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La Confession de Talleyrand, V. 1-5: Mémoires du Prince de Talleyrand

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The Project Gutenberg eBook of La Confession de Talleyrand, V. 1-5

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Title: La Confession de Talleyrand, V. 1-5

Author: prince de Bénévent Charles Maurice de Talleyrand-Périgord

Editor: Albert de Broglie

Release date: February 11, 2007 [eBook #20564]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CONFESSION DE TALLEYRAND, V. 1-5 ***


LA CONFESSION
DE
TALLEYRAND

1754-1838

C'est là le vrai Talleyrand.
(Le Figaro, 7 mars 1891.)

PARIS
L. SAUVAITRE, ÉDITEUR

LIBRAIRIE GÉNÉRALE
72, BOULEVARD HAUSSMANN, 72

1891
Tous droits réservés.

ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE BAGNY

AVERTISSEMENT

La Confession de Talleyrand a été composée avant la publication de ses Mémoires; le Figaro en a donné des fragments anecdotiques dans son Supplément littéraire du 7 mars 1891, et l'Épigraphe du journal résume l'esprit du livre: C'est là le vrai Talleyrand.

Le lendemain, le Figaro publiait la lettre suivante de M. de Broglie:

Monsieur, je lis dans le Supplément du Figaro de ce matin, 7 mars, un article intitulé: Confession de M. de Talleyrand au diable et signé Talleyrand.

Ce document n'a aucun caractère d'authenticité. Vous me permettrez d'en avertir vos lecteurs, bien que je croie qu'ils n'ont pu se faire d'illusion à cet égard.

Veuillez, etc.
Broglie
7 mars 1891.

Cette lettre était suivie de ce commentaire du Figaro:

M. le duc de Broglie nous semble prêter un peu trop de naïveté à nos lecteurs. Tout le monde a parfaitement compris que nous avons publié un simple pastiche, fruit de longues recherches à travers les bibliothèques d'histoire et de mémoires, et composé avec des extraits de tout ce qui a été écrit par et sur Talleyrand.

Il n'entrait pas dans la pensée de l'auteur de donner la Confession de Talleyrand comme un manuscrit original. Cette curiosité littéraire n'était pas non plus son premier ouvrage en ce genre, et si la Comédie-Française avait joué, comme elle l'avait promis, Le Mariage d'Alceste, comédie qu'on a appelée Le Sixième acte du Misanthrope, on aurait trouvé tout naturel qu'après un pastiche en vers de Molière, il ait eu la fantaisie de composer un pastiche en prose de Talleyrand. Mais puisque M. de Broglie a cru devoir enlever cette illusion au public, qui en a si peu, nous profiterons à notre tour du droit de réponse pour éclairer la question.

Les Mémoires de Talleyrand devaient paraître trente ans après sa mort, c'est-à-dire, le 17 mai 1868. L'ajournement indéfini de leur publication mit les chercheurs sur la piste de tous les documents qui pouvaient donner quelque aliment à la curiosité du public, et à défaut des Mémoires, la vie et la carrière du diplomate ont été divulguées sous toutes les formes d'études historiques, littéraires et biographiques, ou de révélations personnelles.

Un article du Times, du 29 mai 1890, fut reproduit dans le Figaro du 30 mai, précédé de la note suivante:

M. de Blowitz publie dans le Times un article fort intéressant sur les Mémoires de Talleyrand. Son but est non pas de déflorer le dépôt dont M. le duc de Broglie a reçu la garde après feu Andral, mais de prouver, par quelques citations qui seront continuées, que les détenteurs de ces fameux mémoires ne sont plus les maîtres d'en priver leurs contemporains. H. de Blowitz a-t-il eu connaissance du manuscrit de ces Mémoires qui existe, paraît-il, en Angleterre, et dont une copie seulement existe et France? Cela semble probable. En tout cas, son initiative nous permet de fournir des indications précises sur une œuvre qui sollicite depuis si longtemps la curiosité des lettrés.

L'indiscrétion du Times eut pour effet de provoquer une protestation de M. de Broglie, où il annonça enfin l'apparition des Mémoires de Talleyrand. Cette note fut suivie de la lettre suivante, insérée dans le Figaro:

La publication de fragments des Mémoires de M. de Talleyrand, faite dans le numéro du Times du 20 mai et reproduite dans le numéro du Figaro du 30, a donné lieu à divers commentaires dans les organes de la presse.

Vous avez déjà bien voulu protester, au nom des légataires des papiers de M. de Talleyrand, contre la forme donnée à cette publication.

Quelques éclaircissements de plus, à cet égard, me paraissent indispensables, et je vous serais obligé de les porter à la connaissance de vos lecteurs.

Tous les papiers de M. de Talleyrand ont été légués par lui à sa nièce, madame la duchesse de Dino, qui les a transmis par testament à M. de Bacourt, ancien ambassadeur, qui avait rempli le poste de premier secrétaire pendant l'ambassade du prince à Londres. M. de Bacourt, à son tour, les a légués à MM. Andral et Chatelain, et M. Andral m'a désigné comme légataire de la part de cette propriété qui lui appartenait.

Aucune partie de ce legs n'a pu en être distraite sans le consentement des propriétaires.

Nous ignorons donc absolument, M. Chatelain et moi, quelles peuvent être la nature et l'origine du manuscrit dont l'auteur de l'article du Times a eu connaissance.

Tous ceux qui ont été en relation avec M. de Talleyrand lui-même ou ses héritiers savent que beaucoup des papiers du prince avaient été dérobés, de son vivant, par un secrétaire infidèle qui, ayant acquis l'art de contrefaire habilement son écriture, ne s'est pas fait scrupule de les altérer et d'y mêler des pièces entièrement fausses.

Le fait est rapporté avec des détails tout à fait exacts dans le fragment des Souvenirs de M. de Barante inséré dans le numéro du 15 mai de la Revue des Deux-Mondes, et il suffit pour mettre les lecteurs en garde contre tous les documents de source inconnue qui pourraient être mis en circulation sous le nom de M. de Talleyrand.

D'ailleurs, les dispositions testamentaires de M. de Talleyrand sont si explicites qu'aucun de ses papiers ne peut être publié sans le concours de ses légataires. Tout essai de publication de ce genre serait légalement interdit.

Broglie.
2 juin 1890.

Grand' Maman,—c'est le nom du Times dans la Cité,—n'a pas l'illusion de croire qu'il a eu la primeur des Mémoires de Talleyrand. Bien d'autres avant lui ont eu cette bonne fortune, et les Mémoires de Madame de Rémusat en ont donné un avant-goût.

La constante préoccupation du Prince-diplomate a été le kant anglais: «Je n'ai qu'une peur, c'est celle des inconvenances.» Cette crainte, Canaille, tant qu'on voudra, mauvais genre, jamais, a été le principe de ses actes et la règle de sa vie, et sa fin ne l'a pas démentie: «M. de Talleyrand est mort en homme qui sait vivre.»

Il était facile de prévoir que ses Mémoires montreraient une figure de cire, le masque blafard du comédien politique sur la scène et du courtisan gentilhomme en costume de cour, engoncé dans l'entonnoir blanc d'un vaste col émergeant de la haute cravate du Directoire, comme un bouquet fané dans son cornet de papier, avec la grimace figée d'un singe sacerdotal, la pose disloquée d'un clown glacial, arrangé, coiffé, grimé, la quille raide devant l'histoire et la postérité, sur le seuil du vingtième siècle. Cette prévision s'est réalisée, et ces souvenirs du Vétéran de la diplomatie ne sont autre chose que le Mémorial des cours européennes, le Bulletin des cabinets et les Annales des chancelleries.

Si on veut connaître Talleyrand, il ne faut pas le chercher dans la Copie de ses Mémoires, il n'y est pas, et il ne sera pas davantage dans le Manuscrit autographe, s'il se retrouve, mais dans les Mémoires et les Souvenirs de ses contemporains, qui l'ont connu et qui l'ont jugé. C'est là que nous l'avons découvert, comme on peut s'en assurer en consultant les ouvrages suivants:

Extraits des Mémoires de Talleyrand (Apocriphes). Paris, 1838.—Mémoires tirés des papiers d'un Homme d'État.—Mémoires de Châteaubriand, Beugnot, Madame de Rémusat, Rovigo, Rœderer, Mio de Mélito, Guizot, etc.—Méneval, Napoléon et Marie-Louise.—Capefigue, Les Cent-Jours et Les Diplomates européens.—Divers historiens: Louis Blanc, Histoire de dix ans; Thiers, Le Consulat et l'Empire, etc.—Barante, Études historiques.—Mignet, Notices et Portraits. Éloge académique de M. de Talleyrand.—Salle, Vie politique du Prince de Talleyrand.—Dufour de la Thuilerie, Histoire de la vie et de la mort du Prince de Talleyrand.—L. Bastide, Vie politique et religieuse de Talleyrand.—F. D. Comte de ***, Le Prince de Talleyrand.—Gagern, Ma part dans la politique, Talleyrand et ses rapports avec les Allemands.—Lamartine, Cours familier de littérature, M. de Talleyrand.—Sainte-Beuve, Monsieur de Talleyrand.—Sarrat et Saint-Edme, Loménie, Rabbe, etc.—Le Prince de Talleyrand et La Maison d'Orléans.—Le Journal de Thomas Raikes, Londres, 1857.—Essai sur Talleyrand, par sir Henry Lytton-Bulwer, etc.

Dans sa Confession, il se laisse voir en déshabillé, en chenille, tel qu'il est, à visage découvert et en pleine lumière, et non comme il se présente, maquillé, dans le demi-jour discret d'un salon de douairière. À côté de l'histoire morte, solennelle et menteuse des Mémoires, elle offre la chronique vivante, naturelle et vraie des confidences; il dit tout ce qu'il devait taire, il révèle tout ce qu'il devait tenir à dissimuler, en vertu de son principe d'hygiène: «Le grand jour ne me convient pas

Ce n'est pas seulement le pastiche d'une Autobiographie, c'est le Roman mouvant et vivant des Hommes et des Choses du dix-huitième et du dix-neuvième siècles, au milieu desquels il a vécu, de 1754 à 1838, de Louis XV à Louis-Philippe. C'est aussi la notation historique de la partie d'échecs jouée sur le damier européen par la France républicaine contre la coalition des monarchies, dans une série de combinaisons présentées sous une forme substantielle et condensée, claire et rapide, qui marquent à vol d'oiseau tous les jalons de l'histoire contemporaine, toutes les phases de la carrière accidentée et les évolutions de la vie politique de Talleyrand.

Si la Confession de Talleyrand n'est pas authentique, elle a pour elle une qualité qu'il serait difficile de lui contester, l'exactitude, la vérité et la franchise de son origine. C'est une mosaïque composée d'éléments épars de toutes les couleurs, rassemblés, groupés et fondus dans un dessin général, de façon à produire le trompe-l'œil d'une Autobiographie; il a paru d'un relief assez saisissant pour être offert aux lecteurs du Figaro sous le pavillon de Talleyrand, et la lettre de M. de Broglie n'aura d'autre résultat que de provoquer le développement de cette Préface, où l'auteur se serait borné à avertir le lecteur d'un procédé littéraire en usage chez les écrivains anciens et modernes.

On refuse donc à la Confession de Talleyrand un caractère d'authenticité à laquelle l'auteur n'a jamais songé; il aurait, en vérité, trop beau jeu pour contester cet avantage aux Mémoires du Prince de Talleyrand.

La presse, qui est l'arsenal de l'opinion publique, a constaté la déception profonde qui a suivi leur apparition, et ce n'était vraiment pas la peine de laisser moisir pendant cinquante-trois ans ces lourds et indigestes tomes plus ou moins historiques.

Après avoir roué ses contemporains pendant sa vie et essayé de rouer Dieu lui-même le jour de sa mort, Talleyrand n'a pas roué les hommes d'un siècle trop vieux pour le lire; mais on peut dire qu'il les a profondément ennuyés, ce qui doit être compté comme une suprême mystification de ce Mercadet diplomatique surfait, que Châteaubriand a démasqué, percé à jour et marqué d'infamie.

Non seulement ses Mémoires sont insignifiants et vides, sans valeur et sans intérêt; mais ils sont faux. Ils commencent par un mensonge parfaitement inutile sur son infirmité, qu'on ne lui aurait assurément pas reproché de passer sous silence.

Et non seulement ils sont faux, mais ils ne sont pas authentiques, et nous usons simplement du droit d'historien pour résumer la polémique générale des journaux par les Questions suivantes:

M. de Broglie a-t-il le Manuscrit autographe des Mémoires de Talleyrand?

Non. Il est le légataire d'un legs qui n'existe que sous bénéfice d'authenticité, ou qui n'existe pas du tout.

Le Manuscrit autographe de Talleyrand existe-t-il?

On l'ignore.

Quel est le Manuscrit dont le Times a donné des fragments? Quel en est le détenteur qui l'a communiqué? Pourquoi la publication a-t-elle été interrompue?

Mystère.

Les Mémoires ont été imprimés d'après une Copie de la main de M. de Bacourt, formant quatre volumes reliés en peau.

M. de Bacourt a-t-il transcrit le Manuscrit autographe, le texte original? Sa copie est-elle complète, fidèle et littérale? Est-ce une version tronquée, arrangée et interprétative?

Cruelle énigme.

M. de Bacourt a-t-il détruit le Manuscrit autographe de Talleyrand? De quel droit, en vertu de quelle disposition?

Dans cette hypothèse, c'est que la copie n'était pas conforme à l'original, et qu'il en faisait ainsi disparaître la preuve.

On sera bien avancé quand on aura contemplé, dans une Bibliothèque, les quatre volumes en peau de l'écriture de M. de Bacourt. Ils doivent être tenus en suspicion tant qu'on ne pourra pas collationner sa Copie avec l'Original de Talleyrand.

Voilà ce qu'il faut savoir et ce qu'on ne dit pas. Voilà la Question, et il n'y en a pas d'autre.

Les Mémoires de M. de Bacourt n'intéressent personne; ce ne sont pas là les Mémoires de Talleyrand. M. de Broglie répond à cela: «La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a.» Erreur: Elle donne ce qu'elle n'a pas ou ce qu'elle n'a plus. Le manuscrit autographe, c'est le Capital; la copie, ce n'est pas même l'usufruit ou le revenu.

D'où je conclus que si la Confession de Talleyrand n'est pas authentique, les Mémoires du Prince de Talleyrand le sont encore moins.

Lamartine a dit sentimentalement:

Son cercueil est fermé, Dieu l'a jugé, silence!

Ce silence, est-ce bien Talleyrand qui vient de le rompre? C'est à lui qu'on doit la formule devenue un axiome de loi: La vie privée doit être murée.

La mort ne l'est pas.

LA CONFESSION DE TALLEYRAND

MA CONFESSION

Pourquoi j'écris mes souvenirs.

J'écris ces Souvenirs intimes pour moi, pour mon agrément, je dirais pour nuire à l'histoire de mon temps, et peut-être à la mienne, s'ils étaient destinés à me survivre; mais ils disparaîtront avec moi.

On m'a rapporté un mot de mon voisin de campagne, le Grand Bourgeois, M. Royer-Collard: «Monsieur de Talleyrand n'invente plus, il se raconte.» Si j'ai inventé, je n'en tire aucune vanité, et à l'âge auquel je suis arrivé, on ne vit guère que de souvenirs.

J'aime à raconter, je radote même assez volontiers, et mademoiselle Raucourt l'a fort bien dit au foyer de la Comédie-Française: «Si vous le questionnez, c'est une boite de fer-blanc dont vous ne tirerez pas un mot; si vous ne lui demandez rien, bientôt vous ne saurez comment l'arrêter, et il bavardera comme une vieille commère.» À la bonne heure, voilà qui est franchement dit; mais je me permettrai de citer l'opinion de Dumont, qui écrivait à madame R. que j'étais «délicieux en voyage dans le petit espace carré d'une voiture fermée.»

Si ces notes étaient seulement destinées à me raconter, je les mettrais au jour; mais je n'en recueillerai ni la louange ni l'injure, et je n'ai jamais été mon propre thuriféraire.

Cependant ce n'est point sans une secrète satisfaction que je donnerais la clef de l'énigme de ma vie. Si l'hypocrisie venait à mourir, la modestie devrait prendre au moins le petit deuil.

Un doute m'arrête. Si je dis la vérité, qui voudra me croire? J'ai eu plus d'une fois l'occasion d'en faire l'expérience, et je songe à l'exorde du discours de Tibère au sénat romain: «Dois-je le dire? Comment le dire? Pourquoi le dire?»

Ma vie, au cours d'une longue carrière fournie jusqu'au bout sans arrêt, sans trêve, sans repos, agitée par une série ininterrompue de révolutions, a été si intimement liée aux événements que ma biographie sera la Chronique de l'Europe, et il est à remarquer que les événements historiques étonnent plus ceux qui les lisent que ceux qui en ont été les témoins, comme les souvenirs émeuvent davantage que les faits. Mais ce monde est un cercle vicieux; tout finit et tout recommence; on jouera toujours la même pièce, en politique comme en amour, avec d'autres décors et d'autres personnages. Les hommes et les choses ont changé avec moi depuis le temps où j'avais toutes mes plumes; j'en ai laissé un peu partout, des blanches et des noires, et il ne m'en reste plus guère qu'une pour en parler. Malgré tout, je ne me plaindrais pas d'avoir des souliers percés si j'avais les jambes d'aplomb, de manquer de pain si j'avais de l'appétit, d'être sans un sou vaillant si l'avenir était devant moi; enfin je ne me plaindrais de rien ni de personne si je n'avais passé le temps d'aimer.

Plutarque jugeait les hommes illustres, non d'après les actes de leur vie publique, où ils jouent un rôle comme des comédiens sur le théâtre, mais d'après les faits de leur existence journalière, où ils se montrent tels qu'ils sont. C'est ainsi que je me raconterai et que je raconterai les autres, en cicérone impartial d'une galerie où je figure dans une compagnie un peu mêlée, et où il convient de placer chaque portrait à sa place dans le cadre des événements qui vont se dérouler comme un tableau panoramique.

Voici le mien:

Ce jeune abbé de vingt ans est très élégant dans son petit collet; sa figure, sans être belle, est singulièrement attrayante par sa physionomie douce, impudente et spirituelle.

La miniature d'Isabey reproduit assez bien ce portrait à la plume de Madame du Barry.

Mon vrai portrait est celui où j'ai la perruque frisée, les yeux clairs, le nez pointu et retroussé, la lèvre plissée, et le menton sur la dentelle du jabot. C'est moi, Satanas[1].

Je sais à peu près ce qu'on pourra dire de moi dans un Éloge académique. Les opinions des cours, des salons et des journaux méritent d'être recueillies à titre de matériaux pour cette oraison funèbre:

Le dernier Représentant du dix-huitième siècle.
Le Patriarche de la politique.
Le Vétéran de la diplomatie.
Le Bourreau de l'Europe.
Le Singe de Mazarin.
Le Sosie du Cardinal Dubois.
L'Abbé malgré lui.
L'Évêque pour rire.
Le Bâtard de Voltaire.
La Demi-voix de Mirabeau.
Ésope en habit de cour.
L'Ambassadeur du Diable boiteux.
Le Moutardier du Pape.
Le Champion de l'Angleterre.
L'Impresario de Napoléon.
Le Cicérone d'Alexandre.
L'Évangéliste de la Restauration.
Le Porte-parapluie de Louis-Philippe, etc.

Mes patrons sont illustres, et le dilemme de Saint Charles Borromée aux évêques aura toujours son application:

«Aut pares, aut impares: Si vous êtes capables, pourquoi êtes-vous négligents; si vous êtes incapables, pourquoi êtes-vous ambitieux?»

Armes: De gueules à trois Lions d'or lampassés, armés et couronnés d'azur, la couronne de prince sur l'écu et la couronne ducale sur le manteau.

Devise de Famille: Re que Diou.

Il n'y a de roi que Dieu. Dieu seul est roi. Dieu est le Roi des Rois.

«Rien que Dieu», serait une interprétation erronée.

Ma Devise: Par pari refertur.

La pareille rendue par la pareille.—Œil pour œil, dent pour dent. À latin grec. Bon chat, bon rat.—C'est le Talion de la Loi de Moïse.

On me donne de l'Altesse. Je suis moins, et peut-être plus; on peut m'appeler Monseigneur, ou mieux, Monsieur de Talleyrand.

J'ai vu treize gouvernements: Louis XV, Louis XVI, la Révolution, la République, le Directoire, le Consulat, l'Empire et les Cent-Jours, le Gouvernement provisoire de 1814, les deux Restaurations, Charles X, et Louis-Philippe, qui me regardait comme un augure. Je me donnai le plaisir de lui dire: «Hé! hé! Sire, c'est le treizième.» Et je comptais bien ne pas rester sur ce vilain nombre.

Quelque temps avant, j'avais rencontré le général d'Andigné dans un salon, et comme nous échangions quelques souvenirs du temps jadis, on ne disait plus le bon temps, je lui demandai combien de fois il avait été en prison.

—Douze fois.

—C'est précisément le nombre de mes serments; c'est étonnant comme les choses se rencontrent.

Le serment engage les actes et n'engage pas les convictions. C'est une contremarque qu'on prend dans une salle de spectacle afin de pouvoir y rentrer. L'homme absurde est celui qui ne change jamais. Renier une erreur, est-ce une apostasie? Toujours la même tige avec une autre fleur. Le Caméléon est l'emblème de la politique. La Diplomatie a pour devise le Stylo et Gladio des Commentaires de César. Je préférerais une Clef, ou la devise de Ninon: Une Girouette: «Ce n'est pas elle qui change, c'est le vent.» Toutefois il ne faut pas prendre la Girouette pour une boussole et la Rose des vents pour un tourniquet.

J'ai rendu à César ce qui était à la République et à Louis ce qui était à César. Je ne demande pas de compliment; mais si j'ai servi les pouvoirs sans m'attacher et sans me dévouer, j'ai servi la France sans sacrifier ses intérêts aux gouvernements qui lui donnaient leur étiquette, comme je l'écrivais à Montalivet:

«Ma politique a toujours été française, nationale et raisonnable, selon la nécessité des temps, et j'ai été fidèle aux personnes aussi longtemps qu'elles ont obéi au sens commun. Si vous jugez toutes mes actions à la lumière de cette règle, vous verrez que, malgré les apparences, on n'y trouvera aucune contradiction et que j'ai toujours été conséquent.»

Les rois changent de ministres, j'ai changé de rois.

J'ai toujours tenu mes affaires en ordre et mes comptes en règle, Doit et Avoir, c'est de principe. Je ne répondrai pas comme ce ministre à qui on demandait: «Pardonnez-vous à vos ennemis?—Je n'en ai plus, je les ai tous fait fusiller.» Malgré tout, je ne suis pas en reste avec eux; chaque chose sera dite ici, en son lieu et à son heure. Mais ce n'est pas quand la pièce se joue et que les acteurs sont encore sur la scène qu'il convient d'exposer l'action, de démêler l'intrigue et de démasquer les personnages dont le masque est mieux que leur visage. Aujourd'hui la vérité serait dangereuse pour quelques-uns, scandaleuse pour d'autres, inutile pour tout le monde.

Mes Mémoires suffiront. Il me semble que ma voix est un dernier écho qui résonnera avec une vibration tombale dans la sonorité du vide. Alors le rideau sera tombé sur les comédies sinistres et les tragédies ridicules. On écoutera sans passion ces histoires devenues légendaires dont les acteurs et les témoins auront disparu.

Je prévois les jugements auxquels je dois m'attendre des générations qui suivront la mienne. Je me suis amusé à revivre ma vie politique, et on ne manquera pas de dire que c'est une œuvre de patience—pour les lecteurs,—quand on mettra au jour cette solennelle et suprême mystification.

Pour moi, je ne crains ni les pamphlétaires, ni les imbéciles, et on sait quel cas je fais de l'opinion. Je suis un vieux parapluie sur lequel il pleut depuis un demi-siècle, et quelques gouttes de plus ou de moins ne me font rien.

J'ai un orgueil à moi qui me met au-dessus des hommes et des événements, du malheur même, une insensibilité qui me rend invulnérable du côté du cœur. Il n'appartient à personne de m'humilier et de me faire souffrir. Cet orgueil et cette insensibilité m'ont préservé de la vanité et du sentiment pendant ma vie, et quand on est mort, on n'entend pas sonner les cloches. Ainsi soit-il.

MON BRÉVIAIRE

PRINCIPES ET MAXIMES

On a fait de moi un diseur de bons mots. Je n'ai jamais dit un bon mot de ma vie; mais je tâche de dire, après mûre réflexion, sur beaucoup de choses, le mot juste.

Je ne puis accepter cette réputation de faiseur de Nouvelles à la main au gros sel plus ou moins attique, telles que le Mercure du dix-neuvième siècle les a recueillies dans le Talleyrandana et l'Album perdu. Il eût été plus simple de les ajouter à un ouvrage que j'ai sur ma table et que je m'amuse souvent à feuilleter: L'Improvisateur, Recueil d'anecdotes et de bons mots, en 21 volumes in-12. C'est un Répertoire qui ne donnera jamais de l'esprit à personne, mais où on trouve des traits d'emprunt à placer dans la conversation, comme les lieux-communs de la rhétorique dans un discours.

On m'a ainsi attribué ces anas à l'usage des oisifs qui les apprennent par cœur, et on m'a chargé de tout le petit esprit des salons de Paris et de la province. Si on ne prête qu'aux riches, encore faut-il que ce ne soit pas de la fausse monnaie; il en est dont j'accepterais assez volontiers la paternité, parce qu'ils caractérisent un homme ou un événement. Mais rien ne dure comme un préjugé ou une légende; j'ai bien peur que le vulgaire ne me juge sur cette surface; cependant les esprits d'élite verront bien que le mien est d'une autre étoffe.

L'esprit n'est pas toujours un feu de cheminée, brillant comme sa flamme et qui s'envole avec ses étincelles, c'est parfois un flambeau qu'on ne promène pas sur deux siècles sans brûler des barbes vénérables et roussir quelques perruques. C'est aussi une arme de combat à deux tranchants, qu'il faut savoir manier comme un joujou pour ne pas se blesser. La flèche ne revient pas sur l'arc et, quand un mot est lâché, il est inutile de courir après; mais ces traits n'étaient pas lancés pour courir les ruelles avec les nouvelles du jour, et les sottises vont loin quand elles ont des ailes de papier.

L'esprit est une ressource; il sert à tout et ne mène à rien. Le silence m'a beaucoup mieux réussi. Mon esprit ne m'a servi qu'à faire hardiment des sottises pour réparer celles des autres; mais je suis trop vieux serpent pour changer de peau. Si c'était à recommencer, je recommencerais, peut-être autrement, et je tomberais de Charybde en Scylla.

Toute ma vie se résume dans mon Bréviaire. Il renferme l'ensemble des Principes et des Maximes des moralistes et des philosophes qui ont dirigé mes actes et ma conduite. Il ne me quitte jamais; je l'ai dans la tête et le voici:

Celui qui est hors de la danse sait bien des chansons.

Les méthodes sont les maîtres des maîtres.

L'Évangile anglais: «Fais aux autres ce qu'ils te font.»

Je n'oublie rien et je ne pardonne pas.

Il y a des fautes que j'excuse et des passions que je pardonne, ce sont les miennes.

L'inertie est une vertu, l'activité est un vice. Savoir attendre est une habileté en politique; la patience a fait souvent les grandes positions. On doit être actif quand l'occasion passe; on peut être paresseux et nonchalant quand on l'attend.

Il y a des occasions qui ont un faux chignon; quand on veut le saisir, il vous reste dans la main.

Pour prendre un parti, il faut d'abord savoir si celui qui nous conviendrait sera assez fort pour justifier l'espérance du succès, sans quoi il y aurait folie à se mêler de la partie.

Laplace, dans sa théorie scientifique, n'a pas eu besoin de Dieu, cette hypothèse; dans mon système politique, je me suis passé de la morale, où le cœur est la dupe de l'esprit.

Il faut traiter légèrement les grandes affaires et les choses d'importance, et sérieusement les plus frivoles et les plus inutiles. Cette méthode a l'avantage que les esprits ordinaires ne peuvent s'en servir.

Tout le monde peut être utile; personne n'est indispensable.

On n'est jamais indépendant des hommes, surtout dans une condition élevée.

Les hommes sont comme les statues, il faut les voir en place.

Un homme médiocre dans l'élévation est placé sur une éminence, du haut de laquelle tout le monde lui paraît petit et d'où il paraît petit à tout le monde.

L'art de mettre les hommes à leur place est le premier peut-être dans la science du gouvernement; mais celui de trouver la place des mécontents est à coup sûr le plus difficile; et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est je crois, une des solutions de cette difficulté sociale.

Les présomptueux se présentent; les hommes d'un vrai mérite aiment à être requis.

Quand vient la fortune, les petits hommes se redressent, les grands hommes se penchent.

Il faut mener les hommes sans leur faire sentir le joug, asservir les volontés sans les contraindre.

Le mépris doit être le plus mystérieux des sentiments.

Toutes les fois que le pouvoir parle au peuple, on peut être sûr qu'il demande de l'argent ou des soldats.

Un État chancelle quand on ménage les mécontents; il touche à sa ruine quand la crainte les élève aux premières dignités.

On ne respecte plus rien en France.

Faire garder les pauvres en bourgeron par les pauvres en uniforme, voilà le secret de la tyrannie et le problème des gouvernements.

En vain autour des trônes les genoux fléchissent, les fronts s'inclinent, les yeux veillent, les mains obéissent, nos cœurs sont à nous seuls.

Il faut avoir été berger pour apprécier le bonheur des moutons.

En voyant les petits à l'œuvre, on se réconcilie avec les grands.

Il y a beaucoup de mauvaises chances et il y en a aussi quelques bonnes; c'est le cheveu de l'Occasion. La Fortune frappe au moins une fois; si on n'est pas prêt à la recevoir, elle entre par la porte et sort par la fenêtre.

Le bon Dieu nous a mis des yeux dans le front pour que nous regardions toujours devant nous et jamais en arrière.

Dans l'incertitude d'un danger, il vaut mieux réserver son énergie pour le combattre quand il arrive, que de l'user à le voir venir de loin; il est toujours assez tôt de serrer la main du diable quand on le rencontre.

Si les choses ne vont pas comme on le comprend, le mieux est d'attendre et d'y peu penser.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

Quand les cartes sont brouillées et que les affaires paraissent désespérées, il n'y a qu'à laisser aller les choses, comme l'eau coule à sa pente; elles finissent par se débrouiller toutes seules et s'arranger d'elles-mêmes. Rien faire et laisser dire.

Dans les choses d'importance, il ne faut pas demander de conseils; il faut peser, oser et agir.

On doit suivre ses inspirations, et ne jamais se repentir ni du bien, ni du mal, ni des sottises.

Quand tout est perdu, c'est l'heure des grandes âmes.

Les principes reposent sur leur certitude et leur utilité; la morale est fondée sur l'intérêt qui la sert.

Les hommes sont capricieux, ondoyants et divers, les événements mobiles, les idées changeantes; tout meurt, se transforme, se renouvelle, rien ferme ne demeure. Le cours naturel des choses offre de meilleures occasions que l'intelligence, l'imagination, l'ingéniosité, l'esprit, la volonté n'en peuvent faire naître, créer, trouver, inventer.

Tout arrive et doit arriver par la combinaison et le jeu des événements. Tout s'en va et tout revient. On revient de tout et on revient à tout. Ceux qui disent qu'ils sont revenus de tout ne sont jamais allés nulle part.

Rien de grand n'a de grands commencements, ni les chênes, ni les fleuves, ni les royaumes, ni les hommes de génie.

Il faut se garder des premiers mouvements, parce qu'ils sont presque toujours honnêtes.

À force de converser avec un sphinx, on se tire de ses énigmes.

Le pouvoir de tout faire n'en donne pas le droit.

Sois doux avec le faible et terrible au superbe.

C'est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout.

Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera.

Celui qui ne comprend pas un regard ne comprendra pas davantage une longue explication.

La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée.

Il faut imposer et en imposer.

Celui qui ne tient compte que des intérêts fait un calcul aussi faux que celui qui ne tient compte que des sentiments; il faut trouver le secret des affaires et posséder l'art de s'insinuer dans les cœurs.

Oui et Non sont les mots les plus courts et les plus faciles à prononcer, et ceux qui demandent le plus d'examen.

Un long discours n'avance pas plus les affaires qu'une robe traînante n'aide à la marche.

Une parfaite droiture est la plus grande des habiletés; la vérité devient un calcul et la franchise un moyen.

Il y a une arme plus terrible que la calomnie, c'est la vérité.

Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.

Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les autres.

La plus grande des illusions est de croire qu'on n'en a pas, ou qu'on n'en a plus.

Quand on part, on arrive toujours, mais il faut partir.

On ne va jamais si loin que lorsqu'on ne sait pas où l'on va.

Si on savait où l'on va, on ne marcherait pas.

Quand on a dix pas à faire et qu'on en a fait neuf, on n'est qu'à moitié chemin.

C'est toujours un rôle ingrat, pour ne pas dire inutile et dangereux, de jouer au prophète en son pays.

Le secret de plaire dans le monde est de se laisser apprendre des choses qu'on sait par des gens qui ne les savent pas.

Des sottises faites par des gens habiles, des extravagances dites par des gens d'esprit, des crimes commis par d'honnêtes gens, voilà les révolutions.

Le monde moral et politique, comme le monde physique, n'a plus ni printemps ni automne; on ne voit qu'opinions qui glacent ou opinions qui brûlent.

Une monarchie doit être gouvernée avec des démocrates, et une république avec des aristocrates.

C'est un grand malheur pour une nation qu'un bon homme dans une place qui exige un grand homme.

Il faut se défier de tout homme qui n'a pas été républicain avant trente ans, et de celui qui persiste à l'être passé cet âge.

Si quelqu'un vous dit qu'il n'est d'aucun parti, commencez par être sûr qu'il n'est pas du vôtre.

On peut quelquefois venir à bout des sentiments; des opinions, jamais.

Il n'y a qu'une seule chose que nous aimions à voir partager avec nous, quoiqu'elle nous soit bien chère, c'est notre opinion.

La Renommée est une grande causeuse, elle aime souvent à passer les limites de la vérité; mais cette vérité a bien de la force; elle ne laisse pas longtemps le monde crédule abandonné à la tromperie.

Les Anciens représentaient la Vérité toute nue, sans doute pour que chacun l'habille à sa façon; mais si on veut lui laisser son nom, son caractère et sa beauté, elle doit être exposée sans voiles et dépouillée des vains ornements dont on a coutume de l'affubler. Pourquoi la parer d'un manteau de cour, la draper dans ce costume brillant et trompeur du Mensonge, bon pour parer les mannequins et les marionnettes? Pourquoi s'ingénier à défigurer, dénaturer et déshonorer la Vérité, quand le silence est si commode?

Dans une réunion de diplomates, on ne met pas la franchise à la porte, parce qu'elle n'y est jamais entrée.

Sans l'impassibilité à la vue du sang, au spectacle de la douleur et de ses bruyants témoignages, il n'y a pas de chirurgien. Sans l'insensibilité des passions, il n'y a pas de stoïcien, sans l'indifférence au milieu du jeu des événements, il n'y a pas d'homme d'État. Le chrétien qui entre dans le cirque et qui défaille à l'aspect des bêtes féroces est une victime, ce n'est pas un martyr.

L'ambition est l'exercice des facultés intelligentes; c'est une corde muette dans les âmes passionnées.

On n'est quelque chose dans le monde qu'à la condition de ne pas valoir beaucoup mieux que lui.

Je n'ai pas besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.

Tout est grand dans le temple de la faveur, excepté les portes qui sont si basses qu'il faut se courber pour y entrer.

Tout le monde brigue les faveurs, parce que peu de gens ont droit aux récompenses.

Les grandes places sont comme les rochers élevés, les aigles et les reptiles seuls y parviennent.

Il n'y a que deux façons de s'élever, par son talent ou par l'imbécillité des autres.

Le moment difficile n'est pas l'heure de la lutte, c'est celle du succès.

Sois lion dans le triomphe, renard dans la défaite, colimaçon dans le conseil, oiseau à l'heure de l'action.

Celui qui est vraiment fort sait quelquefois plier.

Pesez les hommes, ne les comptez pas.

Les hommes adroits et légers surnagent comme le liège au milieu des tempêtes.

Qui a été mordu par le serpent se méfie des cordes.

On ne croit plus aux sauveurs de la patrie; ils ont gâté le métier.

Tout ce qui est accepté comme vérité par la foule est généralement un préjugé ou une sottise.

Lorsqu'une société est impuissante à créer un gouvernement, il faut que le gouvernement crée une société.

La politique est un étang où les brochets font courir les carpes.

Faute de richesses, une nation n'est que pauvre; faute de patriotisme, c'est une pauvre nation.

C'est moins par la rareté des maladies qu'on peut juger la force du tempérament des hommes et des nations, que par la promptitude et la vigueur du rétablissement.

En toutes choses, les commencements sont beaux, les milieux fatigants et les fins pitoyables.

Il ne faut jamais se fâcher contre les choses, parce que cela ne leur fait rien du tout.

Les oies font assurément moins de sottises qu'on n'en écrit avec leurs plumes.

La plus dangereuse des flatteries est la médiocrité de ce qui nous entoure.

Rien ne doit inspirer un orgueil plus légitime que la haine avec laquelle les hommes supérieurs nous poursuivent; ils n'en ont que pour ceux qu'ils croient au-dessus d'eux; les autres ne leur inspirent que de la colère ou du mépris.

Quand vous êtes enclume, prenez patience; quand vous êtes marteau, frappez droit et bien.

La puissance ne consiste pas à frapper fort et souvent, mais à frapper juste.

Il y a des gens qui n'ont même pas leur bêtise à eux.

Si un sot vous trompe plus de cinq minutes, c'est que vous et lui faites la paire.

Les gens qui ne font rien se croient capables de tout faire.

La plus mauvaise roue d'un chariot est celle qui fait le plus de bruit.

Je supporte la méchanceté, parce que je puis me défendre contre un homme méchant; mais je ne supporte pas la bêtise, parce que je suis sans armes contre un être qui m'ennuie.

Quand l'homme rencontre l'homme, il fait presque toujours une triste rencontre.

On s'empare des couronnes, on ne les escamote pas.

Je crains plus une armée de cent moutons commandée par un lion, qu'une armée de cent lions commandée par un mouton.

Un homme seul contre la foule aura toujours raison d'elle avec de l'éloquence, de l'énergie et du sang-froid comme l'abbé Maury, qu'on voulait envoyer dire la messe chez Pluton: Voulez-vous la servir, voici mes burettes?

À la Lanterne! Y verrez-vous plus clair?

La diplomatie est un duel, où il s'agit d'être plus fort et plus adroit que l'adversaire qu'on a devant soi.

Où il y a un traité, il y a un canif.

L'encre des diplomates s'efface vite, quand on ne répand pas dessus de la poudre à canon.

Rapprocher les hommes n'est pas le plus sûr moyen de les réunir, et à force de vouloir rapprocher les peuples, on s'expose à les mettre à portée de canon.

Le sentier de Tout-à-l'heure et la route de Demain conduisent au Château de Rien-du-Tout.

On perd bien du temps à n'avoir pas le temps.

Les hommes perdent bien du temps quand ils sont éveillés.

La vertu est parfois récompensée et le vice puni, exceptions qui confirment la règle.

Agiter le peuple avant de s'en servir, sage maxime; mais il est inutile d'exciter les citoyens à se mépriser les uns les autres; ils sont assez intelligents pour se mépriser tout seuls.

Plus l'herbe est serrée, plus la faux mord.

J'ai vu le fond de ce qu'on appelle les honnêtes gens, c'est hideux. La question est de savoir s'il y a des honnêtes gens, quand l'intérêt ou la passion est en jeu.

Les gens d'esprit promettent, ne tiennent pas, et finissent pas payer le double de ce qu'ils ont promis.

L'obligé prend un premier service reçu pour le droit d'en demander et d'en obtenir un second.

Il y a un grand système de compensation, qui règle tout en ce monde par une équitable répartition des grandes et petites misères de la vie, du mal par le bien et du bien par le mal.

Il ne faut pas trancher le nœud gordien qu'on peut dénouer.

Il n'y a point d'accident si malheureux dont un homme habile ne tire quelque avantage, ni de si heureux qu'un imprudent ne puisse tourner à son préjudice.

Une carafe d'eau suffit pour arrêter un commencement d'incendie; un instant après, un seau; plus tard, il faut des pompes, et la maison brûle.

Tout phénomène physique a son semblable dans l'ordre moral. La réaction est égale à l'action; une tempête endort la nature, une révolution calme un peuple, une émotion violente apaise l'âme humaine.

À l'exception des sciences exactes, il n'y a rien qui me paraisse assez clair pour ne pas laisser beaucoup de liberté aux opinions, et presque sur tout on peut dire tout ce qu'on veut.

Partout où il y a de l'eau, il n'y a pas toujours des grenouilles; mais partout où il y a des grenouilles, il y a de l'eau.

Si le livre des Pourquoi n'était pas si gros, il y aurait moins de Parce que.

Quand il n'y a pas une raison, il y a une cause.

De toutes les inventions qu'on appelle des découvertes utiles à l'humanité, la première est assurément l'imprimerie, et qu'est-ce que l'imprimerie, en creux ou en relief? L'empreinte du sabot du cheval d'Attila sur une argile où l'herbe ne poussait plus. On en a usé, abusé et mésusé, comme de toutes les bonnes choses.

Les légendes ont été transmises par les fripons d'un siècle aux nigauds des siècles suivants.

La barbarie est toujours à deux pas, rôdant autour de la civilisation; dès qu'on lâche pied, elle revient.

Il y a des montagnes qui accouchent d'une souris, et d'autres qui accouchent d'un volcan.

L'homme est une intelligence contrariée par des organes.

La franchise est toujours invoquée pour exprimer les choses désagréables à entendre; les compliments s'en passent.

Les hommes secrets disent, sans qu'on leur demande, ce qu'ils ont à dire, ils ne répondent jamais.

Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié.

Tout ce qu'on dit sera répété, tout ce qu'on écrit sera publié, et tout se retournera contre vous.

Secret de deux, secret de Dieu; secret de trois, secret de tous.

Enseigne à ta langue à dire: «Je ne sais pas.»

La parole que tu gardes est ton esclave; celle que tu as lâchée est ton maître.

C'est un grand avantage de n'avoir rien dit ni rien écrit, mais il ne faut pas en abuser.

Lorsque vous aurez, par nécessité, un confident à prendre, lorsqu'un dévouement vous sera absolument nécessaire, demandez-le toujours à la jeunesse, rarement à l'âge mûr, à la vieillesse jamais.

C'est un don funeste de savoir déchiffrer les mystérieux hiéroglyphes que le Temps burine sur le masque humain et de lire sous la peau.

La jeunesse peut avoir de la patience, parce qu'elle a de l'avenir: Patiens quia longa; le vieillard n'en a plus: Impatiens quia brevis.

On a dit que le Traité de la Vieillesse donnait envie de vieillir; mais on voit bien que c'est une œuvre de jeunesse de Cicéron.

Les années ne font pas les sages, elles ne font que des vieillards.

On ne rajeunit pas, on prolonge la jeunesse.

Il arrive un moment où on ne voit plus que le revers de toutes les médailles.

Il ne faut pas demander à la vie plus qu'elle ne peut donner.

On est vieux quand on n'espère plus rien.

La vie se passe à dire: «Plus tard», et à s'entendre dire: «Trop tard.»

La vie est une montagne qu'il faut gravir debout et descendre assis.

La vieillesse est un tyran qui défend, sous peine de mort, tous les plaisirs de la jeunesse.

La vie serait assez supportable sans ses plaisirs.

Les affections légitimes ne viennent pas des sentiments de la nature et des liens du sang, mais de la raison.

On doit se conduire avec ses amis comme s'ils devaient être un jour des ennemis, et avec ses ennemis comme s'ils pouvaient devenir des amis.

Un ami véritable est une douce chose, à la condition qu'il ne soit pas un grand homme; mais il faudrait aller au Monomotapa.

Ne dites jamais de mal de vous, vos amis en diront toujours assez.

Mes amis, il n'y a pas d'amis.

Après l'affection que je me porte, les autres sont inutiles; je n'ai besoin ni d'aimer ni d'être aimé.

Il n'est pas facile de haïr toujours; ce sentiment ne demande souvent qu'un prétexte pour s'évanouir; ce n'est pas le pardon, c'est l'oubli.

Un monarque, consultant Salomon sur l'inscription à mettre sur le sceau royal, demandait que ce fût une maxime propre tout à la fois à modérer la présomption et à soulager l'abattement aux jours de l'adversité. Salomon lui donna cette devise:

«Et ceci aussi passera.»

L'amour est un sentiment, une sottise ou une affaire, et chacun a sa lunette et son aune. Les conquêtes coûtent cher; il faut savoir payer sa gloire quand on couche sur le champ de bataille. Bien que les femmes aient l'incomparable talent, l'art suprême de persuader au vainqueur qu'elles ont capitulé, vaincues par ses qualités personnelles et non pour le prestige que donnent le titre, le rang, le pouvoir, la fortune, elles sont rarement désintéressées. Le désir de se venger d'une rivale, en lui soufflant son chevalier favori, est une des principales causes du succès des hommes dits à bonnes fortunes. Le métier de Don Juan n'est pas difficile.

Il faut adorer les femmes et ne pas les aimer.

Toutes les fois que j'ai visité une capitale, on m'a prévenu que j'étais dans la ville la plus corrompue de l'Europe, et c'était vrai.

L'argent, dont on fait un dieu, n'a qu'un pouvoir bien limité, si on considère les choses qu'il ne procure à aucun prix. Les misérables voient le bonheur dans la fortune, et malgré ses réels avantages, les riches ne l'y trouvent jamais. Né dans cet état si envié, je n'ai pas tardé à reconnaître que les biens véritables, incontestés, sont à tout le monde: la jeunesse, la santé, l'intelligence, la beauté, l'amour; pour ces biens-là, pas de classe privilégiée; le plus pauvre peut les avoir, le plus riche ne peut pas les acheter. On a beau dire:

Jamais surintendant ne trouva de cruelles.

Quand cela serait, il en a toujours pour son argent.

Il y a certainement de nobles créatures qui relèvent la vie et honorent l'humanité, des êtres bons, justes, honnêtes, supérieurs, qui devraient être les chiens de berger des troupeaux humains. Mais si on interroge l'histoire et si on observe le monde, on constatera que l'ostracisme, la persécution et la mort n'en ont jamais épargné un. C'est une conspiration générale. Le génie, la vertu, le caractère, la beauté, tout ce qui constitue l'aristocratie personnelle, la seule vraie, est la bête noire de ces moutons stupides, absurdes, odieux et ridicules; c'est pourquoi ils sont manœuvrés par les loups et victimes des animaux de carnage, tondus, écorchés, tués et dévorés. Ils proscrivent Aristide, acclament César, et tombent à genoux devant Attila.

Odi profanum vulgus et arceo.—À une certaine hauteur, le mépris du vulgaire fait presque l'illusion d'une vertu.

Il n'y a qu'une puissance souveraine: S. M. La Mort, la Fiancée de l'homme, la Reine du monde. L'homme est un condamné à mort avec sursis, qui se promène dans le préau en attendant l'appel de son nom. Il peut lire cet avertissement sur le cadran de sa geôle: Omnes vulnerant, ultima necat. Toutes les heures blessent, la dernière tue.

Tout peut s'ajourner, excepté l'heure de la mort.

Si l'expérience des autres pouvait servir à quelque chose, il suffirait de se faire un Bréviaire comme celui-ci pour marcher d'un pied sûr dans la vie; et l'expérience personnelle est un médecin qui arrive toujours après la maladie, une étoile qui se lève quand on va se coucher.

Voilà, comme dit Ménalque, toutes les pantoufles que j'ai sur moi.

L'École des diplomates.

Je n'ai jamais eu d'autre Égérie que le bon sens, et trois maîtres, que j'appelle mes trois La, parce qu'ils me donnent le diapason: La Fontaine, La Bruyère et La Rochefoucauld.

La Bruyère est un penseur profond, un observateur sagace et pénétrant, qui a touché à tous les problèmes de l'esprit et du cœur humain.

La Rochefoucauld est le Docteur Tant-Pis, qui diffame l'humanité entre deux accès de goutte, et dit la vérité à son malade sans dorer la pilule.

Les Fables de La Fontaine pourraient s'appeler la Diplomatie en action, et elles renferment ce qu'on a appelé mes Treize principes.

Depuis que j'épèle l'Alphabet de la Politique, je n'ai jamais eu d'autre maître, et je dois à ses leçons mon initiation à une science qui est le secret des dieux, des augures et de Polichinelle. Tout est là. Je le sais par cœur, je le relis sans cesse et j'y trouve toujours quelque chose de nouveau; c'est la magie de ce génie familier, qui fait dire ici à son élève en cheveux gris, comme le vieux Michel-Ange: «J'apprends encore

Il est vrai que La Fontaine a composé ses Fables ad usum Delphini, pour un futur monarque; mais celui qu'on appelle le Bonhomme était d'une remarquable férocité, comme Machiavel, et sans cet égoïsme profond, il n'y a pas de diplomate.

La philosophie de La Fontaine est amère, comme tout ce qui est vrai. Il expose les systèmes les plus nouveaux, les théories les plus audacieuses, les doctrines les plus désolantes, les principes les plus dangereux, avec ce sans-gêne, ce laisser-aller, cette grâce négligente qui est la grande manière, ce qu'on appelle la grande École. Nul n'a sondé le cœur humain à une plus grande profondeur, et c'est le premier livre qu'on met entre les mains des enfants, inoffensif en apparence, comme le Catéchisme, dont les premières questions renferment les plus vastes problèmes posés à l'homme, l'énigme redoutable devant laquelle s'humiliait Pascal.

Si, avec ses Fables dans la tête, j'avais eu le masque honnête du Bonhomme au lieu du rictus de messire Satanas au pied fourchu, j'aurais trompé plus facilement les hommes et les nations, car il n'est pas un événement de l'histoire auquel on ne puisse appliquer une Fable de La Fontaine.

Ceci dit et compris, on aura la clef de ma politique, et on ne s'étonnera pas de la facilité avec laquelle on me verra sortir des passes les plus difficiles, comme le Renard, sans y laisser ma queue. J'avais mon Talisman. Dans toutes les situations, favorables ou critiques, je cherchais la Fable, et j'en trouvais toujours une qui me servait d'oracle ou me tirait d'affaire; comme le Chat, je n'avais qu'un tour dans mon sac, mais il était bon: Je grimpais sur l'arbre, et j'y suis encore.

Pendant un demi-siècle, j'ai manœuvré les grandes affaires de l'Europe au milieu des orages et des tempêtes qui ont bouleversé le monde. J'ai été le pilote du Vaisseau que Paris a dans ses armes: «Fluctuat nec mergitur.» Dieu merci, s'il a été désemparé, dématé, rasé, criblé, crevé, tout a été et sera réparé; l'Arche du monde n'a pas sombré dans le grand naufrage.

Il ne faut pas se mêler de gouverner un vaisseau sur lequel on n'est que passager, et celui qui n'obéit pas au gouvernail obéit à l'écueil. Dans la tempête, on ne choisit pas le meilleur gentilhomme pour lui confier le commandement, et j'ai payé de ma personne. J'étais un pilote; j'ai pris ma place, personne ne me l'a donnée. On ne remonte pas les courants comme les truites; celui de la Révolution portait au large et je m'abandonnai aux éléments; ils ont toujours disposé de moi; mais j'avais la main à la barre et l'œil à l'étoile polaire. La manœuvre ne m'a jamais fatigué; l'âme était absente et la tête seule était occupée; c'est par le cœur que la machine s'use le plus vite. Prévoyant les événements, j'en disposais sans les devancer; un léger coup de barre au gouvernail lui imprimait au début une direction à peine sensible, qui devenait un écart considérable au terme d'arrêt. J'ai vu clair, vrai, juste et loin; mais après la conception et la vue d'ensemble, je ne m'occupais plus des détails. C'est l'envers de mes qualités et je connais mes défauts; je n'ai pas l'âme immodérée à la Richelieu, ni l'esprit actif de Mazarin; chez moi, la mollesse et le décousu vont jusqu'à la faiblesse dans l'exécution, et je connais mieux l'art de préparer une surprise que celui de donner un assaut.

L'étude de la Théologie, par la force et la souplesse du raisonnement, par la logique et la finesse qu'elle donne à la pensée, est la gymnastique de la politique et l'escrime de la diplomatie. Les prêtres sont d'habiles négociateurs; pour avoir un bon Secrétaire d'état à Rome, il faut prendre un mauvais cardinal, et quand Rome a parlé, la cause est entendue.

L'Église calma mon ardeur par la lenteur de ses moyens d'action, Stare, Perseverando, prendre le temps sans le devancer, profiter des circonstances, attendre les occasions, saisir les à-propos, utiliser les volontés, la main légère et sans bruit. Le silence est, après la parole, la seconde puissance du monde, je sais parler et me taire. À défaut de la chaîne d'or qui sort de la bouche de l'Éloquence et va enlacer l'auditeur captivé, j'ai sur les lèvres la flèche acérée et légère qui vole droit au but.

Je n'ai été ni loup ni mouton, ni monarchiste ni républicain, ni marteau ni enclume, ni ministre de Dieu ou du Diable. Libre du joug de la multitude comme de celui des rois, je me suis maintenu dans le juste milieu, à cheval sur le fléau de la balance à faux poids, appuyant tantôt sur un plateau, tantôt sur l'autre, quand leur équilibre menaçait d'être rompu par le glaive ou la croix.

J'ai tenu les fils des pantins et des marionnettes dont les dieux s'amusent; j'étais dans leur secret; seul je savais d'avance ce que le monde devait vouloir plus tard, et je préparais le mot qui allait caractériser l'événement prévu et le fait accompli. Je ne suis plus que le spectateur de la comédie; je la trouve assez intéressante pour la suivre jusqu'à la fin, et ce qu'on peut encore tirer de meilleur d'un vieux diable qui ne veut pas se faire ermite, c'est un souvenir et un conseil.

JEUNESSE

Ma naissance.

Je suivrai le conseil du satirique:

Pour moi, j'aimerais mieux qu'il déclinât son nom,
Et dît: «Je suis Oreste ou bien Agamemnon.»

Je m'appelle Charles-Maurice Talleyrand-Périgord, et je suis né à Paris, le 2 février 1754.

Il serait puéril de vouloir accréditer une fable adoptée sans autre examen. Ce n'est pas à la suite d'un accident, d'une chute vers l'âge d'un an, que je restai estropié, boiteux, infirme pour toute la vie. J'apportai cette difformité héréditaire en venant au monde avec un pied arrondi en sabot de cheval, auquel on donne le nom de pied-bot équin.

J'étais l'aîné de la famille, destiné à en être le chef, avec les titres, biens et privilèges que me conférait le droit d'aînesse; mais toutes les espérances placées sur ma tête étaient détruites par mon infirmité. Ne pouvant entrer droit dans la vie par la haute porte des Armes, il fallut me courber pour passer sous la porte basse de l'Église; au lieu de perpétuer mon nom et ma race, je fus voué à la stérilité.

Ma famille me considéra dès lors comme un être de rebut, un objet de dégoût et d'humiliation. Mon père était au service, ma mère avait une charge à la Cour; personne ne voulut me voir. On m'abandonna à la négligence d'une nourrice dans un faubourg de Paris, où je fus oublié pendant plus de quatre ans.

Mon enfance.

À Sparte, difforme et chétif, on m'aurait noyé comme un vilain chat; mais le chat a sept vies, et j'ai vécu longtemps, comme Voltaire, oui, «Comme Voltaire», les dernières paroles énigmatiques de Talma avant d'expirer.

Des mains de la nourrice du faubourg, on m'expédia en Périgord, chez ma grand'mère, bonne femme qui me gâta comme son chat et son perroquet.

À la fin de ce second exil, on m'interna au collège d'Harcourt, avec l'ordre formel de me préparer à l'état ecclésiastique. C'est là que je commençai mes études, continuées à Reims, sous la direction de mon oncle, qui occupait le siège archiépiscopal, puis à Saint-Sulpice, où je passai trois ans, et terminées à la Sorbonne deux ans plus tard, en 1777.

Personne ne consulta, je ne dirai pas ma vocation, mais mon goût, ma préférence; on disposa de moi comme d'un être sans volonté et sans avenir. Quelle valeur peut avoir un engagement que j'ai subi sans l'accepter, dans une carrière imposée comme une disgrâce par une famille marâtre, une loi odieuse, une société décomposée?

J'aurais peut-être été sensible si on m'avait traité comme un enfant, et cette première expérience fait que je n'ai jamais eu le regret de n'avoir pas connu le sentiment de la paternité.[2]

Mes parents n'ont eu pour moi aucune affection, aucune tendresse, ni même ce soin de prévoyance qu'on a pour les plus humbles de ce monde et les plus disgraciés de la nature. Je ne veux accuser personne de cette indifférence; mais je ne puis m'empêcher de constater que l'homme a le privilège de toutes les vanités. On admire comme des vertus rares, des actions héroïques, le dévouement maternel, par exemple, les dons instinctifs qu'on ne daigne pas même remarquer chez les animaux, auxquels on refuse une âme. Quelques pouces de plus ou de moins font un nain ou un géant, quelques idées, un caput mortuum ou un génie, le génie, un peu de phosphore dans une boite qui n'est pas même en ivoire. Au moral comme au physique, les hommes donnent ainsi leur mesure, et je ne fais que me servir de leur aune pour les toiser.

Depuis l'heure de ma naissance, je n'avais pas couché sous le toit de ceux à qui je la devais. Ils avaient banni et renié leur enfant, ils ne l'avaient pas connu. Quand il me fut accordé de paraître devant ma famille, on me reçut plus froidement qu'un étranger déplaisant dont on est obligé de subir la présence. Jamais je n'ai entendu une parole affectueuse, reçu une caresse, une marque de pitié, un témoignage de consolation. Tout était morne dans cette demeure inhospitalière, glaciale comme l'accueil de ses maîtres.

Voilà toute mon enfance et toute ma jeunesse.

Je compris tout de suite que prier, pleurer, gémir, se plaindre, serait également lâche, et de plus inutile. Mon infirmité me condamnait presque à la solitude cellulaire. Incapable de rester debout sans fatigue et sans faiblesse, je ne pouvais me mêler aux jeux et aux exercices des récréations. Seul, à l'écart, oublié de ma famille, dédaigné de mes condisciples, je grandissais, ou plutôt je vieillissais avant l'âge dans le silence et l'abandon. L'âme humaine ne fleurit pas à l'ombre, la mienne se replia, sans air et sans soleil. Mon intelligence voilée, nourrie d'études arides, était semblable à la surface assombrie d'un lac mort reflétant le ciel comme un miroir d'acier; ma seule distraction était la lecture; je lisais beaucoup, mais sans ordre et sans méthode, des romans, des voyages et des Mémoires.

Mon enfance abandonnée s'était écoulée chez la nourrice d'un faubourg de Paris et la vieille grand'mère d'un coin de province; ma jeunesse maladive et mélancolique s'étiola dans la retraite des séminaires, comme une fleur pâle desséchée entre les feuilles jaunies d'un livre d'heures. L'ennui ne se raconte pas.

La vie est une pensée de la jeunesse exécutée par l'âge mûr. Les premières impressions laissent une empreinte ineffaçable au cœur de l'homme. Dans cette situation, le cœur se brise ou se bronze; il fallait mourir de chagrin ou s'engourdir, de manière à ne plus rien sentir de ce qui me manquait.

Qu'est-ce que ce monde? Pourquoi y suis-je? Qu'ai-je à y faire? Si je meurs, qui me regrettera? Ma mort exaucerait peut-être quelque vœu secret. Les Pères ont fait de la Désespérance le huitième péché capital. Acteur ou spectateur, il vaut la peine de vivre, ne serait-ce que par curiosité. Je sens une haine froide, implacable; je la nourris et je la cultive comme une fleur vénéneuse dont les racines plongent au plus profond de mon âme empoisonnée; je me vengerai, mais la vengeance est un mets divin qui se mange froid.

L'homme a trois caractères: celui qu'il montre, celui qu'il a et celui qu'il croit avoir.

Je me suis refait seul, corps et âme; j'ai pétri de mes propres mains l'argile dont j'étais formé, et j'ai distillé l'essence qu'elle renfermait. J'ai forgé l'æs triplex circa pectus du stoïcien, je l'ai recouvert d'une surface de glace polie, sans transparence, et cette cuirasse est si étroitement soudée à ma chair que je ne pourrais l'enlever qu'avec elle. J'ai refoulé et concentré mes sentiments dans mon cœur, comme j'ai accumulé et condensé mes idées dans ma tête, puis j'ai semé l'ivraie pour étouffer le bon grain. J'ai dépouillé le vieil enfant au point que tout ce qui est humain m'est étranger, et je me suis endormi par indifférence naturelle, par système et par habitude. Si quelque velléité sentimentale semble vouloir se réveiller et troubler cette implacable sérénité d'égoïsme, je m'empresse de l'exorciser pour en être dépossédé, et je me suis pétrifié dans l'eau bénite.

Je me suis fait ainsi une âme artificielle, une seconde nature d'abord superposée à la première, puis si bien fondue et identifiée avec elle que je n'aurais pu les dédoubler, et qui a fini par étouffer et absorber la véritable. Les sentiments vrais me sont devenus tellement étrangers que je les considère avec la curiosité d'un botaniste qui a étudié la nature dans les serres et les herbiers du Museum, et pour qui les fleurs vivantes des champs et des bois sont inconnues. Il m'est resté cependant un coin vulnérable, une sensibilité particulière et délicate dont je n'ai pu me défaire. La souffrance me répugne, la misère me dégoûte, tout ce qui est laid et vulgaire m'inspire une insurmontable répulsion.

Je pense souvent à ce mot de madame de Rémusat: «Bon Dieu! quel dommage que vous vous soyiez gâté à plaisir! car, enfin, il me semble que vous valez mieux que vous.»

Oui, je valais mieux que moi quand j'étais encore de chair, avant l'engourdissement, et j'avais quelques bonnes qualités, puisque je les ai supprimées.

Cette insouciance d'âme, cette glace du cœur, cette insensibilité, cette indifférence, cet ennui universel des hommes et des choses, en m'affranchissant des autres, m'a dégoûté de moi-même au point de ne pas y prendre beaucoup d'intérêt. Ces principes négatifs du bien et du mal font que rien au monde ne me semble mériter une pensée sérieuse et la peine d'un effort; aucune ambition réalisée ne vaut le prix qu'elle a coûté. Ils sont cause aussi que je n'ai jamais éprouvé de grandes joies ni de grands chagrins; aucune perte ne m'a sensiblement affligé, et je n'ai jamais vivement regretté quelque chose; mais si je n'ai point assez aimé, je ne me suis guère aimé non plus.

Je veux bien convenir que j'eus tort. Il eût peut-être mieux valu souffrir et conserver des facultés de sentir; car la douleur est préférable à l'insensibilité de l'existence végétative, qui rappelle la réponse de Le Nôtre à Innocent XI: «Donnez-moi des passions; c'est le stimulant sans lequel on ne peut faire de grandes choses.»

Sur le tard, j'ai douté des principes de ma philosophie, après en avoir pesé les avantages et les inconvénients. En toutes choses, il y a du pour et du contre. Faut-il attribuer ce symptôme de faiblesse à la décroissance progressive de la force vitale, à l'humiliation des facultés intellectuelles moins actives contre l'ennui qui creuse jusqu'au tuf une âme indifférente, un cœur froid, un esprit blasé, un corps chétif et débile? Je ne saurais trop le dire. La lame qui a subi la double trempe de la glace théologique et du feu charnel redresse son fourreau; mais l'abstraction des qualités morales a laissé des vides, des lacunes au fond d'une vie décolorée, pleine d'amertume et de désenchantement. Aussi, je n'érige pas mon système personnel en principe absolu pour ceux qui seraient tentés de l'imiter. J'ai toujours considéré l'inertie comme une vertu et l'activité comme un vice, et je ne fais aucune dépense de l'énergie qui tend les ressorts des nerfs et de la réflexion; de là une indolence de corps et une paresse d'esprit que rien ne peut réveiller ou exciter, et je me sens aussi incapable d'un mouvement passionné que d'un exercice violent. Quand j'ai l'air de perdre du temps, c'est que j'attends l'occasion; je suis prêt et sûr d'agir à l'heure où elle passe.

À la suite de cette métamorphose de mon être, j'arrivai à me dominer, à me commander, à me posséder entièrement. Je me suis fait une âme que les passions ne peuvent émouvoir, un front qui ne rougit jamais, un œil qu'aucune vision ne trouble, un masque de sphinx impassible que rien n'altère et ne fait sourciller. Avec cette armure sans défaut, rayée, criblée, bosselée, mais non entamée, j'ai été maître de moi, des autres et de l'univers; réfractaire aux poisons, comme Mithridate, j'avalais les couleuvres et les vipères, les crapauds et les scorpions comme des dragées. Dans la représentation officielle ou dans le commerce privé, je n'étais pas un acteur jouant un rôle sur le théâtre et, rentré dans la coulisse, essuyant son fard, dépouillant son costume et reprenant sa personnalité; le comédien s'était incarné dans l'homme; je changeais de peau, mais je restais serpent.

Je voulus arriver à la discipline parfaite, celle du corps comme celle de l'âme. Le corps est une machine obéissante quand on ne lui demande qu'un fonctionnement régulier; j'y suis parvenu par une application soutenue, avec la constance de la volonté.

Si je ne m'amuse guère, je ne m'ennuie jamais; je suis de ces âmes à la Montaigne qui se font compagnie à elles-mêmes. Toutes les fois qu'il m'est arrivé de m'entendre dire, en sortant d'un salon: «Vous êtes-vous bien ennuyé?» j'ai répondu invariablement: «Non, j'y étais.»

À défaut de passions, d'émotions, de sensations, j'ai cherché des armes contre cet Ennui, qu'un poète appelle le signe le plus éclatant de la grandeur de l'homme, le plus noble attribut de la nature mortelle. J'en ai trouvé trois: La Politique, les Femmes, le Jeu. Rien ne peut m'intéresser ou me distraire, en dehors de ces trois Vertus peu théologales qu'on peut appeler l'École de l'immoralité.

Ce que j'admire chez Scarron, ce raccourci de la misère humaine, ce n'est pas son esprit, tout le monde en a, c'est sa belle humeur, chose rare et précieuse entre toutes. Les Stoïciens niaient la douleur; lui s'en moquait, comme du reste, ce qui est l'essence suprême de la philosophie. J'ai tout appris, même à souffrir; mais la gaieté, la joie, le plaisir, ne peuvent s'acquérir à aucun prix et par aucun moyen.

J'avais un condisciple qui, sous ce rapport, n'engendrait pas la mélancolie. Tout lui apparaissait sous des aspects comiques et, entre mille, j'en citerai quelques traits empruntés à la Bible ou aux textes sacrés.

Pendant la leçon, comme il traduisait à haute voix le chapitre de la Création, il s'étonna que Dieu se fût reposé le septième jour, comme s'il était fatigué. Il ne comprenait pas non plus qu'il eût créé l'homme à son image, puisqu'il y en avait de si laids.

Une autre fois, il tourna deux feuillets de son livre et se mit à expliquer couramment: Dieu créa la première femme... elle était goudronnée en dedans. Passant ensuite au Déluge, où Noé embarquait un couple de tous les animaux, il s'interrompit en disant au professeur: «Monsieur, je crois qu'il y avait plus de deux puces dans l'arche».

Il faisait des réflexions peu orthodoxes, par exemple sur ce vers:

L'enfer, comme le ciel, prouve un Dieu juste et bon.

Comme il soutenait la thèse qu'on devrait plutôt prier Dieu sur une échelle qu'à genoux, le professeur lui dit avec douceur: «Prenez-vous Dieu pour un sourd?»

C'était un aimable compagnon, qui a dû faire un bon curé de campagne à Meudon.

Cette note du Père Anselme, mon professeur de Théologie, renferme l'horoscope de ma destinée:

«Vous entrez dans le monde par la petite porte de l'Église. Vous y aurez bientôt la réputation d'un homme supérieur avec lequel il faut compter de puissance à puissance. Votre place y est marquée par un grand nom, une famille illustre et puissante, une fortune assurée qui s'accroîtra rapidement. Vous avez une intelligence féconde, une instruction solide, les grandes manières qui séduisent, les hautes facultés qui captivent, du jugement et de l'esprit, de l'ardeur et du calme, de l'audace et de la prudence, de la hardiesse et de la réserve, de la force et de l'adresse, de la pénétration et de la légèreté, du ressort et de l'indolence, du flair, du coup d'œil et du sang-froid. Une malice diabolique vous tirera des mauvais pas, votre esprit infernal a plus de fil que l'épée; mais votre corruption consommée, votre licence de mœurs satanique vous exposeraient à l'hypocrisie ou au scandale, sans la réunion de ces qualités sérieuses et brillantes, votre précoce expérience des hommes, des choses et des événements, et surtout l'empire que tous savez prendre sur vous-même et qui s'imposera aux autres. La Politique et les Femmes seront les deux pôles de votre carrière; mais n'oubliez pas l'Église, qui vous a traité en mère, et pour laquelle il n'y a pas de faute au-dessus du pardon. Le chemin est ouvert, Fata viam invenient.»

VOLTAIRE

La royauté décline. Le Palais de Louis XIV n'est plus qu'une Petite-maison; il a subi des transformations conformes à la vie que mène le souverain, et ses longues galeries et ses vastes salles sont converties en Petits-Appartements. Le boudoir de madame de Pompadour est le cercle de madame du Barry, les salons sont des cabinets, où les fils de la vieille noblesse militaire suspendent encore leurs fines épées de cour. La représentation, après avoir fait place à la vie intime et familière, devient la vie cachée. Le grand art, froid et correct, se plie à toutes les fantaisies. Les têtes sévères qui avaient de la grandeur, du caractère et de la majesté, sont souriantes; les hautes perruques bouclées sont remplacées par des perruques poudrées; les costumes, les uniformes se féminisent; les hommes sont plus affables, plus gracieux, plus élégants, plus raffinés, et moins grands seigneurs; les femmes sont moins belles et plus jolies. Il n'y a plus de ministres, il n'y a que des favorites et des complaisants, la politique et la diplomatie ne sont que de l'intrigue.

La noblesse elle-même conspire à sa perte. Quos vult perdere Jupiter dementat. Les rois, les princes, les grands encouragent la Philosophie. Louis XIV impose Molière; Pierre-le-Grand appelle Leibnitz à sa cour; Christine de Suède, Descartes; Frédéric, Voltaire; Catherine, Diderot; madame de Pompadour le favorise; demain, Louis XVI subira Beaumarchais. Le coin qui a pénétré dans l'autel avec Tartufe entame la monarchie; l'éclair du stylet de Figaro suivra de près le sourd roulement de l'Encyclopédie. Louis XIV a pu dire: «Après moi, mon siècle». Louis XV dit: «Après moi, le déluge», et madame du Barry ajoute: «La France, ton café f... le camp.» Avec plus de sens politique, il aurait dit: «Après moi, la Révolution». Mais la Fronde n'avait encore appris à personne que tout ne finit pas en France par des chansons.

Les races sont comme les hommes: quand elles ont longtemps vécu et sont sur le point de disparaître, elles se prennent à refleurir avec une sève d'arrière-saison et à briller comme une lampe dont l'huile va s'épuiser.

Le roi du jour est l'Esprit; c'est l'actif dissolvant de l'ancienne tradition hiérarchique. Il rend la force humaine, le pouvoir indulgent, la religion tolérante, l'aristocratie familière. La société commence à se mêler, mais elle ne s'encanaille pas encore. L'esprit donne son arôme à la fleur de courtoisie, son piment à la fadeur de la conversation. Les passions ne sont plus que des marivaudages et l'amour de la galanterie. La vieille société agonise pâmée, étouffée sous une pluie de roses dans ses Nuits françaises. Les idées sont capiteuses et grisent les têtes les plus froides, les croyances ne sont plus gênantes, l'espérance d'un avenir humanitaire et libre fait oublier le regret du passé religieux et royal.

Voltaire est le Pontife de l'Esprit, les rois et les seigneurs sont ses disciples; après l'aristocratie de la Naissance et de la Fortune apparaît l'aristocratie de l'Intelligence; l'Esprit descelle et soulève la lourde pierre de la crypte qui renferme la tiare et la couronne.

Deux ans après le sacre de Louis XVI, Voltaire avait quitté Ferney pour venir mourir à Paris. Il y rentra comme un roi dans sa capitale, comme un dieu dans son temple, dans la gloire de son dernier triomphe et l'apothéose de son immortalité terrestre.

Voltaire est véritablement le seul homme de ces deux siècles que je reconnaisse pour mon maître, que j'admire sans arrière-pensée, et devant lequel je me suis librement incliné.

J'avais un ardent désir de le connaître, et le patriarche n'était pas moins curieux de voir le néophyte que les salons désignaient déjà comme son héritier.

Il faut dire qu'on improvise à Paris les réputations d'esprit à bon marché. On lui avait raconté quelques traits dans le genre de celui-ci, qui n'est pas des meilleurs:

À dîner chez le duc de Choiseul, la duchesse de N..., dont les aventures faisaient anecdote, arriva en retard. À son entrée, je me pris à dire: «Oh! oh!» en signe de vague surprise, je ne sais trop pourquoi.

À peine assise, elle m'interpelle à haute et intelligible voix:

—Je voudrais bien savoir, monsieur, pourquoi vous avez dit: Oh oh?

—Je vous demande bien pardon, madame, j'ai dit: «Ah! ah!»

Voltaire me reçut deux fois chez lui, m'appela son jeune successeur, et je dus accepter comme un avancement d'hoirie ce titre décerné par le Pape de la Philosophie, dont la main de squelette donnait aussi la bénédiction urbi et orbi, à Paris et au Nouveau-Monde de Franklin.

Pendant ces deux visites je pus considérer à loisir cet homme extraordinaire, craintif et hardi comme l'écureuil, toujours tremblant pour sa vie et sa liberté et toujours les risquant sur un mot, qui avait renversé les autels et ébranlé les trônes, assis sur les ruines qui allaient ensevelir l'Église et la Monarchie. J'étais comme Œdipe, muet et pensif, devant le Sphinx énigmatique à l'orbe sans regard. Le marbre ne rit pas; mais Houdon lui a appris à sourire, et quel sourire! Je vois encore ses yeux aigus et son rictus sardonique à mettre un ange en colère. J'ai toujours eu l'œil froid et le masque impassible. Nous nous regardions comme deux augures. Le vieil ermite flairait le jeune diable qui venait tremper sa griffe dans son bénitier. Son premier mot fut: «Vous n'êtes pas ému.» Il ajouta: «Nous ne nous ressemblons pas, mon fi, je suis de feu et vous êtes de glace, mais vous avez la jeunesse

Au cours de la conversation, je lui parlai de ses tragédies. Il me demanda quel était son plus beau vers. Je répondis sans hésiter:

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.

—C'est bien ce qu'on a fait. Mais ce n'est pas mon vers préféré. Il déclama:

C'est moi qui te dois tout puisque c'est moi qui t'aime.

Et, posant sa main sèche et froide sur la mienne: «Vous avez de l'esprit, du bon, pas celui des mots, celui des choses. L'esprit est la fleur du bon sens, le naturel en habit de cour. Si c'est une maladie, on n'en meurt pas jeune, et elle n'est pas contagieuse.»

On ne se fit pas faute de me reprocher ces deux entrevues avec Voltaire. Le pape de Rome, Benoît XIV, se montra plus indulgent, en acceptant la dédicace de sa tragédie de Mahomet.

J'en garde la mémoire. C'est encore un de mes radotages, je le sais; mais j'ai si peu d'heureux souvenirs et je n'ai jamais eu de belles espérances.

LE CERCLE DE MADAME DU BARRY

J'ai dû quelque chose à ma naissance; elle m'a donné l'accès de ce microcosme, qui se croit l'essence raffinée de l'univers, ce petit monde qui s'intitule lui-même le grand monde, perché sur des échasses, qui vit aux lumières, se couche quand les travailleurs se lèvent et regarde en pitié le reste du genre humain. Mais si le crédit de ma famille m'a ouvert la carrière, je m'y suis maintenu seul; car dans les temps difficiles où j'ai vécu, ce n'est pas avec des ancêtres, des blasons et des parchemins qu'on s'élève, qu'on se soutient, et qu'on se relève après avoir été renversé.

Celui qui n'a pas vécu au dix-huitième siècle avant la Révolution ne connaît pas la douceur de vivre et ne peut imaginer ce qu'il peut y avoir de bonheur dans la vie. C'est le siècle qui a forgé toutes les armes victorieuses contre cet insaisissable adversaire qu'on appelle l'ennui. L'Amour, la Poésie, la Musique, le Théâtre, la Peinture, l'Architecture, la Cour, les Salons, les Parcs et les Jardins, la Gastronomie, les Lettres, les Arts, les Sciences, tout concourait à la satisfaction des appétits physiques, intellectuels et même moraux, au raffinement de toutes les voluptés, de toutes les élégances et de tous les plaisirs. L'existence était si bien remplie qui si le dix-septième siècle a été le Grand Siècle des gloires, le dix-huitième a été celui des indigestions.

Mes études théologiques terminées, j'avais fait mon entrée dans le monde: j'étais l'Abbé de Périgord, et comme me baptisa madame du Barry, l'Abbé malgré lui.

Si j'avais des obligations au Diable, je dirais du bien de ses cornes; j'en dirai donc avec plus de plaisir de la favorite de Louis XV. Elle était supérieure à son origine et valait infiniment mieux que sa réputation, bonne fille et bonne femme, comme toutes les catins. On lui reprochera, sans doute, d'avoir faibli à l'heure où tout le monde savait bien mourir. Quelle amère sottise. J'admire le courage des héroïnes; mais j'aime cette faiblesse, qui est tout son éloge: Elle a été femme jusqu'à la mort.

Son cercle était celui que je préférais.

On y entrait comme dans un salon neutre, où la reine du jour accueillait toutes les aristocraties, porte ouverte et ceinture dénouée pour qui montrait un blason, une bourse d'or ou un sonnet; Platon lui-même eût été un de ses fidèles. J'étais ambitieux, peu riche d'argent, et je cherchais le levier d'or qui seul peut déplacer l'axe du monde. En attendant la visite de la Fortune, dans mon lit, car j'ai toujours été paresseux avec délices, je me créais des relations: de Calonne, Mirabeau, etc. Je fréquentais particulièrement chez madame du Barry, madame de Flahaut, madame de Buffon, et j'étais assidu dans les salons du Faubourg.

Avec deux compagnons de mon âge, Lauzun et Choiseul-Gouffier, nous avions formé une sorte de Triumvirat qui ressemblait à un Club fondé pour le découragement de la vertu. Ils avaient dissipé leur fortune et cherchaient à la refaire par l'agiotage; c'est par là que j'avais commencé la mienne sous le ministère de Calonne, mon premier professeur de politique. Paris n'est pas la capitale de la Morale en action; j'aimais les distractions sans négliger les affaires et je ne m'endormais pas.

Un des plaisirs de la favorite était d'entendre le récit des aventures galantes, les escalades des murailles, les ascensions à la mansarde des grisettes, les espiègleries et les escapades, les intrigues de la cour, du monde, de la ville, du théâtre et du carnaval. Chacun avait l'habitude de raconter ses bonnes fortunes, sans préjudice de celles des autres; elle savait que je n'étais ni un saint, ni un hypocrite; mais comme ce sujet était doublement interdit à un abbé du petit rabat, elle se faisait une joie maligne de m'y attirer.

—Et vous, monsieur l'Abbé, vous ne dites rien. À quoi rêvez-vous?

—Je fais une réflexion bien triste.

—Bon, dites-la toujours.

—Je me querelle d'être privé du droit de me marier.

—Bah! il y a assez de gens qui se marient des deux mains; mariez-vous de la main gauche.

—C'est qu'il y a encore autre chose, et que Paris est une ville dans laquelle il est plus facile de trouver une femme qu'à Versailles une abbaye.

—L'une n'empêche pas l'autre, au contraire.

Madame du Barry était de parole et l'effet ne se fit pas attendre. Je lui dois l'Abbaye de Saint-Denis, du diocèse de Reims, et plusieurs autres bénéfices, qui me permirent de tenir mon rang dans le monde et de voir venir l'Occasion, qui ne tarda pas à passer.

La vie privée doit être murée; cependant je ne puis passer sous silence le nom des femmes qui ont exercé une influence directe sur ma destinée. Je parlerai de mademoiselle Charlotte de Montmorency, de mademoiselle Luzy, de madame de Staël et, j'en suis désolé, de madame Grand, ma femme. Je ne puis dire que

Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé,

mais en cette matière, qui veut trop prouver ne prouve rien, sinon qu'il est un sot de s'attribuer les conquêtes dont il se vante.

Un jour que j'étais resté le dernier sur un signe de la favorite, elle me dit de sa voix argentée:

—Eh bien, l'Abbé malgré toi, adores-tu toujours les femmes?

—Comme Tantale.

—Mais bois donc. Voyons, nous sommes une bonne paire d'amis, je suis discrète; conte-moi un peu tes amours et tes fredaines; allons, l'Abbé, confesse-toi.

—Je commencerai donc par les choses honnêtes.

—Elles semblent ordinairement plus fades que celles qui ne le sont pas; mais tu as trop d'esprit pour être ennuyeux, et rien que l'idée que tu as été honnête en amour une fois dans ta vie me donne de la curiosité. J'ai entendu dire que tu t'étais pris d'une violente passion pour mademoiselle Charlotte de Montmorency.

—Il n'y a qu'une femme pour deviner ces choses-là.

—Ce n'est pas difficile; il paraît même que tu es payé de retour et qu'elle ne s'en cache pas. Comment finira la comédie?

—Comme les autres, par un mariage.

—Que me chantes-tu là, un abbé marié?

—Eh oui; ce que vous ne savez pas, c'est que, condamné au célibat par disgrâce d'état, je suis en instance auprès du Saint-Père et je fais des démarches à Rome pour être relevé de vœux qui me sont plus odieux que je ne puis le dire.

—Le vœu de chasteté n'est pas gênant. Les abbés ont cet avantage pour les femmes qu'elles sont sûres du secret, et que leur amant peut leur donner autant d'absolutions qu'elles font de péchés avec lui.

—Je désire me marier, et j'espère que cette grâce me sera accordée.

Sans la Révolution qui bouleversa le monde, je crois que j'aurais fini par réussir envers et contre tout; mais je devais être emporté comme le reste dans le grand naufrage; seulement, j'ai surnagé.

—Je dois avoir des amis par là et je t'y aiderai, sous la condition que tu ne me le reprocheras pas plus tard. Et où en es-tu avec mademoiselle Luzy?

—C'est de l'histoire ancienne.

—C'est toujours la même, avec d'autres marionnettes. Où l'avais-tu rencontrée?

—À l'église. J'étais encore étudiant en théologie lorsque, par une belle après-midi, ou plutôt non, par une vilaine après-midi, il pleuvait et il faisait une jolie crotte, je vis, sous le porche de Saint-Sulpice, une demoiselle qui venait d'entendre le sermon et qui hésitait à se risquer, comme une chatte inquiète, attendu qu'elle n'avait pas même une ombrelle. Moi, j'avais un parapluie à la mode. J'offre mon bras et je la reconduis chez elle.

—Paul et Virginie. Si tu n'avais pas eu de parapluie pour t'abriter, elle aurait levé son jupon un peu plus tôt.

—Elle me fit promettre de revenir la voir, et j'y retournai avec d'autant plus de plaisir que nous étions une consolation l'un pour l'autre. On me forçait d'étudier la théologie pour entrer dans les Ordres, et je n'avais pas la vocation religieuse; ses parents la faisaient travailler le théâtre pour entrer à la Comédie-Française, et elle n'avait aucun goût pour ce métier. Un peu dévote, mais sans exagération, elle était actrice malgré elle comme j'étais séminariste malgré moi, et la confidence de notre penchant contrarié fit que l'eau coula à sa pente beaucoup plus facilement.

—Comme ce monde est arrangé. Voilà une comédienne qui voudrait être novice et un abbé qui voudrait jouer les Don Juan. Enfin, l'Abbé, quoiqu'il advienne, tu seras un bon comédien; seulement, si tu veux te marier, tu feras bien de songer à la consultation de Panurge et de lire le bréviaire du Curé de Meudon.

—C'est ce que je fais de temps en temps.

Son Cercle était aussi un Bureau d'esprit.

On m'a tant prêté de mots que je me plais volontiers à rapporter ceux des autres, et Dieu sait si on en racontait de jolis dans le Bureau d'esprit de la favorite, sans oublier le sien dont le sel était plus gaulois qu'attique, mais libre, sans apprêt ni culture, d'une saveur naturelle et d'un cachet original. Je n'en citerai que quelques échantillons choisis, la plupart ayant été recueillis et publiés dans les gazettes.

Billet d'amour de Diderot à mademoiselle Volland:

«Ma Sophie, je vous écris dans l'obscurité; je ne sais si la plume marque, mais partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime

Billet de Chamfort à une dame, en prose, mais qui ressemble à la chute amoureuse d'un madrigal:

«Madame, je veux bien vieillir en vous aimant,
Mais non mourir sans vous le dire.»

Une dame à son chevalier qui, dans une voiture, devenait très pressant:

«Monsieur, prenez garde, je vais me rendre tout de suite.»

Voici un bouquet dont les fleurs n'ont pas de nom dans l'herbier galant:

«Les femmes sont encore plus avares de leurs cheveux que l'Occasion, qui n'en a qu'une mèche.»

«L'amitié serait jeune après un siècle, l'amour est déjà vieux au bout de trois mois.»

«Iris s'est rendue à ma foi.
Qu'eut-elle fait pour sa défense?
Nous n'étions que nous trois: elle, l'Amour et moi,
Et l'Amour fut d'intelligence.»

Mon Iris me promit lundi
Que je la verrais mercredi;
Ah! mon Dieu, l'ennuyeux mardi.

«On n'arrive à mon cœur qu'en passant par le tien.»

«Quand l'Amour ne ment plus, c'en est fait du bonheur.»

«Faut-il vous aimer comme un sage?
Faut-il vous aimer comme un fou?»

Quoi, vous parlez de cheveux blancs;
Laissons, laissons courir le temps,
Que vous importe son ravage?
Les Amours sont toujours enfants
Et les Grâces sont de tout âge.
Pour moi, Thémire, je le sens,
Je suis toujours dans mon printemps
Quand je vous offre mon hommage;
Si je n'avais que dix-huit ans,
Je pourrais aimer plus longtemps,
Mais non pas aimer davantage.

«La galanterie des vieillards est l'étiquette d'un flacon vide.»

la rochefoucauld (Papiers intimes non classés.)

Latour, faisant le portrait de madame du Barry en présence de Louis XV, se mêla de donner son avis sur les affaires du royaume, et dit d'un air capable que nous n'avions pas de marine.

—Mais si, dit le Roi, nous avons Vernet.

Et s'adressant au ministre:

—La flotte est-elle en état de combattre?

—Il le faudrait bien, Sire, elle ne pourrait même pas fuir.

Quelqu'un cherchait l'adresse de la princesse de Vaudemont.

—Rue Saint-Lazare, le numéro m'échappe; mais vous n'avez qu'à le demander au premier pauvre que vous rencontrerez, ils connaissent tous son hôtel.

«Si madame *** avait des dents, elle serait aussi laide que mademoiselle Duchesnois.»

Rivarol me déteste; c'est un prêté pour un rendu. Il se plaint de la réputation de malice infernale qu'on lui suppose:

—J'affirme n'avoir fait qu'une seule méchanceté dans ma vie.

—Monsieur, quand finira-t-elle?

Rivarol est un faiseur de mots, et ses flèches de papier lui retombaient quelquefois sur le nez, comme celle-ci: «Nous autres gentilshommes», pluriel qu'on trouvait singulier.

Chamfort est un archer révolutionnaire dont les traits barbelés vont droit au but: «Monsieur le duc, il est plus facile d'être au-dessus de moi qu'à côté.» Il a manqué la fortune, parce qu'il n'a jamais pu croire les hommes aussi bêtes qu'ils le sont.

Et Beaumarchais; ce nom pétille. Avec quelle dextérité il lance son stylet en plein cœur des mannequins de velours. Mademoiselle Sophie Arnould lui a dit: «Vous serez pendu, mais la corde cassera

Je remplirais un cahier avec les traits de ces conversations, que je sèmerai au cours de mes souvenirs.

LE PRINCE DE CONTI

La favorite nous a raconté les derniers moments du prince de Conti. Il refusa les Sacrements de l'Église avec obstination, et il eût épouvanté le Roi par une telle conduite, si Louis XV avait survécu. Mgr l'Archevêque de Paris se présenta plusieurs fois et ne fut jamais reçu. La canaille le regardait de la rue, et pour l'édifier par la cérémonie de l'onction des Saintes huiles, le cortège entra processionnellement dans le palais, se cacha en quelque coin, et puis ressortit comme si le prince avait accompli ses devoirs. Cette mômerie fut jugée sévèrement. Les philosophes seuls regrettèrent sincèrement le prince, qui les avait soutenus de tout son crédit. Il portait à Jean-Jacques Rousseau une affection toute particulière dont il lui donna souvent des preuves. Il aurait voulu lui assurer une existence indépendante; mais, ajouta madame du Barry, cet ours mal léché ne voulut pas plus envers lui qu'envers moi se charger du fardeau de la reconnaissance.

LE SACRE DE LOUIS XVI

J'avais vingt-deux ans en 1776, quand j'assistai avec ma famille au sacre de Louis XVI à Reims. On comptait que je serais ébloui par l'éclat de la cérémonie royale et la magnificence des pompes de l'Église, et qu'à défaut de vocation religieuse, l'ambition me soufflerait que la béquille de Sixte-Quint vaut bien le bâton de Maréchal de Condé. On sait qu'il a eu plus d'un imitateur, et quand un cardinal marche courbé, on dit à Rome: «Il cherche les clefs.» Mais Sixte-Quint, une fois pape, a jeté sa béquille aux orties, et il me faudra toujours garder la mienne. Ou aura beau me rappeler la liste des boiteux célèbres et favorisés, comme lord Byron; cela, comme on dit, me fait une belle jambe. Après tout, personne n'a songé qu'au lieu d'être voué à devenir le Ministre de Dieu, je semblais prédestiné à être un Ministre de la Justice; elle est boiteuse comme moi et je ne suis pas manchot.

Le cardinal de La Roche-Aymon, qui n'a pas eu besoin de génie pour faire sa fortune, joua le premier rôle à cette cérémonie, non en qualité de Grand-Aumônier de France, mais comme archevêque de Reims. Il était très vieux, fort cassé; mais sa bonne volonté de courtisan lui donna la force de braver les fatigues de cette longue journée.

Le lendemain, on raconta tout chaud l'épilogue du Sacre au cercle de madame du Barry.

Le soir, Louis XVI demanda au cardinal s'il n'était point las:

«Non, sire, répondit-il, je suis même prêt à recommencer.»

Ce mot, assurément naïf, parut de mauvais augure. Il ne fut pas relevé; mais le roi s'en ressouvint, car il dit le même soir à la reine:

«Madame, faites en sorte que ce ne soit pas pour mon frère que Monseigneur de Reims recommence les cérémonies du Sacre.»

La reine aurait pu répliquer:

«Je suis à vos ordres pour donner, quand il vous plaira, un héritier au trône de France.»

On tenait d'étranges propos sur l'adolescence prolongée du roi. À quelque temps de là, la duchesse d'Aiguillon apporta des nouvelles circonstanciées, et voici sa conversation avec madame du Barry:

—La bonhomie du roi est admirable. Il conte à ses courtisans les détails les plus secrets et les plus intimes de ses rapports avec la reine. Il leur a dit qu'après ses relevailles de couches, il était allé la remercier maritalement de l'avoir rendu père.

—Nous aurons donc un Dauphin?

—La reine l'espère; elle en a grand besoin; car en France, qu'est-ce qu'une fille?

—Ne trouvez-vous pas singulier que dans un royaume où les femmes gouvernent, on ne les compte pour rien?

—En ce qui touche seulement la succession à la couronne; autrement, depuis Louis XIII, à très peu d'années près, nous avons eu la haute main et commandé souverainement. Voyez la régence de Marie de Médicis et l'ascendant que la duchesse d'Aiguillon, notre grand'tante, prit sur le Cardinal de Richelieu. Voyez Anne d'Autriche, pendant la longue minorité de Louis XIV, puis madame de Montespan et madame de Maintenon. Sous le régent Philippe, il y avait dix favorites pour une; sous Monsieur le Duc, madame de Prie; sous le feu roi, madame de Châteauroux, madame de Pompadour, et vous.

—Oui, Cotillon I, Cotillon II, Cotillon III; mais aujourd'hui c'est le tour des sultanes légitimes; la reine a su prendre de l'influence; elle est roi et a raison de l'être.

—De toutes les manières, si une des nôtres ne peut être reine en vertu de sa naissance, il nous reste une belle fiche de consolation, celle de faire toujours la loi aux rois.

La duchesse aurait pu remonter bien plus haut que Louis XIII dans l'armorial féminin. Sous Clovis, Sainte Clotilde portait déjà les culottes; Blanche de Castille faisait mieux, elle enfermait à clef Saint Louis pour l'empêcher d'aller embrasser la reine. Partout où les hommes règnent, les femmes gouvernent, et le contraire ne se voit pas; c'est une quenouille bien embrouillée, la Loi Salique est un grand mot. Des mots, des mots, des mots, comme dit Hamlet.

L'Assemblée des notables.

1788.—J'étais depuis huit ans Agent général du clergé. L'Église de France formait un État dans le royaume. Elle avait son roi à Rome et se gouvernait elle-même. Je fus son ministre et, pendant ces années d'apprentissage des hommes et des affaires, j'appris à les conduire et à les traiter, comme un professeur qui s'instruit en enseignant. On m'accordait de l'esprit, on me reconnut de la capacité. Mes fonctions me laissaient la main haute et libre; la jeune Amérique était à la mode, j'armai un corsaire contre les Anglais, de moitié avec Choiseul-Gouffier, et le maréchal de Castries, ministre de la marine, nous donna des canons.

Pendant le rude hiver de 1788, le Trésor royal était vide, la famine à son comble, et le roi appela l'Assemblée des Notables, dont je fus nommé membre.

Les Notables étaient réunis pour constater et étudier les souffrances de la nation bien plus que pour les soulager et y porter remède. C'était une consultation générale, un congrès de médecins politiques. Ils avaient interrogé le patient et savaient le nom de sa maladie; quant à la guérir, ce n'était pas leur affaire, et celui qui eût affiché cette prétention n'eût pas manqué de scandaliser la Faculté: «Eh! mon ami, si nous connaissions le remède, nous commencerions par nous guérir nous-mêmes. Nous ne sommes pas des charlatans, nous croyons à la médecine, et la preuve en est que nous nous soignons comme les autres d'après les ordonnances de nos confrères. Et ils disaient vrai; car en l'an de disgrâce 1788, le Clergé et la Noblesse étaient en plus fâcheuse position que le Tiers. Après son triomphe, le Peuple, qui a toujours fait sa besogne en attendant qu'il le renverse à son tour, se chargea de l'opération au moyen du remède héroïque: Il supprima le malade.

L'Assemblée des Notables avait déclaré qu'il fallait jeter l'ancre de miséricorde, et quelque temps après ma nomination à l'évêché d'Autun, je fus élu député du Clergé aux États-Généraux, oubliés depuis 1614 et convoqués à bref délai.

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Les États-Généraux.

Il faut que chacun trouve son mot dans l'énigme de la vie; il ne sert à rien qu'on vous le dise; les uns ne l'écoutent pas, les autres le prennent à contresens.

J'avais trente-cinq ans, l'âge où l'esprit est dans toute la plénitude de sa force et de son activité. Je n'avais d'autre perspective que l'ambition, et je me trouvais entre l'Église et la Politique. On dit qu'Hercule, également entre deux selles, choisit la Vertu qui lui sembla plus belle, et qui le conduisit directement aux pieds d'Omphale, ce qui implique une certaine contradiction. L'antiquité, dans ses allégories, nous propose ainsi parfois des énigmes que nous ne comprenons pas.

Dans cette alternative, je me rappelais l'Âne de Buridan, également sollicité par la faim et la soif, et qui, n'ayant aucune raison de commencer par manger ou boire, se laisse crever entre un sac d'avoine et un seau d'eau. Un docteur trouve que l'âne est logique; n'étant ni l'un ni l'autre, ni les deux à la fois, j'aurais bu d'abord, et après cette libation, j'aurais attaqué ferme le picotin. L'argument des écoles n'est pas des mieux choisis et il y a inégalité dans les termes. Manger est bien, boire est mieux, digérer est tout.

Je choisis la Politique. Que le Pape, qui a sacré Bonaparte, me jette les Clefs de Saint Pierre, qui a renié trois fois son Maître.

À examiner froidement la situation, le travail de vingt-cinq millions d'hommes ne servait qu'à entretenir l'oisiveté de six cent mille privilégiés qui les opprimaient, et la nation était le fumier sur lequel s'élevaient avec orgueil les fleurs patriciennes. Les dix lignes de La Bruyère sur les Paysans suffisent pour expliquer la Révolution française.

Comment voulez-vous qu'un peuple ne soit pas fatalement poussé et entraîné à la Révolution, quand un noble peut impunément molester, insulter et brutaliser un citoyen, faire bâtonner Voltaire à l'hôtel Sully, frapper Mozart, emprisonner Diderot, traquer Rousseau comme une bête fauve. Il est vrai que ce même peuple verra de sang-froid guillotiner Lavoisier, Condorcet et André Chénier; mais encore y eut-il des simulacres de jugement, dont se passaient fort bien les Lettres de cachet. Louis XVI, au jeu, écrivait sur un sept de pique le nom de Beaumarchais, et la Bastille comptait un pensionnaire de plus.

Le murmure du peuple s'élevait jusqu'au trône, d'abord faible comme une plainte, bientôt puissant comme une protestation, menaçant comme un défi, impérieux comme un ordre. Ce qu'il demandait n'était pas encore la vengeance, c'était la réparation, réparation tardive, accordée à regret par un roi médiocre, sans caractère et sans grandeur, soumis à toutes les influences de l'étranger et de sa famille, aussi incapable des grands crimes qui asservissent une nation que des fortes vertus qui la sauvent.

Le dénouement tragique de sa destinée ne saurait émouvoir. Son malheur fut celui de bien d'autres plus innocents que lui, et que leur obscurité n'empêcha pas de bien mourir. La Convention lui décerna les honneurs de son tribunal d'exception. Le juger ainsi, ce n'était pas associer la nation tout entière par ses représentants à la condamnation du Roi de France, c'était plutôt la consécration d'un titre qui n'existait plus. Cette inconséquence politique est affirmée par une parole révolutionnaire: «Sa tête, en tombant, ne devait pas faire plus de bruit que celle d'un citoyen.»

Il n'est pas permis de s'étonner qu'un rat abandonne le navire qui boit la mort, et passe sur le vaisseau qui tient la mer contre vents et marées. La Monarchie coulait à pic; la Révolution sauvait l'équipage et recueillait les épaves du naufrage royal.

Un mécontent est toujours un révolutionnaire; il veut, désire et attend autre chose. Quoi? Il l'ignore lui-même; mais tout changement indéterminé, comme les cartes battues, amène une nouvelle chance de gagner au joueur qui a perdu.

J'étais mûr pour être un des apôtres de cette révolution qui mâchait à vide, et qui allait broyer la vieille Europe dans l'étreinte inexorable de ses engrenages. La Révolution sabordait à coups de hache la carcasse pourrie qui avait été ma prison; elle brisa mes chaînes et me prit dans ses bras. Si j'ai eu une vraie mère, c'est celle-là. Elle a effacé l'affront de ma famille, et je me suis fait grand en me rangeant parmi les petits.

Jeté dans l'Église malgré moi, affranchi par la Révolution, brouillé avec les évêques, menacé de l'excommunication du Pape, j'ai refusé l'Archevêché de Paris, renoncé à L'Évêché d'Autun, et je suis rentré dans la vie civile, en perdant les soixante mille livres de ma charge. La Cour me fit des offres bien tentantes; c'était l'orange que jette le coureur à ceux qui le suivent dans l'arène olympique, je ne la ramassai pas. Je savais que je trouverais dans la caisse de l'opinion publique bien au-delà de ce qu'on me proposait, et comme j'avais besoin de m'enrichir, je prétendais appuyer plus solidement ma fortune.

Mais ce n'était pas tout. La veille du jour où je devais consacrer deux évêques, je reçus avis que le Clergé voulait me faire assassiner. Je fis mon testament en instituant pour ma légataire madame de Flahaut, et je couchai hors de chez moi, près de l'église où devait s'accomplir la cérémonie du lendemain.

À quelque temps de là, j'eus la mission de déposer entre les mains du roi une remontrance impérieuse, en l'exhortant à s'entourer des plus fermes appuis de la liberté. Comme il faut tout prévoir, c'était une poire pour la soif.

Le général Lamarque a écrit une lettre aux journaux qui critiquaient un de ses actes, et je lui dis à cette occasion: «Général, je vous croyais de l'esprit.»

J'ai eu cette faiblesse une fois, car il fallait bien me défendre, et voici ma lettre, qui a couru les gazettes:

«Maintenant que la crainte de me voir élever à la dignité d'Évêque de Paris est dissipée, on me croira sans doute. Voici l'exacte vérité: J'ai gagné dans l'espace de deux mois, non dans des maisons de jeu, mais dans la société et au Club des Échecs, regardé presque en tout temps, par la nature même de ses institutions, comme une maison particulière, environ 30,000 francs. Je rétablis ici l'exactitude des faits, sans avoir l'intention de les justifier. Le goût du jeu s'est répandu d'une manière même importune dans la société. Je ne l'aimai jamais, et je me reproche d'autant plus de n'avoir pas assez résisté à cette séduction; je me blâme comme particulier, et encore plus comme législateur, qui croit que les vertus de la liberté sont aussi sévères que ses principes, qu'un peuple régénéré doit reconquérir toute la sévérité de la morale, et que la surveillance de l'Assemblée doit se porter sur ces excès nuisibles à la société, en ce qu'ils contribuent à cette inégalité de fortune que les lois doivent tâcher de prévenir par tous les moyens qui ne blessent pas l'éternel fondement de la justice sociale, le respect de la propriété. Je me condamne donc, et je me fais un devoir de l'avouer; car, depuis que le règne de la vérité est arrivé, en renonçant à l'impossible honneur de n'avoir aucun tort, le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs est d'avoir le courage de les reconnaître.»

Après une telle épître, je n'avais plus qu'à tirer l'échelle, et je reçus avec plus de philosophie l'averse des épigrammes qui pleuvaient sur moi de tous côtés. En voici trois des Actes des Apôtres du jeune Camille:

Roquette au temps passé, Talleyrand dans le nôtre,
Furent tous deux prélats d'Autun;
Tartufe est le portrait de l'un;
Ah! si Molière eût connu l'autre!

Dans ses écrits chacun a sa manière,
L'un brille en un discours, l'autre dans un rapport
Quant au prélat que la France révère,
On sait que l'Adresse est son fort.
Du brûlot qu'en ce jour on prône avec transport,
Ami, veux-tu savoir le père?
Tout le moelleux est de Chamfort,
À Sieyès tout l'incendiaire,
Tout ce qui cloche à Périgord.

D'Autun à son ambition
Immole sa parole et sa religion;
C'est tout simple; il a cessé d'être
Et gentilhomme et prêtre.

Celle-ci est des Rapsodies du jour:

Le boiteux si connu par son apostasie Se défend assez mal d'être ami d'Orléans: «Quel intérêt me lie à ce chef de brigands, Et qu'aurais-je avec lui de commun?»—L'infamie.

C'est l'Évangile révolutionnaire: «Armez-vous les uns les autres.»

Je fus plus sensible à la séparation d'une amie. Madame de Brionne était une des plus dignes, des plus belles et des plus grandes dames du Faubourg. Elle méprisait les Petits hommes noirs du Tiers, mais elle avait peur du Peuple déchaîné comme un bouledogue et qui venait de renverser la Bastille. Je courus chez elle, en apprenant sa résolution d'aller attendre aux portes de la France cette première insurrection de Paris, et je lui demandai la raison de ce départ si prompt.

—Parce que je ne veux être ni victime ni témoin de scènes qui me font horreur.

—Mais faut-il pour cela quitter la France?

—Et où voulez-vous que j'aille?

—Je ne vous conseille pas de rester à Paris, puisque vous êtes si effrayée, ni même de vous retirer dans vos terres; mais allez passer quelque temps dans une petite ville de province où vous ne serez point connue; vivez-y sans vous faire remarquer, et personne n'ira vous découvrir.

—Une petite ville de province, fi! monsieur de Périgord; paysanne tant qu'on voudra, bourgeoise, jamais.

Je n'insistai plus, et elle partit.

Je n'entrerai pas dans le détail des événements et des faits qui appartiennent à l'histoire; tous mes actes à l'Assemblée constituante sont consignés dans les procès-verbaux.

On a dit que j'étais passé maître dans l'art de faire travailler les autres et d'accaparer leurs talents; ce serait alors la fable renversée; Le Paon paré des plumes du geai. Il est vrai que ma paresse d'esprit et mon indolence de caractère expliquent mon ignorance naturelle; mais dans le nouveau milieu où je respirais, les idées me tombaient toutes faites comme des alouettes rôties.

C'était pour moi une affaire d'écrire; M. d'Hauterive l'a raconté. Il entre un jour chez moi, demandant une lettre.—Eh bien?—Il faudrait répondre.—De ma main?—Mais oui.—C'est une tyrannie; comment, composer et écrire en même temps?—Cela est absolument nécessaire.—Eh bien, je vais écrire, mais dictez.

Raphaël faisait peindre ses tableaux par ses élèves, Richelieu rimer ses tragédies par des poètes, voire Corneille. Je faisais travailler mes secrétaires et mes collaborateurs à la manière d'un chef d'orchestre qui dirige ses musiciens avec un archet sans jouer du violon.

Guilhe a rédigé le rapport lu à l'Assemblée nationale sur l'Instruction publique, spécialité qu'il partageait avec l'abbé des Renaudes, que je fis nommer par la suite membre du Tribunat, et qui me refusa un vote par scrupule de conscience. «Mais, lui dis-je, on ne vous demande pas votre conscience, mais votre voix.»

D'Hauterive et La Besnardière avaient la Politique et Panchaud les Finances. Panchaud, fondateur de la Caisse d'escompte et de la Caisse d'amortissement, était le seul homme capable de faire pondre la Poule aux œufs d'or sans l'éventrer. L'abbé Bourlier, depuis évêque d'Évreux, Colmache et quelques autres furent aussi d'actifs collaborateurs pour la fabrication des discours, des rapports, des dépêches, des pièces diplomatiques et des lettres.

Tout le monde y mit de la bonne volonté, du dévouement, de l'intelligence et de l'honnêteté. Voici le tableau des travaux auxquels je fus appelé à prendre part, où se résument, dans leurs formules et leurs grandes lignes, les principes et les réformes nécessaires pour réorganiser une société nouvelle en utilisant les matériaux de l'ancienne.

Abolition des titres.—Noble, je réclame l'égalité des classes et la communauté des droits; évêque, la liberté de l'intelligence humaine.

La proposition de Mathieu de Montmorency sur l'Abolition des titres méritait un compliment. Je l'aborde:

—Comment se porte Mathieu Bouchard?

—Bouchard! mais je m'appelle toujours M. de Montmorency; il ne dépend pas de moi de renier mes aïeux; car enfin je descends du grand connétable qui contribua au gain de la bataille de Bouvines; je descends de cet autre connétable qui trouva la mort sur le champ de bataille de Saint-Denis, je descends...

—Oui, oui, mon cher Mathieu, et vous êtes le premier de votre maison qui ayez mis bas les armes.

Mandats impératifs.—En acceptant le mandat impératif imposé par les bailliages, on n'est plus un député, on est un messager. Ma motion est adoptée.

Comité de Constitution.—J'ai le n° 2, entre Monnier et Sieyès. Nous avons fait de la bonne besogne.—Réorganisation sociale. La Carte de France est remaniée.

J'ai reçu la première pensée politique de Sieyès, théoricien creux et obscur, dont la formule est le titre d'un volume que Chamfort lui a donné, trouvant inutile de l'écrire.

Qu'est-ce que le Tiers-État?—Rien.

Que doit-il être?—Tout.

C'est le grelot de son tambour.

Je m'amusais à culbuter son château de cartes métaphysique, qui met des ombres partout, et qui trouve le moyen d'obscurcir la lumière avec la prétention de ne pas la laisser sous le boisseau. Six pouces d'eau trouble la font paraître plus profonde que six pieds d'eau claire qui laissent apercevoir le gravier.

Instruction publique.—L'instruction publique centralisera l'esprit de la nation comme l'assemblée en centralisera la volonté. Séculariser l'enseignement des générations futures, enlevé à l'Église et dirigé par l'État. Éducation physique, intellectuelle et morale, à tous les degrés et pour toutes les conditions. Conserver l'étude de l'antiquité unie à celle des connaissances pratiques. Écoles spéciales, Droit, Médecine, Théologie, Art militaire, Institut, Corps académique.

Unité des Poids et Mesures.—Création de premier ordre, qui s'imposera à toute l'Europe.

Loterie.—À supprimer.—Inégalité des chances comme jeu, immoralité du produit comme impôt.

Déclaration des droits.—Le droit des peuples est une propriété, celui des rois n'est qu'un dépôt. La liberté est plus ancienne que la tyrannie, mais il faut qu'un peuple soit majeur pour l'exercer.

Contributions et Enregistrement.—Mécanisme égalitaire des impôts, des personnes, des biens, de toutes les propriétés, de toutes les richesses.

Le peuple français est celui qui paie le plus cher pour être gouverné à bon marché.

Emprunts de Necker.—Le crédit de la France est la plus belle hypothèque de l'univers.

Biens ecclésiastiques.—Ce territoire immobilisé est une propriété nationale. La vente de ces biens de main-morte donnera deux milliards au Trésor public. Le changement des revenus du clergé en traitement le fera rentrer dans l'État par le budget. Malgré mon avis, on a fait une opération dangereuse en donnant ces biens comme hypothèque aux assignats, dont le cours forcé a déprécié la valeur.

Constitution civile du Clergé.—Je ne m'y suis pas opposé, sous la réserve de la liberté du culte et sans exiger le serment du prêtre. J'ai été des premiers à conseiller la réunion du Clergé et du Tiers, la vérification collective des pouvoirs et le vote par tête, non par ordre.

L'Adresse aux Français.—L'Assemblée m'a confié la rédaction de l'Adresse à la Nation, qui m'a valu la Présidence, pour expliquer, justifier et défendre la Constitution attaquée par les partis. Tâche facile.

Trois objections: Tout détruit?—Pour tout reconstruire.—Réforme précipitée?—Ni hésitation ni délai, de front et tout à la fois.—Perfection chimérique?—La société, comme l'homme, est perfectible, et les idées utiles au genre humain ne sont pas seulement destinées à orner les livres. Conclusion: Linnée a fait l'Inventaire de la Nature, la Révolution celui des principes du gouvernement des peuples et des Droits de l'Homme.

Tout cela était dit et fait de bonne foi, car alors on pouvait être honnête et réussir, parce que les opinions et les intérêts étaient d'accord.

La Messe de la Fédération.

J'ai fait adopter par l'Assemblée la date du 14 Juillet, anniversaire de la Surprise de la Bastille, pour la Fête de la Fédération.

Madame du Barry est allée voir les préparatifs; comme tout le monde elle y a pris part, et voici ce qu'elle m'a raconté:

«Comme j'étais fatiguée d'avoir «travaillé à la terre» à me donner des ampoules, je me suis mise en quête de chercher dans la foule madame de Mortemart et messieurs de Cossé et de Mausabré qui m'avaient accompagnée.

«Un jeune homme m'offrit son bras pour m'aider à les retrouver, mais cela fut impossible. Je priai donc mon inconnu de me reconduire. Sa courtoisie ne se démentit point; nous prîmes le premier fiacre venu et nous partîmes. J'étais peu à mon aise avec cet étranger; mais il entama une conversation animée et brillante. Je l'examinai alors avec plus d'attention. Il avait une figure charmante, quelque chose de doux et de gracieux dans les traits; l'envie me prit de savoir son nom, je le lui demandai. Il s'appelait Saint-Just.

«Le duc de Fronsac, rongé de goutte, qui venait me voir de loin en loin, nous brouilla ensemble. M. Saint-Just le prit sur un ton si haut que je dus intervenir, et je lui fis des reproches qu'il reçut assez mal. J'ai su depuis qu'il se plaint de moi, et va partout m'accusant d'être aristocrate outre mesure.»

Il y avait alors les prêtres assermentés et les réfractaires; une grande difficulté se présenta pour consacrer les premiers évêques du clergé constitutionnel, et il en fallait trois pour la cérémonie.

J'étais résolu; mais je voyais hésiter mes deux auxiliaires: Gobel, évêque de Lydda, et Miroudot, évêque de Babylone. Il fallait les décider et les engager. Pour y arriver, j'imaginai de leur jouer une comédie renouvelée des Fausses Confidences. La veille j'allai trouver Miroudot et lui dis: «Gobel nous abandonne; pour moi, je sais à quoi cela nous expose et ma résolution est prise; j'aime encore mieux me tuer que d'être lapidé par la foule.» Tout en parlant, je maniais nonchalamment un petit pistolet de poche qu'on appelait le Bréviaire du coadjuteur ou les Burettes de l'abbé Maury. Le joujou fit son effet, une peur chassa l'autre, et les deux augures furent exacts. J'en fis des gorges-chaudes avec mes amis; Dumont de Genève s'en amusa beaucoup.

J'avais un peu oublié les cérémonies épiscopales. Mirabeau, qui avait assisté dans ses prisons à plus de messes que moi, s'offrit pour une répétition générale en costume. Un autel fut improvisé sur la cheminée de Saisseval, et tout marcha bien, sauf les glapissements de ma chienne Pyrame, qui se jetait avec fureur sur mes habits sacerdotaux.

La Révolution valait bien une messe, et je l'ai dite au Champ-de-Mars, sur l'Autel de la Patrie, assisté de deux cents prêtres, en présence de la Famille royale, de l'Assemblée, des Fédérés des départements et du peuple de Paris. J'aperçus La Fayette sur son cheval blanc, l'un portant l'autre, et j'eus l'occasion de dire à ce Général Tartufe, qui me considérait: «Ah çà, surtout ne me faites pas rire.»

Cette comédie se termina par un souper, et j'écrivis au duc de Lauzun:

«Vous savez l'excommunication de Damoclès; venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser l'eau et le feu; aussi nous n'aurons ce soir que des viandes glacées et nous ne boirons que du vin frappé.»

Mirabeau.

Nous étions très liés; il était noble déclassé comme moi, et je lui devais un bon office. Nos relations cessèrent par suite de la vente et de la publication de Lettres secrètes sur la cour de Prusse, dans une mission qu'il devait à mon entremise. Il me considérait déjà comme un rival de politique, d'esprit et de licence, et dès lors il me traita ouvertement en ennemi.

Mirabeau tonne comme Jupiter assembleur de nuages, mais son tonnerre n'est parfois qu'une feuille de tôle, et c'est un aigle qui n'est pas toujours dans les nuages.

Quand il s'agit d'élire le président, il prit la parole pour indiquer les conditions de caractère et de talent que devait offrir le candidat. Il ne manquait qu'un trait au portrait qu'il venait de tracer, c'est que le président devait être marqué de la petite vérole.

Je discutais avec lui: «Attendez, me disait-il, je vais vous enfermer dans un cercle vicieux.»

Et moi de répondre: «Est-ce que par hasard vous auriez envie de m'embrasser?»

Jamais il n'a dit le fameux: «C'est à vous d'en sortir.» Ce langage n'aurait pas été admis.

C'est un autre député qui a crié: «Nous ne sortirons que par la force des baïonnettes

Mirabeau se pencha vers Lameth et ajouta: «Et puis, si elles viennent, nous f... le camp

D'ailleurs, presque tous les mots historiques ont été fabriqués ou arrangés après coup; à la Foire aux mensonges, l'histoire est encore le magasin le mieux approvisionné. Les actes et les discours officiels ne sont que le décor de la scène où se joue la Grande Farce, et le Dieu de la machine est toujours dans la coulisse.

Avril 1791.—Mirabeau chancelle comme le gladiateur vaincu sur le sable du cirque. Au premier signe de la Mort, il comprit qu'il fallait la suivre.

Il désira me voir et je me rendis au chevet de son lit: «Une moitié de Paris reste en permanence à votre porte; j'y suis venu comme l'autre moitié, trois fois par jour, pour avoir de vos nouvelles, en regrettant chaque fois de ne pouvoir la franchir.»

Je restai deux heures avec lui. Nous étions réconciliés, et je fus, avec La Marck, son exécuteur testamentaire. Il me remit son discours sur la Loi des successions, pour le lire à l'Assemblée.

Le lendemain, quelques heures après sa mort, je montai à la tribune: «M. Mirabeau n'est plus. Je vous apporte son dernier ouvrage, et telle était la réunion de son sentiment et de sa pensée, également voués à la chose publique, qu'en l'écoutant vous assistez presque à son dernier soupir.»

ANGLETERRE

Je songe à ce mot d'un diplomate, arrivant à Londres: «Au bout de huit jours, je me proposai d'écrire mes impressions sur l'Angleterre; au bout de huit mois, j'ai vu que ce serait difficile, et au bout de huit ans j'y ai renoncé.»

C'est l'histoire des Moutons anglais. En sortant de Douvres, ils sont blancs; en approchant de Londres, gris, et plus près, noirs. Si on les tondait, on verrait que tous ces moutons sont blancs; la coloration progressive de leur toison vient de l'action combinée de la suie, de la fumée et du brouillard.

Toutes les fois que j'observe les hommes et les choses, je pense aux moutons anglais; il faut regarder sous la peau.

Février 1792.—Je vais en mission à Londres avec Lauzun (le duc de Biron), mon ami et mon confident. Pour rendre hommage à la vérité, notre vie n'était pas édifiante; mais si l'hypocrisie était contagieuse, je lui offrirais en même temps l'hommage qu'elle rend à la vertu anglaise. L'aristocratie ouverte et fermée ne me pardonna pas de braver le kant, et je revins bredouille.

Dans un dîner, je me trouvai avec Fox, qui ne cessait de s'entretenir avec son enfant sourd-muet. N'est-ce pas étrange de dîner avec le plus grand orateur de l'Europe, et de le voir parler avec ses doigts?

Mai 1792.—Comme député de la Constituante, je ne puis recevoir le titre officiel d'ambassadeur, conféré à Chauvelin, et sous son couvert, je reprends les négociations pour établir une Entente nationale contre le Pacte de famille noué par la Cour avec les Maisons d'Autriche et de Bourbon. La situation politique ne me permettait pas d'espérer l'alliance, mais je gagnai la neutralité.

L'Alliance anglaise a été le pivot de ma carrière diplomatique, dont le cercle se referme à quarante ans de distance à la Conférence de Londres par l'Entente cordiale, sur le même programme, avec le même but, dans le même pays.

10 août 1792.—Je suis revenu à temps pour voir cette journée. Le jour où Hérault de Séchelles prononça la déchéance de la royauté, je lui fis passer cette note: «Envoyez-les à la Tour du Temple

Après les persécuteurs, je ne connais rien de plus haïssable que les martyrs.

La République a été faite par des monarchistes intelligents et défaite par des républicains imbéciles. La Révolution, commencée par des sages honnêtes, a été achevée par des brigands insensés.

Je suis des Jacobins et des Feuillants, et il n'y a plus de place ici pour moi que dans une prison, dont la porte de sortie donne de plain-pied sur l'échafaud. Je retourne en Angleterre, avec une nouvelle mission que je dois à Danton.

Depuis mon installation à Londres, si je n'ai plus voix délibérative au chapitre, j'ai encore voix consultative. Je conseille donc la sagesse et la modération dans le triomphe. La France est assez grande et assez forte dans ses limites naturelles pour l'accomplissement de ses destinées. Pas de conquêtes; toute annexion est un boulet rivé au pied, une contradiction des principes de la Révolution, qui a promis non d'acquérir des territoires, mais d'émanciper les nations.

Malgré mes bonnes intentions, je me vois en butte aux vexations des Émigrés royalistes et aux accusations des Jacobins. Je suis entre l'Enclume de France et le Marteau d'Angleterre, ou plus justement entre le Billot et la Hache. Au début, les Anglais appelaient la Révolution une fièvre de croissance et les Russes un cancer; mais ses excès indignent l'Europe. Tous les royaumes me sont fermés, et sur une lettre de M. de Laporte intendant de la Liste civile, qui me signale en qualité de négociateur disposé à servir le roi, Robespierre me fait décréter d'accusation comme émigré. On le serait à moins. J'essaie de m'en tirer, comme la Chauve-souris, avec les Jacobins et lord Grenville:

Je suis oiseau, voyez mes ailes;
Je suis souris, vivent les rats!

J'écris aux Jacobins:

J'ai été envoyé à Londres le 7 septembre 1792 par le Conseil exécutif provisoire, et j'ai en original mon passeport, signé des six noms, conçu en ces termes: «Laissez passer Ch.-Maurice Talleyrand, allant à Londres par nos ordres

Il faut dire que je l'avais escamoté à Danton, qui s'était laissé faire dans un moment d'abandon.

Dans le même temps, j'écris à lord Grenville, qui me considérait comme un hôte dangereux:

Je suis venu à Londres pour y jouir de la paix et de la sûreté personnelle, à l'abri d'une constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J'y existe, comme je l'ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti, et n'ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d'une seule de mes opinions politiques que la connaissance d'une seule de mes actions.

L'habileté est une jolie chose quand elle s'appuie sur la force. Au lendemain, Pitt m'applique l'Alien Bill sans autre forme de procès, et ne me donne que vingt-quatre heures pour quitter le territoire anglais, où il n'y a de poli que l'acier. Comme si les Anglais ne nous avaient pas donné l'exemple de Charles Ier.

J'appelle Courtiade, mon valet de chambre, et connaissant ses manies formalistes, je brusque la situation.

—Ma malle est-elle bouclée?

—Oui, Monseigneur.

—Je pars sur l'heure; vous pourrez faire tranquillement vos adieux à votre femme, et vous me rejoindrez par le premier paquebot.

—Non, non, Monseigneur, je vous suivrai, je ne vous laisserai pas partir seul; je ne demande qu'un court délai, jusqu'à demain.

—Les heures sont comptées pour moi; prenez vos dispositions.

—C'est bien de cela qu'il s'agit! s'écrie Courtiade, pleurant et gesticulant; cette maudite blanchisseuse a emporté toutes vos chemises fines et vos cravates de mousseline; quelle figure Monseigneur ferait-il dans un pays étranger?

Ceci est du tragi-comique à la Shakespeare.

Les nations étrangères, aveugles et jalouses, ont laissé la France se noyer dans la boue et le sang, sans comprendre que leur intérêt était de sauver la royauté. La République est contagieuse et elle a inoculé la Révolution à l'Europe, qui est en faillite et suivra son exemple. Mais que serait-il advenu de la France enfermée dans un cercle de monarchies, sans les victoires de la République et celles de Napoléon? En 1795, les émigrés de 1815 avaient vingt ans de moins. Beau sujet de réflexions.

AMÉRIQUE

Février 1794.—Je m'embarque pour l'Amérique, avec Beaumetz et La Rochefoucauld-Liancourt, sur un vaisseau danois. Une frégate anglaise vient faire une visite à bord, et je me déguise en cuisinier. C'est le commencement de mon Odyssée; mais j'en ai vu bien d'autres; j'ai eu plus de vicissitudes et de traverses qu'Ulysse, le Père de la diplomatie, moins Pénélope.

L'Amérique est une fille de l'Angleterre, qui s'est affranchie de la tutelle de sa mère. Les Américains savent trop de politique pour croire, de nation à nation, à la vertu qu'on appelle reconnaissance, et ils en savent assez pour pratiquer l'ingratitude.

J'ai trouvé à New-York quelques débris de la Constituante qui n'avaient pas l'air de se consoler entre eux. La politique ne nourrissant pas son homme, dans ce pays où il y a trente-deux religions et un seul plat, je m'établis épicier, profession qui exige des connaissances encyclopédiques.

C'est en cette qualité que je fis la rencontre, dans le marché aux légumes de New-York, de la belle madame de la Tour-du-Pin, fermière aux environs, assise sur son âne, en costume de paysanne, apportant ses légumes et ses fruits à vendre à messieurs les républicains d'Amérique. Nous renouâmes connaissance, et elle n'envisageait pas la situation sous son côté mélancolique.

—Et que faites-vous ici?

—Hélas! madame, je suis épicier; je m'ennuie et je vieillis.

—Moi, vous voyez, je suis fermière, comme à Trianon; on ne peut pas vieillir tout le temps, et je le passe à rajeunir en attendant l'heure du berger.

—Et celle de la bergère?

—Pas moi; il vaut mieux envoyer les hommes paître que de les y mener.

Cette rencontre me rappela le souvenir de madame de Brionne: «Paysanne tant qu'on voudra, bourgeoise, jamais.»

On ne m'y reprendra plus à faire des révolutions pour les autres.

LE DIRECTOIRE

Madame de Staël.

Juin 1795.—Au bout de deux ans d'exil, d'inaction et d'ennui, à la veille de passer aux Grandes-Indes, Thermidor apparaît comme un arc-en-ciel, mieux, comme une aurore boréale. Le dernier coup de bascule a décapité Robespierre. Le volcan révolutionnaire ne crache plus, mais une colonne de fumée légère témoigne qu'il n'est pas éteint. J'adresse à la Convention une pétition pour obtenir ma rentrée en France, et j'écris à madame de Staël, très en faveur auprès du Directoire:

«Si je reste encore ici un an, j'y meurs

Elle est touchée, fait appuyer ma requête par Marie-Joseph Chénier, l'un des deux frères ennemis de la tragédie révolutionnaire, dont les Hymnes n'ont pu effacer les Iambes d'André. M. J. Chénier fait un rapport, rappelle mes services et, plus heureux pour ma cause que pour celle de son frère, obtient un décret de rentrée qui termine mon exil; aussi, c'est de bon cœur que je lui pardonne son épigramme:

L'adroit Maurice, en boitant avec grâce,
Aux plus dispos pouvait donner leçons;
À front d'airain unissant cœur de glace,
Fait, comme on dit, son thème en deux façons.
Dans le parti du pouvoir arbitraire,
Furtivement il glisse un pied honteux;
L'autre est toujours dans le parti contraire,
Mais c'est le pied dont Maurice est boiteux.

L'heureuse enfance et l'adolescence de mademoiselle Necker (madame de Staël) avaient été si parfaitement dirigées du côté de la pudeur, qu'elle ne voulait pas faire sa toilette devant le petit chien de sa mère; mais, pour la chienne de son papa, c'était différent; à raison du genre femelle, elle s'habillait en sa présence et sans la moindre difficulté.

Le culte de madame de Staël pour son père était sincère; mais elle l'affichait avec une sensibilité théâtrale qui pouvait sembler exagérée, car sa place était auprès de lui pour consoler sa vieillesse dans sa retraite, au lieu de rechercher des succès de salon. Il est vrai que

La solitude effraie une âme de vingt ans,

mais elle les avait plutôt deux fois qu'une.

Comme épistolière, la Sévigné de Genève ne fut pas aveuglée par les différents soleils qui brillèrent dans son ciel. Le style, c'est l'homme,—avec lequel elle avait causé. Dans son salon, à l'encontre de mademoiselle de Lespinasse, dont l'art était de faire briller tous ses fidèles, elle les éteignait et prenait le dé de la conversation. Elle s'y préparait comme l'orateur s'exerce à l'effet d'un discours à la tribune, et ce travail lui occasionnait une fatigue qui hâta sa fin.

1796.—Le véritable exil n'est pas d'être privé de sa patrie, c'est d'y vivre et de ne plus rien y trouver de ce qui la faisait aimer. Où la chèvre est attachée, elle broute à la longueur de sa corde, et je n'ai pas trop à me plaindre. Aux circonstances comme aux circonstances, au temps comme au temps,

Le malheur est partout, mais le bonheur aussi.

Depuis mon retour, j'étais sans influence et sans argent, ce qui est pour moi le comble du malheur. On me rencontrait boitant dans les rues; mais je n'en avais pas moins tous les matins quarante personnes dans mon antichambre, et mon lever était celui d'un prince.

Je n'avais qu'une corde à mon arc, madame de Staël, et je lui parlai à cœur ouvert.

—Ma chère enfant, je n'ai plus que vingt-cinq louis; il n'y a pas de quoi aller un mois; vous savez que je ne marche pas et qu'il me faut une voiture. Si vous ne me trouvez pas un moyen de me créer une position convenable, je me brûlerai la cervelle. Arrangez-vous là-dessus; si vous m'aimez, voyez ce que vous avez à faire.

Le Bréviaire du coadjuteur et les Burettes de l'abbé Maury, qui m'avaient si bien réussi avec Gobel, me servirent encore mieux avec madame de Staël, et la voilà aux champs.

—Ne prenez aucune détermination avant de me revoir; je remuerai ciel et terre, et pour commencer, je cours chez Barras. Que faut-il demander?

—Un poste au ministère des Relations extérieures; une fois dans la place, je saurai bien trouver le portefeuille.

Elle se met en campagne.

Barras a besoin de me voir, avant d'en parler à ses collègues, et je me rends à Suresnes où il avait une petite maison de plaisance. Il m'accueille fort bien et nous commençons à causer en attendant le dîner. Il me montre la difficulté de faire accepter par le Directoire un aristocrate, un prince, un évêque. Au cours de la conversation, on lui annonce à brûle-pourpoint que son favori vient de se noyer en se baignant dans la rivière, et il se livre, sans retenue devant moi, à un violent accès de désespoir.

Je restai alors silencieux, sans essayer de placer une parole de condoléance; mais à mon attitude réservée, à mes regards, il comprit que je respectais sa douleur. Il finit par se calmer par degrés, revint à moi, et une fois à table, la conversation politique opéra une diversion qui le décida en ma faveur.

De 1792 à 1795, il n'y avait pas eu de diplomatie; le mécanisme et la langue de cet instrument étaient alors aussi inutiles que la boussole sur un navire désemparé, battu par la tempête. Ceux qui parlaient au nom de la France s'appelaient Charles Delacroix, Buchot, Deforgues, Lebrun-Tondu, qu'on rétribuait comme des pelés.

Buchot, ancien maître d'école, fut commis d'octroi au quai de la Tournelle. En 1808, il m'écrivit qu'il était malade et sans ressources à l'Hôtel-Dieu, et je lui fis allouer une pension de 6,000 francs. J'étais payé pour savoir qu'il ne faut pas gâter le métier, et nul ne prévoit si la Fortune ne l'écrasera pas un jour sous sa roue.

Le ministre Charles Delacroix ne réussissait guère; les ambassadeurs et les diplomates étrangers étaient mal à l'aise avec les façons et les mœurs révolutionnaires. La France avait des généraux vainqueurs, il lui fallait des diplomates. L'Épée et la Plume ne vont pas l'une sans l'autre, et Charlemagne scellait ses ordres avec le pommeau du glaive.

Barras fit valoir ces raisons, insista sur ma capacité reconnue, et je fus nommé ministre des Relations extérieures.

1797.—Me voilà réinstallé à Paris, rue du Bac, à l'Hôtel Galliffet, vaste et bien aménagé.

Dans le même temps, l'Institut m'ouvre ses portes, se souvenant que j'étais le promoteur de sa création, et m'élit membre de la classe des Sciences morales et politiques, dont je deviens le secrétaire. Comme tribut de bienvenue, je fis deux mémoires: Les Relations commerciales des États-Unis avec l'Angleterre, et le Tableau de l'Amérique du Nord, avantages à retirer des colonies nouvelles après les révolutions. En voici l'argument: «Remplacer les anciennes colonies perdues, et ouvrir des routes et des débouchés à tant d'hommes agités qui ont besoin de projets et d'activité, à tant de malheureux qui ont besoin d'espérance.»

Cela me rappelle le temps où je m'ennuyais ferme à New-York en compagnie d'un collègue de la Constituante, le marquis de Blacous. Pour nous distraire, nous avions parcouru ensemble toutes les villes d'Amérique. Étant ministre, j'engageai mon compagnon d'exil et d'infortune à revenir en France. Blacous était homme d'esprit et joueur forcené; réduit aux expédients, il me demanda une place de six cents livres, je négligeai de le recevoir et de lui répondre, et j'appris que, fatigué de la vie et de ses créanciers, il s'était brûlé la cervelle. Un ami commun m'en fit de vifs reproches: «Vous êtes pourtant cause de la mort de Blacous.» Je lui répondis en bâillant, le dos à la cheminée: «Pauvre Blacous!»

Je m'entends bien au Directoire avec Barras; mais Rewbell me contrecarre et dérange mon jeu. Il ne sait que s'asseoir dans les plateaux de cette balance à faux poids, où un coup de pouce suffit pour faire osciller l'équilibre européen.

Au cours d'une séance orageuse du Directoire, il me jette une écritoire à la tête en criant: «Vil émigré, tu n'as pas le sens plus droit que le pied

À quelque temps de là, Rewbell, qui était louche, me demande comment vont les affaires:—«De travers, comme vous voyez

La Reveillère-Lépeaux est d'un autre genre de comique. Il a lu, en 1794, à l'Institut, un mémoire sur la Théophilanthropie et la forme à donner au nouveau culte. Je n'ai qu'une observation à faire sur cette manie: Jésus-Christ, pour fonder sa religion, a été crucifié et est ressuscité; La Reveillère devrait tâcher d'en faire autant.

Barras prépara avec eux le coup d'État du 18 Fructidor, en sacrifiant Barthélemy qui louvoyait et Carnot qui s'opposait.

Madame de Staël fut tenue à l'écart. Elle avait des opinions républicaines et des amitiés aristocratiques, et son indiscrétion dans les affaires la fit éloigner. Si elle a travaillé au 18 Fructidor, elle n'a pas fait le 19. Compromise dans les deux camps, sa conduite fut plus courageuse qu'habile, et elle repêcha ses amis après les avoir jetés à l'eau.

La première fête que j'ai donnée à Bonaparte a été marquée par un incident qui donna lieu à une foule de commentaires.

Madame de Staël, au milieu d'un grand cercle, provoqua le jeune César à rompre une lance:

—Général, quelle est à vos yeux la première femme du monde, morte ou vivante?

Lui, avec son humeur guerrière, lui renvoya ce compliment:

—Celle qui a fait le plus d'enfants.

Voilà deux coups de raquette, et le volant par terre. Il valait la peine d'être ramassé.

Une autre fois, j'étais à souper entre madame de Staël, ombrageuse comme Hermione, et madame Récamier, souriante comme la chaste Aricie, qui ne se laissait aimer qu'en buste par cinq cents de ses amis, mais qui se faisait peindre en pied par Gérard

.....Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.

Sur ce portrait, elle a l'air de l'Innocence qui sait à quoi s'en tenir là-dessus. Dans celui de David, elle a le visage sérieux, pour ne pas dire grognon, comme si elle songeait déjà au mot de Fontenelle: «Les jolies femmes meurent deux fois.» Je me la figure ainsi, quand Benjamin Constant la menaçait de mourir à ses pieds.

—Mourez d'abord, nous verrons après.

Je perdais ma diplomatie à tenir la balance égale entre l'Esprit et la Beauté; elle penchait peut-être un peu du côté de la seconde.

—Enfin, voyons, dit madame de Staël avec une nuance de dépit, si nous tombions toutes deux à la rivière, à qui porteriez-vous secours la première?

Je parai le coup:

—Oh! baronne, je suis sûr que vous nagez comme un ange.

Quand elle donna son roman de Delphine, on voulut la reconnaître dans l'héroïne, et moi sous les traits de madame de Vernon, femme avide, coquette et artificieuse. Elle me demanda ce que je pensais de son ouvrage, et je lui répondis:

«On m'assure que nous y sommes vous et moi, déguisés en femme.»

Bien des années plus tard, madame George Sand, qui a adopté un nom d'homme, m'a fort maltraité aussi dans ses Lettres d'un Voyageur, où elle a fait de moi le type de la laideur.

On a fait une caricature où je suis représenté en Cupidon boiteux, assistant à la toilette de madame de Staël en Vénus, et promenant mes regards des beaux yeux du tarif des assignats aux charmes de l'ambassadrice.

Le jour où elle m'annonça sa séparation, je soupirai: «Hélas!»

Plus tard, elle me confia qu'elle allait se remarier, je criai: «Bravo!»

Elle désira que cette union restât secrète; mais elle fut aussi connue que si elle eût épousé le seigneur Polichinelle.

Je ne fus point ingrat envers madame de Staël; mais justement il faut avoir aimé une femme de génie pour goûter le bonheur d'aimer une femme bête.

MADAME GRAND

Le bonheur d'aimer une femme bête m'était réservé dans toute sa plénitude; mais, hélas! il n'est point en ce monde de félicité parfaite.

En revenant en France par Hambourg, le hasard me fit rencontrer dans cette ville madame Grand, dont le nom de famille était Worlhee. Elle était née dans les Indes-Orientales, et vivait séparée de son mari, fixé en Angleterre. Bien qu'approchant de la quarantaine, elle conservait encore le charme d'une beauté célèbre, et je m'en épris à première vue. Ce qui me séduisit, c'était un nez à la Roxelane, court et pointu comme le mien, qui lui donnait avec moi comme un air de famille.

Cette illusion ne me permit pas de voir tout d'abord ses défauts. Elle était ignorante, sotte et méchante, trois qualités qui vont bien ensemble, la voix désagréable, les manières sèches, malveillante à l'égard de tout le monde, et bête avec délices. Je pensais qu'une femme d'esprit compromet souvent son mari et qu'une femme bête ne compromet qu'elle-même; sous ce rapport, je ne pouvais espérer trouver une femme mieux douée.

À Paris, elle vint au ministère me demander un passeport pour l'Angleterre, que j'eus la faiblesse de ne pas lui accorder séance tenante; elle revint, et de fil en aiguille, elle finit par loger chez moi.

Cette liaison ne tarda pas à amener des complications. Les ambassadeurs s'arrangeaient assez volontiers du voisinage de la Belle et la Bête; mais les ambassadrices ne furent pas d'aussi bonne composition, ce qui envenima les choses.

Napoléon, toujours expéditif, me donna vingt-quatre heures pour me décider: rupture ou mariage. J'avais toujours considéré le Mariage comme un sacrement qui fait double emploi avec la Pénitence; mais l'empereur se donnait le malin plaisir de me faire entrer dans le régiment des maris, et l'impératrice, qui ne savait rien refuser à personne, y employa toute son influence contre le maudit boiteux.

Je trouvai un prêtre, dans un village de la vallée de Montmorency, qui légalisa mon union, et madame Grand arbora mon nom comme un écriteau.

Pour que la confession soit complète, j'étais faible, et elle avait quelques-uns de mes secrets. La sottise a toujours assez de finasserie pour nuire, et c'est une de mes maximes que toutes les bêtes sont méchantes.

M. Grand fit comme le Chien du jardinier; il ne voulait plus être le mari de sa femme, mais il ne voulait pas non plus qu'elle en prît un autre, et l'estime qu'il avait d'elle se traduisit par une évaluation fort chère en argent.

Les naïvetés de madame Grand ont défrayé les gazettes; par exemple, cette réponse immortelle à sir Moore, l'ami de lord Byron: Je suis d'Inde.

J'avoue que je favorisais parfois les manifestations de cette bêtise proverbiale avec un plaisir qui n'était pas exempt de férocité.

Un jour que j'avais à dîner sir George Robinson, madame Grand, désirant placer quelques compliments à son adresse, me demande une relation de ses voyages, et je lui donne Robinson Crusoé, qu'elle s'empresse de parcourir.

On se met à table, la conversation s'engage; elle cause avec M. Robinson, lui demande des nouvelles de son domestique Friday (Vendredi), et du perroquet, parle du chapeau pointu, et exprime son horreur sur le festin des Cannibales.

Je crois que cet échantillon suffira. À ce degré, la bêtise devient un cas intéressant qu'il convient d'admirer, comme un type qu'il faut garder complet.

J'aurais pris mon parti de cette bêtise amère, si le caractère difficile et l'humeur insupportable de madame Grand n'avaient broché sur le tout. Le ridicule ne tue pas, car elle en serait morte, et moi du même coup.

Pour échapper à cette servitude imposée et me distraire de mes ennuis journaliers, je fis venir de Londres ma petite Charlotte, qu'on a cru ma fille et qui la devint en effet. Sa mère était mon amie; elle me l'avait pour ainsi dire léguée en mourant, et je n'eus pas à m'en repentir. Je m'attachai à cette enfant, affectueuse et bien douée, je la fis élever sous mes yeux, surveillant de près son éducation. À dix-sept ans, je l'adoptai en lui donnant mon nom, et je la mariai à un de mes cousins. Toute la famille désapprouva cette mésalliance; mais Charlotte avait été à l'école de la patience; elle sut se faire bien venir des Talleyrand, qui finirent par ratifier son choix et le mien.

Cependant madame Grand me donnait plus de fil à retordre que toute la diplomatie de l'Europe. Son humeur acariâtre s'aigrissait à mesure que sa beauté passée se perdait dans l'envahissement d'un embonpoint excessif. Elle prenait en aversion tous mes amis et toutes mes amies; mais elle avait beau tenir le haut du cercle et faire parade de ses toilettes trop riches, elle était à peu près étrangère à tout le monde. Je ne m'occupais guère plus d'elle que si elle n'avait pas existé, je ne lui parlais jamais, je l'écoutais encore moins, et je ne m'inquiétais pas davantage des distractions qu'on l'accusait de chercher dans son entourage.

L'empereur appuyait sur la chanterelle, par la façon dont il subissait sa présence à la cour.

Elle était parfois l'objet de ses plaisanteries de mauvais goût; il ne se gênait pas pour nommer ses sigisbés, et il alla même jusqu'à me demander si j'en étais jaloux.

—J'ignorais, sire, répondis-je avec indifférence, que les sigisbés de cour pouvaient intéresser la gloire du règne de Votre Majesté.

Je ne sais si cette réflexion éveilla en lui le souvenir des Muscadins de la Malmaison, mais l'incident en resta là pour cette fois.

Je bus le calice d'amertume jusqu'à la lie. Au retour d'Espagne, où il me retira mon titre de Grand chambellan, madame Grand fut exclue des invitations. Son favori, le duc de San-Carlos, fut exilé à Bourg-en-Bresse, et elle se retira quelques mois dans une terre en Artois.

Le Corse me faisait manger du fer; le Roi Nichard, sobriquet de ma fabrique décerné à Louis XVIII, me fit avaler des couleuvres et des vipères. Dans le temps qu'il ordonnait à Châteaubriand de reprendre sa femme, il m'accordait la faveur de renvoyer la mienne dans l'Île de sir George Robinson, ce qui nous a valu cette épigramme:

Au diable soient les mœurs, disait Châteaubriand,
Il faut auprès de moi que ma femme revienne;
Je rends grâces aux mœurs, répliquait Talleyrand,
Je puis enfin répudier la mienne.

Madame Grand retourna donc en Angleterre avec une pension de 60,000 livres.

Un beau jour, sous le ministère du duc Decazes, elle revint à Paris.

C'était encore une malice du Roi Nichard. Il ne manqua pas de m'en parler avec intérêt, en me demandant si la nouvelle de son retour était vraie.

—Rien de plus vrai, sire; il fallait bien que, moi aussi, j'eusse mon Vingt-mars.

Depuis 1815, j'ai vécu absolument séparé de madame Grand, et l'inscription funéraire de sa tombe n'indique que le lien purement civil qui nous a unis[3].

BONAPARTE

L'homme a besoin d'enthousiasme, d'illusion, de merveilleux; le Français ne peut s'en passer et il veut du nouveau, une chose ou un homme. Quand on ne croit plus aux idées, il faut bien qu'on croie aux personnes.

Les dominateurs ne sont ni de grands génies, ni de grands savants, mais des hommes d'action qui ont un but visible, une pensée fixe, la volonté et la persévérance.

Le monde est à Bonaparte. C'est le jeune héros de la France, l'idole de Paris.

Le vainqueur de l'Italie et de l'Autriche est forcé de penser vite et d'agir rapidement; il manœuvre ses soldats et décide du sort des peuples et des rois sur une carte, en une heure, et il reste maître de lui dans les plus terribles moments.

La pensée de Richelieu est réalisée: «Jusqu'où allait la Gaule, jusque-là doit aller la France.» Nous avons pris; maintenant il faut garder, s'établir solidement dans ces limites, ne plus en sortir, et faire mentir le proverbe: «Ayez le Franc pour ami, non pour voisin.»

La Campagne d'Égypte.

1798.—Le Directoire est caduc, sa politique tortueuse et passionnée. Il sent son maître et cherche déjà à s'en affranchir ou à le supprimer. Je vire de bord, toute ma toile au vent. Loin de redouter l'ambition de Bonaparte, je la favorise, sachant bien qu'à l'heure du danger, il faudra la solliciter pour nous sauver.

Le 18 Fructidor a courbé la tête des royalistes et le 19 a relevé celle des jacobins.

La Liberté, l'Égalité et la Fraternité sont trois sœurs jumelles que les républicains ont étouffées au berceau. La Révolution ne tend pas à élever les petits, mais à abaisser les grands; loin de favoriser l'avènement des capacités, elle en prend ombrage et les supprime. En se faisant petit, on ne grandit pas les autres, mais on reste inaperçu. Quiconque est supérieur, intelligent, beau, riche, honnête, aimé, heureux, humilie la foule; une tête qui dépasse son niveau doit être fauchée; c'est l'histoire des Pavots de Tarquin.

La République d'Athènes était une démocratie gouvernée par des aristocrates auxquels elle faisait payer cher l'orgueil de la commander. Elle ne se contentait pas de frapper un général vaincu, elle ne pardonnait guère aux victorieux. Depuis Aristide le Juste jusqu'à Bonaparte, c'est l'éternelle comédie renouvelée des Grecs, comme le jeu de l'Oie.

Après Campo-Formio, où la victoire était consacrée par une paix à la Bonaparte, le jeune César fut condamné à l'ostracisme, et on lui donna le commandement de l'Expédition d'Égypte.

Je l'encourageai de mon mieux et j'allai jusqu'à lui promettre que je partirais dans les vingt-quatre heures comme ambassadeur à Constantinople, d'où je lui enverrais les clefs du Caire. Il s'embarqua avec cette illusion, aussi décevante que le mirage du désert qu'il allait traverser.

Il était sans argent. Je lui prêtai cent mille francs qui dormaient dans un tiroir de mon secrétaire, et sans ce subside, il serait arrivé les poches vides en Égypte. Comme il ne croyait pas à la générosité politique, et surtout à la mienne, il en chercha les motifs. Quand il n'y a pas une raison, il y a une cause et la voici:

Toutes les passions sont des sœurs jumelles qui se ressemblent. Demandez à un joueur quel est le plus grand plaisir après celui de gagner, il répondra: perdre; à un amant quel est le plus grand bonheur après celui d'être aimé, il répondra: être haï. La passion malheureuse est préférable à l'indifférence du cœur, et l'insensibilité est le pire de tous les maux. Le bonheur et le malheur, la joie et la douleur sont des mots vides. Gagner ou perdre, être ou n'être pas aimé, sont des genres d'émotions différentes; l'âme est dans sa plénitude d'activité. Jouer, aimer, tout est là, et le reste n'est rien.

Mes cent mille francs étaient fort aventurés, non sur le hasard d'un coup de dés, mais sur la chance d'une combinaison de cartes.

Bonaparte avait trente ans; il était ambitieux, illustre, à la tête d'une armée. J'avais quarante-cinq ans; j'étais ambitieux comme lui, à la remorque de Barras, dont le rôle était fini. Si Bonaparte trouvait son tombeau dans la crypte des Pharaons, ma créance mourait avec lui; mais si le triomphateur du Capitole revenait avec la légende orientale des Pyramides, sa couronne de lauriers était nimbée d'une auréole d'or, et César me reconnaîtrait pour un des siens. C'était une belle partie à jouer.

Ma Fortune.

J'ai fait, défait et refait ma fortune plusieurs fois, et par tous les moyens à ma disposition, en vertu de ce principe que les dupes ne sont que des fripons maladroits.

J'ai les mains percées et elles semblent avoir la propriété de volatiliser les métaux. Je dépense beaucoup, j'ai un train de grande maison, le meilleur cuisinier de Paris,

Carême, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Tout cela ne se paie pas avec des tabatières, des brillants et des portraits de souverains, mais en louis d'or sonnants et en écus trébuchants. Je n'ai jamais aimé les assignats. Je considérais ma situation comme une mine d'or; je ne vendais pas le bon droit, je faisais payer mes services. De là les accusations de concussion, de corruption, de vénalité, de trahison et de brigandage, toutes les herbes de la Saint-Jean.

Cela a commencé en juillet 1799, au sujet de la saisie des navires américains. Je ne m'étonne pas facilement; mais ces bons Yankees qui s'indignent parce que Sainte-Foix leur demande de l'argent, 1,200,000 francs, on n'est pas plus Anglais que cela. Il est heureux que je n'aie pas eu le Portefeuille des Finances. On ne m'en a pas moins forcé de donner ma démission, pour ne pas froisser l'opinion publique. J'ai remis mon portefeuille à Reinhard, Wurtembergeois, bègue et fidèle. Il a tenu les cartes, j'ai continué la partie, et quatre mois après, il a quitté le jeu en me les remettant dans la main.

Madame de Staël fut encore plus austère et plus indignée que les Américains. Elle ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles; elle me fit une scène éloquente à mourir de rire, et voilà comment, après une amitié de dix ans, nous avons été brouillés et à couteaux tirés pour la vie. Corinne ne prévoyait pas que Bonaparte serait Empereur de France et Roi d'Italie, qu'il m'appellerait au Capitole et la précipiterait de la Roche tarpéïenne. Mais ce n'était là que le commencement.

Le Dix-huit Brumaire.

1799.—J'ai gagné. Bonaparte est revenu. Il est dieu.

Le Directoire avait confisqué le pouvoir, Bonaparte a confisqué le Directoire. Un usurpateur est celui qui met les républiques dedans; un libérateur est celui qui les met dehors.

Chaque mot a son poids; il fallait sortir un instant de la Constitution pour y rentrer définitivement.

Après le coup d'État du 18 Brumaire, le jeune général me fit appeler au Luxembourg avec Rœderer et Volney. Il nous remercia, au nom de la patrie, de notre concours actif à la nouvelle révolution, et je lui adressai une question qui n'appelait pas de réponse:

«Où est le tyran qui nous rendra la liberté?»

Montrond.

Le 19 Brumaire, je me rendis à Saint-Cloud avec Montrond, qui me servait d'aide-de-camp. Bonaparte pâlit en apprenant qu'il était mis hors la loi. Montrond avait surpris cette impression, et je l'entendis répéter entre ses dents, à dîner et pendant la soirée: «Général Bonaparte, cela n'est pas correct.» C'était le seul à qui cette observation pouvait être permise, car, au physique et au moral, il n'a jamais connu cette émotion qu'on appelle la peur, et on l'avait surnommé Talleyrand à cheval.

Achille avait Patrocle; Oreste, Pylade; Énée, Achate; Nisus, Euryale; Saint-Louis, Joinville; Bayard, le Loyal Serviteur; Henri IV, Sully; j'avais Montrond.

Je l'aimais parce qu'il n'avait pas beaucoup de préjugés, et il m'aimait parce que je n'en avais pas du tout. Quand on disait de l'un: «Il est si aimable», l'autre ajoutait: «Il est si vicieux.» Nous nous comprenions et nous nous entendions comme si nous avions eu chacun une double clef de nos pensées. C'était mon bras droit, je dirais mon âme damnée, si ce n'était assez de la mienne pour le Diable.

Montrond était un gentilhomme aventurier égaré dans une révolution, jeune, beau, élégant, spirituel, frondeur, Don Juan de la grande école, duelliste à l'épée enchantée, se battant sous la lanterne en plein midi, intrigant de haut vol, joueur comme les cartes, bourreau d'argent et panier percé à décourager les Danaïdes; avec cela, continuellement en opposition déclarée avec le gouvernement et sous le coup de l'exil ou d'une mauvaise affaire. Je l'ai toujours défendu envers et contre tous, avec une persévérance qui m'a parfois coûté cher; mais il ne me donna jamais lieu de m'en repentir; il me pardonnait mes bienfaits, ce qui est la marque d'un esprit supérieur.

Un seul trait:

—Montrond, avez-vous placé les deux cent mille francs que je vous ai donnés?

—Sans doute.

—Où cela?

—Dans mes poches.

—Mais c'est un poids, deux cent mille francs en or.

—J'ai commencé par dépenser ce qui n'aurait pu tenir.

Six mois après, il était à sec.

Il avait épousé mademoiselle Aimée de Coigny, qui inspira au poète André Chénier, prisonnier avec elle, l'ode à la Jeune captive. Après son divorce, elle devint duchesse de Fleury, puis reprit son nom de jeune fille[4].

Je passais tout à Montrond, comme à un enfant gâté; mais avec le commun des mortels quémandeurs de places et de faveurs, j'avais une méthode qui m'a épargné bien des ennuis.

Pour un compliment à un artiste, formule unique:

—Je n'ai jamais rien vu de plus beau.

Pour un solliciteur:

—C'est juste, mais indiquez-moi quelque chose qui vous convienne et qui soit à donner; vous conviendrez avec moi que je n'ai pas le temps de chercher une place pour vous.

Il revenait radieux et signalait une vacance:

—Eh bien! que voulez-vous que j'y fasse? Sachez, monsieur, que quand une place est vacante, elle est déjà donnée.

—Il faut cependant bien que je vive.

—Je n'en vois pas la nécessité. Serviteur ben humbe.

Le Consulat.

Le Directoire a vécu. Bonaparte est Premier consul pour dix ans et me rend le portefeuille des Relations extérieures. Je monte à côté de lui sur le siège du char de l'État; il pique l'attelage de la pointe de l'épée, moi du bec de la plume, et fouette, cocher!

J'aime la force parce que je sais m'en servir, et l'État ne doit pas être gouverné par des hommes vertueux. L'Europe est résignée, et je joue sur le velours du tapis des chancelleries. Avec Bonaparte on peut tout oser, et nous osons tout.

Lors de la création du Consulat, je trouvais fort incommode la formule officielle de: «Citoyen Premier consul, citoyen Deuxième consul, citoyen Troisième consul.» Je l'abrégeai en la remplaçant par trois mots latins: Hic, Hæc, Hoc, dont la traduction de Montrond caractérisait le rôle dans la Trinité gouvernementale: Hic pour le masculin: Bonaparte; Hæc pour le féminin: Cambacérès, et Hoc pour le neutre: Lebrun.

1800.—Après la seconde Campagne d'Italie de Bonaparte, c'est Rœderer qui est chargé de la Constitution cisalpine. Il prépare deux projets, l'un court et clair, l'autre détaillé et confus, qu'il me soumet.

Il tenait pour le premier, disant qu'une constitution doit être courte...

—Oui, c'est bien cela, courte et obscure.

Dans l'été de 1801, je suis obligé d'aller aux eaux, et j'écris à Bonaparte, de Bourbon-l'Archambault:

Je pars avec le regret de m'éloigner de vous, car mon dévouement aux grandes vues qui vous animent n'est pas inutile à leur accomplissement. Du reste, quand ce que vous pensez, ce que vous méditez et ce que je vous vois faire ne serait qu'un spectacle, je sens que l'absence que je vais faire serait pour moi la plus sensible des privations.

1801.—Traité de Lunéville.—La mort de l'empereur de Russie, Paul Ier, empêche la marche de l'armée franco-russe contre les Colonies anglaises.

Toujours des apoplexies; ils devraient bien changer un peu.

C'est avec une escadre qu'il faut parler à l'Angleterre.

1802.—L'omelette du Concordat ne s'est pas faite sans casser des œufs.

J'y gagne le retrait de l'excommunication lancée sur ma tête depuis la Révolution. Un bref du pape me donne l'autorisation, que je m'étais accordée tout seul, de rentrer dans la vie civile; mais le sous-entendu de mon mariage a été désavoué.

Bonaparte est Consul à vie.

J'ai toujours joué à la Bourse avec des nouvelles sûres, et cela ne m'empêchait pas de perdre quelquefois. C'est ce qui m'arriva pour le Traité d'Amiens. C'était mon œuvre; je jouai à la hausse sur cette carte maîtresse, et la Bourse baissa de 10 francs. Voilà un exemple rare du résultat des calculs de la prudence humaine. Quelle loterie que ce monde. Enfin il y a des numéros gagnants, puisqu'on y perd.

La nouvelle amusa le consul, qui me demanda:

—Comment avez-vous fait pour devenir si riche?

—J'ai acheté du Trois pour cent consolidé le 17 Brumaire et je l'ai revendu le 19.

Quand le bruit de la mort de Paul Ier se répandit dans Paris, il ne manqua pas de financiers pour me demander si la nouvelle était vraie. J'avais une réponse toute prête: «Les uns disent que l'empereur de Russie est mort, les autres, qu'il n'est pas mort; je ne crois ni les uns ni les autres, ceci bien entre nous; profitez-en, et surtout ne me compromettez pas.»

La Malmaison.

La Malmaison, résidence favorite de l'impératrice Joséphine, était singulièrement choisie. C'était le château habité par le bourreau du cardinal de Richelieu. Ce séjour, de superstitieuse mémoire, lui valut le nom de Maison du Diable, Maison maudite, Mala domus, Maison du mal, dont on a fait Malmaison, et avec Bonaparte elle ne démentit pas sa réputation tragique. Malgré cette origine, elle eut ses heures agréables.

Au sujet de la Correspondance du Consul, je tiens les détails suivants de madame de Genlis:

«L'impératrice Joséphine avait beaucoup de lettres de Bonaparte, écrites pendant la Campagne d'Italie; elle les laissait traîner et avait même oublié la cassette ouverte qui les renfermait. Un valet de chambre les offrit à madame de Courlande, qui me les confia pour en prendre copie. L'écriture était presque illisible et il y avait des choses très curieuses de ce genre: «La nature t'a fait une âme de coton, elle m'en a donné une d'acier.» Il montrait beaucoup de jalousie sur la société de Joséphine et il lui ordonnait d'expulser ses jeunes Muscadins. Comme elle se plaignait continuellement de sa santé et de ses nerfs, Bonaparte attribua cet état maladif à l'ennui; il lui écrivit qu'il aimait mieux être jaloux et souffrir que de la savoir malade, et qu'il lui permettait de rappeler les Muscadins.»

On sait que madame de Genlis était une Précieuse ridicule; âme de coton était trop vulgaire, et elle mettait dans la copie: âme de dentelle. Toute la littérature de l'Empire est là.

À la Malmaison, un soir, il fut question de la nomination d'un ambassadeur en Angleterre. Bonaparte mit plusieurs noms en avant et ajouta:

—J'ai envie de nommer Andreossi.

—André aussi? Quel est donc cet André?

—Je ne parle d'un André, je parle d'Andreossi. Est-ce que vous ne le connaissez pas? Andreossi, général d'artillerie.

—Andreossi; ah! oui, c'est vrai, Andreossi; je n'y pensais pas; je cherchais dans la diplomatie et je ne trouvais pas ce nom-là; en effet, il est dans l'artillerie.

Andreossi eut l'ambassade d'Angleterre après le Traité d'Amiens et revint au bout de quelques mois. Il n'y avait pas grand'chose à faire; cela lui convenait, et il n'y fit rien.

Mes Crimes.

1804.—LE DUC D'ENGHIEN.

En politique, les explications sont inutiles et les justifications ne valent rien. Tout mauvais cas est niable. Au sujet de la mort du duc d'Enghien, je ne parlerai que du fait lui-même, dont on me charge en nombreuse compagnie, et je dois reconnaître que j'ai été le conseiller et le complice de Bonaparte.

Après l'attentat de la Machine infernale, il voulait une Loi des otages contre les Jacobins et les Émigrés. Comment la faire adopter? La réponse était simple: «À quoi sert le Sénat, s'il ne fait rien?» Il a servi.

Les royalistes prennent le désir pour la volonté et l'espérance pour la réalisation; ils croient à l'existence de ce qu'ils souhaitent et parlent toujours, non de ce qui est, mais de ce qu'ils voudraient qui fût; ils sont confiants et imprudents dans leurs entreprises.

Georges Cadoudal avait parlé de l'arrivée en France d'un Bourbon. Je trouvai Napoléon, seul, à la table où il venait de dîner, et achevant de prendre une tasse de café. Je lui annonçai que le duc d'Enghien se tenait sur la frontière, qu'il avait paru à Strasbourg, et qu'il était peut-être venu à Paris.

Au Conseil, Cambacérès et Lebrun étaient opposés à la violence; j'étais d'avis avec Fouché de frapper un grand coup: les Jacobins exigeaient un gage contre la monarchie, et les royalistes, désillusionnés de l'idée de voir Bonaparte jouer le rôle de Monck, avaient besoin d'un avertissement significatif.

—La famille des Bourbons veut me faire assassiner, dit Bonaparte; c'est la vendetta, et si j'en prends un, je le ferai fusiller.

Je fus chargé de rédiger la Lettre motivée, hautaine et impérative, notifiant au grand-duc de Bade l'ordre d'arrestation et d'enlèvement du duc. On sait le reste.

Dans la nuit de l'exécution, j'étais dans le salon de M. de Laval; la pendule sonna deux heures du matin et je consultai ma montre: «En ce moment, le dernier Condé a probablement vécu.»

Le soir, j'ai donné un bal.

Un monarque n'est jamais cruel sans nécessité; les gouvernements commettent des fautes, jamais de crimes. Un criminel ne redevient dangereux que lorsqu'il est gracié; il n'y a que les morts qui ne racontent pas d'histoires et qui ne reviennent pas. Quant au remords, c'est l'indigestion finale des imbéciles qui manquent d'estomac.

Devais-je donner ma démission? Si Bonaparte a commis un crime ou une faute, ce n'était pas une raison pour que je fisse une sottise.

Comment me dérober à la responsabilité de cette exécution sommaire, dont Bonaparte se faisait un grief contre moi, comme plus tard de la guerre d'Espagne, que j'avais conseillée et déconseillée, selon le temps et les circonstances. Il y eut des explications d'une extrême violence sur ces deux fautes:

«Et vous avez prétendu, monsieur, s'écria Napoléon en plein Conseil, à son retour d'Espagne en 1809, que vous êtes étranger à la mort du duc d'Enghien? Je ne le connaissais pas, je ne savais pas où il était; c'est vous qui êtes venu me le dénoncer, le charger. Mais oubliez-vous donc que vous m'avez conseillé sa mort par écrit? Et vous allez en gémir partout, comme si vous n'aviez été qu'un aveugle instrument; cela vous va bien[5].

Bien des années écoulées, je croyais être délivré du poids de cette faute de Bonaparte, dont j'avais été le conseiller secret et l'instrument invisible; mais le vieux prince de Condé n'entendait pas de cette oreille-là. Je voulus en avoir le cœur net, et un jour je me fais annoncer: «Monsieur de Talleyrand-Périgord.»

Il se lève, me reçoit, me reconnaît, puis feignant de me prendre pour mon oncle l'archevêque de Reims, alors Grand-aumônier de la Maison du Roi, autrefois son compagnon d'exil en Angleterre, il me dit avec effusion:

—Ah! monsieur l'archevêque, que je suis aise de vous voir.

Il s'empare de la conversation, et je le laisse aller à tout son train contre la Révolution, l'Empire et ceux qui les avaient servis.

—Je suis fâché de le dire, mais de tous ces coquins, le plus odieux est sans conteste monsieur votre neveu, doublement apostat comme gentilhomme et comme prêtre, et ministre exécuteur de Bonaparte, lors de l'assassinat de mon petit-fils le duc d'Enghien.

Je reçus cette averse comme jadis celles de Napoléon dans ses vilaines lunes, et je me levai pour prendre congé de l'irascible prince.

—Adieu, monsieur l'archevêque, me dit-il, venez me voir demain; mais je vous en conjure, ne m'amenez jamais le drôle que vous avez le malheur d'avoir pour neveu, car s'il avait le front de paraître ici, je me verrais obligé de le faire jeter par les fenêtres.

On ne dit pas ces choses-là, on les fait; mais si les yeux étaient des pistolets, j'étais un homme exterminé.

Voilà un des deux crimes qu'on me reproche; je parlerai en son temps de l'Affaire Maubreuil.

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