La Cour de Louis XIV
VIII
LA MARQUISE DE CAYLUS
Au milieu de la cour de Versailles, vieillie et attristée, apparaissent çà et là des figures jeunes, riantes, lumineuses, de frais et sémillants visages qui éclairent le palais et jettent un peu de vie sur la gravité du cérémonial et sur les ennuis de l'étiquette.
Louis XIV aimait la jeunesse. Quant à Mme de Maintenon, qui n'eut jamais d'enfants, elle se dédommageait de la cruauté du sort, en veillant, avec une sollicitude toute maternelle, sur des jeunes filles qu'elle chérissait. C'est ainsi qu'elle fit l'éducation de sa nièce à la mode de Bretagne, la jolie et gracieuse Mlle de Murçay-Villette; un vrai type de Française, gaie, rieuse, même un peu caustique, animée, amusante, entraînante, entraînée.
Elle mérite une mention spéciale dans la galerie de Versailles, cette petite magicienne, qui maniait aussi bien la plume que l'éventail, cette femme d'esprit qui a eu l'honneur d'être citée par Sainte-Beuve comme le modèle des qualités exquises dont il résume l'ensemble par ce seul mot: l'urbanité; cette enchanteresse à qui Mme de Maintenon disait: «Vous savez bien vous passer des plaisirs, mais les plaisirs ne peuvent se passer de vous.»
Marguerite de Murçay-Villette, marquise de Caylus, naquit en 1673. Benjamin de Valois, marquis de Villette, son grand-père, avait épousé Arthémise d'Aubigné, fille du fameux Théodore-Agrippa d'Aubigné, le soldat-poète, l'austère et fougueux calviniste, le fier et satirique compagnon d'Henri IV; Théodore-Agrippa d'Aubigné, dont le fils fut père de Mme de Maintenon. La petite de Villette-Murçay avait sept ans, et son père, qui servait dans la marine, faisait campagne, lorsque Mme de Maintenon résolut de la convertir au catholicisme.
C'était le moment où Louis XIV convertissait les huguenots de son royaume. L'enfant fut enlevée à sa famille et conduite à Saint-Germain.
«Je pleurai d'abord beaucoup, dit-elle dans ses Souvenirs; mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle, que je consentis à me faire catholique, à condition que je l'entendrais tous les jours, et qu'on me garantirait du fouet. C'est là toute la controverse qu'on employa, et la seule abjuration que je fis.»
M. de Murçay-Villette fut d'abord indigné; mais il finit par s'adoucir et par embrasser lui-même la religion catholique dans des conditions plus sérieuses. Comme le roi l'en félicitait: «C'est la seule occasion de ma vie, répondit-il, où je n'ai point eu pour objet de plaire à Votre Majesté.»
Mme de Maintenon, qui avait des aptitudes spéciales comme éducatrice, prit plaisir à s'occuper de sa nièce. «On m'élevait, dit celle-ci, avec un soin dont on ne saurait trop louer Mme de Maintenon. Il ne se passait rien à la cour sur quoi elle ne me fît faire des réflexions selon la portée de mon esprit, m'approuvant quand je pensais bien, me redressant quand je pensais mal. Ma journée était remplie par des maîtres, la lecture et des amusements honnêtes et réglés; on cultivait ma mémoire par des vers qu'on me faisait apprendre par coeur; et la nécessité de rendre compte de ma lecture ou d'un sermon, si j'en avais entendu, me forçait à y donner de l'attention. Il fallait encore que j'écrivisse tous les jours une lettre à quelqu'un de ma famille, ou à tel autre que je voulais choisir, et que je la portasse tous les soirs à Mme de Maintenon, qui l'approuvait ou la corrigeait, selon qu'elle était bien ou mal.»
A treize ans, Mlle de Villette était déjà charmante. Les plus grands seigneurs, M. de Roquelaure et M. de Boufflers, demandèrent sa main. Mme de Maintenon ne crut pas devoir accepter pour sa nièce des propositions si brillantes: «Ma nièce n'est pas un assez grand parti pour vous, dit-elle à M. de Boufflers. Je n'en sens pas moins ce que vous voulez faire pour moi. Je ne vous la donnerai point, mais je vous regarderai à l'avenir comme mon neveu.»
La femme qui tenait ce langage avait ce qu'on peut appeler l'ostentation de la modestie. Elle mit une sorte de gloriole fort mal placée à faire faire à sa charmante nièce un mariage médiocre et lui choisit un époux sans mérite, sans fortune et même sans conduite, M. de Tubières, marquis de Caylus. La jeune mariée n'avait pas encore quatorze ans. Le roi lui donna une modique pension et un collier de perles de dix mille écus.
Mais bientôt, après son mariage, elle eut un logement à Versailles, où sa beauté ne manqua pas d'exciter l'enthousiasme. Saint-Simon, qui pourtant n'a pas l'admiration facile, s'écrie à propos d'elle: «Jamais un visage si spirituel, si touchant, jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d'esprit, jamais tant de gaieté et d'amusement, jamais de créature plus séduisante.» Mme de Caylus fut l'une des héroïnes de ces représentations d'Esther, dont le souvenir est resté comme l'un des plus gracieux épisodes de la seconde moitié du grand règne.
Mme de Maintenon avait fondé en 1685, à Saint-Cyr, tout près de Versailles, une maison pour l'éducation gratuite de deux cent cinquante «demoiselles nobles et pauvres». La religion et la littérature y étaient en grand honneur. Quelques-unes des élèves de la classe des grandes,--les bleues,--déclamaient devant leurs compagnes Cinna, Andromaque, Iphigénie. Mais on s'aperçut vite qu'elles avaient trop de dispositions pour le théâtre, et Mme de Maintenon écrivit à Racine: «Nos petites viennent de jouer votre Andromaque, et l'ont si bien jouée qu'elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces.»
Mais, si la tragédie était ainsi proscrite, on ne renonçait pas à la poésie. Mme de Maintenon, grande admiratrice de Racine, le pria de composer, pour Saint-Cyr, une sorte de poème moral et historique, puisé à une source religieuse. On était alors en 1688. Racine avait près de cinquante ans, et depuis douze années il avait renoncé au théâtre, tout en étant dans la plénitude de l'inspiration et du génie. Les scrupules religieux l'éloignaient de la scène. Il avait fait à Dieu le plus héroïque des sacrifices pour un artiste: celui de sa gloire. Il s'était condamné, ce grand poète, au silence, et de ses propres mains il avait dételé les coursiers qui conduisaient son char de triomphe dans les sphères étoilées de l'art. Quand il vit le moyen de concilier ses anciens penchants avec les sentiments qui l'en avaient détourné, il tressaillit. Le poète et le dévot allaient enfin être d'accord. De leur alliance naquit Esther, cette oeuvre exquise, qui tient à la fois de la tragédie et de l'élégie; cette pièce, pleine de tendresse et de larmes, digne du poète dont son fils a dit: «Mon père était un homme tout sentiment, tout coeur.» Réveillé comme d'un long sommeil, Racine avait puisé dans le repos une fraîcheur d'impressions, une originalité nouvelle. «A quinze ans, dit M. Michelet, Mme de Caylus vit naître Esther, en respira le premier parfum, en pénétra si bien l'esprit, qu'elle semblait, par l'émotion de sa voix, y ajouter quelque chose.»
Dans l'origine, elle ne devait y jouer aucun rôle. Mais, un jour que Racine était en train de lire à Mme de Maintenon plusieurs scènes de la pièce, elle se mit à les déclamer d'une façon si touchante, que ce poète enthousiasmé composa pour elle un prologue, celui de la Piété.
La première représentation eut lieu à Saint-Cyr, le 26 janvier 1689. Le vestibule des dortoirs, situé au deuxième étage du grand escalier des demoiselles, était partagé en deux parties: l'une pour la scène, l'autre pour les spectateurs. On avait construit le long des murs deux amphithéâtres: l'un, petit, destiné aux dames de la communauté; l'autre, plus grand, réservé aux élèves. Sur les gradins d'en haut étaient les plus jeunes, les rouges, ensuite les vertes, puis les jaunes, puis en bas les plus âgées, les bleues, toutes avec le ruban des couleurs de leur classe. La représentation se donnait le jour, mais on avait fermé toutes les fenêtres; les escaliers, les couloirs, la salle de spectacle, étincelaient des feux de lustres de cristal. Entre les deux amphithéâtres étaient des sièges pour le roi, pour Mme de Maintenon et pour quelques spectateurs admis, par une faveur exceptionnelle, à l'honneur d'applaudir Esther.
Louis XIV arrive à 3 heures de l'après-midi. Aussitôt, la pièce commence. D'une voix attendrie et mélodieuse, Mme de Caylus dit le prologue de la Piété; un murmure d'émotion, d'enthousiasme, circule dans le noble auditoire:
Du séjour bienheureux de la Divinité,
Je descends dans ce lieu par la grâce habité;
L'Innocence s'y plaît, ma compagne éternelle,
Et n'a point sous les cieux d'asile plus fidèle.
Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints
Tout un peuple naissant est formé par mes mains.
Je nourris dans son coeur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
Un roi qui me protège, un roi victorieux
A commis à mes soins ce dépôt précieux.
C'est lui qui rassembla ces colombes timides,
Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides;
Pour elles, à sa porte élevant ce palais,
Il leur y fit trouver l'abondance et la paix...
Avec ses dix-sept ans, sa voix si pure, sa tendre et idéale beauté, Mme de Caylus ressemble à un ange. Dès les premiers vers du prologue, le succès va aux étoiles. Louis XIV se sent tout rajeuni. Voilà enfin une distraction digne du Grand Roi. Comme on se représente bien cette animation moitié sainte, moitié profane; ces jeunes filles naïves et charmantes, qui disent, avant d'entrer en scène, un Veni Creator; ces actrices improvisées, qu'électrisent la musique, la poésie, la rampe, et, plus encore que tout cela, la présence de celui qui est leur protecteur, leur providence sur cette terre! Le plus grand des rois dans la salle, le plus grand des poètes dans la coulisse, des actrices plus gracieuses les unes que les autres; des vers où tout est noble, idéal, harmonieux; des choeurs dont la céleste mélodie est l'hymne de la prière, le cantique de l'amour divin; une mise en scène splendide, d'admirables décors, des costumes persans où resplendit l'éclat des joyaux de la couronne, et, choses plus séduisantes que le prestige du trône, que les rayons de l'astre royal: le charme de la jeunesse, la fraîcheur des imaginations, la douce et pénétrante poésie des âmes de jeunes filles, quel spectacle! quel enivrement! Mlle de Veilhan représente Esther; Mlle de La Maisonfort, Élise; Mlle de Lastic, Assuérus; Mlle d'Abancourt Aman; Mlle de Marsilly, Zarès; Mlle de Mornay, Hydaspe. Le rôle de Mardochée est joué en perfection par Mlle de Glapion, cette jeune personne qui a fait dire à Racine: «J'ai trouvé un Mardochée dont la voix va jusqu'au coeur.»
Derrière le décor, le poète surveille les entrées, comme un régisseur de la scène. Mlle de La Maisonfort, intimidée, a failli un instant manquer de mémoire. Quand elle rentre dans la coulisse, il lui dit: «Ah! mademoiselle, voici une pièce perdue.»
Et la belle jeune fille se met à pleurer. Aussitôt Racine la console, et, tirant son mouchoir de sa poche, il lui essuie les yeux, ainsi qu'on ferait pour un enfant. Elle rentre en scène et joue comme une actrice consommée. Ses yeux sont encore un peu rouges, et Louis XIV, à qui rien n'échappe, dit tout bas: «La petite chanoinesse a pleuré.»
Mme de Maintenon a peine à dissimuler l'extrême joie que lui cause le succès de ses chères «filles». Louis XIV, ému et ravi, accorde au poète et aux actrices son suffrage, la plus précieuse des récompenses, et, à la fin de la représentation, Racine se précipite à la chapelle et tombe à genoux dans un élan de reconnaissance.
Les représentations suivantes ont encore plus d'éclat que la première. Mme de Caylus prend le rôle d'Esther et s'y surpasse. Un divertissement d'enfants, comme dit Racine, devient l'empressement de toute la cour. La faveur d'une invitation est plus enviée, plus difficile à obtenir qu'un voyage à Marly. Louis XIV entre le premier dans la salle, et il se tient debout, la canne à la main, sur le seuil de la porte, jusqu'à ce que tous les invités aient pénétré dans l'enceinte. Mme de Sévigné, admise à la représentation du 19 février 1689, ne se possède pas de joie. Elle a pour voisin le maréchal de Bellefonds, à qui elle communique tout bas ses impressions enthousiastes. Le maréchal se lève dans un entr'acte et va dire au roi combien il est content. «Je suis auprès d'une dame, ajoute-t-il, qui est bien digne d'avoir vu Esther.»
A la fin de la pièce, Louis XIV adresse quelques paroles à plusieurs des spectateurs. Il s'arrête devant Mme de Sévigné et lui parle avec bienveillance. La marquise, toute fière d'un tel honneur, a mentionné cette conversation dans une de ses lettres:
«Le roi me dit: Madame, je suis assuré que vous avez été contente. Racine a beaucoup d'esprit.--Moi, sans m'étonner, je réponds:--Sire, il en a beaucoup; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi; elles entrent dans le sujet, comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.--
Ah! pour cela, il est vrai.--Et puis Sa Majesté s'en alla et me laissa l'objet de l'envie.»
Ce dernier mot n'est-il pas caractéristique? La femme la plus spirituelle du royaume est ivre de joie parce que le roi lui a parlé. Quel prestige que celui de ce monarque incomparable, dont la moindre marque d'attention faisait l'objet de l'envie de toute la cour!
Esther avait eu trop de succès. Soit par piété, soit par jalousie, on ne tarda pas à critiquer ces représentations qui avaient été si brillantes. Il fallait bien, bon gré malgré, reconnaître le génie du poète, le talent des actrices. La critique porta sur d'autres points. On dit que ce mélange de cloître et de théâtre n'était pas une bonne chose; que l'amour-propre des jeunes filles serait surexcité par de pareils divertissements. Bourdaloue et Bossuet avaient assisté aux représentations, comme pour les approuver par leur présence. Mais le nouveau directeur de Mme de Maintenon, Godet-Desmaretz, évêque de Chartres, se prononça contre ces fastueuses exhibitions des demoiselles de Saint-Cyr. Elles furent donc supprimées, et Athalie, commandée après le succès d'Esther et déjà apprise par les demoiselles de Saint-Cyr, fut jouée, en 1690, sans pompe, sans théâtre, sans décorations, sans costume, dans la classe bleue, en la seule présence du roi, de Mme de Maintenon et d'une dizaine de personnes.
Ce ne furent pas seulement les représentations d'Esther qu'on trouva trop mondaines. La jeune femme qui s'y était tant fait admirer, Mme de Caylus, ne garda pas longtemps sa faveur à la cour. Elle avait trop d'esprit, trop de gaieté, trop de liberté d'allures et de paroles, pour ne pas s'attirer des disgrâces. Cette jolie, cette spirituelle marquise, qui n'avait pas encore vingt ans, comme beaucoup de ses contemporaines, se partageait entre Dieu et le monde; mais, par malheur, la part du monde était de beaucoup la plus grande. Pour Mme de Caylus, les prières passaient après les plaisirs. Son caractère mobile, malicieux, superficiel, ne se prêtait pas à l'austérité d'une dévotion sérieuse, et, quand la cour prenait des attitudes un peu claustrales, elle s'y sentait dépaysée. Mariée à un homme sans mérite et toujours en campagne ou à la frontière, Mme de Caylus fut, dès le début, livrée à elle-même. Aimant la médisance, sinon la calomnie, ne craignant pas de provoquer une inimitié pour le plaisir de dire un bon mot, habituée à la société et aux malices de la duchesse de Bourbon, qui, sans avoir tout l'esprit de sa mère, Mme de Montespan, en avait les goûts satiriques, Mme de Caylus se moquait un peu de tout. C'était là un genre de passe-temps que Louis XIV ne pardonnait guère. Elle avait eu l'imprudence de dire, en parlant de la cour: «On s'ennuie si fort dans ce pays-ci, que c'est être exilée que d'y vivre.»
Le roi la prit au mot et lui défendit de reparaître dans «ce pays» où l'on s'ennuyait tant. Il la trouvait trop fine, trop perspicace, trop habile à se servir de l'arme du ridicule, si meurtrière dans la main d'une jolie femme. Il pensait même que cette éducation futile ne faisait que médiocrement honneur à Mme de Maintenon, et celle-ci n'avait pas intérêt à laisser près du roi une jeune femme qui aurait pu faire du tort à Saint-Cyr. Aussi la disgrâce de Mme de Caylus fut-elle de longue durée. Pendant treize ans, la marquise resta éloignée de la cour et comme en pénitence. Elle n'acheta son pardon qu'à force de tenue, de soumission, de piété. Mais ce pardon fut complet.
Le 10 février 1707, elle, reparut à Versailles, au souper du roi, et reçut le meilleur accueil. Veuve depuis deux années environ, elle n'avait que trente-trois ans et ne songeait pas à se remarier. Belle comme un ange et plus séduisante que jamais, elle reconquit toute la faveur de Mme de Maintenon, dont elle devint la compagne assidue, et resta au palais de Versailles jusqu'à la mort de Louis XIV. Elle revint ensuite à Paris, où elle habita une petite maison contiguë aux jardins du Luxembourg. Elle y donnait à souper à des grands seigneurs, à des savants, et son salon était un centre intellectuel, où les traditions du XVIIe siècle se perpétuaient dans les premières années du XVIIIe. Ce fut là qu'elle mourut en 1729, âgée de cinquante-six ans.
Quelques mois avant, elle avait rédigé, sous le titre modeste de Souvenirs, les courts et spirituels mémoires qui rendront son nom immortel. Ses amis, sous le charme de son esprit si vif, la suppliaient depuis longtemps d'écrire pour eux, non pas pour le public, les anecdotes qu'elle contait si bien. Elle finit par céder à leur prière et jeta sur le papier quelques récits, quelques portraits. Quel bijou que ces Souvenirs, écrits au courant de la plume, sans prétention, sans dates, sans ordre chronologique, et où, depuis un siècle, tous les historiens ont puisé[1]! Que de choses dans ce petit livre, qui apprend plus en quelques lignes que d'interminables volumes! Comme il est féminin et comme il est français! Le goût de Voltaire pour ces charmants Souvenirs se comprend sans peine. Qui, mieux que Mme de Caylus, appliqua le fameux précepte: «Glissez, mortels, n'appuyez pas!»
[Note 1: Restés manuscrits bien longtemps après sa mort, les Souvenirs de Mme de Caylus, qui sont inachevés, furent imprimés pour la première fois en 1770, à Amsterdam, avec une préface et des notes attribuées à Voltaire.]
Elle était de la race de ces écrivains spontanés, qui font de l'art sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et ne se doutent pas eux-mêmes qu'ils ont la première qualité du style: le naturel.
Que d'esprit de bon aloi! que d'esprit argent comptant! Quelle bonne humeur! quelle simplicité! quel aimable abandon! Quelle jolie série de portraits, tous plus vivants, plus animés, plus ressemblants les uns que les autres!
IX
MME DE MAINTENON ET LES DEMOISELLES DE SAINT-CYR
C'est entourée des religieuses et des élèves d'un asile où l'idée de la religion s'unit à celle de la noblesse, où il y a place pour la terre et pour le ciel, pour le monde et pour Dieu, que l'épouse de Louis XIV nous apparaît dans son véritable cadre. Saint-Cyr est comme l'enfant de cette femme qui n'a pas été mère; c'est là où un coeur moins sec, moins égoïste qu'on ne le croit, dépense ce qui lui reste de force affective, de tendresse.
Dans cette pieuse demeure, Mme de Maintenon contemple, à travers la brume du passé, la carrière si accidentée, si étonnante, qu'elle a parcourue. C'est là qu'elle entend avec émotion le lointain écho des flots orageux qui ont battu son berceau, agité sa jeunesse, et qui, souvent encore, troublent ses vieux jours. En voyant tant de jeunes filles sans fortune, elle évoque le temps où, malgré sa naissance illustre, elle était pauvre, abandonnée. Elle pense à ce qu'il lui a fallu d'intelligence, d'habileté, de courage, pour lutter contre la misère. Elle se rappelle les pièges que lui avait dressés l'esprit du mal, les illusions de jeune fille et de jeune femme, dont la préservèrent sa haute raison et son bon sens; elle résume tous les enseignements que son expérience lui suggère. Dans cette chapelle, dont le silence n'est pas troublé par le murmure de courtisans plus occupés du roi que de Dieu, elle réfléchit à ce que la cour cache d'intrigues, de vanités et de déceptions.
Dans ce calme séjour, où la gravité du monastère se trouve heureusement tempérée par la grâce de l'enfance et par le charme de la jeunesse, elle pense à l'aurore et à la nuit, au berceau et à la tombe. Entre Versailles et Saint-Cyr, il y a pour Mme de Maintenon une sorte d'antithèse vivante: Versailles, c'est l'agitation; Saint-Cyr, c'est le repos. Versailles, c'est le monde avec ses tourments, ses ambitions, ses folies; Saint-Cyr, c'est la préface du ciel. Aussi, comme elle préfère son couvent bien-aimé à la cour de Marbre, aux appartements du roi, à la galerie des Glaces, aux splendeurs du plus beau palais de l'univers!
«Vive Saint-Cyr! s'écrie-t-elle, vive Saint-Cyr! Malgré ses défauts, on y est mieux qu'en aucun lieu du monde... Quand il s'agit de Saint-Cyr, c'est toujours fête pour moi.»
«Lorsque je vois, dit-elle, fermer la porte sur moi, en entrant dans cette solitude d'où je ne sors jamais qu'avec peine, je me sens pleine de joie.»
Et quand elle retourne à Versailles:
«J'éprouve, dit-elle encore, un sentiment de tristesse et d'horreur. C'est là ce qui s'appelle le monde; c'en est le centre; c'est là où toutes les passions sont en mouvement: l'intérêt, l'ambition, l'envie et le plaisir.»
Cette préférence de Mme de Maintenon pour Saint-Cyr, qui est son oeuvre, sa création, le symbole même de sa pensée, se comprend d'ailleurs facilement. C'est là, en effet, que se manifeste le mieux son caractère, avec son goût de domination, sa haute intelligence, son talent de plume et de parole, son esprit de gouvernement. Il faut bien le dire, ce n'est pas la religion seule qui lui fait préférer le couvent au palais. A Versailles, elle est contrainte, elle est gênée, elle obéit; les rayons du soleil royal, bien que pâlissant, ont un prestige et un éclat qui l'intimident encore. A Saint-Cyr, elle est libre, elle commande, elle gouverne. César aurait mieux aimé être le premier dans un village que le second à Rome.
Mme de Maintenon trouve plus de plaisir à être la supérieure de religieuses que la compagne d'un roi. A Versailles, elle regrette peut-être la couronne et le manteau d'hermine qui lui manquent. A Saint-Cyr, elle n'en a pas besoin; car, là, sa royauté ne soulève point de contestation. Ses moindres paroles sont recueillies comme des oracles. Ses lettres, lues avec une respectueuse émotion, en présence de toute la communauté, y sont l'objet d'une admiration unanime. Les religieuses ou les élèves à qui elles sont adressées s'en vantent comme des titres de gloire. Mme de Maintenon est presque la reine de France, elle est tout à fait la reine de Saint-Cyr.
Inaugurée le 2 août 1686, la maison d'éducation de Saint-Cyr fut, pendant trente années, l'occupation principale de Mme de Maintenon. Elle s'y rendait au moins de deux jours l'un, arrivant souvent à 6 heures du matin, allant de classe en classe, peignant et habillant les petites filles, édifiant et instruisant les grandes, préférant son rôle d'institutrice à tous les amusements et à toutes les splendeurs de Versailles. Rien de Saint-Cyr ne lui paraissait importun ou déplaisant.
«Nos dames, disait-elle, sont des enfants qui, de longtemps, ne pourront gouverner. Je m'offre pour les servir; je n'aurai nulle peine à être leur intendante, leur femme d'affaires et, de tout mon coeur, leur servante, pourvu que mes soins les mettent en état de s'en passer.»
Mme de Maintenon à Saint-Cyr.
Les dames de Saint-Louis,--c'est ainsi qu'on appelait les religieuses de la maison de Saint-Cyr, avaient, dans le milieu de la journée, une heure de récréation qu'elles passaient ordinairement autour d'une grande table, à converser librement en travaillant à l'aiguille. Mme de Maintenon aimait à venir à ces récréations; elle y apportait son ouvrage et s'y livrait à des entretiens, à la fois spirituels et édifiants, dont la communauté appréciait le charme instructif.
Au mois de septembre 1686, le roi, relevant de maladie, vint visiter Saint-Cyr. Les demoiselles chantèrent le Te Deum, le Domine salvum fac regem, l'hymne de Lulli: Grand Dieu, sauvez le roi, Vengez le roi (dont les Anglais ont emprunté l'air à la France pour leur God save the king). Louis XIV sourit à ces frais visages, à ces coeurs pleins d'émotion et de reconnaissance. Quand il remonta en voiture, il dit avec attendrissement à Mme de Maintenon:
«Je vous remercie, madame, de tout le plaisir que vous m'avez donné.»
En 1689, il disait aux dames de Saint-Louis:
«Je ne suis pas assez éloquent pour vous bien exhorter; mais j'espère qu'à force de vous bien répéter les motifs de cette fondation, je vous persuaderai et vous engagerai à y être toujours fidèles. Je n'épargnerai ni mes visites ni mes paroles, pour peu que je les croie utiles à produire ce bel effet.»
Pour Louis XIV, Saint-Cyr était une consolation et une expiation, une oeuvre de religion et de patriotisme, un hommage à Dieu et à la France.
«Ce qui me plaît dans les dames de Saint-Cyr, disait-il, c'est qu'elles aiment l'État, quoiqu'elles haïssent le monde; elles sont bonnes religieuses et bonnes Françaises.»
A l'entrée de chaque campagne, il se recommandait, pour attirer la bénédiction du ciel sur ses armes, aux anges de Saint-Cyr, dont les prières devaient être puissantes au paradis. Revenant du siège de Mons, en avril 1691, il se rendit dans le saint asile, où son âme se reposait des émotions de la politique et de la guerre. Comme l'une des jeunes filles lui reprochait de s'être trop exposé pendant le siège:
«Je n'ai fait que ce que je devais, répondit-il.
--Mais le bien de l'État, répliqua-t-elle, est attaché à la conservation de votre personne.
--Les places comme la mienne, reprit le roi, ne demeurent jamais vides. Un autre la remplirait mieux que moi.»
Quant à Mme de Maintenon, son dévouement pour Saint-Cyr va jusqu'à l'enthousiasme.
«Sanctifiez votre maison, dit-elle aux dames de Saint-Louis, et par votre maison tout le royaume.
Je donnerais de mon sang pour communiquer l'éducation de Saint-Cyr à toutes les maisons religieuses qui élèvent des jeunes filles. Tout m'est étranger en comparaison de Saint-Cyr, et mes plus proches parents me sont moins chers que la dernière des bonnes filles de la communauté.»
Non contente de prier, comme la reine des abeilles, elle travaille. Sa plume et son aiguille sont également actives, et c'est tout en brodant qu'elle fait de véritables sermons, qui ne seraient pas indignes des plus grands prédicateurs. Elle trace, en termes excellents, le portrait des religieuses et celui des mères de famille.
«J'en connais, dit-elle, qui sont estimées, respectées et admirées de tout le monde; leurs maris sont si charmés d'elles, qu'ils disent avec admiration: «Je trouve tout en ma femme; elle me sert d'intendant, de maître d'hôtel et de gouvernante pour mes enfants.»
Parlant à des novices, elle s'écrie:
«Comptez qu'il n'y a rien sur la terre de si heureux qu'une bonne religieuse, et rien de si malheureux et de si méprisable qu'une mauvaise. Se taire, obéir, souffrir, ne point faire souffrir les autres, aimer Dieu d'un coeur plein et tout ce qu'il veut que nous aimions, supporter l'imperfection en autrui et point en soi, ne se flatter ni se décourager, ne compter que sur la croix et ne laisser jamais respirer l'amour-propre sous aucun prétexte de consolation innocente, voilà le royaume de Dieu qui commence ici-bas; vous n'aurez de bonheur qu'en vous livrant à Dieu sans réserve et en portant le joug de la religion avec un courage simple qui vous le rendra doux et léger.»
«Priez sans cesse, dit-elle aux dames de Saint-Louis, priez en marchant, en écrivant, en filant, en travaillant... Il y a quelque temps que je voyais vos demoiselles plier du linge avec une activité qui ne leur laissait pas le loisir de penser ni de s'ennuyer; elles furent un instant en silence, et ensuite elles chantèrent des cantiques; j'admirais l'innocence de leur vie, et votre bonheur d'éviter tant de péchés, en contenant ainsi ce grand nombre de jeunes personnes dans un âge si dangereux.»
Cette femme blasée, désabusée des vanités de la terre, voudrait inspirer à autrui son dégoût des biens qu'elle a possédés. Avec quelle conviction dans l'accent elle disait:
«Les princes et les princesses ne sont ordinairement contents nulle part, et s'ennuient de tout. A force de chercher les plaisirs, ils n'en peuvent trouver; ils vont de palais en palais, à Meudon, à Marly, à Rambouillet, à Fontainebleau, dans le dessein de se divertir. Ce sont des lieux admirables; vous seriez, vous autres, ravies en les voyant; mais eux s'y ennuient parce que l'on s'accoutume à tout, et qu'à la longue les plus belles choses ne font plus plaisir et deviennent indifférentes. De plus, ce ne sont point ces choses-là qui nous peuvent rendre heureux; notre bonheur ne peut venir que du dedans.»
Dans ces discours aux demoiselles de Saint-Cyr, Mme de Maintenon s'analysait elle-même avec l'impartialité qu'elle mettait à juger les qualités et les défauts de son prochain. C'était comme un perpétuel examen de conscience, une méditation continue, une démonstration de l'inanité, du néant des grandeurs humaines par la femme qui en avait la connaissance la plus approfondie.
Austères et admirables enseignements! Mais toutes les jeunes filles sont-elles en état de les comprendre? Plus d'une n'est, croyons-nous, qu'à moitié convaincue. Il en est peut-être parmi elles qui disent qu'après tout Mme de Maintenon n'a pas toujours fait fi du monde; qu'elle l'a aimé au point de préférer Scarron à un couvent; qu'elle a été, plus qu'aucune autre femme, flattée des distinctions et des éloges; que, dans sa jeunesse, elle ne laissait pas que d'être fière de ses succès dans les brillants salons de l'hôtel d'Albret ou de l'hôtel de Richelieu.
Parmi les demoiselles de Saint-Cyr, il y en a probablement plus d'une que la crainte des orages ne dégoûte pas de l'océan, et qui, en dépit des sages conseils de Mme de Maintenon, rêvent d'en essayer et de se confier aux flots sur une barque ornée de fleurs. Il est rare qu'on soit convaincu par l'expérience d'autrui. Ce sont nos propres déceptions, nos propres souffrances, qui nous instruisent. Mme de Maintenon le sait bien, et cependant elle ne se décourage pas dans ses exhortations.
«Que ne puis-je, s'écrie-t-elle, faire voir le fond de mon coeur à toutes les religieuses, afin qu'elles sentent tout le prix de leur vocation! Que ne donnerais-je point pour qu'elles vissent d'aussi près que je le vois de quels plaisirs nous cherchons à abréger le songe de la vie!»
En récapitulant l'ensemble de sa destinée, cette femme à l'esprit si observateur, si judicieux et si pratique, en arrive à des conclusions qui sont toutes, pour la vertu, pour la religion, pour Dieu, et le saint asile où elle a marqué d'avance l'emplacement de son cercueil l'affermit dans ses pensées fortes et ses réflexions salutaires.
X
LA DUCHESSE D'ORLÉANS
PRINCESSE PALATINE
Une des causes qui faisaient que Mme de Maintenon préférait Saint-Cyr à Versailles, c'est qu'à Saint-Cyr elle se croyait aimée, tandis qu'à Versailles, elle sentait percer, sous une déférence apparente et sous d'obséquieuses protestations de dévouement et de respect, la malveillance, souvent la haine. Telles personnes qui la voyaient sans cesse et lui témoignaient les plus grands égards, la détestaient cordialement, et, avec profonde connaissance du coeur humain, elle s'en apercevait toujours. Au premier rang de ces antipathies secrètes contre Mme de Maintenon, il faut citer l'inimitié sourde et violente de la princesse Palatine, Madame, seconde femme du duc d'Orléans.
Les accusations portées contre l'épouse de Louis XIV par cette Allemande impitoyable sont si exagérées et si invraisemblables, qu'elles font plus de bien que de mal à la mémoire de celle qui en fut l'objet. Jamais les libelles d'Amsterdam, jamais les pamphlets protestants n'ont inventé pareilles énormités. C'est un torrent d'injures, une débauche de haine, le langage des halles dans le plus beau palais de l'univers. Ce sont des calomnies qui ne reculent devant rien.
La femme qui se livrait, dans sa correspondance, à cette fureur de diatribes, est, à coup sûr, l'une des figures les plus originales de la galerie féminine de Versailles. Physique, moral, style, caractère, tout chez elle est bizarre. Ne ressemblant à personne et contrastant avec tout ce qui l'entoure, elle sert, en quelque sorte, de repoussoir aux beautés fines et délicates de son temps. Aucune femme ne s'est, croyons-nous, mieux fait connaître que la princesse Palatine dans ses lettres. Elle y est tout entière, avec ses défauts et ses qualités, son curieux mélange d'austérité de moeurs et de cynisme de langage, ses hauteurs de grande dame et ses expressions de femme du peuple, son prétendu dédain pour les grandeurs humaines et son amour acharné pour les prérogatives du rang.
Elisabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d'Orléans,
princesse Palatine, et ses deux enfants.
C'est la princesse dont Saint-Simon a si nettement tracé le portrait: franche et droite, bonne et bienfaisante, grande en toutes ses manières, et petite au dernier point sur tout ce qui regarde ce qui lui est dû. C'est la femme aux allures masculines, sans coquetterie, sans envie de plaire, mais sans retenue dans ses propos, ayant dans le caractère et dans les goûts quelque chose d'âpre et de martial, aimant les chiens, les chevaux, la chasse, dure pour elle-même, se guérissant, si par hasard elle est souffrante, en faisant à pied deux grandes lieues. Ce qu'elle représente exactement par son type si original, ce n'est pas l'Allemagne poétique, sentimentale, rêveuse; c'est l'Allemagne rustique, presque farouche.
Traduites en français, les lettres de la princesse Palatine perdent beaucoup de leur saveur. C'est en allemand qu'elles ont ce goût de terroir, ces allures primesautières, ce ton parfois cynique, parfois burlesque, qui en font le principal mérite. Si exagérées, si passionnées qu'elles soient, elles valent la peine d'être consultées, même après les Mémoires de Saint-Simon. Sans doute, Madame n'a rien du génie de ce Tacite français; mais il y a, dans leur style et dans leur destinée, plus d'une analogie. Tous deux sont des témoins essentiellement récusables; car tous deux ont des partis pris et ne peuvent juger de sang-froid des questions qui intéressent de trop près leurs rancunes et leurs préjugés. Mais l'un et l'autre n'essayent même pas de dissimuler leur partialité; rien n'est donc plus facile que de distinguer la vérité à travers leurs mensonges. Si elle n'a pas le génie de Saint-Simon, Madame en a les colères, les indignations et les haines. Elle est honnête femme comme il est honnête homme. Elle aime, comme lui, le droit, la justice et la vérité. Comme lui, elle écrit en secret, et se console d'une perpétuelle contrainte par l'exagération de sa liberté de style. Comme lui, elle fait de sa plume et de son encrier sa vengeance. C'est avec ses propres lettres que nous allons essayer de retracer sa physionomie.
Fille de l'électeur palatin Charles-Louis et de la princesse Charlotte de Hesse-Cassel, la seconde femme du duc d'Orléans naquit au château de Heidelberg. Enfant, elle préférait les fusils aux poupées et annonçait déjà les côtés masculins de son caractère. Elle avait dix-neuf ans quand son mariage avec le frère de Louis XIV fut décidé.
Elle se mit en route pour la France en 1671. On lui dépêcha trois évêques à la frontière pour l'instruire dans la religion catholique, qui devait être désormais la sienne. Les prélats commencèrent leur oeuvre à Metz et la terminèrent à leur arrivée à Versailles. La nouvelle duchesse d'Orléans était en tous points l'opposé de celle dont Bossuet fit l'oraison funèbre. La cour, qui avait admiré dans la première Madame le type de l'élégance et de la beauté, trouvait dans la seconde celui de la rudesse et de la laideur. Autant l'une était coquette, autant l'autre l'était peu. C'était, pour la princesse Palatine, une sorte de plaisir d'exagérer elle-même ce qu'elle pensait de son physique: «J'ai de grandes joues pendantes et un grand visage, écrivait-elle. Cependant je suis très petite de taille, courte et grosse; somme totale, je suis un petit laideron. Si je n'avais bon coeur, on ne me supporterait nulle part. Pour savoir si mes yeux annoncent de l'esprit, il faudrait les examiner au microscope ou avec des conserves; autrement il serait difficile d'en juger. On ne trouverait pas probablement sur toute la terre des mains aussi vilaines que les miennes. Le roi m'en a fait l'observation et m'a fait rire de bon coeur; car, n'ayant pu me flatter, en conscience, d'avoir quelque chose de joli, j'ai pris le parti de rire la première de ma laideur, cela m'a très bien réussi.»
Si la princesse Palatine n'éblouissait pas la cour, en revanche la cour ne l'éblouissait guère. Versailles et ses splendeurs la laissent insensible. «J'aime mieux, écrivait-elle, voir des arbres et des prairies que les plus beaux palais; j'aime mieux un jardin potager que des jardins ornés de statues et de jets d'eau; un ruisseau me plaît davantage que de somptueuses cascades; en un mot, tout ce qui est naturel est infiniment plus de mon goût que les oeuvres de l'art et de la magnificence; elles ne plaisent qu'au premier aspect, et, aussitôt qu'on y est habitué, elles inspirent la fatigue, et l'on ne s'en soucie plus.» Ce qu'aimait, ce que regrettait Madame, c'était son Rhin allemand, c'étaient les collines où, enfant, elle allait voir se lever le soleil, et où elle mangeait des cerises avec un bon morceau de pain.
Née dans la religion protestante, instruite rapidement et sommairement dans la religion catholique, elle n'y trouvait ni la lumière ni les consolations que donne une foi plus éclairée; le mélange de la politique et de la religion l'irritait, et on comprend que la révocation de l'édit de Nantes ait révolté ses sentiments autant que ses souvenirs d'enfance.[1] «Je dois avouer, écrivait-elle non sans raison, que lorsque j'entends les éloges qu'on donne en chaire au grand homme pour avoir persécuté les réformés, cela m'impatiente toujours. Je ne peux pas souffrir qu'on loue ce qui est mal.» Elle déplorait qu'on n'eût pas fait comprendre à Louis XIV que «la religion est instituée plutôt pour entretenir l'union parmi les hommes que pour les faire se tourmenter et se persécuter les uns les autres».--«Le roi Jacques, ajoutait-elle, dit qu'on a bien vu Notre-Seigneur Jésus-Christ battre des gens pour les chasser du temple, mais qu'on ne trouve nulle part qu'il en ait maltraité pour les y faire entrer.»
[Note 1: Lettre du 7 juillet 1695.]
Madame, qui avait l'esprit très observateur, analysait et commentait les divers genres de «piété» des courtisans. Ce qui la choquait, ce n'était pas la dévotion et la foi sincère qu'elle respectait, c'étaient les hypocrites qui s'en font un masque. Elle ne s'indignait pas moins contre le flot grandissant du scepticisme quand elle écrivait, en 1699, avec quelque exagération peut-être: «La foi est tellement éteinte dans ce pays, qu'on ne voit presque plus maintenant un seul jeune homme qui ne veuille être athée; mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que le même individu qui fait l'athée à Paris, joue le dévot à la cour; on prétend aussi que tous les suicides que nous avons en si grande quantité depuis quelque temps sont causés par l'athéisme.»
La jeune noblesse française, malgré son élégance; son luxe et son entrain, ne trouvait pas grâce à ses yeux. Elle déclarait les jeunes gens «horriblement débauchés et adonnés à tous les vices, sans en excepter le mensonge et la tromperie. Ils regarderaient comme une honte, ajoutait-elle, de se piquer d'être gens d'honneur... Le plus incapable occupe parmi eux le premier rang; c'est celui-là qu'ils estiment le plus. Vous pouvez aisément juger d'après cela quel grand plaisir il doit y avoir ici pour les honnêtes gens; mais je crains qu'en poussant plus loin mes détails sur la cour, je ne vous cause le même ennui que j'éprouve souvent, et que cet ennui ne devienne, à la fin, une maladie contagieuse[1].»
[Note 1: Lettre du 18 juillet 1700.]
Avec l'opinion qu'elle avait des courtisans, on comprend combien la princesse Palatine devait se trouver mal à l'aise au milieu d'eux. En outre, Allemande jusqu'au bout des ongles, elle souffrait d'être forcée de vivre à côté des ennemis de sa patrie, et les incendies du Palatinat lui semblaient des flammes infernales.
Cette cour, qui jouait et qui dansait pendant qu'on brûlait les palais et les chaumières d'Allemagne, lui devint un objet d'horreur. L'image des malheureux expulsés de leurs foyers, pillés, dépouillés, maltraités, les ruines de Heidelberg, de Manheim, d'Andernach, de Bade, de Rastadt, de Spire, de Worms, lui apparaissaient sans cesse. Poursuivie par ces images comme par des fantômes, elle avait des angoisses, des désespoirs patriotiques, et, dans ce fastueux palais de Versailles, elle se sentait comme en prison:
«Dût-on m'ôter la vie, s'écriait-elle, il m'est impossible de ne pas regretter d'être, pour ainsi dire, le prétexte de la perte de ma patrie. Je ne puis voir de sang-froid détruire d'un seul coup, dans ce pauvre Manheim, tout ce qui a coûté tant de soins et de peines au feu prince-électeur mon père. Oui, quand je songe à tout ce qu'on a fait sauter, cela me remplit d'une telle horreur, que chaque nuit, aussitôt que je commence à m'endormir, il me semble être à Heidelberg ou à Manheim, et voir les ravages qu'on y a commis. Je me réveille alors en sursaut, et je suis plus de deux heures sans pouvoir me rendormir. Je me représente comment tout était de mon temps et dans quel état on l'a mis aujourd'hui, et je considère aussi dans quel état je suis moi-même, et je ne puis m'empêcher de pleurer à chaudes larmes[1].»
[Note 1: Lettre du 20 mars 1689.]
Dans cette cour si nombreuse et si brillante, la princesse ne trouvait personne avec qui elle sympathisât. Tout l'offusquait, tout l'irritait; seule la figure du roi, qu'elle appelait le «grand homme», non sans une pointe d'ironie, lui semblait majestueuse, et encore trouvait-elle beaucoup de taches au «soleil».
Son intérieur n'était pas pour elle un sujet de consolation. Elle ne pardonnait pas à son mari d'être sans cesse occupé de futilités et de mascarades, ni surtout de s'entourer d'hommes accusés d'avoir assassiné sa première femme, la belle et poétique Henriette d'Angleterre. Elle souffrait au contact de ce caractère faible, timide, gouverné par des favoris et souvent même malmené par eux. Une de ses lettres, écrite en 1696, contient ce curieux passage: «Monsieur dit hautement, et il ne l'a caché ni à sa fille ni à moi, que, comme il commence à se faire vieux, il n'a pas de temps à perdre, qu'il veut tout employer et ne rien épargner pour s'amuser jusqu'à la fin, que ceux qui lui survivront verront à passer le temps à leur guise, mais qu'il s'aime mieux que moi et ses enfants, et qu'en conséquence il veut, tant qu'il vivra, ne s'occuper que de lui, et il le fait comme il le dit.»
C'est ce prince que Saint-Simon dépeint ainsi: «tracassier et incapable de garder un secret, soupçonneux, défiant, semant des noises dans sa cour pour brouiller, pour savoir, souvent aussi pour s'amuser[1].»
[Note 1: Saint-Simon, Mémoires.]
Madame n'est pas plus heureuse dans son fils, le futur Régent, que dans son mari. Le jugement qu'elle portait sur ce fils, qui gâtait à plaisir les belles qualités dont il était doué par la nature, justifiait celui de Louis XIV sur «ce fanfaron de vices».
Lorsqu'il voulut épouser une des filles de Mme de Montespan, la princesse Palatine se serait emportée contre lui au point de lui donner, en pleine galerie de Versailles, ce vigoureux, ce sonore soufflet qui retentit si bien dans les Mémoires de Saint-Simon[1]. «Outre son mariage, écrivait-elle en 1700, mon fils m'a causé encore bien du chagrin.... Ce que je trouve de pire dans sa conduite, c'est que je suis la seule qui ne puisse avoir son amitié; car autrement il est bon envers tout le monde. Je n'ai cependant perdu son amitié que pour lui avoir donné toujours des conseils dans son intérêt. Maintenant j'en ai pris mon parti, je ne lui dis plus rien, et je lui parle, comme au premier venu, de choses indifférentes; mais c'est quelque chose de bien pénible que de ne pouvoir ouvrir son coeur à ceux qu'on aime.»
[Note 1: «Elle marchait à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant assez bien Cérès après l'enlèvement de Proserpine.... On alla attendre à l'ordinaire la levée du Conseil dans la galerie et la messe du roi; Madame y vint, son fils s'approcha d'elle comme il faisait tous les jours pour lui baiser la main. En ce moment Madame lui appliqua un soufflet si sonore, qu'il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince et combla les infinis spectateurs, dont j'étais, d'un prodigieux étonnement.» (Saint-Simon, Mémoires.) Notons en passant que Madame, dans une lettre à la Rhingrave Louise, dit qu'on a fait courir le bruit qu'elle avait souffleté son fils, mais que cela est absolument faux.]
Tourmentée dans son intérieur, exaspérée contre les favoris de son mari, attristée comme épouse, comme mère, comme Allemande, Madame se souciait peu des splendeurs de Versailles et de Saint-Cloud, où l'existence était pour elle un mélange de luxe et de misère.
«J'attacherais certes, disait-elle, beaucoup de prix à la grandeur, si l'on avait aussi tout ce qui doit l'accompagner, c'est-à-dire de l'or en abondance pour être magnifique, et le pouvoir de faire du bien aux bons et de punir les méchants, mais n'avoir de la grandeur que le nom sans l'argent, être réduit au plus strict nécessaire, vivre dans une perpétuelle contrainte, sans qu'il vous soit possible d'avoir aucune société, cela me semble, à vrai dire, parfaitement insipide, et je n'y tiens pas du tout. J'estime davantage une condition dans laquelle on peut s'amuser avec de bons amis sans embarras de grandeur et faire de son bien l'usage qu'il vous plaît[1].»
[Note 1: Lettre du 21 août 1695.]
Comment la princesse Palatine parvenait-elle à se distraire de tant de tracas et de soucis? En chassant et en écrivant. La chasse, et plus encore le style épistolaire, voilà ses deux passions, ses deux manies. Depuis 1671, année de son mariage, jusqu'à 1722, année de sa mort, elle ne cessa d'adresser lettres sur lettres aux membres de sa famille. Elle écrivait le lundi en Savoie, le mercredi à Modène, le jeudi et le dimanche en Hanovre. Mais cette rage d'écrire ne laissa pas que de lui être fatale. Sa correspondance, ouverte à la poste, fut remise à Mme de Maintenon. Celle-ci montra à l'imprudente princesse une lettre toute remplie des injures les plus violentes.
«On peut penser, dit Saint-Simon, si, à cet aspect et à cette lecture, Madame pensa mourir sur l'heure. La voilà à pleurer, et Mme de Maintenon à lui représenter modestement l'énormité de toutes les parties de cette lettre, et en pays étranger. La meilleure excuse de Madame fut l'aveu de ce qu'elle ne pouvait nier, des pardons, des repentirs, des prières, des promesses.... Mme de Maintenon triompha froidement d'elle assez longtemps, la laissant s'engouer de parler, de pleurer et de lui prendre les mains. C'était une terrible humiliation pour une si rogue et si fière Allemande.»
Il n'en faudrait pas davantage pour expliquer la haine de la princesse Palatine contre celle à qui elle appliquait, dans sa fureur, le vieux proverbe germanique: «Où le diable ne peut aller, il envoie une vieille femme.»
Devenue veuve en 1701, Madame se calma.
«Point de couvent, avait-elle dit le lendemain de la mort de Monsieur, qu'on ne me parle point de couvent!»
Heureuse de rester à la cour, malgré tout le mal qu'elle en pensait, elle s'adoucit envers Mme de Maintenon, au point d'écrire en 1712: «Bien que la vieille soit notre plus cruelle ennemie, je lui souhaite cependant une longue vie; car tout irait encore dix fois plus mal, si le roi venait à mourir maintenant. Il a tant aimé cette femme, qu'il ne lui survivrait certainement pas; aussi je souhaite qu'elle vive encore de longues années.»
Madame finit ses jours en bonne chrétienne, et Massillon, dans une belle oraison funèbre, rendit un juste hommage au courage qu'elle montra dans ses dernières souffrances. A ceux qui entouraient son lit de mort, elle avait dit, avec un calme digne de Louis XIV:
«Nous nous retrouverons au ciel.»
En résumé, Mme la duchesse d'Orléans est un type étrange, qui s'impose, bon gré malgré, à l'attention. Chez elle on trouve, à côté de grands travers, de la droiture et du bon sens, de la justice et de l'humanité. Il y a dans ses lettres, au milieu d'un fatras de détails insignifiants, d'anecdotes plus ou moins exactes, de banalités et de commérages du monde, des pensées dignes d'un moraliste et des jugements frappés au coin de la sagesse. Il est vrai qu'elle fait de la morale en termes cyniques; mais, si elle parle du mal, c'est pour le flétrir et en représenter les hontes. Si elle regarde trop le vice, elle a du moins le mérite de le voir tel qu'il est, de le détester d'une haine martiale, agressive, irréconciliable, et de le stigmatiser avec des accents que leur trivialité même rend peut-être plus saisissants.
XI
MME DE MAINTENON, FEMME POLITIQUE
Écrire l'histoire avec les pamphlets, prendre pour des vérités toutes les inventions de la malveillance ou de la haine, dire avec Beaumarchais: «Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose,» rapetisser ce qui est grand, dénaturer ce qui est noble, obscurcir ce qui brille, telle est la tactique des ennemis jurés de nos traditions et de nos gloires, tel est le plaisir des iconoclastes qui voudraient supprimer de nos annales toutes les figures grandioses ou majestueuses. L'école révolutionnaire dont ils sont les adeptes a déjà sapé l'édifice; elle a contribué à détruire la chose indispensable aux sociétés bien organisées: le respect; elle a changé les livres en libelles, les jugements en invectives, les portraits en caricatures; elle s'est accordée avec cette littérature essentiellement fausse qui s'appelle le roman historique, pour travestir les personnes et les choses, pour répandre dans le public une foule d'exagérations ou de fables qui jettent la confusion dans les faits et dans les idées, qui bouleversent les notions de la justice et du bon sens. Un des hommes dont cette école a le plus horreur, c'est Louis XIV, parce qu'il fut le représentant ou, pour mieux dire, le symbole du principe d'autorité.
Elle s'est fatiguée de l'entendre appeler le Grand, comme l'Athénien qui se lassait d'entendre appeler Aristide le Juste. Elle a cru que, par son souffle, elle pourrait éteindre les rayons du soleil royal. Un potentat affaibli mené en lisière par une vieille dévote intrigante, voilà l'image qu'elle a voulu tracer, voilà les traits sous lesquels on aurait la prétention de faire passer à la postérité celui qui resta jusqu'à la dernière heure, jusqu'au dernier soupir, ce qu'il avait été toute sa vie: le type par excellence du souverain. Déshonorer Louis XIV dans la femme qu'il choisit comme compagne de son âge mûr et de ses vieux jours, tel a été, tel est encore l'objectif des écrivains de cette école.
Ils ont appuyé leurs jugements sur ceux de la princesse Palatine, dont nous avons essayé de retracer la physionomie, et sur ceux d'un autre témoin tout aussi récusable, le duc de Saint-Simon. L'on ne devrait pourtant pas oublier que ce bouillant duc et pair, qui parlait souvent comme Philinte, s'il pensait toujours comme Alceste, avait du moins la bonne foi de dire lui-même:
«Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité; je le ferais vainement.»
Il s'indignait de n'être rien dans ce gouvernement où plus d'un homme médiocre avait réussi à capter la faveur du souverain. Être condamné à l'existence désoeuvrée de courtisan, vivre dans les antichambres, sur les escaliers, dans les jardins ou dans les cours de Versailles et des autres résidences royales, c'était pour sa vanité un sujet d'aigreur et de mécontentement. Il s'en prenait donc à Louis XIV d'abord, et ensuite à la femme qu'il considérait comme l'inspiratrice de tous ses choix. Mais ce n'est que dans ses Mémoires, écrits clandestinement, enfermés sous une triple serrure, qu'il osait se livrer à ses colères. Devant le roi, il était le respect, la docilité mêmes. Après s'être beaucoup remué à propos d'une certaine quête, qui avait fait l'objet d'un litige entre les princesses et les duchesses, il disait humblement au roi que, pour lui plaire, il aurait quêté dans un plat, comme un marguillier de village. Il ajoutait que Louis XIV était, «comme roi et comme bienfaiteur de tous les ducs, despotiquement le maître de leurs dignités, de les abaisser, de les élever, d'en faire comme une chose sienne et absolument dans sa main.» Il n'était pas plus fier en présence de «la créole», qu'il traite dans ses Mémoires de «veuve à l'aumône d'un poète cul-de-jatte». Il s'efforça même de la mettre dans ses intérêts d'ambition et d'obtenir, par elle, une charge de capitaine des gardes. Mais, furieux de n'être point arrivé aux plus grandes positions de l'État, il s'est donné le plaisir d'une vengeance posthume, en représentant Mme de Maintenon sous les couleurs les plus odieuses. Suppléant par l'imagination à l'insuffisance des preuves, il en a fait une sorte de vieille hypocrite, ayant vécu du plaisir dans sa jeunesse, et de l'intrigue dans son âge mûr.
Ce qu'il dit d'elle est un tissu d'inexactitudes.
Il la fait naître en Amérique, tandis qu'elle naquît à Niort. Il admet à peine que son père fut gentilhomme, bien qu'elle eût une noblesse absolument incontestable. Ses autres informations n'ont pas plus de fondement.
Si chaque jour augmente la gloire de Saint-Simon, si l'on ne cesse d'admirer ce style qui rappelle tour à tour la hardiesse de Bossuet, le coloris de La Bruyère, l'allure de Mme de Sévigné, en revanche, plus on étudie sérieusement la cour de Louis XIV, plus on reconnaît que les fameux Mémoires sont remplis d'inexactitudes. Dans son remarquable ouvrage critique sur l'oeuvre de Saint-Simon, M. Chéruel a bien raison de dire: «L'observation de Saint-Simon est fine, sagace, pénétrante pour sonder les replis des coeurs des courtisans; mais elle manque d'étendue et de grandeur. A la cour, son horizon est borné. Tout ce qui le dépasse ne lui présente que des traits vagues et confus. En lui accordant la perspicacité de l'observateur, on doit lui refuser l'impartialité du juge[1].» A l'entendre, Mme de Maintenon est l'unique maîtresse de la France, l'omnipotente sultane, la pantocrate, comme disait la princesse Palatine dans son jargon bizarre. Il retrace, avec force détails, «son incroyable succès, l'entière confiance, la rare dépendance, la toute-puissance, l'adoration publique, presque universelle, les ministres, les généraux d'armée, la famille royale à ses pieds, tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé sans elle: les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l'État ses victimes.»
[Note 1: Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. Chéruel.]
Quoi qu'on en dise, Louis XIV est toujours resté le maître, et c'est lui qui a tracé les grandes lignes politiques du règne. Mme de Maintenon a pu lui donner des conseils, mais c'est lui qui décidait en dernier ressort.
Chose digne de remarque: cette femme, à qui l'on voudrait maintenant reprocher une immixtion tracassière dans toutes choses, était accusée par les hommes les plus éminents de se tenir à l'écart. Fénelon lui écrivait: «On dit que vous vous mêlez trop peu des affaires. Votre esprit en est plus capable que vous ne pensez. Vous vous défiez peut-être un peu trop de vous-même, ou bien vous craignez trop d'entrer dans des discussions contraires au goût que vous avez pour une vie tranquille et recueillie.» Que Mme de Maintenon ait eu de l'influence sur quelques choix, cela ne paraît pas contestable; mais qu'elle ait, à elle seule, fait marcher tous les ministères, c'est là une pure invention. Elle était sincère, croyons-nous, quand elle écrivait à Mme des Ursins: «De quelque façon que les choses tournent, je vous conjure, madame, de me regarder comme une personne incapable d'affaires, qui en a entendu parler trop tard pour y être habile, et qui les hait encore plus qu'elle ne les ignore.... On ne veut pas que je m'en mêle, et je ne veux pas m'en mêler. On ne se cache point de moi; mais je ne sais rien de suite, et je suis très souvent mal avertie.»
Lisant ou faisant de la tapisserie pendant que le roi travaillait avec l'un ou l'autre de ses ministres, Mme de Maintenon ne prenait timidement la parole que lorsqu'elle y était formellement invitée. Son attitude à l'égard de Louis XIV était toujours celle du respect. Le roi lui disait, il est vrai:
«On appelle les papes Votre Sainteté, les rois Votre Majesté. Vous, madame, il faut vous appeler Votre Solidité.»
Mais cet éloge ne tournait pas la tête à une femme raisonnable et si mesurée.
En résumé, que reproche-t-on surtout à Louis XIV? Ses guerres, sa passion pour le luxe, son fanatisme religieux. En quoi cette triple accusation peut-elle peser sur Mme de Maintenon? Bien loin de pousser à la guerre, elle ne cesse de faire les voeux les plus ardents pour la paix:
«Je ne respire qu'après la paix, écrit-elle en 1684; je ne donnerai jamais au roi des conseils désavantageux à sa gloire; mais si j'étais crue, on serait moins ébloui de cet éclat d'une victoire, et l'on songerait plus sérieusement à son salut, mais ce n'est pas à moi à gouverner l'État; je demande tous les jours à Dieu qu'il en inspire et qu'il en dirige le maître, et qu'il fasse connaître la vérité.»
M. Michelet, si peu bienveillant pour elle, avoue pourtant qu'elle regretta profondément la guerre de la succession d'Espagne. Il dit que «les seuls qui gardaient le bon sens, la vieille Maintenon et le maladif Beauvilliers, voyaient avec terreur qu'on se lançait dans l'épouvantable aventure qui allait tout engloutir.... De même qu'elle se laissa arracher son avis écrit pour la révocation de l'édit de Nantes, elle céda, se soumit pour la succession[1]».
[Note 1: Michelet, Louis XV et le duc de Bourgogne.]
Elle n'aimait pas plus le luxe que la guerre. Vivant elle-même avec une extrême simplicité, elle cherchait à détourner Louis XIV des constructions fastueuses et d'une ostentation qu'elle trouvait orgueilleuse. Au dire de Mlle d'Aumale, la confidente de ses bonnes oeuvres, on l'entendait se reprocher les modestes dépenses qu'elle faisait pour son propre compte. Attendant à la dernière extrémité pour se donner un habit, elle disait:
«J'ôte cela aux pauvres. Ma place a bien des côtés fâcheux, mais elle me procure le plaisir de donner. Cependant, comme elle empêche que je manque de rien, et que je ne puis jamais prendre sur mon nécessaire, toutes mes aumônes sont une espèce de luxe, bon et permis à la vérité, mais sans mérite.»
Non seulement Mme de Maintenon ne fut pour rien dans le faste de Louis XIV, non seulement elle ne cessa de le rappeler à la simplicité chrétienne, mais elle plaida sans cesse auprès de lui la cause du peuple, dont elle plaignait les misères et dont elle admirait la résignation. Ne se laissant jamais enivrer par l'encens qui brûlait à ses pieds, comme à ceux de Louis XIV, elle n'eut ni ces bouffées d'orgueil, ni cette soif de richesses, ni cette ardeur de domination qu'on rencontre dans la vie des favorites. Les pierreries, les riches étoffes, les meubles précieux, lui étaient indifférents. Même aux jours de sa jeunesse et de l'engouement qu'excitait sa beauté, elle avait eu surtout son esprit pour parure, et l'éclat extérieur ne l'avait jamais éblouie.
Un autre grief formulé par certains historiens contre Mme de Maintenon, c'est la révocation de l'édit de Nantes. Ils attribuent la persécution au zèle hypocrite d'une dévotion étroite, uniquement inspirée par Mme de Maintenon. Or la révocation de l'édit de Nantes fut, pour ainsi dire, imposée au roi par l'opinion publique. Ainsi que l'a fait remarquer M. Théophile Lavallée, les réformés gardaient en face du gouvernement un air d'enfants disgraciés, en face des catholiques un air d'ennemis dédaigneux; ils persistaient dans leur isolement, ils continuaient leur correspondance avec leurs amis d'Angleterre et de Hollande[1]. «La France, a dit M. Michelet, sentait une Hollande en son sein qui se réjouissait des succès de l'autre[2].»
[Note 1: Lavallée, Histoire des Français.]
[Note 2: Michelet, Précis sur l'Histoire moderne.]
Ramener les dissidents à l'unité était chez Louis XIV une idée fixe. Ce devait être, comme on disait alors, le digne ouvrage et le propre caractère de son règne. Le parlement de Toulouse, les catholiques du Midi, avaient sollicité la révocation avec instance. Quand le décret parut, ce fut une explosion d'enthousiasme. Le chancelier Le Tellier, entonnant le cantique du vieillard Siméon, mourait en disant qu'il ne lui restait plus rien à désirer, après ce dernier acte de son long ministère.
Bossuet en arrivait à des transports lyriques: «Ne laissons pas de publier ce miracle de nos jours. Faisons-en passer le récit aux siècles futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l'Église.... Touchés de tant de merveilles, épanchons nos coeurs sur la piété de Louis; poussons jusqu'au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine: «Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques»[1]
[Note 1: Bossuet, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.]
Saint-Simon, qui blâme la révocation avec tant d'éloquence, avoue que Louis XIV était convaincu qu'il faisait une chose sainte:
«Le monarque ne s'était jamais cru si grand devant les hommes ni si avancé devant Dieu dans la réparation de ses péchés et le scandale de sa vie. Il n'entendait que des éloges.» Les laïques n'applaudissaient pas moins que le clergé. Mme de Sévigné écrivait, le 8 octobre 1685: «Jamais aucun roi n'a fait et ne fera rien de si mémorable.» Rollin, La Fontaine, La Bruyère, ne se montraient pas moins enthousiastes que Massillon et Fléchier. Ces vers de Mme Deshoulières reflétaient l'opinion générale:
Ah! pour sauver ton peuple et pour venger la foi,
Ce que tu viens de faire est au-dessus de l'homme.
De quelques grands noms qu'on te nomme,
On t'abaisse; il n'est plus d'assez grands noms pour toi.
Sans doute, Mme de Maintenon se laissa entraîner par le sentiment unanime du monde catholique; mais ce ne fut nullement elle qui prit l'initiative. Voltaire l'a reconnu, lorsqu'il a dit:
«On voit par ses lettres qu'elle ne pressa point la révocation de l'édit de Nantes, mais qu'elle ne s'y opposa point.»
Au sujet des abjurations qui n'étaient pas sincères, elle écrivait, le 4 septembre 1687: «Je suis indignée contre de pareilles conversions: l'état de ceux qui abjurent sans être véritablement catholiques est infâme.» On lit dans les Notes des Dames de Saint-Cyr: «Mme de Maintenon, en désirant de tout son coeur la réunion des huguenots à l'Église, aurait voulu que ce fût plutôt par la voie de la persuasion et de la douceur que par la rigueur; et elle nous a dit que le roi, qui avait beaucoup de zèle, aurait voulu la voir plus animée qu'elle ne lui paraissait, et lui disait, à cause de cela: «Je crains, madame, que le ménagement que vous voudriez que l'on eût pour les huguenots ne vienne de quelque reste de prévention pour votre ancienne religion.»
Fénelon lui-même, représenté comme l'apôtre de la tolérance, approuvait en principe la révocation de l'édit de Nantes:
«Si nul souverain, disait-il, ne peut exiger la croyance intérieure de ses sujets sur la religion, il peut empêcher l'exercice public ou la profession d'opinions ou cérémonies qui troubleraient la paix de la république par la diversité et la multiplicité des sectes.»
Tel est également l'avis de Mme de Maintenon; mais les écrivains protestants eux-mêmes ont reconnu qu'elle blâmait l'emploi de la force. L'historien des réfugiés français dans le Brandebourg le dit:
«Rendons-lui justice, elle ne conseilla jamais les moyens violents dont on usa; elle abhorrait les persécutions, et on lui cachait celles qu'on se permettait.»
Les conseils de Mme de Maintenon ne furent pas étrangers à la déclaration du 13 décembre 1698, qui, tout en maintenant la révocation de l'édit de Nantes, fonda une tolérance de fait qui dura jusqu'à la fin du règne. Gardons-nous, au surplus, de tomber dans l'erreur grossière de ceux qui voient dans le catholicisme la servitude, dans le protestantisme la tolérance. Luther prêchait l'extermination des anabaptistes. Calvin faisait supplicier pour hérésie Michel Servet, Jacques Brunet, Valentin Gentilis. Les rigueurs de Louis XIV contre les protestants n'égalent pas celles de Guillaume d'Orange connue les catholiques. Les lois anglaises étaient d'une sévérité draconienne; tout prêtre catholique résidant en Angleterre qui, avant trois jours, n'avait pas embrassé le culte anglican, était passible de la peine de mort. Et l'on voudrait aujourd'hui nous faire croire que, dans la lutte de Louis XIV et de Guillaume, le prince protestant représentait le principe de la tolérance religieuse!
En résumé, qu'il s'agisse soit de la révocation de l'édit de Nantes, soit de tout autre acte du grand règne, Mme de Maintenon n'a pas joué le rôle odieux que la calomnie lui attribuait. Elle s'est, croyons-nous, maintenue dans les limites de l'influence légitime qu'une femme dévouée et intelligente exerce d'ordinaire sur son mari. Si elle s'est souvent trompée, elle s'est trompée de bonne foi. La vraie Mme de Maintenon n'est pas la dévote méchante et malfaisante, fourbe et vindicative, que certains écrivains imaginent; c'est une femme pieuse et sensée, animée de nobles intentions, aimant sincèrement la France, sympathisant, du fond du coeur, avec les souffrances du peuple, détestant la guerre, ayant le respect du droit et de la justice, austère dans ses goûts, modérée dans ses opinions, irréprochable dans sa conduite.
Parlant de l'accord qui existait entre elle et le groupe des grands seigneurs véritablement religieux, M. Michelet a dit:
«Regardons cette petite société comme un couvent au milieu de la cour, couvent conspirateur pour l'amélioration du roi. En général, c'est la cour convertie. Ce qui est beau, très beau dans ce parti, ce qui en fait l'honorable lien, c'est l'édifiante réconciliation des mortels ennemis. La fille de Fouquet, de cet homme que Colbert enferma vingt ans, la duchesse de Béthune-Charost, par un effort chrétien, devient l'amie, presque la soeur des trois filles du persécuteur de son père.»
Tels sont les sentiments que Mme de Maintenon savait inspirer. Chaque matin et chaque soir, elle disait, du plus profond de son âme, cette prière composée par elle:
«Seigneur, donnez-moi de réjouir le roi, de le consoler, de l'encourager, de l'attrister aussi quand il le faut pour votre gloire. Faites que je ne lui dissimule rien de ce qu'il doit savoir par moi, et qu'aucun autre n'aurait le courage de lui dire.»
Non, une pareille piété n'avait rien d'hypocrite, et la compagne de Louis XIV était de bonne foi, quand elle disait à Mme de Glapion:
«Je voudrais mourir avant le roi, j'irais à Dieu, je me jetterais aux pieds de son trône, je lui offrirais les voeux d'une âme qu'il aurait rendue pure; je le prierais d'accorder au roi plus de lumières, plus d'amour pour son peuple, plus de connaissance sur l'état des provinces, plus d'aversion pour les perfidies des courtisans, plus d'horreur pour l'abus qu'on fait de son autorité, et Dieu exaucerait mes prières.»
XII
LES LETTRES DE MME DE MAINTENON
Au début, Louis XIV n'aimait pas la femme destinée à devenir l'affection la plus sérieuse et la plus durable de sa vie. «Le roi ne me goûtait pas, a-t-elle écrit elle-même, et il eut assez longtemps de l'éloignement pour moi; il me craignait sur le pied de bel esprit.»
Comment Louis XIV passa-t-il de la répulsion à la sympathie, de la défiance à la confiance, de la prévention à l'admiration? En voyant de près des qualités morales qu'il n'avait pas distinguées de loin. Le même fait s'est produit chez la plupart des critiques et des historiens qui, ayant à parler de Mme de Maintenon, ne se sont pas contentés de notions superficielles et ont soumis à une véritable analyse sa vie et son caractère. Quand M. Théophile Lavallée fit paraître son Histoire des Français, il y peignit Mme de Maintenon d'une manière très sévère. Il l'accusait «de la sécheresse de coeur la plus complète», d'un «esprit de dévotion étroite et d'intrigue mesquine». Il lui reprochait d'avoir inspiré à Louis XIV des entreprises funestes, de très mauvais choix.
«Elle le rapetissa, disait-il, elle l'obséda de gens médiocres et serviles; elle eut enfin la plus grande part aux fautes et aux désastres de la fin du règne.»
Quelques années plus tard, M. Lavallée, mieux éclairé, disait dans sa belle Histoire de la maison royale de Saint-Cyr: «Mme de Maintenon ne donna à Louis XIV que des conseils salutaires, désintéressés, utiles à l'État et au soulagement du peuple.» Que s'était-il donc passé entre la publication des deux ouvrages? L'auteur avait étudié. Après de patientes recherches, il était parvenu à recueillir les lettres et les écrits de Mme de Maintenon. Grâce aux communications des ducs de Noailles, de Mouchy, de Cambacérès, de MM. Feuillet de Conches, Montmerqué, de Chevry, Honoré Bonhomme, il avait pu accroître les trésors des archives de Saint-Cyr et faire enfin une oeuvre d'un puissant intérêt.
Mme de Maintenon est un des personnages historiques qui ont le plus écrit. Ses Lettres, si elle n'en avait pas détruit un grand nombre, formeraient toute une bibliothèque. Les archives seules de Saint-Cyr en contenaient quarante volumes. Et pourtant les lettres les plus curieuses sans doute n'ont pas été conservées. Mme de Maintenon, toujours prudente, brûla sa correspondance avec Louis XIV, son époux; avec Mme de Montchevreuil, sa plus intime amie; avec l'évêque de Chartres, son directeur. Les lettres de sa jeunesse sont très rares. On ne devinait pas encore ce que l'avenir lui réservait. Le recueil de M. Lavallée, forcément incomplet, n'en est pas moins un monument historique d'une très haute valeur. Deux volumes de lettres et d'entretiens sur l'éducation des filles, deux autres de lettres historiques et édifiantes adressées aux dames de Saint-Cyr, quatre volumes de correspondance générale, un de conversations et proverbes, un autre d'écrits divers, enfin un dernier qui comprend les Souvenirs de Mme de Caylus, les Mémoires des dames de Saint-Cyr et ceux de Mlle d'Aumale, tel est l'ensemble d'une publication qui a mis en pleine lumière une figure éminemment curieuse à étudier.
Le recueil de La Beaumelle, l'ennemi de Voltaire, contenait, à côté de beaucoup de lettres authentiques, un grand nombre de lettres apocryphes. Il y avait des changements, des interpolations, des additions, des suppressions. Au moyen de pièces fabriquées, on avait inséré des phrases à effet, des réflexions piquantes, des maximes à la mode au XVIIIe siècle. M. Lavallée a trouvé moyen de séparer le bon grain de l'ivraie. Passant le recueil de La Beaumelle au crible d'une critique sagace, il est parvenu à rétablir le texte des lettres vraies et à prouver le caractère apocryphe de celles qui étaient fausses. Comme les vrais connaisseurs en autographes, il se défiait des lettres saisissantes. Les falsificateurs sont presque toujours imprudents. Ils forcent la note, et, quand ils se mettent à inventer un document, ils veulent que leur invention produise une impression saisissante.
La correspondance des personnages célèbres est en général beaucoup plus simple, beaucoup moins apprêtée que les prétendus autographes qu'on leur attribue. Il faut se tenir en garde contre les lettres où se trouvent soit des portraits achevés, soit des jugements profonds, soit des prédictions historiques. C'est là souvent un signe de falsification, et, plus on est frappé par un autographe, plus il faut étudier avec soin sa provenance.
Les lettres de Mme de Maintenon méritaient la peine qu'on a prise pour en établir d'une manière exacte les dates et l'authenticité. L'historien de Mme de Sévigné, le baron Walckenaër, les place, sans hésiter, au premier rang.
«Mme de Maintenon, dit-il, est pour le style épistolaire un modèle plus achevé que Mme de Sévigné. Presque toujours celle-ci n'écrit que pour le besoin de s'entretenir avec sa fille, avec les personnes qu'elle aime, afin de tout dire, de tout raconter. Mme de Maintenon, au contraire, a toujours en écrivant un objet distinct et déterminé. La clarté, la mesure, l'élégance, la justesse des pensées, la finesse des réflexions, lui font agréablement atteindre le but où elle vise. Sa marche est droite et soutenue; elle suit sa route sans battre les buissons, sans s'écarter ni à droite, ni à gauche[1].»
[Note 1: Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, sa vie et ses écrits.]
Tel était également l'avis de Napoléon Ier. Il préférait de beaucoup les lettres de Mme de Maintenon à celles de Mme de Sévigné, qui étaient, selon lui, «des oeufs à la neige, dont on peut se rassasier sans se charger l'estomac.» En citant la préférence de Napoléon, M. Désiré Nisard fait ses réserves. «Quand les lettres de Mme de Maintenon sont pleines, a dit l'éminent critique, on est de l'avis du grand Empereur. Elles ont je ne sais quoi de plus sensé, de plus simple, de plus efficace. On n'y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu'il vient plutôt de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces, que de l'esprit qui joue avec des riens. Mais où le sujet manque, ces lettres sont courtes, sèches, sans épanchements[2].»
[Note 2: M. Désiré Nisard, Histoire de la littérature française.]
Si Mme de Maintenon avait eu des préoccupations littéraires, si elle s'était imaginé qu'elle écrivait pour la postérité, elle aurait rédigé des lettres plus remarquables encore. Il n'y a dans sa correspondance ni recherche, ni prétention. Elle écrit pour édifier, pour convertir, pour consoler beaucoup plus que pour plaire. Ses billets aux dames ou aux demoiselles de Saint-Cyr ne dépassent pas cette pieuse ambition. Très souvent Mme de Maintenon ne prend pas la plume elle-même. Tout en filant ou en tricotant, elle dicte aux jeunes filles qui lui servent de secrétaires: à Mlle de Loubert ou à Mlle de Saint-Étienne, à Mlle d'Osmond ou à Mlle d'Aumale. Mais dans le moindre de ces innombrables billets on retrouve, quoi qu'en dise M. Nisard, ces qualités de style, cette sobriété, cette mesure, cette concision, cette parfaite harmonie entre le mot et l'idée, qui font l'admiration des meilleurs juges.
Les deux femmes du XVIIe siècle dont les lettres sont le plus célèbres: Mme de Sévigné et Mme de Maintenon, avaient l'une pour l'autre beaucoup d'estime et de sympathie. «Nous soupons tous les soirs avec Mme Scarron, écrivait Mme de Sévigné dès 1672; elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit.» On se figure facilement ce que devait être la conversation de ces deux femmes, si supérieures, si instruites, si spirituelles, et qui, avec des qualités différentes, se complétaient, pour ainsi dire, l'une par l'autre.
Mme de Sévigné, riche et forte nature, jeune et belle veuve, honnête, mais à l'humeur libre et hardie, éblouissante Célimène, soeur de Molière, comme dit Sainte-Beuve, femme vive de caractère, de parole et de plume, justifie ce que lui disait son amie Mme de La Fayette:
«Vous paraissez née pour les plaisirs, et il semble qu'ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit.»
Son image, étincelante comme son esprit, nous apparaît au milieu de ces fêtes, que sa plume fait revivre, comme la baguette d'une magicienne.
«Que vous dirais-je? magnificences, illuminations, toute la France, habits rebattus et brochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle; les pieds entortillés dans les queues.»
Mme de Sévigné, dont les lettres passent de main en main dans les salons et les châteaux, écrit un peu pour la galerie. Elle dit d'elle-même: «Mon style est si négligé, qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder[1].»
[Note 1: Lettre du 23 décembre 1671.]
Mais cela ne l'empêche pas d'avoir conscience de sa valeur. Quand elle laisse «trotter sa plume, la bride sur le cou»; quand elle donne avec plaisir à sa fille «le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire», et que «le reste va comme il peut», elle sait très bien que la société raffole de ce style, où toutes les grâces et toutes les merveilles du grand siècle se reflètent comme dans un miroir. Ses lettres sont des modèles de chroniques, pour nous servir de l'expression moderne. Au XIXe siècle comme au XVIIe, ce sont deux femmes qui ont remporté la palme dans ce genre de littérature où il faut tant d'esprit. Mme Émile de Girardin a été la Sévigné de notre époque.
Mme de Maintenon n'aurait pas pu ou n'aurait pas voulu aspirer à cette gloire toute mondaine. Loin de viser à l'effet, elle atténue volontairement celui qu'elle produit. Comme elle amortit l'éclat de ses regards, elle modère son style et tempère son esprit. Elle sacrifie les qualités brillantes aux qualités solides; trop d'imagination, trop de verve l'effrayerait. Saint-Cyr ne doit pas ressembler aux hôtels d'Albret ou de Richelieu; on ne doit point parler à des religieuses comme à des précieuses.
L'enjouement, la verve gauloise, la gaieté de bon aloi, sont du côté de Mme de Sévigné; l'expérience, la raison, la profondeur, sont du côté de Mme de Maintenon. L'une rit à gorge déployée; l'autre sourit à peine. L'une a des illusions sur toutes choses, des admirations qui vont jusqu'à la naïveté, des extases en présence des rayons de l'astre royal; l'autre ne se laisse fasciner ni par le roi, ni par la cour, ni par les hommes, ni par les femmes, ni par les choses. Elle a vu de trop près et de trop haut les grandeurs humaines pour ne pas en comprendre le néant, et ses conclusions sont empreintes d'une tristesse profonde. Mme de Sévigné a bien aussi parfois des atteintes de mélancolie; mais le nuage passe vite, et l'on se retrouve en plein soleil. La gaieté, gaieté franche, communicative, rayonnante, fait le fond du caractère de cette femme spirituelle, séduisante, amusante. Mme de Sévigné, brille par l'imagination, Mme de Maintenon par le jugement. L'une se laisse éblouir, enivrer; l'autre garde toujours son sang-froid. L'une s'exagère les splendeurs de la cour; l'autre les voit telles qu'elles sont. L'une est plus femme; l'autre est plus matrone.
XIII
LA VIEILLESSE DE MME DE MONTESPAN
C'est dans son orgueil qu'est presque toujours puni quiconque a péché par orgueil. De toutes les favorites de Louis XIV, Mme de Montespan avait été la plus despotique et la plus hautaine; ce fut aussi la plus humiliée. Ne pouvant s'habituer à sa déchéance, elle resta près de onze ans à la cour, bien qu'elle fût devenue à charge au roi et à elle-même. «On disait qu'elle était comme ces âmes malheureuses qui reviennent dans les lieux qu'elles ont habités expier leurs fautes[1].» Malgré la demi-conversion de cette fière Mortemart, il lui restait encore des vestiges de colère et d'ironie. Allant un jour chez Mme de Maintenon, elle y rencontra le curé de Versailles et les soeurs grises, qui venaient assister à une réunion de charité:
[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]
«Savez-vous, madame, dit-elle en entrant, que votre antichambre est merveilleusement parée pour votre oraison funèbre?»
Le roi continuait à voir Mme de Montespan. Chaque jour, après la messe, il allait passer quelques instants près d'elle, mais comme par acquit de conscience et non par plaisir. Entre eux il n'y avait plus rien du passé, ni abandon, ni confiance, ni amitié. Aussi, dans cette cour naguère encore remplie de ses flatteurs, ne rencontrait-elle plus un seul visage vraiment ami. Si courte que soit la vie, elle est encore assez longue pour laisser s'accomplir, souvent dès ce monde, la vengeance de Dieu.
Après s'être longtemps cramponnée aux épaves de sa fortune et de sa beauté, comme un naufragé aux débris du navire, Mme de Montespan se décida enfin à la retraite. Le 15 mars 1691, elle fit dire au roi par Bossuet que son parti était bien pris, et que, cette fois, elle abandonnait Versailles pour toujours. Un mois après, Dangeau écrivait:
«Mme de Montespan a été quelques jours à Clagny, et s'en est retournée à Paris. Elle dit qu'elle n'a point absolument renoncé à la cour, qu'elle verra le roi quelquefois, et qu'à la vérité on s'est un peu hâté de faire démeubler son appartement.»
L'ancienne favorite avait été prise au mot. Son logement au château de Versailles était désormais occupé par le duc du Maine; elle ne devait plus y revenir. Elle vécut alternativement à l'abbaye de Fontevrault, dont sa soeur était abbesse; aux eaux de Bourbon, où elle allait tous les étés; au château d'Oiron, qu'elle avait acheté, et au couvent de Saint-Joseph, situé à Paris, sur l'emplacement actuel du ministère de la Guerre. C'est dans ce couvent qu'elle recevait les personnages les plus considérables de la cour. Il n'y avait dans son salon qu'un seul fauteuil, le sien.
«Toute la France y allait, dit Saint-Simon, elle parlait à chacun comme une reine, et de visites, elle n'en faisait jamais, pas même à Monsieur, ni à Madame, ni à la Grande Mademoiselle, ni à l'hôtel de Condé.»
Au château d'Oiron, il y avait une chambre superbement meublée où le roi ne vint jamais, et qu'on appelait cependant la chambre du roi.
Peu à peu les pensées sérieuses succédèrent aux idées de vanité ou de rancune. Le monde fut vaincu par le ciel. La pénitente en arriva non seulement aux remords, mais aux macérations, aux jeûnes, aux cilices. Cette femme, jadis si raffinée, si élégante, s'astreignit à ne porter que des chemises de la toile la plus dure, à mettre une ceinture et des jarretières hérissées de pointes de fer. Elle en vint à donner tout ce qu'elle avait aux pauvres et travaillait pour eux plusieurs heures par jour à des ouvrages grossiers.
A côté de son château, elle fonda un hospice dont elle était plutôt la servante que la supérieure; elle soignait les malades et pansait leurs plaies. Comme le dit M. Pierre Clément dans la belle étude qu'il lui a consacrée, le scandale avait été grand; mais, de la part d'une si orgueilleuse nature, le repentir et l'humilité doublaient en quelque sorte de valeur. Elle se résigna, sur l'ordre de son confesseur, à l'acte qui lui coûtait le plus: elle demanda pardon à son mari dans une lettre où, se servant des termes les plus humbles, elle lui offrait de retourner avec lui, s'il daignait la recevoir, ou de se rendre dans telle résidence qu'il voudrait bien lui assigner. M. de Montespan ne répondit pas.
Saint-Simon prétend que Mme de Montespan, dans les dernières années de sa vie, était tellement tourmentée des affres de la mort, qu'elle payait plusieurs femmes dont l'emploi unique était de la veiller.
«Elle couchait, dit-il, tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d'elle, qu'à toutes les fois qu'elle se réveillait elle voulait trouver causant, jouant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.»
J'ai peine à croire à l'exactitude d'une pareille assertion. Mme de Montespan était trop fière pour montrer une telle pusillanimité. De l'aveu même de Saint-Simon, elle mourut avec courage et dignité.
Au mois de mai 1707, lorsqu'elle partit pour les eaux de Bourbon, elle n'était pas encore malade, et cependant elle avait le pressentiment d'une fin prochaine. Dans cette prévision, elle paya deux ans d'avance toutes les pensions qu'elle faisait et doubla ses aumônes habituelles. A peine arrivée à Bourbon, elle se coucha pour ne plus se relever. Quand elle fut en face de la mort, elle la regarda sans la braver et sans la craindre.
«Mon Père, dit-elle au capucin qui l'assistait à l'heure suprême, exhortez-moi en ignorante, le plus simplement que vous pourrez.»
Après avoir appelé autour d'elle tous ses domestiques, elle demanda pardon des scandales qu'elle avait causés, et remercia Dieu de ce qu'il permettait qu'elle mourût dans un lieu où elle se trouvait éloignée de tous, même de ses enfants.
Quand elle eut rendu l'âme, son corps fut «l'apprentissage du chirurgien d'un intendant de je ne sais où, qui se trouva à Bourbon et qui voulut l'ouvrir sans savoir comment s'y prendre[1]». La mort d'une femme qui, pendant plus de trente ans, de 1660 à 1691, avait joué un si grand rôle à la cour, n'y causa aucune impression. Depuis longtemps, Louis XIV la considérait comme morte. Dangeau se contenta d'écrire dans son journal: «Samedi, 28 mai 1707, à Marly: Avant que le roi partît pour la chasse, on apprit que Mme de Montespan était morte à Bourbon, hier, à 3 heures du matin. Le roi, après avoir couru le cerf, s'est promené dans les jardins jusqu'à la nuit.»
[Note 1: Saint-Simon, Notes sur le Journal de Dangeau.]
Un ordre formel interdit au duc du Maine, au comte de Toulouse, aux duchesses de Bourbon et de Chartres de porter le deuil de leur mère; d'Antin se couvrit de vêtements noirs; mais il était trop bon courtisan pour être triste, quand le roi ne l'était point. Peu de jours après, il recevait magnifiquement son souverain à Petit-Bourg et faisait disparaître en une nuit une allée de marronniers qui n'était pas du goût du maître. Quant à Mme de Montespan, l'on ne prononçait même plus son nom. Voilà le monde. C'est bien la peine de l'aimer.
XIV
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
Toute la cour s'agitait, parce qu'une petite fille de onze ans venait d'arriver en France. Cette enfant, c'était la fille du duc de Savoie, Victor-Amédée II, Marie-Adélaïde, la future duchesse de Bourgogne. Le dimanche 4 novembre 1696, la ville de Montargis était en fête. Les cloches sonnaient à grande volée. Louis XIV, parti le matin de Fontainebleau, venait à la rencontre de la jeune princesse destinée à épouser son petit-fils, et tous les yeux étaient fixés sur cette première entrevue entre elle et le Roi-Soleil. Il la reçut au moment où elle descendait de voiture, et dit à Dangeau, le chevalier d'honneur de la princesse:
«Pour aujourd'hui, voulez-vous que je fasse votre charge?»
Dès le premier moment, la nouvelle venue charma le roi par la distinction de ses manières, sa gentillesse naturelle, ses petites réponses pleines de grâce et d'esprit. Louis XIV l'embrassa dans le carrosse; elle lui baisa la main plusieurs fois en montant avec lui l'escalier de l'appartement où elle devait se reposer. Comme le roi rentrait dans sa chambre, Dangeau prit la liberté de lui demander s'il était content de la princesse:
«Je le suis trop, j'ai peine à contenir ma joie.»
Puis, se tournant du côtê de Monsieur:
«Je voudrais bien, ajouta-t-il, que sa pauvre mère pût être ici quelques instants pour être témoin de la joie que nous avons.»
Il écrivit ensuite à Mme de Maintenon:
«Elle m'a laissé parler le premier, et après elle m'a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l'ai menée dans sa chambre à travers la foule, la laissant voir de temps en temps, en approchant les flambeaux de son visage. Elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j'aie jamais vue, habillée à peindre et coiffée de même, des yeux très vifs et très beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge comme on peut le désirer, les plus beaux cheveux blonds que l'on puisse voir, et en grande quantité.... Elle n'a manqué à rien, et s'est conduite comme vous pourriez faire.»
Marie-Adélaïde était, par sa mère, la petite-fille de cette belle Henriette d'Angleterre dont l'oraison funèbre de Bossuet a immortalisé la vie et la mort. Elle allait faire revivre le charme de cette princesse tant regrettée, et sa présence à Versailles y ramenait l'entrain et la joie des beaux jours. On l'installa, dès son arrivée, dans la chambre autrefois occupée par la reine, puis par la dauphine de Bavière[1].
[Note 1: Salle no 115 de la Notice du Musée de Versailles.]
Le roi lui fit présent de la belle ménagerie de Versailles qui faisait face au palais de Trianon. Aucun grand-père n'était plus tendre, plus affectueux pour sa petite-fille. Il s'ingéniait à lui trouver des amusements et des récréations. Madame (la princesse Palatine) écrivait, le 8 novembre 1696: «Tout le monde maintenant redevient enfant. La princesse d'Harcourt et Mme de Pontchartrain ont joué avant-hier à colin-maillard avec la princesse et monsieur le dauphin; Monsieur, la princesse de Conti, Mme de Ventadour, mes deux autres dames et moi, nous y avons joué hier.»
Mme de Maintenon fut naturellement chargée d'achever l'éducation de la jeune princesse. La première fois qu'elle la mena à Saint-Cyr, elle la fit recevoir avec un grand cérémonial: la supérieure la complimenta; la communauté, en longs manteaux, l'attendait à la porte de clôture; toutes les demoiselles étaient rangées en haie sur son passage jusqu'à l'église; des petites filles de son âge lui récitèrent un dialogue assaisonné de louanges délicates. La princesse ravie demanda à revenir. Alors Mme de Maintenon la conduisit régulièrement à Saint-Cyr, deux ou trois fois la semaine, pour y passer des journées entières et y suivre les cours de la classe des rouges. Il n'y avait plus d'étiquette. Marie-Adélaïde portait le même habit que les élèves et se faisait appeler Mlle de Lastic.
«Elle était bonne, affable, gracieuse à tout le monde, s'occupant avec les dames des différents offices, avec les demoiselles de tous leurs ouvrages, de tous leurs travaux; s'assujettissant avec candeur aux pratiques de la maison, même au silence; courant et se récréant avec les rouges dans les grandes allées du jardin; allant avec elles au choeur, à confesse, au catéchisme.... D'autres fois, elle prenait le costume des dames, et faisait les honneurs de la maison à quelque illustre visiteuse, principalement à la reine d'Angleterre[1].»
[Note 1: Mémoires des Dames de Saint-Cyr.]
Louis XIV, charmé de la princesse, décida qu'elle se marierait le jour même où elle aurait douze ans. Elle épousa, le 7 décembre 1697, Louis de France, duc de Bourgogne, qui avait quinze ans et demi. Le fiancé était en manteau noir brodé d'or, pourpoint blanc à boutons de diamant; le manteau était doublé de satin rose. La fiancée avait une robe et une jupe de dessous en drap d'argent avec bordure de pierres précieuses. Les diamants qu'elle portait étaient ceux de la couronne. La bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes époux par le cardinal de Coislin, dans la chapelle de Versailles. Après la messe, il y eut un grand festin de la maison royale dans la pièce désignée sous le nom d'antichambre de l'appartement de la reine[1].
[Note 1: Salle no 119 de la Notice du Musée.]
Le soir, la cour assista, dans le salon de la Paix[2], à un feu d'artifice tiré au bout de la pièce d'eau des Suisses, puis à un souper servi, comme le festin du jour, dans l'antichambre de l'appartement de la reine.
[Note 2: Salle no 114 de la Notice.]
Le 11 décembre, il y eut un grand bal dans la galerie des Glaces. Des pyramides de bougies rayonnaient plus encore que les lustres et les girandoles. Louis XIV avait dit qu'il serait bien aise que la cour déployât un grand luxe, et lui-même, qui depuis longtemps ne portait plus que des habits fort simples, en avait endossé de superbes. Ce fut à qui se surpasserait en richesse et en invention. L'or et l'argent suffirent à peine. Le roi, qui avait encouragé toutes ces dépenses, n'en dit pas moins qu'il ne comprenait pas comment on trouvait des maris assez fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs femmes.
Deux jours après son mariage, la duchesse voulut se montrer en habit de cérémonie à ses amies de Saint-Cyr. Elle était tout en blanc, et sa robe avait une broderie d'argent si épaisse, qu'à peine pouvait-elle la porter. La communauté reçut la princesse en grande pompe, et la conduisit à l'église, où l'on chanta des hymnes.
En peu de temps, l'aimable princesse devint une femme séduisante entre toutes et indispensable à la cour. Sans elle les fleurs seraient moins belles, les prairies moins riantes, les eaux moins claires. Grâce à son charme séducteur, tout se ranime, dans ce palais qui ressemblait à un fastueux couvent, tout s'éclaire des rayons d'un soleil printanier. Elle aime sincèrement Louis XIV. On n'approche pas sans émotion de cet homme exceptionnel, pour qui l'on devrait inventer le mot prestige, si ce mot n'existait pas, et qui est aussi affectueux, aussi bon, aussi affable qu'il est majestueux et imposant. L'admiration que professe pour lui la jeune princesse est sincère. Reconnaissante et flattée des bontés qu'il lui témoigne, elle le vénère comme le représentant le plus glorieux du droit divin, et tout en le vénérant elle l'amuse. Elle lui saute au cou à toute heure, se met sur ses genoux, le distrait par toutes sortes de badinages, visite ses papiers, ouvre et lit ses lettres en sa présence. C'est une succession continuelle de parties de plaisir et de fêtes. Suivie par un cortège de jeunes femmes, la princesse aime à monter en gondole sur le grand canal du parc de Versailles, et à y rester plusieurs heures de la nuit, parfois jusqu'au lever du soleil. Chasses, collations, comédies, sérénades, illuminations, promenades sur l'eau, feux d'artifice, on organise chaque jour une nouvelle distraction.
Mariage de la duchesse de Bourgogne.
Le roi le veut, il faut que la duchesse de Bourgogne se plaise dans cette cour dont elle est l'ornement, l'espérance. Il faut qu'elle déride le monarque lassé de plaisirs et de gloire. Il faut qu'elle soit le bon génie, l'enchanteresse de Versailles. Il faut que, dans les glaces de la grande galerie, se reflètent ses toilettes splendides, ses parures éblouissantes. Il faut qu'elle apparaisse dans les jardins comme une Armide, dans les forêts comme une nymphe, sur l'eau comme une sirène.
Dans la salle des gardes de la reine[1], on voit actuellement un portrait en pied de la princesse. Elle est debout, habillée d'une robe de drap d'argent, et tient dans la main gauche un bouquet de fleurs d'oranger. Une femme vêtue à la polonaise porte la queue de son manteau fleurdelisé. Devant elle, un amour tient un coussin sur lequel sont posées des fleurs. On aperçoit dans le fond du tableau un jardin et un piédestal, sur lequel on lit la signature du peintre: Santerre 1709. Ce que l'artiste a si bien fait avec le pinceau, Saint-Simon l'a fait mieux encore avec la plume. Le sarcastique duc et pair devient un admirateur enthousiaste, un poète, quand il décrit les charmes de la princesse: «ses yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, son port de tête galant, gracieux et majestueux, son sourire expressif, sa marche de déesse sur les nues.» Il n'admire pas moins ses qualités morales, tout en lui trouvant des défauts. Il se plaît à reconnaître qu'elle est douce, accessible, ouverte avec une sage mesure, compatissante, peinée de causer le moindre ennui, pleine d'égards pour toutes les personnes qui l'approchent, que, gracieuse pour son entourage, bonne pour ses domestiques, vivant avec ses dames comme une amie, elle est l'âme de la cour dont elle est adorée. «Tout manque à chacun dans son absence, tout est rempli par sa présence, son extrême faveur la fait infiniment compter, et ses manières lui attachent tous les coeurs.»
[Note 1: Salle N° 118 de la Notice du Musée.]
Et cependant, la calomnie ne la respecte point. On lui reproche tout bas certaines inconséquences, que la malice exploite en les exagérant. Entourée d'une cour de femmes spirituelles, mais souvent légères et malveillantes, la duchesse de Bourgogne dut être plus d'une fois atteinte par les insinuations perfides qu'on se permet contre les princesses aussi bien que contre les simples particulières. La duchesse ne se faisait pas d'illusion à cet égard et s'en montrait affligée.
D'autres sujets de tristesse projetaient des ombres sur une existence en apparence si joyeuse et si belle. Victor-Amédée s'était brouillé avec la France, et la maison de Savoie courait les plus grands dangers. La duchesse de Bourgogne était obligée de refouler dans le fond de son coeur ses sentiments pour son ancienne patrie; mais, plus elle devait les cacher, plus ils étaient vivaces. Quelle douleur de savoir errants sur la route de Piémont sa mère, sa grand'mère infirme, ses frères malades et le duc, son père, menacé d'une ruine complète! Le 21 juin 1706, elle écrivait à sa grand'mère, la veuve de Charles-Emmanuel[1]:
[Note 1: Voir l'intéressante correspondance de la duchesse de Bourgogne et de sa soeur la reine d'Espagne, femme de Philippe V, publiée, avec une très bonne préface de Mme la comtesse Della Rocca, chez Michel Lévy (1 vol.).]
«Jugez dans quelle inquiétude je suis sur tout ce qui vous arrive, vous aimant fort tendrement, et ayant toute l'amitié possible pour mon père, ma mère et mes frères. Je ne puis les voir dans une situation aussi malheureuse sans avoir les larmes aux yeux... Je suis dans une tristesse qu'aucun amusement ne peut diminuer, et qui ne s'en ira, ma chère grand'mère, qu'avec vos malheurs... Mandez-moi des nouvelles de tout ce qui m'est le plus cher au monde.[1]»
[Note: 1 Marie-Jeanne-Baptiste, dite Madame Royale, fille de Charles-Amédée de Savoie-Nemours et d'Élisabeth de Vendôme, épousa en 1665 le due de Savoie, Charles-Emmanuel II, père de Victor-Amédée II.]
La duchesse de Bourgogne souffrait en même temps des désastres de ses deux patries, la Savoie et la France.
«Faites-nous des saintes pour nous obtenir la paix,» disait Mme de Maintenon aux religieuses de Saint-Cyr.
La duchesse, comme le remarque La Beaumelle, montrait, dans les circonstances périlleuses où se trouvait le pays, «la dignité de la première femme de l'État, les sentiments d'une Romaine pour Rome et les agitations d'une âme qui veut le bien avec une ardeur qui n'est pas de son âge.» L'heure des grandes tristesses était venue. Comme l'a très bien dit M. Capefigue: «Le temps difficile, pour un roi puissant et heureux, c'est la vieillesse. Si la tête reste ferme, le bras faiblit, les guirlandes flétrissent, les lauriers même prennent une teinte de grisaille. On vous respecte encore, mais on ne vous aime plus; les chapeaux coquets à plumes flottantes font ressortir les rides de la figure et les plis du front; le jonc à pomme d'or n'est plus une façon de sceptre, mais un bâton qui soutient les jambes faibles et un corps voûté.» Pour la duchesse de Bourgogne, Louis XIV vieilli conservait son prestige. Elle l'aimait sincèrement.
«Le public, dit Mme de Caylus, a de la peine à concevoir que les princes agissent simplement et naturellement, parce qu'il ne les voit pas d'assez près pour en bien juger, et parce que le merveilleux qu'il cherche toujours ne se trouve pas dans une conduite simple et dans des sentiments réglés. On a donc voulu croire que la duchesse ressemblait à son père, et qu'elle était, dès l'âge de onze ans qu'elle vint en France, aussi fine et aussi politique que lui, affectant pour le roi et Mme de Maintenon une tendresse qu'elle n'avait point. Pour moi qui ai eu l'honneur de la voir de près, j'en juge autrement, et je l'ai vue pleurer de bonne foi sur le grand âge de ces deux personnes qu'elle croyait devoir mourir avant elle, que je ne puis douter de sa tendresse pour le roi.»
Louis XIV, qui connaissait le coeur humain, s'apercevait, avec sa perspicacité habituelle, que la duchesse de Bourgogne avait pour lui une affection sincère. C'est à cause de cela que, de son côté, il lui témoignait un attachement exceptionnel. Semblable à une rose qui s'épanouit dans un cimetière, la jeune et séduisante princesse charmait et consolait les tristes années du Grand Roi. C'était le dernier sourire de la fortune, le dernier rayon du soleil. Mais, hélas! la belle rose devait se flétrir du matin au soir, et, encore quelque temps, tout allait rentrer dans la nuit.
Depuis 1711, date de la mort de Monseigneur, le duc de Bourgogne était dauphin, et Saint-Simon rapporte que la duchesse disait, en parlant des dames qui s'avisaient de la critiquer:
«Elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine.»
«Hélas! ajoute-t-il, elle le croyait, la charmante princesse, et qui ne l'eût cru avec elle?»
Et cependant, au dire de la princesse Palatine, elle était persuadée de sa fin prochaine. Madame s'exprime ainsi à ce sujet:
«Un savant astrologue de Turin ayant tiré l'horoscope de Mme la dauphine, lui avait prédit tout ce qui lui arriverait, et qu'elle mourrait dans sa vingt-septième année. Elle en parlait souvent. Un jour, elle dit à son époux:
«Voici le temps qui approche où je dois mourir. Vous ne pouvez pas rester sans femme à cause de votre rang et de votre dévotion. Dites-moi, je vous prie, qui épouserez-vous?»
Il répondit: «J'espère que Dieu ne me punira jamais assez pour vous voir mourir; et si ce malheur devait m'arriver, je ne me remarierais jamais; car dans huit jours, je vous suivrais au tombeau...»
«Pendant que la dauphine était encore en bonne santé, fraîche et gaie, elle disait souvent: «Il faut bien que je me réjouisse, puisque je ne me réjouirai pas longtemps, car je mourrai cette année.»
«Je croyais que c'était une plaisanterie; mais la chose n'a été que trop réelle. En tombant malade, elle dit qu'elle n'en réchapperait point.»
Plus la dauphine approchait du temps fatal, plus elle s'améliorait. On aurait dit qu'elle voulait augmenter les regrets que causerait sa mort prématurée. La princesse Palatine l'avoue elle-même: «Ayant, dit-elle, assez d'esprit pour remarquer ses défauts, la dauphine ne pouvait que chercher à s'en corriger; c'est ce qu'elle fit en effet, au point d'exciter l'étonnement général. Elle a continué ainsi jusqu'à la fin.»
Mme la vicomtesse de Noailles [1] l'a dit de la manière la plus touchante: «L'histoire nous offre de temps à autre des personnages séduisants qui attachent le lecteur jusqu'à l'affection... Souvent, la Providence les retire du monde dès leur jeunesse, ornés des charmes que le temps enlève et des espérances qu'elles auraient réalisées. La duchesse de Bourgogne fut une de ces gracieuses apparitions.»
[Note 1: Lettres inédites de la duchesse de Bourgogne précédées d'une courte notice sur sa vie, par Mme la vicomtesse de Noailles. (Un volume de cinquante pages, imprimé à un petit nombre d'exemplaires.)]
Atteinte d'un mal foudroyant, qui était, paraît-il, la rougeole, mais qu'on attribua au poison, la duchesse fut enlevée en quelques jours au roi dont elle était la consolation, à son époux dont elle était l'idole, à la cour dont elle était l'ornement, à la France dont elle était l'espoir. Elle mourut dans les sentiments les plus religieux.
Ce fut à Versailles [1], le vendredi 12 février 1712, entre 8 et 9 heures du soir, qu'elle rendit le dernier soupir. Deux ans auparavant, presque jour pour jour, elle avait mis au monde le prince qui devait s'appeler Louis XV [2]. La douleur de son mari fut telle, qu'il ne put survivre à une femme tant aimée. Six jours après, il la suivait au tombeau.
[Note: 1: Salle no 115 de la Notice du Musée.]
[Note: 2: Louis XV naquit le 15 février 1710.]
«La France, s'écrie Saint-Simon, tomba enfin sous ce dernier châtiment. Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. La terre n'en était pas digne; il était mûr déjà pour la bienheureuse éternité.»
Le jour même de la mort du duc de Bourgogne, Madame écrivait: «Je suis tellement ébranlée que je peux pas me remettre, je ne sais presque pas ce que je dis. Vous qui avez bon coeur, vous aurez certainement pitié de nous, car la tristesse qui règne ici ne se peut décrire.»
Saint-Simon prétend que la douleur causée à Louis XIV par la mort de la duchesse de Bourgogne fut «la seule véritable qu'il ait jamais eue en sa vie». Cela n'est pas exact. Le grand roi avait regretté profondément sa mère, et Madame (la princesse Palatine) s'exprime ainsi au sujet du chagrin dont il fut accablé lors de la mort de son fils unique, le grand dauphin: «J'ai vu le roi hier à 11 heures; il est en proie à une telle affliction, qu'elle attendrirait un rocher; cependant il ne se dépite pas, il parle à tout le monde avec une tristesse résignée et donne ses ordres avec une grande fermeté; mais, à tout moment, les larmes lui viennent aux yeux, et il étouffe ses sanglots[1].»
[Note 1: Lettre du 16 avril 1711.]
Le 22 février 1712, les corps de la duchesse et du duc de Bourgogne furent portés de Versailles à Saint-Denis sur un même chariot. Le 8 mars suivant, le dauphin, leur fils aîné, mourait aussi. Il avait cinq ans et quelques mois. Ainsi donc, en vingt-quatre jours le père, la mère et le fils aîné disparurent. Trois dauphins étaient morts en moins d'un an.
Ces événements, déjà horribles par eux-mêmes, s'assombrissaient encore par la fausse idée généralement répandue que le poison était la cause de fins si prématurées. Contre toute justice, on accusait de la manière la plus perfide le duc d'Orléans d'être l'auteur des crimes, et l'on essayait de faire entrer dans l'âme de Louis XIV cet abominable soupçon. Avec la duchesse de Bourgogne «s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements mêmes et toutes espèces de grâces... Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour Languir [1].»
[Note 1: Mémoires du duc de Saint-Simon.]
Et cependant, sous le poids de tant d'épreuves, la grande âme de Louis XIV ne faiblit pas. «Au milieu des débris lugubres de son auguste maison, Louis demeure ferme dans la foi. Dieu souffle sur sa nombreuse postérité, et en un instant elle était effacée comme les caractères tracés sur le sable. De tous les princes qui l'environnaient, et qui formaient comme la gloire et les rayons de sa couronne, il ne reste qu'une faible étincelle, sur le point même alors de s'éteindre... Il adore celui qui dispose des sceptres et des couronnes, et voit peut-être dans ces pertes domestiques la miséricorde qui expie, et qui achève d'effacer du livre des justices du Seigneur ses anciennes passions étrangères[1].»
[Note 1: Massillon, Oraison funèbre de Louis le Grand.]
La France tout entière fut plongée dans le désespoir. «Ce temps de désolation, dit Voltaire, laissa dans les coeurs une impression si profonde que, pendant la minorité de Louis XV, j'ai vu plusieurs personnes qui ne parlaient de ces pertes qu'en versant des larmes[2].»
[Note 2: Voltaire, Siècle de Louis XIV.]
M. Michelet, qu'on ne peut pas accuser d'une admiration exagérée pour le grand siècle, se laissa lui-même attendrir quand il relata la mort de la charmante duchesse de Bourgogne. «La cour, dit-il, fut à la lettre comme assommée d'un coup. Cent cinquante ans après, on pleure encore en lisant les pages navrantes où Saint-Simon a dit son deuil[3].»
[Note 3: Michelet, Louis XIV et le duc de Bourgogne.]
Duclos a prétendu, sans indiquer la source de ses renseignements, qu'à la mort de la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et le roi trouvèrent dans une cassette ayant appartenu à la princesse des papiers qui arrachèrent au roi cette exclamation:
«La petite coquine nous trahissait.»
D'une telle parole, si invraisemblable dans la bouche de Louis XIV, Duclos tire conséquence d'une correspondance par laquelle la fille de Victor-Amédée lui aurait livré des secrets d'État. C'est là, croyons-nous, un de ces innombrables anas avec lesquels on écrit trop souvent l'histoire. Les archives de Turin n'ont conservé nulle trace de cette prétendue correspondance, qui n'est ni vraie, ni vraisemblable. Assurément, la duchesse de Bourgogne n'oubliait pas son pays natal; mais, depuis ses adieux à la Savoie, elle n'avait plus eu qu'une seule patrie: la France.
Sans doute, l'Italie peut compter parmi les plus belles perles de son écrin ces deux soeurs intelligentes et séduisantes qui toutes deux moururent si prématurément et laissèrent un si touchant souvenir: la duchesse de Bourgogne et sa soeur la reine d'Espagne, la vaillante compagne de Philippe V. Mais c'est en France que s'est accomplie presque toute la destinée de la duchesse de Bourgogne, et c'est dans le château de Versailles que doit figurer son portrait.
Combien de fois en 1871, quand le ministère des Affaires étrangères était, pour ainsi dire, campé au milieu des appartements de la reine, nous évoquions le souvenir de la charmante princesse, dans cette chambre où elle coucha, dès son arrivée à Versailles, et où, seize ans et demi plus tard, elle rendait le dernier soupir! C'est là qu'à onze ans, enlevée pour toujours à sa famille, à ses amis, à sa patrie, elle se trouvait seule au milieu des splendeurs de ce palais inconnu pour elle. C'est là que l'enfant grandissait, devenait jeune fille, puis jeune femme, et croissait tous les jours en attraits et en grâces. C'est là que, dans le silence de la nuit, elle croyait voir apparaître les brillants fantômes du monde, les images de séduction contre lesquelles sa raison luttait peut-être contre son coeur. C'est là qu'elle se remémorait, pour résister aux tentations d'une âme ardente, les austères enseignements de Mme de Maintenon, qui lui avait écrit: «Ayez horreur du péché. Le vice est plein d'horreur et de malédiction dès ce monde. Il n'y a de joie, de repos, de véritables délices qu'à servir Dieu.» C'est là qu'elle vit venir la mort et qu'elle l'accueillit avec un noble et religieux courage.
XV
LES TOMBEAUX
C'est un spectacle mélancolique entre tous de revoir dans l'appareil de la tristesse et de la mort des endroits qui furent des théâtres de splendeurs ou de fêtes. En entendant les prières des agonisants succéder au bruit des fanfares, aux accords joyeux des orchestres, on fait un douloureux retour sur les choses d'ici-bas, et l'on comprend l'inanité de la gloire, de la richesse et du plaisir. Cette impression, les courtisans de Louis XIV durent l'éprouver quand «ce monarque de bonheur, de majesté, d'apothéose», comme dit Saint-Simon, allait rendre le dernier soupir. L'incomparable galerie des Glaces n'était plus qu'un vestibule funèbre. Les peintures triomphales de Lebrun s'étaient comme assombries, les dorures semblaient couvertes d'un voile de crêpe; on aurait dit que les jets d'eau versaient des larmes; le soleil du Grand Roi s'obscurcissait, l'Olympe moderne était ébranlé devant un idéal plus élevé: l'idée chrétienne. Et ce roi, «la terreur de ses voisins, l'étonnement de l'univers, le père des rois, plus grand que tous ses ancêtres, plus magnifique que Salomon[1],» semblait dire avec l'Ecclésiaste: «J'ai surpassé en gloire et en sagesse tous ceux qui m'ont précédé dans Jérusalem, et j'ai reconnu qu'en cela même il n'y avait que vanité et affliction d'esprit.»
[Note 1: Massillon, Oraison funèbre de Louis le Grand.]
Pendant la dernière maladie de celui qui avait été le Roi-Soleil, la cour se tenait tout le jour dans la galerie des Glaces. Personne ne s'arrêtait dans l'Oeil-de-Boeuf, excepté les valets familiers et les médecins. Quant à Mme de Maintenon, malgré ses quatre-vingts ans et ses infirmités, elle soignait avec un grand dévouement l'auguste malade et demeurait quelquefois quatorze heures de suite près de son lit.
«Le roi m'a dit trois fois adieu, raconta-t-elle plus tard aux dames de Saint-Cyr: la première en me disant qu'il n'avait de regret que celui de me quitter, mais que nous nous reverrions bientôt; je le priai de ne plus penser qu'à Dieu. La seconde, il me demanda pardon de n'avoir pas assez bien vécu avec moi; il ajouta qu'il ne m'avait pas rendue heureuse, mais qu'il m'avait toujours aimée et estimée également. Il pleurait et me demandait s'il n'y avait personne; je lui dis que non. Il dit:
«--Quand on entendrait que je m'attendris avec vous, personne n'en serait surpris.»
«Je m'en allai pour ne point lui faire de mal. A la troisième, il me dit:
«--Qu'allez-vous devenir, car vous n'avez rien?»
«Je lui répondis:
«--Je suis un rien, ne vous occupez que de Dieu.»
«Et je le quittai.»
Jusqu'au dernier soupir, Louis XIV mérite le nom de Grand. Il meurt mieux qu'il n'a vécu. Tout ce qu'il y a d'élevé, de majestueux, de grandiose dans cette âme d'élite, se réveille au moment suprême. Sa mort est celle d'un roi, d'un héros et d'un saint. Comme les premiers chrétiens, il fait une sorte de confession publique; il dit, le 29 août 1715, aux personnes qui avaient les entrées:
«Messieurs, je vous demande pardon du mauvais exemple que je vous ai donné. J'ai bien à vous remercier de la manière dont vous m'avez servi et de l'attachement et de la fidélité que vous m'avez toujours marqués.... Je sens que je m'attendris et que je vous attendris aussi; je vous en demande pardon. Adieu, messieurs, je compte que vous vous souviendrez quelquefois de moi.»
Le même jour, il donne sa bénédiction au petit dauphin et lui adresse ces belles paroles:
«Mon cher enfant, vous allez être le plus grand roi du monde. N'oubliez jamais les obligations que vous avez à Dieu. Ne m'imitez pas dans les guerres, tâchez de maintenir toujours la paix avec vos voisins, de soulager votre peuple autant que vous pourrez, ce que j'ai eu le malheur de ne pouvoir faire par les nécessités de l'État. Suivez toujours les bons conseils, et songez bien que c'est à Dieu à qui vous devez tout ce que vous êtes. Je vous donne le Père Le Tellier pour confesseur; suivez ses avis et ressouvenez-vous toujours des obligations que vous devez à Mme de Ventadour [1].»
[Note 1: M. Le Roi, dans son ouvrage intitulé Curiosités historiques, a prouvé que tels étaient les termes exacts dont Louis XIV s'était servi dans son allocution à Louis XV.]
Dans la nuit du 27 au 28 août, on voit à tous moments le moribond joindre les mains; il dit ses prières habituelles et, au Confiteor, il se frappe la poitrine. Le 28 au matin, il aperçoit dans le miroir de sa cheminée deux domestiques qui versent des larmes.
«Pourquoi pleurez-vous? leur dit-il. Est-ce que vous m'avez cru immortel?»
On lui présente un élixir pour le rappeler à la vie. Il répond, en prenant le verre:
«A la vie ou à la mort! Tout ce qu'il plaira à Dieu.»
Son confesseur lui demande s'il souffre beaucoup. «Eh! non, réplique-t-il, c'est ce qui me fâche, je voudrais souffrir davantage pour l'expiation de mes péchés.»
Le 29 août, il lui échappe, en donnant des ordres, d'appeler le dauphin «le jeune roi». Et comme il se rend compte d'un mouvement dans ce qui est autour de lui.
«Eh! pourquoi?... s'écrie-t-il. Cela ne me fait aucune peine.»
C'est ce qui fait dire à Massillon: «Ce monarque environné de tant de gloire, et qui voyait autour de lui tant d'objets capables de réveiller ou ses désirs ou sa tendresse, ne jette pas même un oeil de regret sur la vie.... Qu'on est grand, quand on l'est par la foi!... La vanité n'a jamais eu que le masque de la grandeur, c'est la grâce qui en est la vérité.»
Dans la journée du 29 août, le mourant perd connaissance, et l'on croit qu'il n'a plus que quelques heures à vivre.
«Vous ne lui êtes plus nécessaire, dit son confesseur à Mme de Maintenon. Vous pouvez vous en aller.»
Le maréchal de Villeroy l'exhorte à ne pas attendre plus longtemps et à se retirer à Saint-Cyr, où elle doit se reposer de tant d'émotions. Il envoie des gardes du roi pour se poster de distance en distance sur la route, et lui prête son carrosse.
«On peut craindre, lui dit-il, quelque émotion populaire, et le chemin ne sera peut-être pas sûr.» Mme de Maintenon, affaiblie, troublée par l'âge et la douleur, a le tort d'écouter de si pusillanimes conseils. La postérité lui reprochera toujours une défaillance indigne de cette femme de tête et de coeur. Mme de Maintenon devait fermer les yeux au Grand Roi et prier à côté de son cadavre. Il faut blâmer surtout les courtisans qui lui dictent la résolution de l'égoïsme et de la peur. Ah! comme ils sont abandonnés, «les dieux de chair et de sang, les dieux de terre et de poussière,» quand ils vont descendre dans la tombe! Quelques valets sont seuls à les pleurer. La foule est indifférente ou se réjouit. Les courtisans se tournent du côté du soleil qui se lève. Hélas! quel contraste entre le trône et le cercueil! La mort d'un homme est toujours un sujet de réflexions philosophiques. Qu'est-ce donc quand celui qui meurt s'appelle Louis XIV!
Le 30 août, le mourant reprend connaissance et redemande Mme de Maintenon. L'on va la chercher à Saint-Cyr. Elle revient. Le roi la reconnaît, lui dit encore quelques paroles, puis s'assoupit. Le soir, elle descend l'escalier de marbre, qu'elle ne doit plus remonter, et va s'enfermer à Saint-Cyr pour toujours.
Le samedi 31 août, vers 11 heures du soir, on dit à Louis XIV les prières des agonisants. Il les récite lui-même d'une voix plus forte que celle de tous les assistants, et il paraît aussi majestueux sur son lit de mort que sur le trône. A la fin des prières, il reconnaît le cardinal de Rohan et lui dit:
«Ce sont les dernières grâces de l'Église.»
Il répète plusieurs fois: Nunc et in hora mortis.
Puis il dit:
«O mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir.»
Ce sont là ses dernières paroles. L'agonie commence. Elle dure toute la nuit, et le lendemain dimanche 1er septembre 1715, à 8 heures un quart du matin, Louis XIV, âgé de soixante-dix-sept ans moins trois jours, et roi depuis soixante-douze ans, rend à Dieu sa grande âme.
On ne termine pas l'étude d'un règne mémorable sans un sentiment de regret. Après avoir vécu pendant quelque temps de la vie d'un personnage célèbre, on souffre de sa mort et l'on s'attendrit sur sa tombe. Ne croit-on pas, en lisant Saint-Simon, assister à l'agonie de Louis XIV, et ne sent-on pas les larmes venir aux yeux, comme si l'on était mêlé aux serviteurs fidèles qui pleurent le meilleur des maîtres et le plus grand des rois.?
Aussitôt que la nouvelle de la mort de Louis XIV fut connue à Saint-Cyr, Mlle d'Aumale entra dans la chambre de Mme de Maintenon:
«Madame, lui dit-elle, toute la maison est en prière, au choeur.»
Mme de Maintenon comprit; elle leva les mains au ciel en pleurant, et se rendit à l'église, où elle assista à l'office des morts. Puis elle congédia ses domestiques et se défit de sa voiture, «ne pouvant se résoudre, disait-elle, à nourrir des chevaux pendant qu'un si grand nombre de demoiselles étaient dans le besoin.» Elle vécut dans son modeste appartement, au sein d'une paix profonde. Elle se soumettait aux règlements de la maison, autant que le permettait son âge, et ne sortait que pour aller dans le village, visiter les malades et les pauvres. Quand Pierre le Grand se rendit à Saint-Cyr, le 10 juin 1717, l'illustre octogénaire souffrait. Le tsar s'assit au chevet du lit de cette femme dont il avait tant de fois entendu prononcer le nom. Il lui fit demander par un interprète si elle était malade. Elle répondit que oui. Il voulut savoir quel était son mal:
«Une grande vieillesse,» répliqua-t-elle.
Mme de Maintenon mourut à Saint-Cyr, le 15 avril 1719. Elle demeura deux jours exposée sur son lit, «avec un air si doux et si dévot qu'on eût dit qu'elle priait Dieu[1].»
[Note 1: Mémoires des Dames de Saint-Cyr.]
On l'ensevelit dans le choeur de l'église; une humble plaque de marbre indiqua l'emplacement où son corps reposait. C'est là que les novices allaient prier avant de se vouer pour toujours au Seigneur.
Au moment de quitter ces femmes célèbres, dont nous avons essayé d'évoquer les ombres gracieuses, descendons dans les cryptes où elles sont ensevelies. Mlle de La Vallière repose à Paris, dans la chapelle des Carmélites de la rue Saint-Jacques; la reine Marie-Thérèse, les deux duchesses d'Orléans, la dauphine de Bavière, la duchesse de Bourgogne, à Saint-Denis. C'est là qu'il faut aller méditer, là qu'il faut écouter la grande parole chrétienne: Memento, homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris.
Bossuet dit, en parlant des Pharaons, qu'ils ne jouirent pas de leur sépulcre. Telle devait être la destinée de Louis XIV. Ce potentat, qui avait donné des lois à l'Europe, ne posséda pas même son tombeau. Les profanateurs de cercueils descendirent dans le souterrain des «princes anéantis», et malgré son arrière-garde de huit siècles de rois, comme dit Chateaubriand, la grande ombre de Louis XIV ne put pas défendre la majesté de sépulcres que tout le monde aurait crus inviolables.
Dans la séance du 31 juillet 1793, Barère lut à la Convention, au nom du Comité de salut public, un long rapport dans lequel il demandait que, pour fêter l'anniversaire de la journée du 10 août, l'on détruisît les mausolées de Saint-Denis.
«Sous la monarchie, disait-il, les tombeaux mêmes avaient appris à flatter les rois; l'orgueil et le faste royal ne pouvaient s'adoucir sur ce théâtre de la mort, et les porte-sceptre qui ont fait tant de maux à la France et à l'humanité semblent encore, même dans la tombe, s'enorgueillir d'une grandeur évanouie. La main puissante de la République doit effacer impitoyablement ces mausolées, qui rappelleraient des rois l'effrayant souvenir.»
La Convention rendit par acclamation un décret conforme à ce rapport. Considérant que «la patrie était en danger et manquait de canons pour la défendre», elle décida que «les tombeaux et mausolées des ci-devant rois seraient détruits le 10 août suivant.» Elle nomma des commissaires chargés de se transporter à Saint-Denis, à l'effet d'y procéder «à l'exhumation des ci-devant rois et reines, princes et princesses», et ordonna de briser les cercueils, de fondre et d'envoyer le plomb aux fonderies nationales.
Ce décret odieux fut strictement exécuté. Rois, reines, princes et princesses furent arrachés à leurs sépulcres. On portait le plomb, à mesure qu'on le découvrait, dans un cimetière où l'on avait établi une fonderie, et l'on jetait les cadavres dans la fosse commune.
Le vandalisme des révolutionnaires et des athées se délectait de ce spectacle. Assurément, «Dieu, dans l'effusion de sa colère, comme écrit Chateaubriand, avait juré par lui-même de châtier la France. Ne cherchons pas sur la terre les causes de pareils événements: elles sont plus haut.»
Bientôt après ce fut le tour du cadavre de Mme de Maintenon. En janvier 1794, pendant qu'on travaillait à transformer l'église de Saint-Cyr en salles d'hôpital, les ouvriers aperçurent au milieu du choeur dévasté une plaque de marbre noir enfouie dans les décombres. C'était la tombe de Mme de Maintenon. Ils la brisèrent, ouvrirent le caveau, en enlevèrent le corps, le traînèrent dans la cour, en poussant des hurlements sinistres, et le jetèrent, dépouillé et mutilé, dans un trou du cimetière. Ce jour-là, l'épouse non reconnue de Louis XIV avait été traitée en reine!
Ainsi donc, ces illustres héroïnes de Versailles, la bonne Marie-Thérèse, l'habile Maintenon, la mélancolique dauphine de Bavière, l'orgueilleuse princesse Palatine, la séduisante duchesse de Bourgogne, furent expropriées de leurs tombeaux. Au récit d'une telle rage iconoclaste et sacrilège, le coeur se serre dans l'angoisse d'une inexprimable tristesse. A un sentiment de sainte colère contre d'odieuses profanations et contre de sauvages fureurs se mêlent des réflexions profondes sur le néant des choses humaines. Les ombres de ces femmes jadis si adulées nous apparaissent tour à tour, et, en passant devant nous, chacune d'elles semble nous dire, comme Fénelon: «Que ne fait-on point pour trouver un faux bonheur? Quels rebuts, quelles traverses n'endure-t-on point pour un fantôme de gloire mondaine? Quelles peines pour de misérables plaisirs dont il ne reste que le remords!» Du fond de la poussière des tombeaux profanés, l'oeil ébloui aperçoit tout à coup surgir une pure, une incorruptible lumière qui remet toutes les choses d'ici-bas dans le jour véritable, et l'on se rappelle la parole de Massillon devant le cercueil de Louis XIV: «Dieu seul est grand, mes frères.»
FIN
TABLE
INTRODUCTION I.--Le château de Versailles II.--Louis XIV et sa cour en 1682 III.--La reine Marie-Thérèse IV.--Mme de Montespan et Mme de Maintenon V.--La dauphine de Bavière VI.--Le mariage de Mme de Maintenon VII.--L'appartement de Mme de Maintenon VIII.--La marquise de Caylus IX.--Mme de Maintenon à Saint-Cyr X.--La duchesse d'Orléans (princesse Palatine) XI.--Mme de Maintenon, femme politique XII.--Les lettres de Mme de Maintenon XIII.--La vieillesse de Mme de Montespan XIV.--Le duchesse de Bourgogne XV.--Les tombeaux