même à son vieux torçonnier un jeune orphelin, auquel il portait beaucoup d’intérêt. Louis XI appelait familièrement maître Cornélius de ce vieux nom, qui sous le règne de saint Louis, signifiait un usurier, un collecteur d’impôts, un homme qui pressurait le monde par des moyens violents. L’épithète tortionnaire, restée au Palais, explique assez bien le mot torçonnier qui se trouve souvent écrit tortionneur. Le pauvre enfant s’adonna soigneusement aux affaires du Lombard, sut lui plaire, et gagna ses bonnes grâces. Pendant une nuit d’hiver, les diamants déposés entre les mains de Cornélius par le roi d’Angleterre pour sûreté d’une somme de cent mille écus, furent volés, et les soupçons tombèrent sur l’orphelin; Louis XI se montra d’autant plus sévère pour lui, qu’il avait répondu de sa fidélité. Aussi le malheureux fut-il pendu, après un interrogatoire assez sommairement fait par le grand-prévôt. Personne n’osait aller apprendre l’art de la banque et le change chez maître Cornélius. Cependant deux jeunes gens de la ville, Tourangeaux pleins d’honneur et désireux de fortune, y entrèrent successivement. Des vols considérables coïncidèrent avec l’admission des deux jeunes gens dans la maison du torçonnier; les circonstances de ces crimes, la manière dont ils furent exécutés, prouvèrent clairement que les voleurs avaient des intelligences secrètes avec les habitants du logis; il fut impossible de ne pas en accuser les nouveaux venus. Devenu de plus en plus soupçonneux et vindicatif, le Brabançon déféra sur-le-champ la connaissance de ce fait à Louis XI, qui chargea son grand-prévôt de ces affaires. Chaque procès fut promptement instruit, et plus promptement terminé. Le patriotisme des Tourangeaux donna secrètement tort à la promptitude de Tristan. Coupables ou non, les deux jeunes gens passèrent pour des victimes, et Cornélius pour un bourreau. Les deux familles en deuil étaient estimées, leurs plaintes furent écoutées; et, de conjectures en conjectures, elles parvinrent à faire croire à l’innocence de tous ceux que l’argentier du roi avait envoyés à la potence. Les uns prétendaient que le cruel avare imitait le roi, qu’il essayait de mettre la terreur et les gibets entre le monde et lui; qu’il n’avait jamais été volé; que ces tristes exécutions étaient le résultat d’un froid calcul, et qu’il voulait être sans crainte pour ses trésors. Le premier effet de ces rumeurs populaires fut d’isoler Cornélius; les Tourangeaux le traitèrent comme un pestiféré, l’appelèrent le tortionnaire, et nommèrent son logis la Malemaison. Quand même le Lombard aurait pu trouver des étrangers assez hardis pour entrer chez lui, tous les habitants de la ville les en eussent empêchés par leurs dires. L’opinion la plus favorable à maître Cornélius était celle des gens qui le regardaient comme un homme funeste. Il inspirait aux uns une terreur instinctive; aux autres, il imprimait ce respect profond que l’on porte à un pouvoir sans bornes ou à l’argent; pour plusieurs personnes, il avait l’attrait du mystère. Son genre de vie, sa physionomie et la faveur du roi justifiaient tous les contes dont il était devenu le sujet. Cornélius voyageait assez souvent en pays étrangers, depuis la mort de son persécuteur le duc de Bourgogne; or, pendant son absence, le roi faisait garder le logis du banquier par des hommes de sa compagnie écossaise. Cette royale sollicitude faisait présumer aux courtisans que le vieillard avait légué sa fortune à Louis XI. Le torçonnier sortait très-peu, les seigneurs de la cour lui rendaient de fréquentes visites; il leur prêtait assez libéralement de l’argent, mais il était fantasque: à certains jours il ne leur aurait pas donné un sou parisis; le lendemain, il leur offrait des sommes immenses, moyennant toutefois un bon intérêt et de grandes sûretés. Bon catholique d’ailleurs, il allait régulièrement aux offices, mais il venait à Saint-Martin de très-bonne heure; et comme il y avait acheté une chapelle à perpétuité, là, comme ailleurs, il était séparé des autres chrétiens. Enfin un proverbe populaire de cette époque, et qui subsista longtemps à Tours, était cette phrase:—Vous avez passé devant le Lombard, il vous arrivera malheur.—Vous avez passé devant le Lombard expliquait les maux soudains, les tristesses involontaires et les mauvaises chances de fortune. Même à la cour, on attribuait à Cornélius cette fatale influence que les superstitions italienne, espagnole et asiatique, ont nommée le mauvais œil. Sans le pouvoir terrible de Louis XI qui s’était étendu comme un manteau sur cette maison, à la moindre occasion le peuple eût démoli la Malemaison de la rue du Mûrier. Et c’était pourtant chez Cornélius que les premiers mûriers plantés à Tours avaient été mis en terre; et les Tourangeaux le regardèrent alors comme un bon génie. Comptez donc sur la faveur populaire! Quelques seigneurs ayant rencontré maître Cornélius hors de France, furent surpris de sa bonne humeur. A Tours, il était toujours sombre et rêveur; mais il y revenait toujours. Une inexplicable puissance le ramenait à sa noire maison de la rue du Mûrier. Semblable au colimaçon dont la vie est si fortement unie à celle de sa coquille, il avouait au roi qu’il ne se trouvait bien que sous les pierres vermiculées et sous les verrous de sa petite bastille, tout en sachant que, Louis XI mort, ce lieu serait pour lui le plus dangereux de la terre.
—Le diable s’amuse aux dépens de notre compère le torçonnier, dit Louis XI à son barbier quelques jours avant la fête de la Toussaint. Il se plaint encore d’avoir été volé. Mais il ne peut plus pendre personne, à moins qu’il ne se pende lui-même. Ce vieux truand n’est-il pas venu me demander si je n’avais pas emporté hier par mégarde une chaîne de rubis qu’il voulait me vendre? Pasques Dieu! je ne vole pas ce que je puis prendre, lui ai-je dit.—Et il a eu peur? fit le barbier.—Les avares n’ont peur que d’une seule chose, répondit le roi. Mon compère le torçonnier sait bien que je ne le dépouillerai pas sans raison, autrement je serais injuste, et je n’ai jamais rien fait que de juste et de nécessaire.—Cependant le vieux malandrin vous surfait, reprit le barbier.—Tu voudrais bien que ce fût vrai, hein? dit le roi en jetant un malicieux regard au barbier.—Ventre Mahom, sire, la succession serait belle à partager entre vous et le diable.—Assez, fit le roi. Ne me donne pas de mauvaises idées. Mon compère est un homme plus fidèle que tous ceux dont j’ai fait la fortune, parce qu’il ne me doit rien, peut-être.
Depuis deux ans, maître Cornélius vivait donc seul avec sa vieille sœur, qui passait pour sorcière. Un tailleur du voisinage prétendait l’avoir souvent vue, pendant la nuit, attendant sur les toits l’heure d’aller au sabbat. Ce fait semblait d’autant plus extraordinaire que le vieil avare enfermait sa sœur dans une chambre dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de fer. En vieillissant, Cornélius toujours volé, craignant toujours d’être dupé par les hommes, les avait tous pris en haine, excepté le roi, qu’il estimait beaucoup. Il était tombé dans une excessive misanthropie, mais comme chez la plupart des avares, sa passion pour l’or, l’assimilation de ce métal avec sa substance avait été de plus en plus intime, et croissait d’intensité par l’âge. Sa sœur elle-même excitait ses soupçons, quoiqu’elle fût peut-être plus avare et plus économe que son frère qu’elle surpassait en inventions de ladrerie. Aussi leur existence avait-elle quelque chose de problématique et de mystérieux. La vieille femme prenait si rarement du pain chez le boulanger, elle apparaissait si peu au marché, que les observateurs les moins crédules avaient fini par attribuer à ces deux êtres bizarres la connaissance de quelque secret de vie. Ceux qui se mêlaient d’alchimie disaient que maître Cornélius savait faire de l’or. Les savants prétendaient qu’il avait trouvé la panacée universelle. Cornélius était pour beaucoup de campagnards, auxquels les gens de la ville en parlaient, un être chimérique, et plusieurs d’entre eux venaient voir la façade de son hôtel par curiosité.
Assis sur le banc du logis qui faisait face à celui de maître Cornélius, le gentilhomme regardait tour à tour l’hôtel de Poitiers et la Malemaison; la lune en bordait les saillies de sa lueur, et colorait par des mélanges d’ombre et de lumière les creux et les reliefs de la sculpture. Les caprices de cette lueur blanche donnaient une physionomie sinistre à ces deux édifices; il semblait que la nature elle-même se prêtât aux superstitions qui planaient sur cette demeure. Le jeune homme se rappela successivement toutes les traditions qui rendaient Cornélius un personnage tout à la fois curieux et redoutable. Quoique décidé par la violence de son amour à entrer dans cette maison, à y demeurer le temps nécessaire pour l’accomplissement de ses projets, il hésitait à risquer cette dernière démarche, tout en sachant qu’il allait la faire. Mais qui, dans les crises de sa vie, n’aime pas à écouter les pressentiments, à se balancer sur les abîmes de l’avenir? En amant digne d’aimer, le jeune homme craignait de mourir sans avoir été reçu à merci d’amour par la comtesse. Cette délibération secrète était si cruellement intéressante, qu’il ne sentait pas le froid sifflant dans ses jambes et sur les saillies des maisons. En entrant chez Cornélius, il devait se dépouiller de son nom, de même qu’il avait déjà quitté ses beaux vêtements de noble. Il lui était interdit, en cas de malheur, de réclamer les priviléges de sa naissance ou la protection de ses amis, à moins de perdre sans retour la comtesse de Saint-Vallier. S’il soupçonnait la visite nocturne d’un amant, ce vieux seigneur était capable de la faire périr à petit feu dans une cage de fer, de la tuer tous les jours au fond de quelque château fort. En regardant les vêtements misérables sous lesquels il s’était déguisé, le gentilhomme eut honte de lui-même. A voir sa ceinture de cuir noir, ses gros souliers, ses chausses drapées, son haut-de-chausses de tiretaine et son justaucorps de laine grise, il ressemblait au clerc du plus pauvre sergent de justice. Pour un noble du quinzième siècle, c’était déjà la mort que de jouer le rôle d’un bourgeois sans sou ni maille, et de renoncer aux priviléges du rang. Mais grimper sur le toit de l’hôtel où pleurait sa maîtresse, descendre par la cheminée ou courir sur les galeries, et, de gouttière en gouttière, parvenir jusqu’à la fenêtre de sa chambre; risquer sa vie pour être près d’elle sur un coussin de soie, devant un bon feu, pendant le sommeil d’un sinistre mari, dont les ronflements redoubleraient leur joie; défier le ciel et la terre en se donnant le plus audacieux de tous les baisers; ne pas dire une parole qui ne pût être suivie de la mort, ou, tout au moins, d’un sanglant combat; toutes ces voluptueuses images et les romanesques dangers de cette entreprise décidèrent le jeune homme. Plus léger devait être le prix de ses soins, ne pût-il même que baiser encore une fois la main de la comtesse, plus promptement il se résolut à tout tenter, poussé par l’esprit chevaleresque et passionné de cette époque. Puis, il ne supposa point que la comtesse osât lui refuser le plus doux plaisir de l’amour au milieu de dangers si mortels. Cette aventure était trop périlleuse, trop impossible pour n’être pas achevée.
En ce moment, toutes les cloches de la ville sonnèrent l’heure du couvre-feu, loi tombée en désuétude, mais dont l’observance subsistait dans les provinces où tout s’abolit lentement. Quoique les lumières ne s’éteignissent pas, les chefs de quartier firent tendre les chaînes des rues. Beaucoup de portes se fermèrent, les pas de quelques bourgeois attardés, marchant en troupe avec leurs valets armés jusqu’aux dents et portant des falots, retentirent dans le lointain; puis, bientôt, la ville en quelque sorte garrottée parut s’endormir, et ne craignit plus les attaques des malfaiteurs que par ses toits. A cette époque, les combles des maisons étaient une voie très-fréquentée pendant la nuit. Les rues avaient si peu de largeur en province et même à Paris, que les voleurs sautaient d’un bord à l’autre. Ce périlleux métier servit longtemps de divertissement au roi Charles IX dans sa jeunesse, s’il faut en croire les mémoires du temps. Craignant de se présenter trop tard à maître Cornélius, le gentilhomme allait quitter sa place pour heurter à la porte de la Malemaison, lorsqu’en la regardant, son attention fut excitée par une sorte de vision que les écrivains du temps eussent appelée cornue. Il se frotta les yeux comme pour s’éclaircir la vue, et mille sentiments divers passèrent dans son âme à cet aspect. De chaque côté de cette porte se trouvait une figure encadrée entre les deux barreaux d’une espèce de meurtrière. Il avait pris d’abord ces deux visages pour des masques grotesques sculptés dans la pierre, tant ils étaient ridés, anguleux, contournés, saillants, immobiles, de couleur tannée, c’est-à-dire bruns; mais le froid et la lueur de la lune lui permirent de distinguer le léger nuage blanc que la respiration faisait sortir des deux nez violâtres; puis, il finit par voir, dans chaque figure creuse, sous l’ombre des sourcils, deux yeux d’un bleu faïence qui jetaient un feu clair, et ressemblaient à ceux d’un loup couché dans la feuillée, qui croit entendre les cris d’une meute. La lueur inquiète de ces yeux était dirigée sur lui si fixement, qu’après l’avoir reçue pendant le moment où il examina ce singulier spectacle, il se trouva comme un oiseau surpris par des chiens à l’arrêt, il se fit dans son âme un mouvement fébrile, promptement réprimé. Ces deux visages, tendus et soupçonneux, étaient sans doute ceux de Cornélius et de sa sœur. Alors le gentilhomme feignit de regarder où il était, de chercher à distinguer un logis indiqué sur une carte qu’il tira de sa poche en essayant de la lire aux clartés de la lune; puis, il alla droit à la porte du torçonnier, et y frappa trois coups qui retentirent au dedans de la maison, comme si c’eût été l’entrée d’une cave. Une faible lumière passa sous le porche, et, par une petite grille extrêmement forte, un œil vint à briller.
—Qui va là?
—Un ami envoyé par Oosterlinck de Bruges.
—Que demandez-vous?
—A entrer.
—Votre nom?
—Philippe Goulenoire.
—Avez-vous des lettres de créance?
—Les voici!
—Passez-les par le tronc.
—Où est-il?
—A gauche.
Philippe Goulenoire jeta la lettre par la fente d’un tronc en fer, au-dessus de laquelle se trouvait une meurtrière.
—Diable! pensa-t-il, on voit que le roi est venu ici, car il s’y trouve autant de précautions qu’il en a pris au Plessis!
Il attendit environ un quart d’heure dans la rue. Ce laps de temps écoulé, il entendit Cornélius qui disait à sa sœur:—Ferme les chausse-trappes de la porte.
Un cliquetis de chaînes et de fer retentit sous le portail. Philippe entendit les verrous aller, les serrures gronder; enfin une petite porte basse, garnie de fer s’ouvrit de manière à décrire l’angle le plus aigu par lequel un homme mince pût passer. Au risque de déchirer ses vêtements, Philippe se glissa plutôt qu’il n’entra dans la Malemaison. Une vieille fille édentée, à visage de rebec, dont les sourcils ressemblaient à deux anses de chaudron, qui n’aurait pas pu mettre une noisette entre son nez et son menton crochu; fille pâle et hâve, creusée des tempes et qui semblait être composée seulement d’os et de nerfs, guida silencieusement le soi-disant étranger dans une salle basse, tandis que Cornélius le suivait prudemment par derrière.
—Asseyez-vous là, dit-elle à Philippe en lui montrant un escabeau à trois pieds placé au coin d’une grande cheminée en pierre sculptée dont l’âtre propre n’avait pas de feu.
De l’autre côté de cette cheminée, était une table de noyer à pieds contournés, sur laquelle se trouvait un œuf dans une assiette, et dix ou douze petites mouillettes dures et sèches, coupées avec une studieuse parcimonie. Deux escabelles, sur l’une desquelles s’assit la vieille, annonçaient que les avares étaient en train de souper. Cornélius alla pousser deux volets de fer pour fermer sans doute les judas par lesquels il avait regardé si longtemps dans la rue, et vint reprendre sa place. Le prétendu Philippe Goulenoire vit alors le frère et la sœur trempant dans cet œuf, à tour de rôle, avec gravité, mais avec la même précision que les soldats mettent à plonger en temps égaux la cuiller dans la gamelle, leurs mouillettes respectives qu’ils teignaient à peine, afin de combiner la durée de l’œuf avec le nombre des mouillettes. Ce manége se faisait en silence. Tout en mangeant, Cornélius examinait le faux novice avec autant de sollicitude et de perspicacité que s’il eût pesé de vieux besans. Philippe, sentant un manteau de glace tomber sur ses épaules, était tenté de regarder autour de lui; mais avec l’astuce que donne une entreprise amoureuse, il se garda bien de jeter un coup d’œil, même furtif, sur les murs; car il comprit que si Cornélius le surprenait, il ne garderait pas un curieux en son logis. Donc, il se contentait de tenir modestement son regard tantôt sur l’œuf, tantôt sur la vieille fille; et, parfois, il contemplait son futur maître.
L’argentier de Louis XI ressemblait à ce monarque, il en avait même pris certains gestes, comme il arrive assez souvent aux gens qui vivent ensemble dans une sorte d’intimité. Les sourcils épais du Flamand lui couvraient presque les yeux; mais, en les relevant un peu, il lançait un regard lucide, pénétrant et plein de puissance, le regard des hommes habitués au silence et auxquels le phénomène de la concentration des forces intérieures est devenu familier. Ses lèvres minces, à rides verticales, lui donnaient un air de finesse incroyable. La partie inférieure du visage avait de vagues ressemblances avec le museau des renards; mais le front haut, bombé, tout plissé semblait révéler de grandes et de belles qualités, une noblesse d’âme dont l’essor avait été modéré par l’expérience, et que les cruels enseignements de la vie refoulaient sans doute dans les replis les plus cachés de cet être singulier. Ce n’était certes pas un avare ordinaire, et sa passion cachait sans doute de profondes jouissances, de secrètes conceptions.
—A quel taux se font les sequins de Venise? demanda-t-il brusquement à son futur apprenti.
—Trois quarts, à Bruges; un à Gand.
—Quel est le fret sur l’Escaut?
—Trois sous parisis.
—Il n’y a rien de nouveau à Gand?
—Le frère de Liéven-d’Herde est ruiné.
—Ah!
Après avoir laissé échapper cette exclamation, le vieillard se couvrit les genoux avec un pan de sa dalmatique, espèce de robe en velours noir, ouverte par devant, à grandes manches et sans collet, dont la somptueuse étoffe était miroitée. Ce reste du magnifique costume qu’il portait jadis comme président du tribunal des Parchons, fonctions qui lui avaient valu l’inimitié du duc de Bourgogne, n’était plus alors qu’un haillon. Philippe n’avait point froid, il suait dans son harnais en tremblant d’avoir à subir d’autres questions. Jusque-là les instructions sommaires qu’un juif auquel il avait sauvé la vie venait de lui donner la veille, suffisaient grâce à sa mémoire et à la parfaite connaissance que le juif possédait des manières et des habitudes de Cornélius. Mais le gentilhomme qui, dans le premier feu de la conception, n’avait douté de rien, commençait à entrevoir toutes les difficultés de son entreprise. La gravité solennelle, le sang-froid du terrible Flamand, agissaient sur lui. Puis, il se sentait sous les verrous, et voyait toutes les cordes du grand-prévôt aux ordres de maître Cornélius.
—Avez-vous soupé? demanda l’argentier d’un ton qui signifiait: Ne soupez pas!
Malgré l’accent de son frère, la vieille fille tressaillit, elle regarda ce jeune commensal, comme pour jauger la capacité de cet estomac qu’il lui faudrait satisfaire, et dit alors avec un faux sourire:—Vous n’avez pas volé votre nom, vous avez des cheveux et des moustaches plus noirs que la queue du diable!...
—J’ai soupé, répondit-il.
—Eh! bien, reprit l’avare, vous reviendrez me voir demain. Depuis longtemps je suis habitué à me passer d’un apprenti. D’ailleurs, la nuit me portera conseil.
—Eh! par saint Bavon, monsieur, je suis Flamand, je ne connais personne ici, les chaînes sont tendues, je vais être mis en prison. Cependant, ajouta-t-il effrayé de la vivacité qu’il mettait dans ses paroles, si cela vous convient, je vais sortir.
Le juron influença singulièrement le vieux Flamand.
—Allons, allons, par saint Bavon, vous coucherez ici.
—Mais, dit la sœur effrayée.
—Tais-toi, répliqua Cornélius. Par sa lettre, Oosterlinck me répond de ce jeune homme.
—N’avons-nous pas, lui dit-il à l’oreille en se penchant vers sa sœur, cent mille livres à Oosterlinck? C’est une caution cela!
—Et s’il te vole les joyaux de Bavière? Tiens il ressemble mieux à un voleur qu’à un Flamand.
—Chut, fit le vieillard en prêtant l’oreille.
Les deux avares écoutèrent. Insensiblement, et un moment après le chut, un bruit produit par les pas de quelques hommes retentit dans le lointain, de l’autre côté des fossés de la ville.
—C’est la ronde du Plessis, dit la sœur.
—Allons, donne-moi la clef de la chambre aux apprentis, reprit Cornélius.
La vieille fille fit un geste pour prendre la lampe.
—Vas-tu nous laisser seuls sans lumière? cria Cornélius d’un son de voix intelligent. Tu ne sais pas encore à ton âge te passer d’y voir. Est-il donc si difficile de prendre cette clef?
La vieille comprit le sens caché sous ces paroles, et sortit. En regardant cette singulière créature au moment où elle gagnait la porte, Philippe Goulenoire put dérober à son maître le coup d’œil qu’il jeta furtivement sur cette salle. Elle était lambrissée en chêne à hauteur d’appui, et les murs étaient tapissés d’un cuir jaune orné d’arabesques noires; mais ce qui le frappa le plus, fut un pistolet à mèche, garni de son long poignard à détente. Cette arme nouvelle et terrible se trouvait près de Cornélius.
—Comment comptez-vous gagner votre vie? lui demanda le torçonnier.
—J’ai peu d’argent, répondit Goulenoire, mais je connais de bonnes rubriques. Si vous voulez seulement me donner un sou sur chaque marc que je vous ferai gagner, je serai content.
—Un sou, un sou! répéta l’avare, mais c’est beaucoup.
Là-dessus la vieille sibylle rentra.
—Viens, dit Cornélius à Philippe.
Ils sortirent sous le porche et montèrent une vis en pierre, dont la cage ronde se trouvait à côté de la salle dans une haute tourelle. Au premier étage le jeune homme s’arrêta.
—Nenni, dit Cornélius. Diable! ce pourpris est le gîte où le roi prend ses ébats.
L’architecte avait pratiqué le logement de l’apprenti sous le toit pointu de la tour où se trouvait la vis; c’était une petite chambre ronde, tout en pierre, froide et sans ornement. Cette tour occupait le milieu de la façade située sur la cour qui, semblable à toutes les cours de province, était étroite et sombre. Au fond, à travers des arcades grillées, se voyait un jardin chétif où il n’y avait que des mûriers soignés sans doute par Cornélius. Le gentilhomme remarqua tout par les jours de la vis, à la lueur de la lune qui jetait heureusement une vive lumière. Un grabat, une escabelle, une cruche et un bahut disjoint composaient l’ameublement de cette espèce de loge. Le jour n’y venait que par de petites baies carrées, disposées de distance en distance autour du cordon extérieur de la tour, et qui formaient sans doute des ornements, suivant le caractère de cette gracieuse architecture.
—Voilà votre logis, il est simple, il est solide, il renferme tout ce qu’il faut pour dormir. Bonsoir! n’en sortez pas comme les autres.
Après avoir lancé sur son apprenti un dernier regard empreint de mille pensées, Cornélius ferma la porte à double tour, en emporta la clef, et descendit en laissant le gentilhomme aussi sot qu’un fondeur de cloches qui ne trouve rien dans son moule. Seul, sans lumière, assis sur une escabelle, et dans ce petit grenier d’où ses quatre prédécesseurs n’étaient sortis que pour aller à l’échafaud, le gentilhomme se vit comme une bête fauve prise dans un sac. Il sauta sur l’escabeau, se dressa de toute sa hauteur pour atteindre aux petites ouvertures supérieures d’où tombait un jour blanchâtre; il aperçut la Loire, les beaux coteaux de Saint-Cyr, et les sombres merveilles du Plessis, où brillaient deux ou trois lumières dans les enfoncements de quelques croisées; au loin, s’étendaient les belles campagnes de la Touraine, et les nappes argentées de son fleuve. Les moindres accidents de cette jolie nature avaient alors une grâce inconnue: les vitraux, les eaux, le faîte des maisons reluisaient comme des pierreries aux clartés tremblantes de la lune. L’âme du jeune seigneur ne put se défendre d’une émotion douce et triste.—Si c’était un adieu! se dit-il.
Il resta là, savourant déjà les terribles émotions que son aventure lui avait promises, et se livrant à toutes les craintes du prisonnier quand il conserve une lueur d’espérance. Sa maîtresse s’embellissait à chaque difficulté. Ce n’était plus une femme pour lui, mais un être surnaturel entrevu à travers les brasiers du désir. Un faible cri qu’il crut avoir été jeté dans l’hôtel de Poitiers le rendit à lui-même et à sa véritable situation. En se remettant sur son grabat pour réfléchir à cette affaire, il entendit de légers frissonnements qui retentissaient dans la vis, il écouta fort attentivement, et alors ces mots:—«Il se couche!» prononcés par la vieille, parvinrent à son oreille. Par un hasard ignoré de l’architecte, le moindre bruit se répercutait dans la chambre de l’apprenti, de sorte que le faux Goulenoire ne perdit pas un seul des mouvements de l’avare et de sa sœur qui l’espionnaient. Il se déshabilla, se coucha, feignit de dormir, et employa le temps pendant lequel ses deux hôtes restèrent en observation sur les marches de l’escalier à chercher les moyens d’aller de sa prison dans l’hôtel de Poitiers. Vers dix heures, Cornélius et sa sœur, persuadés que leur apprenti dormait, se retirèrent chez eux. Le gentilhomme étudia soigneusement les bruits sourds et lointains que firent les deux Flamands, et crut reconnaître la situation de leurs logements; ils devaient occuper tout le second étage. Comme dans toutes les maisons de cette époque, cet étage était pris sur le toit d’où les croisées s’élevaient ornées de tympans découpés par de riches sculptures. La toiture était bordée par une espèce de balustrade qui cachait les chéneaux destinés à conduire les eaux pluviales que des gouttières figurant des gueules de crocodile rejetaient sur la rue. Le gentilhomme, qui avait étudié cette topographie aussi soigneusement que l’eût fait un chat, comptait trouver un passage de la tour au toit, et pouvoir aller chez madame de Saint-Vallier par les chéneaux, en s’aidant d’une gouttière; mais il ignorait que les jours de sa tourelle fussent si petits, il était impossible d’y passer. Il résolut donc de sortir sur les toits de la maison par la fenêtre de la vis qui éclairait le palier du second étage. Pour accomplir ce hardi projet, il fallait sortir de sa chambre, et Cornélius en avait pris la clef. Par précaution, le jeune seigneur s’était armé d’un de ces poignards avec lesquels on donnait jadis le coup de grâce dans les duels à mort, quand l’adversaire vous suppliait de l’achever. Cette arme horrible avait un côté de la lame affilé comme l’est celle d’un rasoir, et l’autre dentelé comme une scie, mais dentelé en sens inverse de celui que suivait le fer en entrant dans le corps. Le gentilhomme compta se servir du poignard pour scier le bois de la porte autour de la serrure. Heureusement pour lui, la gâche de la serrure était fixée en dehors par quatre grosses vis. A l’aide du poignard, il put dévisser, non sans de grandes peines, la gâche qui le retenait prisonnier, et posa soigneusement les vis sur le bahut. Vers minuit, il se trouva libre et descendit sans souliers afin de reconnaître les localités. Il ne fut pas médiocrement étonné de voir toute grande ouverte la porte d’un corridor par lequel on entrait dans plusieurs chambres, et au bout duquel se trouvait une fenêtre donnant sur l’espèce de vallée formée par les toits de l’hôtel de Poitiers et de la Malmaison qui se réunissaient là. Rien ne pourrait expliquer sa joie, si ce n’est le vœu qu’il fit aussitôt à la sainte Vierge de fonder à Tours une messe en son honneur à la célèbre paroisse de l’Escrignoles. Après avoir examiné les hautes et larges cheminées de l’hôtel de Poitiers, il revint sur ses pas pour prendre son poignard; mais il aperçut en frissonnant de terreur une lumière qui éclaira vivement l’escalier, et il vit Cornélius lui-même en dalmatique, tenant sa lampe, les yeux bien ouverts et fixés sur le corridor, à l’entrée duquel il se montra comme un spectre.
—Ouvrir la fenêtre et sauter sur les toits, il m’entendra! se dit le gentilhomme.
Et le terrible Cornélius avançait toujours, il avançait comme avance l’heure de la mort pour le criminel. Dans cette extrémité, Goulenoire, servi par l’amour, retrouva toute sa présence d’esprit; il se jeta dans l’embrasure d’une porte, s’y serra vers le coin, et attendit l’avare au passage. Quand le torçonnier qui tenait sa lampe en avant, se trouva juste dans le rumb du vent que le gentilhomme pouvait produire en soufflant, il éteignit la lumière. Cornélius grommela de vagues paroles et un juron hollandais; mais il retourna sur ses pas. Le gentilhomme courut alors à sa chambre, y prit son arme, revint à la bienheureuse fenêtre, l’ouvrit doucement et sauta sur le toit. Une fois en liberté sous le ciel, il se sentit défaillir tant il était heureux; peut-être l’excessive agitation dans laquelle l’avait mis le danger, ou la hardiesse de l’entreprise, causait-elle son émotion, la victoire est souvent aussi périlleuse que le combat. Il s’accota sur un chéneau, tressaillant d’aise et se disant:—Par quelle cheminée dévalerai-je chez elle? Il les regardait toutes. Avec un instinct donné par l’amour, il alla les tâter pour voir celle où il y avait eu du feu. Quand il se fut décidé, le hardi gentilhomme planta son poignard dans le joint de deux pierres, y accrocha son échelle, la jeta par la bouche de la cheminée, et se hasarda sans trembler, sur la foi de sa bonne lame, à descendre chez sa maîtresse. Il ignorait si Saint-Vallier serait éveillé ou endormi, mais il était bien décidé à serrer la comtesse dans ses bras, dût-il en coûter la vie à deux hommes! Il posa doucement les pieds sur des cendres chaudes; il se baissa plus doucement encore, et vit la comtesse assise dans un fauteuil. A la lueur d’une lampe, pâle de bonheur, palpitante, la craintive femme lui montra du doigt Saint-Vallier couché dans un lit à dix pas d’elle. Croyez que leur baiser brûlant et silencieux n’eut d’écho que dans leurs cœurs!
Le lendemain, sur les neuf heures du matin, au moment où Louis XI sortit de sa chapelle, après avoir entendu la messe, il trouva maître Cornélius sur son passage.
—Bonne chance, mon compère, dit-il sommairement en redressant son bonnet.
—Sire, je paierais bien volontiers mille écus d’or pour obtenir de vous un moment d’audience, vu que j’ai trouvé le voleur de la chaîne de rubis et de tous les joyaux de...
—Voyons cela, dit Louis XI en sortant dans la cour du Plessis, suivi de son argentier, de Coyctier, son médecin, d’Olivier-le-Daim, et du capitaine de sa garde écossaise. Conte-moi ton affaire. Nous aurons donc un pendu de ta façon. Holà! Tristan?
Le grand-prévôt, qui se promenait de long en large dans la cour, vint à pas lents, comme un chien qui se carre dans sa fidélité. Le groupe s’arrêta sous un arbre. Le roi s’assit sur un banc, et les courtisans décrivirent un cercle devant lui.
—Sire, un prétendu Flamand m’a si bien entortillé, dit Cornélius.
—Il doit être bien rusé celui-là, fit Louis XI en hochant la tête.
—Oh! oui, répondit l’argentier. Mais je ne sais s’il ne vous engluerait pas vous-même. Comment pouvais-je me défier d’un pauvre hère qui m’était recommandé par Oosterlinck, un homme à qui j’ai cent mille livres! Aussi, gagerais-je que le seing du juif est contrefait. Bref, sire, ce matin je me suis trouvé dénué de ces joyaux que vous avez admirés, tant ils étaient beaux. Ils m’ont été emblés, sire! Embler les joyaux de l’électeur de Bavière! les truands ne respectent rien, ils vous voleront votre royaume, si vous n’y prenez garde. Aussitôt je suis monté dans la chambre où était cet apprenti, qui, certes, est passé maître en volerie. Cette fois, nous ne manquerons pas de preuves. Il a dévissé la serrure; mais quand il est revenu, comme il n’y avait plus de lune, il n’a pas su retrouver toutes les vis! Heureusement, en entrant, j’ai senti une vis sous mon pied. Il dormait, le truand, il était fatigué. Figurez-vous, messieurs, qu’il est descendu dans mon cabinet par la cheminée. Demain, ce soir plutôt je la ferai griller. On apprend toujours quelque chose avec les voleurs. Il a sur lui une échelle de soie, et ses vêtements portent les traces du chemin qu’il a fait sur les toits et dans la cheminée. Il comptait rester chez moi, me ruiner, le hardi compère! Où a-t-il enterré les joyaux? Les gens de campagne l’ont vu de bonne heure revenant chez moi par les toits. Il avait des complices qui l’attendaient sur la levée que vous avez construite. Ah! sire, vous êtes le complice des voleurs qui viennent en bateaux; et, crac, ils emportent tout, sans laisser de traces; mais nous tenons le chef, un hardi coquin, un gaillard qui ferait honneur à la mère d’un gentilhomme. Ah! ce sera un beau fruit de potence, et avec un petit bout de question, nous saurons tout! cela n’intéresse-t-il à la gloire de votre règne? Il ne devrait point y avoir de voleurs sous un si grand roi!
Le roi n’écoutait plus depuis longtemps. Il était tombé dans une de ces sombres méditations qui devinrent si fréquentes pendant les derniers jours de sa vie. Un profond silence régna.
—Cela te regarde, mon compère, dit-il enfin à Tristan, va grabeler cette affaire.
Il se leva, fit quelques pas en avant, et ses courtisans le laissèrent seul. Il aperçut alors Cornélius qui, monté sur sa mule, s’en allait en compagnie du grand-prévôt:—Et les mille écus? lui dit-il.
—Ah! sire, vous êtes un trop grand roi! il n’y a pas de somme qui puisse payer votre justice...
Louis XI sourit. Les courtisans envièrent le franc-parler et les priviléges du vieil argentier qui disparut promptement dans l’avenue de mûriers plantée entre Tours et le Plessis.
Épuisé de fatigue, le gentilhomme dormait, en effet, du plus profond sommeil. Au retour de son expédition galante, il ne s’était plus senti, pour se défendre contre des dangers lointains ou imaginaires auxquels il ne croyait peut-être plus, le courage et l’ardeur avec lesquels il s’était élancé vers de périlleuses voluptés. Aussi avait-il remis au lendemain le soin de nettoyer ses vêtements souillés, et de faire disparaître les vestiges de son bonheur. Ce fut une grande faute, mais à laquelle tout conspira. En effet, quand, privé des clartés de la lune qui s’était couchée pendant la fête de son amour, il ne trouva pas toutes les vis de la maudite serrure, il manqua de patience. Puis, avec le laissez-aller d’un homme plein de joie ou affamé de repos, il se lia aux bons hasards de sa destinée, qui l’avait si heureusement servi jusque-là. Il fit bien avec lui-même une sorte de pacte, en vertu duquel il devait se réveiller au petit jour; mais les événements de la journée et les agitations de la nuit ne lui permirent pas de se tenir parole à lui-même. Le bonheur est oublieux. Cornélius ne sembla plus si redoutable au jeune seigneur quand il se coucha sur le dur grabat d’où tant de malheureux ne s’étaient réveillés que pour aller au supplice, et cette insouciance le perdit. Pendant que l’argentier du roi revenait du Plessis-lès-Tours, accompagné du grand-prévôt et de ses redoutables archers, le faux Goulenoire était gardé par la vieille sœur, qui tricotait des bas pour Cornélius, assise sur une des marches de la vis, sans se soucier du froid.
Le jeune gentilhomme continuait les secrètes délices de cette nuit si charmante, ignorant le malheur qui accourait au grand galop. Il rêvait. Ses songes, comme tous ceux du jeune âge, étaient empreints de couleurs si vives qu’il ne savait plus où commençait l’illusion, où finissait la réalité. Il se voyait sur un coussin, aux pieds de la comtesse; la tête sur ses genoux chauds d’amour, il écoutait le récit des persécutions et les détails de la tyrannie que le comte avait fait jusqu’alors éprouver à sa femme; il s’attendrissait avec la comtesse, qui était en effet celle de ses filles naturelles que Louis XI aimait le plus; il lui promettait d’aller, dès le lendemain, tout révéler à ce terrible père, ils en arrangeaient les vouloirs à leur gré, cassant le mariage et emprisonnant le mari, au moment où ils pouvaient être la proie de son épée au moindre bruit qui l’eût réveillé. Mais dans le songe, la lueur de la lampe, la flamme de leurs yeux, les couleurs des étoffes et des tapisseries étaient plus vives; une odeur plus pénétrante s’exhalait des vêtements de nuit, il se trouvait plus d’amour dans l’air, plus de feu autour d’eux qu’il n’y en avait eu dans la scène réelle. Aussi, la Marie du sommeil résistait-elle bien moins que la véritable Marie à ces regards langoureux, à ces douces prières, à ces magiques interrogations, à ces adroits silences, à ces voluptueuses sollicitations, à ces fausses générosités qui rendent les premiers instants de la passion si complétement ardents, et répandent dans les âmes une ivresse nouvelle à chaque nouveau progrès de l’amour. Suivant la jurisprudence amoureuse de cette époque, Marie de Saint-Vallier octroyait à son amant les droits superficiels de la petite oie. Elle se laissait volontiers baiser les pieds, la robe, les mains, le cou; elle avouait son amour, elle acceptait les soins et la vie de son amant, elle lui permettait de mourir pour elle, elle s’abandonnait à une ivresse que cette demi-chasteté, sévère, souvent cruelle, allumait encore; mais elle restait intraitable, et faisait, des plus hautes récompenses de l’amour, le prix de sa délivrance. En ce temps, pour dissoudre un mariage, il fallait aller à Rome; avoir à sa dévotion quelques cardinaux, et paraître devant le souverain pontife, armé de la faveur du roi. Marie voulait tenir sa liberté de l’amour, pour la lui sacrifier. Presque toutes les femmes avaient alors assez de puissance pour établir au cœur d’un homme leur empire de manière à faire d’une passion l’histoire de toute une vie, le principe des plus hautes déterminations! Mais aussi, les dames se comptaient en France, elles y étaient autant de souveraines, elles avaient de belles fiertés, les amants leur appartenaient plus qu’elles ne se donnaient à eux, souvent leur amour coûtait bien du sang, et pour être à elles il fallait courir bien des dangers. Mais, plus clémente et touchée du dévouement de son bien-aimé, la Marie du rêve se défendait mal contre le violent amour du beau gentilhomme. Laquelle était la véritable? Le faux apprenti voyait-il en songe la femme vraie? avait-il vu dans l’hôtel de Poitiers une dame masquée de vertu? La question est délicate à décider, aussi l’honneur des dames veut-il qu’elle reste en litige.
Au moment où peut-être la Marie rêvée allait oublier sa haute dignité de maîtresse, l’amant se sentit pris par un bras de fer, et la voix aigre-douce du grand-prévôt lui dit:—Allons, bon chrétien de minuit, qui cherchiez Dieu à tâtons, réveillons-nous!
Philippe vit la face noire de Tristan et reconnut son sourire sardonique; puis, sur les marches de la vis, il aperçut Cornélius, sa sœur, et derrière eux, les gardes de la prévôté. A ce spectacle, à l’aspect de tous ces visages diaboliques qui respiraient ou la haine ou la sombre curiosité de gens habitués à pendre, Philippe Goulenoire se mit sur son séant et se frotta les yeux.
—Par la mort Dieu! s’écria-t-il en saisissant son poignard sous le chevet du lit, voici l’heure où il faut jouer des couteaux.
—Oh! oh, répondit Tristan, voici du gentilhomme! Il me semble voir Georges d’Estouteville, le neveu du grand-maître des arbalétriers.
En entendant prononcer son véritable nom par Tristan, le jeune d’Estouteville pensa moins à lui qu’aux dangers que courait son infortunée maîtresse, s’il était reconnu. Pour écarter tout soupçon, il cria:—Ventre Mahom! à moi les truands!
Après cette horrible clameur, jetée par un homme véritablement au désespoir, le jeune courtisan fit un bond énorme, et, le poignard à la main, sauta sur le palier. Mais les acolytes du grand-prévôt étaient habitués à ces rencontres. Quand Georges d’Estouteville fut sur la marche, ils le saisirent avec dextérité, sans s’étonner du vigoureux coup de lame qu’il avait porté à l’un d’eux, et qui, heureusement glissa sur le corselet du garde; puis, ils le désarmèrent, lui lièrent les mains, et le rejetèrent sur le lit devant leur chef immobile et pensif.
Tristan regarda silencieusement les mains du prisonnier, et, se grattant la barbe, il dit à Cornélius en les lui montrant:—Il n’a pas plus les mains d’un truand que celles d’un apprenti. C’est un gentilhomme!
—Dites un Jean-pille-homme, s’écria douloureusement le torçonnier. Mon bon Tristan, noble ou serf, il m’a ruiné, le scélérat! Je voudrais déjà lui voir les pieds et les mains chauffés ou serrés dans vos jolis petits brodequins. Il est, à n’en pas douter, le chef de cette légion de diables invisibles ou visibles qui connaissent tous mes secrets, ouvrent mes serrures, me dépouillent et m’assassinent. Ils sont bien riches, mon compère! Ah! cette fois nous aurons leur trésor, car celui-ci a la mine du roi d’Égypte. Je vais recouvrer mes chers rubis et mes notables sommes; notre digne roi aura des écus à foison...
—Oh, nos cachettes sont plus solides que les vôtres! dit Georges en souriant.
—Ah! le damné larron, il avoue, s’écria l’avare.
Le grand-prévôt était occupé à examiner attentivement les habits de Georges d’Estouteville et la serrure.
—Est-ce toi qui a dévissé toutes ces clavettes?
Georges garda le silence.
—Oh! bien, tais-toi, si tu veux. Bientôt tu te confesseras à saint chevalet, reprit Tristan.
—Voilà qui est parlé, s’écria Cornélius.
—Emmenez-le, dit le prévôt.
Georges d’Estouteville demanda la permission de se vêtir. Sur un signe de leur chef, les estafiers habillèrent le prisonnier avec l’habile prestesse d’une nourrice qui veut profiter, pour changer son marmot, d’un instant où il est tranquille.
Une foule immense encombrait la rue du Mûrier. Les murmures du peuple allaient grossissant, et paraissaient les avant-coureurs d’une sédition. Dès le matin, la nouvelle du vol s’était répandue dans la ville. Partout l’apprenti, que l’on disait jeune et joli, avait réveillé les sympathies en sa faveur, et ranimé la haine vouée à Cornélius; en sorte qu’il ne fut fils de bonne mère, ni jeune femme ayant de jolis patins et une mine fraîche à montrer, qui ne voulussent voir la victime. Quand Georges sortit, emmené par un des gens du prévôt, qui, tout en montant à cheval, gardait, entortillée à son bras la forte lanière de cuir avec laquelle il tenait le prisonnier dont les mains avaient été fortement liées, il se fit un horrible brouhaha. Soit pour revoir Philippe Goulenoire, soit pour le délivrer, les derniers venus poussèrent les premiers sur le piquet de cavalerie qui se trouvait devant la Malemaison. En ce moment, Cornélius, aidé par sa sœur, ferma sa porte, et poussa ses volets avec la vivacité que donne une terreur panique. Tristan, qui n’avait pas été accoutumé à respecter le monde de ce temps-là, vu que le peuple n’était pas encore souverain, ne s’embarrassait guère d’une émeute.
—Poussez, poussez! dit-il à ses gens.
A la voix de leur chef, les archers lancèrent leurs montures vers l’entrée de la rue. En voyant un ou deux curieux tombés sous les pieds des chevaux, et quelques autres violemment serrés contre les murs où ils étouffaient, les gens attroupés prirent le sage parti de rentrer chacun chez eux.
—Place à la justice du roi, criait Tristan. Qu’avez-vous besoin ici? Voulez-vous qu’on vous pende? Allez chez vous, mes amis, votre rôti brûle! Hé! la femme, les chausses de votre mari sont trouées, retournez à votre aiguille.
Quoique ces dires annonçassent que le grand-prévôt était de bonne humeur, il faisait fuir les plus empressés, comme s’il eût lancé la peste noire. Au moment où le premier mouvement de la foule eut lieu, Georges d’Estouteville était resté stupéfait en voyant à l’une des fenêtres de l’hôtel de Poitiers, sa chère Marie de Saint-Vallier, riant avec le comte. Elle se moquait de lui, pauvre amant dévoué, marchant à la mort pour elle. Mais, peut-être aussi, s’amusait-elle de ceux dont les bonnets étaient emportés par les armes des archers. Il faut avoir vingt-trois ans, être riche en illusions, oser croire à l’amour d’une femme, aimer de toutes les puissances de son être, avoir risqué sa vie avec délices sur la foi d’un baiser, et s’être vu trahi, pour comprendre ce qu’il entra de rage, de haine et de désespoir au cœur de Georges d’Estouteville, à l’aspect de sa maîtresse rieuse de laquelle il reçut un regard froid et indifférent. Elle était là sans doute depuis longtemps, car elle avait les bras appuyés sur un coussin; elle y était à son aise, et son vieillard paraissait content. Il riait aussi, le bossu maudit! Quelques larmes s’échappèrent des yeux du jeune homme; mais quand Marie de Saint-Vallier le vit pleurant, elle se rejeta vivement en arrière. Puis, les pleurs de Georges se séchèrent tout à coup, il entrevit les plumes noires et rouges du page qui lui était dévoué. Le comte ne s’aperçut pas de la venue de ce discret serviteur, qui marchait sur la pointe des pieds. Quand le page eut dit deux mots à l’oreille de sa maîtresse, Marie se remit à la fenêtre. Elle se déroba au perpétuel espionnage de son tyran, et lança sur Georges un regard où brillaient la finesse d’une femme qui trompe son argus, le feu de l’amour et les joies de l’espérance.
—Je veille sur toi. Ce mot, crié par elle, n’eût pas exprimé autant de choses qu’en disait ce coup d’œil empreint de mille pensées, et où éclataient les terreurs, les plaisirs, les dangers de leur situation mutuelle. C’était passer du ciel au martyre, et du martyre au ciel. Aussi, le jeune seigneur, léger, content, marcha-t-il gaiement au supplice, trouvant que les douleurs de la question ne paieraient pas encore les délices de son amour. Comme Tristan allait quitter la rue du Mûrier, ses gens s’arrêtèrent à l’aspect d’un officier des gardes écossaises, qui accourait à bride abattue.
—Qu’y a-t-il? demanda le prévôt.
—Rien qui vous regarde, répondit dédaigneusement l’officier. Le roi m’envoie querir le comte et la comtesse de Saint-Vallier, qu’il convie à dîner.
A peine le grand-prévôt avait-il atteint la levée du Plessis, que le comte et sa femme, tous deux montés, elle sur une mule blanche, lui sur son cheval, et suivis de deux pages, rejoignirent les archers, afin d’entrer tous de compagnie au Plessis-lès-Tours. Tous allaient assez lentement, Georges était à pied, entre deux gardes, dont l’un le tenait toujours par sa lanière. Tristan, le comte et sa femme, étaient naturellement en avant, et le criminel les suivait. Mêlé aux archers, le jeune page les questionnait, et parlait aussi parfois au prisonnier, de sorte qu’il saisit adroitement une occasion de lui dire à voix basse:—J’ai sauté par-dessus les murs du jardin, et suis venu apporter au Plessis une lettre écrite au roi par madame. Elle a pensé mourir en apprenant le vol dont vous êtes accusé. Ayez bon courage! elle va parler de vous.
Déjà l’amour avait prêté sa force et sa ruse à la comtesse. Quand elle avait ri, son attitude et ses sourires étaient dus à cet héroïsme que déployent les femmes dans les grandes crises de leur vie.
Malgré la singulière fantaisie que l’auteur de Quentin Durward a eue de placer le château royal de Plessis-lès-Tours sur une hauteur, il faut se résoudre à le laisser où il était à cette époque, dans un fond, protégé de deux côtés par le Cher et la Loire; puis, par le canal Sainte-Anne, ainsi nommé par Louis XI en l’honneur de sa fille chérie, madame de Beaujeu. En réunissant les deux rivières entre la ville de Tours et le Plessis, ce canal donnait tout à la fois une redoutable fortification au château fort, et une route précieuse au commerce. Du côté du Bréhémont, vaste et fertile plaine, le parc était défendu par un fossé dont les vestiges accusent encore aujourd’hui la largeur et la profondeur énormes. A une époque où le pouvoir de l’artillerie était à sa naissance, la position du Plessis, dès longtemps choisie par Louis XI pour sa retraite, pouvait alors être regardée comme inexpugnable. Le château, bâti de briques et de pierres, n’avait rien de remarquable; mais il était entouré de beaux ombrages; et, de ses fenêtres, l’on découvrait par les percées du parc (Plexitium) les plus beaux points de vue du monde. Du reste, nulle maison rivale ne s’élevait auprès de ce château solitaire, placé précisément au centre de la petite plaine réservée au roi par quatre redoutables enceintes d’eau. S’il faut en croire les traditions, Louis XI occupait l’aile occidentale, et, de sa chambre, il pouvait voir, tout à la fois le cours de la Loire, de l’autre côté du fleuve, la jolie vallée qu’arrose la Choisille et une partie des coteaux de Saint-Cyr; puis, par les croisées qui donnaient sur la cour, il embrassait l’entrée de sa forteresse et la levée par laquelle il avait joint sa demeure favorite à la ville de Tours. Le caractère défiant de ce monarque donne de la solidité à ces conjectures. D’ailleurs, si Louis XI eût répandu dans la construction de son château le luxe d’architecture que, plus tard, déploya François Ier à Chambord, la demeure des rois de France eût été pour toujours acquise à la Touraine. Il suffit d’aller voir cette admirable position et ses magiques aspects pour être convaincu de sa supériorité sur tous les sites des autres maisons royales.
Louis XI, arrivé à la cinquante-septième année de son âge, avait alors à peine trois ans à vivre, il sentait déjà les approches de la mort aux coups que lui portait la maladie. Délivré de ses ennemis, sur le point d’augmenter la France de toutes les possessions des ducs de Bourgogne, à la faveur d’un mariage entre le dauphin et Marguerite, héritière de Bourgogne, ménagé par les soins de Desquerdes, le commandant de ses troupes en Flandre; ayant établi son autorité partout, méditant les plus heureuses améliorations, il voyait le temps lui échapper, et n’avait plus que les malheurs de son âge. Trompé par tout le monde, même par ses créatures, l’expérience avait encore augmenté sa défiance naturelle. Le désir de vivre devenait en lui l’égoïsme d’un roi qui s’était incarné à son peuple, et il voulait prolonger sa vie pour achever de vastes desseins. Tout ce que le bon sens des publicistes et le génie des révolutions a introduit de changements dans la monarchie, Louis XI le pensa. L’unité de l’impôt, l’égalité des sujets devant la loi (alors le prince était la loi), furent l’objet de ses tentatives hardies. La veille de la Toussaint, il avait mandé de savants orfévres, afin d’établir en France l’unité des mesures et des poids, comme il y avait établi déjà l’unité du pouvoir. Ainsi, cet esprit immense planait en aigle sur tout l’empire, et Louis XI joignait alors à toutes les précautions du roi les bizarreries naturelles aux hommes d’une haute portée. A aucune époque, cette grande figure n’a été ni plus poétique ni plus belle. Assemblage inouï de contrastes! un grand pouvoir dans un corps débile, un esprit incrédule aux choses d’ici-bas, crédule aux pratiques religieuses, un homme luttant avec deux puissances plus fortes que les siennes, le présent et l’avenir; l’avenir, où il redoutait de rencontrer des tourments, et qui lui faisait faire tant de sacrifices à l’Église; le présent, ou sa vie elle-même, au nom de laquelle il obéissait à Coyctier. Ce roi, qui écrasait tout, était écrasé par des remords, et plus encore par la maladie, au milieu de toute la poésie qui s’attache aux rois soupçonneux, en qui le pouvoir s’est résumé. C’était le combat gigantesque et toujours magnifique de l’homme, dans la plus haute expression de ses forces, joutant contre la nature.
En attendant l’heure fixée pour son dîner, repas qui se faisait à cette époque entre onze heures et midi, Louis XI, revenu d’une courte promenade, était assis dans une grande chaire de tapisserie, au coin de la cheminée de sa chambre. Olivier-le-Daim et le médecin Coyctier se regardaient tous deux sans mot dire et restaient debout dans l’embrasure d’une fenêtre, en respectant le sommeil de leur maître. Le seul bruit que l’on entendît était celui que faisaient, en se promenant dans la première salle, deux chambellans de service, le sire de Montrésor, et Jean Dufou, sire de Montbazon. Ces deux seigneurs tourangeaux regardaient le capitaine des Écossais probablement endormi dans son fauteuil, suivant son habitude. Le roi paraissait assoupi. Sa tête était penchée sur sa poitrine; son bonnet, avancé sur le front, lui cachait presque entièrement les yeux. Ainsi posé dans sa haute chaire surmontée d’une couronne royale, il semblait ramassé comme un homme qui s’est endormi au milieu de quelque méditation.
En ce moment, Tristan et son cortége passaient sur le pont Sainte-Anne, qui se trouvait à deux cents pas de l’entrée du Plessis, sur le canal.
—Qui est-ce? dit le roi.
Les deux courtisans s’interrogèrent par un regard avec surprise.
—Il rêve, dit tout bas Coyctier.
—Pasques Dieu! reprit Louis XI, me croyez-vous fou? Il passe du monde sur le pont. Il est vrai que je suis près de la cheminée, et que je dois en entendre le bruit plus facilement que vous autres. Cet effet de la nature pourrait s’utiliser.
—Quel homme! dit le Daim.
Louis XI se leva, alla vers celle de ses croisées par laquelle il pouvait voir la ville; alors il aperçut le grand-prévôt, et dit:—Ah! ah! voici mon compère avec son voleur. Voilà de plus ma petite Marie de Saint-Vallier. J’ai oublié toute cette affaire.—Olivier, reprit-il en s’adressant au barbier, va dire à monsieur de Montbazon qu’il nous fasse servir du bon vin de Bourgueil à table. Vois à ce que le cuisinier ne nous manque pas la lamproie, c’est deux choses que madame la comtesse aime beaucoup.
—Puis-je manger de la lamproie? ajouta-t-il après une pause en regardant Coyctier d’un air inquiet.
Pour toute réponse, le serviteur se mit à examiner le visage de son maître. Ces deux hommes étaient à eux seuls un tableau.
Les romanciers et l’histoire ont consacré le surtout de camelot brun et le haut-de-chausses de même étoffe que portait Louis XI. Son bonnet garni de médailles en plomb et son collier de l’ordre de Saint-Michel ne sont pas moins célèbres; mais aucun écrivain, nul peintre n’a représenté la figure de ce terrible monarque à ses derniers moments; figure maladive, creusée, jaune et brune, dont tous les traits exprimaient une ruse amère, une ironie froide. Il y avait dans ce masque un front de grand homme, front sillonné de rides et chargé de hautes pensées; puis, dans ses joues et sur ses lèvres, je ne sais quoi de vulgaire et de commun. A voir certains détails de cette physionomie, vous eussiez dit un vieux vigneron débauché, un commerçant avare; mais à travers ces ressemblances vagues et la décrépitude d’un vieillard mourant, le roi, l’homme de pouvoir et d’action dominait. Ses yeux, d’un jaune clair, paraissaient éteints; mais une étincelle de courage et de colère y couvait; et au moindre choc, il pouvait en jaillir des flammes à tout embraser. Le médecin était un gros bourgeois, vêtu de noir, à face fleurie, tranchant, avide, et faisant l’important. Ces deux personnages avaient pour cadre une chambre boisée en noyer, tapissée en tissus de haute-lice de Flandre, et dont le plafond, formé de solives sculptées, était déjà noirci par la fumée. Les meubles, le lit, tous incrustés d’arabesques en étain, paraîtraient aujourd’hui plus précieux peut-être qu’ils ne l’étaient réellement à cette époque, où les arts commençaient à produire tant de chefs-d’œuvre.
—La lamproie ne vous vaut rien, répondit le physicien.
Ce nom, récemment substitué à celui de maître myrrhe, est resté aux docteurs en Angleterre. Le titre était alors donné partout aux médecins.
—Et que mangerai-je? demanda humblement le roi.
—De la macreuse au sel. Autrement, vous avez tant de bile en mouvement, que vous pourriez mourir le jour des Morts.
—Aujourd’hui, s’écria le roi frappé de terreur.
—Eh! sire, rassurez-vous, reprit Coyctier, je suis là. Tâchez de ne point vous tourmenter, et voyez à vous égayer.
—Ah! dit le roi, ma fille réussissait jadis à ce métier difficile.
Là-dessus, Imbert de Bastarnay, sire de Montrésor et de Bridoré, frappa doucement à l’huis royal. Sur le permis du roi, il entra pour lui annoncer le comte et la comtesse de Saint-Vallier. Louis XI fit un signe. Marie parut, suivie de son vieil époux, qui la laissa passer la première.
—Bonjour, mes enfants, dit le roi.
—Sire, répondit à voix basse la dame en l’embrassant, je voudrais vous parler en secret.
Louis XI n’eut pas l’air d’avoir entendu. Il se tourna vers la porte, et cria d’une voix creuse:—Holà, Dufou!
Dufou, seigneur de Montbazon et, de plus, grand échanson de France, vint en grande hâte.
—Va voir le maître d’hôtel, il me faut une macreuse à manger. Puis, tu iras chez madame de Beaujeu lui dire que je veux dîner seul aujourd’hui.
—Savez-vous, madame, reprit le roi en feignant d’être un peu en colère, que vous me négligez? Voici trois ans bientôt que je ne vous ai vue.—Allons, venez là, mignonne, ajouta-t-il en s’asseyant et lui tendant les bras. Vous êtes bien maigrie!—Et pourquoi la maigrissez-vous? demanda brusquement Louis XI au sieur de Poitiers.
Le jaloux jeta un regard si craintif à sa femme, qu’elle en eut presque pitié.
—Le bonheur, sire, répondit-il.
—Ah! vous vous aimez trop, dit le roi, qui tenait sa fille droit entre ses genoux. Allons, je vois que j’avais raison en te nommant Marie-pleine-de-grâce.—Coyctier, laissez-nous!—Que me voulez-vous? dit-il à sa fille au moment où le médecin s’en alla. Pour m’avoir envoyé votre...
Dans ce danger, Marie mit hardiment sa main sur la bouche du roi, en lui disant à l’oreille:—Je vous croyais toujours discret et pénétrant...
—Saint-Vallier, dit le roi en riant, je crois que Bridoré veut t’entretenir de quelque chose.
Le comte sortit. Mais il fit un geste d’épaule, bien connu de sa femme, qui devina les pensées du terrible jaloux et jugea qu’elle devait en prévenir les mauvais desseins.
—Dis-moi, mon enfant, comment me trouves-tu? Hein! Suis-je bien changé?
—En dà, sire, voulez-vous la vraie vérité? ou voulez-vous que je vous trompe?
—Non, dit-il à voix basse, j’ai besoin de savoir où j’en suis.
—En ce cas, vous avez aujourd’hui bien mauvais visage. Mais que ma véracité ne nuise pas au succès de mon affaire.
—Quelle est-elle? dit le roi en fronçant les sourcils et promenant une de ses mains sur son front.
—Ah bien! sire, dit-elle, le jeune homme que vous avez fait arrêter chez votre argentier Cornélius, et qui se trouve en ce moment livré à votre grand-prévôt, est innocent du vol des joyaux du duc de Bavière.
—Comment sais-tu cela? reprit le roi.
Marie baissa la tête et rougit.
—Il ne faut pas demander s’il y a de l’amour là-dessous, dit Louis XI en relevant avec douceur la tête de sa fille en en caressant le menton. Si tu ne te confesses pas tous les matins, fillette, tu iras en enfer.
—Ne pouvez-vous m’obliger, sans violer mes secrètes pensées?
—Où serait le plaisir, s’écria le roi en voyant dans cette affaire un sujet d’amusement.
—Ah! voulez-vous que votre plaisir me coûte des chagrins?
—Oh! rusée, n’as-tu pas confiance en moi?
—Alors, sire, faites mettre ce gentilhomme en liberté.
—Ah! c’est un gentilhomme, s’écria le roi. Ce n’est donc pas un apprenti?
—C’est bien sûrement un innocent, répondit-elle.
—Je ne vois pas ainsi, dit froidement le roi. Je suis le grand justicier de mon royaume, et dois punir les malfaiteurs...
—Allons, ne faites pas votre mine soucieuse, et donnez-moi la vie de ce jeune homme!
—Ne serait-ce pas reprendre ton bien?
—Sire, dit-elle, je suis sage et vertueuse! Vous vous moquez...
—Alors, dit Louis XI, comme je ne comprends rien à toute cette affaire, laissons Tristan l’éclaircir...
Marie de Sassenage pâlit, elle fit un violent effort et s’écria:—Sire, je vous assure que vous serez au désespoir de ceci. Le prétendu coupable n’a rien volé. Si vous m’accordez sa grâce, je vous révélerai tout, dussiez-vous me punir.
—Oh! oh! ceci devient sérieux! fit Louis XI en mettant son bonnet de côté. Parle, ma fille.
—Eh bien! reprit-elle à voix basse, en mettant ses lèvres à l’oreille de son père, ce gentilhomme est resté chez moi pendant toute la nuit.
—Il a bien pu tout ensemble aller chez toi et voler Cornélius, c’est rober deux fois...
—Sire, j’ai de votre sang dans les veines, et ne suis pas faite pour aimer un truand. Ce gentilhomme est neveu du capitaine général de vos arbalétriers.
—Allons donc! dit le roi. Tu es bien difficile à confesser.
A ces mots, Louis XI jeta sa fille loin de lui, toute tremblante, courut à la porte de sa chambre, mais sur la pointe des pieds, et de manière à ne faire aucun bruit. Depuis un moment, le jour d’une croisée de l’autre salle qui éclairait le dessous de l’huisserie lui avait permis de voir l’ombre des pieds d’un curieux projetée dans sa chambre. Il ouvrit brusquement l’huis garni de ferrures, et surprit le comte de Saint-Vallier aux écoutes.
—Pasques Dieu! s’écria-t-il, voici une hardiesse qui mérite la hache.
—Sire, répliqua fièrement Saint-Vallier, j’aime mieux un coup de hache à la tête que l’ornement du mariage à mon front.
—Vous pourrez avoir l’un et l’autre, dit Louis XI. Nul de vous n’est exempt de ces deux infirmités, messieurs. Retirez-vous dans l’autre salle.—Conyngham, reprit le roi en s’adressant à son capitaine des gardes, vous dormiez? Où donc est monsieur de Bridoré? Vous me laissez approcher ainsi? Pasques Dieu! le dernier bourgeois de Tours est mieux servi que je ne le suis.
Ayant ainsi grondé, Louis rentra dans sa chambre; mais il eut soin de tirer la portière en tapisserie qui formait en dedans une seconde porte destinée à étouffer moins le sifflement de la bise que le bruit des paroles du roi.
—Ainsi, ma fille, reprit-il en prenant plaisir à jouer avec elle comme un chat joue avec la souris qu’il a saisie, hier Georges d’Estouteville a été ton galant.
—Oh! non, sire.
—Non! Ah! par saint Carpion! il mérite la mort! Le drôle n’a pas trouvé ma fille assez belle peut-être!
—Oh! n’est-ce que cela? dit-elle. Je vous assure qu’il m’a baisé les pieds et les mains avec une ardeur par laquelle la plus vertueuse de toutes les femmes eût été attendrie. Il m’aime en tout bien, tout honneur.
—Tu me prends donc pour saint Louis, en pensant que je croirai de telles sornettes? Un jeune gars tourné comme lui aurait risqué sa vie pour baiser tes patins ou tes manches? A d’autres.
—Oh! sire, cela est vrai. Mais il venait aussi pour un autre motif.
A ces mots, Marie sentit qu’elle avait risqué la vie de son mari, car aussitôt Louis XI demanda vivement:—Et pourquoi?
Cette aventure l’amusait infiniment. Certes, il ne s’attendait pas aux étranges confidences que sa fille finit par lui faire, après avoir stipulé le pardon de son mari.
—Ah! ah! monsieur de Saint-Vallier, vous versez ainsi le sang royal, s’écria le roi dont les yeux s’allumèrent de courroux.
En ce moment, la cloche du Plessis sonna le service du roi. Appuyé sur le bras de sa fille, Louis XI se montra les sourcils contractés, sur le seuil de sa porte, et trouva tous ses serviteurs sous les armes. Il jeta un regard douteux sur le comte de Saint-Vallier, en pensant à l’arrêt qu’il allait prononcer sur lui. Le profond silence qui régnait fut alors interrompu par les pas de Tristan, qui montait le grand escalier. Il vint jusque dans la salle, et, s’avançant vers le roi:—Sire, l’affaire est toisée.
—Quoi! tout est achevé? dit le roi.
—Notre homme est entre les mains des religieux. Il a fini par avouer le vol, après un moment de question.
La comtesse poussa un soupir, pâlit, ne trouva même pas de voix, et regarda le roi. Ce coup d’œil fut saisi par Saint-Vallier, qui dit à voix basse:—Je suis trahi, le voleur est de la connaissance de ma femme.
—Silence! cria le roi. Il se trouve ici quelqu’un qui veut me lasser.—Va vite surseoir à cette exécution, reprit-il en s’adressant au grand-prévôt. Tu me réponds du criminel corps pour corps, mon compère! Cette affaire veut être mieux distillée, et je m’en réserve la connaissance. Mets provisoirement le coupable en liberté! Je saurai le retrouver; ces voleurs ont des retraites qu’ils aiment, des terriers où ils se blottissent. Fais savoir à Cornélius que j’irai chez lui, dès ce soir, pour instruire moi-même le procès. Monsieur de Saint-Vallier, dit le roi en le regardant fixement, j’ai de vos nouvelles. Tout votre sang ne saurait payer une goutte du mien, le savez-vous? Par Notre-Dame de Cléry! vous avez commis des crimes de lèse-majesté. Vous ai-je donné si gentille femme pour la rendre pâle et brehaigne? En dà, rentrez chez vous de ce pas. Et allez-y faire vos apprêts pour un long voyage.
Le roi s’arrêta sur ces mots par une habitude de cruauté; puis il ajouta:—Vous partirez ce soir pour voir à ménager mes affaires avec messieurs de Venise. Soyez sans inquiétude, je ramènerai votre femme ce soir en mon château du Plessis; elle y sera, certes, en sûreté. Désormais, je veillerai sur elle mieux que je ne l’ai fait depuis votre mariage.
En entendant ces mots, Marie pressa silencieusement le bras de son père, comme pour le remercier de sa clémence et de sa belle humeur. Quant à Louis XI, il se divertissait sous cape.
Louis XI aimait beaucoup à intervenir dans les affaires de ses sujets, et mêlait volontiers la majesté royale aux scènes de la vie bourgeoise. Ce goût, sévèrement blâmé par quelques historiens, n’était cependant que la passion de l’incognito, l’un des plus grands plaisirs des princes, espèce d’abdication momentanée qui leur permet de mettre un peu de vie commune dans leur existence affadie par le défaut d’oppositions; seulement, Louis XI jouait l’incognito à découvert. En ces sortes de rencontres, il était d’ailleurs bon homme, et s’efforçait de plaire aux gens du tiers état, desquels il avait fait ses alliés contre la féodalité. Depuis long-temps, il n’avait pas trouvé l’occasion de se faire peuple, et d’épouser les intérêts domestiques d’un homme engarrié dans quelque affaire processive (vieux mot encore en usage à Tours), de sorte qu’il endossa passionnément les inquiétudes de maître Cornélius et les chagrins secrets de la comtesse de Saint-Vallier. A plusieurs reprises, pendant le dîner, il dit à sa fille:—Mais qui donc a pu voler mon compère? Voilà des larcins qui montent à plus de douze cent mille écus depuis huit ans.—Douze cent mille écus, messieurs, reprit-il en regardant les seigneurs qui le servaient. Notre Dame! avec cette somme on aurait bien des absolutions en cour de Rome. J’aurais pu, Pasques Dieu! encaisser la Loire, ou mieux, conquérir le Piémont, une belle fortification toute faite pour notre royaume. Le dîner fini, Louis XI emmena sa fille, son médecin, le grand-prévôt, et suivi d’une escorte de gens d’armes, vint à l’hôtel de Poitiers, où il trouva encore, suivant ses présomptions, le sire de Saint-Vallier qui attendait sa femme, peut-être pour s’en défaire.
—Monsieur, lui dit le roi, je vous avais recommandé de partir plus vite. Dites adieu à votre femme, et gagnez la frontière, vous aurez une escorte d’honneur. Quant à vos instructions et lettres de créance, elles seront à Venise avant vous.
Louis XI donna l’ordre, non sans y joindre quelques instructions secrètes, à un lieutenant de la garde écossaise de prendre une escouade, et d’accompagner son ambassadeur jusqu’à Venise. Saint-Vallier partit en grande hâte, après avoir donné à sa femme un baiser froid qu’il aurait voulu pouvoir rendre mortel. Lorsque la comtesse fut rentrée chez elle, Louis XI vint à la Malemaison, fort empressé de dénouer la triste farce qui se jouait chez son compère le torçonnier, se flattant, en sa qualité de roi, d’avoir assez de perspicacité pour découvrir les secrets des voleurs. Cornélius ne vit pas sans quelque appréhension la compagnie de son maître.
—Est-ce que tous ces gens-là, lui dit-il à voix basse, seront de la cérémonie?
Louis XI ne put s’empêcher de sourire en voyant l’effroi de l’avare et de sa sœur.
—Non, mon compère, reprit-il, rassure-toi. Ils souperont avec nous dans mon logis, et nous serons seuls à faire l’enquête. Je suis si bon justicier, que je gage dix mille écus de te trouver le criminel.
—Trouvons-le, sire, et ne gageons pas.
Aussitôt, ils allèrent dans le cabinet où le Lombard avait mis ses trésors. Là, Louis XI s’étant fait montrer d’abord la layette où étaient les joyaux de l’électeur de Bavière, puis la cheminée par laquelle le prétendu voleur avait dû descendre, convainquit facilement le Brabançon de la fausseté de ses suppositions, attendu qu’il ne se trouvait point de suie dans l’âtre, où il se faisait, à vrai dire, rarement du feu; nulle trace de route dans le tuyau; et, de plus, la cheminée prenait naissance sur le toit dans une partie presque inaccessible. Enfin, après deux heures de perquisitions empreintes de cette sagacité qui distinguait le génie méfiant de Louis XI, il lui fut évidemment démontré que personne n’avait pu s’introduire dans le trésor de son compère. Aucune marque de violence n’existait ni dans l’intérieur des serrures, ni sur les coffres de fer où se trouvaient l’or, l’argent et les gages précieux donnés par de riches débiteurs.
—Si le voleur a ouvert cette layette, dit Louis XI, pourquoi n’a-t-il pris que les joyaux de Bavière? Pour quelle raison a-t-il respecté ce collier de perles? Singulier truand!
A cette réflexion, le pauvre torçonnier blêmit; le roi et lui s’entre-regardèrent pendant un moment.
—Eh! bien, sire, qu’est donc venu faire ici le voleur que vous avez pris sous votre protection, et qui s’est promené pendant la nuit? demanda Cornélius.
—Si tu ne le devines pas, mon compère, je t’ordonne de toujours l’ignorer; c’est un de mes secrets.
—Alors le diable est chez moi, dit piteusement l’avare.
En toute autre circonstance, le roi eût peut-être ri de l’exclamation de son argentier; mais il était devenu pensif, et jetait sur maître Cornélius ces coups d’œil à traverser la tête qui sont si familiers aux hommes de talent et de pouvoir; aussi, le Brabançon en fut-il effrayé, craignant d’avoir offensé son redoutable maître.
—Ange ou diable, je tiens les malfaiteurs, s’écria brusquement Louis XI. Si tu es volé cette nuit, je saurai dès demain par qui. Fais monter cette vieille guenon que tu nommes ta sœur, ajouta-t-il.
Cornélius hésita presque à laisser le roi tout seul dans la chambre où étaient ses trésors; mais il sortit, vaincu par la puissance du sourire amer qui errait sur les lèvres flétries de Louis XI. Cependant, malgré sa confiance, il revint promptement suivi de la vieille.
—Avez-vous de la farine? demanda le roi.
—Oh! certes, nous avons fait notre provision pour l’hiver, répondit-elle.
—Eh! bien, montez-la, dit le roi.
—Et que voulez-vous faire de notre farine, sire? s’écria-t-elle effarée, sans être aucunement atteinte par la majesté royale, ressemblant en cela à toutes les personnes en proie à quelque violente passion.
—Vieille folle, veux-tu bien exécuter les ordres de notre gracieux maître, cria Cornélius. Le roi manque-t-il de farine?
—Achetez donc de la belle farine, dit-elle en grommelant dans les escaliers. Ah! ma farine! Elle revint et dit au roi:—Sire, est-ce donc une royale idée que de vouloir examiner ma farine!
Enfin, elle reparut armée d’une de ces poches en toile qui, de temps immémorial, servent en Touraine à porter au marché ou à en rapporter les noix, les fruits et le blé. La poche était à mi-pleine de farine; la ménagère l’ouvrit et la montra timidement au roi, sur lequel elle jetait ces regards fauves et rapides par lesquels les vieilles filles semblent vouloir darder du venin sur les hommes.
—Elle vaut six sous la septérée, dit-elle.
—Qu’importe, répondit le roi, répandez-la sur le plancher. Surtout, ayez soin de l’y étaler de manière à produire une couche bien égale, comme s’il y était tombé de la neige.
La vieille fille ne comprit pas. Cette proposition l’étonnait plus que n’eût fait la fin du monde.
—Ma farine, sire! par terre... mais...
Maître Cornélius commençant à concevoir, mais vaguement, les intentions du roi, saisit la poche, et la versa doucement sur le plancher. La vieille tressaillit, mais elle tendit la main pour reprendre la poche; et, quand son frère la lui eut rendue, elle disparut en poussant un grand soupir. Cornélius prit un plumeau, commença par un côté du cabinet à étendre la farine qui produisait comme une nappe de neige, en se reculant à mesure, suivi du roi qui paraissait s’amuser beaucoup de cette opération. Quand ils arrivèrent à l’huis, Louis XI dit à son compère:—Existe-t-il deux clefs de la serrure?
—Non, sire.
Le roi regarda le mécanisme de la porte qui était maintenue par de grandes plaques et par des barres en fer; les pièces de cette armure aboutissaient toutes à une serrure à secret dont la clef était gardée par Cornélius. Après avoir tout examiné, Louis XI fit venir Tristan, il lui dit de poster à la nuit quelques-uns de ses gens d’armes dans le plus grand secret, soit sur les mûriers de la levée, soit sur les chéneaux des hôtels voisins, et de rassembler toute son escorte pour se rendre au Plessis, afin de faire croire qu’il ne souperait pas chez maître Cornélius; puis, il recommanda sur toute chose à l’avare de fermer assez exactement ses croisées pour qu’il ne s’en échappât aucun rayon de lumière, et de préparer un festin sommaire, afin de ne pas donner lieu de penser qu’il le logeât pendant cette nuit. Le roi partit en cérémonie par la levée, et rentra secrètement, lui troisième, par la porte du rempart, chez son compère le torçonnier. Tout fut si bien disposé, que les voisins, les gens de ville et de cour pensèrent que le roi était retourné par fantaisie au Plessis, et devait revenir le lendemain soir souper chez son argentier. La sœur de Cornélius confirma cette croyance en achetant de la sauce verte à la boutique du bon faiseur, qui demeurait près du quarroir aux herbes, appelé depuis le carroir de Beaune, à cause de la magnifique fontaine en marbre blanc que le malheureux Semblançay (Jacques de Beaune) fit venir d’Italie pour orner la capitale de sa patrie. Vers les huit heures du soir, au moment où le roi soupait en compagnie de son médecin, de Cornélius et du capitaine de sa garde écossaise, disant de joyeux propos, et oubliant qu’il était Louis XI malade et presque mort, le plus profond silence régnait au dehors, et les passants, un voleur même, aurait pu prendre la Malemaison pour quelque maison inhabitée.
—J’espère, dit le roi en souriant, que mon compère sera volé cette nuit, pour que ma curiosité soit satisfaite. Or çà, messieurs, que nul ici ne sorte de sa chambre demain sans mon ordre, sous peine de quelque griève pénitence.
Là-dessus, chacun se coucha. Le lendemain matin, Louis XI sortit le premier de son appartement, et se dirigea vers le trésor de Cornélius; mais il ne fut pas médiocrement étonné en apercevant les marques d’un large pied semées par les escaliers et les corridors de la maison. Respectant avec soin ces précieuses empreintes, il alla vers la porte du cabinet aux écus, et la trouva fermée sans aucunes traces de fracture. Il étudia la direction des pas, mais comme ils étaient graduellement plus faibles, et finissaient par ne plus laisser le moindre vestige, il lui fut impossible de découvrir par où s’était enfui le voleur.
—Ah! mon compère, cria le roi à Cornélius, tu as été bel et bien volé.
A ces mots, le vieux Brabançon sortit en proie à une visible épouvante. Louis XI le mena voir les pas tracés sur les planchers; et, tout en les examinant derechef, le roi, ayant regardé par hasard les pantoufles de l’avare, reconnut le type de la semelle, dont tant d’exemplaires étaient gravés sur les dalles. Il ne dit mot, et retint son rire, en pensant à tous les innocents qui avaient été pendus. L’avare alla promptement à son trésor. Le roi, lui ayant commandé de faire avec son pied une nouvelle marque auprès de celles qui existaient déjà, le convainquit que le voleur n’était autre que lui-même.
—Le collier de perles me manque, s’écria Cornélius. Il y a de la sorcellerie là-dessous. Je ne suis pas sorti de ma chambre.
—Nous allons le savoir au plus tôt! dit le roi, que la visible bonne foi de son argentier rendit encore plus pensif.
Aussitôt, il fit venir dans son appartement les gens d’armes de guette, et leur demanda:—Or çà, qu’avez-vous vu pendant la nuit?
—Ah! sire, un spectacle de magie! dit le lieutenant. Monsieur votre argentier a descendu comme un chat le long des murs, et si lestement que nous avons cru d’abord que c’était une ombre.
—Moi! cria Cornélius qui, après ce mot, resta debout et silencieux, comme un homme perclus de ses membres.
—Allez-vous-en, vous autres, reprit le roi en s’adressant aux archers, et dites à messieurs Conyngham, Coyctier, Bridoré, ainsi qu’à Tristan, qu’ils peuvent sortir de leurs lits et venir céans.—Tu as encouru la peine de mort, dit froidement Louis XI au Brabançon, qui heureusement ne l’entendit pas, tu en as au moins dix sur la conscience, toi! Là, Louis XI laissa échapper un rire muet, et fit une pause:—Mais, rassure-toi, reprit-il en remarquant la pâleur étrange répandue sur le visage de l’avare, tu es meilleur à saigner qu’à tuer! Et, moyennant quelque bonne grosse amende au profit de mon épargne, tu te tireras des griffes de ma justice; mais si tu ne fais pas bâtir au moins une chapelle en l’honneur de la Vierge, tu es en passe de te bailler des affaires graves et chaudes pendant toute l’éternité.
—Douze cent trente et quatre-vingt-sept mille écus font treize cent dix-sept mille écus, répondit machinalement Cornélius, absorbé dans ses calculs. Treize cent dix-sept mille écus de détournés!
—Il les aura enfouis dans quelque retrait, dit le roi qui commençait à trouver la somme royalement belle. Voilà l’aimant qui l’attirait toujours ici. Il sentait son trésor.
Là-dessus Coyctier entra. Voyant l’attitude de Cornélius, il l’observa savamment pendant que le roi lui racontait l’aventure.
—Sire, répondit le médecin, rien n’est surnaturel en cette affaire. Notre torçonnier a la propriété de marcher pendant son sommeil. Voici le troisième exemple que je rencontre de cette singulière maladie. Si vous vouliez vous donner le plaisir d’être témoin de ses effets, vous pourriez voir ce vieillard aller sans danger au bord des toits, à la première nuit où il sera pris par un accès. J’ai remarqué, dans les deux hommes que j’ai déjà observés, des liaisons curieuses entre les affections de cette vie nocturne et leurs affaires, ou leurs occupations du jour.