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La Cour de Louis XIV

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The Project Gutenberg eBook of La Cour de Louis XIV

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Title: La Cour de Louis XIV

Author: Imbert de Saint-Amand

Release date: January 1, 2004 [eBook #10689]
Most recently updated: December 20, 2020

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR DE LOUIS XIV ***


LA COUR DE LOUIS XIV



Imbert de Saint-Amand




Versailles en 1688. Vue des étangs de la butte de Montboron.
(D'après Martin.)


LA COUR DE LOUIS XIV



Imbert de Saint-Amand



INTRODUCTION



I

«Vous voulez du roman, dit un jour M. Guizot; que ne vous adressez-vous à l'histoire?» Le grand écrivain avait raison. Le roman historique est maintenant démodé. On se lasse de voir défigurer les personnages célèbres, et l'on partage l'avis de Boileau:

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Y a-t-il, en effet, des inventions plus saisissantes que la réalité? Un romancier, si ingénieux qu'il soit, trouvera-t-il des combinaisons plus variées et des scènes plus émouvantes que les drames de l'histoire? L'esprit le plus fécond imaginerait-il, par exemple, des types aussi curieux que ceux des femmes de la cour de Louis XIV et de Louis XV? Sans doute leur histoire est connue. Je n'ai pas la prétention de recommencer la biographie de la reine Marie-Thérèse, de Mme de Montespan, de la mère du Régent, de la duchesse de Bourgogne, de la duchesse de Berry, des soeurs de Nesle, de Mme de Pompadour, de Mme du Barry, de Marie Leczinska, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth, de la princesse de Lamballe. Mais je voudrais, sans décrire l'ensemble de leur carrière, tenter de tracer l'esquisse des héroïnes qui peuvent être appelées: les femmes de Versailles.

Pour ce travail de reconstruction, ce ne sont pas les matériaux qui manquent, ils sont plutôt trop abondants. Ce ne sont pas seulement les anciens mémoires, ceux de Dangeau, de Saint-Simon, de la princesse Palatine, de Mme de Caylus pour le règne de Louis XIV; du duc de Luynes, de Maurepas, de Villars, du marquis d'Argenson, du président Hénault, de l'avocat Barbier, de l'avocat Marais, de Duclos, de Mme du Hausset pour le règne de Louis XV; du baron de Bezenval, de Mme Campan, de Weber, du comte de Ségur, de la baronne d'Oberkirch pour le règne de Louis XVI, qui nous serviront de guide. Ce sont encore les Histoires de Voltaire, de Henri Martin, de Michelet, de M. Jobez; les patientes investigations de la science moderne, les travaux des Sainte-Beuve, des Noailles, des Lavallée, des Walckenaër, des Feuillet de Conches, des Le Roi, des Soulié, des Rousset, des Pierre Clément, des d'Arneth, des Goncourt, des Lescure, de la comtesse d'Armaillé, de MM. Boutaric, Honoré Bonhomme, Campardon, de Barthélemy et de tant d'autres historiens et critiques distingués.

Assurément, il y a nombre de personnes qui connaissent à fond l'inventaire de tous ces trésors. A de tels érudits je n'ai la pensée de rien apprendre, et je ne suis, je le sais, que l'obscur disciple de tels maîtres. Mais peut-être les gens du monde ne me blâmeront-ils pas d'avoir étudié, pour eux, tant d'ouvrages; peut-être des jeunes filles qui ont achevé leurs études classiques me sauront-elles gré de résumer à leur intention des lectures qu'elles ne feraient pas. Mon but serait de vulgariser l'histoire en respectant scrupuleusement la vérité, même lorsque je ne la dirai pas tout entière; de repeupler les salles désertes, de résumer brièvement les leçons de morale, de psychologie, de religion, qui sortent du plus grandiose des palais.

Puissent les femmes de Versailles être pour moi autant d'Arianes dans ce merveilleux labyrinthe!

Ce qui facilite la résurrection des femmes de la cour de Louis XIV et de Louis XV, c'est la conservation du palais où se passa leur existence.

II

Une ville a rarement présenté un spectacle aussi frappant que celui qu'offrait Versailles en 1871, pendant la lutte de l'armée contre la Commune. Entre le grand siècle et notre époque, entre la majesté de l'ancienne France et les déchirements de la France nouvelle, entre les horreurs lugubres dont Paris était le théâtre et les radieux souvenirs de la ville du Roi-Soleil, le contraste était aussi douloureux que saisissant. Ces avenues où l'on se montrait le chef du gouvernement et le glorieux vaincu de Reichshoffen; cette place d'armes encombrée de canons; ces drapeaux rouges, tristes trophées de la guerre civile, qui étaient portés à l'Assemblée, à la fois comme un signe de deuil et de victoire; ce magnifique palais, d'où semblait sortir une voix suppliante qui adjurait nos soldats de sauver un si bel héritage de splendeurs historiques et de grandeurs nationales, tout cela remplissait l'âme d'une émotion profonde.

A l'heure d'angoisses où l'on se demandait avec une inquiétude, hélas! trop justifiée, ce qu'allaient devenir les otages, où l'on savait que Paris était la proie des flammes, où l'on se disait que peut-être, de la Babylone moderne, de la capitale du monde, il ne resterait plus qu'un monceau de cendres, le Panthéon de toutes nos gloires semblait nous adresser des reproches et faire naître dans nos coeurs des remords. La France de Charlemagne et de saint Louis, de Louis XIV et de Napoléon, protestait contre cette France odieuse que les hommes de la Commune avaient la prétention de faire naître sur les débris de notre honneur. On se croyait le jouet d'un mauvais rêve. Il y avait quelque chose d'insolite, de bizarre dans le bruit d'armes qui troublait les abords de ce château, calme et majestueuse nécropole de la monarchie absolue.

Même dans ces jours cruels dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire, l'ombre de Louis XIV m'apparaissait sans cesse. J'eus alors le désir de revoir ses appartements. Ils étaient occupés en partie par le personnel du ministère de la Justice et par les commissions de l'Assemblée; mais on avait respecté la chambre du Grand Roi, et aucun fonctionnaire n'aurait osé transformer en bureau le sanctuaire de la royauté. Dans notre siècle de démagogie, je ne contemplais pas sans respect cette chambre où le souverain par excellence mourut en roi et en chrétien. Que de réflexions me fit faire l'incomparable galerie des Glaces! A quelques jours de distance, elle avait été une salle de triomphe, une ambulance et un dortoir. C'est là que notre vainqueur, entouré de tous les princes allemands, avait proclamé le nouvel empire germanique. C'est là que les blessés prussiens de Buzenval avaient été portés. C'est là que les députés de l'Assemblée avaient couché quelques jours en arrivant à Versailles.

Tristes vicissitudes du sort! Cette galerie étincelante, cet asile des splendeurs monarchiques, ce lieu d'apothéose, où le pinceau de Lebrun a ranimé les pompes du paganisme et la mythologie; cet Olympe moderne, où l'imagination évoque tant de brillants fantômes, où l'aristocratie française ressuscite avec son élégance et sa fierté, son luxe et son courage; cette galerie de fêtes, qu'ont traversée tant de grands hommes, tant de beautés célèbres, hélas! dans quelles circonstances douloureuses m'était-il donné de la revoir! De l'une des fenêtres, je regardais ce paysage grandiose où Louis XIV n'apercevait rien qui ne fût lui-même, car le jardin créé par lui était tout l'horizon. Mes yeux se fixaient sur cette nature vaincue, sur ces eaux amenées à force d'art qui ne jaillissent qu'en dessin régulier, sur cette architecture végétale qui prolonge et complète l'architecture de pierre et de marbre, sur ces arbustes qui croissent avec docilité sous la règle et l'équerre. Je comparais l'harmonieuse régularité du parc à l'art incohérent des époques révolutionnaires, et au moment où l'astre que Louis XIV avait pris pour devise se couchait à l'horizon, comme le symbole de la royauté évanouie, je me disais:

«Ce soleil, il reparaîtra demain aussi radieux, aussi superbe. O France, en sera-t-il de même de ta gloire?»

Je me préoccupais alors de celui que Pellisson appelait le miracle visible, du potentat en l'honneur duquel tout était à bout de marbre, de bronze et d'encens, et qui, pour nous servir d'une expression de Bossuet, «n'a pas même joui de son sépulcre.» Dieu, me disais-je, lui a-t-il pardonné cet orgueil asiatique, qui en a fait une sorte de Balthazar et de Nabuchodonosor chrétien? Ce souverain qui chantait avec des larmes d'attendrissement les hymnes composés à sa louange par Quinault, quelle idée se fait-il aujourd'hui des grandeurs de la terre? Son âme s'émeut-elle encore de nos intérêts et de nos passions, ou bien le monde, grain de sable, atome dans l'univers immense, est-il trop misérable pour appeler l'attention de ceux qui ont sondé les mystères de l'éternité? Que pense-t-il, ce grand roi, de son Versailles, temple de la royauté absolue qui devait, avant que le temps eût noirci ses lambris dorés, en être le tombeau? Quelle opinion a-t-il de nos discordes, de nos misères, de nos humiliations? Lui, qui avait conservé un souvenir si amer des troubles de la Fronde, comment juge-t-il les excès de la démagogie actuelle? Son âme de roi et de Français a-t-elle tressailli quand, dans cette salle décorée de peintures triomphales, le nouveau maître de Strasbourg et de Metz a restauré cet empire d'Allemagne que la France avait mis des siècles à détruire? Quel contraste entre nos revers et les fresques superbes qui ornent le plafond! La Victoire étend ses ailes rapides, la Renommée embouche sa trompette. Porté sur un nuage et suivi de la Terreur, Louis XIV tient en main la foudre. Le Rhin, qui se reposait sur son urne, se relève épouvanté de la vitesse avec laquelle il voit le monarque traversant les eaux, et d'effroi il laisse tomber son gouvernail. Les villes prises sont représentées sous les traits de ces captives en pleurs. L'Espagne, c'est le lion blessé; l'Allemagne, c'est cet aigle précipité dans la poussière.

Tout en regardant avec mélancolie ces éblouissantes et fastueuses peintures, je me rappelais ces paroles de Massillon: «Que nous reste-t-il de ces grands noms qui ont autrefois joué un rôle si brillant dans l'univers? On sait ce qu'ils ont été pendant ce petit intervalle qu'a duré leur éclat; mais qui sait ce qu'ils sont dans la région éternelle des morts?»

L'esprit plein de ces pensées, je descendais l'escalier de marbre, cet escalier au haut duquel Louis XIV attendait le grand Condé, qui, affaibli par l'âge et les blessures, ne montait que lentement:

«Mon cousin, lui dit le monarque, ne vous pressez pas. On ne peut pas monter très vite quand on est chargé, comme vous, de tant de lauriers.»

Le soir, je voulais encore revoir la statue du Grand Roi, dont le souvenir m'avait si vivement impressionné pendant toute la durée du jour. La nuit était sereine. Sa beauté douce et recueillie contrastait doublement avec les fureurs et les agitations des hommes. Son silence était interrompu par le bruit de l'artillerie fratricide, qui tonnait dans le lointain. C'est en l'honneur de Louis XIV que les sentinelles semblaient monter la garde sur cette place, où il avait si souvent passé la revue de ses troupes. A la lueur des étoiles, je contemplais la statue majestueuse de celui qui fut plus qu'un roi. Sur son cheval colossal, il m'apparaissait comme la personnification glorieuse du droit qu'on a qualifié de divin.

Républicaine ou monarchique, la France ne doit rien renier d'un tel passé. L'histoire d'un pareil souverain ne saurait que lui inspirer des idées hautes, des sentiments dignes d'elle et de lui. Il lutta jusqu'au bout contre les puissances coalisées, et quand on prononçait en Europe ce mot unique: le roi, chacun savait de quel monarque il s'agissait. Ah! cette statue est bien l'image de l'homme habitué à vaincre, à dominer et à régner, du potentat qui triomphait de la rébellion avec un regard mieux que Richelieu avec la hache.

Laissons les coryphées de l'école révolutionnaire chercher en vain à dégrader ce bronze impérissable. La boue qu'ils voudraient jeter au monument n'atteindra pas même le piédestal. Dans cette nuit où les canons de la Commune répondaient à ceux du Mont-Valérien, la statue me semblait plus imposante que jamais. On eût dit qu'elle s'animait, comme celle du Commandeur. Le geste avait quelque chose de plus fier et de plus impérieux que dans les époques moins troublées. Son bâton de commandement à la main, le Grand Roi, dont le regard est tourné du côté de Paris, semblait dire à la ville insurgée, comme le convive de marbre à don Juan: «Repens-toi.»

III

La profonde impression que Versailles m'avait produite pendant les jours de la Commune est loin de s'être affaiblie depuis ce moment. Des circonstances bien imprévues ont fait occuper les appartements de la reine par la direction politique du ministère des Affaires étrangères. Ma modeste table de travail a été, une année, placée au bout de la salle du Grand-Couvert, en face du tableau qui représente le doge Imperiali s'humiliant devant Louis XIV, et j'ai eu le temps de réfléchir sur les péripéties étranges, sur les caprices du sort, par suite desquels les employés du ministère dont je fais partie étaient, pour ainsi dire, campés au milieu de ces salles légendaires.

Les cinq pièces qui composent l'appartement de la reine ont toutes une importance historique. A chacune se rattachent les plus curieux souvenirs. Vous montez l'escalier de marbre. A droite est la salle des gardes de la reine. C'est là que, le 6 octobre 1789, à 6 heures du matin, les gardes du corps, victimes de la fureur populaire, défendirent avec tant de courage, contre une bande d'assassins, l'entrée de l'appartement de Marie-Antoinette. La salle suivante est celle du Grand-Couvert. C'est là que les reines dînaient solennellement, en compagnie des rois; ces festins d'apparat avaient lieu plusieurs fois par semaine, et le peuple était admis à les contempler. Non seulement comme reine, mais déjà comme dauphine, Marie-Antoinette se soumit à cette bizarre coutume. «Le dauphin dînait avec elle, nous dit Mme Campan dans ses Mémoires, et chaque ménage de la famille royale avait tous les jours son dîner public. Les huissiers laissaient entrer tous les gens proprement mis. Ce spectacle faisait le bonheur des provinciaux. A l'heure des dîners, on ne rencontrait dans les escaliers que de braves gens qui, après avoir vu la dauphine manger sa soupe, allaient voir les princes manger leur bouilli et qui couraient ensuite, à perte d'haleine, pour aller voir Mesdames manger leur dessert.»

Après la salle du Grand-Couvert est le salon de la Reine. Le cercle de la souveraine se tenait dans cette pièce, où l'on faisait les présentations. Son siège était placé au fond de la salle, sur une estrade couverte d'un dais dont on voit encore les pitons d'attache dans la corniche en face des fenêtres. C'est là que brillèrent les beautés célèbres de la cour de Louis XIV, avant que le roi allât s'emprisonner dans les appartements de Mme de Maintenon. C'est là que le président Hénault et le duc de Luynes venaient sans cesse causer avec cette aimable et bonne Marie Leczinska, en qui chacun se plaisait à reconnaître les vertus d'une bourgeoise, les manières d'une grande dame, la dignité d'une reine. C'est là que Marie-Antoinette, la souveraine à la taille de nymphe, à la marche de déesse, à l'aspect doux et fier digne de la fille des Césars, recevait, avec cet air royal de protection et de bienveillance, avec ce prestige enchanteur dont les étrangers emportaient le souvenir à travers l'Europe comme un éblouissement.

La pièce suivante est, de toutes, celle qui évoque le plus de souvenirs. C'est la chambre à coucher de la reine, la chambre où sont mortes deux souveraines: Marie-Thérèse et Marie Leczinska; deux dauphines: la dauphine de Bavière et la duchesse de Bourgogne;--la chambre où sont nés dix-neuf princes et princesses du sang, et parmi eux deux rois, Philippe V, roi d'Espagne, et Louis XV, roi de France;--la chambre qui, pendant plus d'un siècle, a vu les grandes joies et les suprêmes douleurs de l'ancienne monarchie.

Cette chambre a été occupée par six femmes: d'abord par la vertueuse Marie-Thérèse, qui s'y installa le 6 mai 1682, et y rendit le dernier soupir, le 30 juillet de l'année suivante;--ensuite par la femme du Grand Dauphin, la dauphine de Bavière, qui y mourut le 20 avril 1690, à l'âge de vingt-neuf ans; puis par la charmante duchesse de Bourgogne, qui s'y établit dès son arrivée à Versailles, le 8 novembre 1696, y mit au monde trois princes, dont le dernier seul vécut et régna sous le nom de Louis XV, et y mourut le 12 février 1712, à l'âge de vingt-six ans;--puis par cette infante d'Espagne, Marie-Anne-Victoire, qui était fiancée avec le jeune roi de France, et qui demeura là, depuis le mois de juin 1722 jusqu'au mois d'avril 1725, époque où le mariage projeté fut rompu;--ensuite par la pieuse Marie Leczincka, qui s'installa dans cette chambre le 1er décembre 1725, y donna naissance à ses dix enfants, y habita pendant un règne de quarante-trois ans, y mourut le 24 juin 1768, entourée de la vénération universelle;--enfin par la plus poétique des femmes, par celle qui résume en elle les triomphes et les humiliations, les joies et les douleurs, par celle dont le nom seul inspire l'attendrissement et le respect, par Marie-Antoinette. C'est là que vinrent au monde ses quatre enfants et qu'elle faillit mourir à la naissance de sa première fille, la future duchesse d'Angoulême. Une antique et bizarre étiquette autorisait le peuple à s'introduire, en pareil cas, dans le palais des rois. La galerie des Glaces, les salons, l'oeil-de-Boeuf, la chambre de la reine, étaient envahis par la foule. Marie-Antoinette, manquant d'air respirable, perdit connaissance pendant trois quarts d'heure. Quand elle revint à elle, Louis XVI lui présenta la princesse qui venait de naître:

«Pauvre petite, dit-elle, vous n'étiez pas désirée, mais vous n'en serez pas moins chère. Un fils eût plus particulièrement appartenu à l'État; vous serez à moi, vous aurez tous mes soins, vous partagerez mon bonheur et vous adoucirez mes peines.»

Ce fut là aussi que virent le jour les deux fils du roi et de la reine martyrs: l'un, né le 22 octobre 1781, mort le 4 juin 1789; l'autre, né le 27 mars 1785, connu sous le nom de duc de Normandie, et qui devait plus tard s'appeler Louis XVII.

Dans cette chambre mémorable à tant de titres, commença l'agonie de la royauté française. Marie-Antoinette y dormait le matin du 6 octobre 1789, quand elle fut réveillée par l'insurrection. Au fond de la chambre, dans le panneau où est actuellement le portrait de la reine par Mme Lebrun, une petite porte conduisait aux appartements du roi. C'est par là que la malheureuse souveraine s'échappa pour aller chercher un refuge auprès de Louis XVI, pendant que les émeutiers assassinaient les gardes du corps. Quelques instants après elle quittait Versailles, qu'elle ne devait jamais revoir. Depuis lors, aucune femme n'occupa les appartements de la reine. Le théâtre subsiste, les décors sont à peine modifiés; mais il faut faire sortir de la poussière du temps les acteurs, les actrices surtout.

L'année que j'ai passée dans ces salles encore si pleines de leur souvenir m'a donné la première idée du travail que je publie aujourd'hui. Que de fois j'ai cru apercevoir, comme autant de gracieux fantômes, les femmes illustres qui ont aimé, qui ont souffert, qui ont pleuré dans ce séjour! Je voudrais me rendre un compte minutieux du rôle qu'elles y ont joué, mentionner avec précision les appartements qu'elles ont habités, montrer en détail l'existence qu'elles menaient, indiquer, pour nous servir d'une expression de Saint-Simon, ce qu'on pourrait appeler la mécanique de la vie de la cour.

Je veux essayer l'histoire du château de Versailles lui-même par les femmes qui l'ont habité depuis 1682, époque où Louis XIV y fixa sa résidence, jusqu'au 6 octobre 1789, jour fatal où Louis XVI et Marie-Antoinette le quittèrent sans retour. Le sanctuaire de la monarchie absolue devait être également son tombeau.

Ni les nièces de Mazarin, ni la Grande Mademoiselle, ni les duchesses de La Vallière et de Fontanges, ne doivent être considérées comme des femmes de Versailles. A l'époque où ces héroïnes brillèrent de tout leur éclat, Versailles n'était pas encore la résidence officielle de la cour et le siège du gouvernement.

Nous ne commencerons donc cette étude qu'en 1682, année où Louis XIV, quittant Saint-Germain, son séjour habituel, s'établit définitivement dans sa résidence de prédilection.

Pendant plus d'un siècle,--de 1682 à 1789,--combien de curieuses figures apparaîtront sur cette scène radieuse! Que de vicissitudes dans leurs destinées! que de singularités et de contrastes dans leurs caractères! C'est la bonne reine Marie-Thérèse, douce, vertueuse, résignée, se faisant aimer et respecter de tous les honnêtes gens. C'est l'orgueilleuse sultane, la femme à l'esprit étincelant, moqueur, acéré, l'altière, l'omnipotente marquise de Montespan.

C'est la femme dont le caractère est une énigme et la vie un roman, qui a connu tour à tour toutes les extrémités de la mauvaise et de la bonne fortune, et qui, avec plus de rectitude que d'effusion, avec plus de justesse que de grandeur, a eu du moins le mérite de réformer la vie d'un homme dont les passions avaient été divinisées: Mme de Maintenon. C'est la princesse Palatine, la femme de Monsieur, frère du roi, la mère du futur Régent, Allemande enragée, invectivant sa nouvelle patrie, représentant, à côté de l'apothéose, la satire, exhalant dans ses lettres les colères d'un Alceste en jupon, rustique, mais spirituelle, plus impitoyable, plus caustique, plus passionnée que Saint-Simon lui-même; femme étrange, au style brusque, impétueux, au style qui, comme le dit Sainte-Beuve, a de la barbe au menton, et de qui l'on ne sait trop, quand on le traduit de l'allemand en français, s'il tient de Rabelais ou de Luther.

C'est la duchesse de Bourgogne, la sylphide, la sirène, l'enchanteresse du vieux roi; la duchesse de Bourgogne, dont la mort précoce fut le signal de l'agonie d'une cour naguère si éblouissante.

Sous Louis XV, c'est la vertueuse, la sympathique Marie Leczinska, le modèle du devoir, qui joue auprès de Louis XV le même rôle respecté, mais effacé que Marie-Thérèse auprès de Louis XIV. C'est l'intrigante, la femme-ministre, la marquise de Pompadour, vraie magicienne, habituée à tous les enchantements, à toutes les féeries du luxe et de l'élégance, mais qui restera toujours une parvenue faite pour l'Opéra plutôt que pour la cour.

Ce sont les six filles de Louis XV, types de piété filiale et de vertu chrétienne: Madame Infante, si tendre pour son père; Madame Henriette, sa soeur jumelle, morte de chagrin à vingt-quatre ans pour ne s'être pas mariée suivant son coeur; Madame Adélaïde et Madame Victoire, inséparables dans l'adversité comme dans les beaux jours; Madame Sophie, douce et timide; Madame Louise, successivement amazone et carmélite, qui, dans le délire de l'agonie, s'écriait: «Au paradis, vite, vite! au paradis, au grand galop!»

C'est Mme Dubarry, déguisée en comtesse et destinée par l'ironie du sort à ébranler les bases du trône de saint Louis, de Henri IV, de Louis XIV. Puis après le scandale, sous le règne qui est l'heure de l'expiation, c'est Madame Élisabeth, nature angélique et essentiellement française, montrant, au milieu des plus horribles catastrophes, non seulement du courage, mais de la gaieté; c'est la princesse de Lamballe, gracieuse et touchante héroïne de l'amitié; c'est Marie-Antoinette, dont le nom seul est plus pathétique que tous les commentaires.

Dans la carrière de ces femmes, que d'enseignements historiques, et aussi que de leçons de psychologie et de morale! Qui ferait mieux connaître la cour, «ce pays où les joies sont visibles mais fausses, et les chagrins cachés mais réels;» la cour, «qui ne rend pas content et qui empêche qu'on ne le soit ailleurs[1]!»

[Note 1: La Bruyère, De la Cour.]

Les femmes de Versailles ne nous disent-elles pas toutes: «La condition la plus heureuse en apparence a ses amertumes secrètes qui en corrompent toute la félicité. Le trône est le siège des chagrins, comme la dernière place; les palais superbes cachent des soucis cruels, comme le toit du pauvre et du laboureur, et, de peur que notre exil ne nous devienne trop aimable, nous y sentons toujours par mille endroits qu'il manque quelque chose à notre bonheur[1].»

[Note 1: Massillon, Sermon sur les afflictions.]

Un portrait de Mignard représente la duchesse de La Vallière avec ses enfants: Mlle de Blois et le comte de Vermandois. Elle est pensive et tient à la main un chalumeau, à l'extrémité duquel flotte une bulle de savon avec ces mots: Sic transit gloria mundi, «Ainsi passe la gloire du monde.» Ne pourrait-ce pas être la devise de toutes les héroïnes de Versailles?

Combien auraient pu dire comme Mme de Sévigné, riche aussi, honorée, adulée, heureuse en apparence: «Je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement? Point du tout; mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien mieux aimé mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément[2].»

[Note 2: Mme de Sévigné, lettre du 16 mars 1672.]

La princesse Palatine, Madame, femme du frère de Louis XIV, écrivait à propos de la mort de la reine d'Espagne: «J'entends et je vois tous les jours tant de vilaines choses, que tout cela me dégoûte de la vie. Vous aviez bien raison de dire que la bonne reine est maintenant plus heureuse que nous, et si quelqu'un voulait me rendre, comme à elle et à sa mère, le service de m'envoyer en vingt-quatre heures de ce monde dans l'autre, je ne lui en saurais certes pas mauvais gré. [1]»

[Note 1: Lettres de la princesse Palatine, 20 mars 1689.]

Mème avant l'heure des grandes humiliations où il faudra descendre l'escalier de marbre de Versailles pour ne plus le remonter, Mme de Montespan cachait dans «son triomphe extérieur un fond de tristesse» [2].

[Note [2]: Mme de Sévigné, lettre du 31 juillet 1675.]

La rivale qui, contre toute attente, devait la supplanter, Mme de Maintenon, écrivait à Mme de La Maisonfort: «Que ne puis-je vous donner mon expérience! que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dévore les grands et la peine qu'ils ont à remplir leurs journées! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait eu peine à imaginer? J'ai été jeune et jolie; j'ai goûté les plaisirs; j'ai passé des années dans le commerce de l'esprit; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux.»

C'est encore Mme de Maintenon qui disait à son frère, le comte d'Aubigné:

«Je n'y puis plus tenir, je voudrais être morte.»

C'est elle qui, résumant les phases de sa carrière si surprenante, écrivait à Mme de Caylus, deux ans avant de mourir: «On rachète bien les plaisirs et l'enivrement de la jeunesse. Je trouve, en repassant ma vie, que, depuis l'âge de trente-deux ans, qui fut le commencement de ma fortune, je n'ai pas été un moment sans peine, et qu'elles ont toujours augmenté[1].»

[Note 1: Lettres de Mme de Maintenon à Mme de Caylus, 19 avril 1717.]

Les femmes du règne de Louis XV ne fournissent pas moins de sujets aux réflexions philosophiques. Pendant que leur char de triomphe s'avance au milieu d'une foule de flatteurs, leur conscience leur souffle à l'oreille de cruelles paroles. Semblables à des actrices qui ont devant elles un public fantasque et versatile, elles craignent toujours que les applaudissements ne se changent en huées, et c'est avec un fond de terreur que, malgré leur aplomb apparent, elles continuent à jouer leur triste rôle.

Les favorites des rois ne semblent-elles pas se réunir toutes pour s'écrier avec saint Augustin: «O mon Dieu! vous l'avez ordonné, et la chose ne manque jamais d'arriver, que toute âme qui est dans le désordre soit à elle-même son supplice. Si l'on y goûte certains moments de félicité, c'est une ivresse qui ne dure pas. Le ver de la conscience n'est pas mort; il n'est qu'assoupi. La raison aliénée revient bientôt, et avec elle reviennent les troubles amers, les pensées noires et les cruelles inquiétudes[1].»

[Note 1: Massillon, Panégyrique de sainte Madeleine.]

La jeune duchesse de Châteauroux, qui passe du matin au soir «comme l'herbe des champs», résume dans sa courte carrière toutes les misères et toutes 1es déceptions de la vanité. A l'apogée de sa faveur, Mme de Pompadour est plongée dans la mélancolie. Sa femme de chambre, Mme du Hausset, confidente de ses perpétuels soucis, lui dit avec une commisération sincère:

«Je vous plains, madame, tandis que tout le monde vous envie.»

Et la marquise, blasée de faux plaisirs, tourmentée par de vraies souffrances, prononce cette parole si amère:

«La sorcière a dit que j'aurais le temps de me reconnaître avant de mourir. Je le crois, car je ne périrai que de chagrin.»

A peine descendue dans la tombe, la pauvre morte est oubliée de tous. La reine elle-même en fait la remarque, lorsqu'elle écrit au président Hénault: «Il n'est non plus question ici de ce qui n'est plus, que si elle n'eût jamais existé. Voilà le monde; c'est bien la peine de l'aimer.»

Les destinées des héroïnes de Versailles ne sont pas seulement intéressantes au point de vue moral; elles ont, sous le rapport de l'histoire, une importance, pour ainsi dire, symbolique. Certaines de ces femmes résument, en effet, toute une société, personnifient toute une époque. Mme de Montespan, la beauté superbe, la grande dame fière de sa naissance, de son esprit, de ses richesses, de sa magnificence, la femme qui, par ses terribles railleries, se fait craindre autant qu'admirer, à ce point que les courtisans disent ne pas oser passer sous ses fenêtres, parce que c'est passer par les armes; la fastueuse Mme de Montespan, que les anciens auraient représentée en Cybèle portant Versailles sur son front, n'est-elle pas comme une incarnation de cette France altière et triomphante de l'apogée du règne de Louis XIV, de cette France qui ressuscite les pompes du paganisme et enveloppe dans des nuages d'encens le souverain radieux dont elle est idolâtre? Mais l'orgueil de la favorite sera châtié, et, pour elle de même que pour le roi, les humiliations succéderont aux triomphes.

Les rayons du soleil n'ont plus la même splendeur, l'astre-roi qui décline a perdu l'ardeur de ses feux: Mme de Maintenon apparaît. Avec sa nature et son style tempérés, son respect pour les convenances et pour la règle, sa piété mêlée d'un peu d'ostentation, elle est le symbole vivant de la nouvelle cour.

Après Louis XIV, la Régence; avec la Régence, le scandale. La duchesse de Berry[1], si fantasque, si capricieuse, si passionnée, n'est-elle pas l'image de cette époque?

Avec Louis XV, il y a comme une diminution graduelle de prestige et de dignité, dont la duchesse de Châteauroux, la marquise de Pompadour, Mme Dubarry, sont en quelque sorte les symboles vivants. Et cependant, même alors, il y a encore çà et là des moeurs patriarcales, des sentiments vraiment chrétiens, des caractères qui honorent la nature humaine. La reine Marie Leczinska en est la personnification; elle et ses filles conservent à la cour les dernières traditions des convenances. Enfin vient Marie-Antoinette, la femme qui représente, dans la plus saisissante et la plus tragique de toutes les destinées, non seulement la majesté et les douleurs de la monarchie, mais toutes les grâces et toutes les angoisses, toutes les joies et toutes les souffrances de son sexe.

Trop souvent, en étudiant l'histoire, on y rencontre le scandale; mais on y trouve aussi un enseignement. Ce ne sont pas surtout les femmes vertueuses qui s'écrient: «Vanité, tout est vanité.» Ce sont les coupables qui sortent de leurs tombes et, se frappant la poitrine, font amende honorable devant la postérité.

[Note 1: Marie-Louise-Élisabeth d'Orléans, fille du Régent, épousa en 1710 le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV, et devint veuve dès 1714; elle mourut en 1719, à l'âge de vingt-quatre ans.]

Ces beautés, qui jettent un éclat passager sur la scène du monde, s'évanouissent comme des ombres; semblables à l'herbe des champs, elles passent du matin au soir, et l'histoire, instruite par leur exemple, devient une sorte de morale en action.

Le présent volume est consacré aux femmes de la cour de Louis XIV. Si la jeunesse, à laquelle nous dédions cette édition spéciale, y trouve quelque intérêt, il sera suivi de plusieurs autres.


LA COUR
DE
LOUIS XIV


I


LE CHÂTEAU DE VERSAILLES

Avant de rappeler le rôle que les femmes de Versailles ont joué, il faut dire quelques mots du théâtre sur lequel leurs destinées se sont accomplies et montrer par quelle transformation miraculeuse un endroit triste et sombre, plein de sables mouvants et de marécages, sans vue, sans eau, sans forêt, fut façonné, pour ainsi dire, à l'image du Grand Roi, et devint une merveille, objet de l'admiration du monde entier. Comme ces grands fleuves qui, à leur source, sont à peine un petit ruisseau, l'existence du palais destiné à tant de splendeur commença dans les proportions les plus modestes.

C'est en 1624 que Louis XIII fit bâtir à Versailles un rendez-vous de chasse sur une éminence où il y avait auparavant un moulin à vent. En 1627, dans une assemblée de notables tenue aux Tuileries, Bassompierre reprochait au roi de ne pas achever les bâtiments de la couronne, et il disait à ce propos:

«L'inclination de Sa Majesté n'est point portée à bâtir; les finances de la chambre ne seront point épuisées par ses somptueux édifices, si ce n'est qu'on veuille lui reprocher le chétif château de Versailles, de la construction duquel un simple gentilhomme ne voudrait pas prendre vanité[1].»

[Note 1: Voir, sur les origines du palais, le curieux et savant ouvrage publié par M. Le Roi sous ce titre: Louis XIII et Versailles.]

En 1651, huit ans après la mort de son père, Louis XIV, alors dans sa treizième année, vint pour la première fois à Versailles. Il s'attacha dès lors à ce séjour, et quelques années plus tard il le choisit pour y donner des fêtes magnifiques. Au mois de mai 1664, il y fit célébrer les Plaisirs de l'île enchantée, divertissements empruntés au poème de l'Arioste, à l'exécution desquels concoururent Benserade et le président de Périgny pour les récits en vers, Molière et sa troupe pour la comédie, Lulli pour la musique et les ballets, le machiniste italien Vigarani pour les décors, les illuminations et les feux d'artifice.

Le 7 mai, première journée des fêtes, il y eut une course de bagues en présence des deux reines[1], dans un cirque de verdure élevé à l'entrée de ce qu'on nomme aujourd'hui le tapis vert.

[Note 1: Anne d'Autriche et Marie-Thérèse.]

Le jeune Louis XIV, vêtu d'un costume où tous les diamants de la couronne resplendissaient, représentait le paladin Roger dans l'île d'Alcine. Après le tournoi, dont il fut le vainqueur, Flore et Apollon arrivèrent, pour le féliciter, sur des chars que traînaient les nymphes, les satyres, les dryades. Au banquet, le Temps, les Heures, les Saisons, servirent les convives, abrités, sous des bosquets de lilas, de muguets et de roses. Le lendemain, 8 mai, on représenta, sur un théâtre élevé au milieu de la même allée, la Princesse d'Élide, pièce dans laquelle Molière jouait les rôles de Lyciscas et de Moron. Le 9, ballet dans le palais d'Alcide, avec feu d'artifice qui en simulait l'embrasement; le 10, course de têtes dans les fossés du château; le 11, représentation des Fâcheux, de Molière; le 12, loterie où se trouvaient des ameublements, des pièces d'argenterie, des pierres précieuses, et, le soir, le Tartuffe; le 13, le Mariage forcé; le 14, départ du roi et de la cour pour Fontainebleau.

Versailles n'était pas encore la résidence royale; mais Louis XIV venait de temps en temps y passer quelques jours, parfois quelques semaines, surtout quand il voulait éblouir les yeux et fasciner les imaginations par l'éclat de ces fêtes pompeuses qui ressemblaient à des apothéoses.

Le 14 septembre 1665, il y eut à Versailles une grande chasse, où la reine, Madame Henriette d'Angleterre, Mlle de Montpensier, Mlle d'Alençon, chassèrent en costume d'amazones; et, au mois de février 1667, un carrousel qui recula les bornes de la magnificence.

La Gazette a soin de nous décrire le cortège des dames de la cour, «toutes admirablement équipées et sur des chevaux choisis, conduites par Madame, avec une veste des plus superbes, et sur un cheval blanc houssé de brocart, semé de perles et de pierreries.» Après l'escadron féminin apparaissait le Roi-Soleil, «ne se faisant pas moins connaître à cette haute mine qui lui est particulière qu'à son riche vêtement à la hongroise, couvert d'or et de pierres précieuses, avec un casque ondoyé de plumes, et à la fierté de son cheval, qui semblait plus superbe de porter un si grand monarque que de la magnificence de son caparaçon et de sa housse pareillement couverte de pierreries[1].» Venaient ensuite: Monsieur, frère du roi, en costume de Turc, puis le duc d'Engien, habillé en Indien, puis les autres seigneurs, qui formaient dix quadrilles.

[Note 1: Gazette de 1667.]

Le 10 juillet 1668, nouvelles réjouissances: dans la journée, représentation des Fêtes de l'Amour et de Bacchus, paroles de Quinault, musique de Lulli, et de Georges Dandin, joué par Molière et par sa troupe; le soir, festin et bal; à 2 heures du matin, illuminations. Le pourtour du parterre de Latone, la grande allée, la terrasse et la façade du palais étaient décorés de statues, de vases, de candélabres éclairés d'une manière ingénieuse, qui les faisait paraître comme enflammés à l'intérieur. Les fusées des feux d'artifice se croisaient au-dessus du château, et, lorsque toutes ces lumières s'éteignaient, dit Félibien en terminant le récit de la fête, on s'aperçut que le jour, «jaloux des avantages d'une belle nuit,» commençait à poindre.

Le 17 septembre 1672, la troupe du roi représentait les Femmes savantes de Molière, qui furent, dit la Gazette, «admirées d'un chacun.» Du 8 février au 19 avril 1674, Bourdalouc prêchait le carême à Versailles; le 11 juillet, on y jouait le Malade imaginaire de Molière, mort l'année précédente; au mois d'août, il y avait une série de grandes fêtes. Félibien fait une description saisissante de la nuit du 31 août 1674, où l'on vit tout à coup, sous un ciel sans étoiles et du noir le plus sombre, un ruissellement inouï de lumières. Tous les parterres étincelaient. La grande terrasse qui est devant le château était bordée d'un double rang de feux espacés à deux pieds l'un de l'autre. Les rampes et les degrés du fer à cheval, tous les massifs, toutes les fontaines, tous les bassins resplendissaient de mille flammes. De l'Italie était venu cet art pyrotechnique, ce mélange de feux, de fleurs et d'eau, qui faisait ressembler le parc au jardin d'Armide. Les rives du grand canal étaient ornées de statues et de décorations d'architecture, derrière lesquelles on avait disposé un nombre infini de lumières qui les faisaient paraître transparentes. Le roi, la reine et toute la cour étaient sur des gondoles richement ornées. Des bateaux remplis de musiciens les suivaient, et l'écho répétait les sons d'une harmonie magique.

A partir de l'année suivante, de grands travaux, commencés par Levau et Dorbay, continués par Jules Hardouin Mansart, furent entrepris à Versailles, où Louis XIV voulait fixer sa résidence définitive. Quels motifs le déterminaient à renoncer à ce château de Saint-Germain où il était né, à ce château si admirablement situé, d'où l'on découvre un si beau fleuve, un si vaste et si magnifique horizon? Rien ne manque à Saint-Germain, ni les arbres, ni l'eau, ni la vue. L'air y est vif et salubre, et, du haut de la terrasse adossée à la forêt, on contemple un des panoramas les plus variés et les plus majestueux du globe.

Si Louis XIV avait dépensé pour embellir et agrandir le vieux château,--celui qui existe encore,--et le château neuf,--celui qui était situé en face de la Seine et qui fut détruit sous Louis XVI,--la moitié des sommes dépensées pour Versailles, quel incomparable palais, quelles merveilles aurait-on admirés! Que n'aurait-on pas pu faire du château neuf de Saint-Germain,--il n'en reste aujourd'hui que le pavillon Henri IV,--de ce château si élégant, dont les escaliers paraissaient de loin comme des arabesques en relief incrustées sur le flanc de la colline, et dont les cinq terrasses successives, ornées de bosquets, de bassins, de parterres de fleurs, descendaient jusqu'à la Seine? Comment préférer à une telle résidence, à un tel paysage, un manoir obscur sans perspective, entouré d'étangs fangeux, sur un terrain où, au lieu d'être favorisé par la nature, il fallait la tyranniser, la dompter à force d'art et d'argent?

Était-ce, comme on l'a dit, la vue lointaine du clocher de Saint-Denis, dernier terme de la grandeur royale, qui rendait Saint-Germain antipathique à Louis XIV? Ce clocher, qui semblait lui dire à l'horizon: Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris, contrariait-il l'ivresse de vie et de toute-puissance qui débordait en lui?

Cette pensée pusillanime nous semble indigne du Grand Roi. Nous inclinons plutôt à croire que ce qui éloignait Louis XIV de Saint-Germain, c'était le souvenir du temps où, chassé de Paris par les troubles de la Fronde, il fut transporté nuitamment dans le vieux château. Sans doute il n'aimait pas voir, de sa fenêtre, cette capitale qui avait insulté son enfance.

S'arracher à un souvenir importun, effacer complètement, même dans la pensée, les derniers vestiges des actes de rébellion contre l'autorité royale, choisir une résidence qui n'était rien pour en faire le plus radieux des palais, se complaire dans cette transformation comme dans le triomphe de la puissance, de l'orgueil, de la force de volonté, tout créer soi-même: architecture, jardins, fontaines, horizon, contraindre la nature à plier sous le joug et à s'avouer vaincue, comme la révolution: tel fut le rêve de Louis XIV, et ce rêve il le réalisa.

De 1675 à 1682, les travaux de Versailles se poursuivirent avec une étonnante activité. On acheva les grands appartements du roi et l'escalier dit des Ambassadeurs. On construisit la galerie des Glaces, à l'endroit où une terrasse occupait le milieu de la façade, du côté des jardins. On ajouta au château l'aile du midi, dite aile des Princes. On termina, à droite et à gauche, les bâtiments qui bordent la première cour avant le château, et qu'on désigne sous le nom d'ailes des Ministres. On éleva la grande et la petite écurie.

Enfin, en 1681, on transporta la chapelle sur l'emplacement actuel du salon d'Hercule et du vestibule qui se trouve au-dessous. Le 30 avril 1682, l'archevêque de Paris, François de Harlay, bénit la nouvelle chapelle, et, le 6 mai suivant, Louis XIV s'installa définitivement à Versailles[1].

[Note 1: Si l'on veut se rendre compte des agrandissements de Versailles, on n'a qu'à regarder le tableau de Van der Meulen, qui est dans l'antichambre du roi (salle N° 121 de la Notice du Musée, par M. Soulié). Ce tableau, qui porte le N° 2145, représente Versailles tel qu'il était avant les travaux ordonnés par Louis XIV.]

Le roi s'établit au centre même du palais. Le salon dit oeil-de-Boeuf[2] était alors divisé en deux pièces: la chambre des Bassans, ainsi nommée parce qu'elle contenait plusieurs tableaux de ce maître,--c'est là qu'attendaient les princes et seigneurs admis au lever du souverain,--et l'ancienne chambre de Louis XIII, où Louis XIV coucha de 1682 à 1701. A côté de cette chambre était le grand cabinet, où se faisaient les cérémonies du lever et du coucher, où le roi donnait audience au nonce et aux ambassadeurs, où il recevait le serment des grands officiers de sa maison[3]. La salle suivante[4] était alors séparée en deux. La partie la plus rapprochée de la chambre du roi se nommait le cabinet du Conseil,--c'est là que Louis XIV prit avec ses ministres les plus grandes décisions de son règne;--l'autre se nommait le cabinet des Termes ou des Perruques.

[Note 2: Salle N° 123 de la Notice du Musée.]
[Note 3: Salle N° 124 de la Notice. Cette pièce devint la chambre à coucher de Louis XIV, et c'est là qu'il mourut.]
[Note 4: Salle du Conseil (N° 125 de la Notice).]

La reine et le dauphin eurent leur logement, l'une au premier étage, l'autre au rez-de-chaussée, dans la portion méridionale de l'ancien château de Louis XIII, celle qui domine l'orangerie et la pièce d'eau des Suisses. Les appartements de la reine aboutissaient, par le salon de la Paix, à la galerie des Glaces, le chef-d'oeuvre du nouveau Versailles. A l'autre extrémité de la galerie commençaient, avec le salon de la Guerre, les salles désignées sous le nom de grands appartements du roi, pièces d'apparat et de réception, portant des noms mythologiques: salle d'Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus.

Le gouverneur du palais et le confesseur du roi logèrent dans l'aile du nord, celle qu'a depuis reconstruite l'architecte Gabriel. Au-delà de l'emplacement où est la chapelle actuelle, on plaça les princes de Condé et de Conti, le gouverneur des enfants de France et un bon nombre de grands officiers et de chapelains. Dans la grande salle du midi, les enfants de France et la famille d'Orléans habitèrent en face des jardins. Enfin, les secrétaires d'État, ministres de la maison du roi, des affaires étrangères, de la guerre, de la marine, s'installèrent dans les deux corps de bâtiment devant lesquels s'élèvent aujourd'hui les statues d'hommes célèbres. L'ensemble de ces immenses constructions, subdivisées à l'infini dans l'intérieur, servait d'habitation à plusieurs milliers d'individus.

Versailles était achevé. A part très peu de modifications, il offrait l'aspect qu'il présente aujourd'hui. Du côté de la ville, le monument, quoique grandiose, est disparate. Son architecture composite, le contraste qui se fait remarquer entre la brique et la pierre, entre le château primitif et ses immenses accroissements, a quelque chose qui étonne. De l'autre côté, celui du parc, tout, au contraire, est majestueux, régulier, empreint d'une harmonie parfaite. Cette façade ou, pour mieux dire, ces trois façades, ayant ensemble trois cent soixante-quinze ouvertures sur le jardin; ce corps de bâtiment où habite le maître, et qui fait saillie au milieu d'une longue ligne droite; ces ailes qui semblent se reculer, comme pour garder une respectueuse distance; ces bosquets façonnés en murailles de verdure, ces bassins encadrés dans des marbres précieux, dépendant du palais, dont ils sont le complément, tout cela frappe l'esprit et les yeux d'un véritable saisissement.

Jamais peut-être la splendeur d'un palais ne s'est mieux identifiée avec la grandeur d'un homme.

L'idole est digne du temple, le temple digne de l'idole. Il y a toujours dans les monuments quelque chose d'immatériel, de moral, pour ainsi dire, et ils empruntent leur poésie à la pensée qui s'y rattache. C'est, pour une cathédrale, l'idée de Dieu. C'est, pour Versailles, l'idée du Roi. La mythologie, comme on en a fait la juste remarque, n'est plus qu'une allégorie magnifique dont Louis XIV est la réalité. C'est lui partout, lui toujours. Les héros, les divinités de la fable, ne font que lui prêter leurs attributs ou se mêler à ses courtisans.

En son honneur, Neptune fait jaillir de toutes parts les eaux qui se croisent dans les airs en voûtes étincelantes. Apollon, son symbole favori, préside à ce monde enchanté, comme le dieu de la lumière, l'inspirateur des Muses; le soleil du dieu paraît s'humilier devant celui du roi: Nec pluribus impar. La nature et l'art s'unissent pour célébrer par un hosanna perpétuel la gloire du souverain.


II


LOUIS XIV ET SA COUR EN 1682

Lorsque Louis XIV établit définitivement sa résidence à Versailles, en 1682, les principales femmes de la cour qui s'y installèrent avec lui étaient: la reine, âgée comme lui de quarante-quatre ans, née en 1638, mariée en 1660;--la dauphine, princesse bavaroise, née en 1660, mariée en 1680, ayant une mauvaise santé, un caractère doux et mélancolique;--la duchesse d'Orléans, désignée tantôt sous le nom de Madame, tantôt sous celui de princesse Palatine, née en 1652, mariée en 1671 à Monsieur, frère du roi, Allemande ne pouvant s'habituer à sa nouvelle patrie;--la princesse de Conti, née en 1666, mariée en 1681 au prince Armand de Conti, neveu du grand Condé, jeune femme d'une grâce et d'une beauté exceptionnelles;--Mlle de Nantes, née en 1673; Mlle de Blois, née en 1677, qui devaient épouser quelques années plus tard, l'une le duc de Bourbon, l'autre le duc de Chartres (le futur Régent);--Mme de Montespan, leur mère, alors âgée de quarante et un ans, arrivée au terme de sa puissance, mais demeurant encore à la cour, en sa qualité de dame du palais de la reine;--enfin Mme de Maintenon, déjà très influente sous des dehors modestes, belle encore malgré ses quarante-sept ans, en aussi bons termes avec la reine qu'avec le roi, et récompensée, depuis 1680, des soins qu'elle avait donnés, comme gouvernante, aux enfants de Mme de Montespan, par une place, créée pour elle, qui ne l'astreignait à aucun service assujettissant et la fixait à la cour dans une position honorable: la place de seconde dame d'atours de la dauphine.

On ne peut comprendre le rôle des femmes de Versailles qu'en étudiant d'abord le souverain qui fut l'âme de ce palais, et qui marqua de sa forte empreinte, non seulement son royaume, mais encore l'Europe tout entière. Jamais monarque n'exerça un pareil prestige personnel, et tout ce qui brillait autour de lui n'était qu'un pâle reflet de cette éblouissante lumière.

La vie de Louis XIV gagne, quoi qu'on en dise, à être examinée de près. Défauts et qualités, tout fut grand dans ce type accompli de la monarchie absolue, de la royauté de droit divin. Louis XIV n'était pas seulement majestueux, il était aussi agréable. Les membres de sa famille, ses ministres, les personnes de son entourage, ses domestiques, l'aimaient.

Ce souverain, intimidant à ce point qu'il fallait, au dire de Saint-Simon, commencer par s'accoutumer à le voir, si, en lui parlant, on ne voulait s'exposer à demeurer court, était pourtant plein de bienveillance et d'affabilité. «Jamais homme si naturellement poli, ni d'une politesse si fort mesurée, ni qui distinguât mieux l'âge, le mérite, le rang... Jamais il ne lui échappa de dire rien de désobligeant à personne[1].»

[Note 1: Saint-Simon, Mémoires.]

La princesse Palatine, ordinairement si sévère, si caustique, rendait hommage à ses qualités d'homme privé autant qu'à ses qualités de souverain. «Quand le roi voulait, dit-elle dans sa correspondance, il était l'homme le plus agréable et le plus aimable du monde. Il plaisantait d'une manière comique et avec agrément... Quoiqu'il aimât la flatterie, il s'en moquait souvent lui-même... Il s'entendait parfaitement à contenter les gens, même en leur refusant leurs demandes; il avait les manières les plus affables, et parlait avec tant de politesse, qu'il leur touchait le coeur... Quand il s'agissait de son propre mouvement, il était toujours bon et généreux.»

Ce souverain, qui a donné des marques d'un égoïsme cruel, avait cependant parfois d'exquises délicatesses de coeur. Mme de La Fayette, bon juge en matière de sentiment, le constate aussi dans ses Mémoires: «Le roi, qui a l'âme bonne, a une tendresse extraordinaire, surtout pour les femmes.» Avec son incontestable beauté de taille et de visage, sa douceur majestueuse, le son de sa voix pénétrante; avec cette courtoisie chevaleresque, cette politesse exquise envers les femmes de tout rang, cette suprême élégance de manières et de langage, il aurait eu même, comme simple particulier, le don de se faire distinguer entre tous, «comme le roi des abeilles[1].»

[Note 1: Saint-Simon, Mémoires.]

C'était un suprême artiste, qui jouait avec aisance et conviction son rôle de roi; c'était aussi un poète, qui aurait dit volontiers avec Alfred de Musset:

Être admiré n'est rien, l'affaire est d'être aimé.

Poète en action, dont l'existence, faite pour frapper l'imagination de ses sujets, se déroulait comme une série non interrompue d'actes grandioses et merveilleux; souverain épris de gloire et d'idéal, «qui se complaisait dans l'admiration des grandes batailles, des actes d'héroïsme et de courage, dans les appareils guerriers, dans les opérations du siège savamment combinées, dans les terribles mêlées de la guerre et au milieu des forêts, dans le bruyant tumulte des grandes chasses[1].»

[Note 1: Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, t.V.]>

Louis XIV, sur son lit de mort, s'accusait d'avoir trop aimé la guerre; il pouvait encore s'adresser beaucoup d'autres reproches sur sa vie passée, mais on se tromperait en croyant que le plaisir y avait occupé la première place. Pendant toute la durée de son règne, il ne cessa jamais de travailler huit heures par jour. Il avait donc le droit d'écrire, dans les mémoires destinés à servir d'instruction à son fils, que, «pour un roi, ne pas travailler, c'est de l'ingratitude et de l'audace à l'égard de Dieu, de l'injustice et de la tyrannie à l'égard des hommes. Ces conditions, disait-il, qui pourront quelquefois vous sembler rudes et fâcheuses dans une si haute place, vous paraîtraient douces et aisées, s'il s'agissait d'y parvenir... Rien ne vous serait plus laborieux qu'une grande oisiveté, si vous aviez le malheur d'y tomber. Dégoûté premièrement des affaires, puis des plaisirs, vous seriez enfin dégoûté de l'oisiveté elle-même.» Le travail était pour le Grand Roi une source de satisfactions incessantes. «Avoir les yeux ouverts sur toute la terre, ajoutait-il, apprendre incessamment les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l'humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons, voir autour de nous-même ce qu'on nous cache avec le plus grand soin, découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, je ne sais quel autre plaisir nous ne quitterions pas pour celui-là, si la seule curiosité nous le donnait.»

Louis XIV essayait ensuite de prémunir le dauphin contre le danger des favoris et le danger plus grand encore des favorites. Lui-même se faisait certaines illusions à leur égard et se vantait à tort, dans ce mémoire, de n'avoir jamais été dominé par aucune d'elles. «Comme le prince devrait toujours être un parfait modèle de vertu, disait-il enfin, il serait bon qu'il se garantît des faiblesses communes au reste des hommes, d'autant qu'il est assuré qu'elles ne sauraient demeurer cachées.»

On sait combien Louis XIV s'était écarté de ces sages et belles maximes; mais 1682 est le commencement du repentir, l'année où le roi revient définitivement à la vertu, où il médite pratiquement sur les avantages de la règle et du devoir, même au point de vue humain. En outre, les paroles des grands sermonnaires retentissaient à son oreille plus puissamment que de coutume, et la voix de sa conscience dominait enfin celle des passions.

Du fond du cloître où elle était enfermée depuis déjà huit ans, la duchesse de La Vallière, devenue soeur Louise de la Miséricorde, lui inspirait par l'exemple de sa pénitence de pieuses réflexions et de salutaires résolutions. Jamais, s'il faut en croire un judicieux critique[1], elle ne fut plus présente à la pensée du roi; jamais elle ne lui apparut sous des traits plus divins que depuis qu'elle avait abandonné la cour. Il lui accordait avec joie ce qu'elle demandait, non pas pour elle, mais pour des personnes de sa famille, et il était heureux d'apprendre que la reine et toute la cour donnaient à la sainte carmélite des marques d'intérêt et de vénération. C'est ainsi qu'au pied des autels soeur Louise de la Miséricorde demandait à Dieu et obtenait la conversion de Louis XIV.

[Note 1: Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, t.V.]

Quand on pense que dès l'âge de quarante-quatre ans, dans la plénitude de la force morale et physique, à l'apogée de sa gloire, ce monarque tout-puissant mit fin à tout scandale et mena jusqu'à sa mort une vie privée irréprochable au milieu de tant de séductions, on ne peut s'empêcher de rendre hommage à un pareil triomphe de la prière et du sentiment religieux.

La conscience de la dignité royale, qu'on lui a reprochée comme exagérée, n'était pas chez lui un orgueil coupable et incompatible avec le respect de la Divinité. Croyant à l'autel et au trône, il avait foi d'abord en Dieu, puis en lui-même, oint du Seigneur. Son idéal, c'était le ciel, et, au-dessous du ciel, la royauté;--la royauté représentant le droit de la force et la force du droit, la royauté majestueuse, tutélaire, répandant, comme le soleil, sur les pauvres et les riches, sur les petits et les grands, la splendeur et les bienfaits de ses rayons. Louis XIV se mesurait lui-même avec une haute justice. Autant il se trouvait grand devant les hommes, autant il se trouvait petit devant Dieu. Mieux qu'aucun autre, il aurait pu s'appliquer ce vers de Corneille:

Pour être plus qu'un roi, te crois-tu quelque chose?

Le souverain qui aurait défié tous les monarques réunis s'agenouillait humblement devant un prêtre obscur. Le digne héritier de Charlemagne demandait pardon de ses fautes au fils d'un paysan. C'est ce mélange d'humilité chrétienne et de fierté royale qui donne à la physionomie de Louis XIV un caractère si imposant. Les sentiments religieux que sa mère lui avait inculqués dès le berceau lui revenaient sans cesse à l'esprit, même dans ses plus regrettables écarts. Quand il était enfant, cette mère passionnée s'agenouillait devant lui, en s'écriant avec transport: «Je voudrais le respecter autant que je l'aime,» cette exclamation n'était pas une flatterie banale. C'était, pour ainsi dire, un acte de foi dans le principe de la royauté.

Les premières impressions de l'enfant ne firent que se fortifier dans l'homme. Il y eut toujours en lui du souverain et du pontife. Ame de l'État, source de toute grâce, de toute justice, de toute gloire, il se considérait comme le lieutenant de Dieu sur la terre, et c'est en cette qualité qu'il avait pour lui-même une sorte de vénération dans laquelle les grands prédicateurs eux-mêmes ne faisaient que l'affermir. Les idées gouvernementales de Bossuet sont le commentaire de cette foi politique, associée intimement à la foi religieuse dont elle est le corollaire. Pour le grand évêque comme pour le grand roi, la royauté est un sacerdoce, et un souverain qui n'aurait pas le sentiment de la dignité monarchique serait presque aussi blâmable qu'un prêtre qui n'aurait pas le respect du culte dont il est le ministre. Ce fut à cette théorie, essence même du pouvoir royal, que Louis XIV dut le prestige d'attitude physique et morale que Saint-Simon appelle «la dignité constante et la règle continuelle de son extérieur».

L'ascendant qu'il se croyait non seulement en droit, mais en devoir d'exercer sur tous ses sujets, quels qu'ils fussent, se faisait particulièrement sentir sur ceux qui l'approchaient. Le gouvernement de sa cour, de sa famille, était soumis aux mêmes doctrines et aux mêmes règles que les affaires d'État. L'autorité paternelle se combinait en lui avec l'autorité royale. Rien n'échappait à son contrôle. Ses volontés étaient autant d'arrêts irrévocables, et son fils, le dauphin, se conduisait à son égard comme le plus soumis et le plus respectueux de tous les courtisans. Les siècles révolutionnaires peuvent critiquer un tel système, il n'en est pas moins appréciable. Le principe d'autorité, qui s'impose à la nature elle-même, comme la règle générale de la création, est la base de toute société bien organisée.

La gloire de Louis XIV, c'est d'avoir été le représentant convaincu, le symbole vivant de ce principe; c'est d'avoir compris que là où il n'y a point de discipline religieuse il n'y a point de discipline politique, et que là où il n'y a pas de discipline politique il n'y a pas de discipline militaire. Les mêmes théories sont applicables aux églises, aux palais et aux camps. L'autorité indispensable est plus précieuse encore que les libertés nécessaires, et en fait de gouvernement, comme en fait d'art, pas de beauté possible sans unité. L'aspiration constante vers l'unité, qui est l'harmonie, fut tout le programme de Louis XIV. C'est pour cela que Napoléon, excusant les défauts du souverain dont il était bien fait pour apprécier la gloire, disait avec admiration:

«Le soleil n'a-t-il pas des taches? Louis XIV fut un grand roi. C'est lui qui a élevé la France au premier rang des nations. Depuis Charlemagne, quel est le roi de France qu'on puisse comparer à Louis XIV sous toutes ses faces?»


III


LA REINE MARIE-THÉRÈSE

Trouver, au milieu de types agités par l'orgueil, l'ambition et l'amour du plaisir, une figure d'une douceur accomplie, un caractère vraiment chrétien, une âme pure, candide, angélique, c'est pour l'observateur une satisfaction, un repos. On contemple avec recueillement la simplicité sous le diadème, l'humilité sur le trône, les qualités et les vertus d'une religieuse dans le coeur d'une reine. Une vie courte, mais bien remplie; un rôle en apparence effacé, mais en réalité plus sérieux et surtout plus noble, plus respectable que celui de beaucoup de femmes célèbres; de grandes souffrances morales, chrétiennement et courageusement supportées; enfin un type irréprochable de piété et de bonté, de tendresse conjugale et d'amour maternel, telle fut Marie-Thérèse d'Autriche, la compagne de Louis XIV.

La monarchie française a eu le privilège d'être sanctifiée par un certain nombre de reines, dont les vertus, en quelque sorte contrepoids des scandales de la cour, ont contribué à sauvegarder l'autorité morale du trône. De même que, sous le règne des derniers Valois, Claude de France, Élisabeth d'Autriche, Louise de Vaudemont, rachetaient par la pureté de leur vie les vices de François 1er, de Charles IX, de Henri III, de même Marie-Thérèse compensa, pour ainsi dire, la morale des atteintes que Louis XIV lui portait. L'histoire ne doit pas oublier cette femme, qui avait dans les veines du sang de Charles-Quint et du sang de Henri IV; cette souveraine, qui portait avec dignité son manteau royal, tout en le comparant à un suaire; cette épouse modèle, qui aimait son mari de toutes les forces de son âme et ne l'approchait qu'avec un mélange de respect, de frayeur et de tendresse; cette mère dévouée, qui s'appliquait à toucher le coeur du jeune prince dont Bossuet était chargé de former l'esprit; cette femme, qui a prouvé une fois de plus qu'un palais peut devenir un sanctuaire et qu'un coeur véritablement chrétien peut battre sous le manteau royal comme sous la robe de bure.

Née en 1638, la même année que Louis XIV, Marie-Thérèse avait pour père Philippe IV, roi d'Espagne, et pour mère Isabelle de France, fille de Henri IV et de Marie de Médicis. Elle était donc cousine germaine de Louis XIV. Les sentiments chrétiens de cette princesse, qui comptait au nombre de ses aïeules sainte Élisabeth de Hongrie et sainte Élisabeth de Portugal, ne l'empêchaient pas d'avoir conscience de l'illustration de sa famille. Ses convictions sur l'origine et le caractère du pouvoir royal étaient absolument semblables à celles de son époux. Une religieuse, qui l'aidait à faire son examen de conscience pour une confession générale, lui demanda un jour si, avant son mariage, elle n'avait jamais cherché à plaire, ni désiré d'être aimée:

«Non, répondit naïvement la reine. Pouvais-je aimer quelqu'un en Espagne? Il n'y a point de roi à la cour de mon père.»

Au point de vue physique, Marie-Thérèse n'avait rien de remarquable. Sa physionomie plus allemande qu'espagnole, son teint d'un blanc mat, ses cheveux très blonds, ses grands yeux d'un bleu pâle, ses lèvres rouges et pendantes, ses traits sans finesse, sa taille peu élevée, ne la rendaient ni belle, ni laide. Elle n'avait pourtant pas manqué, au moment de son mariage, d'adulations hyperboliques et de portraits enthousiastes. Tout le Parnasse s'était mis en frais. On avait composé une foule de vers français et latins dans le genre de ceux-ci:

Thérèse seule a pu vaincre par ses regards
Ce superbe vainqueur qui triomphe de Mars.

Victorem Martis praeda, spoliisque superbum
Vincere quae posset, sola Theresa fuit.

Mais cette reine, dont tant de princes avaient ambitionné la main, et dont le mariage avait eu tant de retentissement et tant d'importance politique, fit le silence autour d'elle dès qu'elle fut installée au Louvre ou à Saint-Germain. La timidité de son caractère, son horreur instinctive des médisances et des calomnies si fréquentes dans les cours, son éloignement de toute intrigue, son admiration passionnée pour le roi, qu'elle croyait beaucoup trop supérieur à elle pour oser lui donner un conseil politique, tout contribuait à la rendre étrangère aux secrets du gouvernement. Cependant, quand Louis XIV guerroyait, il la décorait du titre de régente. C'était à elle qu'étaient adressés les bulletins de victoire, ce fut elle qui reçut la relation officielle du passage du Rhin. On disait alors: «Le roi combat, la reine prie.»


Marie-Thérèse d'Autriche,
reine de France.

Au commencement de son mariage, Louis XIV la traitait non seulement avec de grands égards, mais avec une réelle tendresse. Lorsqu'elle devint mère du dauphin, le roi versa des larmes de joie, et, à 5 heures du matin, il alla se confesser et communier[1].

[Note 1: Mme de Motteville, Mémoires.]

Marie-Thérèse eut, en onze ans, trois fils et trois filles; elle les perdit tous en bas âge et supporta ces morts cruelles, comme ses autres douleurs, avec une résignation admirable, tout en en ayant le coeur déchiré. Certes, c'était un spectacle révoltant de voir les favorites du roi faire partie de la maison de la reine et servir en apparence une femme dont elles étaient en réalité, malgré des dehors respectueux, les rivales et les persécutrices. On entendit plus d'une fois la malheureuse reine s'écrier à propos de Mlle de La Vallière:

«Cette fille-là me fera mourir!»

En même temps elle avait, si l'on en croit Mme de Caylus[1], une telle crainte du roi et une si grande timidité naturelle, qu'elle n'osait lui parler ni s'exposer en tête-à-tête avec lui. «J'ai ouï dire à Mme de Maintenon, ajoute Mme de Caylus, qu'un jour le roi ayant envoyé chercher la reine, la reine, pour ne pas paraître seule en sa présence, voulut qu'elle la suivît; mais elle ne fit que la conduire jusqu'à la porte de la chambre, où elle prit la liberté de la pousser jusqu'à la faire entrer et remarqua un si grand tremblement dans toute sa personne, que ses mains mêmes tremblèrent de frayeur.»

[Note 1: Mme de Caylus, Mémoires.]

D'autre part, la princesse Palatine écrit: «Elle avait une telle affection pour le roi, qu'elle cherchait à lire dans ses yeux tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Pourvu qu'il la regardât avec amitié, elle était heureuse tout la journée[1].» Elle n'agissait, elle ne pensait, elle ne vivait que par lui et pour lui.

[Note 1: Lettres de la princesse Palatine.]

Louis XIV, qui se sentait à juste titre coupable à l'égard de cette reine si digne d'affection et de respect, essayait de racheter ses torts par les égards dont il l'entourait malgré tout. Soit en public, soit en particulier, il la traitait toujours avec douceur et courtoisie. Enfin, à partir de 1682, quand, après tant d'égarements, il se fixa définitivement à Versailles, la reine n'eut plus qu'à se louer de l'affection qu'il lui témoignait. Il lui prodiguait, ainsi que le constatent encore les Souvenirs de Mme de Caylus, des attentions auxquelles elle n'était pas accoutumée. Il la voyait plus souvent et cherchait à l'amuser, à la distraire. Son fils, le dauphin, et sa bru, la dauphine de Bavière, avaient aussi pour elle une grande déférence.

Ses appartements de Versailles, composés de cinq grandes pièces, et aboutissant, d'une part, à l'escalier de marbre, de l'autre à la galerie des Glaces, étaient remplis de meubles magnifiques. La reine occupait la chambre dont nous avons déjà parlé, et d'où l'on aperçoit l'Orangerie, la pièce d'eau des Suisses et les coteaux de Satory. Elle aimait à quitter ce splendide séjour pour aller prier dans des couvents ou visiter des hôpitaux. On la voyait servir les malades de ses mains royales, leur porter leur nourriture comme une simple infirmière, et, lorsque les médecins lui faisaient, dans l'intérêt de sa santé, des observations, elle répondait qu'elle ne pouvait mieux l'employer qu'en servant Jésus-Christ dans la personne des pauvres.

Malgré le retour de tendresse que lui témoignait le roi, elle continuait à vivre humblement et modestement, s'occupant de son foyer domestique et non des affaires de l'État. La Gazette officielle ne faisait mention de cette bonne reine que pour annoncer qu'elle avait rempli à sa paroisse ses devoirs de dévotion, ou qu'elle était allée passer la journée aux Carmélites de la rue du Bouloi.

Marie-Thérèse, heureuse et consolée, se réjouissait aussi de la naissance de son petit-fils, le duc de Bourgogne. Loin d'éprouver de la jalousie pour l'influence grandissante de Mme de Maintenon, elle s'en félicitait comme d'une des causes des sentiments pieux de Louis XIV, et jamais il ne lui serait venu à l'esprit que bientôt, elle disparue, la veuve de Scarron, l'ancienne gouvernante des enfants de Mme de Montespan, serait la femme du roi et la reine de France, moins le nom.


IV


MME DE MONTESPAN ET MME DE MAINTENON EN 1682

I

Avant d'examiner Mme de Montespan, au moment où la cour se fixait à Versailles, il faut voir ce qu'elle avait été à l'origine, puis au temps de ses tristes succès.

Une beauté fière et opulente, des yeux d'azur remplis d'éclairs, un teint d'une éclatante blancheur, une forêt de cheveux blonds, une de ces figures qui jettent la lumière partout où elles paraissent; un esprit incisif, caustique, étincelant de verve et d'entrain; une soif inextinguible de plaisirs et de richesse, de luxe et de domination; des allures de déesse usurpant audacieusement la place de Junon dans l'Olympe, de l'orgueil sans dignité, de l'éclat sans poésie, telle avait été Mme de Montespan au temps de sa toute-puissance.

Née en 1641, au château de Tonnay-Charente, du duc de Mortemart et de Diane de Grandseigne, elle avait été fille d'honneur de la reine en 1660 et mariée en 1663 au marquis de Montespan. Élevée dans le respect de la religion, rien ne pouvait alors faire prévoir le triste rôle auquel la vanité et l'ambition devaient, plus que tout autre sentiment, entraîner sa jeunesse. C'était l'époque de l'enivrement des courtisans et de l'adulation des peuples. La cour apparaissait comme une espèce d'Olympe monarchique, dont Louis XIV était le Jupiter. «Des dieux et des déesses inférieurs s'y mouvaient au-dessous de lui. Leurs vertus étaient exaltées, leurs vices mêmes étaient étalés avec une audace de supériorité qui semblait mettre entre le peuple et le trône la différence d'une morale des dieux à la morale des hommes. Louis XIV s'était fait accepter comme une exception en tout dans l'humanité.» L'adulation était poussée si loin, qu'elle s'étendait aux favorites, et que leur rôle à Versailles finissait par être considéré comme une sorte de fonction publique, comme une grande charge de cour ayant ses droits, son cérémonial, son étiquette, presque ses devoirs.

Mme de Montespan paraissait là dans son élément. C'était la fière sultane, l'idole encensée, la déesse de cet Olympe. Mme de Sévigné, grande admiratrice au succès à tout prix, jetait sur elle des regards extatiques et exprimait un naïf enthousiasme pour sa merveilleuse robe «d'or sur or, rebrodé d'or et par-dessus un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée». Elle écrivait à sa fille: «Mme de Montespan était, l'autre jour, couverte de diamants; on ne pouvait pas soutenir l'éclat d'une pareille divinité... Oh! ma fille, quel triomphe à Versailles! quel orgueil redoublé! quel solide établissement!»

«Ce solide établissement» dura environ treize ans. Belle encore en 1682, malgré ses quarante ans, Mme de Montespan continuait à jouir des égards dus à sa naissance et à ses fonctions de surintendante de la maison de la reine. Mais sa faveur avait cessé. Malgré des efforts désespérés pour garder ou ressaisir son empire, il fallut bien s'avouer à elle-même son irrémédiable défaite. Elle n'essaya plus de lutter; délaissée de tous, la religion seule lui offrait un baume à mettre sur les plaies faites par l'orgueil et le dépit. Elle se réfugia dans une obscure maison de Paris; c'est là que Bossuet allait lui faire des instructions pour l'affermir dans la bonne voie.

Les prédicateurs exerçaient alors une influence réelle sur toute la cour et cherchaient à atteindre le roi lui-même.

Bourdaloue, cet orateur admirable, si grand dans sa simplicité, si vénérable dans sa modestie; ce dialecticien, irrésistible; cet adversaire des passions humaines, qui excellait, avec ses phalanges d'arguments, à livrer des batailles rangées à la conscience de ses auditeurs et dont le grand Condé disait, en le voyant monter en chaire: «Silence! voici l'ennemi!» Bourdaloue fut, sans contredit, l'un des agents les plus actifs de la conversion de Louis XIV. Il avait prêché à la cour l'Avent de 1670 et les carêmes de 1672, de 1674 et de 1675.

Hardi comme un tribun et courageux comme un apôtre, il retournait le fer dans la plaie. S'adressant un jour directement à Louis XIV, il s'était écrié:

«Ce qui sauve les rois, c'est la vérité; Votre Majesté la cherche et elle aime ceux qui la lui font connaître, elle n'aurait que des mépris pour quiconque la lui déguiserait, et, bien loin de lui résister, elle se fait gloire d'en être vaincue.»

Les exhortations de Bossuet n'étaient pas moins pressantes; ses fonctions de précepteur du dauphin lui donnaient un accès fréquent auprès du roi, et il en profitait pour plaider avec énergie la cause du devoir et de la vertu. C'est lui qui avait dit, dans son sermon sur la purification, prononcé à la cour: «Fuyons les occasions dangereuses et ne présumons pas de nos forces. On ne soutient pas longtemps sa vigueur quand il la faut employer contre soi-même.»

C'est encore lui qui écrivait au maréchal de Bellefonds: «Priez Dieu pour moi; priez-le qu'il me délivre du plus grand poids dont un homme puisse être chargé, ou qu'il fasse mourir tout l'homme en moi pour n'agir que par lui seul. Dieu merci, je n'ai pas encore songé, durant tout le cours de cette affaire, que je fusse au monde; mais ce n'est pas tout, il faudrait être comme un saint Ambroise, un vrai homme de Dieu, un homme de l'autre vie, où tout parlât, dont les mots fussent des oracles du Saint-Esprit, dont toute la conduite fût céleste. Priez, priez, je vous en conjure.»

Avec quel respect, mais aussi avec quelle fermeté et quelle noblesse de langage et de pensée, le grand évêque s'adresse au Grand Roi: «J'espère, lui écrit-il, que tant de grands objets qui vont tous les jours occuper de plus en plus Votre Majesté, serviront beaucoup à la guérir. On ne parle plus que de la beauté de vos troupes et de ce qu'elles sont capables d'exécuter sous un aussi grand conducteur; et moi, sire, pendant ce temps, je songe secrètement en moi-même à une guerre bien plus importante et à une victoire bien plus difficile que Dieu vous propose.»

«Méditez, sire, écrit-il encore, cette parole du Fils de Dieu: elle semble être prononcée pour les grands rois et pour les conquérants: Que sert à l'homme, dit-il, de gagner tout le monde, si cependant il perd son âme? et quel gain pourra le récompenser d'une perte si considérable? Que vous servirait, sire, d'être redouté et victorieux dehors, si vous êtes dedans vaincu et captif? Priez donc Dieu qu'il vous en affranchisse; je l'en prie sans cesse de tout mon coeur. Mes inquiétudes pour votre salut redoublent de jour en jour, parce que je sais tous les jours, de plus en plus, quels sont les périls. Dieu veuille bénir Votre Majesté! Dieu veuille lui donner la victoire, et, par la victoire, la paix au dedans et au dehors! Plus Votre Majesté donnera sincèrement son coeur à Dieu, plus elle mettra en lui son attache et sa confiance, plus aussi elle sera protégée de sa main toute-puissante.»

Les conseils de Bossuet et les prédications de Bourdaloue ne portèrent des fruits durables qu'après bien des efforts, bien des luttes, bien des alternatives de relèvement et de chute. Cependant Louis XIV, désormais fixé sur les amertumes, les déceptions, les angoisses des passions coupables, revient à Dieu; l'oeuvre de Bossuet était accomplie. Saint-Simon, qui rend pleine justice à l'attitude du prélat, dit à son sujet: «Il parle souvent au monarque avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Église; il interrompit plus d'une fois le cours des désordres; enfin, il les fit cesser.»

La conversion de Louis XIV avait, en effet, un caractère définitif; mais il serait injuste de l'attribuer uniquement aux prédicateurs et de ne pas y reconnaître pour une part l'influence de la femme dont nous allons parler: Mme de Maintenon.

II

«Il semble, a dit M. Saint-Marc Girardin, que le monde et la postérité en aient voulu à Mme de Maintenon d'un triomphe remporté par la raison au profit de l'honnêteté. N'ayant pas pu l'empêcher de réussir par la raison, le monde s'en est dédommagé en lui faisant une réputation de sécheresse et de roideur fort contraire à son caractère. Puisqu'il fallait que la raison fût triomphante, le monde n'a pas voulu au moins qu'elle fût aimable.»

On avait assombri une figure belle et lumineuse, oubliant que la femme qu'on voulait représenter sous un jour triste, presque sinistre, fut une charmeuse, une enchanteresse; que Fénelon définissait son esprit: «la raison parlant par la bouche des Grâces;» que Racine songeait à elle en écrivant ces vers d'Esther:

Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours, et jamais ne me lasse.

Les adversaires de Mme de Maintenon l'avaient d'abord emporté sur ses admirateurs; mais notre époque, passionnée pour la vérité historique, a révisé un faux jugement.

Deux écrivains habiles et convaincus: le duc de Noailles et M. Théophile Lavallée, pleins de respect pour une mémoire injustement décriée, sont parvenus à ressusciter, en quelque sorte, la vraie Mme de Maintenon. Le baron de Walckenaër avait déjà fait observer, au sujet de cette femme si diversement appréciée, qu'elle est le personnage historique sur lequel on possède le plus de documents émanés de sa bouche ou tracés par sa plume. «Il est donc à regretter, disait-il, que les historiens, même les plus judicieux, aient préféré des satires contemporaines aux témoignages certains et authentiques fournis par elle-même, et qu'ils aient converti une simple et intéressante histoire en un vulgaire et incompréhensible roman.»

Aujourd'hui la vérité s'est fait jour. Les défenseurs de Mme de Maintenon n'ont rien laissé subsister des invectives de Saint-Simon et de la princesse Palatine contre une femme qui, sympathique ou non, mérite, à coup sûr, l'estime de la postérité. Depuis la publication du bel ouvrage du duc de Noailles, il y a eu, au sujet de Mme de Maintenon, une sorte de tournoi littéraire, et le grand critique Sainte-Beuve a été le juge du camp. «Il est arrivé à M. Lavallée, a-t-il dit, ce qui arrivera à tous les bons esprits qui approcheront de cette personne distinguée et qui prendront le soin de la connaître dans l'habitude de la vie.... Il a fait justice de cette foule d'imputations fantasques et odieusement vagues qui ont été longtemps en circulation sur le prétendu rôle historique de cette femme célèbre. Il l'a vue telle qu'elle était tout occupée du salut du roi, de sa réforme, de son amusement décent, de l'intérieur de la famille royale, du soulagement des peuples.»

L'école révolutionnaire, qui voudrait traîner dans la boue la mémoire du Grand Roi, déteste tout naturellement la femme éminente qui fut sa compagne, son amie et sa consolatrice. Les écrivains de cette école prétendraient en faire un type non seulement odieux et funeste, mais disgracieux, antipathique, sans rayonnement, sans charme, sans séduction. On se la figure trop souvent sous les traits d'une vieille femme usée, roide et sèche, avec des yeux sans larmes et un visage sans sourire. On oublie que, jeune, elle fut une des plus jolies femmes de son siècle, que sa beauté se conserva d'une manière merveilleuse, et que, dans sa vieillesse, elle garda cette supériorité de style et de langage, cette distinction de manières, ce tact exquis, cette finesse, cette douceur et cette fermeté de caractère, ce charme et cette élévation d'esprit qui, à toutes les époques de son existence, lui valurent tant d'éloges et lui attirèrent tant d'amitiés.

Un rapide coup d'oeil jeté sur une carrière si invraisemblable suffit pour faire comprendre tout ce qu'il y avait de séduisant chez une femme qui sut plaire à Scarron et à Louis XIV, à Ninon de Lenclos et à Mme de Sévigné, à Mme de Montespan et à la reine, aux grandes dames et aux religieuses, aux prélats et aux enfants.

Françoise d'Aubigné, la future Mme de Maintenon, vient au monde, le 27 novembre 1635, dans une prison de Niort, où est enfermé son père, couvert de dettes et accusé d'intelligences avec l'ennemi. Bercée de gémissements pour tous chants de tendresse, elle commence tristement la vie. Son père, sorti de prison, la conduit à l'âge de trois ans à la Martinique, où il va chercher fortune. Sa fortune dure peu; il perd au jeu ce qu'il a gagné et meurt, laissant sa femme et sa fille dans la misère. Agée de dix ans, Françoise d'Aubigné revient en France. Elle est confiée par sa mère à une tante, Mme de Villette, et on l'élève dans la religion protestante, dont son aïeul, Théodore Agrippa d'Aubigné, a été le champion célèbre. «Je crains bien, écrit Mme d'Aubigné à Mme de Villette, que cette pauvre petite galeuse ne vous donne bien de la peine; ce sont des effets de votre bonté de l'avoir voulu prendre. Dieu lui fasse la grâce de l'en pouvoir Revancher!»

[Note: Lettre du 26 juillet 1646.]

Quelque temps après, Françoise est retirée des mains protestantes de Mme de Villette pour passer dans celles d'une autre parente, très zélée catholique, Mme de Neuillant. «Je commandais dans la basse-cour, a-t-elle dit depuis, et c'est par là que mon règne a commencé.... On nous mettait au bras un petit panier où était notre déjeuner, avec un petit livre des quatrains de Pibrac, dont on nous donnait quelques pages à apprendre par jour. Avec cela on nous mettait une gaule dans la main, et on nous chargeait d'empêcher que les dindons n'allassent où ils ne devaient point aller.»

Elle est ensuite placée au couvent des Ursulines de Niort, puis à celui des Ursulines de la rue Saint-Jacques à Paris, où elle abjure le protestantisme, non sans une vive résistance. Elle a déjà ce don de plaire qu'elle conservera toute sa vie. «Dans mon enfance, a-t-elle dit elle-même[1], j'étais la meilleure petite créature que vous puissiez imaginer.... J'étais véritablement ce qu'on appelle une bonne enfant, de manière que tout le monde m'aimait.... Étant un peu plus grande, je demeurais dans des couvents; vous savez combien j'y étais aimée de mes maîtresses et de mes compagnes.... Je ne songeais qu'à les obliger et à me rendre leur servante à toutes depuis le matin jusqu'au soir.»

[Note 1: Entretiens de Saint-Cyr.]

Orpheline et privée de toutes ressources, Françoise d'Aubigné, qui n'avait que dix-sept ans, épouse en 1652 le fameux poète Scarron, âgé de quarante-deux ans, paralysé, perclus de tous ses membres; Scarron, l'auteur burlesque, le bouffon par excellence, qui demande un brevet de malade de la reine, rit de ses maux, se moque de lui-même et de la douleur, et qui, tout en ressemblant, comme il le dit, à un Z, tout en «ayant les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras», tout en étant enfin «un raccourci de la misère humaine», amuse la haute société française par sa verve intarissable, par sa franche et gauloise gaieté. Quand on dresse le contrat de mariage, Scarron déclare qu'il reconnaît à «l'accordée quatre louis de rente, deux grands yeux fort mutins, un très beau corsage, une paire de belles mains et beaucoup d'esprit». Le notaire lui demande quel douaire il constitue à la mariée: «L'immortalité,» répond-il.

Que de tact il va falloir à une jeune fille de dix-sept ans pour se faire respecter dans la société du poète burlesque qui dit: «Je ne lui ferai pas de sottises, mais je lui en apprendrai beaucoup.» C'est le contraire qui arrivera: Françoise d'Aubigné moralisera Scarron. Elle fera de son salon un des centres les plus distingués de Paris; la meilleure compagnie regardera comme un honneur d'y être admise. Ninon de Lenclos, l'amie de Scarron, elle-même s'inclinera devant une telle vertu. Et pourtant ce ne sont pas les admirateurs qui manquent à la femme du poète, à la belle Indienne, comme on se plaît à l'appeler, à la sirène que Mlle de Scudéry célèbre en termes enthousiastes dans le roman de Clélie, sous le pseudonyme de Lyrianne. La reine Christine de Suède dit à Scarron qu'elle n'est pas surprise qu'ayant la femme la plus aimable de Paris, il soit, malgré ses maux, l'homme de Paris le plus gai.

Avec une si bonne et si séduisante compagne, le pauvre poète a moins de mérite à supporter la douleur plus courageusement que les stoïciens de l'antiquité. Enfin, au mois d'octobre 1660, il meurt dans des sentiments très chrétiens, et dit, sur son lit de mort:

«Le seul regret que j'ai, c'est de ne pas laisser de biens à ma femme, de qui j'ai tous les sujets imaginables de me louer.»

Veuve, Mme Scarron recherche surtout l'estime. Plaire en restant vertueuse, supporter, s'il le faut, les privations, la misère même, mais conquérir le nom de femme forte, mériter les sympathies et les suffrages des gens sérieux, tel est le but de tous ses efforts. Bien habillée, quoique très simplement, discrète et modeste, intelligente et distinguée, ayant cette élégance innée que le luxe ne donne pas et qui provient seulement de la nature; pieuse d'une piété vraie, s'occupant plus des autres que d'elle-même, parlant bien, et, ce qui est plus rare encore, sachant écouter, s'intéressant aux joies et aux chagrins de ses amis, habile dans l'art de les distraire, de les consoler, elle est regardée avec raison comme une des femmes les plus aimables et les plus supérieures de Paris.

Économe et simple dans ses goûts, elle équilibre son modeste budget, grâce à une pension annuelle de deux mille livres, qui lui est faite par la reine Anne d'Autriche. Elle est reçue avec empressement par Mmes de Sévigné, de Coulanges, de Lafayette, d'Albret, de Richelieu. C'est l'époque la plus tranquille et, sans doute, la plus heureuse de sa vie. Mais la mort de sa bienfaitrice, la reine mère (20 janvier 1666), lui fait perdre la pension qui est son unique ressource. Un grand seigneur très riche et très vieux la demande en mariage; elle refuse. Elle est sur le point de s'expatrier pour suivre la princesse de Nemours, qui va épouser le roi de Portugal. Son étoile la retient en France, où elle sera un jour presque reine. Elle écrit à Mlle d'Artigny:

«Ménagez-moi, je vous prie, l'honneur d'être présentée à Mme de Montespan, lorsque j'irai vous faire mes adieux; que je n'aie pas à me reprocher d'avoir quitté la France sans en avoir revu la merveille.»

Mme de Montespan n'était encore célèbre que par sa beauté; mais sa situation de dame du palais de la reine la rendait déjà influente. Elle trouva Mme Scarron charmante et lui obtint le rétablissement de la pension de deux mille livres, qui lui permit de ne pas aller en Portugal.

Heureuse de cette solution, la belle veuve, adonnée aux bonnes oeuvres et aux lectures sérieuses, méditant le livre de Job et les Maximes de La Rochefoucauld, visitant les pauvres et faisant l'aumône, malgré la médiocrité de ses ressources, s'installe de la façon la plus modeste dans un petit appartement de la rue des Tournelles. C'est là que la capricieuse fortune va venir la surprendre. Sollicitée par le roi lui-même, Mme Scarron accepte l'offre qui lui est faite, en 1679, d'élever les enfants de Mme de Montespan. Il fallait une femme intelligente, discrète, dévouée. Mme Scarron se consacre courageusement à ce rôle de mère adoptive. En 1672, elle s'établit non loin de Vaugirard, dans un grand hôtel isolé. Mme de Coulanges écrit alors à Mme de Sévigné; «Pour Mme Scarron, c'est une chose étonnante que sa vie. Aucun mortel sans exception n'a de commerce avec elle.» Louis XIV, d'abord prévenu contre la gouvernante qu'il qualifiait de bel esprit, commence à lui reconnaître des qualités rares et porte sa pension de deux mille à six mille livres.

En 1674, elle était arrivée à Versailles avec ses trois élèves: le duc du Maine, le comte de Vexin et Mlle de Tours. C'est de là qu'elle écrivait à son frère, le 25 juillet: «La vie que l'on mène ici est fort dissipée, et les jours y passent vite. Tous mes petits princes y sont établis, et je crois pour toujours; cela, comme tout autre chose, a son vilain et son bel endroit.»

Dès qu'elle a mis le pied à la cour, Mme Scarron s'y est tracé un programme. «Rien de plus habile, dit-elle, qu'une conduite irréprochable.»

Mme de Montespan se félicite d'abord d'avoir près d'elle une personne si aimable, si spirituelle, de si bonne compagnie; mais cet engouement dure peu. Les brouilleries, les raccommodements, les petites zizanies, commencent. C'est une chose curieuse, mais explicable, que la situation respective de ces deux femmes si spirituelles et si intelligentes, l'altière favorite et l'austère gouvernante. Louis XIV disait:

«J'ai plus de peine à mettre la paix entre elles qu'à la rétablir en Turquie.»

Toutefois Mme Scarron n'attaque pas, elle se défend; le roi lui rend cette justice et commence à reconnaître ses rares mérites. A la fin de 1674, il lui avait donné la terre de Maintenon, et elle s'appelait depuis lors la marquise de Maintenon. Y a-t-il de sa part les intrigues ourdies savamment, les hypocrisies raffinées, les calculs machiavéliques que ses détracteurs lui supposent? Nous ne le croyons pas. Que ses intérêts se concilient avec ses devoirs, que la piété qui pour elle est un but devienne un moyen, en est-elle, complètement responsable?

Veut-elle éloigner Mme de Montespan, qui a été, il est vrai, sa protectrice, sa bienfaitrice? Oui. Peut-on l'en blâmer? Non, assurément. Aura-t-elle l'idée de supplanter Mme de Montespan, comme Mme de Montespan avait supplanté son amie Mlle de La Vallière? En aucune manière. Lorsque Louis XIV, fatigué de l'orgueil et des violences de la favorite «tonnante et triomphante», l'éloignera de lui, Mme de Maintenon essayera-t-elle d'accaparer le roi? Nullement; le triste sceptre passera alors aux mains de Mlle de Fontanges. Quand Mlle de Fontanges mourra d'une façon si soudaine, qu'on osera soupçonner contre toute justice Mme de Montespan de l'avoir empoisonnée, Mme de Maintenon aura-t-elle l'idée de remplacer la duchesse de Fontanges? Pas davantage. Elle n'aura qu'un but: convertir le roi, le ramener à la reine.

Ce but, elle l'atteindra.

C'en est fait: Mme de Montespan peut encore s'irriter contre l'habile gouvernante, mais elle est désormais vaincue. Sans doute il est dur pour cette fière Mortemart, qui a toujours tenu tête au Grand Roi, qui a regardé en face le demi-dieu, de s'humilier devant une femme qu'elle a tirée de la misère, devant une institutrice de sept ans plus âgée qu'elle; mais qu'y faire? «Le roi ne la regarde plus, et vous jugez bien que les courtisans suivent son exemple[1].» Mme de Sévigné écrivait, le 6 avril 1680: «Mme de Montespan est enragée. Elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de Mme de Maintenon.» A la même époque, Mme de Maintenon écrivait: «Mme de Montespan et moi avons fait aujourd'hui un chemin ensemble, nous tenant sous le bras et riant beaucoup; nous n'en sommes pas mieux pour cela.»

[Note 1: Lettre de Bussy-Rabutin, 30 avril 1680.]

La position de Mme de Maintenon est désormais inattaquable: elle n'a plus besoin de se faire un piédestal du berceau de ses élèves; elle a maintenant, pour elle-même, sa place marquée à la cour. On la recherche, on la flatte. Lorsqu'elle passe quelques jours à son château de Maintenon, les plus grands personnages y vont lui rendre hommage. Louis XIV la nomme dame d'atours de la dauphine. Quand cette princesse arrive en France, c'est Bossuet et Mme de Maintenon qui la reçoivent à Schlestadt. «Si Mme la dauphine, écrit Mme de Sévigné, croit que tous les hommes et toutes les femmes aient autant d'esprit que cet échantillon, elle sera bien trompée[1].» Ce bien qu'elle a tant désiré, la considération, Mme de Maintenon le possède enfin. Le parti dévot la regarde comme un oracle. Les prélats les plus éminents la tiennent en haute estime; c'est elle qui travaille avec eux à la conversion du roi; c'est elle qui le rapproche de la reine; c'est elle qui, avec son éloquence insinuante et douce, plaide à la cour la cause de la morale et de la religion.

[Note 1: Lettre du 14 février 1680.]


V


LA DAUPHINE DE BAVIÈRE

A côté des types dominateurs qui s'imposent à l'attention de la postérité, il y a place, dans l'histoire, pour des figures plus calmes, plus douces, plus recueillies, qui de leur vivant restèrent dans l'ombre, dans le silence, et qui conservent, pour ainsi dire, une sorte de modestie et de réserve même au delà du tombeau. Des princesses se sont rencontrées, que le tumulte du monde, l'éclat de la puissance, la splendeur du luxe, n'ont pu arracher à leur tristesse native, qui ont été humbles et timides au milieu des grandeurs, qui se sont fait à elles-mêmes une solitude, et qui, suivant les expressions de Bossuet, ont trouvé dans leur oratoire, malgré toutes les agitations de la cour, le carmel d'Élie, le désert de Jean et la montagne si souvent témoin des gémissements de Jésus.

Il y a dans le sourire de ces femmes un mélange d'indulgence et de douleur, d'attendrissement et de chagrin, de compassion et de bonté. Elles semblent n'avoir occupé les situations les plus hautes que pour nous inspirer des réflexions philosophiques et des pensées chrétiennes; pour nous prouver, par leur exemple, que le bonheur n'habite pas toujours les palais; que les choses extérieures ne donnent point les véritables joies; que «la grandeur est un songe, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un nom trompeur [1]».

[Footnore [1]: Bossuet, Oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse.]

Parmi ces figures plaintives, pâles apparitions de l'histoire dont la carrière peu féconde en péripéties dramatiques renferme des enseignements chrétiens, il faut placer Marie-Anne-Christine-Victoire, fille de Ferdinand, électeur, duc de Bavière, dauphine de France. La vie de cette princesse, née en 1660, mariée en 1680 au fils de Louis XIV, morte à Versailles en 1690, à l'âge de vingt-neuf ans, pourrait se résumer par un seul mot: mélancolie. C'était une de ces natures dépaysées sur la terre et aspirant au ciel, dont Bossuet aurait pu dire, comme de la reine: «La terre, son origine et sa sépulture, n'est pas encore assez basse pour la recevoir; elle voudrait disparaître tout entière devant la majesté du Roi des rois.» Son éducation avait été austère. La cour de Munich ressemblait à un couvent. «On s'y levait tous les jours à 6 heures du matin, on y entendait la messe à 9, on dînait à 10, on assistait aux vêpres tous les jours, et il n'y avait plus personne à 6 heures du soir, heure à laquelle on soupait, pour se coucher à 7[1].»

[Note 1: Mémoires de Coulanges.]

La jeune princesse, loin de se laisser éblouir par l'éclat de sa nouvelle fortune, ne quitta pas sans un profond regret la cour pieuse et patriarcale où elle avait passé son enfance. Dès qu'elle parut dans sa nouvelle patrie, elle y produisit pourtant une bonne impression. Elle n'était point belle; mais sa grâce, ses manières, sa dignité naturelle, et plus que cela, son mérite, son instruction, sa bonté, lui donnaient du charme. Une des personnes envoyées à sa rencontre par Louis XIV écrivait au roi: «Mme la dauphine n'est pas jolie, sire; mais sauvez le premier coup d'oeil, et vous en serez fort content.» Elle accueillit Bossuet avec une courtoisie parfaite à Schlestadt: «Je prends part à tout ce que vous avez enseigné à M. le dauphin, lui dit-elle. Ne refusez pas, je vous prie, de me donner à moi-même vos instructions, et soyez assuré que je m'efforcerai d'en profiter.»

Le grand évêque fut frappé du savoir de la princesse. Elle avait l'exacte connaissance des langues vivantes de l'Europe, et même de la langue de l'Église, qu'on lui avait apprise dès son enfance. Bossuet était sincère lorsque, trois ans plus tard, il disait d'elle: «Nous l'avons admirée dès qu'elle parut, et le roi a confirmé notre jugement [1].» Nommé premier aumônier de la dauphine, il l'accompagna de Schlestadt à Versailles. Dans le trajet eut lieu une cérémonie qui contrastait avec les transports de joie que la princesse rencontrait partout sur sa route, depuis son entrée en France. Le mercredi 6 mars 1680, Bossuet lui mit les cendres sur le front, dans la chapelle seigneuriale du château de Brignicourt-sur-Saulx: «Femme, lui dit-il, qu'il t'en souvienne; tu fus tirée de la poussière; il t'y faudra retourner un jour.»

[Note [1]: Bossuet, Oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse.]

Hélas! dix ans après, la prédiction s'accomplira, et la princesse, assistée à son lit de mort par Bossuet, lui rappellera les solennelles paroles de ce mercredi des Cendres [2].

[Note [2]: Voir le savant et remarquable ouvrage de M. Floquet: Bossuet précepteur du Dauphin.]

Louis XIV fit à sa belle-fille l'accueil le plus courtois et le plus amical. Elle eut pour dame d'honneur la duchesse de Richelieu, pour seconde dame d'atours Mme de Maintenon, pour demoiselles d'honneur Mlles de Laval, de Biron, de Gontaut, de Tonnerre, de Rambures, de Jarnac. Le roi venait l'après-dînée passer plusieurs heures dans la chambre de la princesse, où il trouvait Mme de Maintenon, et il consacrait à cette visite le temps qu'il donnait autrefois à Mme de Montespan.

Les premières années du mariage de la dauphine furent tranquilles. Son mari, qui n'avait que quelques mois de plus qu'elle, lui témoignait alors un sincère attachement. La naissance de leur fils, le duc de Bourgogne, causa des transports d'allégresse non seulement à la cour, mais dans la France entière. La joie tenait du délire. Chacun se donnait la liberté d'embrasser le roi[1]. Spinola, dans l'ardeur de son enthousiasme, lui mordit le doigt, et, l'entendant crier: «Sire, dit-il, je demande pardon à Votre Majesté; mais si je ne l'avais pas mordue, elle n'aurait pas pris garde à moi.»

[Note 1: L'abbé de Choisy, Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV.]

C'étaient partout des danses, des illuminations, des transports. Le peuple, qui faisait des feux de joie, brûlait jusqu'aux parquets destinés à la grande galerie: «Qu'on les laisse faire, disait Louis XIV en souriant, nous aurons d'autres parquets.»

Il montrait le nouveau-né à la foule, et l'air retentissait d'acclamations enthousiastes.

Le lendemain, Mme de Maintenon écrivait à son amie Mme de Saint-Géran: «Le roi a fait un fort beau présent à Mme la Dauphine; il a eu dans ses bras un moment le petit prince. Il félicita Monseigneur comme un ami; il donna la première nouvelle à la reine; enfin, tout le monde dit qu'il est adorable. Mme de Montespan sèche de notre joie. Nous vivons avec toutes les apparences d'une sincère amitié. Les uns disent que je veux me mettre en place, et ne connaissent ni mon éloignement pour ces sortes de commerce, ni l'éloignement que je voudrais en inspirer au roi. Quelques-uns croient que je veux le ramener à Dieu. Il y a un coeur mieux fait sur lequel j'ai de plus grandes espérances[1].»

[Note 1: 7 août 1682.]

Ce coeur, celui de Louis XIV, se tournait en effet chaque jour davantage du côté de la religion. Le temps des scandales était passé. Tout nuage avait disparu du ciel conjugal de Louis XIV et de Marie-Thérèse. Les querelles de Mme de Montespan et de Mme de Maintenon étaient apaisées. Ces deux dames ne se voyaient plus l'une chez l'autre; mais partout où elles se rencontraient, elles se parlaient et avaient des conversations si vives et si cordiales en apparence, que qui les aurait vues sans être au fait des intrigues de la cour aurait cru qu'elles étaient les meilleures amies du monde[1]. La reine disait avec reconnaissance, en parlant de Mme de Maintenon: «Le roi ne m'a jamais traitée avec autant de tendresse que depuis qu'il l'écoute.»

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]

L'année 1683 s'annonçait donc comme devant être heureuse pour la compagne de Louis XIV. Mais la mort s'avançait à grands pas. Une maladie foudroyante allait enlever la reine, âgée seulement de quarante-cinq ans.

Cette princesse si bonne, si vertueuse, dont Bossuet a dit: «Elle marche avec l'Agneau, car elle en est digne», cette reine, qui portait le manteau fleurdelisé comme un cilice, cette pieuse Marie-Thérèse mourut comme elle avait vécu, avec une douceur angélique. Louis XIV, qui lui avait donné tant de soucis, la pleura sinçèrement: «Eh quoi! s'écriait-il, il n'y a plus de reine en France. Quoi! je suis veuf! je ne saurais le croire, et cependant il est vrai que je le suis, et de la princesse du plus grand mérite.... Voilà le premier chagrin qu'elle m'ait donné.»

Louis XIV, si souvent et si justement accusé d'égoïsme, s'était cependant déjà montré capable d'affection et de regrets lorsqu'il avait perdu sa mère. Il écrivit dans les Mémoires destinés au dauphin:

«Quelque grandeur de courage dont j'eusse voulu me piquer, il n'était pas possible qu'un fils attaché par les liens de la nature pût voir mourir sa mère sans un excès de douleur, puisque ceux-là mêmes contre lesquels elle avait agi comme ennemie ne pouvaient s'empêcher de la regretter et d'avouer qu'il n'avait jamais été une piété plus sincère, une fermeté plus intrépide, une bonté plus généreuse. La vigueur avec laquelle cette princesse avait soutenu ma dignité, quand je ne pouvais pas la défendre moi-même, était le plus important et le plus utile service qui me pût être jamais rendu... Mes respects pour elle n'étaient point de ces devoirs contraints que l'on donne seulement à la bienséance.

«Cette habitude que j'avais formée de n'avoir ordinairement qu'un même logis et qu'une même table avec elle, cette assiduité avec laquelle on me voyait la visiter plusieurs fois chaque jour, malgré l'empressement de mes plus importantes affaires, n'était point une loi que je me fusse imposée par raison d'État, mais une marque du plaisir que je prenais en sa compagnie.»

Non, quoi qu'on en puisse dire, l'homme qui a écrit ces lignes ne manquait pas de coeur. Nul ne ressentit plus vivement cette incomparable douleur, ce déchirement qui vous arraché la moitié de votre âme: la perte d'une mère. Mlle de Montpensier, témoin oculaire de la mort d'Anne d'Autriche, dit qu'au moment où elle rendit le dernier soupir, Louis XIV «étouffait, on lui jetait de l'eau, il étranglait». Il versa toute la nuit des torrents de larmes.

La mort de la reine Marie-Thérèse ne lui causa pas de si cruelles angoisses; mais il n'en témoigna pas moins à cette occasion une très vive sensibilité.

«La cour, dit Mme de Caylus, fut en peine de sa douleur. Celle de Mme de Maintenon, que je voyais de près, me parut sincère et fondée sur l'estime et la reconnaissance. Je ne dirai pas la même chose des larmes de Mme de Montespan, que je me souviens d'avoir vu entrer chez Mme de Maintenon, sans que je puisse dire ni pourquoi ni comment. Tout ce que je sais, c'est qu'elle pleurait beaucoup, et qu'il paraissait un trouble dans toutes ses actions, fondé sur celui de son esprit, et peut-être sur la crainte de retomber entre les mains de monsieur son mari.»

Ce fut le 30 juillet 1683 que la reine Marie-Thérèse mourut, au château de Versailles, dans la chambre à coucher dont nous avons déjà eu plusieurs fois l'occasion de parler[1]. Après la mort de la reine, cette pièce fut occupée par la dauphine, qui devenait, au point de vue hiérarchique, la femme principale de la cour. Le roi voulut faire du salon de sa belle-fille le centre le plus brillant de France.

[Note 1: Salle N° 115 de la Notice du Musée de Versailles.]

«Il allait quelquefois chez elle, suivi de ce qu'il y avait de plus rare en bijoux et en étoffes dont elle prenait ce qu'elle voulait; le reste composait plusieurs lots que les filles d'honneur et les dames qui se trouvaient présentes tiraient au sort, ou bien elles avaient l'honneur de les jouer avec elle, et même avec le roi. Pendant que le hoca fut à la mode, et avant que le roi eut sagement défendu un jeu aussi dangereux, il le tenait chez Mme la dauphine, mais payait, quand il perdait, autant de louis que les particuliers mettaient de petites pièces [1].»

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]

Cependant, malgré toutes les distractions de la cour, la dauphine se laissait envahir par une invincible tristesse. Elle étouffait dans cette atmosphère d'intrigues, d'agitation et de bruyants plaisirs. Dégoûtée de ce «pays où les joies sont visibles et les chagrins cachés, mais réels», où «l'empressement pour les spectacles, les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels» couvrent tant d'inquiétudes et de craintes, elle trouvait, comme La Bruyère, «qu'un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.»

Malgré toutes ses prévenances et toutes ses attentions, Louis XIV ne parvint pas à lui faire aimer le monde, et elle ne put se décider à tenir un cercle de courtisans. Elle passait tristement sa vie à Versailles dans les petites pièces contiguës à ses appartements, en n'ayant pour toute compagnie qu'une femme de chambre allemande, la Bessola, que la princesse Palatine représente sous des traits odieux et qui, au dire de Mme de Caylus, n'avait rien de mauvais. Toutefois on l'accusait de tenir la dauphine en chartre privée et de l'empêcher de répondre aux attentions gracieuses du roi.

Le dauphin lui-même, fatigué du perpétuel tête-à-tête de sa femme et de cette Bessola qui se parlaient toujours allemand, langue qu'il ne comprenait point, chercha ailleurs les distractions qui lui manquaient dans son intérieur. Soit timidité, soit défiance d'elle-même, la dauphine n'essaya pas de lutter pour conserver un coeur qui lui échappait et accepta son sort avec une résignation douloureuse. Le dauphin prit l'habitude de passer une partie de ses journées et de ses soirées entre Mlle de Rambures et la spirituelle princesse de Conti; la dauphine s'enferma de plus en plus dans la solitude, d'où elle ne voulait sortir à aucun prix, et elle finit par être abandonnée de toute la cour et même du roi, qui désespéra de la consoler.

Mme de Caylus le remarque avec beaucoup de raison: «Peut-être que les bonnes qualités de cette princesse contribuèrent à son isolement. Ennemie de la médisance et de la moquerie, elle ne pouvait supporter ni comprendre la raillerie et la malignité du style de la cour, d'autant moins qu'elle n'en entendait pas les finesses.» Mme de Caylus ajoute cette judicieuse observation: «J'ai vu les étrangers, ceux même dont l'esprit paraissait le plus tourné aux manières françaises, quelquefois déconcertés par notre ironie continuelle.»

Un tableau peint par Delutel, d'après Mignard [1], représente la dauphine entourée de son mari et de ses trois fils. Le dauphin, vêtu d'un habit de velours rouge, est assis près d'une table et caresse un chien. De l'autre côté de la table, la princesse tient sur ses genoux le petit duc de Berry [2]. Devant elle le duc d'Anjou [3], en robe bleue, est assis sur un coussin; le duc de Bourgogne[4], en robe rouge et portant l'ordre du Saint-Esprit, est debout et tient une lance. Dans les airs, deux amours soutiennent d'une main une riche draperie, et, de l'autre, répandent des fleurs. Il y a sur les traits de la dauphine un charme de quiétude et d'apaisement. Mais le tableau, allégorique bien plus que réel, ne montre pas la princesse sous son jour véritable. Ses chagrins, ses souffrances, ses noirs pressentiments, y sont dissimulés.

[Note 1: N° 2116 de la Notice du Musée de Versailles.]
[Note 2: Le duc de Berry, né le 31 août 1686.]
[Note 3: Le duc d'Anjou (le futur Philippe V, roi d'Espagne), né le 19 décembre 1683.]
[Note 4: Le duc de Bourgogne, né le 6 août 1682.]

Ce n'est point là l'image fidèle de la femme dont Mme de Lafayette a dit dans ses Mémoires: «Cette pauvre princesse ne voit que le pire pour elle et ne prend aucune part aux fêtes. Elle a une fort mauvaise santé et une humeur triste qui, joint au peu de considération qu'elle a, lui ôte le plaisir qu'une autre que la princesse de Bavière sentirait de toucher presque à la première place du monde.»

Loin de se réjouir de sa haute fortune, elle regrettait l'Allemagne, où s'était écoulée si modestement son enfance, et disait à une autre Allemande, Mme la duchesse d'Orléans (la princesse Palatine): «Nous sommes toutes les deux malheureuses; mais la différence entre nous, c'est que vous vous êtes défendue autant que vous avez pu, tandis que moi j'ai voulu à toute force venir ici. J'ai donc mérité mon malheur plus que vous.»

Elle pensait, comme Massillon, que «la grandeur est un poids qui lasse», que «tout ce qui doit passer ne peut être grand; ce n'est qu'une décoration de théâtre; la mort finit la scène et la représentation; chacun dépouille la pompe du personnage et la fiction des titres, et le souverain comme l'esclave est rendu à son néant et à sa première bassesse.»

La dauphine avait le pressentiment de sa fin prochaine. On voulait la faire passer pour folle, parce qu'elle ne cessait de répéter qu'elle se sentait irrévocablement perdue. Mais la pauvre princesse, qui savait bien que ses souffrances physiques et morales n'étaient que trop réelles, souriait tristement lorsqu'on doutait de ses maux: «Il faudra que je meure pour me justifier,» disait-elle.

Bossuet en a fait la remarque dans l'oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse: «Les âmes innocentes ont, elles aussi, les pleurs et les amertumes de la pénitence.» La mélancolie et la piété ne sont pas incompatibles; il n'existe pas de ciel assez pur pour ne point avoir ses nuages, et le Christ lui-même a pleuré.

Courte en durée, longue en souffrances, la vie de la dauphine fut couverte d'un voile sombre. Cette jeune princesse, à qui la Providence paraissait d'abord réserver les destinées les plus brillantes, devait mourir à vingt-neuf ans, épuisée par le chagrin et consumée par une maladie de langueur.

La terre, qui était pour elle comme un exil, lui paraissait, d'ailleurs, mériter peu de regrets.

Elle mourut «volontiers et avec calme», suivant les expressions de la duchesse d'Orléans. Quelques heures avant de rendre le dernier soupir, elle avait dit à cette princesse, sa compagne d'infortune: «Aujourd'hui, je vous prouverai que je n'ai pas été folle en me plaignant de mes souffrances.»


VI


LE MARIAGE DE MME DE MAINTENON

«J'ai fait une étonnante fortune, mais ce n'est pas mon ouvrage. Je suis où vous me voyez sans l'avoir désiré, sans l'avoir espéré, sans l'avoir prévu. Je ne le dis qu'à vous, car le monde ne le croirait pas.»

Ainsi s'exprimait Mme de Maintenon dans un de ses entretiens avec les demoiselles de Saint-Cyr. Les fictions de romans sont moins étranges que les réalités de la vie. En effet, quand Mme de Maintenon, âgée de cinquante ans, vit un roi de quarante-sept, et quel roi! lui offrir d'être son époux, elle dut se croire le jouet d'un rêve. On serait tenté de s'imaginer qu'elle ne fut la compagne que d'un souverain vieilli, ayant déjà perdu la plus grande partie de son prestige. Mais c'est absolument le contraire.

L'année où Louis XIV épousa la veuve de Scarron fut l'apogée, le zénith de l'astre royal. Jamais le soleil du Grand Roi n'avait été plus imposant, jamais sa fière devise: Nec pluribus impar, n'avait été plus éblouissante. C'était l'époque où, en face de ses ennemis immobiles, il agrandissait et fortifiait les frontières du royaume, conquérait Strasbourg, bombardait Gênes et Alger, achevait les constructions fastueuses de son splendide Versailles, restait la terreur de l'Europe et l'idole de la France. Ses sentiments à l'égard de Mme de Maintenon étaient des plus complexes. Il y avait là un calcul de raison et un entraînement de coeur, une aspiration aux joies tranquilles de la famille et une inclination romanesque, une sorte d'accord entre le bon sens français subjugué par l'esprit, le tact, la sagesse d'une femme éminente, et l'imagination espagnole, séduite par l'idée d'avoir arraché cette femme d'élite à la misère pour en faire presque une reine. Notons que Louis XIV, essentiellement spiritualiste, avait la conviction intime que Mme de Maintenon avait reçu du ciel la mission de lui faire faire son salut, et que les conseils de cette femme, qui savait rendre la dévotion aimable et attrayante, lui semblaient être autant d'inspirations d'en haut.

Mme de Maintenon n'est pas, d'ailleurs, le seul exemple d'une femme dont le prestige ait survécu à la jeunesse. Comme Diane de Poitiers, comme Ninon de Lenclos, elle se faisait remarquer par une conservation merveilleuse. En la voyant, on pensait à ces belles journées où les rayons du soleil, pour avoir perdu de leur éclat, n'en ont pas moins encore une douceur pénétrante: «Elle n'était pas jeune; mais elle avait des yeux vifs et brillants, l'esprit pétillait sur son visage [1].»

[Note 1: L'abbé de Choisy.]

Saint-Simon lui-même, son impitoyable détracteur, est obligé d'avouer «qu'elle avait beaucoup d'esprit, une grâce incomparable à tout, un air d'aisance et quelquefois de retenue et de respect, avec un langage doux, juste, en bons termes et naturellement éloquent et court.»

Lamartine, cet admirable génie qui avait l'intuition de toutes choses, a défini mieux que personne le sentiment de Louis XIV: «En s'attachant à Mme de Maintenon, il croyait presque s'attacher à la vertu. Les charmes de la confiance, de la piété, l'entretien d'un esprit aussi fin que juste, l'orgueil d'élever jusqu'à soi ce qu'on aime, enfin, il faut le dire à l'honneur du roi, la sûreté des conseils qu'il trouvait dans cette femme supérieure, tous ces orgueils et toutes ces tendresses avaient accru jusqu'à une absolue domination l'empire féminin et viril à la fois de Mme de Maintenon [2].»

[Note 2: Lamartine, Étude sur Bossuet.]

Au moment même où la reine venait de rendre l'âme, M. de La Rochefoucauld l'avait prise par le bras, et, la poussant dans l'appartement royal, lui avait dit: «Ce n'est pas le temps de quitter le roi, il a besoin de vous[1].»

[Note 1: Arnauld, lettre à M. de Vancel, 3 juin 1688.]

On parla un instant d'un projet de mariage entre Louis XIV et l'infante de Portugal; mais cette rumeur ne tarda pas à être démentie. Le roi préférait Mme de Maintenon aux plus jeunes et aux plus brillantes princesses de l'Europe; à peine veuf, il lui avait offert sa main.

M. Lavallée, qui a étudié avec tant de conscience la vie de Mme de Maintenon, fixe au premier semestre de l'an 1684, mais sans toutefois indiquer la date précise, l'époque où fut contracté le mariage secret. Il fut mystérieusement célébré, dans un oratoire particulier de Versailles, par l'archevêque de Paris, en présence du Père de La Chaise, qui dit la messe; de Bontemps, premier valet de chambre du roi, et de M. de Montchevreuil, l'un des meilleurs amis de Mme de Maintenon. Saint-Simon en parle avec horreur, comme de «l'humiliation la plus profonde, la plus publique, la plus durable, la plus inouïe»; humiliation «que la postérité ne voudra pas croire, réservée par la fortune, pour n'oser ici nommer la Providence, au plus superbe des rois». Tel n'était point l'avis d'Arnauld: «Je ne sais pas, écrivait-il, ce qu'on peut reprendre dans ce mariage, contracté selon les règles de l'Église. Il n'est humiliant qu'aux yeux des faibles, qui regardent comme une faiblesse du roi de s'être pu résoudre à épouser une femme plus âgée que lui et si fort au-dessous de son rang. Ce mariage le lie d'affection avec une personne dont il estime l'esprit et la vertu, et dans l'entretien de laquelle il trouve des plaisirs innocents qui le délassent de ses grandes occupations[1].»

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]


Mme de Maintenon.

Mme de Maintenon semblait au comble de ses voeux; mais elle était trop intelligente, elle avait jeté sur les problèmes de la destinée humaine un regard trop scrutateur et trop inquiet, pour ne pas être en même temps saisie de tristesse. C'est elle qui écrivait: «Avant d'être à la cour, je pouvais me rendre témoignage que je n'avais jamais connu l'ennui; mais j'en ai bien tâté depuis, et je crois que je n'y pourrais résister si je ne pensais que c'est là où Dieu me veut. Il n'y a de vrai bonheur qu'à servir Dieu.»

Cette mélancolie, dont l'expression revient sans cesse dans les lettres de Mme de Maintenon, comme un plaintif et monotone refrain, frappe d'autant plus qu'elle est un profond enseignement. Ainsi, voilà une femme qui, à cinquante ans, arrive à une situation véritablement prodigieuse et s'empare d'un souverain dans tout l'éclat, dans tout le prestige de la victoire et de la puissance; une femme qui, avec une habileté voisine de l'ensorcellement, supplante toutes les plus belles, toutes les plus riches, toutes les plus nobles jeunes filles du monde, dont pas une n'aurait été fière de s'unir au Grand Roi; une femme qui, après avoir été plusieurs fois réduite à la misère, devient la personnalité la plus importante de France après Louis XIV! Et cependant elle n'est pas heureuse! Est-ce parce que le roi ne l'aime pas assez? Nullement. Car les lettres qu'il lui adresse, s'il est forcé de passer quelques jours loin d'elle, sont conçues dans le style de celle-ci:

«Je profite de l'occasion du départ de Montchevreuil pour vous attester une vérité qui me plaît trop pour me lasser de vous la dire: c'est que je vous chéris toujours, que je vous considère à un point que je ne puis exprimer, et qu'enfin, quelque amitié que vous ayez pour moi, j'en ai encore plus pour vous, étant de tout mon coeur tout à fait à vous[1].»

[Note 1: Lettre écrite pendant le siège de Mons, avril 1691.]

Si elle est triste, est-ce parce qu'il lui resterait encore un degré à franchir sur le merveilleux escalier de sa fortune? Est-ce parce qu'elle n'a pu changer en trône son fauteuil presque royal? En aucune manière. Reine reconnue, Mme de Maintenon serait demeurée triste toujours, et son frère aurait pu encore lui dire:

«Aviez-vous donc promesse d'épouser le Père éternel?»

Pendant plus de trente ans, elle devait régner sans partage sur l'âme du plus grand des rois, et ce n'était pas seulement le monarque, c'était la monarchie qui s'inclinait respectueusement devant elle. Toute la cour était à ses pieds, sollicitant un mot, un regard. Comme le disaient les dames de Saint-Cyr dans leurs notes: «Des parlements, des princes, des villes, des régiments s'adressaient à elle comme au roi; tous les grands du royaume, les cardinaux, les évêques, ne connaissaient pas d'autre route.» Elle était au point culminant du crédit, de la considération, de la fortune, et cependant, je le répète, elle n'était pas heureuse!

Fénelon lui écrivait, le 14 octobre 1689:

«Dieu exerce souvent les autres par des croix qui paraissent croix. Pour vous, il veut vous crucifier par des prospérités apparentes, et vous montrer à fond le néant du monde par la misère attachée à tout ce que le monde lui-même a de plus éblouissant.» Arrivée au faîte des grandeurs, Mme de Maintenon éprouvait cette inquiétude, cette fatigue, qui est presque toujours la compagne de l'ambition même satisfaite. Elle était tentée de dire avec La Bruyère:

«Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pourquoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste? La plus brillante fortune ne mérite point le tourment que je me donne. Trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait qu'à force de lever la tête; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute ma grandeur; le meilleur des biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine.»

Arrivée à une incroyable élévation, la femme du plus grand roi de la terre regrettait la maison de Scarron,--c'est elle-même qui l'a dit,--«comme la cane regrette sa bourbe.» Instruite par l'expérience, elle constatait avec La Fontaine:/p>

Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne, et si son esprit, fatigué du luxe, de l'illustration, de la puissance, se reportait aux jours de la médiocrité, alors qu'elle n'avait ni marquisat de Maintenon, ni appartement de plain-pied avec celui de Louis XIV, c'est qu'elle possédait deux trésors bien autrement précieux, qui lui appartenaient dans la demeure de Scarron, et qu'elle avait perdus dans le Versailles du Roi-Soleil; deux trésors vraiment beaux, vraiment inestimables: la Jeunesse et la Gaieté.


VII


L'APPARTEMENT DE MME DE MAINTENON

Si le temps est destructeur, l'homme est plus destructeur encore: Tempus edax homo edacior. L'appartement de Mme de Maintenon à Versailles; cet appartement célèbre, où, pendant trente années, Louis XIV passa une grande partie de ses journées et de ses soirées, n'est plus maintenant qu'un petit musée, et, le croirait-on? on n'y voit que des tableaux de batailles de la Révolution française. Pas un meuble du temps de Louis XIV, pas un portrait de Mme de Maintenon, pas un souvenir, pas une inscription qui rappelle l'illustre compagne du Grand Roi.

La pensée générale qui a présidé à la restauration du palais pouvait avoir, je n'en disconviens pas, une certaine grandeur au point de vue patriotique; mais, sous le double rapport de l'art et de l'histoire, elle était absolument défectueuse.

Placer les fastes de la Révolution et de l'Empire dans le sanctuaire de la Monarchie de droit divin, c'était enlever toute sa physionomie à la demeure du Grand Roi. L'image de Napoléon n'est pas plus à sa place à Versailles que ne le serait la statue de Louis XIV au sommet de la colonne Vendôme.

Toutefois, si l'on veut être juste, il ne faut pas oublier que Louis-Philippe, dans les réparations de Versailles, était loin d'avoir ses coudées franches. Un souffle révolutionnaire si violent circulait dans toute l'Europe, que la restauration du palais de la monarchie absolue était chose très difficile et paraissait peu opportune. Au moment où l'oeuvre fut entreprise, on aurait pu dire avec l'auteur des Ruines: «Ici fut le siège d'un empire puissant; ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte; ces murs où règne un morne silence retentissaient des cris d'allégresse et de fêtes, et maintenant voilà ce qui reste d'une vaste domination: une lugubre squelette, un souvenir obscur et vain, une solitude de mort; le palais des rois est devenu le repaire des bêtes fauves! Comment s'est éclipsée tant de gloire? [1]»

[Note 1: Volney, les Ruines.]

Telle était l'état de dégradation du château de Versailles, quand Louis-Philippe entreprit de le réparer, malgré les criailleries des iconoclastes modernes. Le roi-citoyenne put défendre le palais du Roi-Soleil qu'en le plaçant, en quelque sorte, sous la sauvegarde des gloires républicaines et impériales. Pour se faire pardonner une tentative contraire aux intérêts destructeurs des démagogues, qui ont l'horreur du passé, il dut faire des commandes à une foule d'artistes de second ordre, dont les travaux furent beaucoup plus remarquables par le nombre que par le mérite. De là ce mélange entre les genres les plus disparates; de là cette confusion bizarre entre des gloires qui semblent tout étonnées de se trouver côte à côte; de là ce Panthéon qui a le caractère d'une Babel.

M. Lavallée le dit avec beaucoup de raison: «Le musée national a fait subir à l'intérieur du château de Versailles une transformation complète. L'intention de ce musée était excellente, l'exécution n'y a pas répondu. Entreprise par des hommes peu versés dans l'histoire du XVIIe siècle, elle a malheureusement bouleversé les parties les plus intéressantes du château, et c'est ainsi que l'appartement de Mme de Maintenon, presque méconnaissable aujourd'hui, est occupé par trois salles des campagnes de 1793, 1794, 1795.»

L'escalier de marbre ou escalier de la reine aboutit à un vestibule. A gauche de ce vestibule est la salle des gardes du roi [1]. A droite, faisant face à cette salle, était le logement de Mme de Maintenon. C'est à peine aujourd'hui si l'on en découvre les traces.

[Note 1: Salle no. 129 de la Notice du Musée, par M. Soulié.]

Non seulement, en effet, il est entièrement démeublé, mais il est rapetissé, à cause de l'escalier que Louis-Philippe fit construire pour continuer l'escalier de marbre jusqu'aux attiques, et qui coupa en deux l'ancien appartement de la compagne du roi.

Cet appartement, de plain-pied avec celui de Louis XIV, se composait de quatre pièces, dont deux antichambres qui ne forment aujourd'hui qu'une seule pièce [2]. Après venait la chambre à coucher de Mme de Maintenon [3].

[Note 2: Salle no. 141, id.]
[Note 3: Salle no. 142, id.]

Cette salle, qui a été subdivisée lors de l'établissement des galeries historiques, pour continuer l'escalier de marbre jusqu'au second étage, formait, sous Louis XIV, une grande pièce éclairée par trois fenêtres. Entre la porte où l'on y entrait et la cheminée actuellement détruite[4], étaient, dit Saint-Simon: «le fauteuil du roi adossé à la muraille, une table devant lui et un pliant autour pour le ministre qui travaillait.

[Note 4: Cette cheminée se trouvait au fond de la pièce à droite du tableau représentant le combat de Boussu, no. 2295 de la Notice.]

De l'autre côté de la cheminée, une niche de damas rouge et un fauteuil où se tenait Mme de Maintenon, avec une petite table devant elle. Plus loin, son lit dans un enfoncement [1]. Vis-à-vis les pieds du lit, une porte et cinq marches [2].»

[Note 1: Le lit de Mme de Maintenon était dans la partie actuellement occupée par l'escalier de stuc construit sous le règne de Louis-Philippe, et qui continue l'escalier de marbre.]
[Note 2: Ces cinq marches, qui servaient à monter dans la quatrième et dernière pièce de l'appartement (grand cabinet de Mme de Maintenon, salle n° 143 de la Notice), ont été supprimées, le sol de cette dernière ayant été baissé.]

Chez elle avec le roi, dit encore Saint-Simon, «ils étaient chacun dans leur fauteuil, une table devant chacun d'eux, aux deux coins de la cheminée, elle du côté du lit, le roi le dos à la muraille, du côté de la porte de l'antichambre, et deux tabourets devant sa table, un pour le ministre qui venait travailler, l'autre pour son sac.»

En somme, cet appartement n'avait rien de splendide. «Je ne sais, a dit M. Lavallée [3], si la femme de chambre de quelque parvenu de nos jours se contenterait de cette chambre unique où Louis XIV venait travailler, où Mme de Maintenon mangeait, couchait, s'habillait, recevait toute la cour, où tout le monde passait, disait-elle, comme dans une église.

[Note 3: Introduction aux Curiosités historiques sur Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, par M. Le Roi.]

Au reste, les princesses, les princes, le roi lui-même, n'étaient pas plus commodément logés. Tout avait été sacrifié au faste, à l'éclat, à la représentation dans ce magnifique château. Louis XIV était perpétuellement en scène et y tenait sans interruption son rôle de roi; mais au milieu de toutes ces peintures, ces dorures, ces marbres, ces splendeurs, on n'avait pas une seule des aisances de nos jours; on gelait dans ces immenses pièces, dans ces grandes galeries, dans ces chambres ouvertes de toutes parts.»

Maintenant que nous connaissons l'appartement de la compagne de Louis XIV, jetons un coup d'oeil sur l'existence qu'elle y menait. Elle se levait ordinairement entre 6 et 7 heures, et allait aussitôt à la messe, où elle communiait trois ou quatre fois par semaine. La journée se passait en bonnes oeuvres, en écritures, en visites à Saint-Cyr. Le roi venait régulièrement chez elle tous les soirs, vers 5 ou 6 heures, et y restait jusqu'à 10, heure où il allait souper.

Le train de maison de Mme de Maintenon était modeste. Le roi lui donnait quarante-huit mille livres par an, plus douze mille livres pour ses étrennes, et cette somme passait presque tout entière en aumônes. Auprès d'elle étaient sa vieille servante Manon, l'ancienne compagne des jours d'adversité, et un petit nombre de domestiques respectueux et silencieux. Son rang, qui la plaçait entre les simples particuliers et les reines, n'étant pas bien déterminé, il eût été difficile qu'elle vécût habituellement au milieu de l'étiquette de la cour. Aussi ne sortait-elle guère de son appartement. «Son élévation, dit Voltaire, ne fut pour elle qu'une retraite.»

Pendant que Mme de Maintenon se recueille ainsi, tout près d'elle la cour s'agite. L'escalier de marbre, au bas duquel est la demeure du dauphin, et qui conduit à la fois aux appartements de la dauphine[1], à ceux de Mme de Maintenon et à ceux de Louis XIV, est sans cesse encombré par ces hommes «qui sont maîtres de leurs gestes, de leurs yeux, de leur visage, qui dissimulent les mauvais offices, sourient à leurs ennemis, déguisent leurs passions[2]». C'est cet escalier qu'ils montent pour assister au lever et au coucher du roi. Ils passent dans la salle des gardes[3], puis dans l'antichambre du roi[4], puis dans la chambre des Bassans, où ils attendent le lever du monarque.

[Note 1: Depuis la mort de Marie-Thérèse, les appartements de la reine étaient occupés par la dauphine.]
[Note 2: La Bruyère, De la Cour.]
[Note 3: Salle N° 120 de la Notice du Musée.]
[Note 4: Salle N° 121, id.]

Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes;
Et vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De la Chambre du roi,
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve trop forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau;
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel:
Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel[1].

[Note 1: Molière, Remerciement au Roi.]

La chambre des Bassans[2], ainsi nommée parce qu'on y voit des tableaux de ce maître, est le salon d'attente qui précède la chambre à coucher de Louis XIV. Il y a plusieurs entrées différentes: l'entrée familière pour les princes, la grande entrée pour les grands officiers de la couronne; la première entrée pour ceux qui, par leur charge, ont un brevet d'entrée; l'entrée de la chambre pour les officiers de la chambre du roi. Le cérémonial est réglé de la manière la plus précise. Le garçon de la chambre ouvre les deux battants de la porte seulement pour le dauphin et les princes du sang. La porte s'ouvre pour chaque autre personne admise et se referme immédiatement.

[Note 2: État de France en 1694.]

«On doit gratter doucement aux portes de la chambre; de l'antichambre et des cabinets, et non pas heurter rudement. De plus, si l'on veut sortir les portes étant fermées, il n'est pas permis d'ouvrir soi-même la porte; mais on doit se la laisser ouvrir par l'huissier[1].»

[Note 1: Salle no 123 de la Notice du Musée. Sous Louis XIV, cette salle, qui forme actuellement le salon de l'Oeil-de-Boeuf, était divisée en deux pièces: la première était la chambre des Bassans; la seconde servit de chambre à coucher au roi jusqu'en 1691, année ou il s'installa dans la salle suivante (no 124), pour y demeurer jusqu'à sa mort.]

A 8 heures, Louis XIV se lève et fait sa prière. Puis il sort de la balustrade de son lit, et il dit: «Au conseil!» Jusqu'à midi et demi, il travaille avec ses ministres. Ensuite, escorté par les princes, les princesses, les officiers, les grands seigneurs, il se rend à la messe, traversant la galerie des Glaces, où tout individu peut le voir, lui présenter. un placet, et même lui parler. Il passe par les salons de la Guerre, d'Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus et de l'Abondance[2], et arrive à la chapelle, qui s'élève dans toute la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étage[3]. En bas se trouvent l'autel et la chaire, où prêchent tour à tour Bossuet, Bourdaloue et Massillon. Le haut est occupé par les tribunes.

[Note 2: Ces salons, qui forment ce qu'on appelait les grands appartements du roi, portent les nos 112, 111, 110, 109, 108, 107, 106, de la Notice du Musée.]
[Note 3: Il ne faut pas confondre cette chapelle avec la chapelle actuelle, qui ne fut inaugurée qu'en 1710. Le salon d'Hercule (no 106 de la Notice), qui sert aujourd'hui d'entrée aux grands.]

«Les grands forment un vaste cercle au pied de l'autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le coeur appliqués. On ne laisse point de voir dans cet usage une espèce de subordination, car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu[1].»

[Note 1: La Bruyère, De la Cour.]

Après la messe, le roi dîne, ordinairement en petit couvert, seul dans sa chambre. A 2 heures, il va tirer dans son parc, ou se promener dans ses jardins, ou courre le cerf, soit à cheval, soit en calèche. Vers 5 ou 6 heures du soir, il se rend, comme nous l'avons déjà dit, chez Mme de Maintenon; et là il travaille de nouveau, avec ses ministres, une grande partie de la soirée. Il la quitte vers 9 ou 10 heures, et, de chez elle, il va soit à la comédie, soit à l'appartement.

[Note: appartements, fut de 1682 à 1710 la chapelle du château. La partie du palais dans laquelle se trouvent le salon d'Hercule et le vestibule au-dessous relie l'aile du nord à la partie centrale. C'est sur cet emplacement que s'élevait, dans toute la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étage, la chapelle, dont un tableau, représentant Dangeau reçu grand maître de l'ordre de Saint-Lazare, reproduit la disposition intérieure. Ce tableau est dans la salle no 9 de la Notice du Musée et porte le no 164.]

On désigne sous ce nom la réunion de toute la cour dans les grands appartements du roi. Le Mercure galant de 1682 donne une description curieuse de ces soirées, dont l'usage s'établit dès la première année de l'installation définitive de Louis XIV à Versailles. «Le roi, dit le Mercure, permet l'entrée de son grand appartement de Versailles le lundi, le mercredi et le jeudi de chaque semaine pour y jouer à toutes sortes de jeux depuis 6 heures du soir jusqu'à 10, et ces jours-là sont nommés jours d'appartement

On monte par le grand escalier du Roi ou des Ambassadeurs, ce magnifique escalier que décorent les sculptures de Coysevox, les peintures de Lebrun et de Van der Meulen[1]. On entre par le salon de l'Abondance[2], ainsi nommé parce que les bas-reliefs représentant l'Abondance sont au-dessus de la porte de marbre. C'est dans cette salle, ornée par des tableaux du Carrache, du Guide, de Paul Véronèse, que sont dressés les buffets pour les rafraîchissements. On trouve le salon de Vénus[3], rempli de meubles splendides; puis le salon de Diane[4], où est le billard et où des orangers s'épanouissent dans des caisses d'argent.

[Note 1: L'escalier des Ambassadeurs, appelé aussi grand escalier du Roi, était situé dans l'aile du nord et conduisait aux grands appartements de Louis XIV. Il fut détruit en 1750, par suite de remaniements faits au logement de Louis XV.]
[Note 2: Salle no 106 de la Notice du Musée.]
[Note 3: Salle no 107, id.]
[Note 4: Salle no 108, id.]

Le salon de Mars[1], où l'on admire six portraits du Titien, Jésus et les pèlerins d'Emmaüs par Véronèse, la Famille de Darius aux pieds d'Alexandre par Lebrun, est la salle où l'on joue. Un trou-madame de marqueterie, posé sur une table de velours vert et entouré de pentes de velours cramoisi à franges d'or, est au milieu de la chambre. Il y a des tables pour les jeux de cartes et pour les autres jeux de hasard. La salle suivante est le salon de Mercure[2], où il y a des Carrache, des Titien, des Van Dyck; le lit de parade y est dressé.

[Note 1: Salle N° 109 de la Notice.]
[Note 2: Salle N° 110, id.]

Puis apparaît le magnifique saron d'Apollon[3], qui est la salle du Trône. Au fond de la chambre s'élève une estrade couverte d'un tapis de Perse à fond d'or. Un trône d'argent de huit pieds de haut est au milieu. Quatre statues d'enfants, portant des corbeilles de fleurs, soutiennent le siège et le dossier, garnis de velours cramoisi. Le David du Dominiquin, le Thomiris de Rubens, des tableaux du Guide et de Van Dyck embellissent ce salon, où Louis XIV donne audience aux ambassadeurs étrangers, et où, les jours d'appartement, on fait de la musique et l'on danse.

[Note 3: Salle N° 111, id.]

Ces jours-là, tout s'agite, tout s'anime. A l'éblouissante clarté des lustres, les diamants, les joyaux étincellent.

On s'extasie devant les toilettes resplendissantes des plus belles femmes de France. «Les uns choisissent un jeu, et les autres s'arrêtent à un autre. D'autres ne veulent que regarder jouer, et d'autres que se promener pour admirer l'assemblée et la richesse de ces grands appartements. Quoiqu'ils soient remplis de monde, on n'y voit personne qui ne soit d'un rang distingué, tant hommes que femmes. La liberté de parler y est entière.... Cependant le respect fait que personne ne haussant trop la voix, le bruit qu'on entend n'est point incommode.... Le roi descend de sa grandeur pour jouer avec plusieurs de l'assemblée qui n'ont jamais eu un pareil honneur. Ce prince va tantôt à un jeu, tantôt à un autre. Il ne veut ni qu'on se lève, ni qu'on interrompe le jeu quand il approche[1].»

[Note 1: Mercure galant, décembre 1682.]

A 10 heures, la réunion cesse. C'est le moment où Louis XIV va souper, ordinairement au grand couvert, avec la famille royale, dans la pièce qu'on appelle l'antichambre du roi[2]. C'est là qu'est la nef de vermeil, qui a la forme d'un navire démâté. On y enferme, entre des «coussins de senteurs», les serviettes du monarque. Toutes les personnes qui passent devant la nef, même les princesses, doivent saluer, comme devant le lit du roi, quand on passe dans la chambre à coucher.

[Note 2: Salle no 121 de la Notice.]

Le souper fini, Louis XIV rentre dans sa chambre, où il reçoit sa famille intime, son frère, ses enfants, avec leurs maris ou leurs femmes. Il cause, jusqu'au coucher, qui a lieu vers minuit ou une heure. Les plus grands seigneurs ambitionnent l'honneur de porter alors le bougeoir, pendant que le souverain se déshabille. C'est, comme le remarque Saint-Simon, une distinction, une faveur qui se compte, tant Louis XIV a l'art de donner l'être à des riens.

La tâche des courtisans est terminée pour aujourd'hui. Les lumières sont éteintes. Tout est rentré dans l'ombre et le silence. Enfin, c'est l'heure du repos. Mais on dort peu, et l'on dort mal dans ce pays, dont parle La Bruyère, «qui est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.» Là le sommeil de la nuit est troublé par les réminiscences d'hier, comme par les inquiétudes relatives à demain, et l'on n'oublie ni ses ambitions, ni ses soucis, parce qu'on «se couche et on se lève sur l'intérêt».

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