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La coucaratcha (I/III)

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Mais jugez de ma surprise quand je reconnus en arrivant la pauvre et chère mistriss Horner, avec ses bras autour des reins d'un homme énorme, à la hussarde, que je n'avais jamais vu. Pour tout dire, les bras de cet homme enlaçaient presque toute la taille de mistriss Horner, et ils tournaient, tou rnaient, et tournaient sur un maudit air de Jock, ils tournaient comme deux hannetons traversés de la même épingle.

BYRON, la Walse.

Le tout est de s'entendre.

Hortense de Cérigny avait dit à Georges: «mes succès sont les vôtres;» de sorte que dans la pensée de cette ange, ce n'était pas pour elle qu'elle était coquette, c'était pour Georges.—C'était afin que Georges eût autour de lui,—(dans la personne de sa maîtresse, il est vrai) la cour la plus assidue.—Ainsi ceux qui entouraient Hortense d'attentions, ne se doutaient guère que c'était pour Georges qu'ils se montraient si prévenants. «Cela était pourtant ainsi.» Ce n'était pas Hortense qu'on flattait, c'était Gorges.—On admirait la parure, l'élégance, le goût de Georges, c'était à Georges qu'on disait de ces délicieuses choses, qu'une femme sait oublier dès qu'elle les a entendues, pour avoir le plaisir de les entendre encore.—Enfin, Georges, toujours dans la personne d'Hortense, était certainement celui dont on s'occupait le plus cette nuit-là,... et pourtant il y avait une réunion de bien jolies femmes à ce bal.

En vérité,... ce Georges eût été un grand misérable, s'il n'avait pas ressenti la plus profonde reconnaissance pour tout ce qu'Hortense faisait pour lui, car elle se sacrifiait,... en vérité... Elle tenait surtout dans ce moment, à attirer, toujours pour cet excellent Georges, les hommages d'un gros blond, frais et frisé, par une foule de gracieusetés décentes, qui devaient finir par attacher en esclave le gros blond à son char. Aussi les yeux humides et brillants, le rire sur ses jolies lèvres, elle semblait dire à Georges: Vois-tu! c'est pourtant pour toi!

Heureusement que Georges n'était pas ingrat,—non,—aussi touché presque jusqu'aux larmes, de tout ce que madame de Cérigny faisait pour lui, il voulut s'en montrer digne: mes succès seront les vôtres, m'as-tu dit,—pensait le digne jeune homme;—va Hortense je ne serai pas ingrat,... aussi les miens vont être les tiens,... et, sur ma parole ma générosité dépassera la tienne.

Alors ce bon et reconnaissant Georges, alla s'asseoir près d'une femme de la plus merveilleuse beauté, qu'il choisit justement parce que, par je ne sais quel instinct, Hortense l'avait prise en haine. Il s'en occupa toute la soirée, mit toute la grâce, tout l'esprit possible dans sa conversation, et comme Georges était un homme dont les soins devaient toujours être très recherchés... Madame de Cérigny commença à s'apercevoir qu'elle faisait à son tour—dans la personne de Georges—une impression fort vive sur madame de ***, car ce bon Georges tâchait de rendre à sa maîtresse ce qu'elle faisait pour lui.

Mais voyez combien le cœur d'une femme renferme d'amour et de dévouement; Hortense fit tout à coup ce raisonnement de sublime abnégation; je veux bien, pensa-t-elle, je veux bien me sacrifier pour Georges, lui tresser une couronne de toutes les fleurs que je cueillerai sur mon passage;—mais je ne saurais être assez égoïste pour exiger qu'à son tour il fasse autant pour moi, oh non, ce qui fait le charme du dévoûment, c'est de se dévouer seule,—c'est de ne souffrir aucune réciprocité;—je veux donner et qu'on ne me rende jamais,—pensait encore l'adorable femme dans le naïf désintéressement de sa belle âme.

Or, profitant du tumulte d'une contredanse, madame de Cérigny vint s'asseoir près de madame de ***, et en disant les choses du monde les plus flatteuses, et les plus aimables à celle qu'elle haïssait d'une haine toute féminine, elle trouva encore le moyen d'interrompre un tête-à-tête qui la troublait si fort.

Je ne sais plus quel est le grand moraliste? ce n'est ni Platon, ni Sénèque, ni Pascal, ni Plutarque, ni Loch, ni Bacon, ni Bossuet, ni ni... (enfin le nom m'est échappé.) Quel est le grand moraliste qui a dit qu'un homme de sens devait toujours avoir deux maîtresses qu'il tenait comme les chevaux d'un Tandem, l'une près, et l'autre loin.

Georges éprouva toute la vérité de cet aphorisme... car ayant invité Hortense pour danser le galop, Hortense promit à Georges de ne plus chercher à lui obtenir l'amour du gros blond, et lui fit jurer à son tour, d'être d'une froideur glaciale avec cette madame de ***. Comme à toutes ces protestations et à toutes ces demandes, Hortense ajouta qu'elle mourrait, si Georges ne croyait pas les unes et n'accordait pas les autres, il crut, et accorda tout, ne voulant pas avoir à se reprocher la mort d'une aussi ravissante créature.

M. de Cérigny lui, ne dansait, ni ne jouait, mais il était aussi assidu que possible auprès de madame de Lussan, qui lui donnait tous les moments qu'elle pouvait arracher à l'ennui de recevoir. Enfin jusqu'au jour, ce ne furent que danses et folles joies au son d'une musique enivrante, devant des glaces étincelantes qui disaient aux belles.... vous êtes belles... et qui étaient muettes pour les laides, car les laides ne les interrogeaient pas.

Tout se passa dans l'ordre, les maris parlaient politique ou whist,—les amants en titre dansaient par devoir,—car il y a une justice au ciel; et ceux qui aspiraient à les remplacer, ne dansaient pas.—Ils aimaient mieux, offrant leur bras pendant une contredanse qu'on avait refusée, jouir du doux et favorable mystère, autorisé par une longue promenade dans les allées tortueuses d'une serre chaude contiguë au salon et formant un délicieux jardin au milieu de l'hiver.

Pendant ce temps, l'amant en titre rajustait ses cheveux, s'essuyait le fron, quêtait des vis-à-vis pour la prochaine,—ceci je crois se dit ainsi,—et grâce au fréquent exercice qu'il prenait, la gorge desséchée par une soif dévorante, l'amant en titre appelait des yeux les maîtres d'hôtel et leur plateau de vermeil avec l'inexprimable angoisse d'un malheureux voyageur qui, égaré au milieu d'un désert brûlant, chercherait au loin d'un regard désespéré une bienfaisante oasis.

Pendant ce temps, alors l'amant qui n'est pas en titre, soupire, prend sa voix douce, flatte, ment, prie, fait des serments, et parle de son rival avec un désintéressement si cruel, une bienveillance si perfide, qu'à la première entrevue, on trouvera au pauvre amant une qualité désespérante, et il n'en faut pas, heureusement, davantage pour amener une rupture.

Enfin, tout fut au mieux, et le jour commençait à poindre, qu'il y avait encore dans le premier salon de l'hôtel de Lussan, de jolies femmes un peu pâlies, coquettement encapuchonnées dans leurs manteaux ou dans leurs petites mentonnières de soie, et que semblable à:—la comparaison est hasardée—semblable à la voix qui au jour du jugement appellera chaque humain par son nom,—la voix des valets de chambre de M. de Lussan venait annoncer à chaque belle paresseuse que ses gens l'attendaient.

Six heures sonnaient, comme les dernières voitures faisaient résonner les vitres de l'hôtel, c'était le coupé du marquis et de la marquise de Cérigny et celui de Georges qui s'en allait seul.

Après un moment de silence, M. de Cérigny dit à sa femme:—«En vérité, ma chère amie, je ne vous ai jamais vue plus jolie que ce soir... votre toilette était d'un excellent goût.... madame de Lussan me la faisait remarquer.

«—Mais savez-vous que c'est une louange cela, monsieur de Cérigny? madame de Lussan a le droit d'être sévère!... elle qui se met toujours si bien...

«—N'est-ce pas, Hortense? à propos... j'ai pris sur moi de lui promettre de vous mener à Lussan cet été... ai-je eu tort?...

«—Pouvez-vous le penser, mon ami?... ne savez-vous pas que j'aime de tout mon cœur cette chère Emma...

«—Que vous êtes bonne, Hortense, et puis vous trouverez à Lussan beaucoup de gens de votre société, les Mersac y seront, les d'Alby, madame de Verneuil et peut-être Georges accompagnera-t-il sa tante; j'ai oublié de le lui demander, mais les d'Alby y seront pour sûr...

«—Oh! je ne crois pas que M. de Verneuil puisse venir à Lussan, il nous a dit ce me semble qu'il s'était promis à M. d'Hermilly.

«—Tant pis, j'en serais désolé, car je lui suis dévoué comme à un parent, et je l'aime comme un ami, malgré la disproportion de nos âges...

«—En vérité, monsieur de Cérigny,» dit Hortense avec l'air du plus aimable reproche, «ne faites donc pas de la fatuité de vieillesse, cela ne vous va pas encore, je vous en avertis.

«—Mais vous me gâtez, Hortense... dit le marquis en baisant la main de sa femme.

«—Non, je vous assure, Victor, vous êtes charmant quand vous voulez... et vous voulez toujours...

«—Et vous donc, Hortense, n'êtes-vous pas parfaite pour moi!... Pourquoi donc, mon Dieu, se lier à jamais l'un à l'autre, si ce n'est pour se rendre mutuellement la vie la plus supportable possible,—c'est là le véritable esprit du mariage.»

La voiture s'arrêta devant l'hôtel de Cérigny.—Le marquis conduisit sa femme jusqu'à l'entrée de la galerie qui menait à ses appartements, et rentra dans les siens.

CHAPITRE III.

EMBARRAS.

Il était au désespoir;
Résolu, dans cette aventure.
De ne pas épargner sa main ni son savoir.
. . . . . . . . . .
HAMILTON, Poésies.

Je conçois la haine quand elle peut conduire à la vengeance; mais une haine cachée, sans espoir, qui ne peut pas même dire tout haut, je hais:—Une haine qui vit sur elle-même,—amère nourriture! est une triste, triste passion.

Figurez-vous un tigre muselé, enchaîné dans une cage obscure, et voyant hors de portée de ses griffes de jolies gazelles luisantes et dorées; bondir et s'ébattre au soleil sur l'herbe, parmi les touffes de lilas en fleurs, et venir brouter en paix des feuilles de roses, presque sur la cage de l'animal féroce, dont elles ne soupçonnent pas l'existence, et qui ne peut même troubler ces joies innocentes par ses rugissements...

Telle était à peu près la position de Crâo, le bossu, dans l'hôtel de Lussan... Ce misérable haïssait tout ce qui était jeune, heureux et beau.—Parce que l'envie est chez l'homme plus qu'une passion qui naît et meurt, plus qu'un sens qui s'émousse.—C'est un instinct,—et cet instinct organique, intime, vital, prend l'homme au berceau, et le dépose dans la tombe.

—Chez les hommes qui ont de l'avenir,—l'envie devient ambition et non pas haine,—parce qu'on ne peut haïr franchement ce que l'on peut obtenir.

Mais chez ceux qui voient un mur d'airain s'élever entre leur envie et leurs prétentions, l'envie devient haine, haine sourde ou turbulente; mais toujours implacable.—Aussi toute loi politique ou sociale; largement entendue, ne devrait tendre qu'à résoudre cette question.—L'impossibilité physique d'une possession égale et commune étant démontrée:—Mettre ceux qui possèdent à l'abri des effets de l'ENVIE de ceux qui ne possèdent pas.—Or ou esprit,—blason ou génie,—emploi ou patrimoine,—chaumière ou royaume:—peu importe. Le pauvre qui possède un sou a son envieux dans celui qui ne possède rien.

Ainsi donc, Crâo, laid, bossu ignoble, ayant l'intime conviction de ne devenir jamais beau, bien fait et élégant, enveloppait tous ses contrastes dans une exécration cordiale.

Surtout pendant les heures qui suivirent son étrange apparition sous le péristyle de l'hôtel. Jamais il n'avait senti plus amèrement l'horreur de sa position.

Le comte de Lussan avait élevé Crâo par pitié.—C'était le fils d'un de ses piqueurs tué à la chasse par accident. Comme cet enfant, né difforme et infirme; ne pouvait rendre aucun service dans sa maison, M. de Lussan l'avait mis en état d'être à peu près son secrétaire, en lui faisant donner une éducation passable. Ordinairement Crâo regagnait les combles où il logeait, par un escalier de service; mais les préparatifs de la fête ayant masqué ce passage, il avait été obligé de venir chercher une autre entrée sous le vestibule où lui arriva l'aventure que vous savez.

Il avait souvent vu venir à l'hôtel M. de Cérigny, sa femme et Georges, et comme les laquais sont toujours les premiers instruits des intrigues, Crâo connaissait parfaitement les rapports qui liaient si intimement toutes ces heureuses personnes; mais il connaissait aussi les tolérances mutuelles qui rendaient ces liens si difficiles à briser.

Et c'est ce dont Crâo enrageait; car Georges et Hortense étant à ses yeux le type du beau et du bonheur, le vilain bossu eût mille fois donné sa chétive existence pour changer cette félicité en tourment.—On concevra l'embarras de Crâo en lisant ce qui suit.

CHAPITRE IV.

QUARRÉ PARFAIT.

N'ayant pas même l'ennui d'un frère, elle était la plus libre de celles qui se soient jamais mirées dans une glace.

BYRON, Don Juan.

Dans la suite, Callias riche Athénien, étant devenu amoureux de la femme de Cimon, Cimon la lui céda, dans tout le reste de sa conduite, Cimon fit paraître une admirable grandeur d'âme, on le proclamait l'égal de Miltiade...

PLUTARQUE, Hommes Illustres. Vie de Cimon.

Le marquis de Cérigny quoique fort riche, n'avait épousé sa femme que pour son immense fortune, et par pure convenance de cour; Hortense était brune, et M. de Cérigny n'aimait que les blondes;—Hortense avait un esprit frivole, insouciant, léger; et M. de Cérigny déjà sur le retour, cherchait dans une femme des idées fortes, arrêtées, une conversation variée, dans laquelle il ne dédaignait par même une nuance de pédanterie; et toutes ces qualités se trouvant réunies au suprême degré, chez madame de Lussan, blonde d'ailleurs du plus beau cendré, il s'y était fort attaché, long-temps même avant son mariage.

Ce nouvel état changea peu la vie de M. de Cérigny; seulement il s'occupa de sa femme comme d'une jolie maîtresse pendant les premiers mois de son mariage, parce que son amour pour les blondes n'était pas assez exclusif, pour l'empêcher d'apprécier la ravissante beauté d'Hortense si fraîche et si brune. Mais comme ni son cœur; ni son esprit, n'étaient intéressés dans cette liaison passagère avec sa femme, M. de Cérigny ayant usé ses désirs, revint à madame de Lussan, fit la part des convenances, fut du meilleur goût avec madame de Cérigny, lui laissa la plus entière liberté et vécut avec elle dans une intelligence parfaite.

Hortense, orpheline fort riche, n'avait aussi épousé M. de Cérigny, que pour sa brillante position, pourtant elle s'arrangea parfaitement des soins de son mari pendant les premiers mois de leur union.—Ayant beaucoup vécu dans le monde, attentif, prévenant, spirituel, encore rempli de grâce, malgré ces cinquante ans,—il ne pouvait que paraître agréable à une jeune femme dont le cœur sommeillait; et puis le marquis avait donné à Hortense, un train des plus magnifiques, ses relations et celles de sa femme, les mettaient à même de choisir leur société dans le monde le plus recherché, ils avaient une terre presque royale à quarante lieues de Paris, une fortune immense et assurée,... ils s'accordaient réciproquement une entière liberté,—que pouvaient-ils désirer de plus?

Il est vrai que le bonheur de M. de Cérigny était complété par sa liaison avec madame de Lussan, et qu'Hortense, elle, se voyant libre, et comprenant sa position, flottait encore incertaine entre les mille hommages qu'on lui offrait;—mais le hasard, ou plutôt une démission de secrétaire d'ambassade que donna M. Georges de Verneuil, amena ce jeune homme à Paris.—Parent éloigné de M. de Cérigny, il en fut parfaitement accueilli, devint très assidu chez lui, et rendit bientôt ses soins à Hortense.

Georges de Verneuil avait trente ans, était fort distingué; fort riche, et fort aimable, il avait été très à la mode avant sa mission en Russie; et pour tout dire, madame de P... une des femmes les plus citées de Paris, pour son esprit et sa grâce, l'avait mis dans le monde qu'il n'avait pas vingt ans.

Ce qui surtout décida le choix d'Hortense en faveur de Georges, fut encore moins la réunion de perfections que nous venons d'énumérer, qu'une facilité de mœurs et une tolérance qui la charmèrent,—car Georges ne lui parla jamais de ces amours profonds, irrésistibles, forcenés, qui effrayent toujours une femme du caractère d'Hortense, il ne la menaça pas non plus de ces sentiments éternels qu'une femme doit refuser toujours, à la seule pensée de cette épouvantable condition d'éternité!

Non, Georges lui parla de l'amour comme d'une jolie distraction, qui aidait à attendre l'heure du bal ou de l'Opéra,—comme d'une futilité gracieuse, exquise pour compléter une vie d'élégance et de luxe.—Comme d'un passe-temps qui en employait peu ou beaucoup, selon celui qu'on avait à perdre,—et qui enfin poétisait mille choses sans cela pâles et inanimées,... un bouquet,... un meuble,... un tableau,.. une lettre,... non d'une poésie sombre et terrible,... mais d'une poésie fraîche et riante...

Il ne parla pas non plus de la jalousie, ni de ses transports. «Voyez-vous; Hortense; lui disait-il, dans ces rapides et heureux moments, où l'on est déjà plus qu'ami, et pas encore amant,... voyez-vous, Hortense,—je n'ai jamais compris la jalousie, en ce sens, que changer d'amour est un droit imprescriptible que toute femme acquiert en prenant son premier amant, celles qui n'abusent pas de ce droit ont, je crois, raison pour leur réputation, car la réputation, Hortense, est comme ces frêles bijoux, dont l'éclat et la fraîcheur font tout le prix; or la réputation est précieuse, voyez-vous, Hortense, oh! la réputation,... les sévères moralistes ont bien raison de la prêcher aux femmes! car elle donne bien plus de prix à leur conquête, accordant beaucoup, elles peuvent exiger beaucoup. Il faut donc qu'une femme mariée, pour conserver vierge cette inestimable réputation,—il faut donc, Hortense, qu'elle se voue à la sagesse ou à son synonyme, le mystère,—mais, entre nous, je crois, Hortense, la sagesse plus facile (bien entendu avec un amant) que le mystère avec plusieurs,—c'est à considérer.

«Quant aux femmes qui abusent du droit dont nous parlons, et qui ont beaucoup d'amants,—elles ont encore raison:—d'abord, parce que cela leur plaît, ensuite, parce qu'elles le peuvent, rien au monde n'étant capable de les empêcher, quand elles le veulent. Or, à votre avis, Hortense, que peut faire un pauvre amant devant deux arguments aussi positifs? A quoi bon la jalousie? à se rendre odieux.—Il vaut bien mieux croire en aveugle, se laisser aller au bonheur tant qu'il nous berce, et au moindre refroidissement,—ou même avant, ce qui est plus sûr,—devenir plus tendre qu'on ne l'a jamais été..., et aller porter ses hommages ailleurs.»

«Et tout cela, Hortense, sans douleur, sans émotion, sans chagrin, parce que l'amour n'a pas passé l'épiderme, car à quoi bon faire d'un plaisir ravissant une odieuse torture?—Ce qu'on appelle les passions senties ne mènent pas à autre chose, et il est fort heureux qu'elles soient rares, sans cela l'existence ne serait pas tenable.

«—Insouciants et bénis que nous sommes, ne creusons donc ni la vie, ni les sentiments?... Jouissons du présent, du jour, de l'heure, de la minute, et ne voyons dans l'avenir qu'un plaisir nouveau...»

Toute cette belle philosophie amoureuse, insouciante et facile, plut fort à Hortense, qui ne concevait pas autrement l'amour.—Les femmes véritablement passionnées—calculent sa puissance par les larmes qu'il leur a fait verser, Hortense voulait calculer par les plaisirs qu'elle en attendait.—Georges fut donc heureux,—parce qu'il fut sincère, d'autres aussi frivoles que lui, avaient cru faire rage en parlant de passion.—Ils firent peur. Lui fit mieux.—Il amusa...

La position d'Hortense se dessinant enfin, elle n'eut plus rien à envier à son mari.

Au premier été, M. de Cérigny pria sa femme d'inviter madame de Lussan à venir à leur terre.—M. de Lussan ne quittant jamais Paris, ayant depuis fort long-temps une habitude à l'Opéra, Hortense, ravie d'être agréable à son mari qui ne pouvait se passer de Georges, fit mille grâces à madame de Lussan; tout s'arrangea donc pour le mieux. L'été, on se réunissait dans les terres de Lussan ou de Cérigny.—L'hiver, on voyait le même monde, et l'on avait les mêmes jours aux Bouffes et à l'Opéra,—car Georges complétait la loge de madame de Cérigny avec sa tante, la baronne de Verneuil.

Ces amours adultères, comme on dit,—si arrangés, si calculés, si tranquilles, si près de la vie habituelle; ce bonheur calme qu'on citerait comme exemple aux mères de famille s'il était licite, tout cela ne doit pas surprendre en vérité.—Qui donc affirmerait que la plupart des liaisons en dehors, entraînent avec elles des remords affreux, des tortures et des cris!... Non, mon Dieu, il est quelques drames, quelques maisons maudites du Ciel, où cela se passe ainsi, mais c'est fort rare.—Ordinairement tout ceci s'encadre dans les mœurs.—Les criminels sont parfaitement vus, et heureusement ne l'est pas qui veut.

Et puisque nous parlons d'adultère, pourquoi donc le peindre, les yeux si caves, les joues si creuses, les cheveux si hérissés, parlant de mort et de charbons ardents; sacrant, jurant par sang et poignard?

—J'ai presque toujours vu, moi, cet excellent hôte coquet, frisé, élégant et réjoui.—S'il parlait de mort, c'est dans ces moments fortunés, où les plus vivaces disent...—Je meurs.—Ce bon hôte avait toujours aux lèvres de sensuelles et lascives paroles.—Admirable Protée, tantôt il soupirait d'une voix douce et tendre, tantôt il étincelait en reparties folles, vives, et spirituelles.—Accueilli, fêté, choyé, non par les pères et les maris, mais ce qui mieux est,—par leurs femmes et par leurs filles, il vivait comme cela, long-temps, fort long-temps, puis étant arrivé à la vieillesse, alors il faisait succéder la théorie à la pratique, confiait ses traditions aux jeunes gens, souriait à ses élèves, et véritable phénix renaissait en eux.

Je ne soutiendrai pas que ceci soit moral; mais je le maintiens pour vrai, et j'aime mieux la vérité que la morale fausse et peureuse.

Et ceci est vrai, parce qu'il est fort rare qu'une femme se donne, emportée qu'elle est par une passion, irrésistible et profonde que l'on excuserait, en pensant à l'immense supériorité de celui qui l'aurait fait naître; parce qu'il est rare cet amour ardent et chaste, quoique criminel qui sacrifie tout à celui qui a su l'inspirer.—Il est rare cet amour sublime qui pleure à mains jointes des larmes de bonheur et de remords, et qui, bravant convenances, devoirs, famille, monde, peut, par ses excès, par sa violence même, commander le respect et l'admiration des hommes!... Non, non, ce n'est pas ainsi qu'une femme se donne, c'est du moins une curieuse exception;—Et bénie soit l'exception; car une telle maîtresse doit avoir à sa jarretière le poignard andalou.

Non, non, ce n'est pas une fatalité aussi entraînante qui jette bien des femmes dans les bras tendrement ouverts.—C'est,... c'est... je ne sais quoi.... c'est la lecture d'un roman,—l'oisiveté,—la solitude,—l'ennui, une jolie tournure à cheval qu'elles auraient remarquée au bois... c'est le moyen d'utiliser leurs regards par les œillades... doux regards qui, sans cette tendre correspondance, seraient sans but et sans éclat; car rien ne sied aux yeux comme de dire à un amant:—Je t'aime.—Ce qui les séduit encore, ces beaux anges, heureusement un peu déchus, c'est un compliment, une fadeur, et surtout l'indifférence qu'on leur témoigne.—C'est le désir de faire comme leurs amies de pension,... c'est l'enivrement perfide d'une valse.—Ce qui les damne encore si voluptueusement, c'est une intimité de femme,... la crainte du ridicule;.., encore une fois, c'est je ne sais quoi,... moins que rien,... moins qu'un rêve.—Leur premier rêve d'amour est toujours si beau,... si doré...

Après cela, comment voulez-vous qu'une passion forte et désordonnée aille jaillir de ces petites sensations, frêles, délicates, pailletées et coquettes... comme les robes de bal qui ne gardent qu'un jour leur éclat fragile et brillant.—On ne quitte ni père, ni monde, ni mari pour cet amour-là.—Cet amour est si peu gênant, si discret, si commode, tient une si petite, petite place,—qu'il faudrait être de profonds envieux, ou de grands sots pour le contrarier.

Cet amour-là,.... mon Dieu!—c'est le sylphe mignon de Nodier, son ravissant Trilby, si joli, si bienfaisant, si moiré, si diapré, si imperceptible, qu'il faut être un Dougal, oui, un Dougal pour le chasser du foyer... Aussi, voyez ce qu'il lui advient au Dougal, et comme il s'en repent après...

Voyez comme sa femme Jeannie, toujours douce et si accorte, devient triste et maussade, comme elle fronce ses beaux sourcils, comme les troupeaux du Dougal s'égarent, comme ses filets sont malheureux,... ses guérets moins riches... depuis que ce pauvre Trilby n'est plus là heureux de se rouler dans une boucle des noirs cheveux de Jeannie, ou de se suspendre, sans y peser, aux anneaux d'or de ses oreilles.—Et qu'importe au Dougal,.... je vous le demande?

Aussi qu'arrive-t-il? Que le Dougal, confus, est obligé de rappeler Trilby.—Alors Jeannie redevient rose et souriante, les moissons riches, et les filets lourds...

A Paris comme en Écosse, nous avons bien des Trilbys, bien des Dougals et bien des Jeannies.—Bon Nodier!—Seulement nos Trilbys sont d'une essence moins éthérée que les tiens; mais qu'est-ce que cela peut faire aux Dougals?

Or, cet amour-là était l'amour de Georges et d'Hortense, et M. de Cérigny n'était pas un Dougal.

D'après ces données topographiques du moral de nos amoureux, on voit que Crâo, le maudit Crâo devait regarder comme impossible de ronger les fils si sagement tissés qui enchaînaient et liaient ces existences admirablement entendues.

Aussi le vilain bossu passa-t-il dans sa mansarde, la plus épouvantable nuit du monde, et se fit peur à lui-même le lendemain matin, tant il se trouva laid.

CHAPITRE V.

LE CHATEAU DE LUSSAN.

Je le tiens, le voilà conçu, l'enfer et la nuit feront
éclore à la lumière ce fruit monstrueux.
      SHAKESPEAR, Othello, acte 1.

A quelques mois de là toute notre petite nichée d'amants, de maris et de maîtresses, s'était rassemblée au château de Lussan;—suivant son usage, M. de Lussan était resté à Paris pour l'Opéra,—et sa femme faisait les honneurs de sa terre à M. et madame de Cérigny, à M. Georges de Verneuil, à sa tante, à M. et madame de Mersac et à leur fils, à M. et madame d'Alby,—enfin, pour se procurer encore plus de liberté en réunissant plus de monde, madame de Lussan avait invité quelques voisins de terre fort insignifiants, et habilement choisis pour ne donner aucun ombrage ni aux amants, ni aux maîtresses.

Je ne sais comment Crâo était parvenu à accompagner madame de Lussan, il s'était fait charger, je crois, par son maître, de quelques affaires à régler avec les régisseurs, toujours est-il que le bossu se tapissait là dans sa haine, comme une araignée dans sa toile.

Lussan, situé au centre de la Bourgogne, était un des plus magnifiques châteaux de France, des bois immenses rigoureusement gardés, et percés comme des forêts royales, promettaient une chasse admirable. Aussi M. de Lussan entretenait-il à sa terre un fort bel équipage à l'anglaise pour pouvoir y chasser deux ou trois mois d'hiver.

C'était à la fin d'août, le soleil se levait à peine, et déjà les piqueurs sonnaient le réveil, les chevaux piaffaient devant le perron, les chiens aboyaient, impatients, car on avait fait le bois pendant la nuit, et la forêt était si proche du château qu'on pouvait entrer en chasse presqu'au sortir du parc.

Enfin mesdames de Cérigny, de Lussan et les autres femmes descendirent du perron accompagnées de Georges, de MM. de Cérigny, de Mersac, etc., etc.

Les dames se placèrent dans les calèches découvertes pour suivre la chasse, et les hommes montèrent à cheval.—Quoique blasée sur les éloges qu'on s'accordait à faire de son amant, Hortense ne put s'empêcher de sourire de bonheur en entendant les autres femmes vanter la tournure de Georges.

En effet il était impossible d'avoir meilleur air que lui.—Son habit rouge dessinait parfaitement sa taille élégante, encore serrée par le ceinturon de son couteau de chasse. Il était coiffé d'une petite casquette de jockey en velours noir, et je terminerai en disant qu'il portait des bottes à revers faites par le fameux Crobby de Londres, quant à sa culotte de daim blanc à la fois ample et juste, elle avait une coupe insaisissable pour tout autre que pour l'artiste qui avait résolu ce problème.

Le cheval de chasse que Georges maniait avec une audace et une grâce parfaite était (selon la dernière mode anglaise) de pur sang, nerveux et découplé comme un coureur.

Monsieur de Cérigny vêtu comme Georges, et encore de la plus charmante tournure, montait au contraire, ainsi que les autres chasseurs, des chevaux de demi-sang, d'une proportion plus forte et plus ramassée, de véritables types du Hunter.

Les voitures partirent, et les hommes accompagnèrent jusqu'à ce qu'ils fussent sous bois.

La calèche de madame de Lussan, avait un attelage croisé de quatre chevaux noirs-zains et gris-sanguins, menés en Daumont par deux petits postillons à chapeaux gris et à vestes rayées bleu et blanc.

Un morne et profond silence succéda tout à coup au bruyant tumulte qui avait retenti si matin dans les cours du château.—Car excepté les gens, personne n'y était resté... Je me trompe, j'oubliais Crâo qui réveillé comme les autres se tenait encore accoudé sur la fenêtre d'une petite tourelle où il logeait.

Le bossu avait suivi d'un œil irrité toute cette cavalcade si étincelante, si folle, si dorée; il avait vu reluire au soleil levant, le cuivre des cors, les harnais des chevaux, les galons des livrées; il avait vu à travers des tourbillons de poussière tout ce luxe s'ébranler et partir.—Il avait vu les écharpes des femmes se gonfler comme autant de petites voiles de mille couleurs soulevées par le vent frais du matin.—Il avait vu les habits rouges des hommes se découper éclatants sur le vert des prairies.—Il avait vu ces élégants cavaliers se pencher aux portières, et faire bondir leurs chevaux, pendant que de jolies mains de femmes agitant des mouchoirs brodés, faisaient aux chasseurs des signes d'amour et d'adieu.

Et toute cette heureuse et ardente jeunesse, encore animée par ces sourires de femmes, par les sons vibrants et sonores des fanfares, par le glapissement des chiens, s'était élancée à un plaisir enivrant... pendant qu'il restait là, lui Crâo, seul, oublié, chétif, laid, difforme, repoussé; lui, bouffon dont on riait; lui, qui n'aura jamais ni chevaux, ni femmes, ni plaisir.....

 

Et ajoutez, pensait le bossu, que ce n'est encore là qu'une petite fraction de leur délicieuse existence! ils vont revenir de la chasse, alors ce sera la toilette, une table exquise,—et puis, après dîner, ce sera une fraîche promenade sur l'étang, autour du pavillon où se donne le concert, dont l'écho répète l'harmonie.—Après le concert, ce sera le bal,—et puis, le soir, sous les allées sombres, ce seront des baisers d'amours ardents et défendus,—des soupirs de l'attente..., des promesses passionnées de rendez-vous pour la nuit.—Et enfin, la nuit, des voluptés enivrantes.—Et tout cela sans crainte, sans remords, pour eux la morale et les lois, tout est muet!...—Et dire que jamais, mais jamais je n'aurai, moi, non pas la certitude, mais seulement l'espoir d'un pareil bonheur... Je ne serai pas seulement comme le valet ou le chien qui jouissent du luxe du maître... Oh! que c'est affreux à penser... affreux... affreux...

Et puis, il ajoutait en se regardant et en riant d'un rire atroce.—Ah, ah, mais aussi comme je suis fait... mire-toi donc monstre, mire-toi sans t'effrayer... Compare-toi donc à ce Georges avec sa taille svelte, avec sa figure de femme... Monte donc comme lui un cheval fougueux! Va, bossu..., va tournoyer dans une valse..., et presser comme lui dans tes grandes mains sèches, le corps amoureux de sa maîtresse, madame de Cérigny... Va... pourquoi donc pas..., on te regarderait sur ma foi autant et plus qu'on ne regarde ce Georges..., ce serait nouveau, et on s'en amuserait, sauf le dégoût... Ah... ah...

Il y avait presque du délire dans le ricanement de Crâo... Puis il reprenait d'un ton plus calme:—Oh! ce Georges... cette Hortense... oh! je les hais... ils sont si heureux... Mais qui pourrait donc me venger d'un bonheur aussi atroce pour ceux qui ne le partagent pas?

A ce moment, on frappa un coup à la porte du bossu.—Qui est là? dit-il avec impatience,—Moi, répondit une voix mâle et forte.—Une étincelle illumina soudainement les yeux verts du bossu.—Il ouvrit.

CHAPITRE VI.

LE BARON MARCEL DE LAUNAY.

Que n'ai-je eu de bonne heure un ange dans ma vie!
SAINTE-BEUVE.—Consolations.

Celui qui entra chez Crâo était un jeune homme brun, basané, d'une taille athlétique et massive, d'une tournure gauche, empêchée, sans aucune distinction. Ses traits paraissaient communs, rudes, et ses yeux noirs étaient voilés par d'épais sourcils. Prodigieusement développé pour son âge, on lui eut donné trente ans et il n'en avait que vingt.—De longs et larges favoris touffus d'un noir roux entouraient sa figure carrée, ses épais cheveux épars retombaient sur son front large et proéminent; somme toute, il était laid.

Puis, il avait dans son costume autant de négligence que dans sa personne.—Il portait de hautes guêtres de cuir jaune luisantes de vétusté, une culotte de peau, et une vieille veste de velours vert, toute usée, sur laquelle se croisaient les cordons de sa poudrière et le baudrier de son carnier, la chaînette de sa fourchette, et une foule d'autres ustensiles de chasse; joignez à cela qu'il était coiffé d'un énorme berret basque, rouge-sang, et que ses deux larges mains tannées et velues, reposaient sur le canon court et un peu évasé d'une carabine à un coup, et vous aurez le signalement complet du personnage.

C'était M. le baron Marcel de Launay, fils du comte de Launay, fort proche parent de M. de Lussan.

Le père de Marcel passait sa vie dans une fort belle terre qu'il possédait au milieu des Pyrénées.—Chasseur déterminé, depuis vingt ans il n'avait pas quitté cette retraite, mais comme il voulait que son fils se façonnât aux bonnes manières, depuis quatre ans il l'envoyait pendant quelques mois à Lussan, sachant que madame de Lussan y recevait la meilleure compagnie.

Malheureusement Marcel avait le monde en horreur, élevé dans ses montagnes, irascible, emporté, habitué à faire supporter sa colère à ses gardes, à ses fermiers, ou à ses paysans qui conservent encore, dans cette partie de la France, les habitudes et les traditions féodales,—Marcel se trouvait fort gêné, fort mal placé au milieu de l'élégante société du château de Lussan.

Sa sauvagerie d'enfant amusa d'abord.—Madame de Lussan et ses amies parvenaient quelquefois à le retenir dans le salon, alors on l'entourait, on le taquinait, on le faisait danser, on jouait à mille jeux,—Et Marcel se prêtait à toutes ces gentillesses avec autant de grâces qu'un ours en pareille société.—Puis, quand il s'ennuyait par trop, s'il ne pouvait s'échapper par la porte, il sautait par une fenêtre.

Mais à mesure qu'il grandit, on se lassa de ce caractère farouche, ce dont Marcel se soucia peu, enchanté qu'il fut de pouvoir alors passer sa vie dans les bois à chasser tout seul;—car il ne comprenait pas, et méprisait souverainement la chasse telle que l'entendaient les hôtes de Lussan.—Chasse de petites filles, disait-il.

Le père de Marcel avait voulu élever son fils près de lui.—Le curé de sa terre, s'était chargé de l'éducation de Marcel.—C'est avec toutes les peines du monde qu'il était parvenu à lui apprendre le français à peu près correctement.—Le caractère, les impressions, les désirs de ce jeune homme étaient donc dans toute leur naïveté et leur énergie native.—La lecture n'avait pas même modifié l'organisation première du moral de Marcel.—C'était un homme d'une nature vierge et abrupte, avec des sens neufs et purs.—Une intelligence étroite, mais juste.—Une volonté de fer,—l'imagination ardente, et quelque peu poétique des gens qui vivent dans la solitude des bois et des montagnes.—C'était enfin une nature toute primitive qui avait conservé ses aspérités, n'ayant pas encore subi le frottement du monde.

Chez un tel homme, les passions ne pouvaient être ni précoces, ni factices, ni calculées. Arrivant à terme, elles devaient être naturelles, instinctives, mais aussi d'une violence indomptable. Le complément normal de ce caractère était une timidité et une défiance sans bornes,—qui prenaient source dans un singulier mélange de modestie et d'orgueil.

Quand Marcel comparait sa tournure gauche, épaisse, embarrassée, aux formes sveltes et élégantes des autres jeunes gens du château, si lestes dans un bal, si gracieux à cheval, si coquets, si aimables, il se sentait inférieur et humilié.—Puis, quand il venait à perdre, par la pensée, ces êtres si frêles et si jolis au milieu de ses montagnes des Pyrénées hautes et sombres, parmi leurs précipices sans fonds, et leurs forêts de pins noirs et tristes...; à les exposer à la rencontre d'un ours... avec lequel il fallait lutter corps à corps ou périr...; alors Marcel se sentait grandir à ses propres yeux, et souriait complaisamment, en redressant sa haute taille au souvenir de maints combats pareils, dont il était sorti victorieux, et méprisant profondément ces jeunes gens efféminés; c'est à lui qu'appartenait alors toute la supériorité.

Mais comme, excepté lui,—personne n'eût peut-être apprécié cette différence,—Il s'isolait le plus possible et attendait avec une inconcevable impatience le terme de ses malencontreux voyages à Lussan.

Depuis quelque temps, son goût pour la solitude paraissait encore avoir augmenté.—C'était le premier été qu'Hortense venait passer à Lussan, et je ne sais s'il était donné à cette insouciante et jolie femme de faire ressentir à Marcel les premières émotions de l'amour. Mais alors, chez lui cette passion semblait se manifester comme chez les bêtes sauvages, car depuis l'arrivée de madame de Cérigny, jamais il n'avait paru plus irascible, plus taciturne et plus farouche.

La seule personne du château avec laquelle Marcel se sentait à l'aise, c'était Crâo; auprès du bossu il avait une supériorité positive, et puis lui soupçonnant à peu près les mêmes motifs que ceux qu'il avait pour haïr les autres,—il s'en était rapproché.—Ce fut donc à Marcel de Launay que Crâo ouvrit sa porte.

CHAPITRE VII.

CONVERSATION.

Causons un peu.
GOETHE.

On l'a dit,—la figure de Marcel était plus sombre que de coutume;—il posa sa carabine sur le lit de Crâo et se jeta sur un fauteuil.

—Bonjour monsieur Marcel... Vous n'êtes donc pas à la chasse avec tout le monde...., demanda le bossu.

—Non...

—Vous aimez pourtant bien la chasse, monsieur Marcel.

—Oui, mais il y a des gens avec lesquels je ne l'aime pas...

—Pourtant madame de Lussan est bien bonne pour vous, monsieur Marcel.

—Je le sais...

—M. de Cérigny.., et ces autres messieurs aussi... M. Georges de Verneuil aussi...—Et le bossu appuya sur ces derniers mots.

—Marcel fit un mouvement.... Celui-là..., Je ne puis le souffrir..., dit-il avec vivacité.

—Oh! ni moi non plus, monsieur Marcel.

—Pourquoi cela, Crâo?...

—Parce que... je ne sais..., moi..., mais il a l'air si fat, si impertinent..., si vain!

—C'est bien vrai, Crâo... un air évaporé, des manières de femme... Ce n'est pas un homme cela... dit vaniteusement Marcel, et regardant ses mains nerveuses, qu'il comparait mentalement aux mains blanches et effilées de Georges.

—Je suis sûr qu'il met un corset, monsieur Marcel.

—Pas possible! Et après l'affirmation du bossu, Marcel partit d'un long éclat de rire que celui-ci partagea.

—Après un moment de silence, Crâo reprit d'un air mystérieux... Toutes ces fadaises-là, voyez-vous, monsieur Marcel, n'en imposent pas aux femmes;... elles aiment un homme qui soit homme,... qui enfin ait l'air—d'un homme,... et Crâo accentua longuement ces mots.

—Tu te trompes, Crâo,—elles admirent un air efféminé, et ces sottes recherches de parure....

—Pas toutes, monsieur Marcel.

—Ma foi, le plus grand nombre.—Mais il me semble, au contraire, que si j'étais femme, je voudrais pour mari ou pour amant un homme... qui,.... il hésita....

—Comme je vous l'ai dit, un homme qui ait l'air d'un homme, monsieur Marcel, dit le bossu, en l'interrompant, un homme robuste, basané, brun...

—Un homme qui ait un bras pour la porter ou la défendre, Crâo...

—Un homme qui ne chasse pas comme les femmelettes, mais comme vous, monsieur Marcel, qui lasseriez un sanglier à la course.

—Tu me flattes, Crâo.

—Non, monsieur Marcel, si j'étais femme,., je voudrais un amant comme vous...

—Toi, je le crois bien; mais que le diable m'emporte si je voudrais d'une femme comme toi...

—Un éclair imperceptible brilla dans les yeux de Crâo; mais il continua sans sourciller.

—Oh! monsieur Marcel, je dis moi, moralement s'entend; car je sais bien que physiquement, je suis laid et repoussant, ajouta-t-il avec tristesse et humilité.

—Allons, j'ai eu tort, dit Marcel, j'ai eu tort, Crâo, ne m'en veux pas de t'avoir dit cela;... mais je suis d'une humeur...

—Vous, monsieur Marcel?

—Tiens, il faut te le dire; j'aurais plus de plaisir à mettre une balle dans cet habit rouge, que dans l'épaule d'un daim...

—Et moi, je vous dis que c'est très mal, et que c'est plutôt lui qui devrait avoir cette pensée à votre égard.

—Et pourquoi? n'est-il pas heureux?.... n'est-il pas...

—Ici Marcel se tut.

—Il est,—il est,—car je devine votre pensée, et je puis vous le dire entre nous; il est l'amant d'une femme que vous aimez, eh bien! ce n'est pas vrai.—Il n'en est rien,... je vous le jure,... moi...

—Tais-toi, Crâo,... tais-toi,... dit violemment Marcel.

—Et bien mieux.—Je vous dirai, moi, qu'il ne tiendrait qu'à vous de...

—Crâo,... ne raillez pas,... dit Marcel avec colère...

—J'ai des preuves, articula rapidement Crâo.

—Des preuves, des preuves, répéta Marcel, en se levant de toute sa hauteur et attirant le pygmée près de lui et le regardant bien en face:—Des preuves, Crâo;... ne répète pas une pareille parole sans montrer tes preuves, ou je te tue...

—Je ne puis pas vous les montrer,... mais vous les dire,... monsieur Marcel;... mais lâchez-moi.

—Mensonges,... dit le géant, en repoussant Crâo avec dédain.

—Mensonges,... mensonges,... répétait le bossu avec un air d'intime conviction... Mensonges, à la bonne heure,... comme si je ne l'avais pas vue vingt fois dans les premiers jours de son arrivée au château, vous suivre du regard, comme si elle ne vous soutenait pas toujours contre les autres, quand ils se moquaient de vous,... comme si elle n'était pas toujours la première à vous appeler dans le salon.

—C'est vrai, Crâo, dans le commencement;... mais c'était pour me tourmenter et rire à mes dépens...

—Sans doute, monsieur Marcel, elle rit à vos dépens, maintenant peut-être, parce que vous n'avez pas su la comprendre.—Elle rit à vos dépens, parce que vous ne concevez pas qu'un homme comme vous plaît toujours, lors même que ce ne serait que par singularité...—Elle rit à vos dépens, parce que vous ne voyez pas que son M. Georges l'ennuie à périr avec ses prévenances et ses attentions, parce qu'après tout, qu'a-t-il pour plaire? Une figure de fille, des cheveux frisés, un jargon, des fadeurs... Au lieu que vous, monsieur Marcel,—vous, vous êtes bien plus beau de cette beauté mâle et forte dont nous parlions; si vous lui racontiez vos chasses dans les Pyrénées, comme vous me les racontez à moi, elle ne cesserait pas de vous entendre... Vous pouvez me croire, moi, qu'est-ce que cela me fait, à moi, de vous dire tout cela; moi, toujours seul, isolé, méprisé, laid, repoussant, aussi loin de la beauté de M. Georges que de la vôtre.—Je n'ai aucun intérêt à vous donner la préférence,... n'est-ce pas,... je dis ce que je sens et ce que je sais,... voilà tout.

—Ce que tu sais... Crâo...! dit Marcel,—cette fois d'un air seulement dubitatif.

—Mais, monsieur Marcel, résumons, n'est-il pas vrai, que dans les premiers temps elle vous recherchait, vous engageait à venir au salon, au lieu de rester dans les bois...

—C'est vrai.

—N'est-il pas vrai qu'après cela, elle a été froide et réservée avec vous, et qu'elle ne vous parlait plus que de loin en loin?...

—C'est encore vrai.

—Et enfin, que maintenant, elle a l'air de ne pouvoir pas vous supporter,... elle vous évite autant qu'elle le peut?

—C'est encore vrai, dit Marcel avec un soupir.

—Eh bien! n'est-ce pas clair,—vous lui avez plu, elle vous l'a laissé voir, vous n'avez pas voulu la comprendre, et elle est furieuse,... elle qui était si bien disposée pour vous, qu'un jour,... mais je me tais,... vous diriez,... mensonge...

—Non, non,... dis, Crâo, dis...

—Non, vous ne me croyez pas...

—Crâo!

—Eh bien donc un jour, madame de Cérigny, en me rappelant la peur que je lui avais faite un soir qu'elle était venue au bal, à l'hôtel,—elle me dit, je l'entends encore;—que veux-tu, mon pauvre Crâo, je suis fâchée de ce premier mouvement, qui t'aura blessé, mais tu sais bien que tu n'es pas beau, que tu n'as pas la taille de monsieur Marcel...

—Elle a dit cela,... vrai,... vrai,... Crâo!

—Et bien d'autres choses, ma foi...

—Tiens, tais-toi,... je m'en vais, car tu me rendrais fou, dit Marcel en sortant précipitamment...

—Crâo le regarda d'un air satisfait, et laissa échapper cette seule exclamation: ah,—ah,—mais le son était si guttural, si rauque, si fauve, qu'on eût dit le rire d'une hyène... Puis il ajouta en frottant ses mains maigres et jaunes l'une contre l'autre: j'aime beaucoup le bossu Rigaudin de la Maison en loterie, je veux faire à peu près comme lui,—et mieux,—si je puis.

CHAPITRE VIII.

RÉFLEXIONS.

Je te vois bien, toi,
avec ton bonnet rouge.
BURKE, la Femme folle.

Marcel fut tout d'un trait jusqu'au plus épais d'un fourré; là il s'assit, pour rêver à tout ce que venait de lui dire Crâo... puis ne pouvant garder la même position, il se leva et se prit à marcher à grands pas, tant son esprit était violemment agité.

Le malheureux repassait dans sa tête les moindres occasions où il s'était trouvé avec Hortense,—et sa mémoire les lui retraçait avec une lucidité merveilleuse. Il se souvenait du moindre mot, du moindre geste, du moindre regard... Aussi, tantôt il s'abandonnait aux élans d'une folle joie,—tantôt accablé, la tête penchée il sentait son cœur se gonfler.

La conduite d'Hortense à son égard avait été pourtant toute naturelle.—Au château de Lussan, habitué qu'on était de traiter Marcel comme un enfant, il était tout-à-fait sans conséquence à cause de son âge et de son caractère.—Comme tous ceux qui ne le connaissaient pas, Hortense s'en était amusée—de loin si l'on peut s'exprimer ainsi, comme une jeune fille s'amuserait avec un loup enchaîné, puis après, l'indifférence avait succédé à la curiosité, et presque le dédain à l'indifférence;—car Hortense, habituée qu'elle était aux manières polies, distinguées, aux recherches de toilette les plus minutieuses des hommes de la société, devait plus que personne éprouver une antipathie pour ce jeune homme rude et grossier.

Une femme moins frivole et moins légère, eût peut-être cédé au désir de lire dans ce cœur si jeune et si neuf, et d'y voir éclore des sensations fortes et naïves;—mais de telles femmes sont rares, et il faut l'avouer, des amants comme Marcel offrent peu d'attraits; enfin Hortense était peut-être la femme qui dût sentir l'éloignement le plus prononcé pour Marcel.

Et pourtant Crâo avait interprété sa conduite avec une malice infernale, en changeant en un sentiment tendre,—l'accès de curiosité que le caractère singulier de Marcel avait un instant fait naître chez Hortense, et en démontrant à ce malheureux que l'indifférence et le dégoût qui avaient suivi, n'étaient autre chose que le dépit qu'éprouvait madame de Cérigny de voir ses avances rejetées.

Le premier espoir d'être aimé mettait Marcel hors de lui; sans positivement croire ce que le bossu lui avait dit, il ne pouvait se refuser à l'évidence des faits.—Ce maudit bossu avait encore tiré le meilleur parti possible de la beauté de Marcel, dans le portrait qu'il en avait fait.—L'amour-propre,—l'ignorance du monde, les désirs, le sentiment vague de supériorité qu'il ressentait parfois, finirent sinon par persuader Marcel que madame de Cérigny s'occupait de lui, au moins à ne pas lui faire envisager un tel amour comme chimérique. Avec un caractère comme celui de Marcel, c'était déjà un pas immense... Toutefois toujours défiant,—il se promit d'attendre et de ne pas livrer son secret avant d'avoir de nouvelles preuves.

CHAPITRE IX.

THÉATRE.

L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire qu'il est un sot, il le croit.
Pensées de Pascal, XLVIII.

Le lendemain de la partie de chasse,—les hôtes de Lussan étaient rassemblés dans un charmant pavillon situé au milieu d'un étang immense, et le majestueux rideau de verdure que formaient les arbres du parc, se détachait noir sur le ciel encore doré par les dernières lueurs du soleil, couché depuis quelque temps.

Il faisait une fraîcheur ravissante, les piqueurs de M. de Lussan, exécutaient au fond du bois de mélodieuses fanfares dont l'harmonie lointaine était répétée à l'infini par les échos.

—Que cette fanfare de Guillaume Tell fait ainsi un admirable effet, dit Georges, abandonnant sa glace pour écouter avec plus d'attention.

—C'est à M. de Cérigny que nous devons pourtant cette idée merveilleuse de faire tous les soirs donner de la trompe dans la forêt, dit madame de Lussan.

—Il n'en fait jamais d'autres... répondit Hortense.

Et pourtant reprit Georges, j'ai moi une idée qui vaut au moins toutes celles de M. de Cérigny...

—Voilà de la présomption, monsieur de Verneuil, dit Hortense...

—Voyons, Georges, repartit M. de Cérigny... voyons votre idée... je ne cède pas d'avance mes avantages.

—Eh bien, Madame, dit Georges en s'adressant à madame de Lussan, vous avez ici une charmante salle de spectacle... et il est affreux que personne... pas même Cérigny, n'ait pensé à y jouer la comédie...

—Bravo, bravo, l'idée est parfaite, répéta-t-on en cœur, c'est délicieux;—cela vaut bien mieux que les fanfares de M. de Cérigny.—Quand—jouons-nous?—que jouons-nous?—l'opéra?—le drame?—le vaudeville?—ce sera charmant?—je n'oserai jamais?—et des costumes?—

Telles furent les approbations, les interjections et les questions que suggéra le projet de Georges.

—C'est arrêté, nous jouons la comédie,—dit madame de Lussan.—Crâo copiera les rôles et servira de souffleur, ma femme de compagnie tiendra le piano, le régisseur aura son violon,—le maître d'hôtel sa flûte, et un de nos gens qui donne du cor d'harmonie complétera l'orchestre.—Ce sera délicieux... Approuvé..... approuvé...... Seulement que jouerons-nous, demanda M. de Mersac,—jouons Hernani?—Oh bien, oui, c'est romantique ça—hoc turpissimum est, s'écria le fils de M. de Mersac, lycéen de 16 ans, qui ne pouvait dire une phrase sans la finir en latin, depuis qu'il était en vacance,—pure contrariété. Le misérable au collége avait ses humanités en horreur.

—Comment vous parlez encore votre vilain latin... Jules, dit en minaudant madame d'Alby, qui avait promis à la mère de Jules de ne rien lui passer d'inconvenant...

—Nous ne serons pas assez, objecta M. d'Alby.

—Mais les voisins de terre qui nous arrivent demain?... pensez donc, quel renfort.... reprit madame de Lussan... seulement Hernani..., pour commencer... ce n'est pas aisé.

—Et puis au fait, c'est romantique, dit madame d'Alby qui paraissait partager les opinions littéraires du lycéen.

—Pourquoi pas jouer Faust de Goëthe tout de suite? reprit M. de Mersac...

—Vous croyez rire... dit M. de Cérigny... eh bien j'y pensais...

—Le fait est, reprit madame de Lussan, que ce serait piquant,... si nous en essayions?....

—Ce sera bien ennuyeux, dit l'un...

—Aimez-vous mieux Athalie, reprit un autre.

—Je préférerais cela!

—Par exemple...

—Mais quels vers!

—Votre Goëthe est un fou...

—Votre Racine est si froid...

Et cette malencontreuse question littéraire allait encore être débattue, si madame de Lussan n'eût assuré que le frais du soir commençait à gagner. La discussion ne fut pas abandonnée;—on monta en bateau, et on était arrivé dans le salon du château, qu'elle n'était pas résolue;—seulement il fut arrêté qu'on jouerait:—mais quoi?

—D'abord avons-nous ici des pièces de théâtre, dit M. de Cérigny à madame de Lussan.

—Je le crois. Il faudrait demander cela à Crâo qui est chargé de la bibliothèque.

—S'il y en avait, ce serait bien mieux, on éviterait ainsi l'ennui d'écrire à Paris, l'attente de recevoir la réponse;—ce serait au moins huit jours de gagnés;—sans cela, le temps de faire des costumes, d'apprendre les rôles;—bah!—ce serait remis à trop loin.

—Sans doute, répéta tout le monde avec cette impatience de gens heureux, qui, une fois un plaisir convenu, donneraient tout au monde pour en jouir à l'instant même.

—Cela est bien simple, dit Georges, je vais faire demander Crâo à la bibliothèque, et savoir au juste quelles sont nos richesses.

Quand Georges arriva dans la bibliothèque, il y trouva Crâo qui le salua respectueusement.

—Je suis aux ordres de monsieur le comte.

—Dites-moi, Crâo, nous voulons jouer la comédie, avez-vous ici des pièces de théâtre?

—Je ne crois pas, monsieur le comte.—Je vais consulter mon catalogue... Puis, feuilletant un lourd registre...—Monsieur le comte, nous n'avons ici qu'un théâtre étranger, et encore c'est une traduction de Shakespear....

—Voilà tout?

—Voilà tout, monsieur le comte;... Ah! j'oubliais. J'ai, moi, un vaudeville;... c'est ma pièce favorite...

—Quel est-il?...

La Maison en loterie, monsieur le comte.

—Vous n'y mettez pas d'amour-propre au moins?

—Que voulez-vous, monsieur le comte... Le rôle de Rigaudin m'a toujours séduit.

—Mais, c'est un fort vilain rôle...

—Il est amusant, monsieur le comte.

—A la bonne heure dans l'étude du notaire,... mais ici, mon pauvre Crâo, vous auriez bien du mal à brouiller quelqu'un...

—Oh, ce n'est pas comme cela que je l'entends, monsieur le comte, je parle du rôle d'observateur...

—Bon Dieu!... et qu'observe donc monsieur Crâo, dit Georges, que cette conversation amusait.

—Oh! bien des choses... Une entre autres qui divertirait bien monsieur le comte, s'il la savait.

—Voyons...

—Mais j'ose recommander le secret à monsieur le comte.

—Parlez, Crâo.

—C'est que M. Marcel de Launay est depuis quelque temps sujet à de singulières distractions, et que...

—Qui ça, notre Nemrod, notre ours... Eh bien! que fait-il?... Il prend un sanglier pour un loup?...

—Il en serait bien capable, monsieur le comte, car les amoureux sont capables de tout.

—Marcel est amoureux!... Si tu peux me prouver cela, Crâo, tu n'en seras pas fâché... Voilà qui nous divertirait,... ce serait à n'y pas tenir... Voyons, voyons; parle, parle donc.

—Je n'ose, monsieur le comte.

—Crâo, je le veux.

—Monsieur le comte se formalisera.

—Du tout... qu'est-ce que ça peut me faire à moi; je le veux, voyons, dis...

—Puisque Monsieur le comte l'exige... je puis lui affirmer que M. Marcel est amoureux de...

—Finiras-tu?

—De madame la marquise de Cérigny.

Ici Georges partit d'un éclat de rire si fou, si bruyant, si prolongé, qu'il stupéfia Crâo; et sans songer davantage aux pièces de théâtre, ce jeune homme courut comme un écervelé rejoindre la société du salon...

—Il rit,—à la bonne heure, dit Crâo...—Puis remettant son registre à sa place, éteignant sa lumière, il alla, dans l'obscurité, coller son oreille à une petite porte de dégagement, qui communiquait au salon d'été où l'on était rassemblé.

—Retenant son souffle, il écouta.

—C'est impossible... disait Hortense en riant aux éclats...

—C'est pourtant comme cela, Madame, reprit Georges.

—Ma chère amie, voilà une conquête qui me donne de l'ombrage, ajouta M. de Cérigny avec un sérieux affecté...

—Mais le pauvre Marcel va devenir très-amusant, dit madame de Lussan, et ce qui serait charmant, c'est qu'Hortense l'encourageât un peu.

—Ah! il est trop laid, il a l'air trop brutal, et puis il me fait une peur affreuse.

—Que vous êtes folle, Hortense! dit madame de Lussan, Marcel est mon parent, un enfant presque,—un jeune homme sans conséquence... Vous profiteriez de cela pour nous l'amener; vous useriez de votre influence pour lui faire faire les choses du monde les plus divertissantes; les soirées commencent à être longues, voyons, Hortense, pas d'égoïsme; mon Dieu, s'il m'avait honoré de son goût, je vous donnerais l'exemple, moi...

—Allons, vous le voulez, cela vous amusera peut-être, j'y consens; mais moi je me sacrifie,... dit madame de Cérigny, vaincue par tant d'instances...

Puis, comme Crâo entendit un léger bruit, il se retira vite, et dit en regagnant sa tourelle.—Mais cela prend une excellente tournure...—Nous rirons bien.

CHAPITRE X.

UN PREMIER AMOUR.

—Te souviens-tu de ce jour, où tu me disais:—je t'enverrai un anneau comme gage de mon amour? En vain j'ai attendu l'anneau,—je l'attends encore;—peut-être, m'as-tu oublié, et tu penses qu'il n'est plus besoin de gage pour un amour passé?
JEHAN POL, Oubli et Consolation.

Huit jours après cette belle coalition, il eût été impossible de reconnaître Marcel, tant il était changé,—avant il était laid; mais au moins ses manières ne contrastaient pas avec cette laideur,—il y avait même dans son ensemble, je ne sais quoi de rude et d'original, qui ne manquait pas de caractère et d'énergie.

Mais depuis que cédant aux folles exigences de ses amis, Hortense parut faire quelqu'attention à Marcel, et encourager son amour.—Ce malheureux, croyant voir se réaliser les espérances que Crâo lui avait si méchamment données, et écoutant les perfides conseils du bossu, avait changé pour plaire à Hortense, ses habits de chasse qu'il ne quittait jamais, et dans lesquels au moins son allure était libre et franche, pour des vêtements à la mode qui le mettaient au supplice; il s'était fait friser, avait emprisonné son cou dans une énorme cravate empesée; enfin affublé de la sorte, il était impossible de rien voir au monde de plus grotesque, de plus amusant et de plus ridicule.

Aussi, on en riait aux larmes dans le château, Hortense elle-même s'en amusait beaucoup, et commençait à jouir des fruits de son sacrifice,—comme on l'appelait.

Et ceci n'était rien, il fallait entendre et voir Marcel au milieu d'une foule de jeux, de proverbes, qui demandaient autant de légèreté d'esprit, que d'élégance et de souplesse de corps,—il fallait voir Marcel lourd, gauche, embarrassé, s'évertuant pour paraître aimable et ne pouvant dire ni répondre un mot à propos;—mais ravi, mais joyeux, et ne comprenant pas les quolibets, les épigrammes dont on l'accablait à l'envi, parce qu'Hortense le regardait quelquefois; et lui disait en étouffant un éclat de rire:—à la bonne heure, monsieur Marcel, vous êtes aimable maintenant, surtout continuez...

Comment voulez-vous qu'après cela,—Marcel ne se crût pas beau, séduisant par excellence. Georges prenait avec lui les airs de sécheresse, et de morgue, d'un rival évincé. Madame de Lussan lui faisait des compliments sur les bonnes façons qu'il gagnait chaque jour.—Le lycéen lui conjuguait amo sur toutes les formes;—enfin le bossu, lui traduisant avec méchanceté jusqu'au moindre sourire d'Hortense, était le premier à entretenir ce misérable jeune homme dans l'illusion menteuse dont on le berçait.

Pauvre Marcel! comme il était heureux, comme il méprisait maintenant le Marcel d'autrefois,—le Marcel rude et sauvage chasseur, ne connaissant que l'émotion des coups de fusil, et le silence des forêts...—Une seule idée le tourmentait souvent.—Comment allait-il faire pour retourner dans les Pyrénées qu'il aimait tant autrefois? dans ce vieux château auquel étaient attachés tant de souvenirs d'enfance? que ces montagnes, dont il connaissait le moindre sentier, vont maintenant lui paraître tristes et vides!—encore une fois, comment fera-t-il;...—mais cette pensée ne se présentait pas souvent à lui, et d'ailleurs, comme tous les gens heureux d'un bonheur inespéré, il ne songeait qu'au présent, se laissait entraîner à cet amour et fuyait autant qu'il le pouvait, toute réflexion qui pouvait assombrir l'avenir.

Pour un observateur, c'était un curieux spectacle que cet homme à sentiments profonds, à formes rudes, à caractère entier, jeté au milieu de cette société insouciante et frivole, à laquelle il servait de risée, car ces gens heureux et superficiels, n'ayant éprouvé de leur vie aucune passion forte, ne pouvaient concevoir leur violence, chez les autres,—ils ne songeaient pas au terrible avenir qu'ils amassaient, en se jouant, sur cet homme énergique, et sur cette jolie femme si légère et si gaie,—ils ne songeaient pas que ce qui était une bouffonnerie pour eux, était la vie de chaque minute, de chaque seconde du malheureux qu'ils trompaient,—car ce malheureux aimait avec tout l'abandon, toute la confiance d'un esprit étroit?

Hortense non plus n'avait pas un instant réfléchi à ce qu'il y avait de cruel dans sa conduite.

L'influence despotique qu'elle exerçait sur cet être jusque-là si sauvage, satisfaisant son amour-propre de femme, elle n'avait pas songé qu'il faudrait que tout cela eût pourtant un terme,...—que Marcel était à son premier amour, qu'il aimait d'instinct, que cette passion qu'elle lui avait jetée au cœur, devait être maintenant ineffaçable, et qu'un jour, effrayée peut-être des développements que cet amour prendrait dans une âme aussi ardente et aussi jeune, elle serait forcée de lui dire,—ce n'était qu'un jeu,... voyez-vous, Marcel, un jeu de folâtre et joyeuse femme, qui a voulu s'amuser un moment d'un ours apprivoisé. Or, Marcel, vous nous avez amusé;—que la plaisanterie ne devienne pas sérieuse,—restons-en là;—vous avez été très-drôle, Marcel—et ne l'est pas qui veut.

Et Marcel, lui que fera-t-il alors? concevez-vous, ce pauvre jeune homme qui a quitté ses habitudes si chères, ses goûts, sa passion unique à lui, qui au lieu d'étouffer un penchant naissant, s'y est laissé emporter, parce qu'on lui disait,—espère! lui qui s'est habitué à cette douce vie d'amant aimé,—lui qui croit maintenant savoir ce que c'est qu'un regard, qu'un sourire, et combien est brûlant l'air qu'on respire auprès de la femme qu'on aime.—Il lui faudra oublier tout cela, parce que c'était une moquerie,—lui dira-t-on. Une moquerie!—concevez-vous? une moquerie! Non-seulement, on ne l'aimait pas;—mais il servait de jouet,... de passe-temps.

Que fera-t-il?...—un homme d'esprit saurait se taire ou se venger avec une politesse infernale, avec une exquise cruauté,—mais il n'a pas d'esprit,—Marcel,—s'il est furieux, et s'il veut se venger—sa fureur et sa vengeance seront comme lui,—sauvages et brutales?

—En vérité, je ne sais ce que tout ceci deviendra; mais Dieu est grand et l'avenir est voilé:—ainsi que disent les Orientaux et devraient dire les poètes, les romanciers et surtout les lecteurs.

CHAPITRE XI.

CONVERSATION.

—Quand je serai loin de toi..., rassure-moi par une lettre, Julie...

—Si je te disais qu'une lettre peut me compromettre..., que penserais-tu, Saint-Preux...

—Tu ne peux pas me dire cela, mon amie, en me choisissant... Tu m'as choisi digne de toi, et homme d'honneur.

—Si je persistais, Saint-Preux?

—Je croirais que tu ne m'aimes plus, Julie, si une crainte aussi frivole était plus forte que ton amour pour moi.

—Non, non, va je t'écrirai: qu'est-ce qu'une lettre maintenant, au prix de ce que je t'ai donné.

ROUSSEAU,—Nouvelle Héloïse.

Le projet de jouer la comédie, n'avait pas été abandonné, il s'en faut bien;—car, grâce à l'esprit fertile de Georges,—ce nouveau plaisir promettait de montrer Marcel sous un autre point de vue.

On était convenu de jouer l'Othello de Shakespear,—dans l'intention d'engager Marcel à se charger du rôle du Maure.—On devait répéter très-sérieusement la pièce, jusqu'au jour de la représentation:—et ce jour là seulement, ajouter les plaisanteries que le débit et la figure de Marcel amèneraient infailliblement.—Lui seul étant de bonne foi dans cette bouffonnerie improvisée.

Ce qui paraissait impraticable, c'était de décider Marcel,—tel apprivoisé qu'on le supposât;—ce fut encore Hortense qui se chargea de cette négociation délicate.—On mit son amour-propre en jeu,—et elle ne pensa plus qu'aux moyens de remporter cette victoire sur l'opiniâtreté bien connue du personnage.

Or, un soir, Hortense ayant fait d'abord quelques coquetteries à Marcel, prit tout-à-coup un air froid et dur, et força ainsi le pauvre jeune homme à sortir du salon, et à aller déplorer dans la solitude du Parc, la bizarrerie du caractère des femmes.—C'est ce qu'on voulait.

—Georges suivit Marcel de loin,—et revint annoncer qu'il avait porté sa misanthropie du côté d'un quinconce d'acacias. Ce fut donc là que se rendit madame de Cérigny, accompagnée de son mari et de madame de Lussan.—Ne me quittez pas au moins, dit Hortense à son amie... restez tout proche..., j'aurais véritablement peur du tête-à-tête.

—Nous veillons sur vous,—dirent-ils—en souriant.., et l'on dirigea la promenade du côté du quinconce d'acacias.—En effet, ils y trouvèrent Marcel triste et malheureux, de la froideur subite d'Hortense...

—Eh! mon Dieu,... c'est vous, Marcel, dit madame de Lussan..., comme vous êtes esseulé... Fuyez-vous déjà le monde, vous commenciez à y être si bien... Allons, allons, beau solitaire, offrez votre bras à madame de Cérigny, et venez avec nous faire un tour de parc; jouir de la fraîcheur de la nuit...

—Je serais désolée d'arracher M. de Launay à ses méditations, dit Hortense.

—Mais Marcel s'était vivement approché d'elle, et tenait son bras sous le sien... Seulement, il n'avait pas dit un mot, sa langue était collée à son palais.

On sortit du quinconce, et l'on se dirigea vers une grande et profonde allée de tilleuls; M. de Cérigny et madame de Lussan hâtèrent un peu le pas.., et Hortense et Marcel restèrent assez éloignés d'eux.

Le cœur de Marcel battait d'une force à lui rompre la poitrine. Pour la première fois il tenait le bras d'Hortense sous le sien,—et c'était le soir,—et il était presque seul avec elle. Aussi, trop heureux pour pouvoir parler, il se contentait de soupirer à de longs intervalles.

—J'ai vraiment été indiscrète, monsieur de Launay,—dit Hortense, d'accepter votre bras...

—Oh non...,—dit Marcel.

—Mon Dieu,—qu'il est bête,—pensa Hortense, et puis, comme après ces deux mots il s'était tu, Hortense se dévoua et ajouta.

—Mais pourquoi donc, monsieur Marcel, recommencer à vous isoler; depuis quelque temps vous veniez au salon, on vous voyait davantage, vos manières avaient changé..., et l'on vous en savait gré, soyez-en sûr.

Ici Marcel crut sentir la main d'Hortense s'appuyer plus fortement sur son bras...

Et surmontant si timidité, ma foi, il se hasarda à dire témérairement:—Combien je serais heureux, si en effet on l'avait remarqué...

—Je vous assure qu'on l'a remarqué monsieur Marcel, et que si l'on osait, on demanderait encore plus à votre... amitié...

—Oh! parlez... parlez, Madame, dit impétueusement Marcel.

—Mais vous ne voudrez pas?

—Je vous le promets d'avance.

—Non, je ne veux pas... je veux que ce soit de votre plein gré... Mais en vérité monsieur Marcel... je dis je veux, je crois,—ajouta Hortense timidement.

—Oh dites... dites...

—Eh bien, monsieur Marcel, si vous vouliez être tout-à-fait aimable, je vous prierais...

—Non, dites je voudrais, reprit Marcel.

—Eh bien, je voudrais que vous prissiez un rôle dans la pièce que nous allons jouer... le rôle d'Othello.—

—Moi, moi... vous n'y pensez pas, Madame... vous exigez...—encore une fois, ce que vous exigez est impossible. Je ne pourrai. Je n'oserai jamais...

—Je n'exige rien, Monsieur, dit sèchement Hortense, je suis fâchée que cela ne puisse vous convenir, voilà tout.

—Madame...

—Non, Monsieur, vous m'obligerez même de ne parler à personne de tout ceci.—Comme je remplis, moi, le rôle de Desdémona, qui est presque toujours en scène avec Othello... C'était une folie, une inconséquence même de ma part de vous avoir fait cette demande. Encore une fois, monsieur de Launay, je vous saurai un gré infini de n'en pas dire un mot.

—Marcel garda le silence pendant quelques instants.—Il paraissait combattu par mille pensées diverses—enfin il répondit à Hortense:—«vous ne saurez jamais, madame, tout ce que me coûte la promesse que je vous fais: je jouerai...»

—Il y avait dans ce mot—je jouerai—une expression si vraie, si sentie, un dévouement et une abnégation si sincères, qu'Hortense fut un instant émue,—qu'elle eut comme pitié de cette pauvre créature que l'on s'acharnait à tourmenter si cruellement... et puis elle pensa qu'après tout—il n'était pas si malheureux de se croire aimé, et que cette douce illusion compenserait bien la peine qu'il éprouverait quand on lui dirait que ce n'était qu'un mensonge,—et elle continua:

—Que vous êtes aimable, monsieur Marcel, vous ne sauriez croire combien vous me rendez joyeuse—c'est donc convenu... mais songez que nous devons jouer dans huit jours, et qu'il y aura des répétitions tous les jours, plutôt deux qu'une, qu'il faudra y assister.

—Je vous l'ai promis, Madame.

—Et je vous en remercie... Marcel,... dit Hortense, en lui serrant légèrement le bras... puis hâtant le pas... pour rejoindre son mari et madame de Lussan.

—Mais j'y pense, ma chère Emma, dit-elle à cette dernière: M. de Launay jouerait parfaitement Othello!

—Sans doute... mais il est trop sauvage... il ne voudra jamais.

—Je vous demande pardon, ma cousine, je suis à vos ordres, dit Marcel.

—Vraiment,... mais c'est admirable, vous serez parfait, répondit madame de Lussan...

—C'est à faire à vous, ma chère amie, dit tout bas M. de Cérigny à Hortense, qui toute fière de son succès, s'échappa légère comme un oiseau, monta précipitamment les marches du salon, où le reste de la société était rassemblé, et se jeta sur une causeuse, en disant:

—Eh bien! il jouera!

—Alors il sera impossible d'y tenir, dit Georges.

Risum teneatis, ajouta le lycéen.

CHAPITRE XII.

LA PAGODE.

—Oh se croire aimé... Grimm!
—Se voir aimé, Diderot.
—Le sentiment,—le cœur.... l'âme... que peut-on préférer
à cela, Grimm!
—Les yeux..., la bouche..., la gorge..., Diderot...
—Matérialiste!
—Spiritualiste!
Le fait est, monsieur Diderot, que Grimm avait raison.
Ce qu'il y a de plus vrai dans l'amour, ce sont les faveurs.
Dialogues encyclopédiques.

Il est pourtant un âge,—non pas un âge du corps, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais un âge du cœur, car alors que le corps a trente ans le cœur en a souvent soixante; il est pourtant un âge où le moment d'un rendez-vous fait palpiter tout notre être. Il y a des transes, des angoisses, des voluptés indéfinissables dans l'attente,... il y a un épanouissement d'âme impossible à rendre,... dès qu'on voit arriver celle qu'on désire,—légère,—furtive, toute rouge, toute tremblante, et qu'elle vous dit,—Mon Dieu, si tu savais quelle frayeur j'ai eue,... ma mère est passée près de moi à me toucher,... heureusement elle ne m'a pas vue, tiens,... sens mon cœur comme il bat de crainte.—Et toi, mon ange,... sens le mien comme il bat d'espoir et d'amour...

Et ce sont alors des frémissements, des baisers sans fin,—un bonheur irritant,... des terreurs ravissantes, car on peut être surpris à chaque instant...—Et puis l'on se sépare pour se retrouver bientôt avec la même ivresse... Heureux,... heureux âge,... car plus tard,—les mêmes incidents vous trouveront froid,... on s'impatiente bien d'un retard,... mais c'est en regardant sa montre qu'on s'aperçoit que le temps s'écoule, et non plus en sentant son cœur défaillir à chaque minute passée.

Aussi le jour de la représentation d'Othello, Georges étendu sur le divan d'une petite pagode, fraîche, obscure, voilée, silencieuse, située au fond du parc de Lussan, dans l'endroit le plus solitaire du bois.—Georges sommeillait—à demi,... de temps en temps il disait,...—pourquoi diable me fait-elle attendre,... moi qui encore ai eu la précaution de ne venir qu'une demi-heure plus tard...

Enfin la première porte de la pagode s'ouvre timidement, et l'on entend le bruit sonore du verrou, puis les secondes et troisièmes portes se referment,.... et Hortense est devant Georges.

Jamais peut-être elle n'avait été plus jolie,—sa longue promenade avait rosé ses joues toujours un peu pâles, sa robe blanche d'organdi était de la plus éblouissante fraîcheur, et sa petite capote de paille doublée de satin mauve, donnait le plus suave reflet à sa délicieuse figure, et encadrait sa belle chevelure brune. Ayant posé son ombrelle, et dénoué les longs cordons de son chapeau que Georges plaça délicatement sur une chaise, la jeune femme ôta ses gants, et passant le revers d'une de ses petites mains blanches et potelées sur le lisse bandeau de ses cheveux, elle secoua sa tête en arrière,... et tendit l'autre main à Georges qui la baisa...

—Comme tu es venue tard, Hortense... dit doucement le jeune homme en l'attirant sur le sopha...

—Mon Dieu... Georges... ce n'est pas ma faute... il était arrivé une caisse de modes de chez Palmire, et sans vous...

—Tu l'aurais regardée!...

—Regardée, c'est ce que j'ai fait... Mais j'aurais essayé un canezou et une pélerine d'un goût parfait... mais que ne vous sacrifierais-je pas!... ingrat que vous êtes, aussi j'accourais vite... lorsque j'ai trouvé dans mon chemin, le fils de M. de Mersac, ce maudit lycéen... ce n'est qu'au bout d'un quart-d'heure que j'ai pu m'en débarrasser... enfin me voilà, dit-elle en prenant en ses deux mains la tête de Georges et baisant ses cheveux.—De sorte que Georges passa ses bras autour de cette taille qui aurait tenu dans un bracelet... et fit asseoir Hortense à côté de lui.

—Oh! quelle fraîcheur... quelle bonne obscurité... dit-elle en s'accoudant sur un des côtés du divan.

Et ce qui me fait souvenir que je n'ai pas parlé de la chaussure d'Hortense, c'est que dans ce mouvement elle allongea ses jolis pieds et les croisa l'un sur l'autre... ces pieds d'enfant étaient chaussés d'un tout petit brodequin, dont la peau violette à reflet d'or, se dessinait sur la blancheur matte d'un bas de soie.

Oh! j'aime aussi l'obscurité, mon Hortense... il semble qu'on soit plus seuls n'est-ce pas?... et la solitude avec toi... c'est le bonheur, dit Georges en prenant le bras d'Hortense, et se le passant autour du cou.

Alors sa joue touchait la joue d'Hortense, et son menton s'appuyait sur une épaule demi-nue...

Hortense tourna un peu la tête, et plongeant sa main dans la chevelure de Georges, elle s'amusa à en arrondir les boucles brunes, et à les séparer sur le front de son amant...

—Tiens que je t'aime avec cette coiffure, Georges... Oh! que cela te va bien... et puis tes cheveux sont si doux... tiens, c'est ma passion que tes cheveux... Et elle les baisa ardemment.

—Et moi, disait Georges en rendant les baisers avec usure, ma passion c'est toujours cette jolie bouche, avec ces dents de perle, et encore cette petite fossette au menton, et encore ce cou si arrondi.

Et le voluptueux jeune homme, tantôt effleurait à peine de ses lèvres toutes ces perfections, tantôt y imprimait de délicates morsures, de façon qu'Hortense sentit un frémissement délicieux courir partout son corps.

—Georges.....

—Hortense.....

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

—Mon Dieu,... Georges,... tenez-vous! j'ai entendu quelque bruit:—Écoutez... écoutez... dit tout-à-coup Hortense.

—Georges écouta...

—Ils n'entendirent plus rien...

—J'avais pourtant cru, dit Hortense, entendre du bruit du côté de la porte du souterrain.

—C'est impossible, Hortense, j'en ai la clef... la voilà... C'est par le souterrain que je suis venu...

—Alors vous me rassurez, mon ami, dit Hortense.

La pagode avait deux entrées, l'une, par le parc... et c'est par celle-là qu'Hortense était arrivée, l'autre, par un souterrain... construit en galerie, qui allait aboutir à une grotte fort éloignée de ce charmant pavillon si savamment construit.

Georges avait en effet la clef de la porte du souterrain qui communiquait à la pagode,—mais l'entrée de la grotte était restée ouverte,—et Crâo qui épiait depuis long-temps les deux amants—ayant enfin surpris l'heure de ce rendez-vous—et voulant, ce qu'il appelait désabuser Marcel—avait amené ce malheureux à cette porte, et l'y avait laissé en lui disant d'écouter—qu'il entendrait quelque chose d'intéressant pour son amour...

Or, pendant cette scène... Marcel était là..—peut-être...

—Ah! mais je ne reviens pourtant pas de la terreur que j'ai ressentie, dit Hortense.

—Peureuse... dit Georges en faisant jouer nonchalamment dans ses doigts les longues girandoles émaillées des boucles d'oreille d'Hortense...—Oui peureuse;—c'est un reste de souvenir de ton rôle de Desdémona, mais ce n'est pas cela, non, je gagerais que vous n'êtes ainsi peureuse, que parce que vous savez que la peur vous sied... à ravir... Voyez la coquetterie...

—Ah! toujours ce vilain mot...

—Il est en effet laid... laid.... comme une vérité, Hortense!...

—Mon Dieu, peux-tu me faire ce reproche... Voyons... quand ai-je été coquette...

—Dans les répétitions d'Othello.

—Oh! la bonne folie... Coquette avec M. de Cérigny peut-être... ou avec M. de Mersac? ou cet élégant M. d'Alby?... le plus singulier Iago qu'on puisse voir...

—Du tout... Vous avez été coquette avec Othello... dit Georges avec un sérieux affecté.

—Avec Marcel... Ah le pauvre garçon! M. de Verneuil, répondit Hortense avec une dignité également affectée, me supposer un pareil goût... ce serait plus que de la médisance.... ce serait de la calomnie....

—Puis riant comme une folle et s'asseyant sur les genoux de Georges.

—Ah, mon Dieu! qu'il m'a donc amusée hier soir... Tu sais que je me suis retirée de bonne heure.—Eh bien! mon Othello... s'était placé en face de ma chambre.... C'est Fanny qui m'a dit cela, en face de ma chambre grimpé dans un énorme acacia... et ce qu'il y a de fort curieux, c'est que le fils de M. de Mersac est venu justement s'asseoir sur le banc qui est placé au-dessous de cet arbre, avec cette bonne madame d'Alby...

—Avec madame d'Alby!!!...

—Avec madame d'Alby...

—En vérité, ma chère, l'adolescence ne respecte plus la vieillesse, même dans les femmes... Ce jeune de Mersac va se faire une querelle à mort avec les petits-enfants de cette dame qui sont dans la même classe que lui... quand ils vont savoir qu'il peut compromettre leur grand'mère...

—Taisez-vous donc, fou... dit Hortense en riant, et écoutez la fin...

Il paraît que le tête-à-tête dura longtemps et tu juges de la position de l'Othello pendant ces doux entretiens...

A ce moment des éclats de rire vinrent interrompre les amants... Par-dessus tout on distinguait la voix mordante de M. de Cérigny, et la voix voilée de l'adolescent fils de M. de Mersac. C'était encore le maudit lycéen.

—Ah, mon Dieu!... ton mari, Hortense..., dit Georges, en prenant à la hâte le chapeau et l'ombrelle de madame de Cérigny... Vite... je vais ôter le verrou; passe par la porte du souterrain... je te suis...

—Dépêchez-vous, Georges..., car j'aurais une peur horrible dans cette galerie...

Viens... vite... Et Georges prenant la main d'Hortense disparut avec elle par le côté souterrain de la pagode.—Marcel n'y était pas, ou n'y était plus.

—A peine cette porte était-elle fermée, que M. de Cérigny monta l'autre escalier du pavillon, accompagné de madame de Lussan et du lycéen qui ne les quittait pas.

—Enfin nous voilà dans notre jolie pagode, dit madame de Lussan avec une humeur mal dissimulée.

—La trouvez-vous de votre goût, Jules, ajouta-t-elle en s'adressant au jeune lycéen...

—Je crois bien, Madame... Mirabile visu...

—Que dit-il donc, monsieur de Cérigny, demanda madame de Lussan...

Admirable à voir... C'est du latin... Vous voyez, Madame, qu'il ne perd pas son temps...

—Ah, mon Dieu! dit madame de Lussan en cherchant avec anxiété dans une petite corbeille de jonc du Mexique... je ne trouve plus mon alkali... Si j'étais piquée par ces affreux cousins du bord de l'étang?...

—Permettez-moi d'aller vous le chercher, Madame... dit M. de Cérigny en courant vers la porte...

—Comment... je ne le souffrirai pas... Jules... il faut être galant... allez-y,... mon ami, vous m'obligerez... Si vous ne nous retrouvez pas ici, nous serons à la balançoire...

—Oui, Madame, j'y vais, dit Jules d'un air rechigné... Puis il ajouta en descendant chaque marche: Fastidiosus, fastidiosa, fastidiosum... Quelle scie!!...

—Maudit lycéen... c'est qu'il ne s'en va pas souvent...

—A qui vous en plaignez-vous... Victor... ajouta tendrement madame de Lussan...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

—Après la toilette du dîner, tout le monde était réuni dans le salon; on attendait avec impatience l'heure de se mettre à table, car on jouait Othello le soir même,—comme on sait,—lorsque le damné Jules arriva bruyamment... rouge et essoufflé...

—«Ah bien! dit-il à madame de Lussan... vous m'avez joliment fait trotter.... Je suis venu à la pagode... j'ai eu beau cogner... beau cogner.... ouich! personne... Nemo... Je vais à la balançoire... personne... Alors je me suis balancé; et me voilà... Ego ipse!

«—J'avais retrouvé l'alkali, Jules... et nous avions pris par l'étang,» répondit madame de Lussan,—en échangeant un coup-d'œil avec M. de Cérigny, pendant que Georges et Hortense échangèrent un sourire...

—Bon Dieu,... comme il a chaud, dit l'excellente madame d'Alby...

—Madame la comtesse est servie, annonça le maître d'hôtel.

CHAPITRE XIII.

ENTR'ACTE.

—Comment veux-tu que ma maîtresse puisse me tromper, Jehan Pol,—quand les mêmes rideaux nous enveloppent au sein d'une nuit profonde?

—Aujourd'hui, soit, maître,—mais hier? mais demain?

—Songe-creux venu du Tyrol;—que me font l'avenir et le passé, si le présent est à moi.—C'est le plaisir, et non l'amour que je cherche, Jehan Pol.—Or, ce ne sera jamais sous les rideaux de ma maîtresse que j'aurai dispute avec mon rival... Elle a trop de vertu pour faire à la fois trois parts de son oreiller...

—Dites donc cela à la femme du Burgrave, maître.

—Fils de sot qui ressemble tant à ton père, la jalousie est la politesse des liaisons; et je ne songe jamais à mes soupçons que lorsque j'en parle à Tcharlette, pour savoir-vivre.

—Mais si Tcharlette, vous dédaignait, maître?

—Crois-tu pas, Jehan, qu'elle soit la seule à Munich, qui ait des épaules blanches, la peau douce et les dents perlées?

—Mais son âme, maître? son âme.

—Est-ce que les femmes ont moins d'âme pour cela, triple sot!

JEHAN POL,—Oubli et Consolation.

Le petit théâtre du château de Lussan était brillamment éclairé. On avait quitté la table de bonne heure. Une foule de personnes de la ville prochaine, avaient été invitées, et jusqu'aux moindres places, tout était occupé dans cette jolie salle de spectacle.

On le sait, le spectacle se composait d'Othello de Shakespear et de La Maison en loterie.—Dans cette dernière pièce, Crâo avait absolument voulu se charger du rôle du bossu Rigaudin.

C'était pendant un entr'acte, car déjà les quatre premiers actes de l'œuvre admirable de Shakespear, avaient été entendus,—mais avec quelle froideur, mon Dieu!...—Ces auditeurs provinciaux étaient incapables de te comprendre, grand Williams! Les hôtes de Lussan eux-mêmes, n'avaient été tirés des accès de somnolence qui les engourdissaient quelquefois, que par le débit burlesque et emporté de Marcel, Othello,—et par la délicieuse romance du saule, empruntée à l'opéra de Rossini, et chantée par Hortense avec une expression ravissante.

Que ton ombre dut sourire, grand Williams! si elle entendit le propos de ce Bourguignon, qui, dissimulant un atroce bâillement avec sa main, murmurait:—Enfin, plus qu'un acte,... mais au moins on le dit amusant celui-là,... car les autres sont d'un bête... Ah—je vous demande un peu qu'est-ce que tout cela signifie... C'est absurde.

—Parbleu! je le crois bien dit un avocat de petite ville, c'est d'un romantique forcené, du Père aux autres, un enragé.

Enragé parut l'épithète justement choisie;... car un léger frisson courut dans tous les membres des auditeurs,.. rien qu'à la pensée d'avoir écouté l'œuvre du romantique le Père aux autres. (Hist.)

Encore pardon, grand Williams, enveloppe dans la même clémence M. de la Harpe, les auditeurs et l'avocat.

Enfin la toile était momentanément baissée,—on causait, on riait, on attendait,—et l'on se promettait de terminer gaîment la soirée par un bal.

Et puis pour se divertir on parlait d'Othello, car on pouvait être certain qu'il s'agissait de Marcel, si l'on entendait un éclat de rire perçant.

Pourtant Marcel avait, à mon avis,—surpassé l'attente générale.—Des gens moins prévenus eussent peut-être remarqué des moments d'admirable expression dès qu'il parlait de soupçons, de jalousie, ou de vengeance, alors sa voix tremblait, ses traits étaient altérés, et il y avait jusque dans ses mouvements, cette soudaineté de geste, ces tressaillements imprévus qui trahissaient plutôt l'âme de l'homme, que l'habileté de l'acteur...

Pendant cet entr'acte, sous prétexte de rajuster quelque chose à son costume, Marcel s'était retiré dans une petite tourelle assez voisine de la salle de spectacle.

Il était assis sur le rebord d'une fenêtre,—sa figure déjà basanée, rendue encore plus dure par une couche de bistre, contrastait avec la blancheur éclatante des plis de son turban.—Un fort beau costume moresque, rouge et or, cachait ce que sa taille avait de lourd et de gauche.

Ainsi vêtu, son cou nerveux et découvert supportait fièrement sa tête, et ses larges épaules prenaient de la noblesse sous le palampore oriental, somme toute, avec son œil fixe, son front soucieux, sa puissante stature qui se drapait sous la coupe grandiose, et la richesse magnifique de ce vêtement, Marcel avait un air sombre et fatal, profondément empreint de l'esprit funeste de son rôle.

Il paraissait plongé dans je ne sais quelles réflexions:—son regard était fixe, et lorsque Crâo frappa deux coups, pour l'avertir qu'on allait commencer, Marcel fit un mouvement pareil à celui d'un homme éveillé en sursaut.

Le bossu entra,—il était vêtu, lui, du costume noir de Rigaudin; sa figure maigre, ordinairement pâle, était livide ce soir-là.

—Ecoutez-moi, monsieur Marcel, dit le bossu d'un air mystérieux:

—Oh! va-t'en,... va-t'en, Crâo, va-t'en, tu es mon mauvais génie...

—Silence..., répondit le bossu en levant son doigt, silence; je vous ai prouvé ce matin qu'on vous trompait, je vous ai prouvé que comme vous j'avais été dupe de l'amour que cette femme vaine et insolente semblait vous porter; je vous ai dit qu'elle s'était jouée de vous..., que, grâce à elle, vous serviez maintenant de risée à tout ce monde imbécile... Maintenant, je...

—Mais Marcel—lui serrant les poignets à les lui écraser,—l'interrompit:—Je devrais te tuer pour tant de mensonges, vois-tu, Crâo... car je ne puis y croire,... misérable... Ce serait trop horrible... Que lui ai-je fait pour me vouloir rendre aussi malheureux?... Encore une fois c'est impossible..., tu mens..., laisse-moi... va-t'en...

—Ah! je mens... Eh bien donc! au nom de l'enfer..., silence et venez... car ce sont encore eux, vous dis-je,—répondit Crâo d'un air d'imposante conviction.

Marcel se leva en regardant pourtant Crâo d'un air de doute.

Mais le bossu lui renouvelant par un geste le signe de faire silence, conduisit Marcel en dehors de la tourelle, dans un passage étroit et obscur qui communiquait à la porte d'une petite galerie faiblement éclairée.

Arrivé près la porte qui séparait cette galerie du passage, Crâo écarta un peu les plis du rideau et fit voir à Marcel Hortense vêtue de son costume blanc de Desdémona, et Georges un bras passé autour de sa taille, et sa bouche sur la sienne.

—Eh bien, je mentais!...—murmura le bossu... et Marcel ayant collé son oreille au treillis doré de cette petite porte, il écoutait.

—Il entendit,—car Hortense et Georges s'arrêtèrent auprès, pour échanger un voluptueux baiser, et Georges dit tendrement...—Tu as été charmante, Hortense!

—Ai-je été aussi touchante que notre Othello a été amusant?

—Tu as été aussi adorable...

—Qu'il a été ridicule, interrompit Hortense. C'est beaucoup dire, car il y a eu un moment, au troisième acte, où j'ai failli d'éclater de rire.—Enfin, j'ai fait danser l'ours, vous devez être content; maintenant, quand me débarrasserez-vous de ce brutal adorateur?... C'est qu'il finirait par prendre tout ceci au sérieux, au moins.

—Bah!... Un jeune homme sans conséquence... Et puis tout le monde sait bien que tu t'en amuses.

—A la bonne heure, mais moi je me blase sur cette espiéglerie; je dirai plus... je l'ai en dégoût, et il faut que vous me trouviez autre chose pour passer le temps. Mais avant tout, renvoyez-moi ce sauvage dans ses montagnes, car, je ne sais pourquoi, mais quelquefois j'en ai comme peur... Il a une physionomie saisissante.

—Enfant!... dit Georges en la baisant au col.

—Ah! mon Dieu, Georges, j'entends le signal du lever du rideau, je me sauve.—Adieu, mon Georges, encore un baiser, car Desdémona va bientôt mourir, dit-elle en souriant...

—Adieu donc, ma jolie bientôt morte, répondit Georges avec un nouveau baiser; mais cette nuit... à deux heures, tu revivras, dis, mon ange!... à deux heures, n'est-ce pas?

—Oui, à deux heures, mon Georges; mais viens doucement, dit Hortense.

Et ils quittèrent la galerie.

Et Marcel restait à la porte, appuyé sur le mur, inondé d'une sueur froide...

—Je mentais, dit encore Crâo... Mais Marcel ne l'entendit pas.

—Cet être si robuste se sentait défaillir sous le poids de la douleur et de l'étonnement.—Pour son premier chagrin celui-ci était au-dessus de ses forces.—Aussi Marcel était-il inerte; il croyait rêver, et machinalement passait la main sur ce rideau, comme pour s'assurer que c'était bien une réalité.—

Je mentais... dit encore le bossu, avec sa voix grêle et stridente.

—Oh non! et Marcel revenait à lui.—Non,—mais c'est bien infâme... n'est-ce pas, Crâo... dit-il avec accablement.

—Et Marcel pleura.—

—Car Marcel tenait encore à l'enfance par la simplicité de son caractère.—D'un enfant il avait eu la confiance naïve et sans bornes,—la joie innocente de se croire aimé, l'abnégation et le dévouement pour celle qui lui souriait.—Aussi c'étaient ces sensations si douces à jamais perdues qu'il pleurait si amèrement.—Mais, quand l'enfant eut bien pleuré son jouet brisé,—que ses pleurs furent séchées,—l'homme voulut venger son injure.

Alors ce ne furent plus des larmes, mais des éclairs d'un feu sombre et ardent, qui roulèrent dans les yeux de Marcel... car maintenant la haine et la jalousie dévoraient son âme... son âme tombée d'un si beau ciel dans un affreux abîme de malheur et de désespoir.

Car maintenant Marcel se voyait joué, moqué, méprisé; maintenant il se rappelait les ris étouffés, les regards railleurs, les attentions perfides qu'il avait si faussement interprétés, le malheureux!

Aussi ne croyez-vous pas alors qu'un homme, si en dehors de notre civilisation des salons, à demi sauvage,—seul, sans un ami auquel il pût confier sa haine et demander que faire!—forcé de prendre conseil des sentiments de vengeance désespérée qui ronge son cœur,—que cet homme ne puisse se porter à quelque épouvantable excès... car il faudra bien qu'il se venge enfin!

—Mais comment se venger!—Marcel ne pouvait rien combiner: les pensées se heurtaient confuses dans sa pauvre tête qui se perdait... il était comme fou. Et quand il entendit Crâo l'appeler et lui dire qu'on n'attendait plus qu'Othello, il regardait autour de lui d'un air stupide.

—Othello... Quel Othello... disait-il?

—Mais on n'attend plus que vous pour jouer... criait encore Crâo; descendez-donc, monsieur Marcel.

—Pour jouer!... jouer quoi!... Ah oui!... je me souviens... je joue avec elle... je le lui ai promis au nom de son amour,—ajouta Marcel avec un rire amer.—Oui, je joue Othello.—Othello où j'amuse tant,—Othello où je suis si bouffon...—Othello le sauvage, le farouche Othello, si plaisant sous mes traits... Damnation! Croient-ils donc que je vais supporter le mépris jusqu'au bout... qu'ils ne me feront pas grâce d'une raillerie... Mais c'est une dérision en vérité... que de compter encore sur moi... Oui, j'irais compléter la fête et leur joie... j'irais continuer; j'irais lui dire à elle, si moqueuse.—Avez-vous fait votre prière ce soir, Desdémona.—Qu'ils ont dû rire de moi! Suis-je assez foulé aux pieds!... Oh!.. Hortense!.. Oh!.. Georges!—Puis il s'arrêta un instant et reprit...

—Oui,—j'irais lui dire encore: Si vous vous souvenez dans votre âme de quelque crime, demandez grâce sur-le-champ, Desdémona.

—Et il s'arrêta encore.—Fatalité! s'écria-t-il! je n'oublie rien de ce rôle... rien... Je pourrais le jouer... si je le voulais... je pourrais...

—Puis, après un nouveau silence, il ajouta avec un air d'effrayante résolution...

—Oh!... mais!... oui, je jouerai.—Je jouerai.—Et il descendit.

—Et ce n'était pas étonnant qu'il n'eût rien oublié de cette scène qu'il allait jouer.—Shakespear avait trop profondément creusé cette horrible jalousie et ce besoin de vengeance qui torture Othello pour que Marcel pût trouver autre chose à dire, lui.—Car dans cette scène qu'il va réciter avec Hortense—ce ne sera plus Othello, mais Marcel, qui parlera.—Où sa passion chercherait-elle d'autres termes?—Cette scène, il l'avait déjà apprise;—mais dès ce moment elle est à jamais gravée dans sa tête, parce que cette scène est le fond et la forme de sa pensée,—cette scène c'est sa position à lui; et si sa mémoire le sert, s'il n'oublie pas, s'il ne peut oublier un mot de ce rôle,—c'est que ce rôle n'est plus un rôle pour lui,—c'est ce qui est,—c'est une réalité;—car Marcel est Othello vrai, Othello avec sa haine acérée, Othello avec ses regards fauves et luisants comme ceux de la hyène qui tient sa proie.

CHAPITRE DERNIER.

LA SECONDE SCÈNE DU CINQUIÈME ACTE D'OTHELLO.

      Rien n'est beau que le vrai;—le vrai seul est aimable.

      Oh! si je pouvais croire à ton amour:—ces idées de doute et de mépris ne viendraient pas m'assaillir... Fais donc que j'y puisse croire, tu en sais le moyen.—Un mot... un seul mot de ta main...

JEHAN POL,—Oubli et Consolation.

Les hôtes de Lussan et leurs amis remplissaient la salle, comme pendant les actes précédents.—Les lumières scintillaient; les fenêtres ouvertes laissaient entrer le parfum des fleurs; les figures étaient souriantes, déridées par la certitude que la mortelle tragédie allait finir, et que l'amusante comédie allait commencer...

Georges, M. de Cérigny et madame de Lussan qui n'avaient pas pris de rôle, étaient assis au premier rang.

Lorsque Marcel entra en scène, il y avait sur sa figure une impression si puissante, que les spectateurs les plus froids l'admirèrent; Hortense elle-même ne put s'empêcher de dire:—qu'il est beau!

C'est qu'en effet, il était sublime;—car dès que le désespoir a mis sa brûlante empreinte au front d'un homme; cet homme devient beau, d'une effrayante beauté.—Beau... de la beauté de Caïn!...

—Aussi, on était bien disposé à rire, bien prévenu contre Marcel, et pourtant on se sentait subjugué par l'expression de tristesse fatale, et de mélancolie amère avec laquelle Marcel récita son monologue.—Nous transcrirons Shakespear.—Seulement nous dirons Marcel et Hortense, au lieu de Desdémona et d'Othello.

Après la scène d'Iago et d'Émilia, on le sait, le théâtre change et représente une chambre à coucher.—Desdémona est endormie sur son lit, cachée par les rideaux.

 

HORTENSE endormie, MARCEL.

MARCEL.—C'est la cause, c'est la cause: ô mon âme! ne permettez pas que je la dise devant vous, chastes étoiles!—Cependant je ne voudrais pas verser son sang.—Je ne voudrais pas déchirer son sein plus blanc que l'albâtre des tombeaux..... Pourtant il faut qu'elle meure! autrement, elle trahira encore d'autres hommes... Éveillons-la... (il l'éveille).

HORTENSE.—«Qui est là?.. Othello!

MARCEL.—«Oui Desdémona... Avez-vous fait votre prière, Desdémona?

HORTENSE.—«Oui, monseigneur.

MARCEL.—«Si vous vous souvenez dans votre âme de quelque crime,—demandez grâce au ciel, sur-le-champ...

HORTENSE.—«Hélas! monseigneur, que voulez-vous dire?

MARCEL.—«Faites ce que je vous dis: je ne voudrais pas tuer votre âme, avant qu'elle ne fût préparée.

HORTENSE.—«Vous parlez de tuer?

MARCEL.—«Oui, j'en parle.

HORTENSE.—«Que le ciel aie donc pitié de moi!

MARCEL.—«Pitié!.. Oh non;—pas de pitié pour toi!

HORTENSE.—«Si vous parlez ainsi, j'espère que vous ne voudrez pas me tuer!...

MARCEL.—«Espère.., et prie toujours...

A ce moment, Hortense presque fascinée par les regards froids et fixes de Marcel, sentant son cœur battre, ses yeux se voiler, se jeta à genoux; et pâle, égarée, agitée d'un affreux pressentiment, tendit ses mains suppliantes à Marcel qui, debout,—imposant et terrible, les bras croisés, lui jetait un affreux sourire du haut de sa grande taille...

On cria bravo dans toute la salle, ce bruit rappela Hortense à elle, pourtant ce fut avec un accent de terreur indéfinissable qu'elle récita en balbutiant.

«Othello.... Je sais que vous êtes fatal quand vos yeux roulent ainsi... Pourquoi craindrais-je? je n'en sais rien, car je ne me connais pas de crime, et pourtant je sens que je crains...

Puis Hortense ne pouvant surmonter la terreur que lui inspirait Marcel, ajouta du ton le plus déchirant, oui j'ai peur;... oh j'ai peur. Et elle tomba à genoux presqu'anéantie... toute palpitante.

L'auditoire sembla partager cet effroi. Par un instinct singulier quelques personnes se levèrent à demi, il y avait au fond du cœur de chacun comme une conviction que ce n'était plus Othello et Desdémona; mais Hortense et Marcel.—Qu'il s'agitait là entre eux deux, si isolés au milieu de tout ce monde,—une question de sang et de vengeance.—On éprouvait un serrement de cœur, un trouble indéfinissable, mais chacun restait ébahi, attribuant à l'admiration ce qu'il éprouvait d'incompréhensible.

—Madame de Lussan elle-même ne put s'empêcher de dire:—Cette scène me fait un mal affreux!—si l'on cessait?—Du tout... ils sont admirables dit Georges.—On continua.

MARCEL.—«Pense à tes péchés!

HORTENSE.—«C'est l'amour que je vous porte!...

MARCEL.—«Et c'est pour cela que tu meurs, femme parjure et frivole...»

Dit enfin Marcel hors de lui, qui s'était monté avec le rôle et sentait bouillonner une rage profonde et vraie dans son âme...—

Et il abaissa sa main sur Hortense qui commençait à se rendre compte de ses pressentiments, et à lire dans les regards de Marcel, que ce n'était plus un rôle appris qu'ils allaient jouer...

MARCEL.—«Tombe.... tombe, infâme créature!

Et Hortense éperdue, sentant son cœur défaillir, n'eut que la force de crier...—au secours... grâce... au secours, monsieur Marcel!

C'est superbe,... elle confond le personnage avec l'acteur dit-on dans la salle...

Et comme Hortense se débattait sans rien dire, tant cette pauvre jeune femme, si frêle et si légère, se sentait écrasée par l'horrible situation de cette scène... Marcel continua en s'écriant...—Il est trop tard.—Et, comme dans Shakespear, il la traîna sous les rideaux et les referma sur lui.

Alors une horrible idée vint tout à coup luire dans cette âme exaspérée, comme un éclair au milieu d'un orage... Il pensa rapidement qu'il pourrait se venger là, presqu'aux yeux de tout ce monde dont il avait supporté les dédains.—Se venger en rendant presque ce monde son complice.—Se venger en forçant ce monde à crier bravo quand il la tuerait. De sorte qu'aux cris désespérés que pousserait cette malheureuse femme, on ne saurait plus s'il faudrait crier grâce pour Desdémona ou pour Hortense...—Et puis... les rideaux la cachaient... Ce n'était qu'un moment... Mais pendant ce moment il serait aussi seul qu'au fond d'un désert...

—Seul!... et Hortense, échevelée, pâle d'effroi, suppliante, était là, à sa merci...

«—Te voilà donc enfin en ma puissance..., dit le monstre à voix basse, tu ne railles plus maintenant? heim... Je sais tout... J'étais à la pagode.... j'étais à la galerie... Tu vois bien qu'il faut que je sois vengé et que tu meures, entends-tu...»

Georges... mon Georges,—murmura faiblement Hortense.—

Ce nom sembla redoubler la fureur de Marcel,—et entourant de ses deux mains crispées le col d'Hortense, il s'écria sourdement en écumant de rage:

«—Ah oui!... ton Georges... Mais ris donc maintenant, toi, qui m'as raillé sans me connaître... ris donc, mais ris donc... ris donc...

—Et en disant—ris-donc,—le monstre l'étouffait.

—Il l'étrangla!..—comme dans Shakespear.

—Puis, quand il eut vu qu'elle était morte, il tira un couteau, se le plongea dans le cœur, comme dans Shakespear, et tomba au pied du lit en s'écriant:—Georges,... viens donc voir...

Pendant l'effroyable scène qui se passait derrière ces rideaux si blancs et si tranquilles, toutes les poitrines étaient oppressées comme par un cauchemar au milieu d'une nuit d'été lourde et chaude.

C'est avec une inexprimable angoisse que chacun attendait le moment où Othello reparaîtrait,... sans pouvoir se rendre compte de cette crainte—on avait peur en le sachant là.

Mais quand la voix râlante de Marcel appela Georges, mais, quand les rideaux s'agitant laissèrent voir ce corps qui tomba lourdement et s'affaissa sur lui-même,—il n'y eût qu'un cri d'effroi.

—D'un bond, Georges fut sur le théâtre,—s'approcha des rideaux, les entr'ouvrit, et les refermant aussitôt avec épouvante, s'écria, pâle comme la mort en se soutenant à peine...—N'approchez pas... Cérigny.., n'approchez pas... Que personne n'approche.

—Mais il n'était plus temps..., et M. de Cérigny venait de reconnaître l'affreuse vérité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est inutile de dire quel trouble, quels cris, quelle terreur suivirent cet horrible événement.—Tous les soins que l'on essaya de prodiguer à Hortense furent inutiles;—et quand on pensa à Marcel,—il n'était plus temps.—

Nous ne donnerons pas non plus aucun détail sur la cruelle douleur des hôtes de Lussan.—Seulement le soir, Crâo en regagnant sa tourelle, disait avec son affreux ricanement.

—«J'avais bien dit que je ferais mieux que Rigaudin!—Aussi, ils avaient trop ri à ce bal de cet hiver.., et rire un vendredi porte malheur.—Mais cet imbécile de Marcel s'est frappé trop tôt.—Il laisse le Georges

CONCLUSION.

Georges et M. de Cérigny sont inconsolables. Après avoir voyagé pendant six mois en Allemagne et en Italie, ils se sont arrêtés quelque temps à Berlin.—Là, M. de Cérigny a pour toute distraction, de fréquentes lettres de madame de Lussan;—et Georges se livre à ses douloureux souvenirs...

—J'oubliais: ils ont encore,—(par pure contenance) chacun une danseuse du grand théâtre royal.—


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