La coucaratcha (I/III)
The Project Gutenberg eBook of La coucaratcha (I/III)
Title: La coucaratcha (I/III)
Author: Eugène Sue
Release date: February 24, 2012 [eBook #38971]
Most recently updated: May 27, 2012
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
EUGÈNE SUE.
LA COUCARATCHA.
| OUVRAGES DU MÊME AUTEUR. | |
|---|---|
| Le Juif errant | 10 vol. in-3. |
| Les Mystères de Paris | 10 vol. in-8. |
| Mathilde | 6 vol. in-8. |
| Deux Histoires | 2 vol. in-8. |
| Le marquis de Létorlère | 1 vol. in-8. |
| Deleytar | 2 vol. in-8. |
| Jean Cavalier | 4 vol. in-8. |
| Le Morne au Diable | 2 vol. in-8. |
| Thérèse Dunoyer | 2 vol. in-8. |
| Latréaumont | 3 vol. in 8. |
| La Vigie de Koat-Ven | 4 vol. in-8. |
| Paula-Monti | 2 vol. in-8. |
| Le Commandeur de Malte | 2 vol. in-8. |
| Plik et Plok | 2 vol. in-8. |
| Atar Gull | 2 vol. in-8. |
| Arthur | 4 vol. in-8. |
| La Coucaratcha | 3 vol. in-8. |
| La Salamandre | 2 vol. in-8. |
| Histoire de la Marine (gravures) | 4 vol. in-8. |
| Sceaux.—Impr. de E. Dépée. | |
LA
COUCARATCHA
Par EUGÈNE SUE.
TOME PREMIER.
| PARIS, | ||
| CHARLES GOSSELIN, Editeur de la Bibliothèque d'élite, 30, RUE JACOB. |
PÉTION, ÉDITEUR, Libraire-Commissionnaire, 11, RUE DU JARDINET. | |
| 1845 | ||
Table
- LE BONNET DE MAITRE ULRIK.
- VOYAGES
- CHAPITRE PREMIER.
- CHAPITRE II.
- CHAPITRE III.
- CABALLO NEGRO Y PERRO BLANCO.
- § Ier.
- § II.
- § III.
- § IV.
- § V.
- § VI.
- LE PRÉSAGE.
- LA VEILLE.
- LE COMBAT.
- LE LENDEMAIN.
- CRAO.
- CHAPITRE PREMIER.
- CHAPITRE II.
- CHAPITRE III.
- CHAPITRE IV.
- CHAPITRE V.
- CHAPITRE VI.
- CHAPITRE VII.
- CHAPITRE VIII.
- CHAPITRE IX.
- CHAPITRE X.
- CHAPITRE XI.
- CHAPITRE XII.
- CHAPITRE XIII.
- CHAPITRE DERNIER.
- CONCLUSION.
LA CUCARACHA[A].
Aï que me piqua,
Aï que me araña,
Con sus patitas
La Cucaracha.
Chant populaire espagnol.
[A] Prononcez.—Coucaratcha.
Vers la fin de la guerre d'Espagne, je me trouvais à Chiclana, charmant village peu éloigné de Cadix, et renommé par l'efficacité de ses sources minérales;—on m'avait conseillé ces eaux pour parfaire la guérison d'une blessure assez dangereuse, et mon excellent hôte don Andrès d'Arhan, en m'entourant de tous les soins attentifs d'une amitié délicate, me rendait presque ingrat envers la France, car en vérité, j'avais honte de me trouver aussi heureux au fond de l'Andalousie.
On jugera de l'esprit et de l'âme de don Andrès, quand on saura que lui témoignant un jour toute ma reconnaissance pour sa sollicitude si bienveillante et si paternelle; je lui demandais pourtant ce qui me l'avait gagnée?—Il ne me répondit que ces mots:—J'ai un fils de votre âge qui voyage en France.....
Et l'on me pardonnera ces détails tous personnels, si l'on songe que le seul bonheur pur et vrai, que goûte peut-être l'écrivain, est le plaisir de retracer le nom d'un ami,—une date précieuse pour son cœur,—un doux souvenir,—dans l'espoir presque toujours insensé—qu'après lui, ce nom, cette date, ce souvenir, vivront encore un peu.
Un soir donc, un beau soir d'été, assis sous un magnifique berceau d'orangers, fumant de légitimes cigares réales, buvant à petits coups une délicieuse agria glacée, nous étions don Andrès, moi et quelques amis, plongés dans une extase silencieuse, jouissant de la fraîcheur de la nuit, du parfum des orangers, et de cet état de torpeur si inappréciable dans les pays chauds.
Lorsque tout à coup, des castagnettes résonnent; une guitare prélude et une voix jeune, suave, mais un peu traînante se met à chanter un boléro... puis deux, puis trois... enfin une espèce de frénésie musicale et chantante semble s'emparer de l'invisible Orphée: les airs, les paroles se pressent, se succèdent avec une merveilleuse rapidité, et finissent par devenir presque inintelligibles.
—Dieu me sauve, c'est la Juana,—dit don Andrès.
La Juana était une paysanne dont le père était fermier de don Andrès;—une belle jeune fille, brune, grande, svelte, véritable type d'Andalousie.
—Holà, Juana!—appela don Andrès.
A la voix du maître,—la Juana se tut, et bientôt nous la vîmes arriver avec ses deux sœurs aussi fort jolies et vêtues comme la Juana de la Saïa—avec des fleurs naturelles dans leurs cheveux noirs, et chaussées de satin,—car en Espagne tout le monde est chaussé de satin.
—Holà! Juana, dit le maître... quelle mouche te pique?
—La Cucaracha... répondit la folle jeune fille avec un éclat de rire mal dissimulé...
—C'est la Cucaracha—dirent aussi les deux sœurs.
—Si c'est la Cucaracha,—c'est différent reprit fort sérieusement don Andrès; mais alors dansez et chantez là, mes filles. Qu'en dites-vous...—me demande-t-il?...
—Moi, je dis bravo;—mais la Cucaracha?...
—Allons, dit le maître sans me répondre en frappant dans ses mains, allons Anda, anda salero...
Et la Juana se reprit à chanter de sa voix sonore et un peu monotone. Une des jeunes filles l'accompagnait sur trois cordes de sa guitare, tandis que l'autre, agitant des castagnettes, dansait une de ces segendillas si gracieuses et si lascives.
C'était en vérité quelque chose de ravissant, que ce groupe de trois belles filles doucement éclairé par la lune, dansant sous des orangers,...—au son de ces paroles bizarres, accompagnées par le tintement de la guitare et le roulement des castagnettes qui se perdaient dans le silence de la nuit.
Et puis moi, je voyais tout cela, mollement couché sur un gazon épais, à travers la fumée d'un excellent cigare, sous un ciel d'Espagne, lorsque les étoiles brillent et que le rossignol chante...—Oh! le plaisir était complet—car le cadre valait le tableau...
Après une heure passée dans cette contemplation, la Juana se tut et les chants cessèrent...
—Oh! la Juana... la Cucaracha est-elle donc déjà envolée...
—Oui, seigneur...
—Allez donc, mes filles, et dites à dona Christiana, que nous souperons tout à l'heure, et de veiller au gaspacho...
Et elles disparurent comme une rêverie d'Orient, comme un songe mauresque—alors je pensai à demander à don Andrès de me dire enfin ce que c'était que la Cucaracha.
Selon leurs idées ou leurs traditions, ou plutôt d'après leur manie de tout personnifier... vous diriez, vous, poétiser—la Cucaracha est la Mouche causeuse.—Quand ils se sentent une irrésistible envie de chanter ou de parler, ils disent que la mouche les a touchés, et il y en a comme vous voyez pour une bonne heure; il existe même une chanson populaire sur la Cucaracha, je ne me la rappelle pas tout entière; mais elle commence ainsi:
| Écoutez, écoutez, |
| Dans son vol |
| La Cucaracha m'a touché; |
| Elle est là. |
| Oh! qu'elle me pique! |
| Oh! qu'elle me démange! |
| La Cucaracha. |
| Écoutez |
| —Il faut que je chante, |
| —Il le faut. |
—Vous voyez que tout cela ne dit pas grand'chose;—mais je vois Massarédo..... le souper doit être prêt, et le gaspacho à point.—Nous soupâmes, et en effet le gaspacho était parfait.
—Le but de tout cela est de faire comprendre ce que signifie ce mot la Cucaracha attaché en tête de ce recueil de contes,—sinon amusants, au moins variés.
—Que si des critiques me demandent pourquoi j'ai plutôt appelé ce livre la Cucaracha—que Contes,—je répondrai que cette naïve tradition espagnole m'a paru parfaitement rendre ce besoin insurmontable de conter ou d'écrire qui nous atteint quelquefois; car, ainsi que cette mouche aux mille couleurs, vive, indocile et légère, qui tantôt repose son vol inconstant sur le front pur d'une jeune fille ou sur la résille d'un hideux Bohémien... l'imagination aussi emportée par une exaltation fièvreuse peut s'abattre sur une fraîche illusion ou sur une réalité sombre et fatale.
Que si le critique obstiné, non encore satisfait de cette explication en veut encore une autre,—je lui dirai, puisqu'il le faut, que j'ai choisi ce titre, parce qu'il se liait par ma pensée à un des plus beaux moments de ma vie; à cet âge où parfois le repos, l'insouciance et la paresse coupaient si délicieusement une existence active et voyageuse; à cet âge où j'amassais tant de souvenirs et tant de matériaux;—sans me douter jamais qu'ils serviraient un jour de base à l'éphémère et fragile monument que je tente d'élever.
Parmi ceux des contes maritimes qui complètent ce volume, il en est un, autrefois publié en partie dans la Mode,—qui est historique, sauf quelques détails.—Je veux parler du combat de Navarin. J'aurais désiré, dans cette relation, donner une marque de souvenir à d'excellents officiers de la marine royale, mes bons et chers camarades du Breslaw,—dire tout ce que je vis de courage, de sang-froid et de folle témérité prodigués par eux dans cette action meurtrière, mais il aurait fallu pour cela citer tout l'état-major du vaisseau, et ces nobles noms sont d'ailleurs écrits sur une des plus belles pages de notre histoire maritime.
Pourrai-je maintenant répondre à l'un des critiques les plus éclairés de notre époque, qui, tout en m'encourageant avec éloge à suivre la voie que j'ai tracée le premier,—m'a reproché de n'avoir jusqu'ici rien publié d'historique.—Je crois avoir dit quelque part—qu'avant de faire mouvoir mes personnages au milieu d'évènements historiques, j'avais voulu d'abord familiariser les lecteurs avec l'étrangeté de leurs mœurs et de leur langage.
—J'ose considérer cette première partie de ma tâche comme à peu près remplie.—Aussi m'occupai-je en ce moment d'une de nos phases maritimes les plus glorieuses et peut-être les moins connues par leurs résultats inespérés:—Je veux parler de notre guerre dans l'Inde en 1780,—sous les ordres du bailli de Suffren.—Tel sera du moins le sujet de la Tour de Koat-Ven, roman historique qui, je crois, paraîtra, bien prochainement.
Et je ne mets cette sorte d'importance à me justifier de ce reproche, que parce que j'ai pressenti que notre Histoire nationale maritime renfermait des ressources inouïes pour le romancier, et qu'à la question purement littéraire se joindrait peut-être plus tard une question sociale et politique d'un ordre élevé, si l'on pouvait amener les masses à concevoir l'importance de la marine en France.
Et qu'on me permette de rappeler encore ici ce que j'ai dit ailleurs[B].
[B] Préface de la 4e édition de Plik et Plok.
«Ce que j'appelais de tous mes vœux est enfin arrivé. Une mine puissante et féconde est ouverte.—Peu m'importe qu'on oublie celui qui l'a signalée—si, habilement exploitée par ceux que j'ai précédés, mais qui me dépasseront sans doute, elle enrichit la France d'une littérature nouvelle.
«Aussi déjà cette impulsion commence, cette littérature maritime se crée, se forme; le cercle s'étend.—Déjà des revues nous ont donné des excellents mais trop rares extraits des livres que nous promettent MM. Jal, Raybaud, Gozlan, Romieu. Enfin M. de Lansac et M. Corbière du Hâvre nous ont aussi donné des ouvrages maritimes complets et remarquables.
«—Maintenant, en me voyant citer les noms d'écrivains aussi honorables, on comprendra et l'on excusera en moi, je l'espère, cette vanité de jeune homme, qui aime à compter les partisans qui se sont réunis à lui autour d'une bannière qu'il a plantée,—mais qu'il n'a jamais eu la prétention de porter.»
EUGÈNE SUE.
LE BONNET DE MAITRE ULRIK.
A la bonne heure, c'est un hasard,
mais ça est.
C'était, je crois, en 1826, il me manquait un homme pour compléter mon équipage, et alors les matelots se recrutaient difficilement à Brest, car on armait beaucoup pour la marine militaire.
Un capitaine de frégate de mes amis m'enseigna l'auberge d'Yvon-Polard, un des plus grands embaucheurs de Recouvrance.
En vérité ce sont des gens fort utiles que les embaucheurs, ils accueillent chez eux les matelots sans service et sans pain, les hébergent, les choyent, les engraissent, et vienne un capitaine cherchant un équipage, il s'entend avec l'embaucheur, choisit ses hommes, et paie généreusement leurs dettes à l'hôte sur les avances que chaque matelot doit recevoir au jour de l'embarquement.
C'est donc jusqu'à un certain point la traite des blancs.
Or, j'allai trouver Yvon-Polard, rue de la Souris, à son auberge du Chasse-Marée; la rue de la Souris est infecte, étroite et sombre, il faut descendre huit ou dix marches pour arriver dans la salle-basse de l'hôtellerie; et cette espèce de cave est tellement obscure, que sans le secours de quelques lampes de fer, on n'y verrait pas en plein midi.
Au bas de l'escalier un petit homme roux, trapu et manchot vint à moi, et me demanda civilement ce que je voulais; quand il le sut, il cligna des yeux, d'un geste me recommanda le silence, me prit la main, me fit traverser un couloir noir comme un four, et après quelques minutes de marche, je me trouvai dans une petite salle éclairée par un soupirail.
Alors Yvon Polard me dit à voix basse: «Mon officier, vous n'avez qu'à regarder et à écouter par cette fente... que vous voyez à cette cloison? il ne me reste que cinq culottes goudronées à placer; ils sont là à courir bon-bord; c'est l'histoire de rire en attendant de pousser au large. Vous pouvez les juger; ils vont tout-à-l'heure être saouls comme des soldats, et vous savez, mon officier, qu'alors on se déboutonne, qu'on fait voir sous quelle aire de vent on a l'habitude de naviguer. Vous ferez votre choix d'après ce que vous aurez vu, et nous nous entendrons pour le reste. Je vous laisse, mon officier.»
Je collai mon œil à la fente, et je vis les cinq matelots assis autour d'une table noire et grasse, éclairée par la lueur douteuse d'une lampe. Deux femmes envinées, l'œil brillant, les cheveux épars, à la voix rauque, leur versaient à boire: ils étaient ivres ou à peu près. Au bout de cinq minutes, deux tombèrent sous la table.
Ils restaient trois: un jeune garçon de vingt ans blond et frais comme une fille; le second était basanné, vigoureux, bien découplé, et pouvant avoir quarante ans; quant au troisième, je ne pus voir sa figure, car il tenait sa tête cachée dans ses mains.
—«Pour de vieux caïmans à peau salée, ils portent b.... mal la voile, dit le jeune garçon en poussant dédaigneusement du pied le corps des deux matelots qui roulèrent sous les bancs... Allons, toi... la jambe de bois, verse;... verse donc cordieu; le gosier me démange...»
Il s'adressait à une des deux femmes qui avait effectivement une jambe de bois....
Il vida prestement son verre, et continua, après s'être essuyé la bouche au revers de sa manche; et s'adressant à son compagnon basanné...
—Est-ce que tu es aussi à la cape,... toi, Pierre? Eh! mon matelot...
—Non, dit l'autre en baisant bruyamment les joues marbrées de sa compagne, qui rajustait sa coiffe... Mais je pense que nous filons notre câble d'une drôle de manière.... et que si nous trouvons à embarquer, il nous restera de nos avances à peu près de quoi mettre dans l'œil d'un marsouin, et encore ça ne le fera pas loucher...
—Bah, bah!... on embarque ici et au premier port étranger on prend de l'air; on s'arrange avec un autre navire.... et en chasse... sabordé le capitaine...... comme nous avons fait à Saint-Thomas; tu sais bien.... heim!... matelot?...
—Je le sais si bien que nous avons gagné quarante gourdes au change; que le capitaine a été obligé de prendre deux nègres pour nous remplacer, et qu'ils ont si bêtement manœuvré pendant un grain, que la Petite Nanette a chaviré au débouquement, et que le capitaine a été noyé...
—C'est sacredieu vrai, dit l'autre avec un éclat de rire; noyé comme un chien, noyé..... aussi vrai que nous sommes aujourd'hui le 13 octobre, et que j'ai donné ma dernière gourde à ma mère!..
Je pensai intérieurement que ni l'un ni l'autre de ces deux compagnons ne mettrait jamais le pied sur mon navire. J'allais me retirer, fort peu satisfait de ma visite à Yvon-Polard, lorsque le marin qui n'avait dit mot jusque-là, leva vivement sa tête d'entre ses deux mains, et s'écria avec un accent indéfinissable:
—Qui parle ici et du 13 octobre et de mère?...
Ce fut alors un hourra général, et des éclats de rire retentirent dans la chambre.
—Enfin, dit le jeune matelot, il a largué le câble qui amarrait sa langue.
—C'est heureux qu'il ne fasse plus le milord; on n'est pourtant pas trop déchirée, dit la Jambe de bois en ajustant son fichu.
—Veux-tu un coup de grog, dit Pierre en lui tendant un verre.
—A sa santé, car il est fou, dit l'autre femme.
Et ils se mirent tous à hurler, en frappant sur la table avec leurs gobelets de fer-blanc, à sa santé! à sa santé!... tandis que lui les regardait fixement et avec mépris.
Il pouvait avoir trente ans; ses traits étaient beaux, mais pâles; ses cheveux noirs se joignaient à d'épais favoris noirs qui encadraient sa figure rude et sévère...
Du reste, il portait un costume de matelot, de simple matelot, mais propre et soigné.....
—A sa santé!... A sa santé, crièrent encore les autres avec un redoublement de rire et de bruit...
—Tu n'entends donc pas, sauvage! hurla le jeune garçon, les yeux remplis de vin, les lèvres violettes, et les bras tremblants et lourds.
—On boit à ta santé, monsieur l'Air-en-dessous, dit la Jambe de bois en le tirant par la manche de sa veste.
—Allons, bois donc; tu nous embêtes à la fin, dit Pierre, tout-à-fait ivre, en lui heurtant violemment le verre contre les lèvres...
Ici je ne distinguai plus rien, car du premier coup de poing que donna l'homme pâle, la lampe s'éteignit, mais j'entendis un tapage infernal, des blasphèmes, des cris de douleur et de joie cruelle, et dominant sur le tout, la voix de l'homme pâle, qui criait: Ah chiens! vous parlez de mère et du 13 octobre; par satan! ce sera la dernière fois...
Comme les gémissements devinrent étouffés, j'allais sortir pour appeler Polard, lorsqu'il parut.
—Allez vite, lui dis-je, ils se tuent là-dedans...
—Ah bah!... mon officier, c'est l'histoire de rire;... ils jouent.
—Les couteaux sont de la partie, lui dis-je.
—Est-ce que Ulrik s'en est mêlé? me demanda-t-il.
—Comment? Ulrik...
—Oui, mon officier, le grand pâle, il s'appelle Ulrik; c'est qu'il est brutal en diable.... et fort, fort comme un cabestan...
—Oui, oui, il s'en est mêlé; ainsi, allez vite, car ils s'égorgent... Entendez-vous ces cris?
—Ah bah!... N'y a pas de mal, mon officier: petite pluie abat le gros grain. Avez-vous fait votre choix?...
—D'abord, maître Polard, deux étaient ivres-morts...
—Je parie que c'est Cavelier et Jangras....
—C'est possible... Les deux autres m'ont l'air de vrais corsaires.
—Le petit blond... pas vrai? mon officier, et le gros noirot... Vous avez raison... Deux faï-chiens, deux carognes... Vous venez de la part du brave commandant B***, je ne voudrais pas vous tromper. Ici, il n'y a que Ulrik qui puisse vous convenir: c'est fort, c'est sage, mais sombre et taciturne en diable.
—Va pour Ulrik, lui dis-je tout rêveur; vous me l'enverrez à bord demain au coup de canon.
—Suffit, mon officier; j'irai avec lui pour les avances, comme de juste.
—A la bonne heure, je vous attends.
Au point du jour, Polard était à mon bord avec Ulrik; je les fis tous deux descendre dans ma chambre.
—Capitaine, dit Polard, voici Ulrik dont je vous ai parlé...
—Approche, lui dis-je.
Il s'approcha.—Où as-tu navigué en dernier lieu?
—J'arrive de Lima, capitaine, passager sur le brick l'Alexandre.
—Passager!...
—Oui capitaine...
—Pourquoi pas matelot?...
—Parce que j'étais passager, capitaine.
—Et que faisais-tu à Lima?
—Je naviguais dans la mer du Sud... au service des Colombiens...
—Ah! diable... As-tu des papiers?...
—Non...
—Aucun?
—Si..... un certificat du capitaine de l'Alexandre... Le voici...
—Il est bon... Veux-tu venir à mon bord?
—Comme vous voudrez, mais je ne vous y engage guère.
—Comment?
—Je m'entends, capitaine.
—Ne l'écoutez pas, dit Polard, c'est un braque; d'ailleurs, il me doit deux mois d'auberge; s'il fait l'original je le mets dehors, et il ira coucher et vivre où il voudra...
—Alors, capitaine, prenez-moi... mais tant pis pour vous...
—C'est dit, je t'arrête... Polard, envoyez-lui son coffre ici; nous compterons après pour ce qu'il vous doit... Et toi, mon garçon, tu vas aller là-haut, on est en train de rider les haubans et d'enverguer un hunier; nous verrons ce que tu sais... Va... Voilà ta pièce d'amarrage (le denier d'adieu).
J'avoue que la bizarrerie de cet homme m'avait singulièrement frappé, et presque décidé à le retenir à mon bord.
D'ailleurs, sa figure quoique sombre et triste, ne présageait rien de fatal...
Huit jours après, j'avais choisi Ulrik pour maître d'équipage, car jamais matelot ne s'était montré plus habile, plus prompt, plus entendu, et plus au fait du service...
D'une régularité parfaite, il ne descendait jamais à terre; son service fini, il allait s'asseoir dans les porte-haubans d'artimon, et restait là des heures entières sombre et silencieux.
L'équipage, qui le craignait comme le feu, l'avait surnommé le Croque-Mort.
Mon chargement fait, je mis à la voile le vendredi du 21 novembre, et sortis du port avec une jolie brise de S.-O. J'allais à Buénos-Ayres...
Ulrik avait été plus sombre qu'à l'ordinaire le jour de l'appareillage... Il s'était approché plusieurs fois de moi comme pour me parler, puis s'était retiré sans mot dire.
Vers le soir, la brise fraîchit; je fis serrer les perroquets, et nous louvoyâmes sous nos basses voiles pour nous tenir écartés de la côte...
—Eh bien! maître, dis-je à Ulrik, il vente bon frais... Qu'en penses-tu?...
—Capitaine,... je vous avais prévenu, me répondit-il d'un air grave et solennel qui m'imposa.
—Que veux-tu dire?
Lui, sans répondre à ma question, me saisit fortement le bras, et murmura tout bas: Faites sur-le-champ amener les perroquets, et mettre les huniers au bas ris... Le grain approche... La tempête sera affreuse... affreuse, je le sens là, me dit-il en enfonçant ses ongles dans sa poitrine velue...
J'obéis machinalement, et bien m'en prit, car à peine cette manœuvre était-elle exécutée, que le vent souffla du N.-E. avec une furieuse violence; le jour baissa tout-à-coup, et la mer devint horrible...
Nous passâmes la nuit sur le pont, et au point du jour, le temps étant par trop forcé, nous relâchâmes au Hâvre...
Quand nous fûmes mouillés, Ulrik entra dans ma chambre, où je m'étais retiré pour prendre un peu de repos...
—Capitaine, me dit-il, je vous quitte.
—Tu me quittes, et pourquoi?
—Je ne puis vous le dire... mais il le faut... pour vous...
—Non, pardieu!.... tu m'es trop utile.... Où trouverai-je un maître comme toi?..... Du tout, tu resteras.... et j'augmenterai ta paye...
—Alors je déserterai...
—Non, car je te consignerai à bord, dans ta chambre, et je te mettrai aux fers, s'il le faut...
—Vous le voulez donc?... A la bonne heure... Vous verrez...
Et en prononçant ces mots, ses grands yeux gris prirent une singulière expression de pitié...
Mais le lendemain de cette entrevue, je ne sais pourquoi de sourdes rumeurs circulèrent dans mon équipage...
—C'est ce chien de Croque-Mort qui nous porte malheur, disaient les uns...
—Avec un b... comme ça à bord, c'est à y laisser sa peau...
Dès longtemps je connaissais la singulière superstition des matelots, qui attribuaient tous les événements pénibles de la navigation à un seul, espèce de bouc d'Israël qui était responsable de tout ce qui pouvait arriver de fâcheux; je fis en conséquence donner quarante bons coups de cordes à chacun des deux meneurs qui avaient propagé ces idées stupides, et j'enfermai Ulrik dans sa chambre; puis je fis mettre à la voile le jour même, car la brise avait molli.
Nous sortîmes du Hâvre le 26, avec un bon vent qui nous éloigna bientôt du rivage. Une fois au large, je rendis la liberté à Ulrik.
—On a donc tanné le cuir à quelqu'un, capitaine? me demanda-t-il.
—Un peu, à deux chiens... qui t'indiquaient à l'équipage comme cause du mauvais temps, comme si ton souffle faisait grossir la mer, crever les voiles ou craquer les mâts!...
—Peut-être, dit-il sourdement.
Je haussai les épaules, et laissai mon pauvre maître, que je crus timbré.
Par une inexplicable fatalité, à la hauteur des îles de Palme et de Fer (Canaries), comme je faisais gouverner dans l'espoir de prendre connaissance de l'île Saint-Antoine, le temps se chargea de grains, la brise se fit, il venta grand frais, et la tempête devint bientôt si violente, que dans une bourrasque mon petit mât d'hune et mon bâton de foc furent emportés.
Alors une affreuse idée s'empara de l'équipage, consterné de cette perte, et les matelots s'avancèrent vers moi en poussant avec un horrible accent de rage ces cris frénétiques: A la mer! à la mer le Croque-Mort!... il est cause de tout...
Je frémis... et regardais Ulrik. Pour la première fois, je le vis sourire... mais quel sourire, mon Dieu!
Infâmes! m'écriai-je en m'armant d'un anspec, je vous assommerai comme des chiens si vous faites un seul pas.
—A la mer... à la mer!... Nous ne voulons pas sombrer pour lui... A la mer!...
Ils s'approchèrent encore. Je me jetai au-devant d'Ulrik, qui me dit:—Laissez-les faire: C'est écrit:
—Laisser commettre un assassinat de sang-froid!... Non, non... Descends dans ma chambre, tu y trouveras mes pistolets; tu remonteras avec... En attendant, je vais les maintenir....
Et ce disant, je tournai rapidement mon anspec en m'avançant vers eux.
—Pardon, capitaine... mais le Croque-Mort y passera dit l'un d'eux...
—Oui, oui, il y passera, répétèrent-ils avec fureur.
Et leurs cris dominaient le sifflement de la tempête.
Au même instant, un nœud d'agui me fut lancé; je tombai sur le pont, et fus garrotté en un moment... J'écumais de rage en voyant Ulrik calme, les attendre impassible...
—A son tour maintenant, cria le maître voilier, homme d'une taille énorme, en s'avançant vers Ulrik.
En ce moment, la tempête était si furieuse, que le navire donna un violent coup de roulis, et presque tous les matelots roulèrent sur le pont.
—Profite de l'embellie! criai-je à Ulrik... A ma chambre!...
Mais lui, s'élançant après les haubans d'artimon, fut d'un bond sur la lisse du navire.
—Je devrais, cria-t-il aux matelots, qui se relevèrent blasphémant; je devrais vous laisser commettre un crime inutile, car ma mort ne peut vous sauver que si elle est volontaire... Ce n'est pas pour vous, mais pour le capitaine, car il a une mère... une mère! répéta-t-il avec un affreux grincement de dents.
Et il secouait les cordages avec fureur.
Je vivrais, je crois, cent ans, que je n'oublierai jamais ce sombre tableau. Je le vois encore, lui Ulrik, cramponné aux haubans, les cheveux flottants, sa pâle figure qui se détachait blanche sur le gris foncé du ciel, ses yeux flamboyants et les hideuses contorsions de sa bouche hurlant le mot... mère...
L'équipage resta pétrifié, comme fasciné par cette résolution inconcevable; resta immobile, le regard fixe, attachant sur Ulrik des yeux hagards.
—Adieu donc, capitaine...
Ce furent ses dernières paroles, car il disparut.
—Hourra... hourra, vilain Croque-Mort! cria l'équipage en frappant des mains.
On vint poliment me dégager de mes liens.
Je croyais rêver.
Le timonnier qui tenait la barre, fut renversé par un coup de mer, le navire vint au vent, et nous faillîmes engager. Cette violente secousse et cet effroyable péril me firent revenir à moi... Je me précipitai sur la barre; et j'y restai.... commandant la manœuvre de ce poste, car le temps pressait.
—Vous voyez, chiens, leur criai-je, que le ciel vous punit de votre atroce forfait... La mort de ce malheureux fait-elle cesser la tempête? Elle augmente au contraire, elle augmente... Malédiction!... Dans une heure peut-être, nous irons le rejoindre... lui...
L'équipage fut un peu démoralisé; quelques-uns baissèrent la tête, lorsque l'infernal voilier reparut au grand panneau, portant un coffre...
—Va donc dans le même tombeau que ton maître le Croque-Mort! et que le bon Dieu nous laisse en repos, car nous n'avons plus rien à ce matelot de l'enfer.
Et le coffre fut lancé par-dessus le bord, aux acclamations de tout l'équipage, persuadé que la tempête cesserait quand il n'y aurait plus rien à bord qui eût appartenu au pauvre Ulrik...
Au contraire, la tempête redoubla de violence. J'entendis une horrible explosion; c'était notre grand'voile que le vent venait d'emporter, d'emporter si rapidement, que je ne vis qu'un point blanc tourbillonner et disparaître en une seconde.
—Malédiction.... enfer!... criai-je.... Dieu est juste!...
—C'est qu'il y a encore ici quelque chose au Croque-Mort, dit l'imperturbable voilier. Mousse, descends et cherche, et gare à ta peau si tu ne trouves rien...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cinq minutes après, le mousse remonta avec un vieux, vieux bonnet de laine rouge, oublié dans un coin de la chambre d'Ulrik...
Allons, dit le voilier, en le jetant à la mer... allons, on n'a plus rien à lui... Tais-toi, et fais calme...
Un hasard... (était-ce un hasard)? voulut que les deux ou trois dernières raffales qui nous avaient durement drossés furent, comme on dit, la queue du grain... Le vent tomba, le ciel s'éclaircit, la brise souffla légère, et la mer calmit... Depuis ce moment, notre traversée fut heureuse, fut la plus heureuse que j'aie faite, et nous arrivâmes à Buénos-Ayres le 1er janvier.
N. B. Le lecteur m'excusera de ne pas lui dévoiler le mystère ou la fatalité qui semble se rattacher au mot mère et au nombre treize; mais ne l'ayant jamais su moi-même, je n'ai rien voulu ajouter qui pût dénaturer un fait vrai.
VOYAGES
ET
AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN,
Parisien.
CHAPITRE PREMIER.
Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant un moulin
à vent.
Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, lui fit donner une éducation libérale.
Aussi à 19 ans, trois mois et un jour, Narcisse Gelin ayant terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eût voulu, raisonner fort proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas raisonner du tout.
Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard Gelin:—Je serai poète... je suis poète.—Sois donc poète, dit Bernard, qui exécrait ses voisins et adorait son fils.—D'autant plus, ajouta-t-il, que ça vexera Jamot l'épicier dont le fils n'est qu'un homme de lettres.
Et voilà comment Narcisse fut poète.
Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie aux Batignoles, à Vincennes et aux Près Saint-Gervais. Il se pâmait devant les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à vent, dont la meule insouciante broie également le froment du riche et du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles d'un navire.....
A cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de navire, tressaillit. Tout à coup une pensée soudaine l'illumina. La véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre, se dit-il; elle est sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des combats; là, des hommes forts; là des hommes âpres; là des hommes à part...—Je verrai la mer, j'irai sur mer.
Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.—Il ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest.
Or il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin de sa mère était écrivain du port.
Narcisse, arrivant à Brest fut droit chez le cousin, lui exposa ses désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils.
Le cousin était justement l'intime du capitaine de la Cauchoise; jolie goëlette en chargement pour la Martinique.
Le cousin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la Cauchoise. Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La Cauchoise lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le choix étant très borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée l'Ondine ou la Phébé. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait s'appeler au moins d'Artimon ou Stribord.—Point, le capitaine s'appelait Hochard!!!—Malgré son bon naturel, ce fut un tort que Narcisse ne lui pardonna jamais.
On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit: Il faut pourtant faire connaissance avec votre navire, allons à bord.
Ils s'embarquèrent à Recouvrance dans un bateau de passage, et se dirigèrent vers la Cauchoise, mouillée en grande rade, pour faciliter son appareillage.—La houle était forte, le canot, petit et conduit par un Plougastel, roulait d'une affreuse manière.—Narcisse comptait sur un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au cœur.
On accosta la goëlette.—Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont.
En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes, marqués, bronzés, des têtes de forban.—Il vit trois Bas-Normands blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à la drogue.
Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du navire.
Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites blanchisseuses, pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut introduit chez le capitaine Hochard; le capitaine n'était pas seul, il fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui se tenait debout devant lui.
Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre, des chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées, tout cela comme à terre.
Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête, braver les éléments en furie.
—Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux flamboyants.—Il regarda et vit M. Hochard; c'était un homme de quarante ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie insignifiante, fort poli, des manières communes, mais prévenantes; de plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux serrement de cœur qu'éprouva Narcisse quand il eut complétée cet ignoble et prosaïque signalement.
De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.
Pour se distraire, il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard.
On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve et très coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement, donnaient une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son costume était celui d'un homme du peuple, une veste et un pantalon.—Allons, allons, monsieur le capitaine, disait le gros homme, soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi;—en vérité 600 francs pour moi et mes caisses.., c'est aussi par trop cher...—Comme vous voudrez, répondit le capitaine, mais je n'ai qu'un prix, et je ne fais jamais marchander mes chalands.
—Ses chalands!...—Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près du comptoir paternel de la rue du Cadran.
—Mais enfin, disait le gros homme, que fait un homme de plus ou de moins sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine?
—Cela fait un dixième, voilà tout.
—Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger avec vos matelots, monsieur le capitaine.
—Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit, répondit imperturbablement le froid M. Hochard.—Je ne surfais jamais.
Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse.
—Allons donc puisqu'il faut en passer par là, dit le gros homme avec un profond soupir; mais une dernière condition, monsieur le capitaine: mes caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues dans la calle au moins,—vous savez ce qu'elles contiennent, et l'humidité les pourrait gâter.
—On les placera dans le faux pont.
—Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine?
—Quand il vous plaira....
—Voilà votre argent,—c'est chose faite, monsieur le capitaine, dit le gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit en trébuchant.
—En voilà un qui n'a pas le pied marin, dit le cousin.
—C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux Antilles, dit le capitaine...
—Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil, riposta ingénieusement le cousin.
—Ma foi, ça le regarde.—Puis saluant Narcisse M. Hochard continua avec sa voix monotone:
—Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je suis enchanté, Monsieur de faire votre connaissance, j'ose croire que nous nous entendrons bien: vous serez ici comme chez vous, comme à terre mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme à terre.
Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.
—Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise faite, nous gagnons les Açores, les vents alisés, et nous arrivons à la Martinique... comme sur des roulettes.
Narcisse était désespéré...
Pourtant, capitaine, dit-il, on n'a jamais vu de traversée sans tempête... Sans...
—Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher Monsieur? Je suis à ma vingt-unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps magnifiques.
—Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes,—pensa Narcisse, malgré le peu de logique de ce souhait.
—Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de juillet!... ajouta-t-il, avec un air de joyeuse et intime conviction, ah! mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas que vous avez quitté la terre.
—Comme c'est agréable, pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti violemment: Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord, Monsieur? demanda-t-il au capitaine.
—Dieu du Ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire; monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre; c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure... Voyez-vous, pour la morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien trouvé, aussi est-ce moi qui ai toujours passé les religieuses que le gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant...
—Allons... il ne manquait plus que cela, dit impétueusement Narcisse...
—Sans doute, Monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté, la tranquillité et les bonnes mœurs, vous ne trouverez jamais mieux que la Cauchoise. Aussi croyez-moi, restez-y.
—D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé; il me serait impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.—C'est la loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances...
—Non, Monsieur, c'est inutile, dit Narcisse attérré, foudroyé.
—Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je profiterai... Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses litanies sur la sûreté, les égards et la politesse.... Narcisse remonta courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à bord de la Cauchoise, que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.
Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les larmes aux yeux: vous le voyez, cousin, vous le voyez... Un temps magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe... Comme c'est amusant!... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des émotions; des mœurs tranchées! oh si c'était à refaire!...
L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à bord.
Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.
—Vous n'avez jamais navigué; Monsieur, lui demanda le gros homme.
—Non; et vous?
—Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon Monsieur; je m'en vais aux îles pour montrer ces figures là.... et tâcher de gagner mon pauvre pain.
—Que représentent vos figures, demanda machinalement Narcisse.
—Cette caisse-là... répondit le gros homme, en montrant une des deux boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de large et d'épaisseur). Celle-là représente la passion de notre Seigneur. Mon bon Monsieur, et celle-ci le grand Napoléon; un Albinos aux yeux rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon Monsieur.
—Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela, répondit Narcisse, enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
—Je vous dis cela, dit le gros homme avec soumission, parce que vous me le demandez, mon bon Monsieur.
—Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, intrigant, hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau soleil de juillet étinceler sur les vagues.
On accosta la goëlette... Le gros homme fit monter ses caisses à bord avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement. Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse avec laquelle il descendait les échelles des panneaux; et les bonnes gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manœuvres dont il écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.
Le soir, à cinq heures un quart, la Cauchoise donna dans la panne, sortit du goulet, et suivit le Cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli frais du nord-est.
Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où cet admirable spectacle rallumait en lui le flambeau de la poésie, comme il allait savourer cet important tableau, qu'il regardait comme une compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.
L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.
Seulement, au moment de descendre dans le faux pont, passant près du taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette manœuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses caisses.
CHAPITRE II.
Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont de la goëlette.
Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait.—Je ne dirai pas Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;—Mais Narcisse invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses... Muses, disait-il, envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, entendre parler commerce et marché, poivre et sucre... que l'on s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la tempête... Ainsi de la poésie.... ô muses!... quelque chose de tranché, de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.—Je ne sais si les muses l'entendirent; mais il se passa tout à coup quelque chose de fort singulier dans l'entrepont de la goëlette.
Le Cadre (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, un espace restait vide et à travers cette lucarne improvisée; Narcisse put jeter un coup d'œil investigateur dans le faux pont.
Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la muraille du navire.
Tout à coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros homme, l'homme aux figures de cire.—Le vil industriel vient voir ses caisses, pensa Narcisse. Va! butor à l'âme vénale, pense à ton commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te laisser aller au doux far-niente de tes rêveries, à voir trembler dans la mer les étoiles du ciel, à entendre...—Mais Narcisse interrompit tout à coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa respiration. Il crut rêver.—L'homme aux figures de cire s'était approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait poussé un ressort.—Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand Napoléon, ni sa sainteté le Pape.
—C'est sans doute la caisse à la Passion pensa Narcisse; mais je ne vois pas le Christ. En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.
—Après tout, pensa encore le fils du mercier; il ne les a pas habillés pour la route, de peur d'abîmer leurs costumes.
Mais voici que la scène change.
A un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la boîte, en sortent, et s'avancent empesées droites et raides.
—Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien, se dit Narcisse en sentant le froid lui gagner les reins.
Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.
—Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; ce n'est pas nature, pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.
Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénoûment de cette scène. Son âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme avait sans doute ouvert aussi la boîte à la Passion; car, au lieu de trois, ils étaient six, sans compter l'industriel; six armés jusqu'aux dents;—et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.
—Sommes-nous parés? dit le gros homme à voix basse....
—Oui...
—Adieu!—Va! fit le Curtius.—Et lestes et adroits comme des chats sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.
Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des pirates.
Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de silence à bord de la Cauchoise, et puis qu'un immense et retentissant hourra ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.
Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra dès-lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la Passion comme des scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si bonnes mœurs.
Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été frappée du même coup de poignard, qui frappa au cœur l'honorable capitaine.
Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens: il vit une belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers, lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de beaucoup à celle de la Cauchoise, maintenant montée par une demi douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le pillage.
Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses Idylles, ses jolis moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux et la nuit paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du lac!....
—Oh! disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson prodigieux... Oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit ruisseau qui glisse sur le sable,—les figures les plus tannées, les plus cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune fille...—Un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs, et déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois de mai, au lever d'un beau soleil.
De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en face.—Que vont-ils faire de moi? se disait-il...
Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon retentit longuement sur l'immensité de la mer...
—Qu'est-ce que cela? pensa Narcisse, je n'ai pas vu de canon à bord...
Un bruit sec accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien davantage; surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, et du plafond, aller se loger à moitié dans le bord opposé....
—Je suis perdu, dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de terreur.
CHAPITRE III.
Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction.
Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air sur le pont de la goëlette, les fers aux pieds et aux mains; placé entre deux marins vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.
Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire; accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de la même façon, soumis à la même surveillance.
Puis à une encablure de la goélette, un beau brick de guerre, étroit, hardi, allongé,—pour le moment en panne, et portant à sa corne un large pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles.—C'était le pavillon anglais.
—Pourriez-vous me dire, Monsieur, dit Narcisse en s'adressant au gros homme; ce que tout cela signifie?
—Tiens, cet autre!... Je n'y pensais plus... cela signifie, mon garçon; que dans un quart d'heure... Mais, dis-moi, tu vois bien les vergues de ce brick...
Qu'entendez-vous par les vergues? fit gravement Narcisse...
—Ah! l'animal!...—Ce bâton qui croise le mât en travers... Comprends-tu?
—Je comprends.
—C'est heureux.—Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval sur ce bâton?
—Je vois l'homme accroupi.
—Je ne sais ce qu'il fait.
—Il arrange une corde.
—Pour?...
—Pour... nous pendre.
—C'est-à-dire... pour vous pendre... vous! mais pas moi.
—Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule celui-là!
—Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que cela ne peut pas être, vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin; poète connu et domicilié à Paris; passager à bord, et pas du tout de votre bande...
—Alors, dis-leur,... c'est trop juste...
—C'est ce que je compte faire... heureusement voici venir un officier.
Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:
—Je dois éclairer votre conscience. Monsieur l'officier:—Parti comme passager à bord de la Cauchoise, c'est un heureux hasard que je n'aie pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux ma...
L'officier l'interrompit alors en anglais; d'un air irrité et donna dans cette langue un ordre aux matelots qui serrèrent les pouces de Narcisse, de façon à les briser...
—Eh bien! reprit le gros homme, sais-tu ce qu'il vient de dire.
—Mon Dieu, non reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses pouces.—Il vient de dire:
—Bâillonez ce chien, et voilà...
—Mais il n'entend donc pas le français?
—Pas un mot, ni lui ni les autres.
—Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous...
—Comme ma langue propre..., mon fils.
—Mais alors, dites lui..... tout..... bien vite.
—Du tout..., tu m'as appelé intrigant dans la chaloupe.—Tu seras pendu, ça t'apprendra...
Narcisse allait répliquer mais le bâillon l'en empêcha.
Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha peu les Anglais.
—Pour te consoler, lui dit le gros homme, je vais t'expliquer tout cela, il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.
Je m'appelle Benard; depuis vingt ans je fais la course, il va environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!—Je rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de gourdes, je l'attaque et le prends.—Comme il était un mauvais marcheur, je le coule et son équipage, je garde les gourdes et je file... Ce gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il comprend l'histoire.
Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène en Angleterre pour faire un exemple.
Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérâpe du ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me débarque à Calais. De Calais je viens à Brest:—Je vois cette jolie goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour, nous ayons pour réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais. Le même de la fois du lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin l'Anglais, ce gueux de même Anglais est venu à bord, a visité les papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous un bout de filin autour du cou, car il est bien sûr de ne pas rencontrer parmi nous un cardinal ou un évêque.—Je te parie que dans une heure, quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, que tu ne pourras seulement pas chanter: J'ai du bon tabac... Ah! mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse... Adieu, mon agneau... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!..
Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les yeux et sentit son cœur faillir.
Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.
Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait tellement, qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière impossibilité de chanter: J'ai du bon tabac...
On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un cartahul, en réservant Benard pour la bonne bouche, comme il disait plaisamment.
Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:
—Après vous, lui dit Benard en ricanant; et quand le fils du mercier se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit furent: Ah! je suis un intrigant?
Plaignez le poète.
—C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle affaire, murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.
Quand sa tête toucha la bouline:—ah! dit-il, voilà que je vais faire couic...
Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.
On mit un équipage à bord de la goélette, qui gagna Portsmouth avec le brick.
Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est aux îles... il doit y faire une fameuse fortune.
Depuis trois mois il attend une lettre de Narcisse.
CABALLO NEGRO Y PERRO BLANCO.
(CHEVAL NOIR ET CHIEN BLANC.)
TRADITION D'ANDALOUSIE.
| C'est un bonheur que rencontre souvent la folie... |
| SHAKESPEAR, Hamlet, act. II, sc. 2. |
| Si nous n'avions jamais aimé si tendrement, si nous n'avions |
| jamais aimé si aveuglément, si nous ne nous étions jamais vus, |
| jamais quittés, nous n'aurions jamais en nos cœurs brisés... |
| BURNS. |
| A tu—por—tu—Para tu— |
| Azul y negro. |
§ Ier.
On dit que la folie est un mal, on a tort, c'est un bien.—Pour le fou pas de déception possible.—Le fou qui se croit roi, ne perd jamais son royaume.—Le fou qui se croit Dieu, ne voit jamais ses autels abattus.—Le fou est peut-être le seul dont la journée soit pleine; pour lui, jamais de ces moments de vide, de ces heures de néant, où l'âme s'engourdit et se glace.—Comme le grelot sonore qui, tremblant au bonnet du fou, ne rend qu'un son, mais bruit sans cesse... L'âme du fou ne renferme qu'une pensée, mais cette pensée retentit et vibre incessamment.
Le fou aime tout le monde, car il n'y a pour lui ni envieux, ni méchant... si pourtant... il a un ennemi implacable, acharné, qu'il redoute par instinct,—c'est le médecin. Cet ennemi qui tâche de lui rendre la raison, qui s'obstine à saper son trône, si la folie, fée prodigue et bienfaisante, l'a doté d'un trône. Cet ennemi qui vient méchamment briser ses beaux diamants aux facettes scintillantes, aux aigrettes de feu... Si la fée lui a ouvert les mines éblouissantes de s'Talphaan.
———
Pauvre,... pauvre fou... il ne demande au monde qu'une couronne de carton..... pour diadème,... que quelques cailloux pour écrin; et on veut encore les lui ôter!—En vérité, c'est peut-être son infernale habitude d'envie et d'égoïsme qui pousse la société à dire à cette heureuse et folle créature: ta vie est concentrée dans une illusion qui fait ton bonheur, ta joie de chaque moment; tu prends ce carton pour une couronne impériale,... ce n'est que du carton, du vil carton fait avec de sales guenilles.. entends-tu bien;.. vois plutôt.—Et les douches aidant, on le lui prouve; il y a des maisons pour cela, qu'on appelle philanthropiques.
———
On dit que la folie est un mal, on a tort: c'est un bien;—c'est une puissante et profonde exaltation de l'intelligence,—c'est une vie toute spiritualisée;—une ivresse perpétuelle, une extase sans fin pour le fou. La folie est plus qu'un rêve, plus qu'une vision, c'est même quelque chose de plus que notre réalité à nous, car notre réalité peut nous échapper, la sienne jamais.—Le fou est poète, il fait de la poésie en action, de la poésie toute positive, il la crée, il la voit, il la touche.—La pierre brute et terne à laquelle il dit: tu seras étincelante de mille rayons... étincelle à ses yeux. S'il dit aux guichetiers, à vous, à moi:—Vous êtes ma cour, vous êtes mes gentilshommes tout couverts d'or et de soie, à ses yeux, cela est ainsi qu'il l'a dit.
Enviez donc le fou qui voit ce qui n'est pas, et plaignez l'homme de froide raison qui voit ce qui est.—Enviez surtout l'insensé qui n'a plus la mémoire:—cette plaie terrible de l'humanité qui flétrit l'avenir par le passé; la mémoire qui fait retentir la douleur d'un jour, jusqu'au dernier de nos jours; la mémoire qui est aux chagrins profonds, ce que l'écho est au bruit.
———
Si vous doutez du bonheur des fous..., alors écoutez une histoire bien vraie et bien malheureuse:
§ II.
Prédia est un riche, riche village de cette belle Andalousie si brune et si dorée; la jolie rivière de Guadaléta le traverse et roule ses flots d'argent sous les noirs et gothiques arceaux d'un pont autrefois bâti par les Maures. Il y a sur les piliers de ce pont de belles campanules vertes, à fleurs roses qui courent sur les sculptures effacées, et jettent chaque année de nouveaux germes dans les cassures de ces vieilles pierres tristes et sombres.
———
Au bout de ce pont, du côté de la plaine, est une maison silencieuse et isolée.—Des palmiers et des acacias touffus, formant un épais rideau de verdure, voilent et ombragent ces murailles; aussi de cette maison on aperçoit seulement la terrasse, et encore la tente dont elle est couverte ne se déroule-t-elle qu'au souffle de la brise du soir, brise fraîche et parfumée qui, venant de la mer, traverse de grands bois d'orangers en fleurs.—Cette maison est celle de Roméro.
———
De Roméro, fils de Madrid, et personne, pas même M. l'alcade, ne sait pourquoi Roméro, fils de Madrid, s'est retiré dans un obscur village de l'Andalousie.—Roméro a pour tous compagnons, un vieux serviteur bohémien; un beau cheval noir de Cordoue et un lévrier blanc de la Sierra. Le cheval est digne de la mangeoire de marbre des royales écuries d'Aranjuèz, et le chien eût été payé bien des quadruples par feu monseigneur le duc de Sidonia, qui fit bâtir une maison complète et magnifique pour Mugardos, son grand lévrier blanc à pattes noires et à tête orange.
Tout ce que les oisifs de Prédia savaient de Roméro, c'est que personne n'avait meilleur air que lui, lorsqu'il traversait le pont de la Guadaléta, monté sur son beau cheval noir, son cheval noir tout bruyant de sonnettes dorées, tout éclatant de houppes et de tresses de soie rouge, avec un beau bouquet de fleurs de grenadier fièrement posé de chaque côté du frontail, avec son mors d'acier qui brillait au soleil comme de l'argent, et dont les branches étaient si longues, si longues qu'elles touchaient presque au poitrail.
———
Les oisifs savaient encore que le cheval s'appelait Péliéko, et le beau lévrier, Arsa... Car lorsque ce beau chien, bondissant à côté de son maître, sautait quelquefois jusqu'au col de Péliéko ou appuyait ses pattes fines et nerveuses sur la croupe de ce noble animal, Roméro lui disait d'un air courroucé:—Andate Arsa.—Et le pauvre chien, triste et soumis, suivait d'un air résigné, modérant sa folle joie, et levant de temps en temps vers Roméro ses grands yeux noirs qui brillaient au milieu de sa tête si blanche et si effilée.
———
Mais ce que les oisifs de Prédia ignoraient, et ce qu'ils auraient bien voulu savoir..., c'était quelle main mystérieuse attachait les fleurs de grenade au frontail de Péliéko;—quelle main avait brodé cette petite image de la Vierge que Roméro portait à son chapeau;—quelle main avait tressé ce collier de joncs bleus encadré dans une bordure de corail noir qui entourait le col du beau lévrier.—Ils auraient voulu savoir encore quelle voix avait dit à Roméro la couleur de son écharpe;—quel nom Roméro portait gravé sur la lame de son large couteau qu'il ouvrait si souvent et qu'il essuyait quelquefois;—quel nom enfin il invoqua, lorsqu'un jour, au milieu d'un pressant danger, il eut l'air de s'adresser à son bon ange.
———
Mais comment pouvait-on le savoir? Roméro avait un air si sombre et si altier qu'il repoussait la confiance et l'indiscrétion.—Tous les soirs, tous les soirs, dès que le soleil se couchait derrière l'église de Saint-Jean, on voyait bien Roméro suivi de son lévrier blanc, et monté sur son cheval noir, tourner la tête du noble animal vers Médina... Mais aucun oisif n'eût osé suivre Roméro, parce que, dès qu'on le suivait... ses regards étincelaient,—la vitesse de Péliéko devenait grande,—et les dents blanches que montrait Arsa semblaient bien aiguës.
§ III.
Un soir donc, Roméro traversa le pont de la Guadaléta, au moment où cette jolie rivière ne paraissait plus rouler des flots d'argent, mais des flots d'or, tant le soleil l'inondait d'une dernière et vive clarté.—A cette heure tout scintillait de lumière, tout, jusqu'au vieux pont moresque lui-même, lui toujours si triste et si noir, qui, coloré d'une teinte vermeille déroulait alors les sculptures délicates de ces merveilleux arabesques, comme un vieillard soupçonneux montre parfois les riches trésors qu'il tient soigneusement enfouis et cachés.
Un soir donc Roméro laissant flotter ses rênes de soie rouge, la main passée dans sa ceinture couleur du ciel s'en allait sur la route de Médina, chantant et roulant dans ses doigts le tabac parfumé de son cigaretto. Un soir donc Roméro s'en allait chantant une de ces anciennes ballades si naïves composées par Ortega le chasseur sur chaque jour de la semaine.
———
«Samedi me plaît, samedi me plaît bien plus que tous les autres jours parce que c'est le jour où le chasseur, descendant des montagnes, essuie le canon de sa longue escopette aux ciselures d'argent, et secoue la corne de buffle qu'il porte attachée à un cordon de mille couleurs, il secoue sa corne de buffle; car la poudre en est épuisée, aussi les daims de la Sierra peuvent sans crainte bondir devant le chasseur.
———
«Samedi me plaît comme le souvenir, parce qu'il suit les jours de course solitaire dans les bois, les jours où le chasseur gravit la montagne, arrive au faîte, et là, s'appuyant sur son escopette, regarde au loin, au loin un village qu'il distingue à peine tant il est inondé de vapeurs.—Et le chasseur regarde ce village, parce que celle qui lui a donné le cordon de mille couleurs dont il est si fier, habite ce village.—Il regarde en disant:—se souvient-elle?
———
«Samedi me plaît comme l'espérance parce que c'est le jour où l'on revoit celle dont les yeux cherchent vos yeux, celle qui rougit lorsque votre bouche effleure son oreille; car elle sait que si vous lui dites bien bas: Cette nuit sous les amandiers:—Elle sait que demain elle sera toute rêveuse et confuse quoique heureuse en entendant vos pas.—Samedi est donc le plus beau des jours, puisqu'il plaît comme l'espérance et comme le souvenir.—Aussi Samedi me plaît, Samedi me plaît plus que tous les autres jours.
«Dimanche me plaît moins parce qu'on regrette déjà Samedi, et qu'on pense avec amertume à lundi; dimanche me plaît moins....»
Mais Roméro s'interrompit tout à-coup, et n'acheva pas sa ballade, car la nuit était sombre, et il avait marché une lieue dans le chemin de Médina.—Roméro retourna brusquement la tête de son cheval du côté de Prédia, d'où il venait, siffla d'une façon particulière, flatta le col nerveux de Péliéko, et lui ayant tendu la main, ce noble animal partit comme un trait, suivi du lévrier qui le dépassait en se jouant.
———
Où va donc Roméro? Retourne-t-il à Prédia? on le dirait... mais non... car au lieu de traverser le village, il fait un long circuit, le tourne, le dépasse, et court, court rapide dans la direction d'el Puerto, il court... baissé sur sa haute selle en excitant de sa voix l'ardeur de Péliéko qui redouble de vitesse, il court!—Et dans cette course désordonnée, la longue ceinture de Roméro se déroule au vent, les flancs de Péliéko saignent, tant les éperons qui le pressent convulsivement sont aigus, et Arsa dépasse à peine le cheval;... car Roméro a les yeux fixés sur une maison blanche qui devient de plus en plus visible, à travers les ombres transparentes de la nuit; car Roméro donnerait peut-être Arsa et Péliéko et son vieux serviteur bohémien, pour avoir vécu cinq minutes de plus, parce que dans cinq minutes, il aura atteint cette maison blanche.
———
Cette maison était celle de don Balthazar, le plus fameux tauréador de toutes les Espagnes, un vaillant gentilhomme de Murcie qui un jour ayant tué de sa propre épée sept taureaux dans le cirque, fut doué par la reine d'une royale chaîne d'or pesant cent doublons... un homme qui d'un coup-d'œil vous jugeait de l'âge d'un taureau...—Un homme qui en voyant seulement la corne d'un novillo, vous disait s'il venait de Castille ou d'Aragon.—Mais par la couronne de la Vierge, pour venir le visiter au Puerto, il faut que Roméro ignore que don Balthazar est allé le matin même à Séville, pour la magnifique course de taureaux de demain, et que, après avoir aiguisé sa tranchante et lourde épée... don Balthazar s'est endormi en rêvant Banderillas et Chulillos.
§ IV.
Pourtant Roméro s'arrête, et confiant Péliéko à son instinct, il fait un signe à son lévrier qui s'accroupit près d'une petite porte dont son maître a la clef... et Dieu me sauve, il faut que don Balthazar ait une bien grande confiance en Roméro pour lui laisser une pareille clef... au moins...—car cette clef ouvre non-seulement la porte du jardin, mais aussi celle du Patio, du parloir, de la galerie, et aussi, sainte Vierge,... celle de la chambre où repose la senora Méina épouse de don Balthazar devant Dieu et monseigneur l'alcade.—Méina dont il est si jaloux.—Méina son diamant,—Méina qu'il n'eut peut-être pas troquée contre la miraculeuse épée de Carréda qui par son propre poids s'enfonçait toute seule dans le col d'un taureau.
———
Quel silence!—Roméro était arrivé près de la porte de la chambre de Méina après avoir traversé une longue galerie en retenant son souffle!—Quel silence!—On entendait les battements précipités du cœur de Roméro... car sa main tremblait sur la clef qui grinçait faiblement dans la serrure, la main de Roméro tremblait... et pourtant la clef maudite eût-elle été rougie au feu, que si elle n'eût pas crié, Roméro l'eût pressée d'une main ferme et reconnaissante. Aussi sa respiration s'arrête... car il croit avoir entendu un mouvement de la duègne qui dort là... dans cette galerie dont il presse à peine les larges dalles... S'éveille-t-elle?...—Non, non, car Dieu est juste, et don Balthazar est à Séville... non... elle dort.—La clef roule doucement, la serrure cède, et fort d'une expérience que les amants partagent avec les voleurs, au lieu d'entr'ouvrir la porte peu à peu... ce qui fait bruire les gonds..... Roméro la pousse brusquement d'un seul coup... et le profond silence de la nuit n'a pas été troublé.
———
Une fois dans cette chambre, Roméro demanda au ciel ou à l'enfer de vivre encore une nuit, de posséder Méina et de mourir après;—car il lui semblait qu'une nuit de volupté pareille devait dévorer tout ce qui lui restait d'existence... il lui semblait qu'après cette nuit si ardemment attendue, cette nuit, la seule qui pût être à lui... Il fallait mourir... Il croyait qu'un tel bonheur devait le tuer;—et cette pensée était plus forte que le raisonnement... plus forte qu'une conviction intime du contraire, c'était un pressentiment.
———
Roméro avait eu bien des liaisons, et éteint bien des désirs, mais il aimait pour la première fois.—Le souvenir de ce qu'il avait ressenti jusqu'alors le lui prouvait; jusqu'alors jamais une pensée amère ne s'était mêlée à ses plaisirs insouciants, et comme il contemplait avec amour la figure de Méina pendant son sommeil, cette figure si pâle et si belle... il se sentit tout à coup accablé sous le poids d'une tristesse indéfinissable, et une larme brûlante roula dans ses yeux: à cette sensation d'abord inexplicable, à la fois atroce et enivrante, Roméro comprit que dans toute passion profonde et vraie, il est des émotions d'une amertume poignante.—Des idées fatales attachées à la certitude de tout bonheur inespéré, immense... des idées de mort quelquefois,—peut-être parce que ce bonheur étant le but, qui absorbe, concentre tout notre être,—ce terme atteint, il n'y a plus que le néant à craindre ou à espérer.
———
Puis ces pensées de tristesse et d'amertume passèrent rapides dans l'âme de Roméro.—Il revint à lui, et ainsi qu'un homme bercé par un songe enchanteur et encore assez soumis à l'influence de sa raison pour craindre de s'éveiller, ainsi Roméro se voyant si près de Méina n'osait croire à la réalité d'un pareil bonheur.—Oh! se disait-il... oh! la voir là... couchée, sa tête mollement appuyée sur son bras; oh! pouvoir effleurer de mes lèvres ses paupières fermées, et cette longue, longue ligne de cils bruns et soyeux qui s'étend au-dessous de ses sourcils étroits et arqués.—Oh! pouvoir baiser ce menton si doux, si frais, et ce joli col aux veines bleues.—Oh, pouvoir caresser de mon souffle ce sein arrondi qui se distingue à peine par son éclatante et pure blancheur des dentelles qui le voilent à demi.—Oh! sentir cette haleine de jeune femme s'échapper suave et amoureuse de cette bouche aux petites dents perlées... Oh! étreindre ces formes élégantes si voluptueusement dessinées par ce souple et complaisant tissu....
———
Et se dire tout cela est à moi!—Elle si réservée, si contrainte, si observée dans le monde, que j'ose à peine toucher ses doigts roses et effilés; elle qui sous la mantille cache à tous les yeux ses épaules et sa gorge, elle qui devant ce monde n'a pour moi que des paroles sèches et glaciales... pour moi elle aura bientôt des mots d'amour qu'elle me dira, sa joue sur ma joue, sa main dans mes cheveux, tous ces trésors dont le soupçon seul m'enivre, elle me dira bientôt.—C'est à toi... à toi seul, mon amant, à toi seul mon cœur les donne... les donne avec ivresse... car je conçois maintenant le bonheur d'être belle...
———
Et Roméro transporté éteignit une lampe qui brûlait devant une madone, et voila cette pieuse image selon la superstition ou la pudeur espagnole.—Alors il s'approcha de Méina qui dormait toujours, et penché vers elle aspirant son souffle avec délices:—Mon ange,... c'est moi.., ne crains rien... dit-il d'une voix si basse qu'elle se perdit aux lèvres de la jeune femme...—Mais les lèvres parurent entendre... car elles murmurèrent aussi...—Mon Roméro,... mon ange,... ou plutôt mon démon...—Et il y eut un moment où les pleurs de Méina et de Roméro se confondirent.—Lui priait;—elle refusait.—Mais il y avait tant d'amour dans ses refus qu'ils enivraient encore Roméro qui pressant sur sa bouche amoureuse les beaux yeux de Méina toute frémissante.—Oh, mon ange, lui disait-il, je veux te devoir à ton amour... car j'aime mieux, vois-tu, un regard donné qu'un baiser ravi! Tu m'accordes tant... mon Dieu... que je n'ose demander... à toi je sacrifierais mes désirs, mon amour! Je te le dis, ange de toute ma vie, ange, ange adoré, je ne veux rien que donné par toi... car en toi, j'idolâtre tout... jusqu'à tes refus.
———
Et Méina vaincue par tant d'amour et de soumission dit enfin:—Mais tu veux donc que je meure, ou que je devienne folle... dis... tu le veux... tu veux que je devienne folle... Eh bien... oui... tu verras si je t'aime au moins... et c'étaient alors ses lèvres séchées par le désir qui cherchaient les lèvres de Roméro... et c'étaient ses beaux bras qui entouraient le cou de Roméro pour l'attirer et le presser sur son sein qui brûlait... car elle aimait bien aussi... puis elle eut encore la force de dire, et la madone, mon Roméro?...—Elle est voilée, mon ange...
§ V.
Le lendemain les oisifs de Prédia regardaient attentivement du côté d'el Puerto, car ils voyaient de loin s'avancer un cheval noir avec des tresses rouges et des fleurs de grenadier au frontail... mais le cheval était sans cavalier.—Eh mais, dirent-ils, c'est le cheval noir de Roméro... mais où est donc Roméro et son beau lévrier?...—Et comme le cheval passait près d'eux, ils virent du sang à ses pieds...—serait-il donc arrivé malheur à Roméro dirent-ils encore, car ils ne le haïssaient pas, malgré son air sombre et dédaigneux. A ce nom de Roméro... le pauvre cheval qui passait près d'eux, tourna la tête comme s'il eut compris le nom de son maître, poussa un hennissement plaintif et prit tristement le chemin du pont de la Guadaléta... du vieux pont moresque maintenant noir et silencieux.
———
Roméro, reprirent les oisifs, a pris hier soir la route de Médina qui est au nord.—Comment son cheval revient-il seul et ensanglanté par la route d'el Puerto qui est au sud? Mais Dieu me sauve, dit l'un, voici don Balthazar d'el Puerto, le vaillant tauréador que l'on croyait à Séville.... le voici monté sur son grand cheval Rouan.—Sainte Vierge, il est bien pâle,... il va nous instruire peut-être, lui qui vient d'el Puerto... du sort de Roméro.—Oh là! seigneur don Balthazar qui venez d'el Puerto, y avez-vous vu un chien blanc et un jeune cavalier monté sur un beau cheval noir?
———
—Oui, messeigneurs, le cheval noir avait des houppes rouges, et le chien blanc un collier noir et bleu.—C'est cela; seigneur don Balthazar.—Le cheval avait des houppes rouges...—Moins rouges pourtant, messeigneurs, que le sang qui sort de la gorge du maître et du chien.—Que voulez-vous dire, seigneur don Balthazar?—Oh! je veux dire, que je viens trouver monsieur l'alcade, pour le prier d'envoyer le corps de Roméro au cimetière, car je l'ai tué.—Et ma femme Méina... à l'hospice des fous, car elle est folle.—Et sans dire plus, le seigneur don Balthazar tourna la tête de son grand cheval Rouan du côté de la place des Cinq Tours.—Moi qui avais vu passer don Balthazar avant que Roméro n'ait quitté Prédia, dit l'un, je l'aurais averti... mais le voyant se diriger vers Médina... je n'ai eu garde de penser qu'il s'en allait au Puerto.—Comme ma femme va toujours dans la rue de Gédéo, il faudra que j'espionne dans la rue de Jallo, qui est à l'opposé, dit un autre.
§ VI.
Don Balthazar avait dit vrai, soupçonnant l'amour de sa femme pour Roméro, il était revenu de Séville trop tard pour lui, trop tôt pour Roméro et Méina; car vous le savez, Roméro fut tué sous les yeux de sa maîtresse, et, à cet horrible spectacle, Méina perdit la raison.—Une fois folle, Méina, qui depuis long-temps était pâle et triste, souffrante et rêveuse, devint plus belle que jamais,... plus heureuse que jamais; car avec sa raison le souvenir de cette nuit fatale avait disparu... Tout a disparu de son cœur pour faire place à cette conviction fixe et immuable:—Qu'elle est restée seule sur la terre avec Roméro.—Aussi, Méina est maintenant heureuse; car avant sa folie... c'est à peine si elle osait prononcer le nom de Roméro.—Ce nom qui faisait tout vibrer en elle. Ce nom qu'elle n'entendait pas sans palpiter.—Ce nom qu'elle avait toujours aux lèvres, et qu'il fallait cacher.—Ce nom qu'elle seule redisait sans cesse, ce nom dont elle combinait les lettres de mille façons, pour y chercher un présage de joie ou de larmes.
———
Qu'elle est heureuse!—Ce nom elle peut le dire maintenant, et elle le répète à chaque minute du jour.—Ces aveux qu'elle pouvait à peine faire à son amant, car les instants où elle voyait Roméro étaient si rares et si rapides que les baisers étouffaient les paroles. Ces aveux elle les lui fait maintenant, sans honte; ces caresses ardentes et passionnées dont le seul souvenir la transportait, elle lui en parle maintenant sans rougir?... Elle qui osait à peine autrefois cueillir la fleur qu'elle aimait pour la baiser en cachette et la donner ensuite à Roméro qui pressait alors cette fleur chérie sur sa bouche, sur ses yeux, sur son cœur avec une ivresse délirante, maintenant elle dit à Roméro en l'entourant de ses deux bras: Mets cette fleur sur mon sein, Roméro! cette pauvre fleur arrachée à sa tige, et qui va mourir, car nos baisers l'ont toute fanée...
———
Elle dit à Roméro:—«Quel bonheur, dis, mon amour, que nous soyons restés nous deux seuls sur la terre; car maintenant vois-tu... le soleil ne brille plus que pour nous deux... pour nous deux seuls les fleurs sont fraîches et parfumées; ces oranges vermeilles, ces figues empourprées... tout cela est pour nous deux seuls, mon Roméro... et quand la nuit la lune se lève et répand à flots sa tremblante et pâle clarté que tu aimes tant... c'est pour nous deux seuls, qu'elle se lève, Roméro...—Ce ciel bleu, ce ciel tout brodé d'étoiles qui ravit si souvent nos regards... pour nous deux seuls il scintille, mon Roméro.—Pour nous deux seuls... quand nos bras enlacés, nous confions nos soupirs d'amour à la voûte embaumée des amandiers; pour nous deux seuls le Tuléa chante d'un ton si plaintif et si doux, en laissant bercer son nid au souffle expirant de la brise...
———
«Et puis, conçois-tu, mon Roméro, tout ce qu'il y a de grand et de profond dans cette pensée? que la nature entière n'existe plus que pour nous deux!....—Et puis, si tu savais aussi comme ces mots, nous deux, résonnent doucement à mon oreille... Toute notre vie est dans ces deux mots, n'est-ce pas, mon ange?... Mots charmants qui devraient n'en faire qu'un.—Nous deux, pensée d'égoïsme et d'amour à la fois; car il fallait que cela fût ainsi, Roméro, nous deux devions être sacrifiés au monde, ou le monde à nous deux.—Et puis encore, vois comme Dieu nous bénit, en nous ôtant la mémoire des sens;—Ainsi, mon amour.., jamais la satiété ne nous atteindra de son souffle glacé... parce que la satiété, c'est le souvenir; et que le désir, c'est l'espérance.»
———
Mais, au nom du ciel, puisque Roméro est mort, dites-moi quel malheureux peut servir de jouet à cette folle? Quelque fou comme elle, n'est-ce pas? Car quel homme doué d'une tête qui pense, et d'un cœur qui bat, pourrait, sans mourir de désespoir, entendre cette voix si pure et si tendre lui dire: oh! que je t'aime, Roméro! s'il n'était pas Roméro?—Qui pourrait sentir sans frissonner de rage, cette main si douce et si blanche presser la sienne, cette tête ravissante s'appuyer sur son épaule, s'il n'était pas Roméro? Oh! se dire, en m'appelant, ce n'est pas moi qu'elle appelle, c'est Roméro... ce n'est pas ma main qu'elle presse, c'est la main de Roméro.—Lui, toujours et partout, lui, idée fixe, seule éternelle; pensée qui occupe jusqu'aux plus intimes replis de son cœur; lui... pensée devant laquelle a disparu le monde entier, parce que avant que d'être folle, le monde entier lui était odieux; car elle sacrifiait à ce monde le seul bonheur qu'elle eût jamais compris—Lui, seul souvenir où se soit réfugiée tout entière cette âme si naïve et si aimante... Oh! se dire tout cela... Mais c'est un épouvantable supplice.... Encore une fois, c'est quelque fou qui l'endure ce supplice? Car la folie, mille fois la folie... plutôt que la raison à ce prix...
———
Oh! non; non, ce n'est pas un fou qui endure ce supplice; c'est un homme qui a toute la raison nécessaire pour analyser et comparer une à une les atroces douleurs qui le déchirent; c'est un homme qui a tout le sens voulu, pour pouvoir blasphémer justement le passé, le présent et l'avenir; cet homme, c'est le seigneur don Balthazar l'homicide,—don Balthazar qui a tué Roméro, et n'a pas porté la peine des meurtriers, parce que les lois faites par les hommes, lui donnaient le pouvoir de tuer impunément.
Mais d'autres lois avaient d'avance vengé Roméro.—Ces lois que la nature met au cœur de chaque être à qui elle a donné une âme.... ces lois qui nous disent:—Ton âme isolée est incomplète; cherche sa sœur, son autre âme.—Si tu la trouves, c'est que Dieu t'aura béni, parce que deux âmes fondues en une seule, c'est le ciel.—Si tu la rencontres... oh! tu te sentiras entraîné vers elle par un penchant invincible; et cette sympathie inexplicable t'emportera, t'élèvera bien au-dessus des considérations sociales pour te faire éprouver tout le bonheur qu'il a été donné à l'homme de sentir; comme l'aigle qui s'élève au-dessus des nuages pour planer plus près du soleil et ressentir la chaleur de ses rayons éblouissants!
———
Et puis, pour que ce bonheur soit complet, il y aura du courage à le chercher, à braver les clameurs confuses des mots de déshonneur et d'infamie... du courage à braver la mort même, une mort qui reste impunie, une mort que la société cite avec orgueil comme juste et morale, une mort dans l'ombre.—Un lâche poignard qui vous tue désarmé.—Une mort qui vous frappe.—Bénie soit-elle.—Qui vous frappe comme elle a frappé Roméro, au milieu des plus ravissantes voluptés.—Une mort, enfin, qui vous absout, puisqu'elle vous punit.
———
Oui, Roméro est vengé;—car don Balthazar, si fier, ne veut pas que celle qui porte son nom serve de risée aux valets.—Seul, il s'est enfermé avec elle... avec elle seule... dans la maison d'el Puerto.—Avec Méina, plus belle qu'elle ne l'a jamais été, elle est fraîche et rose... ses lèvres sont vermeilles, son teint éclatant. Seulement ses yeux sont fixes, fixes comme les yeux des fous... mais sa voix est toujours douce et pure... Et, sainte Vierge, don Balthazar l'entend souvent sa voix, car c'est à lui qu'elle dit encore en souriant, la tête penchée sur son épaule:
———
«Roméro, mon amour, te souviens-tu du premier jour où je te vis? Ton regard s'attacha d'abord au mien, et comme je baissais les yeux pour les relever bientôt... je rencontrai encore les tiens... Alors je rougis... et une soudaine pensée de bonheur commença de poindre en mon cœur.—Roméro, te souviens-tu de ces fleurs jalouses qui me cachaient à ta vue; car c'est à peine si entre deux touffes de roses je pouvais t'apercevoir... tant il y avait de fleurs, de tristes fleurs, quoique brillantes de mille couleurs sur le tombeau de ma pauvre mère... Eh! vois, mon amour... tout ce que cette première entrevue aurait paru présager de funeste... si l'on croyait à la fatalité...
———
«Roméro, te souviens-tu d'une autre fois... où Perdita... cette femme que je haïssais, sans savoir pourquoi, appelait en vain tes regards qui ne quittaient plus mes yeux... mes yeux qui te souriaient... qui te disaient...—aime-moi... je t'aimerai mieux qu'elle.—Te souviens-tu encore, Roméro, de ce jour où tes premières caresses m'avaient comme enivrée; que j'étais toute pâle; que mes lèvres étaient blanchies, mes yeux fermés, et qu'il me fallut tomber dans tes bras, tant l'émotion était irrésistible et profonde!
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«Roméro, te souviens-tu de cette belle, belle étoile du soir qui se levait si étincelante derrière les orangers, et que me la montrant, tu disais:—Mon ange, vois-tu notre étoile,—mystérieux emblème d'un amour caché!—Combien de fois nos yeux l'ont suivie dans sa course et l'y suivront encore.—Oh! j'aime cette étoile, parce que nous l'avons admirée ensemble, et que de bien douces pensées s'y rattachent. Aussi, combien je maudis le nuage jaloux qui me la dérobe parfois, ma belle étoile.—Je le maudis comme je maudis ta mantille quand elle me cache ton regard;—comme je maudis le bruit qui couvre ta voix. Et puis encore, mon ange adoré, j'aime cette étoile, parce que, indifférente à tous, elle n'est précieuse qu'à moi seul. Pareille à un cœur aimant, ignoré de tous, et connu d'un seul:—Brille, brille parmi tes sœurs, belle étoile; décris ta courbe, monde inconnu, et emporte avec toi un secret que tu ignores.—Va! c'est un confident discret, Méina, et si tu ne m'oublies pas, confie-lui chaque soir une pensée ou un souvenir. Car chaque soir je passe de longues heures à lire dans son disque scintillant.
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«—Roméro, te souviens-tu de ce petit enfant aux longs cheveux bouclés:—Tu étais loin de moi, je baisais sa petite bouche si fraîche et si rose, et puis je l'envoyais vers toi... Tu la baisais aussi... Et cette jolie bouche enfantine servait ainsi de messagère à nos baisers...
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«—Roméro, te souviens-tu de cette lettre que tu m'écrivais en partant, et qui commençait ainsi:
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«Sais-tu que l'amour rend cruel, Méina? tiens vois-tu, loin de toi, je souffre une torture affreuse... oh! affreuse. Eh bien j'aurais une joie ineffable à savoir que tu souffres aussi;—que toi aussi tu as de ces brisements de l'âme... à chaque doute, à chaque pensée d'oubli...—Que toi aussi tu éprouves de ces terreurs profondes, de ces moments de rage et de désespoir, qui font naître les vœux les plus atroces... car quelquefois Méina...—pardonne,—quelquefois j'ai désiré te savoir morte... morte... Maintenant que tu m'as aimé...—Mais, dis-le... dis,... ange adoré,... éprouves-tu cela, toi? Oh, si tu l'éprouvais aussi,—si chaque battement douloureux de mon cœur répondait dans le tien si, alors que pleurant loin de toi... je dis, Méina,—ton cœur m'entendait et répondait—Roméro!....
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Puis s'interrompant—et secouant sa jolie tête d'un air de fierté... «Vois-tu, mon Roméro, disait Méina, vois-tu que je la sais, ta lettre? car le souvenir m'est resté pour tout ce qui est toi;—mais, depuis que nous sommes seuls sur la terre, j'ai oublié tout le reste, Roméro...—Ma mère? je ne me souviens plus de ma mère...—mon enfance? je ne me souviens plus de mon enfance,... parce que tu n'étais pas là, toi,—et qu'il me semble que toujours, toujours j'ai été comme maintenant, seule au monde avec toi.»
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Et c'est don Balthazar qui entendait tout cela.—Aussi trouvant un jour ce supplice au-dessus de ses forces, et ne voulant pas devenir fou à son tour, don Balthazar alla consulter un savant praticien qui avait un secret infaillible pour guérir les fous,—moyennant beaucoup d'argent.—L'homme habile vint voir Méina, et dit,—qu'il y avait de l'espoir!!!—aussi le misérable piqua ce joli corps de mille façons, coupa les longs cheveux bruns de cet ange, pour lui mettre un horrible topique sur la tête, disjoignit presque ses membres délicats, par d'affreuses secousses électriques;—et à chaque gémissement de la pauvre femme, le savant répondait en frottant ses grandes mains osseuses:—tout va bien. Oh, voyez-vous, seigneur Balthazar, c'est que mes moyens sont sûrs...—Tout allait bien en effet,.. oh bien... car la mémoire commençait à revenir;—et pourtant don Balthazar éperdu... à genoux... rien qu'en voyant les regards que Méina lui jetait en passant ses mains sur ses yeux, comme si elle se fût éveillée d'un songe...—Don Balthazar eût tout donné pour qu'elle redevînt folle...—Mais il n'était plus temps;—les beaux secrets du savant n'allaient pas si loin, il fallait Roméro pour cela...
———
Et à mesure que la mémoire revenait à Méina, ses yeux si brillants se voilaient; ses joues devenaient pâles et sa bouche perdait son sourire:—car la mémoire chassant devant elle le riant mensonge qui était toute la vie de Méina... la mémoire s'avançait terrible et funeste... chargée de souvenirs déchirants... s'avançait comme une vague lourde et sombre qui déroule en mugissant des eaux tonnantes, et change en abîme noir et profond... une plage naguère calme et dorée de tous les feux du jour...
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Avec la mémoire, la première pensée qui s'offrit à Méina fut encore pour Roméro;—mais ce souvenir cruellement exact lui rappela que Roméro était mort... mort assassiné à ses yeux.—Oh! ce souvenir inexorable ne lui mentit pas comme les consolantes illusions de sa folie.—Ce souvenir la rejeta brutalement au milieu de cette épouvantable nuit d'amour et de meurtre, de voluptés inouïes et de cris de mort.—Une seconde fois elle entendit les dernières paroles de son Roméro... elle sentit encore son sang jaillir sur elle...—Elle se vit à genoux devant Balthazar... criant éperdue:—Oh! ne le tuez pas... tuez-moi plutôt... tuez-moi aussi...—Une seconde fois elle entendit le rire atroce de Balthazar, lorsqu'appuyant son large pied sur le corps inanimé de Roméro, il le frappa au visage avec son épée de tauréador, en lui disant:—Lâche et traître, je suis vengé!
Puis sa seconde pensée fut pour son mari.—Il était là... lui qui avait tué son Roméro, son amant à elle, désarmé, faible et surpris, il l'avait tué sans défense, et puis encore il l'avait appelé lâche! et puis encore il l'avait frappé au visage...—Alors Méina éprouva pour Balthazar la haine la plus profonde.—Et cela sans remords.—Le sang de Roméro avait déjà payé Balthazar.—Elle, bientôt, allait aussi s'acquitter envers lui. Balthazar était vengé, elle pouvait donc le haïr.—
———
Et puis Méina vint à se demander: Maintenant... quel sera le terme de mon atroce existence?—Demain, aujourd'hui, se dit-elle.—La même pensée infernale va m'obséder.—Mon mari que je hais—a tué mon amant que j'aimais.—C'est sous le poids de ce souvenir qu'il va falloir vivre,... vivre toute ma vie...—Cet affreux tableau de sang et de meurtre... incessamment il sera là... devant mes yeux...!—Et puis, le monde, avec sa morale égoïste, inflexible et froide, viendra compter mes larmes et les peser, pour savoir si je pleure ma faute ou mon Roméro.—Parce que je n'ai pas le droit de pleurer mon amant devant son meurtrier.—Et puis peut-être un jour ces impressions si amères s'effaceront, et j'oublierai Roméro et sa mort, et son amour... peut-être.... oh! non, non, mon Dieu, j'irai à toi coupable... mais d'un seul crime.
———
Alors, dit Méina, je vois bien qu'il faut que je me tue.—Pourquoi vivrais-je...—Aussi pourquoi m'ont-ils guéri! j'étais si heureuse étant folle... quel mal leur faisais-je ainsi! A leurs yeux j'étais punie... puisque je devais être punie...—A leurs yeux... oui... mais ce n'était pas le compte de leur vengeance... Il fallait qu'ils me rendissent la raison pour l'assouvir, leur vengeance!—La raison!!—aussi maintenant je vais raisonner ma souffrance,—me rappeler si ma douleur d'hier a été aussi vive que celle d'aujourd'hui, et songer à ce que sera celle de demain.—Et puis je comprendrai les rires insultants quand on me montrera au doigt en disant:—Voilà la folle.—Je comprendrai! quand les mères diront à leurs filles: Voyez, comme le doigt de Dieu l'a frappée!—Je comprendrai!—quand les maris diront à leurs femmes: Balthazar a tué son Roméro, Madame...—Voilà pourtant ce que j'endurerais avec la raison qu'ils m'ont rendue; mais moi je ne veux pas!
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Telles furent les pensées de Méina quand on l'eut arrachée à sa folie.—Aussi elle se tua.
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Pour cette cause, on ne voulut pas dire à l'église les prières des morts sur sa tombe.—Elle fut comme Roméro enterrée loin des lieux bénits.—Personne ne suivit son cercueil dans le champ inculte et couvert de ronces où on le jeta. Personne que sa vieille, vieille nourrice.—Et comme elle avait planté en pleurant une pauvre croix sur la terre où reposait celle qu'elle avait bercée toute petite,—le prêtre fit ôter la croix, parce que Méina était morte en païenne.—Mais la vieille nourrice reconnut bien l'endroit, et vint, chaque soir, enveloppée dans sa mante, y dire de saintes prières, et demander au Ciel d'absoudre son enfant.—Car elle appela toujours Méina son enfant.
———
Don Balthazar vendit sa maison d'el Puerto et le champ où reposait Méina, puis, avant de partir pour Séville, fut trouver le vieux serviteur bohémien de Roméro, pour lui acheter le beau cheval de son maître, afin de se servir dans les courses de ce vaillant animal.—Le vieux Bohémien le vendit pour beaucoup d'or, et dit à la mère de Roméro, qui eût été si heureuse d'avoir au moins le cheval de son fils..., puisque son chien avait été tué... il dit à la mère de Roméro:—Madame, le cheval est aussi mort.—Don Balthazar se servit long-temps de Péliéko, qui s'était encore plus attaché à lui qu'à Roméro.
———
On dit que la folie est un mal; on a tort,—c'est un bien.
LE PRÉSAGE.
LA VEILLE.
19 octobre 1827.
... Un noir pressentiment!
BYRON.
Par une jolie brise de sud-est, les escadres alliées croisaient devant la baie de Navarin. Tantôt on découvrait des maisons blanches, des palmiers, des terrasses; tantôt les hauts rochers de l'île Sphactérie dérobaient à tous les yeux l'entrée du bassin où la flotte turco-égyptienne était alors mouillée; car on voyait par instant ses mille mâts se dresser au-dessus des montagnes avec leurs pavillons rouges et leurs signaux de toutes couleurs.
Les Anglais occupaient la droite de la ligne, les Français le centre, les Russes la gauche.
Il était deux heures, et l'officier de quart à bord du vaisseau le Breslaw n'interrompait sa promenade mesurée qu'il faisait sur la dunette que pour braquer sa longue-vue sur l'étroite passe de la rade. Il venait encore de regarder de ce côté avec attention, lorsqu'il s'aperçut que les voiles fasceillaient, et qu'on allait masquer.—Laisse arriver... Laisse arriver! cria-t-il aussitôt; et courant au pied du mât d'artimon, il se pencha sur la galerie qui dominait la roue du gouvernail, et s'écria quand le mouvement fut exécuté:—Quel est donc le butor qui est à la barre? Comment c'est toi, Mulot... Toi, un de nos meilleurs timonniers... Mais à quoi penses-tu?
—Pardon, capitaine, répondit Mulot, mais c'est que voilà déjà trois fois que mon couteau s'ouvre tout seul, et...
—Eh bien! quoi, et?
—Et je pensais que c'est un mauvais présage, dit le vieux matelot d'un air honteux...
—Maître Mulot, vous n'êtes qu'un sot; comment à votre âge, avec votre expérience.. croire à ces bêtises...
—Bêtises si vous voulez, capitaine... C'est donc pour ça qu'avant Trafalgar mon épissoir[C] est tombé deux fois sur la pointe!...
[C] Instrument de fer qui sert à travailler dans les cordages.
—Eh bien! demanda l'officier en souriant de l'air grave et solennel que prenait le timonnier...
—Eh bien! capitaine, cela ne m'annonçait rien de bon... Voyez plutôt, dit-il, en promenant son doigt sur une bonne cicatrice qui commençait à l'œil gauche, partageait le nez et allait se perdre dans ses épais favoris grisonnants.
—Tais-toi, vieux fou, et gouverne droit, répondit l'officier en retournant à son poste.
—Eh bien! vous verrez, capitaine, dit tristement Mulot, en faisant tourner la roue du gouvernail de façon que toutes les voiles s'emplirent, et que ce vaillant vaisseau reprenant son air, donna une légère bande sur tribord.
—Enfin, dit l'officier, en suivant avec sa longue-vue la manœuvre d'un petit canot qui, sortant de la baie de Navarin, se dirigea vers le vaisseau amiral... Enfin nous allons savoir du nouveau.
Et de fait, au bout d'un quart d'heure, trois pavillons de couleurs différentes se hissaient à la corne de la gracieuse et coquette frégate française qui portait si fièrement le pavillon amiral du chevalier de Rigny.—Pilotin, cria le capitaine, prévenez l'officier de signaux.
Le pilotin fit le salut militaire, descendit rapidement, et remonta bientôt suivi d'un enseigne de vaisseau.
—Diable!... Grande nouvelle, dit ce dernier à son camarade, après avoir observé le signal; tu vois, mon cher, on appelle les capitaines de vaisseaux à bord de l'amiral... Dieu veuille que ce soit pour nous donner l'ordre de combat, car nous finirons par moisir ici... Je vais toujours prévenir le commandant.
Peu de temps après, le navire était en panne, le canot du capitaine de vaisseaux se balançait au pied de l'échelle de tribord, et les canotiers, respectueusement découverts, debout, les avirons levés, attendaient cet officier supérieur; puis trois coups de sifflet retentirent. Le patron de l'embarcation saisit le tire-veilles qui flottait au long de l'échelle. Le commandant descendit, se plaça sur les riches tapis fleurdelisés qui couvraient l'arrière, et donna l'ordre d'aller à bord de la Syrène.
A peine cet événement avait-il été connu à bord que les matelots s'étaient portés en foule sur le gaillard d'avant; les officiers avaient envahi la dunette; et les conjectures sur l'issue de l'entretien que le commandant allait avoir avec l'amiral occupaient diversement les esprits.
—Que pensez vous de ça, maître Rénard, demandait un jeune quartier-maître à un grand homme sec et jaune qui, assis sur la drôme, rendait alternativement la fumée de sa pipe par le nez et par la bouche.—Eh donc, mon garçon, répondit gravement ce personnage, je pense que le commandant a le cap sur la Syrène, et qu'il va probablement l'accoster tout à l'heure... Eh donc!
Ce eh donc! était comme une parenthèse entre laquelle le maître canonnier encadrait toutes ses phrases.
—Pardieu, maître; répondit le jeune homme, belle malice; c'est comme si je vous apprenais qu'une vergue de perruche est plus petite qu'une vergue de basse-voile... Je vous demande si vous croyez qu'on chatouillera la lumière de vos canons pour les faire tousser?
—Eh donc! mon garçon, si l'on croit ce qu'on veut, je le crois; car, vrai, c'est dommage de laisser toutes ces braves personnes accroupies sur leur affût, ne parlant pas plus qu'une vieille femme à vêpres, eh donc!
Et il pleurait presque, le digne homme, en montrant avec douleur la ligne de caronades muettes qui bordait les passe-avant du vaisseau.
C'est bien vrai, maître Rénard, c'est dommage; car il paraît que ces caïmans de Turcs ont tout mis vent dessus vent dedans chez les Grecs, qui, d'un autre côté, sont une espèce de vermine bien malfaisante... Mais vous me direz à ça, la liberté: Car le gouvernement est dans son tort... Et c'est humiliant pour un Français né libre, de voir la liberté qui...
Eh donc! mon garçon, quand j'étais sergent aux marins de la garde, que notre brave amiral y était capitaine, on m'aurait proprement tanné le cuir si j'avais politiqué..... Eh donc! tu politiques..... ainsi tais-toi..... fais comme mes canons... quand on dit feu; fais feu.—Quand tu as fait feu... muet,—eh donc!...
—Mais, maître Rénard, on a du sang dans les veines... on est Français... et on est libre, or on peut bien dire que la liberté!...
—Eh donc, mords ta langue, sacrebleu, tu n'es encore qu'un mousse, et tu veux parler. Je me suis bien tu, moi: j'étais sur le Vengeur, j'étais aux brûlots de Rochefort, j'étais en Russie... Eh! bien, après tout cela, ils m'ont fourré sur une frégate commandée par un vrai faï-chien, car un jour d'appareillage, on lui demandait s'il fallait larguer les huniers... Eh bien! il a répondu qu'il allait voir dans ses instructions si le ministre le permettait.
—Ah! quelle farce... Ma petite sœur en ferait autant!
—Eh donc! pourtant ce navigateur-là m'aurait envoyé prendre un trois-ponts, avec une piguière, que j'aurais obéi, je me serais fait couler sans rire et sans demander pourquoi. Ainsi, je te le répète, garçon; et écoute ceci, car c'est un problème bien connu: Ne vous inquiétez de la gargousse que lorsqu'il faut y mettre le feu... eh donc!
—A la bonne heure, maître; mais c'est vexant par rapport à la liberté que...
—Eh donc! fais comme moi, cordieu, mon garçon, occupe-toi... Est ce que j'ai le temps de politiquer, moi; je pense à ma famille.
—Mais vous n'êtes pas marié, maître Rénard! vous n'avez pas de famille, vous!
—Eh donc! quand on n'en a pas on s'en fait, mon garçon.
—Eh donc! je te parle de mes canons. Tiens, mes grosses pièces de 36, je les appelle les papas... Mes petites pièces de 18, les enfants, et mes jolies caronades, les mamans. Vois comme c'est sage, rangé, posé, soigné; c'est pas ça qui politiquerait... Ah! si le bon Dieu était juste, il leur donnerait de la besogne... Eh donc tu les verrais, garçon... Tu les verrais, dit le maître, en roulant ses yeux qui brillaient comme des étoiles. Mais, reprit-il, voilà le commandant qui rallie le bord; nous allons savoir quelle est la brise qui souffle.
Le commandant arriva sur le pont; son air était radieux, et il portait quelques papiers à la main: Monsieur, dit-il au capitaine de frégate, en entrant chez lui, faites assembler l'état-major dans la chambre du conseil.
—Bon, nous allons rire, dit maître Mulot, en portant ses yeux de la boussole aux voiles, et des voiles à la boussole.
Rien n'avait positivement transpiré sur les projets de l'amiral, et pourtant, une heure après l'issue du conseil, tout était dans l'agitation à bord du Breslaw; le calme et le silence ordinaire avaient fait place à une sorte de joie frénétique; on se serrait la main, on riait, on blasphémait le plus gaîment du monde; les apprentis-matelots surtout, ne se possédaient pas.
—Eh bien, dit un tout jeune homme à l'œil brillant, au teint coloré, en s'approchant du maître Rénard: eh bien, maître, ça va chauffer... demain... Je donnerais deux mois de paie pour y être déjà, et vous?—Moi, dit gravement le canonnier, eh donc, j'aime mieux ça qu'un coup de vent;—et il se remit à mâcher son tabac, car la réserve et la gravité des vieux marins contrastaient singulièrement avec la guerrière effervescence des novices. Ce n'était pourtant pas sans une sorte de satisfaction que les anciens souriaient à ce jeune enthousiasme naissant à l'idée d'un premier combat; mais, habitués dès long-temps à de telles affaires, ils savaient aussi que cette exaspération momentanée ferait bientôt place à des pensées plus sérieuses.
Les batteries furent dégagées des chambres, des cuisines, des cabanes et de tous les emménagements temporaires qu'on avait pu établir, on doubla les suspentes des basses vergues avec des chaînes de fer; les hunes furent garnies de pierriers et d'espingoles; on prit enfin toutes les mesures nécessaires en cas de combat.
L'exaltation des apprentis marins avait encore été augmentée, s'il est possible, par ces manœuvres rapides, ces travaux violents et insolites; mais, lorsque tout fut fait, lorsqu'un peu de repos eut calmé cette fièvre ardente, on put s'apercevoir d'un curieux changement dans le moral d'une partie de l'équipage; les vieux marins conservèrent cette expression d'insouciance et de fermeté qui leur est habituelle, mais les jeunes gens devinrent silencieux, pensifs; ils s'isolèrent, en recherchant cette solitude que l'on trouve même sur un vaisseau. Alors, ce fut au pays qu'ils rêvèrent; puis, à leurs affections, à leurs projets. Alors seulement, ils purent songer aux chances d'un combat qu'ils allaient affronter bravement; mais ce ne fut pas la crainte qui éteignit leur gaîté, non, ce fut la préoccupation mélancolique et religieuse que l'on éprouve quand on doit assister pour la première fois à une affaire décisive.
Le commandant, qu'une longue et glorieuse carrière militaire avait mis à même de connaître parfaitement cette admirable classe d'hommes, monta sur la dunette, et, après une courte et énergique allocution: Eh bien! mes enfants, leur dit-il, est-ce que nous ne dansons pas ce soir? c'est pourtant le moment. Allons, allons, une ronde..., Messieurs les officiers, donnez l'exemple...
A ces mots, la joie renaît sur toutes ces figures assombries; on monte des fanaux sur le pont, car la nuit était venue; on se prend par la main, et matelots, maîtres, officiers, sans distinction de rang, se prennent à danser sur le gaillard d'arrière du vaisseau. On chante des airs de France, des chansons de France, des refrains de France; et c'était chose bizarre que de voir douze cents hommes, qui allaient le lendemain courir à d'affreux périls, tournoyer avec gaîté sur une planche qui les séparait de l'abîme; et préludera à un effrayant combat naval par une valse joyeuse et folle. Il y avait enfin je ne sais quel vivant souvenir du pays dans ces chants nationaux, dans ces airs de nos fêtes, qui se perdaient dans l'immensité et allaient mourir aux oreilles des amiraux d'Ibrahim.
Au bout de deux heures, le commandant, ne voulant pas laisser trop fatiguer ces hommes, qui avaient besoin de toutes leurs forces et de toute leur énergie pour le lendemain, donna le signal de la retraite. On fit l'appel, et chacun prenant son hamac, descendit dans les batteries et se suspendit à sa place habituelle.
Quelque temps encore on put entendre des rires étouffés, d'énergiques saillies, des bons mots de corps de garde, de longues discussions sur le courage des Égyptiens, sur la manière d'éviter les brûlots... Puis, peu à peu toutes ces voix se turent, et le plus profond silence régna sur le vaisseau, qui naviguait sous une petite voilure en attendant le jour.
A ce tumulte bruyant et animé, succédait un calme imposant; chaque officier était descendu dans sa chambre étroite et obscure. Là, vinrent aussi éclore les pensées mélancoliques.
Alors chacun regarde avec amour ce réduit où se sont passées tant d'heures de molle rêverie, de délicieuse paresse, où sont éclos tant de brillants et fantastiques projets. L'un ouvre son bureau et relit encore une fois les lettres d'un vieux père, d'une maîtresse, d'une sœur. L'autre pense long-temps au passé, peu au présent; et pas à l'avenir; il étouffe un soupir de regret, chasse un noir pressentiment, et écrit quelques lignes à la hâte. Ce sont les dernières dispositions, les derniers vœux d'un soldat mourant; c'est une prière, un mot d'adieu.... un souvenir pour une femme, pour une mère.... qu'on remettra à un ami dans le cas où l'on serait tué....
Et l'on s'endort, et l'on dort bien, parce qu'avant tout on est homme de courage, parce que l'on a payé sa dette à la nature, à un sentiment vrai, et que le lendemain, au bruit du tambour, il faut être inflexible, froid et dur; et qu'au milieu des éclats de mitraille, du sifflement des boulets, du craquement des mâts et des cris des mourants, il reste peu de place dans le cœur pour un sentiment tendre, pour une fraîche pensée d'amour.
Mais, au moins ceux-là peuvent, pendant ces longs quarts qui précèdent le combat, évoquer de riantes images, et vivre quelques heures encore de cette vie de douces fictions; mais celui sur qui pèse une immense responsabilité? l'amiral? oh celui-là est bien malheureux, car il n'a pas une pensée à donner à sa vie intérieure, un battement de cœur à ses émotions d'homme! Dans le silence et la méditation, il lui faut calculer les milles chances d'une bataille meurtrière, les mouvements de l'escadre qu'il commande; il lui faut de l'audace pour concevoir, du sang-froid pour exécuter. Il ne dort pas, lui; il veille pour tous, car ils sommeillent tranquilles à l'abri de son nom. Aussi, à travers les deux fenêtres de l'arrière de la Syrène, on put voir, à la lueur d'une lampe, un homme, jeune encore, les yeux fixés avec une attention dévorante sur un plan de combat, sourire, et marquer avec égoïsme le poste de combat de sa frégate protégée, au plus fort du péril.
Une autre scène se passait sur l'avant du Breslaw. Maître Mulot et maître Rénard étaient assis chacun sur le bord d'une petite couchette qui bordait leur cabane commune; entre eux, était une bouteille et des gobelets de fer-blanc.
—Ainsi, c'est convenu, Rénard; dit Mulot... dans le cas où je serai déralingué... autrement dit tué....
—Eh! donc, matelot, je prends Georges avec moi.
—Ça t'embêtera peut-être?...
—Oui, mais que veux-tu qu'il fasse sans toi, ce pauvre petit.—Il n'y a rien de tel, vois-tu, Mulot, que l'œil d'un père.—Que l'œil d'un père pour voir si vous vous promenez bien sur un bout-dehors, et si vous serrez promptement une voile pendant un grain!
—Merci... oh bien merci... Rénard... car c'est étonnant, je ne peux pas surmonter ça... je suis sûr de filer mon câble demain... deux fois mon couteau s'est ouvert tout seul... hein?
—Eh! donc, c'est pas pour t'effrayer, mais c'est pas rassurant...
—Enfin, Dieu est Dieu... mais ça me vexe pour Georges.
—J'en aurai soin.... Eh! donc, je te le promets...
—Pauvre petit!... regarde donc comme il dort...
Et les deux marins s'approchèrent doucement d'un hamac, suspendu dans un coin de la cabane, là un enfant de dix ans, dormait paisiblement; et sa figure avait même pendant son sommeil, une expression de gaîté et de finesse singulière pour un âge aussi tendre...
Maître Mulot le considéra un instant en silence... Puis, ses yeux se mouillèrent, et une larme roula sur la joue de son fils.
—S......! dit-il en essuyant du revers de sa grosse main goudronnée, s......, je ne suis pas un lâche... et tiens, Rénard... je voudrais que ce s.... combat n'eût pas lieu...
—Eh! donc est-ce que je ne suis pas là?... Matelot! s'écria Rénard en se jetant dans les bras de Mulot et fermant ses yeux pour qu'il ne vît pas qu'il pleurait aussi...
—C'est égal, Rénard... mon bon matelot... c'est égal... je ne suis pas tranquille.... Ça t'est bien aisé à dire, toi, qui es sûr de ne pas y laisser ta peau à cette chienne de danse.
—Ça, c'est vrai, j'ai soufflé trois fois mon fanal, et trois fois je l'ai rallumé en le levant en l'air... Ainsi, je suis sûr de rester. Alors, qu'est-ce que t'as à craindre?
—Pauvre Georges, dit Mulot.—Lui qui est si vif et si espiègle... Enfin l'autre jour, je ris rien que d'y penser, n'a-t-il pas mis le grand panneau de la batterie en bascule, de façon que le petit gredin, s'est fait poursuivre par trois novices de ce côté-là... Lui qui savait la chose, a sauté par dessus le panneau,—et les trois sauvages de novices qui ne le savaient pas, ont cabané au fond du faux-pont;—même qu'il y a eu un de ces brutaux qui s'est arrangé les jambes si drôlement, que le major croyait qu'il faudrait lui en ôter une.
—Le fait est, Mulot, dit gravement Rénard, que Georges promet d'être un bien joli sujet, et qu'il a des dispositions que je soignerai si tu crèves..., tu peux y compter.
—Enfin, mon vieux Rénard, adieu et merci, si je ne te revois pas après le bastringue.
Et ces deux hommes s'embrassèrent cordialement, après quoi ils s'étendirent sur leur couchette en attendant le point du jour, car on devait entrer de vive force dans la rade au lever du soleil.
LE COMBAT.
22 octobre 1827.
Triste... triste...
GOETHE.
Voici le jour, voici que le soleil commence à dorer de ses rayons ces eaux si bleues, si fraîches, si transparentes de la Méditerranée, et c'est à travers une légère brume que se dessinent les hauts rochers de Sphacterie. Lève-toi, pauvre matelot; lève-toi, secoue tes membres engourdis, ploie ton hamac et cours aux roulements du tambour.—On parle bien et beaucoup du tranquille sommeil de ces héros qui dormaient avant le combat... Que de héros, mon Dieu, dans ces longues batteries! car leurs ronflements surmontent, je crois, le bruit de la caisse.
On monte, on fait l'appel, et c'est plaisir que d'entendre ces voix mâles et sonores répondre à chaque nom; seulement, chacun se dit, en regardant ses voisins avec l'air du plus grand intérêt:—Ce soir, peut-être, ces rangs si pressés seront éclaircis; ces voix, maintenant retentissantes, feront entendre des râlements sourds et étouffés, et ces bonnes figures brunies par le soleil seront pâles et sanglantes.—Mais, après tout, comme il faut des morts et des blessés, autant que ce soit eux que moi;—c'est si naturel!
A dix heures, chacun reçut l'ordre de se rendre à son poste de combat. Les armes furent montées sur le pont, et l'on ouvrit la soute aux poudres.
Je descendis alors dans la batterie de trente six; c'était un admirable spectacle! Le jour ne pénétrant que par les sabords, éclairait toutes les figures en reflet, à la manière Rembrand; puis, glissant sur les canons noirs et polis scintillait sur le brillant acier des platines, tandis que le milieu et l'avant de la batterie restaient dans l'ombre; seulement, par un caprice de la lumière, le fer des piques et des sabres qui garnissaient le cabestan luisait par intervalle comme autant de vifs éclairs. Tous les matelots, coiffés d'un petit chapeau de paille, vêtus seulement d'un pantalon et d'une chemise serrés autour des reins par une ceinture rouge, entouraient silencieusement leurs pièces.
Les mêches brûlaient, et chaque pointeur, appuyé sur la culasse du canon, tenait la longue corde qui fait jouer la batterie; car à bord les canons font feu comme des fusils, au moyen d'un chien et d'un bassinet.
A l'arrière, le plus ancien lieutenant du vaisseau donnait ses ordres à un enseigne et à quelques aspirants, qui devaient surveiller et hâter la manœuvre; puis Rénard, le maître canonnier, allait, venait, tournait et parlait, à chaque homme et à chaque canon, tantôt avec des menaces, tantôt avec des encouragements ou des flagorneries sans pareilles.
Arrivé près de la cinquième pièce de tribord il s'approcha, et, après un long et pénétrant coup d'œil jeté sur son affût:—Eh donc!... c'est toi qui pointes ce canon-là, Guilbo? dit-il à un grand garçon qui jouait avec sa corne d'amorce.
—Oui, maître...
—Ah ça... tu connais son caractère... tu sais que c'est l'Enragé... qu'il porte dix toises de plus que les autres? mais qu'il a un fameux recul... Ainsi, veille à tes pattes...
—Merci, maître...
—Eh donc mes enfants, soyez attentifs; pour des novices, vous allez avoir celui de vous trouver à une fameuse danse. Surtout du calme, et n'ayez pas peur du sang; car, voyez-vous, quand une blessure saigne... c'est bon signe...
A ce moment Mulot sortit du faux pont, son visage était radieux et il tenait Georges par la main.
—Bonjour, matelot, dit-il à Rénard en lui frappant joyeusement la tête avec sa longue vue.
—Eh donc! mon vieux, nous sommes bien gais ce matin... Ah! tu sens la poudre... tu sens la poudre...
—D'abord... et puis... je suis sauvé; tu n'auras pas la scie de te charger de mon fils, car je verrai grandir Georges.
—Eh donc! qui t'a dit cela?
—Tiens, Rénard, ce matin, je n'y ai pas tenu; j'ai été trouver le capitaine de frégate qui est un bon, un ancien, et je lui ai dit: capitaine, vous me connaissez, je ne suis pas poltron, eh bien, au lieu d'être à la barre sur le pont, laissez-moi gouverner à la barre de rechange.—Mulot, qui me dit, on ne peut rien refuser à un vieux comme toi; vas-y, et veille au grain.—Tu vois, matelot, l'histoire de mon couteau me disait bien de craindre si j'avais été à mon poste, aussi c'est là que le boulet viendra pour me chercher, mais il ne trouvera rien du tout... vieux... rien du tout... sera-t-il vexé! Enfoncé le boulet...—S'écria le bonhomme en embrassant son fils.
—Oui, compte là-dessus, dit Rénard en lui-même... comme si celui qui de là-haut dirige les boulets qui nous envoient en dérive, comme si celui-là s'était jamais trompé... Il vous avertit par des présages, c'est déjà beaucoup.
—Aussi à tantôt, mon matelot, dit gaîment Mulot; tiens, je te laisse Georges, il est pourvoyeur à la onzième pièce.
—A tantôt, dit Rénard, mais avant embrasse-moi toujours.
—Bah! nous sommes parés toi et moi; après à la bonne heure.
—Après, murmura tristement Rénard, puis, tendant sa main au timonnier,—c'est égal, mon vieux..... c'est une idée que j'ai comme ça.
—A la bonne heure, dit Mulot en se jetant dans les bras de son ami qui le pressa plus fortement que de coutume.—Ils se séparèrent, et Rénard, en le voyant monter dans la batterie de 18, s'écria douloureusement:—Ça me fait un ami de moins et un fils de plus. Sacrebleu! qu'il vive, mon vieux matelot, et j'adopte tous les mousses du onzième équipage, s'il le faut?
Un roulement de tambour prolongé annonça que le commandant inspectait les batteries; il descendit, et après un sûr et rapide examen des hommes et des pièces, il remonta sur le pont après avoir adressé à l'équipage quelques mots encourageants.
Il était alors midi; il vira de bord afin de ranger la côte de Morée et de doubler la pointe qui cache les fortifications de Navarin et forme l'entrée de la baie.
Cette manœuvre était claire et significative, mais quand l'Asia, portant le pavillon amiral anglais, suivi du Genoa et de l'Albion, donna dans la passe, on ne conserva plus de doute sur l'issue de l'événement.
Après eux venait la Sirène. A une légère embardée que fit le Breslaw on put la voir un instant, marchant avec grâce sous ses huniers et se dressant sous son pavillon.
—Cette vue électrisa les matelots qui se penchèrent aux sabords.
—A-t-elle l'air fier dit l'un.
—Eh donc... c'est qu'elle sait qui elle porte, mes garçons... C'est comme un cheval, voyez-vous, ça connaît son maître... Enfin un bateau marchand, une bouée, une cassine à calfats que monterait un amiral... ça se verrait toute de suite...
—Mais, maître Rénard, dit un autre, pourquoi donc les Anglais passent avant nous?
—C'est pour essayer les canons de Brahim, mes enfants, mais quand il s'agira de mordre, nous serons sur la même ligne. Allez, c'est pas notre amiral qui se laissera mettre le cap sur lui. C'est là un malin! Oh il n'y a pas moyen de voir, comme on dit, ce qu'il a dans son bidon... Il les a tous enfoncés avec ce qu'il appelle, je crois... sa... sa plomatie, maintenant il va recommencer avec ses canons, et soyez calmes, garçons, je l'ai vu exercer... il en joue drôlement du canon!
A ce moment l'immense porte-voix qui correspondait du pont à la batterie basse résonna et fit entendre ces mots:—Canonniers à vos pièces... et surtout ne faites pas feu avant l'ordre!...
Le lieutenant, l'enseigne et les aspirants répétèrent cet avis.
On doublait alors la pointe et l'on put apercevoir la ville et les forts qui s'élevaient en amphithéâtre, et sur la côte l'escadre turco-égyptienne embossée en fer à cheval, ayant à droite trois vaisseaux de ligne, au fond vingt frégates de 60, et sur la gauche d'autres frégates d'un moindre calibre, puis des corvettes et des bricks qui, formant une seconde et une troisième ligne d'embossage, devaient par leurs feux croisés soutenir les navires du premier rang.
Jamais je crois, de mémoire de marin, on n'avait vu un tel nombre de vaisseaux de guerre resserrés dans un aussi petit espace, dans une baie qui n'avait pas une lieue de profondeur.
Le plus grand silence régnait parmi les matelots qui regardaient attentivement les vaisseaux anglais mouiller bord à bord des Égyptiens à une portée de pistolet.
—Bon, dit tous bas Rénard, voici notre amiral qui ne se gêne pas, la meilleure place... vergue à vergue avec l'amiral turc... une frégate de 60 à bâbord, une autre à tribord, sans compter les corvettes... sacrebleu.... quel beau mouillage... est-elle gourmande cette Sirène... il lui en faut trois à combattre... eh dame... voilà ce que c'est que d'être montée par un amiral qui veut faire culotter son pavillon à cette fumée-là... mais patience, notre commandant en mange aussi, et nous aurons notre part...
A l'entrée du port, à gauche étaient mouillés deux goëlettes et trois sacolèves. Le commandant de la corvette anglaise le Dearmouth envoya deux embarcations pour se saisir de ces bâtiments que l'on supposait être des brûlots.... Les Anglais furent accueillis à coup de fusil par les Égyptiens, et presqu'au même instant un coup de canon, tiré par un bâtiment turc sur la Sirène, tua un homme de son équipage.
Aussitôt l'amiral de Rigny engagea le feu, les amiraux anglais et russe suivirent son exemple, et le combat devint général.
Au bout de dix minutes la brise qui soufflait avait entièrement cessé, neutralisé par les épouvantables détonnations de cent navires de guerre qui roulaient et retentissaient encore dans les montagnes qui cernent la baie, un immense dais de fumée planait au-dessus du bassin dont l'eau était criblée par tant de milliers de projectiles, qu'elle semblait troublée par des gouttes de pluie....
On ne voyait autour du Breslaw, qui profitait du dernier souffle de vent, qu'une vapeur noirâtre, éclairée de temps en temps par des flammes rapides, enfin ce beau navire atteignit le fond de la ligne d'embossage et mouilla par le travers d'un vaisseau turc, qui ayant pris l'amiral russe en poupe, faisait à son bord un ravage horrible par ses volées de bout en bout....
Cette effrayante canonnade colora tout à coup la batterie du Breslaw, les matelots restèrent silencieux et calmes... seulement quelques jeunes gens pâlirent, l'immense porte-voix résonna de nouveau et l'on entendit—feu, feu.... tribord....
Ce commandement était à peine répété par les officiers, que la volée partit aux cris de vive le roi.
—Eh donc! bravo, mes garçons, s'écria Rénard qui, penché sur un sabord, avait suivi l'effet de la bordée, encore une pareille et le pavillon rouge verra que notre poudre est bonne.
—Prenez garde! prenez garde! cria-t-on sur le pont à l'entrée du grand panneau, un blessé! dégagez l'entrée de la cale.—En effet une espèce de fauteuil amarré avec des cordes s'affala peu à peu, et, lorsque l'homme tout sanglant qui descendait attaché sur cette machine, passa devant un petit mousse qui courait porter un boulet à la onzième pièce, on entendit une voix mourante s'écrier d'un ton déchirant:—Georges!.... C'était le vieux Mulot qui appelait son fils pour la dernière fois.—On lâcha une seconde volée: la fumée remplissait alors la batterie, et les cris discordants des mousses qui penchés à l'entrée de la soute aux poudres, demandaient des gargousses, se mêlaient au commandement des officiers et au bruit de l'artillerie.
Le combat était alors dans toute sa fureur, et la chaise suffisait à peine pour descendre les blessés dont les plaintes s'étouffaient bientôt dans les profondeurs de la cale.
Tout à coup, un sifflement aigu et rapide traverse la batterie, et deux coups secs, éclatants, retentissent. C'était un boulet ramé qui, entré par un sabord d'arcasse, ricocha sur deux pièces, tua un homme, en blessa deux, et se logea dans la préceinte.
—Otez-ça, dit Rénard en montrant le cadavre sanglant, ça distrait.
Un cri perçant se fit entendre à la huitième pièce.—Qu'est-ce donc, Rénard, demanda l'officier qui, calme et froid, commandait le feu par un mouvement de son épée. Le maître y courut et vit un chargeur dont le poignet avait été écrasé par un boulet sur la gueule de sa pièce.
—Eh donc dit Rénard, quel est ce braillard? il crie comme une mouette.
—Maître, dit le pointeur, c'est Mélon qui vient d'oublier sa main sur son canon et de laisser tomber le refouloir.
—Sainte Vierge! sainte Vierge! criait le pauvre novice breton qui voyait le feu pour la première fois, Sainte Vierge! c'est un mauvais poste que celui de chargeur.
—Eh donc! dit Rénard en le poussant dans la cale, va faire entortiller ton moignon; mais sacredieu, tais-toi! Si tu n'en manges plus n'en dégoûte pas les autres...
Allons, garçons, n'écoutez pas ce paroissien; c'est une fameuse place à prendre que la sienne, car le même coup n'arrive jamais deux fois.
—Ça c'est sûr, aussi j'y vais, maître, dit le servant de droite, à moi le refouloir.... Et comme il s'avançait pour charger, un biscaïen lui fracassa l'épaule droite.
—Eh donc! c'est particulier. Ote-toi de là, mon garçon, va te faire panser, et voyons qui cédera de nous deux, dit Rénard en prenant la place du matelot blessé.
A cet instant, une des frégates turques que le Breslaw combattait, coupa ses câbles et laissa porter sur ce navire afin de tenter l'abordage.
—Je la vois encore, à son avant était sculptée une espèce de chimère colossale peinte en rouge avec des yeux verts... Au milieu de la vapeur bleuâtre de la poudre, elle s'avançait, s'avançait, et l'on distinguait ses passe-avant couverts de nègres et d'Arabes presque nus, armés de poignards et de haches.... Puis, monté sur un porte-hauban de misaine, un officier égyptien, petit et assez jeune, vêtu de bleu avec un turban dont les plis en désordre flottaient sur son col. De sa main droite il semblait désigner le grand mât du vaisseau.
Tout à coup notre volée partit comme le beaupré de cette frégate allait s'engager dans nos haubans d'artimon. On entendit un cri effroyable, immense, qui un instant domina le bruit infernal du combat, et quand la fumée fut dissipée, on ne vit de la frégate égyptienne que son avant qui resta quelques secondes à la surface de l'eau, et disparut tout-à-fait en laissant une large traînée de matelots qui tentèrent de gagner le rivage ou de s'accrocher aux manœuvres pendantes le long du bord.
A cette vue l'équipage poussa des cris d'une joie frénétique qui augmentaient encore l'espèce d'ivresse causée par l'action du combat et l'odeur de la poudre.
Bientôt une rumeur sourde circula sur le pont, puis gagna les batteries, et l'on apprit enfin que le commandant La Bretonnière venait d'être blessé sur son banc de quart.
En effet, quelques minutes après le fatal fauteuil s'abaissa, portant le brave capitaine du vaisseau, qui s'arrêta et dit, oubliant ses douleurs: «Bravo, mes amis, le onzième équipage se couvre de gloire, de cinq frégates que nous avions à combattre, il n'en reste que deux; le feu du vaisseau turc est éteint; nous avons sauvé l'amiral russe. Continuez, mes amis... Continuez.....»
Ces mots électrisent l'équipage. Vengeons notre commandant, s'écrièrent-ils, et malgré les cris des blessés et des mourants, malgré le vide que l'on apercevait à chaque pièce, les volées furent plus nourries que jamais.—Pointez à fleur d'eau, criait Rénard, à fleur d'eau, mes enfants, voyez, cette turque-là est déjà démâtée de son grand mât.... Vingt boulets dans sa coque et c'est cuit.
A peine achevait-il ces mots, qu'une effroyable détonnation se fit entendre; une immense colonne de fumée blanche et compacte, très-étroite à sa base, se déroulant à son sommet en formes de larges volutes, enveloppa la frégate qu'on allait canonner, et quand cette vapeur s'éleva un peu au-dessus de la surface de l'eau, on ne vit que l'arrière du navire turc, qui flamboyait au milieu de la mer. Le capitaine avait mis le feu aux poudres et s'était fait sauter.
Le chien, dit Rénard, nous aura mordu en mourant, gare les débris et les éclats, j'aimerais mieux une franche bordée de 56...
En effet, les voyages réitérés de la chaise annoncèrent que les prédictions de Rénard s'étaient réalisées, et que l'explosion de la frégate nous avait couvert de débris brûlants, et tué ou blessé beaucoup de monde.
A chaque instant les boulets se croisaient dans les batteries, traversaient les œuvres vives, perçaient le pont, et c'est avec une singulière insouciance que les matelots les voyaient alors ricocher et bondir....
Il était cinq heures et demie, le roulement du canon s'affaiblissait, la fumée devenait moins intense, et l'on s'apercevait que le combat tirait à sa fin; à six heures, ce que l'on pouvait appeler comparativement du calme remplaça cette bataille meurtrière, la nuit s'approchait, la flotte égyptienne était totalement désemparée et les Turcs se jetaient à la côte en incendiant leurs bâtiments de commerce....
On fit alors prendre quelques moments de repos aux équipages, et on leur distribua des rafraîchissements.
Alors seulement les officiers que leur poste avait retenus dans les batteries purent monter sur le pont. Ce fut là une émotion impossible à décrire, ce qu'on ne peut comprendre qu'après l'avoir éprouvé.
Nous nous revîmes tous, et il faut savoir avec quel plaisir on se retrouve, on se serre la main, après avoir lutté pendant cinq heures contre un péril imminent. Ce fut du plus profond du cœur que chacun félicita son camarade de son bonheur.
Ce premier moment d'exaltation passé, on donna un coup-d'œil au vaisseau, à la rade....
Quelle différence... Ce matin il fallait voir ces agrès, ces manœuvres soigneusement rangées, ce pont si blanc, ces canons si luisants, ces drômes si étincelantes, tout cela ce soir est brisé, rompu, sanglant, les manœuvres éparses encombrent le pont, les vergues percées, hachées, pendent au travers des cordages, les voiles sont à jour, et le pont est rougi d'un noble sang.
Et quelle nuit, à chaque instant des explosions, à chaque instant des navires en feu qui, sans direction, se croisaient en tous sens et menaçaient de nous incendier, nous savions bien que nous avions l'avantage, mais nous ignorions nos pertes, seulement un canot de l'amiral russe vint remercier le Breslaw de l'assistance que ce vaisseau lui avait prêtée.
On illumina les batteries, les canonniers restèrent jusqu'au jour couchés près de leurs pièces, car on savait que les Turcs devaient, le lendemain, tenter un dernier effort, et engager de nouveau le combat avec une réserve qui n'avait pas donné pendant l'action.
Après avoir inspecté sa batterie, maître Rénard monta sur le pont et s'avança vers la roue du gouvernail où se tenait alors un timonnier... il s'aperçut en frémissant que la barre était ensanglantée.—Dis-moi, mon garçon, as-tu gouverné pendant l'affaire...
—Oui, maître Rénard, car c'est moi qui ai remplacé maître Mulot.
—Rénard frissonna.
Mais je croyais, ajouta-t-il, après un moment de silence... je croyais qu'il était à la barre de rechange dans la batterie de 18.
—Oui, maître Rénard, il allait y descendre, mais le voilier s'est mis à rire comme il passait, en disant:—Tiens, voilà un ancien qui s'affale en bas, parce que ça va chauffer... est-ce que les dents lui claquent?—En parlant par respect, maître Rénard, c'était une bêtise, parce que tout l'équipage savait que le maître timonnier était un bon, qui en avait vu des grises dans le temps de l'autre.
—Eh bien... achève...
—Alors maître Rénard, l'ancien est remonté, il a pris la barre en disant au voilier:—Si j'en reviens, ce sont tes dents qui claqueront.—Enfin, maître, à la première volée que le vaisseau turc nous a envoyé, j'étais là, tout près, j'ai fermé les yeux, et en les rouvrant j'ai vu maître Mulot couché par terre, la tête sur un habitacle... le boulet l'avait pris là... dit le jeune homme encore pâle à ce souvenir... là.—Et il montrait sa poitrine...
—C'est moi, maître, qui l'ai amarré sur la chaise, et je l'ai entendu qui disait bien bas... Je le savais... pauvre Georges!—Et voilà tout ce que j'ai vu, maître Rénard.
A ce moment on entendit des cris—qu'est-ce que c'est, demanda Rénard?
—Ah! maître, ce sont ces vermines de mousses qui jouent ensemble avec le petit Georges, je reconnais sa voix... Tenez, ils sont là, sur l'avant, près la poulaine.
Rénard se dirigea vers l'avant et vit une douzaine de mousses, noirs de poudre et de fumée qui entouraient Georges.
—Mais va donc te faire panser, lui disait l'un.
—Je te dis que non, je ne veux pas, moi; c'est rien du tout...
—Rien du tout, mauvais gamin, dit un canonnier, d'un air courroucé... rien du tout... C'est rien du tout que deux doigts d'emportés... Cette petite canaille-là est estropiée, et il dit que c'est rien du tout... Répète-le encore et tu vas voir!—dit le philanthrope, en levant la main sur Georges.
—Je vous dis, moi, reprit fièrement l'enfant qu'on ne me pansera pas maintenant, mon père le saurait... et ça le vexerait... Puisqu'il est blessé lui-même, faut pas que je l'inquiète pour une misère...
—Ah! oui, ton père... reprit le canonnier,—ton père... joliment... il est...
La phrase fut interrompue par le plus glorieux coup de poing qu'un homme ait jamais reçu;—te tairas-tu, carogne, dit maître Rénard en menaçant encore l'indiscret... Puis se retournant vers Georges.
—Toi, viens en bas, mon enfant...
—Voir mon père, maître Rénard, dit l'enfant en cachant sa main ensanglantée.—Non, mon petit.... non.... demain... ou après... en attendant, couche-toi là... près de cet affût... En attendant, c'est moi qui serai ton père. Entends-tu... je t'aimerai bien; mais sacredieu n'aies pas peur.
—Oui, maître Rénard, dit Georges tout tremblant... et n'osant pleurer, au souvenir du gros baiser que son père lui donnait tous les soirs.
—Sacredieu... pensa Rénard, en s'enveloppant dans sa capote... hier, à cette heure-ci, mon vieux matelot était près de moi... et aujourd'hui... pauvre Mulot, va.
Et il s'assit aux pieds de Georges, en attendant le jour.
LE LENDEMAIN.
21 octobre.
—Enfin!!!!
UN ANONYME.
Le spectacle que le soleil éclaira de ses premiers rayons dans la baie fut imposant et terrible. Le ciel était pur et transparent, le sommet des montagnes se colora d'une brillante teinte de pourpre; et, à mesure que le soleil devenait de plus en plus vif, on découvrait la rade d'une manière distincte. Nous avions évité pendant la nuit, et nous nous trouvions en face de l'entrée de la rade.
Nos premiers regards cherchèrent avidement les vaisseaux français. Le Trident avait peu souffert, le Scipion était noirci par le feu d'un brûlot et la Sirène était démâtée de son mât d'artimon.
Mais autour de nous, quelle scène de dévastation, une mer chargée de débris et de cadavres, des navires désemparés, criblés de boulets, à moitié brûlés, des embarcations chargées de blessés et de mourants qui imploraient du secours, et plus loin un immense incendie qui dévorait la flotte marchande, et faisait presque pâlir la lumière du soleil.
A gauche, sur les rochers de l'ancien Navarin, deux belles frégates égyptiennes étaient échouées, et le feu commençait aussi à les consumer. On voyait sur la côte des bandes de Turcs qui, la torche à la main, brûlaient leurs navires échoués, plutôt que de les voir pris par nos escadres.
On peut avoir une idée de cet affreux tableau quand on saura qu'il restait à peine vingt navires d'une flotte de deux cents bâtiments de guerre ou de commerce...
Insensiblement les communications s'établirent, alors nous eûmes et l'admirable combat soutenu par l'Armide (capitaine Hugon), et la perte énorme que la Sirène avait faite, c'était plus des deux tiers de son équipage, tués ou blessés, son mât d'artimon abattu, et l'héroïque sang-froid de M. de Rigny, et la morne stupeur de l'équipage quand on vit tomber l'amiral de son banc de quart, et le délire de joie quand on le vit se relever tranquillement et reprendre sa phrase de commandement où il l'avait laissée... Nous sûmes enfin cette noble et fière rivalité qui embrâsait les escadres alliées, et notre gloire maritime encore exaltée par les Anglais et les Russes qui partagèrent aussi les dangers.
L'énergie passagère que les Égyptiens avaient déployée en incendiant leurs vaisseaux, fit bientôt place à un inconcevable abattement, ils se retirèrent dans les montagnes pour rejoindre Ibrahim, et nous laissèrent maîtres des forts presque démantelés.
Trois jours après nous quittions la rade, d'une flotte qui avait coûté des prodiges d'intelligence, des sommes énormes, il ne restait que quelques bâtiments épars et des cadavres.
Favorisés par une assez forte brise, nous sortîmes enfin de cette baie.
Huit jours après notre sortie de Navarin, nous étions à Malte, et là, comme en Angleterre, comme en Russie, nous entendîmes une mélopée d'admiration s'élever en faveur de notre brave amiral, qui sût, pendant trois ans, assurer notre supériorité et notre influence dans la Méditerranée. Après avoir reçu à Malte l'accueil le plus cordial du gouverneur Lord Posomby, nous partîmes pour Toulon, où le Breslaw arriva vers la fin de novembre. Après une quarantaine d'un mois, nous entrâmes dans le port où le vaisseau désarma.
CRAO.
....—Va t'en bossu!
—Je suis né comme cela, ma mère.
BYRON.
La Métamorphose du Bossu.
CHAPITRE PREMIER.
CRAO.
Il y avait, ce soir-là, bal chez le comte de Lussan qui habitait un fort bel hôtel de la rue Saint-Dominique; une longue file de voitures stationnait dans les rues adjacentes, et une foule de laquais, vêtus des livrées les plus connues, encombraient le péristyle de l'hôtel tout éblouissant de lumières, tout verdoyant de fleurs et d'arbres verts.
A une étroite et basse berline brune, traînée par deux magnifiques chevaux gris de la plus haute taille, un instant arrêtée devant une immense porte de glaces, succédait un coupé jaune dont l'intérieur était si brillamment éclairé par ses deux grandes lanternes, qu'on distinguait parfaitement les traits d'une ravissante jeune femme qui était seule.
Au moment où les valets de pied ouvrirent la portière, un jeune homme descendu d'une voiture qui suivait ce coupé, vint offrir son bras à cette jolie femme qui s'appuyant svelte et légère, ramena sur ses belles épaules les plis de son manteau pourpre, et dit à voix basse:—«Que je vous sais gré du sacrifice que vous m'avez fait, Georges, en insistant pour me laisser seule dans ma voiture, et venir dans la vôtre avec M. de Cérigny! Sans votre attentive précaution, c'était fait de ma toilette...
—«C'est pourtant pour d'aussi graves intérêts que j'ai perdu le bonheur d'être quelques instants de plus auprès de vous, Hortense, répondit Georges, en souriant.
—«Mon Dieu, n'est-ce donc pas pour vous que je me pare, Georges..., et mes succès ne sont-ils pas les vôtres, répondit Hortense avec un sourire enchanteur.»—Mais le damné Georges, ingrat comme un obligé, allait peut-être combattre cette naïve logique de coquetterie qui fait le désespoir des maris et encore plus celui des amants.—Il n'en eut heureusement pas le temps, car un homme d'un âge mur et d'une tournure encore très-élégante, vint l'interrompre en lui disant: «Georges, voulez-vous bien donner le bras à madame de Cérigny, j'ai deux mots à dire à M. de Mersac qui vient de demander ses gens.»
L'homme d'un âge mûr était le mari d'Hortense, M. le marquis de Cérigny.—M. Georges de Verneuil, qui donnait son bras à la marquise, était un peu parent de M. de Cérigny, et fort l'amant de sa femme.
Pendant qu'Hortense rajustait devant une Psyché les longs rubans qui flottaient sur ses manches, et que M. de Verneuil la débarrassait de son manteau, on entendit des éclats de rire assez distincts quoique confus, et au même instant deux jeunes gens et une autre très-jolie femme entrèrent dans l'antichambre en riant et répétant:—En vérité, c'est Quasimodo...—Puis apercevant madame de Cérigny:—Eh bonsoir, ma chère Hortense, lui dit familièrement la nouvelle venue, ah mon Dieu, nous venons de voir la plus étrange figure du monde... un monstre... tenez le voilà qui traverse le péristyle, poursuivi par les huées des domestiques.
En effet, un bossu, le plus déplaisant bossu qu'on pût s'imaginer, vêtu d'une espèce de carrik, mouillé, trempé, armé d'un énorme parapluie, et portant une lumière éteinte, traversait le vestibule, afin de chercher la petite porte qui conduisait au grand escalier de l'étage supérieur, mais cette malheureuse porte étant cachée et obstruée par les caisses et les arbustes, l'infortuné bossu ne pouvait arriver à la découvrir, et les ris des valets, et les épithètes bouffonnes allaient crescendo; au salon, c'était Quasimodo, à l'antichambre, c'était Mayeux.
Enfin, le misérable perdant la tête, traqué comme une bête fauve qui cherche son repaire, fit un crochet, grimpa les marches du rez-de-chaussée où se donnait le bal, et se trouva face à face avec les deux jolies femmes et les trois jeunes gens...
Cela fit en vérité un contraste étrange.
D'un côté, ces femmes toutes fraîches, toutes roses, aux épaules nues, aux bras nus à moitié couverts de leurs gants blancs, ces femmes étincelantes de pierreries, embaumées par le suave parfum des fleurs qu'elles avaient à la main, au corsage, à la tête, ces femmes chaussées de satin, foulant des tapis éclatants.—Ces hommes beaux, bien faits, élégants, parés.—Ces laquais qui tenaient leurs manteaux de soie, ces chasseurs au costume vert tout chamarré d'or, avec leurs panaches ondoyants. Tout ce groupe inondé de lumière, entouré de feuilles et de fleurs, pendant que la pluie ruisselait dans la rue sombre et déserte. Tout ce groupe personnifiant l'opulence, la joie, la jeunesse, le rang, la beauté, le goût, la vie enfin.
Et de l'autre côté, un être seul, hideux, affreux à voir, mouillé, sale, grotesque, laid, repoussant, se trouvant jeté par son mauvais destin dans cette atmosphère de luxe et de joie,—comme un hibou au milieu d'une fête de village en plein soleil, au bruit des violons et des cris d'ivresse,—un être difforme enfin, qui personnifiait lui, la laideur, la privation, l'envie, la haine, en un mot, résumant toutes les misères humaines, comme le groupe éclatant résumait toutes les félicités de ce monde.
Je le répète, ce contraste était si frappant, que les jeunes gens, et les jeunes femmes n'osèrent plus rire, car ils avaient cette pudeur de la richesse de bon goût, qui se voile toujours le plus possible devant l'infortune.
Le bossu d'abord stupéfié à la vue de tant de beauté, comme les autres l'avaient été à la vue de tant de laideur, fut rappelé à lui par l'exclamation de l'un des jeunes gens qui s'écria:—Mais c'est Crâo, le secrétaire de M. de Lussan.
Le bossu fit alors un nouveau crochet, sortit de l'antichambre, trouva enfin la bienheureuse porte qu'un des gens de l'hôtel avait ouverte par pitié, enjamba une caisse de grenadier et disparut, mais non sans avoir jeté aux heureux du jour un regard qui les terrifia presque, tant il y avait de haine implacable et d'envie désespérée dans ce regard de vipère.
Une fois le bossu parti, l'impression que cet incident avait causé, disparut; les portes du salon s'ouvrirent, de nobles noms furent annoncés, et M. de Lussan vint prendre les bras de madame de Cérigny et de son amie, pour les guider au milieu des appartements les plus somptueux, où s'était réunie l'élite de Paris.