La Confession de Talleyrand, V. 1-5: Mémoires du Prince de Talleyrand
NAPOLÉON
Le Mariage impérial.
1804.—Bonaparte crut que plus il s'élèverait, moins on pourrait l'atteindre; en fondant une dynastie héréditaire, sa mort ne serait plus le signal d'une révolution républicaine ou monarchique, les conspirateurs se décourageraient et les ennemis de la France accepteraient son nouveau souverain. Il n'y a que deux formes de gouvernement, la Royauté et la République; tout le reste est bâtard.
Le Pape vint à Paris pour la cérémonie du sacre. Tout était prêt, la date fixée au 2 Décembre, quand un aveu de Joséphine révéla que son union civile du 9 mars 1796 n'avait pas été suivie du mariage religieux.
Dans une entrevue avec Napoléon, Pie VII lui déclara que l'Église ne recherchait pas l'état de conscience des Empereurs pour les couronner et qu'il était disposé à le sacrer, mais qu'il lui était impossible de couronner Joséphine sans la consécration divine de son alliance. Si vivement contrarié qu'il fût par l'obstacle et surtout par l'observation du Pape, le briseur de sceptres dut s'incliner.
Le cardinal Fesch, son oncle, fut appelé aux Tuileries, et donna, dans la Chapelle, la bénédiction nuptiale aux époux. Je fus, avec Berthier, le témoin de Napoléon et de Joséphine; mais madame Grand ne fut pas invitée. Le lendemain, par un froid rigoureux, je pus voir la Petite Créole couronnée impératrice par les mains de ce petit Bonaparte que son notaire l'avait engagée à ne pas épouser, parce qu'il n'avait que la cape et l'épée.
Il faut, pour le séduire, étonner le vulgaire;
Ce qui brille l'attire aux filets du pouvoir,
Ainsi que l'alouette il se prend au miroir.
Quand je regarde la vaste toile de David, où il a représenté cette cérémonie à Notre-Dame, je songe au mot de Shakespeare: «L'avenir est plein de choses absurdes.»
L'Épée et la Plume.
1805.—Napoléon est Empereur de France et Roi d'Italie. L'Aigle tient l'Europe dans ses serres, et mon œil le suit à vue comme la Paix suit la Victoire.
La France est la seule puissance parfaite, parce que seule elle réunit les deux éléments de grandeur inégalement répartis entre les autres, les richesses et les hommes. La Russie est une puissance factice, cauteleuse, qui ne s'associera jamais à une généreuse entreprise sans y être directement intéressée. L'Autriche est un boulevard suffisant contre le Nord, et il faut créer le Royaume de Pologne. L'Eau à l'Angleterre, la Terre à la France: voilà la solution du problème européen.
À Austerlitz, je propose à Napoléon un projet d'Équilibre qui assure la paix du monde pour un siècle:
Il ne m'appartient pas, sire, de rechercher quel était le meilleur système de guerre; Votre Majesté le révèle en ce moment à l'Europe étonnée. Mais voulant lui offrir un tribut de mon zèle, j'ai médité sur la paix future, objet qui, étant dans l'ordre de mes fonctions, a de plus un attrait particulier pour moi, puisqu'il se lie plus étroitement au bonheur de Votre Majesté.
Il ne m'écoute pas, et, quand il m'écoute, c'est comme si je chantais. Il connaît pourtant la maxime orientale: «On veut et tu ne veux pas; tu voudras et on ne voudra plus.» Ce désaccord creuse plus large et plus profond le fossé qui nous sépare et dans lequel il finira par tomber. Les trêves qu'il signe dans ses haltes ne marquent que les étapes de sa marche, et il se condamne à toujours combattre ceux qu'il ne pourra toujours soumettre. Une guerre engendra l'autre; il abat le vaincu sans le dompter, sans le gagner et sans le détruire; il sème la haine sur ses pas et la coalition se referme derrière lui. Il n'aspirera jamais à descendre, il sera précipité.
Au commencement, nous avions bien cordé ensemble: lui, l'action, l'œil à la victoire; moi, le conseil et l'œil au danger. Il était inventif, impétueux, hardi et méfiant; j'étais avisé, lent, prudent et frondeur; mon esprit servait de moule à ses idées, il a fini par le briser.
Je savais lui faire perdre du temps quand il voulait tout brusquer; mais ce n'était pas toujours facile; son impatience dérangeait mes calculs quand sa volonté ne les annulait pas, et il a souvent compromis les affaires en faisant une heure plus tôt ce que je conseillais de faire une heure plus tard. Son cheval caracolait sur l'échiquier européen comme dans une boutique de porcelaine, et ce joueur irascible, après avoir renversé les pièces, le cassait sur la tête de son adversaire, ou sur la mienne. Il tordait des hommes de fer et brisait des hommes d'acier; mais j'étais d'une autre trempe et d'un autre métal. À l'entendre, j'étais un hypocrite et un traître, ourdissant des perfidies politiques, même contre lui, et jetant du ridicule sur ceux que je n'osais pas attaquer. À cela je répondais que je n'avais pas à ma disposition l'ultima ratio regum, le canon, ni le privilège d'insulter gratuitement tout le monde sans que personne ait le droit de me répondre. Les crises passées, nous revenions l'un à l'autre après les brouilles et les ruptures, parce que nous nous complétions.
Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde aurait changé, dit Pascal. À quoi tient le sort de l'Europe? À la vie, à la santé, à l'humeur d'un homme. Qu'une journée de soleil soit remplacée par un jour de pluie, tous les événements prennent un autre cours et la marche de l'univers en est modifiée. Mais SI est Sa Majesté l'Hypothèse, et il est inutile de raisonner dans le vide sur des choses qui n'existent pas. Si j'avais eu les jambes droites, je commanderais une armée.
J'étais une des rares personnes de la nouvelle cour ayant les traditions de l'ancienne aristocratie, l'oreille des ambassadeurs et la clef des chancelleries. Je savais me faire une arme de cette politesse qui est l'insolence bien maniée, et mon empire sur moi-même ne m'abandonnait jamais, ni dans les grandes circonstances, ni dans les actes les moins importants de la vie.
Mon impassibilité et mon mutisme, qui exaspéraient d'abord Napoléon, finissaient par le calmer, comme un cheval indompté qu'on ne cherche plus à contenir et à diriger; mais on ne savait jamais où s'arrêterait ce Corse sauvage, qui faisait arrêter un pape et fusiller un prince du sang.
J'étais souvent, comme disent les Orientaux, à cheval sur le dos du tigre et harponné par la griffe impériale. Il y eut des scènes effroyables de violence, des orages et des tempêtes, des grondements et des éclats de tonnerre, des fureurs et des colères blanches, des débordements d'injures, des salves d'avanies, des bordées d'insultes et d'invectives.
J'avais fini par m'y habituer, et tant que cela se passait en conversations, j'attendais la fin de l'averse, qui glissait sur moi comme la pluie sur le dos d'un canard. J'étais cuirassé à fond, rien n'avait aucune prise et ne mordait; je dévorais les affronts et je mâchais le mépris, gardant le silence absolu et une implacable sérénité. De temps en temps, je laissais percer un de ces sourires qui valent une réplique, et quand il faisait mine de vouloir me manger, il y avait des arêtes.
—Les rois, vos rois, qu'est-ce qu'un roi?
—Sire, c'est un des mots de mon dictionnaire, que j'ai trouvé dans Corneille:
Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose.
—Corneille? À la place de Louis XIV, j'en aurais fait un prince, au lieu de nommer ministre un professeur de billard. Ce monarque est l'imbécile le plus solennel de toute l'histoire, avec sa perruque et sa grandeur qui l'attachaient au rivage, et ce n'est pas comme cela qu'on passe le Rubicon.
—La Politesse est votre ennemie personnelle; si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a beau temps qu'elle n'existerait plus.
Tout cela s'entendait et, en traversant les galeries, au milieu des officiers et des courtisans étonnés, curieux et malveillants, je me donnai le plaisir de leur dire: «Vous avez là, messieurs, un grand homme bien mal élevé.»
—C'est Ésope à la cour, dit une voix.
—Le parallèle est flatteur; Ésope faisait parler les bêtes.
C'était vraiment une ménagerie, où on mettait en action la fable des Animaux malades de la peste.
Je n'en finirais pas avec ces litanies du Comediante-Tragediante; mais si la plume a plus de fil que l'épée, la langue a plus de fil que la plume. Un taureau peut fouler un pâtre désarmé, il écume en vain contre les banderilles, et celles que j'ai plantées sont restées dans la blessure.
Pendant que je préparais le Traité de Presbourg, la Part du Lion, et que je remaniais la carte d'Europe, après Austerlitz, tous les roitelets de l'Almanach de Gotha cherchaient à passer à travers les mailles du filet et allaient se plaindre de moi à Napoléon, qui répondait: «Combien Talleyrand vous a-t-il coûté?»
Dans ces opérations, qui se font toujours de la main à la main, il y avait des gens qui tenaient à s'assurer que l'argent ne s'égarait pas en chemin et arrivait bien à son adresse. Je convenais alors d'une phrase insignifiante et, à la première rencontre, je disais à l'intéressé: «Comment va Madame?» ou: «Avez-vous des nouvelles de M. X...?» C'était le reçu.
L'empereur me renvoya à Paris, malgré le besoin qu'il avait encore de moi.
—Sire, lui dis-je en prenant congé, vous me sacrifiez à l'intérêt de vos généraux; vous vous rabaissez en parlant leur langage, quand vous pourriez être, comme César, un grand capitaine et un grand politique.
—Que voulez-vous dire? L'or est votre chancre, et je ne vous permettrai pas de trafiquer des dépouilles opimes.
—Vous voilà bien, Sire. Vous vous êtes adjugé la France et une partie des autres nations, vous distribuez les trônes comme des bureaux de tabac, et vous trouvez mauvais que moi, votre ministre, qui fais toute cette cuisine et qu'on appelle le Bourreau de l'Europe, je m'attribue une misère, un rien, quelques millions. Vous ne me laissez pas même les miettes du festin, vous me défendez de glaner après la moisson de lauriers.
—Oui, quand l'aigle a quitté le champ de bataille, il y a assez de corbeaux sans vous.
Un jour qu'il était de bonne humeur, chose aussi rare que le soleil à Londres, il me posa cette question:
—Voyons, Talran, la main sur la conscience, combien avez-vous gagné avec moi?
—Le chiffre que vous demandez est comme celui de l'âge d'une femme, qui n'avoue que l'âge des autres.
—Il y en a qui ne peuvent pas le cacher, ce sont les reines; mais une femme n'aurait-elle pas intérêt à dire la vérité? En la dissimulant, elle s'expose à être vieillie, comme vous à être chargé par la Cavalerie de Saint-George de l'Angleterre.
On sait que les guinées portent l'effigie de Saint-George à cheval.
—Eh bien, Sire, en bloc, soixante millions.
—Ce ne serait pas trop cher, si le chiffre était vrai.
1806.—Je reçois en don le fief impérial de la Principauté de Bénévent, détachée des États-pontificaux.
Napoléon fait la Campagne d'Allemagne et me met tout sur les bras.
Voici un colosse qui m'assomme de l'importance du roi son maître, des troupes, des finances du roi son maître. Quel géant dans une antichambre! Ce qu'on veut lui prendre, c'est la ville natale, le berceau du roi son maître.
—Eh bien? quand l'enfant a grandi, on jette le berceau.
Un autre est dans son lit, et il n'y a de constitutionnel dans le royaume que la maladie du prince.
Enfin un ministre vient d'échapper à un attentat. Tirer sur le ministre, c'est manquer de politesse envers le roi.
1807.—Varsovie.—En partant pour Posen, il m'arrive un accident de voiture versée, dont je retrouve le souvenir dans ce billet à une amie:
Je vous réponds du milieu des boues de Pologne; peut-être l'année prochaine vous écrirai-je des sables de je ne sais quel pays. Je me recommande à vos prières.
C'est en Pologne que je fis connaissance avec la princesse de Tieskiewitz, sœur du prince Poniatowski, qui vint se fixer à Paris. Elle avait quarante-cinq ans, sans parler d'un œil de verre, et se montrait, comme madame de Senfit, une belle âme, fort jalouse de mes préférences, ce qui fit dire à madame de Rémusat que «c'était une infirmité d'avoir de l'amour pour Monsieur de Talleyrand.» Merci.
L'Empereur finira par me faire prendre en grippe les formes rondes, pour lesquelles j'ai toujours eu une grande prédilection, à cause de l'abus qu'il fait des boulets de canon, et nous finirons par ne plus nous entendre.
Je suis condamné à la politique de Pénélope, et après le Traité de Tilsitt, l'Aigle est perdu dans les nuages.
Séparation.
La place n'est plus tenable et nous ne nous entendons plus. Je demande à changer mon fauteuil de ministre contre le siège de Vice-Grand-Électeur.
Napoléon s'en étonne.
—Je ne comprends pas, me dit-il, votre impatience à quitter, pour un titre de vanité, un poste où vous avez acquis de l'importance et où je n'ignore pas que vous avez recueilli de grands avantages. Vous devez savoir que ces deux charges sont incompatibles, et que je ne veux pas qu'on soit à la fois grand dignitaire et ministre.
J'insiste, je suis fatigué, j'ai besoin de repos, et cette fois, il cède. Je conserve mon titre de Grand Chambellan, et j'obtiens celui de Vice-Grand-Électeur,—un vice de plus,—avec le traitement de 500,000 francs.
Nous sommes séparés, mais nous ne sommes pas brouillés, et il me consulte toujours familièrement sur les questions graves et les affaires épineuses.
En remettant le Portefeuille des Affaires étrangères à mon successeur, M. de Champagny, je lui présentai le personnel de mes bureaux.
—Monsieur, lui dis-je, voici bien des gens recommandables et dont vous serez content; ils sont fidèles, exacts; mais, grâce à mes soins, nullement zélés.
Comme il témoignait quelque surprise de ce singulier éloge, j'expliquai ma pensée:
—Oui, monsieur; hors quelques petits expéditionnaires qui font, je pense, leurs enveloppes avec un peu de précipitation, tous ici travaillent avec le plus grand calme et se sont déshabitués de l'empressement dans l'étude et l'examen des questions importantes. Quand vous aurez eu à traiter un peu de temps des intérêts de l'Europe avec l'Empereur, vous verrez combien il est nécessaire de ne point se hâter de sceller et d'expédier trop vite ses volontés.
J'amusai beaucoup Napoléon de ce récit et de l'air ébahi de mon successeur, qui ne sera pas assis sur des roses.
C'était un de mes principes appliqué à mes commis: «Messieurs, je vous défends deux choses, le zèle et le dévouement trop absolus, parce que cela compromet les personnes et les affaires.
Narbonne en est un des exemples. Il avait plus d'esprit que moi, cent fois plus; mais il s'attachait et se passionnait, il avait trop de zèle, il se dévouait sans mesure dans un temps qu'on est trop porté à le faire et à en abuser. Cela ne vaut rien. Il faut, en politique comme ailleurs, ne pas engager tout son cœur, ne pas trop aimer; cela embrouille, cela obscurcit la clarté des vues et n'est pas toujours compté à bien. Cette excessive préoccupation d'autrui, ce dévouement qui s'oublie trop lui-même, nuit souvent à l'objet aimé et toujours à l'objet aimant, qu'il rend moins mesuré, moins adroit et moins persuasif.
Lord Chesterfield disait à son fils: «Doucement, doucement.»
Il y a encore le vers de Gresset:
Le zèle n'est pas tout, il faut de la prudence.
Trois mots: Pas de zèle.
Après ma sortie du Ministère, j'étais allé habiter ma maison de la rue d'Anjou-Saint-Honoré. J'y recevais mes amis et mes amies, la princesse de Vaudemont, la duchesse de Luynes, la duchesse de Fleury, mesdames de Bellegarde, de K..., de Brignole, Génoise, de Souza, qui avait été madame de Flahaut, auteur de jolis romans. Il y avait des soirées, des bals d'enfants, des fêtes, avec madame Grassini et Crescentini, Talma et madame Talma, Saint-Prix, Lafon, etc.
La maison était trop petite pour les réceptions, et j'achetai l'Hôtel Monaco, rue de Varennes, où je menai plus grand train. Ma société devint assez éclectique, composée de grands seigneurs de l'ancien régime et du nouveau, assez étonnés de se rencontrer, d'étrangers de marque, d'hommes célèbres dont la réputation, chez quelques-uns, était inférieure au talent, et de femmes qui, si elles n'étaient pas toutes des anges, méritaient bien le titre d'amies. Il y avait même, dans le nombre, certains familiers qui n'étaient pas en odeur de vertu, et qui firent comparer mon salon à une caverne où j'élevais des reptiles.
En 1812, la banqueroute d'un gros financier embarrassa mes affaires. Napoléon me racheta l'hôtel 1,280,000 francs, pour remettre ma barque à flot, dont quittance, et j'achetai l'Hôtel de l'Infantado, rue Saint-Florentin, qu'on appelait aussi la Petite rue des Tuileries.
Comœdia.
Depuis que l'Aigle ne m'emporte plus sur les hauteurs, je végète dans une vie de loisir et de jeu, menant de front les affaires et les plaisirs, et je regarde la comédie en attendant la tragédie. J'ai vu de près le bonheur des rois et des grands; quelle misère!
Napoléon a fait 9 princes, 32 ducs, 388 comtes, 1,090 barons.
La Restauration a fait 17 ducs, 70 marquis, 83 comtes, 62 vicomtes, 215 barons, et a accordé 785 Lettres de noblesse.
Madame de X..., nommée à une charge de la cour, fait ses visites officielles en toilette plus convenable pour une soirée que pour une audience. Un homme se demande: Que dirai-je? Une femme songe: Que mettrai-je? C'est égal, voilà une jupe bien courte pour un serment de fidélité.
Le Chambellan d'une princesse, ancien duc et pair, a été fait comte et je l'en ai félicité, car il faut espérer qu'à la prochaine fournée il sera créé baron.
Voici le bouquet. Il y a Maret qui vient d'être bombardé duc de Bassano. Je ne connais pas de plus grande bête que Maret, si ce n'est le duc de Bassano.
Bonaparte prenait des leçons de Talma. Plus tard, il lui dit après une représentation de La Mort de Pompée:
«Tu entres en scène au milieu des licteurs et l'arrivée de César ne produit aucun effet; viens demain matin aux Tuileries.»
Talma s'y rend et se mêle aux courtisans, rangés sur deux haies, comparses de la figuration impériale. Les portes s'ouvrent et les chambellans défilent à pas comptés, précédant les princes, les maréchaux, les ministres, les dignitaires. Une voix sonore de héraut annonce: L'Empereur. Il apparaît seul, d'un pas rapide, et jette au passage un coup d'œil de triomphe à Talma.
Je pense au mot du Pape: Comediante, Tragediante.
Il y a de singuliers échantillons du sexe faible dans les réceptions officielles. On me fait admirer une belle femme athlétique; mais nous avons mieux dans les grenadiers de la garde.
La noblesse impériale donna lieu à bien des scènes, qui me rappelaient la petite phrase ironique de Napoléon: «Qu'en dira le Faubourg Saint-Germain?»
En voici une de la collection:
Un soir qu'il y avait cercle, la maréchale Lefebvre arriva en grande toilette de gala, couverte de diamants, de perles, de plumes, de fleurs, d'argent, d'or, etc., car elle voulait avoir de tout sur elle.
M. de Beaumont, chambellan de service, annonça: «Madame la maréchale Lefebvre.»
L'Empereur alla au-devant d'elle et lui dit: «Bonjour, madame la maréchale, duchesse de Dantzick», titre que M. de Beaumont avait oublié.
Elle se retourna précipitamment du côté de ce dernier, en riant, et lui cria à tue-tête: «Ah! ça te la coupe, cadet!»
Une autre fois, à dîner chez moi, elle me fit ce compliment dénué d'artifice:
—Bon Dieu, vous nous avez donné un fier fricot; cela a dû vous coûter gros.
Je ne voulus pas être en reste:
—Ah! madame, vous être ben honnête, ce n'est pas le Pérou.
Ce jour-là, le général M... arriva en retard. Attendre empêche de dîner, mais dîner n'empêche pas d'attendre.
—Eh bien, eh bien, vous, venir le dernier; on voit bien, mon cher Bayard, qu'un dîner n'est pas pour vous un champ de bataille.
L'Empereur considère les femmes comme des joujoux, et il les casse. Il règle toutes les fêtes, veut qu'on s'amuse à la cour et s'étonne de voir des visages allongés; mais le plaisir ne se mène pas au tambour et les dames comme des grenadiers. Je plains les chambellans, qui s'évertuent à amuser l'inamusable: «Mesdames, l'Empereur ne badine pas; il veut qu'on s'amuse: En avant, marche!»
Dans ses moments familiers d'abandon, Napoléon aimait encore à tourmenter tout le monde par des questions:
—Si je venais à mourir, que dirait l'Europe?
Et quand on s'est bien ingénié à montrer quel vide il laisserait dans l'univers, il ajoute tranquillement:
—L'Europe dirait: Ouf!
1808.—Je remplis les fonctions de Vice-Chancelier d'État, dont le titulaire en nom est le Prince Eugène, Vice-roi d'Italie, et c'est M. de Champagny, mon successeur, qui me remplace aux Conférences de Bayonne.
Napoléon, qui ne perd jamais une occasion de me taquiner, m'a envoyé à Valençay les enfants du roi d'Espagne, pour leur faire passer le temps agréablement. Je les ai reçus princièrement et leur conduite a été royale: ils ont mis à sac le château. Il y avait des foires dans le voisinage où ils achetaient des jouets à toutes les boutiques, et quand un pauvre leur demandait l'aumône, ils lui donnaient généreusement un pantin.
Entrevue d'Erfurth.—Napoléon et Alexandre, les deux arbitres du monde, se sont entendus. J'ai fait les honneurs aux rois et aux princes souverains, qui gravitaient comme des satellites autour de ces astres de première grandeur.
Au moment de monter chacun dans son carrosse, j'ai dit à l'Empereur de Russie: «Si vous pouviez vous tromper de voiture.»
Napoléon a apprécié les conseils que je lui ai donnés, et en me remerciant, il a ajouté: «Talleyrand, nous n'aurions pas dû nous quitter.»
C'était une éclaircie dans le ciel sombre où je voyais courir les nuages amoncelés, signes avant-coureurs de l'orage européen.
Deux coups de folie: la Guerre d'Espagne, que j'ai conseillée et déconseillée selon l'orientation de la girouette, comme je l'ai dit; mais je n'ai certes pas indiqué ni approuvé les moyens qu'on a employés pour déposséder les princes de la Maison de Bourbon. Quant à l'Enlèvement de Pie VII, le Corse est superstitieux, et il ne peut ignorer que celui qui mange du pape en crève. Amen.
Tragœdia
1809.—Un mot suffit pour séparer les destinées comme le tranchant du glaive, une goutte d'eau pour faire déborder la coupe. Un mot m'a coûté mon titre de Grand Chambellan; Napoléon m'éloigne de sa personne, la séparation est complète après quatorze années. Comme dans ses campagnes et ses traités, ses guerres et sa politique, il m'a maltraité sans me frapper, il m'a blessé sans me tuer, il a fait un mécontent de plus sans le rendre impuissant, un ennemi sans l'avoir anéanti. Il me déteste et me méprise en face; je le hais dans l'âme. La vengeance est un art peu connu, et peut-être inutile. Le Temps s'en charge; c'est un vieux juge qui appelle tout le monde à son tribunal.
Ma montre est réglée sur son horloge. L'heure est lente, mais elle sonne; la vengeance est boiteuse, mais elle vient; la ville est loin, mais la nouvelle arrive.
Mes batteries sont masquées et, comme disent les Anglais, je travaille sous l'eau. Je vois venir, je laisse faire et j'attends l'heure du berger, épiant Napoléon en observateur hostile, mais circonspect, sourdement aux aguets, marquant les fautes et prévoyant les échecs. L'ambition, l'intérêt, la haine m'excitent contre lui.
Il pouvait tout dans la victoire, je pourrais beaucoup dans les revers. Ma retraite n'est pas seulement une perte pour Napoléon, c'est sa perte, et il y court en aveugle insensé.
Il y eut des paroles terrifiantes, car chez lui l'exécution suivait la volonté ou le caprice comme le boulet suit la lumière du canon, et deux fois, j'ai lu mon arrêt de mort sur le visage de César.
Au retour d'Espagne, à son lever, il me retint seul, et le nuage creva sur ma tête, brusquement:
—Que venez vous faire ici? Montrer votre ingratitude? Vous jouez le double jeu de l'opposition. Vous espériez sans doute que je ne reviendrais pas, que je tomberais sous une balle de guérilla ou le poignard d'un moine, et vous croyez peut-être que si je venais à manquer, vous seriez le chef du Conseil de Régence. C'est une illusion que vous allez perdre à l'instant. Si j'étais malade, entendez-vous, vous seriez mort avant moi.
Je m'inclinai cérémonieusement:
—Sire, je n'avais pas besoin d'un pareil avertissement pour adresser au ciel des vœux ardents en faveur de la conservation de Votre Majesté.
C'est égal, je sais un gré infini à Napoléon de s'être bien porté jusqu'en 1814.
La cinquième Coalition, organisée par l'Autriche, est suivie du Traité de Vienne.
1810.—Napoléon a divorcé avec Joséphine. Au Comité des Tuileries, où j'ai toujours mon siège, je me déclare pour l'alliance autrichienne de Marie-Louise et mon avis est approuvé.
1812.—Campagne de Russie.—L'Impératrice me fait mander au Château. On n'a encore aucun détail, mais un fait unique: L'armée est perdue, hommes, chevaux, canons, armes et bagages. Mais voyez comme on exagère, Maret revient, et son nom ne diffère que d'une lettre avec celui de Malet, qui disparaît. Si les absents ont tort, les revenants n'ont pas toujours raison.
Au retour de la Campagne de Russie, ce fut bien une autre fête. Cette fois, ce n'étaient plus les éternelles récriminations sur le duc d'Enghien, la guerre d'Espagne, les cadeaux, l'agiotage, la pêche en eau trouble, et je puis dire que je vis briller l'éclair.
—Comment osez-vous paraître devant moi? Vous êtes un misérable qui avez trahi tous les gouvernements, qui trahirez ceux auxquels vous paraissez attaché aujourd'hui. Je ne vous en laisserai pas le temps, je vous ferai punir comme vous le méritez.
Je sais jouer ma tête, et tant qu'elle sera sur mes épaules, elle ne sourcillera pas.
—Je n'ai jamais trahi personne, sire, et je vous suis dévoué. Qui m'accuse? De quoi s'agit-il? Où? Mes complices? Pourquoi? Comment? Quand?
—Tenez, vous n'êtes que de la boue dans un bas de soie[6].
Dans l'antichambre, où des aides-de-camp, des généraux, des maréchaux, des courtisans, qui avaient entendu, me suivaient des yeux, je sentis comme un vent de sabre passer sur mes cheveux, et frappant le parquet de ma canne, je leur dis au passage: «Messieurs, l'Empereur est charmant ce matin.»
La boue dans un bas de soie n'était pas une nouveauté; Mirabeau avait trouvé cette métaphore avant lui:
«C'est de la boue et de l'argent qu'il lui faut; pour de l'argent il a vendu son honneur, il vendrait son âme et il ferait un bon marché, car il troquerait du fumier contre de l'or.»
Je racontai le trait à Montrond, tout chaud tout bouillant, et il s'écria: «Et lui? c'est du crottin de cheval dans des bottes fortes!»
Fouché et Cambacérès m'ont sauvé; il était temps.
Fouché s'était trouvé dans la même passe en 1810, et j'avais eu le plaisir de l'en tirer.
Napoléon, au cours de son voyage en Hollande avec Marie-Louise, avait acquis les preuves de ses intrigues dans les Pays-Bas et en Angleterre. Il réunit le Conseil où Fouché, qui avait la puce à l'oreille, brilla par son absence.
L'empereur posa, sans préambule, la question de vie ou de mort:
—Que pensez-vous, messieurs, d'un ministre qui, abusant de sa position, aurait, à l'insu du souverain, ouvert des communications occultes avec l'étranger sur des bases imaginaires et compromis la politique de l'État? Quel châtiment doit-on lui infliger?
Je savais affronter la colère du Corse et lui tenir tête, par le silence ou la contradiction. J'avais moi-même le doigt pris dans l'engrenage, et je rompis le morne silence:
—Monsieur Fouché a commis une grande faute, une très grande faute; je lui donnerais un remplaçant, mais un seul, Monsieur Fouché lui-même.
Napoléon haussa légèrement les épaules, congédia les ministres, et il n'en fut plus question.
«Fouché, disait-il, est le Talleyrand des clubs, et Talleyrand le Fouché des salons.»
Je m'empressai de porter la bonne nouvelle à mon compère, qui en prit thème pour me raconter une discussion qu'il avait eue dans un cas semblable avec Robespierre au Comité de Salut public, et dans le feu du récit, il laissa échapper cet anachronisme révolutionnaire:
—Robespierre me dit: «Permettez, monsieur le duc d'Otrante...»
—Ah! ah! mon cher Fouché, duc... Déjà?
Même dans les circonstances les plus graves, on ne peut pas être toujours sérieux.
L'Invasion.
1813.—Après Leipzig, l'Aigle a du plomb dans l'aile. On peut s'arrêter quand on monte, jamais quand on descend. Napoléon décline. Il me rappelle et m'offre le Portefeuille des Affaires étrangères; mais il me faudrait renoncer à mon titre de Vice-Grand-Électeur. Il est trop tard pour se concerter et agir. L'Empire s'écroule; Samson était aveugle quand il s'est enseveli sous les ruines du Temple. C'est le comble de la niaiserie de se faire le courtisan du malheur, et les hommes, comme les chiens, sont souvent punis de leur fidélité.
L'Europe coalisée et victorieuse propose à Napoléon, isolé et vaincu, mais encore redoutable, les limites de la France de 1789. C'est la paix et l'équilibre de l'Europe. Il refuse et répond à l'ultimatum des puissances:
Je suis si ému de cette infâme proposition que je me crois déshonoré rien que de m'être mis dans le cas qu'on me l'ait faite. Je crois que j'aurais mieux aimé perdre Paris que de voir faire de telles propositions au peuple français, et je préférerais voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables. J'ai trois partis à prendre: Combattre et vaincre, combattre et mourir glorieusement, et si la nation ne me soutient pas, abdiquer.
C'est bien ce qu'il a dit à La Besnardière:
Je ne puis faire la paix sur la base des anciennes limites, en perdant les Alpes et le Rhin, avec une frontière ouverte de cent cinquante lieues. J'abdiquerai plutôt, je rentrerai dans la vie privée, et je vivrai tranquille avec vingt-cinq francs par jour. Je voulais faire de la France la reine de l'univers. Si personne ne veut se battre, je ne puis faire la guerre tout seul. Si la nation veut la paix, je lui dirai: «Cherchez qui vous gouverne, je suis trop grand pour vous».
L'invasion commence.
Au Conseil, la question du départ de Marie-Louise et du roi de Rome fut mise sur le tapis au dernier moment. Comme je savais qu'on ferait juste le contraire de ce que je conseillerais, je m'y montrai formellement opposé.
—Sa Majesté ne saurait courir le moindre danger. Il est impossible qu'elle n'obtienne pas de l'Empereur d'Autriche, son père, et des souverains alliés, de meilleures conditions que si elle était à cinquante lieues de Paris.
Marie-Louise voulait une décision écrite, mais je me gardai bien de la donner. Pour couper court à la discussion, Joseph donna lecture d'une Lettre de Napoléon qui était un ordre: «Si les Alliés approchent de Paris, l'Impératrice se retirera sur la Loire.»
L'Empereur avait parlé, la cause était entendue et le départ fut résolu.
En sortant de la séance, clopin-clopant, je dis à Rovigo:
—Si j'étais ministre de la police, Paris serait insurgé avant vingt-quatre heures et l'Impératrice ne partirait pas.
—Il dépendait du Conseil de l'empêcher.
—Eh bien, voilà donc la fin de tout ceci; n'est-ce pas aussi votre opinion? Ma foi, c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de chaque jour. Pardieu! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas de motif raisonnable; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l'histoire: donner son nom à des aventures au lieu de le donner à son siècle. Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir. Maintenant, quel parti prendre? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions; il aurait vu que des amis comme ceux-là sont plus à craindre que des ennemis. Que dirait-il d'un autre, s'il s'était laissé mettre dans cet état?
La conclusion de tout ceci est claire comme de l'eau de roche. Si je vais, qui reste; si je reste, qui va? Il n'y a pas à hésiter. J'ai fait le simulacre de sortir de Paris comme si je voulais suivre Marie-Louise à Blois, en m'arrangeant pour faire arrêter ma voiture à la Barrière du Maine par un poste de gardes-nationaux choisis, programme qui s'exécuta à la lettre et à l'heure convenue.
Une combinaison de Régence n'était pas impossible; je n'aurais pas été fâché d'avoir deux cordes à mon arc et cette carte dans la main pour jouer la partie avec Louis XVIII; mais il fallait opter à rouge ou à noir. Après le départ de l'Impératrice, mon titre de Vice-Grand-Électeur, qui me donnait un siège au Conseil de Régence, me faisait presque roi à l'entrée dans Paris des Alliés victorieux.
Je les attends. Les meilleurs gouvernements tombent, mais les pires aussi. Le rôle de Napoléon est fini; il est vieilli, fatigué, abandonné; la mort même ne veut pas de lui.
Un roi malheureux est toujours de la vieille famille; son autorité reste intacte, elle est de droit divin et non du droit du plus fort; il trouve du crédit dans son royaume et obtient des concessions de ses cousins, à charge de revanche.
Napoléon n'a rien à attendre d'eux. Sa légitimité, c'était la victoire; le Capitaine vaincu n'est plus un Empereur: on ne remonte pas sur un trône en descendant de cheval.
LA RESTAURATION
1814.—Après l'abdication de Napoléon à Fontainebleau et son départ pour l'Île d'Elbe, j'aurais volontiers dit comme le chat assis sur un jambon: «Maintenant nous sommes bien.»
J'avais été prévenu que l'empereur de Russie allait descendre chez moi et, une heure après, il était installé avec sa maison.
—Monsieur de Talleyrand, me dit Alexandre au débotté, vous avez ma confiance et celle de mes alliés, vous connaissez la France; dites ce qu'il faut faire et nous le ferons. Je n'ai aucun plan, je m'en rapporte à vous; vous avez dans une main la famille de Napoléon, dans l'autre, celle des Bourbons; je prendrai celle que vous me présenterez.
J'avais mon plan: Dieu, Table ou Cuvette, prêt à la manœuvre selon le vent.
La République? Impossibilité.—Bernadotte? Une intrigue.—La Régence et Napoléon II? Guerre civile.—Les Bourbons? Un principe, la Légitimité.
C'est dit et c'est fait.
Il faut maintenant trois choses: Un Gouvernement, une Constitution et un Traité. Je m'en charge.
La France obtiendra une paix honorable et relativement avantageuse. C'est l'Équilibre européen, le trône aux Bourbons, la conciliation future avec les Napoléoniens et les Républicains. Cependant, réflexion faite, j'ai peut-être abandonné avec trop de désinvolture plusieurs places fortes et du matériel de guerre; mais tout le monde était pressé d'en finir, et voilà la petite politique de mon quartier.
Ce fut par une délicieuse matinée d'avril que j'allai au-devant du Comte d'Artois, au vieux refrain du bon Henri qui marquait la marche en désordre, tirant la jambe, mais enchanté. Je m'appuyai sur le cheval du prince et je lui débitai un compliment très court avec une conviction bien jouée. Il était si ému qu'il étouffait: «Monsieur, Messieurs, je vous remercie, je suis trop heureux; marchons, marchons, je suis trop heureux.» De la Barrière de Bondy à Notre-Dame, ce fut une ivresse générale, et comme on cherchait à lui frayer un chemin: «Laissez, laissez, j'arriverai toujours trop tôt.» De Notre-Dame aux Tuileries, même ovation.
À onze heures du soir, j'étais avec Beugnot et Pasquier, qui finirent par accoucher d'un Mot historique que j'envoyai au Moniteur, en annonçant la rentrée du Comte d'Artois: «Rien n'est changé en France, il n'y a qu'un Français de plus.»
À Paris, un mot a plus de force qu'un jugement, et celui-là durera aussi longtemps qu'un préjugé.
Le joli de l'histoire, c'est qu'à force de l'entendre répéter et admirer, le Comte d'Artois finit par être sincèrement persuadé qu'il l'avait dit.
Pas de zèle. Il était inutile d'aller jusqu'à Calais; je rejoins Louis XVIII à Compiègne, et il m'accueille avec une de ses phrases: «L'exactitude est la politesse des rois.» Réponse du berger à la bergère, et l'entrevue prend une tournure où le Roi des Niches montre le bout de l'oreille:
—Monsieur le prince de Bénévent, je suis charmé de vous voir; il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés; mais j'espère que nous nous entendrons.
—Sire, je ne demande rien pour moi, je me crois seulement nécessaire aux Relations extérieures. Si j'ai mérité quelque chose, je sollicite pour ma nièce le titre de Dame du palais.
—Accordé. Je vous reconnaîtrai celui de prince de Bénévent, et vous aurez à la cour le rang des princes étrangers.
—J'ai l'honneur d'être Français, sire, et je ne renonce à ce titre pour aucun autre.
—Soit; je vous réserve un siège à la Chambre des Pairs. Si les événements vous avaient donné raison, vous me diriez: «Asseyons-nous et causons.» Vous le voyez, j'ai été le plus habile et je vous dis: «Asseyez-vous et causons.»
Louis XVIII avait déclaré à Londres que la Providence et l'Angleterre avaient fuit la Restauration, comme si la France, le Gouvernement provisoire et le Sénat n'y étaient pour rien; à Compiègne, c'était lui, lui seul, et c'était assez. La situation ainsi posée, il aborda de front le sujet délicat de l'entrevue.
—Vous voulez une Constitution?
—On demande moins à Votre Majesté qu'à Henri IV, et il avait conquis son royaume.
—Si je la jurais, vous seriez assis et moi debout. Nous verrons... Je voudrais aussi que les fonctions de député fussent gratuites.
—Gratuites, sire, ce serait trop cher; je ne connais rien de ruineux comme ce qui est gratuit.
C'est pourtant dans ce petit Salon bleu que s'est faite la Restauration. Au coin de cette table était l'empereur Alexandre; ici, le roi de Prusse; là, le grand-duc Constantin; plus loin se tenaient MM. Metternich, Nesselrode et Hardenberg. On n'avait pas le temps d'écrire; le sort du monde se décidait au coin du feu, dans des conversations ou des tête-à-tête avec les souverains.
L'Hôtel de l'Infantado, rue Saint-Florentin, était bien le cadre le plus bizarre qu'on pouvait choisir pour y renfermer les destinées du monde. Le premier étage était occupé par l'empereur de Russie et ses aides-de-camp; le comte de Nesselrode, son ministre des Affaires étrangères, s'était installé au deuxième avec ses secrétaires. Les gardes impériales russes garnissaient les escaliers, les Cosaques campaient dans la cour et la rue; on ne distinguait guère le jour de la nuit dans le mouvement de ce coin de Paris, ordinairement solitaire et silencieux, animé et bourdonnant comme une ruche d'abeilles en activité.
Je m'étais réservé l'entresol, où je logeais avec le Gouvernement provisoire, composé de Dalberg, Beurnonville, Jaucourt, l'abbé de Montesquiou, avec Dupont de Nemours comme secrétaire, et Beugnot, commissaire à l'Intérieur, où il se noyait dans la paperasserie. On devrait créer pour lui le Ministère du Sentiment, où il pourrait déployer son plus beau talent, et lui adjoindre comme secrétaire d'État l'imprimeur Michaud, qui apporte le Manifeste d'Alexandre aux Français, d'une main, et de l'autre, le poème de La Pitié, de Delille, où l'Abbé Virgile avait adressé des vers prophétiques à l'empereur de Russie.
L'entresol comprenait six pièces: trois sur la cour et trois sur les Tuileries, à travers lesquelles Laborie courait toujours pressé, affairé, agité, essoufflé, la Mouche du coche. Les premières étaient abandonnées au public. Les trois autres se composaient de ma chambre à coucher, où siégeait le gouvernement; le salon, où travaillaient pêle-mêle les secrétaires, les ministres, les hommes en place, et la bibliothèque, où je tenais mes entretiens particuliers. Quand on parvenait à m'y attirer pour une audience promise, ce que je mettais tous mes soins à éviter, il me fallait traverser le salon, arrêté par l'un, saisi par l'autre, barré par un troisième, et de guerre lasse, je retournais au Conseil, laissant le visiteur se morfondre en m'attendant.
Le jour où le Gouvernement provisoire fut organisé, je reçus la visite de M. de Pradt, archevêque de Malines, qui me dit sans préambule:
—Je suis surpris qu'on ait monté une pareille machine sans m'y réserver une place, et je viens savoir ce qu'on prétend faire de moi, car enfin on ne peut pas me laisser de côté dans un semblable moment.
—Vous pouvez rendre un notable service, lui dis-je; nous avons besoin d'un scandale. Vous êtes en grand costume, arborez un mouchoir blanc et suivez toute la ligne des boulevards en l'agitant et en criant; «Vive le roi!» Vous ferez un effet prodigieux.
Tout le monde s'amusa de cette mascarade, où il faillit être écharpé, et il ne lui vint pas à l'idée que je l'avais mystifié.
Maubreuil.
Il se présentait journellement des intrigants et des aventuriers de toutes les paroisses, qui enchérissaient entre eux à qui trouverait les moyens les plus extravagants de supprimer Napoléon. Je les écoutais avec attention, distribuant à ces têtes exaltées et à ces imaginations en travail des signes approbatifs, des mots enveloppés, qui pouvaient les renvoyer convaincus que leurs projets étaient approuvés et favorablement accueillis.
Ce fut le cas du marquis de Maubreuil. Il était venu proposer de se défaire de Napoléon, et le coup fut discuté en conciliabule. L'abbé de Pradt et l'abbé Louis, qui étaient là, poussaient à la roue et demandaient ses conditions.
—Combien vous faut-il?
—Dix millions.
—Dix millions! Y pensez-vous?
—Mais ce n'est rien pour débarrasser le monde du fléau qui nous menace encore.
J'assistais à cette scène, qui se renouvelait si souvent, sans y attacher plus d'importance qu'aux autres, en songeant que ceux qui sont à vendre ne valent guère la peine d'être achetés.
Maubreuil prit pour un encouragement tacite les marques de satisfaction qu'éveillait toujours la perspective d'être débarrassé du fléau de l'Europe. On abandonna cet homme à son mauvais génie, et il a mille fois répété et perdu la tête à répéter qu'il avait été excité à commettre l'attentat et que je lui en avais donné la mission.
À l'anniversaire du 21 janvier 1817, à Saint-Denis, il donna libre cours à sa fureur et, en pleine église, devant le roi, il me frappa au visage avec une violence qui me renversa par terre.
J'ai lu dans les journaux les différents récits de cette agression brutale, qui se réduit à ceci: «Donnez-moi de l'argent ou je ferai du scandale.» On ne lui donne pas d'argent et il fait du scandale, si on peut appeler scandale des injures bien grossières, adressées par un voleur de grand chemin à des gens qui ne le connaissent pas. Il a été traduit et condamné en police correctionnelle, et la Cour royale a confirmé le jugement.
LE CONGRÈS DE VIENNE
Le Congrès de Vienne a été mon dernier bal masqué du carnaval politique, et la Conférence de Londres mon jeudi de la mi-carême.
Un Congrès est une académie politique, où les visites préliminaires décident de tout. Les quatre matadors comptent la France comme une basse carte; il s'agit d'en faire un atout: Coupe et passe le roi. Un principe, un mot: Légitimité. Je les tiens tous.
On m'admet au Conseil. Je commence par brouiller les cartes et par mettre la puce à l'oreille de ces larrons, unis par la crainte, séparés par l'intérêt. Puis mêlant ma voix, celle de la victime, au quatuor du concert européen, les parties bien emmêlées, sous couleur de rétablir l'harmonie, je lève mon archet de chef d'orchestre de cette musique de chambre.
—Je suis ici le seul représentant de la Légitimité. Un roi détrôné par des rois est un exemple plus révolutionnaire, un plus grand ébranlement pour tous les trônes, qu'un roi renversé par un désordre législatif ou démocratique. L'œuvre du Congrès sera donc conforme au droit public.
—Cela va sans dire, répond Humboldt.
—Si cela va sans dire, cela ira encore mieux en le disant.
—Que vient faire ici le droit public?
—Il fait que vous y êtes.
—Vous aussi, dit Metternich, et vous ne devez pas mettre des bâtons dans les roues des Alliés.
—Les Alliés? Ce mot suppose la guerre; il n'a plus de sens après la paix. C'est une injure au roi de France, qui n'y est pas compris.
—Je ne tiens pas à ce mot, je m'en sers par habitude.
—Alors c'est une habitude à changer.
Alexandre se fâche tout rouge. C'est ce que je voulais.
—Monsieur de Talleyrand se trompe étrangement de date en jouant ici au ministre de Louis XIV. Entre puissances, il n'y a de droits que leurs convenances personnelles, et je n'en admets pas d'autres.
—Malheureuse Europe! Où te mène-t-on? Malheureuse Europe!
—Nous aurions peut-être mieux fait, dit Metternich, de traiter nos affaires entre nous.
—Je suis membre du Congrès; je m'en vais; je reviendrai lorsqu'il sera réuni.
Il y avait deux compétiteurs au trône de Naples, Ferdinand et Murat. Comme avocat de ces deux clients, je reçus de Murat 1,250,000 francs; mais Ferdinand me promit une nouvelle investiture de la principauté de Bénévent, le duché de Dino, plus six millions de traites sur la Maison Baring de Londres, ce qui fit pencher la balance de son côté. Væ victis.
La jeune duchesse de Dino m'avait accompagné au Congrès de Vienne. En 1809, j'avais demandé sa main à Alexandre pour mon neveu, Edmond de Périgord; mais la mésintelligence ne tarda pas à désunir les deux époux, et ma nièce, la belle Dorothée, devint la grande dame de mon Salon. Elle fut mon partenaire dans cette partie de whist où les atouts manquaient dans nos jeux.
La duchesse était de famille princière par la lignée des ducs de Courlande illustrée par Biren, favori d'Anne de Russie. Elle avait été élevée comme les grandes dames de ces contrées un peu sauvages, dans toutes les élégances du goût français, en y joignant une force d'attention sérieuse et une faculté universelle d'esprit et de langage, et son éducation s'était complétée pendant un séjour de quatre années en Angleterre. À peine âgée de vingt ans, par sa beauté, la perfection de ses traits aquilins, le charme impérieux de sa physionomie, le feu du Midi mêlé à la grâce altière du Nord, l'éclat inexprimable de ses yeux, la dignité de son front encadré de si beaux cheveux noirs, elle était naturellement destinée à faire les honneurs d'un palais, à embellir une fête. De bonne heure mûrie par les réflexion et les fortes lectures, familière avec l'histoire moderne, ses entretiens se portaient volontiers sur les problèmes les plus graves de la politique ou les questions les plus délicates de l'art. Supérieur à sa beauté, comme elle gracieux, séduisant et dominateur, son esprit paraissait la plus irrésistible des puissances, et lorsque sur une pensée politique reçue ou devinée, cette fine et brillante intelligence voulait préparer la conviction, insinuer un conseil, effacer une défiance, entraîner une volonté, elle y faisait mieux qu'un habile diplomate. Plus d'une fois ce renfort ou cette diversion vint heureusement au secours de ma science et la seconder, éludant des contradictions, aplanissant des obstacles, triomphant des indécisions, avant que je fusse engagé avec les autres et peut-être d'accord avec moi-même.
C'est ainsi que l'action politique, commencée le jour au Congrès, se continuait le soir dans les salons. Elle jouait son rôle, et pendant que je faisais de la diplomatie de cheminée, elle faisait de la politique d'éventail, ce qui fit dire qu'elle était plus grande comédienne que mademoiselle Mars, et que je pouvais adopter la devise de Talma: Une Lune: «Je ne brille que le soir.»
J'écris au roi: «Si le Congrès ne marche pas, il danse.» Enfin je signe un traité secret avec l'Angleterre et l'Autriche. Cela finit bien; nous ne perdons que les illusions du sentiment et nous faisons un mariage de raison, sans amour et sans divorce possible.
Je tenais les cartes et j'ai caché mon jeu. On a considéré cette alliance stérile et cette manœuvre contre la Russie comme la faute de la grande partie diplomatique, où la France a failli sombrer six mois plus tard à Waterloo, et Metternich a prétendu qu'il m'avait gagné. J'ai pris ma revanche à la Conférence de Londres.
LES CENT-JOURS
1815.—On donnait une fête à la Cour de Vienne, quand la nouvelle éclate comme une bombe au milieu d'un tableau vivant: «Napoléon a quitté l'île d'Elbe.»
Les rois se retirent dans un salon, les plénipotentiaires se groupent. Tout le monde a perdu la tête. Je reste à l'écart, comme si j'étais étranger à ce qui se passe.
Alexandre m'interpelle:
—Vous l'avez voulu; ne vous ai-je pas averti que les Bourbons étaient incapables de régner.
—Il faut cependant qu'ils règnent.
Ils avaient bien tout fait pour mécontenter et décourager la nation, en ramenant avec eux les traditions mortes du passé avec le drapeau blanc, le droit divin, la vieille routine du bon plaisir, l'ostracisme des libéraux, le favoritisme des émigrés, les Étrangers de l'intérieur, et ministres ad hoc.
Les fous sont aux échecs les plus proches des rois.
On m'écoute: «C'est le commencement de la fin. Le désespoir ne réussit jamais. Tout est possible à Paris pour un moment; tout est impossible contre l'Europe. Bonaparte ne reprendra pas ses bottes de 95; il passera sur la France sans la posséder et sans la soulever, ni pour ni contre lui. Il finira comme un aventurier. C'est un cadavre, seulement il ne sent pas encore mauvais. Sus à Bonaparte, sans rien attendre ni rien entendre. Messieurs, vous pouvez tirer sur lui une traite à quatre-vingt-dix jours.»
Cet épisode fantastique tient de la féerie. Pendant que Louis XVIII, de sottise en sottise, s'enfuit jusqu'à Gand, l'Aigle vole de clocher en clocher jusqu'aux Tours Notre-Dame. Le 1er Mars, Napoléon débarque au Golfe Juan, le 5 il est à Gap, le 7 à Grenoble, le 10 à Lyon, le 15 à Avallon, le 20 à Paris.
Le Moniteur est instructif: L'Ogre de Corse a quitté sa tanière. L'Usurpateur est à Grenoble. Bonaparte est arrivé à Lyon. Napoléon marche sur Paris. Sa Majesté Impériale et Royale a fait son entrée dans la capitale aux acclamations de ses fidèles sujets.
Dès le 25 mars, les Quatre grandes puissances ont résolu d'en finir, et le rendez-vous est sur le Rhin pour les premiers jours d'Avril.
Napoléon propose la paix universelle. Si son armée n'était pas un troupeau, il ne jouerait pas le Loup devenu berger.
On apprend la défection d'un Maréchal. Sa montre avance.
Vers l'époque de l'Invasion, les artistes les plus distingués de Paris, pour se dispenser de monter la garde, s'engagèrent dans la musique de l'état-major, dont Méhul, Cherubini, Berton et Paër étaient capitaines. Nicolo était clarinette, Boïeldieu, chapeau-chinois, Nadermann, grosse caisse, Tulou, fifre, etc. Tous ces admirables talents frappant, soufflant à qui mieux mieux, formaient une cacophonie épouvantable.
Quand l'Empereur quitta Paris pour reprendre la campagne, un des poètes du moment composa, de société avec deux autres, une pièce pour le théâtre des Variétés qui, au moyen de quelques vers changés, pouvait servir également à célébrer le retour de Napoléon ou de Louis XVIII.
Le premier devoir d'un diplomate, après un Congrès, est de soigner son foie. Montrond me rejoint à Carlsbad avec une commission de Fouché, qui me propose de poser un jalon en faveur du duc d'Orléans. Son père, Philippe-Égalité, a été le vase dans lequel on a versé toutes les ordures de la Révolution, et le temps manque pour greffer la branche cadette sur le tronc de la légitimité. Le duc d'Orléans est un en-cas et peut devenir l'héritier indirect des Bourbons; la porte est entr'ouverte et il serait impolitique de la lui fermer au nez.
Mais la traite à quatre-vingt-dix jours, arrivée à l'échéance, était soldée à Waterloo.
Les Cent-Jours étaient comptés; Napoléon venait d'abdiquer une seconde fois à l'Élysée. Il s'éloigna sans espoir, s'embarqua fugitif et se réveilla prisonnier.
On m'a reproché, après les Cent-Jours, d'avoir ouvert les portes à une seconde invasion et d'avoir tendu la main à l'Angleterre. C'était une nécessité du moment; il fallait bien courir au plus pressé, avouer les fautes et ne plus recommencer.
À Mons, Louis XVIII me le fit sentir, en rentrant dans son royaume où j'avais préparé deux fois le logement; mais la tempête passée, le saint est oublié. Quand je voulus lui parler du Congrès de Vienne, il m'interrompit en m'invitant à lui adresser un rapport écrit; puis il me remercia en me signifiant qu'il n'avait plus besoin de mes services, en présence de Beugnot, qui me donnait de l'eau bénite empoisonnée, et de Châteaubriand, dont les sourires me blessaient comme des poignards. Je me rappelais ses mots à la Bonaparte:
«Talleyrand est toujours en état de trahison, mais c'est de complicité avec sa fortune; quand il ne conspire pas, il trafique.»
Je n'avais plus qu'à demander mon congé au roi pour aller aux eaux de Carlsbad.
—Ces eaux sont excellentes, dit-il; au revoir, Monsieur de Talleyrand.
C'était un coup de Jarnac; j'étais démasqué, percé à jour, ridicule; Louis XVIII était froid et je bavais de colère. Cela, je ne me le pardonne pas.
J'eus la faiblesse, disons le mot, la bêtise de me plaindre de l'ingratitude du roi, comme si c'était une chose nouvelle dont il est permis de s'étonner; mais le soir il avait changé d'avis.
J'allais m'éloigner quand je fus rappelé à Cambrai. Wellington avait montré au roi, sous l'horizon, Paris, cette mer difficile, et il n'y avait qu'un pilote pour franchir la passe et entrer dans le port, toutes voiles déployées.
Le baron Louis me tint compagnie dans ma voiture; pendant le voyage, l'idée nous vint de mettre en scène d'autres marionnettes, et de faire le grand saut en donnant un rôle à Fouché.
J'en avais besoin comme second, et je dus imposer sa nomination de ministre de la Police.
À l'Abbaye de Saint-Denis, nous nous sommes présentés au roi, bras dessus bras dessous, «le Vice appuyé sur le Crime», dit encore l'infernal Châteaubriand, et Louis XVIII avala la double pilule amère.
Il faut rendre justice à Fouché. Il a dit au roi: «Bonjour, mon maître», et il n'a oublié sur sa liste aucun de ses amis.
Carnot lui demanda:
—Où puis-je me retirer, traître?
—Où tu voudras, imbécile.
À peine le roi rentré, on vient m'informer en hâte que les Prussiens se disposent à faire sauter le Pont d'Iéna, dont le nom sonne mal à leurs oreilles. Beugnot rédige une Ordonnance aux termes de laquelle tous les édifices publics et les ponts reprendront leurs anciens noms de l'année 1700. Je m'empresse de la faire signer par le roi, et comme Beugnot décline la mission de la porter au maréchal Blücher, je m'impatiente: «Mais partez, ne perdez pas une minute; si le maréchal n'est pas chez lui, vous le trouverez au Palais-Royal, au 113, où il joue le trente-et-un. Il vous recevra fort mal, ce n'est pas douteux; mais vous parlerez avec force au nom du roi et vous serez écouté. Ce ne fut pas sans peine que l'Agneau obtint satisfaction du Loup; cependant il finit par en venir à bout, et revint après s'être bien assuré que l'ordre était donné d'enlever les poudres.
Beugnot, qui avait la spécialité des Mots historiques, brevetés avec la garantie du gouvernement, en fabriqua un qui, du Moniteur, fit le tour de l'Europe comme le plus beau trait du règne de Louis XVIII:
«Allez dire au maréchal Blücher que s'il ne prend pas les mesures nécessaires, je me ferai porter de ma personne sur le Pont, pour sauter de compagnie.»
Le Roi Nichard fut d'abord un peu effrayé de son héroïsme; mais il en reçut les compliments flatteurs avec une modestie qui en doublait le prix.
Cette fois, les Bourbons tombaient de la poêle dans le feu. Alexandre ne me pardonnait pas le traité secret de Vienne, et personne ne voulait plus de moi.
J'avais pris les devants en donnant, avec le Cabinet, ma démission à l'anglaise, et le Roi Nichard me livra à la risée des courtisans, qu'il encourageait du geste et de la voix. Le 28 septembre, quatre jours après la note des puissances, trois jours après ma réponse, je quittai le Ministère, dix-huit mois après avoir fondé la Restauration, quatre mois après l'avoir rétablie. J'avais perdu mon titre de Prince de Bénévent, et je pris celui de Prince de Périgord.
La France fut mise à l'encan, dévalisée, ruinée, humiliée, occupée, démembrée.
Le trône de Jérôme, roi de Westphalie, fut acheté par le propriétaire du Café des Mille Colonnes, au Palais-Royal, pour en décorer le comptoir, et on pouvait y voir assise la Belle Limonadière, qui y étalait ses charmes tous les soirs.
Le sculpteur marquis autrichien Canova procéda lui-même à l'enlèvement et à l'expédition des chefs-d'œuvre acquis à nos musées. Il prenait le titre d'ambassadeur; je crois qu'il se trompait et qu'il voulait dire emballeur.
L'histoire a enregistré tous ces événements.
Joséphine était morte l'année précédente à la Malmaison. Sept ans après, Napoléon s'éteignait oublié à Sainte-Hélène:
Petite urne, tu contiens celui pour qui l'univers était trop étroit.
Le Roi Nichard.
J'ai été l'astre de deuxième grandeur de la Révolution et de l'Empire à côté de Mirabeau et de Napoléon, et Louis XVIII me relègue au rang des satellites qui gravitent autour de son fauteuil.
Finirai-je ma vie politique avec la dignité illusoire de Grand Chambellan, dont la première prérogative est de recevoir les coups d'épingle du Roi Nichard? J'en rends bien quelques-uns, mais la partie n'est pas égale dans cette petite guerre d'épigrammes.
Que faire quand il est à table, mangeant du gibier, pendant qu'assis sur un pliant, je trempe un biscuit dans un verre de vieux madère? Quelquefois, il m'observe d'un air narquois, sans m'adresser la parole, et quand je reprends ma place derrière son siège, j'ai un peu l'air de la Statue du Commandeur dans le Festin de Pierre.
Nous avions des conversations, où nous nous regardions comme chien et chat:
—Comment vous êtes-vous arrangé pour renverser le Directoire avec Buonaparte?
—Mon Dieu, sire, je n'ai rien fait pour cela; c'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi, et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent.
Puis, il me parle des ministres, pour me rappeler que je ne suis pas indispensable, du duc de Richelieu, mon successeur, et du duc Decazes. Quelques mois avant, le baron Louis m'avait présenté ce jeune homme que je ne connaissais d'aucune façon et dont je n'avais jamais entendu parler.
—Le duc de Richelieu a de hautes qualités et de grandes connaissances.
—Je le crois bien, c'est l'homme de France qui connaît le mieux la Crimée.
—Qu'a-t-on à reprocher au duc Decazes? Il travaille beaucoup, il m'aime bien; malheureusement, ici on le trouve suffisant.
—Suffisant et insuffisant.
—Vous n'êtes pas tendre pour un jeune collègue à son début dans la carrière, et vous oubliez la parole de l'Évangile: «Celui qui juge sera jugé.» Vous n'avez pas l'étoffe d'un Premier ministre dirigeant et l'autorité d'un Président du Conseil.
—Napoléon s'est contenté de moi pondant quatorze ans, et plus, si je l'avais voulu.
—Buonaparte n'était pas un roi; il faisait ses affaires lui-même, et la preuve en est qu'il fermait les yeux sur votre incurie, votre dérèglement et votre cupidité.
—Péchés de jeunesse, sire.
—Je vous connais, Monsieur de Talleyrand; vous êtes un vieux politique, sagace et expérimenté, un négociateur habile, sachant tirer parti d'une situation, en vous servant des instruments intéressés à sa réussite; mais vous êtes incapable de la dominer si elle devient difficile et prolongée. Vous avez les qualités d'un homme de cour et de diplomatie, ennemi du travail, indolent, superficiel et léger; mais vous n'avez pas les idées nettes, précises et arrêtées d'un homme de gouvernement. Votre bon sens est une lumière froide qui éclaire les surfaces sans les pénétrer, et vous n'avez pas même eu assez d'âme française pour recueillir les épaves du naufrage de 1814, qu'on vous eût facilement abandonnées. Quand on est indifférent au but et que tous les moyens sont bons pour obtenir un succès personnel, il faut être plus indulgent envers des hommes modestes qui servent les intérêts du royaume.
—Je fais amende honorable, sire; Messieurs Richelieu et Decazes méritent le prix d'Excellence.
Un soir, les deux ministres, se rendant à une soirée du Faubourg Saint-Germain, se trompent d'hôtel et se trouvent au milieu d'un bal donné par la princesse de Talmont, situation singulière qui se dénoua avec grâce et courtoisie. Après avoir séjourné dans le salon pendant le temps commandé par les convenances, ils se retirent et les plaisanteries circulant sur cette méprise inattendue.
—Vous vous étonnez de cela, dis-je; c'est pourtant la chose la plus naturelle du monde; M. Decazes ne sait jamais où il va, et M. de Richelieu ne sait pas davantage où on le mène.
Une autre fois, le Roi Nichard m'invite gracieusement à aller planter mes laitues.
—Est-ce que vous ne comptez pas retourner à la campagne?
—Non, sire, à moins que Votre Majesté aille à Fontainebleau; alors, j'aurais l'honneur de l'accompagner pour remplir les devoirs de ma charge.
—Non, ce n'est pas cela que je veux dire, je demande si vous n'allez pas repartir pour vos terres?
—Non, sire.
—Valençay n'est pas très loin.
—Il y a quatorze lieues de plus que de Paris à Gand.
—Le Château est une charmante résidence.
—Oui, sire, c'était assez bien autrefois; mais les jeunes princes espagnols, mes hôtes sous l'Empire, y ont tout dégradé, à force de tirer des feux d'artifice en l'honneur de la Saint-Napoléon.
À son culte pour Horace, le Boileau d'Auguste, le Roi Nichard joignait le goût d'écrire dans les gazettes satiriques et se plaisait à se voir découvrir sous son transparent incognito. Cela était facile à ceux qui connaissaient son faire. Ses articles étaient fort polis, fort soignés, et le plus ordinairement sans conclusion et sans but; il prenait sa correction pour de la chaleur et son élégance pour de la clarté. On reconnaissait l'Envoi du Roi, on vantait et on prônait au Château l'effet de ce style tout royal, et Sa Majesté Nichard disait, eu se frottant les mains: «Ce ne sont pas là des phrases à la Buonaparte.» En effet, il n'écrivait pas avec une plume d'aigle.
Il arrivait quelquefois qu'il recevait la monnaie des pièces à son effigie, et il trouva un jour ce joli mot, que je crois de Charles Nodier:
—Il faut aux Français un roi qui monte à cheval.
—Eh bien! prenez Franconi.
J'ai assisté à une audience qu'il avait donnée à Baour-Lormian, cet auteur de sombres tragédies sur lequel on a fait ce distique à propos d'un verre cassé:
Ce Baour-Lormian a d'étranges façons;
Il fait de mauvais vers, il en casse de bons.
—On m'a rapporté, lui dit le Roi, que vous vous étiez entretenu plusieurs fois avec monsieur Buonaparte; avait-il des connaissances littéraires?
—Sire, il jugeait assez bien l'ensemble et fort mal les détails. Il n'entendait rien ni au style ni à ce qui tient au goût; il ignorait les premières règles de la versification; et à ce sujet, je parlerai d'un vers d'Hector, de M. Luce de Lancival, qui lui avait singulièrement plu et qu'il affectionnait beaucoup:
La guerre a des attraits, prince, pour les grands cœurs.
Voici comment il le citait:
«Prince, la guerre a beaucoup d'attraits pour les grands cœurs.»
Le Roi laissa percer un sourire de satisfaction, et M. Baour-Lormian eut un succès de tragédie auquel il n'était pas habitué.
Je me dispensai d'ajouter mon grain de sel; mais j'aurais pu me rappeler un familier, grand admirateur d'Achille, qui citait souvent la fin de sa tirade à Agamemnon:
Et pour trouver ce cœur que vous voulez percer,
Voici par quel chemin il vous faudra passer.
Il se frappait la poitrine en déclamant avec énergie:
«Et pour arriver jusqu'à ce cœur que vous avez l'intention de percer, voici par quel chemin vous serez obligé de passer.»
Je suis entré dans le giron de l'opposition libérale à la Chambre des Pairs et dans les Salons. J'ai bien gagné la satisfaction de souffler dans les roseaux flexibles: «Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne.» On ne rirait pas de grand'chose en France si on ne riait pas du gouvernement et je m'en donne à cœur-joie. Quand il pleut sur le curé, les sacristains reçoivent des gouttes.
À tout seigneur tout honneur. Quand on parle de la Chambre des Pairs, où on dit qu'il y a des consciences, je pense au Vieux Chat:
—Oh! oui, beaucoup de consciences; il y a même, par exemple, Sémonville qui en a deux. À propos, comment se porte Sémonville?
—Mais très bien, il engraisse même un peu.
—Sémonville engraisse? Je ne comprends pas; non, je ne comprends pas quel intérêt Sémonville peut avoir à engraisser.
Ferrand arrive à la Chambre, appuyé sur deux laquais. C'est l'image du gouvernement, il croit marcher et on le porte. Dans un salon ultra, comme je faisais remarquer qu'on voulait ramener l'ancien régime et que c'était un rêve, M. de Sallabery me dit:
—Oh! monseigneur, ce serait folie de songer à vous refaire Évêque d'Autun.
Les caricatures me représentaient souvent une crosse à la main. C'était bien inoffensif.
—Que voulez-vous, monsieur, je ne suis plus de ce temps; sous l'Empire, on était fort en retard et on ne faisait que des merveilles; depuis la Restauration, on fait des miracles.
La riposte montre que j'étais piqué. La maîtresse de la maison, voulant couper les chiens, me demanda ce qui s'était passé au Conseil.
—Madame, il s'est passé trois heures.
L'Hôtel Talleyrand.
Ma disgrâce est complète, la cour m'est fermée, et j'entrevois l'exil en perspective. Je fais, comme toujours, bon visage à mauvais jeu, mais je ne jette pas les cartes. Au lieu d'imposer ma présence à la cour, j'élève autel contre autel. J'ai fait inscrire en lettres d'or sur ma porte-cochère: Hôtel Talleyrand. C'est le quartier-général de l'Opposition, et je me déclare chef des Indépendants.
Mon jour de réception est le mercredi; c'est celui du duc Decazes, ministre de la police, et c'est à mon tour de faire des niches.
Un jour que le duc donnait un dîner officiel, j'invitai Messieurs Molé et Pasquier. M. Molé s'excusa et partit à la campagne; M. Pasquier prétexta une indisposition.
1821—Ministère Villèle.—La Censure est le premier anneau d'une chaîne qui peut entraîner tout au précipice. De nos jours, il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, que Bonaparte, que les Directeurs et les Ministres passés, présents et à venir, sans me compter ou en me comptant, c'est tout le monde. Je tiens pour certain que ce qui est voulu, que ce qui est proclamé bon et utile par tous les hommes éclairés d'un même pays, sans variation aucune, pendant une suite d'années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est la Liberté de la Presse.
Sur la question du Jury, mon opinion est celle de Malesherbes, et j'ai voté avec lui le rejet de la loi qui proposait le maintien d'une institution sans garantie et sans autorité.
1822.—Le duc de Fitz-James a fait un discours où il m'attaque avec une singulière violence, par des sarcasmes amers et des allusions sanglantes. Je remarque que tous les regards sont fixés sur moi, et je ne quitte l'orateur des yeux que pour prendre des notes. Le duc a beaucoup de talent; à l'exception de ces quelques petites choses un peu trop acerbes, le discours est fort bien. On crut que j'allais répliquer; mais j'en ai entendu bien d'autres, et me rappelant les aménités de Bonaparte, j'y ai renoncé.
1823.—L'Invasion de l'Espagne aura le sort de la première, c'est la fin de la Restauration; Finis coronat opus. Mon discours a allumé la fureur du Roi qui n'a pas mis de gants pour me le dire. Il n'y a qu'une manière de ne pas se tromper, c'est de ne rien faire. Je ne ferai plus rien; mais on aura beau dire et citer le proverbe politique: Quand il n'y a plus de Pyrénées, il y en a encore.
Me voilà condamné à l'inaction. La Chambre des Pairs, la causerie des salons, la littérature,—j'écris mes Mémoires,—le whist, ne sont que les amusements de ma vie oisive et de ma tête inoccupée. La politique me manque; la seule distraction à mon profond désœuvrement serait le jeu des grandes affaires; mais j'ai peu de chances de voir réussir une combinaison ministérielle qui me rendrait le Portefeuille.
Pendant la belle saison, je prends mes regrets en patience. Tous les étés, je fais ma cure aux eaux de Bourbon; je vais goûter la fraîcheur des ombrages de Valençay, dans l'Indre, ou de Rochecotte, en Touraine, le Jardin de la France, près de la duchesse de Dino; quelquefois, l'hiver, je vais me réchauffer au soleil des Îles d'Hyères.
Le Grand Bourgeois.
À Valençay, j'avais pour voisin de campagne M. Royer-Collard, qui habitait Châteauvieux, distant de quatre à cinq lieues. La relation était assez difficile à établir avec un doctrinaire qui ne faisait pas mystère de ses opinions et qui disait: «Il y a deux êtres que je n'ai jamais pu voir sans un soulèvement intérieur, c'est un régicide et un prêtre marié.» Je fis les premières avances, la duchesse de Dino y mit sa coquetterie d'esprit, et il capitula, mais en dictant ses conditions: sous raison de bourgeoisie et de simplicité, sa femme et ses filles n'iraient point à Valençay. C'est à ce prix qu'il se montra bon prince, et je devins petit seigneur, dans ce désert éloigné, pour voisiner avec le Grand Bourgeois.
Ce diable d'homme est un Alceste. La première fois que je lui ai rendu visite, après avoir été cahoté le long des chemins raboteux qui conduisent à son domaine, je n'ai pu m'empêcher de lui dire en arrivant:
—Monsieur, vous avez des abords bien sévères.
—Châteauvieux est escarpé, me répondit-il, mais ce n'est pas une île.
Voilà un de ces coups de boutoir avec lesquels le sanglier découd son homme, sans entamer ma peau de requin, tannée par le Corse et le Roi Nichard.
D'ailleurs, sa personne altière, sous une écorce rustique, était en harmonie avec le paysage: Droit et robuste comme un chêne, le visage rugueux, le front couvert d'une perruque brunâtre, les sourcils mobiles surplombant l'œil dur, le nez fort, la voix mordante, avec des éclats stridents qui découpaient les mots frappés en médaille à l'emporte-pièce. Nous étions taillés pour ferrailler ensemble; mes traits portaient sur les faits et les événements, les siens sur les hommes.
La table est le pivot autour duquel tourne la civilisation. Dans les commencements de notre liaison, en 1828, je donnai un dîner éclectique où j'avais rassemblé des personnages de marque dans toutes les branches des Sciences, des Arts et des Lettres. Il devait y représenter l'Éloquence politique, et il aurait également personnifié la Misanthropie; mais il déclina mon invitation en disant: «Me voilà donc élevé à la dignité d'échantillon.»
À cette époque, toute la Doctrine s'occupa de deux mariages. M. de Rémusat venait d'épouser mademoiselle de Lasteyrie, et il se promettait d'être amoureux; M. Guizot allait épouser mademoiselle Dillon, sa nièce, et il était amoureux tout comme un autre. L'amour doctrinaire me fait rêver.
Mes habitudes sont des plus simples et ne changent guère, ici ou là. Je ne fais qu'un seul repas, le dîner, mais copieux et délicat. Les dîners officiels sont meurtriers, le champagne est un vin faux. Je m'abstiens. Manger quand on a faim, c'est la nature; quand l'estomac ne croit plus à rien, c'est l'art.
Le grand air et le grand jour ne me conviennent pas; je vis aux lumières. Je dors peu; je me couche ordinairement vers quatre heures du matin et je me lève de bonne heure. Mon pouls a une intermittence à chaque sixième pulsation; c'est comme un temps d'arrêt, un repos de nature qui ajoute un septième à la durée de ma vie [7].
Au saut du lit, mon valet de chambre m'accommode en chenille, et je déjeune pour la forme, légèrement et à l'anglaise; ensuite recommence la toilette, assez longue à cause de la coiffure, qui est toute une affaire, et on tourne ma cravate. Je vais faire une promenade, selon le temps, et je travaille quelques heures.
Après dîner, quand je ne reçois pas à mon hôtel, je passe la soirée dans un des salons intimes du Faubourg, qui servent d'hôpital aux blessés de tous les partis, comme autrefois celui de madame de Staël. Si je m'ennuie, je regarde ma bague; c'est un signal compris par les initiés. Quelquefois je sommeille à demi dans les bras d'un fauteuil; j'ai la faculté de m'assoupir à mon gré et de dormir éveillé. On écoute mes radotages et mes souvenirs du temps passé, où je jouais aux échecs sur le damier européen; mais je préfère mon whist, et cette consolation de ma vieillesse a fait appeler les parties politiques jouées dans mon hôtel par le Gouvernement provisoire de 1814, le Whist de M. de Talleyrand. C'est un jeu qui occupe sans préoccuper, et qui dispense de parler et d'écouter. En Angleterre, où j'avais la réputation d'un joueur passionné, on m'appliquait le vers de Pope:
«L'intrigue quand il était jeune, les cartes quand il fut vieux.»
CHARLES X
Je dirai peu de choses du Comte d'Artois, devenu Charles X.
Malgré les leçons de l'exil, il se serait chargé seul de justifier l'opinion d'Alexandre sur l'incapacité des Bourbons. Depuis trente ans, ils n'ont rien appris ni rien oublié, ils sont incorrigés et incorrigibles. Aussi, à propos de la candidature au trône de Belgique d'un prince de la maison d'Autriche, j'ai dit à lord Palmerston et à lord Grey: «Ce serait une Restauration, et tous devez vous souvenir d'une parole de M. Fox, que j'ai oubliée il y a quinze ans: «La pire des révolutions, c'est une restauration.»
Mais, comme dit la chanson sur le Roi-chasseur:
Charles dix n'aime que les bêtes,
Ses ministres sont heureux.
Il faut bien se garder de prendre l'entêtement pour la volonté. Charles X était entêté, ce qui est l'infaillible signe de la faiblesse de caractère. Du reste, il n'y allait pas par quatre chemins quand on voulait le contrecarrer: «Un roi qu'on menace n'a de choix qu'entre son trône ou l'échafaud.»
Si j'avais été son ministre, j'aurais pu lui rappeler qu'il y avait encore la chaise de poste.
LA MONARCHIE DE JUILLET
J'ai vu mieux, j'ai vu pire, je n'ai jamais rien vu de pareil.
Il suffit quelquefois de prédire un événement pour le faire arriver. J'avais annoncé la Révolution de 1830 et, comme on ne cite que le prophéties qui réussissent, on m'en donna les gants.
Je chargeai un secrétaire de confiance d'aller s'assurer si Charles X était encore à Saint-Cloud ou sur la route de Rambouillet, et le troisième jour, 29 juillet 1830, je fis porter ce billet à madame Adélaïde:
«Que votre frère vienne demain aux Tuileries en lieutenant-général; le reste viendra tout seul.»
L'envoyé me rapporta les paroles de la sœur du roi:
«Ah! ce bon prince! j'étais bien sûre qu'il ne nous oublierait pas.»
Mon conseil fut suivi; le fils de Philippe-Égalité se risqua, et je saluai le Gouvernement de Juillet comme l'héritier indirect de la Révolution, malgré les épigrammes des anciens émigrés:
On voit à Chantilly l'étrange panoplie
Du sabre de Jemmape avec son parapluie.
Louis-Philippe pouvait dire comme Cromwell:
Le roi d'un peuple libre est un roi légitime.
M. Thiers n'est pas un parvenu, il est arrivé.
Quant aux doctrinaires, ce sont des gens qui demeurent entre cour et jardin et qui ne voient jamais dans la rue.
Et puis, l'Aristocratie? J'entends le mot, je ne vois pas la chose; des différences ne sont pas des supériorités.
Le nouveau roi appliquait les vieilles formules. Il divisait pour régner et démolissait volontiers ses ministres les uns par les autres. Je n'aime pas ces ogres de réputation, qui croient augmenter la leur en dévorant celle des voisins. Cependant je réservais mes vues personnelles, et je répondais aux questions indiscrètes: «J'ai une opinion le matin; j'en ai une autre l'après-midi; mais le soir je n'en ai plus du tout.»
Dans les derniers temps, je me brouillai avec Louis-Philippe, et comme je touchais deux pensions, l'une de cent mille francs et l'autre de seize mille, je renonçai à la seconde. Le roi ne manqua pas de raconter avec ironie que j'avais renvoyé celle de seize mille; mais à ma place, il eût peut-être gardé les deux.
La Conférence de Londres.
J'étais un revenant de la Révolution française; ma seule apparition sur la scène politique fit croire à sa vitalité. Comme en 1792, après quarante années, ambassadeur en Angleterre et chef de la Conférence de Londres, je renouais le fil de l'Entente cordiale: «Messieurs, je viens m'entretenir avec vous des moyens de conserver la paix de l'Europe.» Je jouai la partie en opposant la Baleine à l'Éléphant, et je menai à bien la quadruple alliance de l'Occident contre celle du Nord.
Il parut à Londres une caricature représentant Les Aveugles conduits par un Boiteux. Les Aveugles étaient les rois de l'Europe, un bandeau sur les yeux; le Boiteux, c'était moi qui, armé de ma seule béquille, les menais en laisse avec un ruban. J'aimerais mieux être borgne, puisqu'on dit que dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois.
Les plumes étaient à l'unisson des crayons, et j'ai conservé un article du Morning-Post dont voici la traduction:
Lorsque la tempête des Trois Glorieuses éclata sur Paris, trop heureux de quitter encore une fois la France, M. de Talleyrand vint en Angleterre. On ne peut s'empêcher de rire en songeant à la manière dont il y fit sa réapparition. Il donnait ses audiences à ses compatriotes dans son salon d'Hanover-Square, avec un chapeau rond sur la tête orné d'une cocarde tricolore de six pouces carrés, tandis que se prélassaient, étendus tout au long sur les sofas, trois jeunes Sans-Culottes de Juillet, qu'il avait amenés avec lui pour servir d'enseigne à son républicanisme. Louis-Philippe une fois solidement assis sur son trône, la cocarde tricolore fut jetée au feu et les jeunes échantillons républicains furent renvoyés à Paris. M. de Talleyrand, affranchi de toute crainte, reprit ses habitudes et donna libre cours à son despotisme naturel. Il avait ici tout le monde à ses pieds; l'aristocratie anglaise le recherchait et lui faisait des avances, les diplomates pliaient devant lui. Nous avons trop bien éprouvé qu'il avait les yeux ouverts tandis que lord Palmerston sommeillait; mais lui seul résistait à M. de Talleyrand, non seulement sur les grandes choses, mais sur les petites et sur des bagatelles; il faisait tout pour le dégoûter.
Lord Palmerston eut quelques imitateurs. Le marquis de Londonderry m'attaqua vivement à la Chambre des lords. Mon vieil ami, le duc de Wellington, a chaleureusement défendu celui qu'il appelait le Vétéran des diplomates, et je lui en suis d'autant plus reconnaissant que c'est le seul homme d'État dans le monde qui ait jamais dit du bien de moi. L'Angleterre me doit plus qu'elle ne croit m'avoir donné; il faut bon estomac pour digérer les services rendus, et on pardonne plus facilement à un ennemi qu'à un créancier.
J'avais fait à Londres des séjours prolongés, j'étais en pays de connaissance, et je ne me privais pas de dauber à mon tour sur mes bons amis les Anglais.
Un jour, à dîner, un domestique me renversa une saucière sur la tête, et je ne me gênai pas pour dire que je ne connaissais rien d'aussi bourgeois que cette maison.
À titre de curiosité, je citerai une confidence de M. Walpole. À l'exception de quelques vases et ustensiles du seizième siècle, aucun des prétendus insignes de la Couronne d'Angleterre, qu'on fait voir à la Tour de Londres, n'est antérieur aux Rats de Hanovre, et ces diadèmes et ces joyaux des Édouard et des Richard sont évidemment contrefaits. Walpole me disait aussi qu'on ne saurait se faire une idée de l'ignorance et de la jactance anglaises, et que le gardien de ces faux bijoux, qui vous les fait voir à la lueur d'une lampe, au travers d'un grillage, a toujours soin de vous répéter en les montrant: «Objet sans pareil, en or très pur, âgé de huit cents ans», et autres forfanteries qui faisaient rougir son front de gentilhomme et qui torturaient son cœur d'antiquaire.
M. de Lamartine était à Londres pendant mon ambassade. J'invitai le jeune poète à venir me voir à l'hôtel d'Hanover-Square. Je l'attirai un soir sur un canapé, dans un arrière-salon faiblement éclairé, et nous eûmes un entretien qui se prolongea fort avant dans la nuit. Après avoir déroulé devant lui le tableau de l'Europe, en l'éclairant d'une lumière qui ne laissait aucune ombre sur le dernier recoin des cours et des nations, je lui dévoilai son avenir; il pourra témoigner un jour si mes prédictions se sont réalisées, et je puis, sans effort de mémoire, reproduire fidèlement mes paroles, qui tiennent plus de la prophétie politique que de la perspicacité du diplomate.
«Je désire causer avec vous sans témoin. Vous ne voulez pas vous rallier à nous, bien que l'œuvre de reconstruire un gouvernement avec des matériaux quelconques soit le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Je n'insiste pas; je crois vous comprendre. Vous voulez vous réserver pour quelque chose de plus entier et de plus grand que la substitution d'un oncle à un neveu, sur un trône sans base. Vous y parviendrez. La nature vous a fait poète, la poésie vous fera orateur, le tact et la réflexion vous feront politique.
«Je me connais en hommes, j'ai quatre-vingts ans, je vois plus loin que ma vue; vous aurez un grand rôle dans les événements qui succéderont à ceci. J'ai vu les manèges des cours; vous verrez les mouvements bien autrement imposants des peuples. Laissez les vers, bien que j'adore les vôtres. Ce n'est plus l'âge; formez-vous à la grande éloquence d'Athènes et de Rome, la France aura des scènes de Rome et d'Athènes sur ses places publiques. J'ai vu le Mirabeau d'avant, tâchez d'être celui d'après. C'était un grand homme, mais il lui manquait le courage d'être impopulaire; sous ce rapport, voyez, je suis plus homme que lui; je livre mon nom à toutes les interprétations et à tous les outrages de la foule. On me croit immoral et machiavélique, je ne suis qu'impassible et dédaigneux. Je n'ai jamais donné un conseil pervers à un gouvernement ou à un prince; mais je ne m'écroule pas avec eux. Après les naufrages, il faut des pilotes pour recueillir les naufragés. J'ai du sang-froid et je les mène à un port quelconque, peu m'importe le port, pourvu qu'il abrite; que deviendrait le vaisseau, si tout le monde se noyait avec l'équipage? M. Casimir Périer est maintenant un grand pilote, je le seconde; nous voulons préserver l'Europe de la guerre révolutionnaire, nous y parviendrons; on me maudira dans les journaux en France; on me bénira plus loin et plus tard. Ma conscience m'applaudit: je finis bien ma vie publique. J'écris mes Mémoires, je les écris vrais, je veux qu'ils ne paraissent que longtemps après moi. Je ne suis pas pressé pour ma mémoire; j'ai bravé la sottise des jugements de l'opinion toute ma vie; je puis la braver quarante ans dans ma tombe. Souvenez-vous de ce que je vous prédis, quand je ne serai plus; vous êtes du bien petit nombre des hommes de qui je désire être connu. Il y a pour les hommes d'État bien des manières d'être honnête; la mienne n'est pas la vôtre, je le vois; mais vous m'estimerez plus que vous ne pensez un jour. Mes prétendus crimes sont des rêves d'imbéciles. Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de cette mer, il revient sur ses pas et il noie. J'ai eu des faiblesses, quelques-uns disent des vices; mais des crimes, fi donc!»
RETRAITE
1834.-Je n'ai pas pris ma retraite par dégoût ni par caprice; j'ai quitté les affaires parce qu'il n'y en avait plus. Je demandai mon rappel au roi, et de Valençay, je lui envoyai ma démission.
Je m'étais proposé d'établir la paix générale par l'Alliance anglaise, et d'obtenir pour la Révolution française de Juillet 1830 le Droit de bourgeoisie en Europe, en tranquillisant le monde sur l'esprit de propagande qu'on supposait au nouveau gouvernement. Tout cela s'est accompli; que me restait-il à faire, sinon qu'avec le Solve senescentem d'Horace, quelqu'un vînt me dire que j'avais trop tardé. La difficulté était d'en sortir heureusement et au bon moment; je crois que j'y ai réussi, et je dis comme le philosophe du Pays des roses: «Le sillage de la barque est effacé, le rayon de l'étoile est éteint, le chant du rossignol envolé, le parfum de la rose évaporé.»
Je me suis retiré de la scène du monde, et il faut mettre un intervalle entre les affaires et la mort.
Elle n'oublie personne. Ma vieille amie, la princesse de Vaudemont, n'est plus. Je l'ai perdue l'année dernière, au mois de janvier, et Montrond a été surpris de voir couler des pleurs de mes yeux. C'est la loi; il faut que tout nous quitte ou tout quitter.
La retraite est sonnée; je désire la consacrer à des pensées plus tranquilles, aux loisirs paisibles de la vie de famille.
Ma santé est aussi bonne que je puis l'espérer à mon âge, je vis dans une retraite charmante avec ce que j'ai de plus cher au monde, et je goûte dans toute sa plénitude la douceur du far-niente.
Lorsque de tout on a tâté,
Tout fait ou du moins tout tenté,
Il est bien doux de ne rien faire.
J'ai tant aimé le dix-huitième siècle que mon goût en est resté saturé; je préfère ses bergeries et ses madrigaux à tout le clinquant de la nouvelle littérature, qu'on appelle romantique, et je me prends à fredonner:
Tircis, il faut songer à faire la retraite.
À Rochecotte, j'ai sous les yeux un véritable jardin de deux lieues de large et de quatre de long, arrosé par une grande rivière et entouré de coteaux boisés où, grâce aux abris du Nord, le printemps se montre trois semaines plus tôt qu'à Paris, et où tout est verdure et fleurs.
La vie y est très ordonnée, ce qui rend le temps fort court; les heures passent et on se trouve à la fin de la journée sans avoir un moment de langueur. Je lis à peine les journaux; ce qui se passe me laisse indifférent et je m'étonne de l'intérêt que j'y prenais autrefois. Je travaille à mes Mémoires et je me promène. En automne, je ne fais plus rien, et le mois de juin passé, je fais tout ce que veulent les autres. Je cherche à être amusant pour être amusé, comme les enfants, ces maîtres de philosophie, les plus sincères et les plus honnêtes du monde, quoique foncièrement égoïstes et méchants.
Ce qui me fait préférer Rochecotte à tout autre séjour, c'est que j'y suis, non pas seulement avec madame de Dino, mais chez elle, ce qui est pour moi un bonheur de plus.
La douce approche d'une jolie enfant a un grand charme. Sa fille, ma petite-nièce, la petite Pauline, l'idole de ma vieillesse, est venue en costume de communiante pour recevoir ma bénédiction. En comparant cette Aurore à ma Nuit, je songeais à la formule antique: Alpha-Oméga. Voilà le monde: Là le commencement, ici la fin.
L'Éloge de Reinhard.
Samedi, 3 Mars 1838.—Je suis encore un revenant à l'Institut.
Après avoir refermé le cercle politique de l'Alliance anglaise à Londres, je referme le cercle littéraire à Paris par l'Éloge de Reinhard, mon compagnon de route dans la carrière diplomatique. J'ai quatre-vingts ans sonnés à toutes les horloges; c'est mon adieu au monde, mon dernier ouvrage, et je puis le dire, mon dernier succès.
Je dus me faire porter par deux domestiques jusqu'à la pièce qui précède la salle des séances. Dans l'escalier, je rencontrai Maret, pardon, le duc de Bassano, mon ancienne victime, que je n'avais pas vu depuis 1814. Vingt-quatre ans changent bien des choses; il était si vieux, et moi aussi, que nos mains se touchèrent comme d'elles-mêmes. Je ne sais pas s'il avait conservé sa bêtise, mais il me semble que j'avais perdu mon esprit, «Vous montez au Capitole», me dit-il; en d'autres temps, je lui aurais répondu: «Sauvez-le donc.»
Je m'appuyai sur le bras de Mignet, béquille solide, un Sieyès avec un autre grelot. La salle était bondée d'hommes politiques, de savants et de lettrés, Pasquier, Noailles, Cousin, etc. Pas de femmes, et je le regrettai; elles avaient joué un rôle assez important dans ma vie pour assister à ma représentation d'adieux devant ce parterre de rois.
Mon Éloge était court, mais pas obscur comme la Constitution de Rœderer, la lecture n'a duré qu'une demi-heure. On pourrait l'intituler: Le Manuel du Parfait ministre des Affaires étrangères; tout a été parfait, et j'en détache le passage le plus remarqué:
La réunion des qualités qui lui sont nécessaires est rare. Il faut, en effet, qu'un ministre des Affaires étrangères soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable, d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve; en un mot, il ne doit pas cesser un moment, dans les vingt-quatre heures, d'être ministre des Affaires étrangères.
Cependant, toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici pour détruire un préjugé assez généralement répandu: Non, la Diplomatie n'est point une science de ruse et du duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve; et la réserve a cela de particulier, c'est qu'elle ajoute à la confiance.
Dominé par l'honneur et l'intérêt du prince, par l'amour de la liberté fondée sur l'ordre et sur les droits de tous, un ministre des Affaires étrangères, quand il sait l'être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre.
Cet Éloge, écouté avec admiration, fut couvert d'applaudissements; à la fin, ce fut de l'enthousiasme. J'avais un peu l'air du Renard qui, après avoir prêché aux poules et aux oies, se moque de toute la ménagerie, met le Lion dedans et se voit proclamer roi et couronner. N'est-ce pas le triomphe des Sciences morales et politiques, et ne prouve-t-il pas le Concordat de ces deux classes attelées ensemble, sans échanger des ruades?
À la sortie, je reçus l'ovation, et je traversai la double haie des fronts inclinés; c'était à leur donner le bout de ma griffe à baiser.
Cousin criait en gesticulant: «C'est du Voltaire! C'est du meilleur Voltaire!» Il me fit songer à Courtiade, gémissant sur la blanchisseuse de Londres, qui avait emporté toutes mes cravates de mousseline.
Du Voltaire, doucement. C'était ma représentation d'Irène; mais le peuple n'en était pas pour dételer mes chevaux et traîner ma voiture. Voltaire pouvait dire: Est deus in nobis. Sa vie fut un combat et la mienne une partie de whist; il a assisté à son apothéose et est entré vivant dans la postérité; je suis rentré fourbu dans mon hôtel, escorté par les insulteurs qui accompagnent tous les chars de triomphe. Châteaubriand a dit: «C'est à dégoûter de l'honneur»; et Royer-Collard: «C'est à dégoûter de la vertu.» J'ajouterai: «C'est à dégoûter des Éloges.»
La dernière scène.
Quand l'éternel laboureur trace ses sillons, il en creuse plus au cœur qu'au visage, et on dit que le cœur n'a pas de rides, parce qu'elles sont invisibles. C'est un aphorisme aussi commode qu'il est faux. On devrait composer un dictionnaire avec un choix de ces expressions ridicules, flatteuses et mensongères, comme toutes les fausses monnaies; elles circulent librement dans le monde, où la vraie se cache et se garde précieusement, car les hommes dans leurs marchés, leurs trafics et leurs spéculations, acceptent encore assez volontiers de l'or pur contre du cuivre plus ou moins bien doré. Oui, l'homme vieillit tout entier, et le cœur se dessèche plus vite que le parchemin du visage.
Quand les passions sont amorties, les ambitions éteintes, les plaisirs défendus, quand on ne peut plus commettre ni crimes ni fautes, on a l'air d'être bon et on n'est qu'usé; ce démon de Retz était devenu ce bon cardinal, et de Maistre pourrait aujourd'hui m'appeler dans un autre sens «ce bon sujet de Talleyrand.» Si, au déclin de la vie, à cette limite qu'on appelle la seconde enfance et qui n'en a que la faiblesse, le cœur du vieillard semble s'amollir, bien loin d'y voir un retour à la tendresse, on n'y observe que l'humiliation des facultés. C'est là le signe indélébile de la déchéance humaine, le sceau de sa misère. Il y a des trésors de générosité dans la jeunesse; les trésors des vieillards sont d'un autre métal.
On me tourmente beaucoup pour prendre mes dernières dispositions.
Sieyès est mort il y a deux ans, fidèle au Tiers et à la Révolution; il n'était pas de l'ordre de la Noblesse et du Clergé, et chacun prêche pour son saint; mais je n'ai jamais renié mes dieux, Voltaire et la Révolution française.
Je sens que je dois me mettre mieux avec l'Église. Ces temps derniers, la duchesse de Dino, souffrante à la campagne, a demandé les sacrements, et la trouvant passablement, je m'en étais étonné: «Que voulez-vous, c'est d'un bon effet pour les gens.» Cette réponse m'a rappelé un mot heureux de Rivarol: «L'impiété est la plus grande des indiscrétions.» Il est vrai qu'il n'y a pas de sentiment moins aristocratique que l'incrédulité, et Montrond rit d'avance de ce qu'il appelle «un miracle entre deux saintes.»
Dans cette pensée, j'avais invité à dîner l'abbé Dupanloup, et ma nièce m'apprit que ce jeune prêtre s'était excusé, sous le prétexte qu'il n'était pas homme du monde. «Ma chère enfant, lui dis-je, cet homme ne sait pas son métier.»
L'abjuration des erreurs est facile; ce qui l'est moins, c'est leur réparation effective. Heureusement l'Église a le privilège de digérer le bien mal acquis, et en rentrant dans le giron de cette bonne mère, je garderai le mien.
Je refermerai le dernier cercle religieux comme les autres, et je finirai comme j'ai commencé. Le projet de ma soumission au Pape a été approuvé, et elle portera la date de l'Éloge de Reinhard. Qu'on me laisse donc en repos; on peut être tranquille, je jouerai ma dernière scène convenablement et à propos; je ferai le nécessaire quand le moment sera venu, et je mourrai en homme qui sait vivre. Nous n'en sommes pas encore là; je ne me suis jamais pressé et je suis toujours arrivé à temps.
Ne baissez pas le rideau, la farce n'est pas finie:
Cœtera desiderantur.
Paris, Mars 1891.
FIN
TABLE
Ma Confession
Pourquoi j'écris mes Souvenirs
Mon Bréviaire
L'École des Diplomates
Jeunesse
Ma naissance
Mon enfance
Le Cercle de Mme du Barry
L'Assemblée des Notables
La Révolution française
Les États-Généraux
La Messe de la Fédération
Mirabeau
Le Directoire
Madame de Staël
Madame Grand
Bonaparte
La Campagne d'Égypte
Ma Fortune
Le Dix-huit Brumaire
Montrond
Le Consulat
La Malmaison
Mes Crimes
Le Duc d'Enghien
Napoléon
Le Mariage impérial
L'Épée et la Plume
Séparation
Comœdia
Tragœdia
L'Invasion
Les Cent-Jours
Le Roi Nichard
L'Hôtel Talleyrand
Le Grand Bourgeois
ÉMILE COLIN.—IMPRIMERIE DE BAGNY
Note 1: Rien en lui n'était flatteur: une face morte, sans grimace ni sourire, livide et marbrée de taches, sur laquelle se détachaient des sourcils touffus ombrageant le regard perçant de ses yeux gris, le nez en pointe insolemment retroussé, la lèvre inférieure avançant et débordant sur la supérieure, et sa petite figure semblait encore diminuée sous la perruque frisée. Comme il avait mâché beaucoup de mépris, il s'en était imprégné et l'avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche. Talleyrand avait la physionomie morale de son portrait.(retour)
Le duc avait pour armes parlantes une moitié d'Aigle et un Hortensia brisé, avec cette devise: «Tais-toi, mais souviens-toi.»
Cette filiation lui permettait de dire: «J'appelle mon père, Comte; ma fille, Princesse; mon frère, Sire; je suis Duc, et tout cela est naturel.»(retour)
Note 3: La tombe de madame Grand se trouve au cimetière Montparnasse, à gauche, près de l'entrée, 2e division, 1re section, 7e ligne, Nord. Elle a 1m 50 de largeur sur 2 mètres de longueur, et est entourée d'une grille massive en fer forgé, où on voit une couronne de perles noires. Il n'y a plus ni pierre ni inscription, et sur la terre nue, légèrement sablée, pointent quelques brins d'herbe. (Février 1891.)(retour)
Note 4: Claude-Philibert-Hippolyte de Mouret, comte de Montrond, n'est pas mort en 1842, comme on le croit généralement, mais beaucoup plus tard, le 30 décembre 1885, à l'Institution Sainte-Périne. Il était dans un complet dénuement, et il ne pouvait payer la pension réglementaire de 1,200 francs qu'au moyen d'une rente viagère que lui servaient d'anciens protecteurs ou d'anciens obligés, ayant pu utiliser les services que M. de Montrond avait l'habitude de rendre plus on moins gratuitement, et même souvent sans y être invité, mais en les imposant parfois à ceux qui aimaient le silence.(retour)
Note 5: Le document qui a circulé est de la fabrique de Perrey, qui excellait à imiter et à contrefaire l'écriture de Talleyrand; mais malgré le soin que celui-ci mettait toujours à faire disparaître les papiers compromettants, scripta manent. L'original du Rapport, écrit en entier de la main du ministre, a échappé à la destruction de ces papiers et a été recueilli par le baron de Méneval, qui relate le fait dans ses Souvenirs historiques.(retour)
Note 6: Ce mot à la Cambronne n'était pas mâché. Il est attribué à Napoléon par Bertrand et à lord Grenville par Châteaubriand, sous sa forme moins militaire. Il peut avoir été dit par Murat, Launes ou Lasalle, qui caractérisaient ainsi l'impassibilité proverbiale de Talleyrand: «Son derrière recevrait un coup de pied que sa figure n'en dirait rien.»(retour)
Note 7: La toilette de nuit de Talleyrand était singulière; il était coiffé de quatorze bonnets superposés, qui formaient un grand échafaudage sur sa petite figure. Sa manière de dormir était en harmonie avec les habitudes de son régime particulier. On lui faisait son lit avec un creux profond au milieu, se relevant aux pieds et à la tête, de façon qu'il était presque sur son séant. Il croyait ainsi se prémunir contre l'apoplexie, et les quatorze bonnets de nuit pouvaient servir de bourrelet en cas de chute nocturne.(retour)