La culture des idées
II
DERNIÈRE CONSÉQUENCE DE
L'IDÉALISME
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Quid videat nescit; sed quod videt, uritur illo. |
INTRODUCTION
Ayant eu, ces derniers temps, quelques doutes sur la valeur, non point philosophique, mais morale et sociale, de l'idéalisme, je ne pus, malgré des méditations assidues, triompher de mes hésitations par la méthode de la logique directe. Et bien au contraire; poussée à son extrême, la théorie idéaliste aboutissait, en mes déductions, pratiquement, au néronisme ou au fakirisme, selon qu'elle évolue en des intelligences actives ou en des intelligences passives; socialement (comme je l'ai noté antérieurement)69, au despotisme ou à l'anarchie70.
Or, sans être pourtant le disciple de la prudence philosophique qui, arrivée au croisement de deux routes, s'assied et se demande: vers quel point cardinal reprendrai-je ma promenade, quand je me serai bien reposée? je me suis assis, comme elle, au croisement des deux routes, et, ayant réfléchi, je résolus de ne suivre aucune des routes frayées, et de m'en aller à travers champs.
En somme, tout en ne répugnant ni à l'une, ni à l'autre des deux conséquences que j'ai dites,—car elles pouvaient être nécessaires et inéluctables—j'ai songé que peut-être elles n'étaient ni nécessaires, ni inéluctables, soit en métaphysique, soit en politique, soit relativement à notre conduite privée dans la vie, lorsque, mus par l'absurde besoin de logique qui nous tyrannise, nous souhaitons de mettre notre vie d'accord avec nos principes.
(Il serait si simple de mettre nos principes d'accord avec notre vie.)
On trouvera peut-être, malgré mes affirmations, que je me contredis; mais les jugements, quoique j'aie besoin, autant que nul autre, de la sympathie humaine, me troublent peu. D'ailleurs, aller tout droit, comme une balle (tout droit, ou selon la trajectoire prévue), dans la droite voie de la logique, est plutôt le fait des esprits simples,—je ne dirai pas médiocres, ce qui serait bien différent. Aucun des grands philosophes allemands71 n'a été purement logique: ni Kant, bifurquant vers la raison pratique, ni Fichte, prônant le patriotisme72, ni Schopenhauer dont le pessimisme s'abreuve d'illusoires antidotes; et Jésus, lui-même, parlant comme Dieu, s'est contredit sciemment, puisque, après le «Mon royaume n'est pas de ce monde», il profère le «Rendez à César...». Logiquement, il devrait dire: «J'ignore tout, hormis mon royaume, qui n'est pas de ce monde, et César comme le reste.» Mais en prononçant cette négation: «pas de ce monde,» il affirmait «ce monde», et il dut songer aux relations qu'avec «ce monde» devaient nécessairement avoir ses disciples, les hommes de bonne volonté.
Revenons à la pathologie de l'idéalisme.
Négligeant provisoirement les conséquences sociales d'une doctrine qui, d'ailleurs, est impopulaire, je ne veux alléguer qu'un néronisme de dilettante et qu'un fakirisme de bonne compagnie; et même, pour simplifier l'enquête, laissons encore de côté le pseudo-fakirisme. Il nous suffira d'avoir à faire la critique du néronisme mental, plus clairement appelé le narcissisme.
Narcisse,
Quid videat nescit; sed quod videt, uritur illo,
et, ne connaissant que soi, il s'ignore lui-même: Ovide, sans le savoir, a mis bien de la philosophie dans les quinze syllabes de son vers élégant73.
Note 73: (retour)Les symboles, souvent, demeurent clos pendant des siècles; ils sont la fontaine scellée ou le hortus conclusus. On passe devant la source dormante sans même désirer y boire une gorgée d'eau pure; et devant le jardin muré, sans l'envie de franchir le mur et de cueillir même une toute petite rose au mystérieux rosier. (Un conte, qui détient bien d'autres secrets, la Belle et la Bête, m'a fait comprendre cela et je l'expliquerai un jour, avec plusieurs choses, si j'en suis capable.) En un temps où il n'était pas à la mode d'aller boire à la fontaine de Narcisse, l'abbé Banier disait, en commentant Ovide: «L'histoire de Narcisse, si bien écrite par notre poète, est un de ces faits singuliers qui ne nous apprennent rien d'important.»
Mais il faut reprendre les choses de plus haut et redire, hélas! afin d'être clair, des choses mille fois déjà redites. C'est une éternelle nécessité: les hommes sont si crédules à la négation que la vérité leur semble un conte de fées, et que tous vivent, les réprouvés dans l'obscure forêt de l'indifférence, les privilégiés dans l'obscure forêt du doute:
Nel mezzo del camino di nostra vita Mi ritrovai in una selva oscura Che la diritta via era smarrita74.
CHAPITRE PREMIER
HOMUNCULUS-HYPOTHÈSE
Il est bien entendu que le monde n'est pour moi qu'une représentation mentale, une hypothèse que je pose75, nécessairement76, quand la sensation éveille ma conscience: l'objet n'est perçu par moi que comme partie de moi; je ne puis concevoir son existence en soi: il n'a de valeur pour moi que s'il vient graviter autour de l'aimant qu'est ma pensée; je ne lui accorde qu'une vie objective, précaire et limitée par mes besoins d'hypothèse77.
Note 76: (retour)Cette nécessité n'est pas absolue. En tel état physiologique ou psychique, la douleur n'est pas perçue; dans le sommeil, l'extase, etc., le monde extérieur est nié. Secondement, cette hypothèse peut être créée a priori: fausses sensations ou hallucinations. Le «nécessairement» est cependant la condition de toute vie de relation; il est supposable jusqu'à preuve du contraire.
Note 77: (retour)La perception est toujours critique, en ce sens qu'elle est relative non seulement à mes facultés perceptives absolues, mais aussi à mes desiderata actuels: elle est influencée par le désir, par la crainte; elle est modifiée par mes tendances actives ou même virtuelles: je ne perçois pas un tableau de Botticelli aujourd'hui comme il y a dix ans, et je commence sans doute aujourd'hui, à le percevoir comme je le percevrai dans dix ans. Les goûts changent, et d'un jour à l'autre; appliquée à l'amour, cette insinuation paraîtra très claire.
Ceci admis, et constatée d'abord (malgré la contradiction des termes) la subjectivité de l'objet, je songe à pousser plus loin l'analyse.
Laissant le moi qui m'est connu (au moins par définition), je veux, pour m'instruire et savoir comment et par quoi je suis limité, étudier l'objet c'est-à-dire l'hypothèse du monde extérieur; l'objet se mêle à moi, mais à la manière de l'eau qui entre dans le vin, en le modifiant, et une telle modification ou même moins négative, ou même positive, ne peut me laisser indifférent.
Je suis donc limité, ou modifié,—et j'admets encore à priori cette limitation, sans toutefois préjuger si elle m'est imposée ou si je me l'impose moi-même par une loi de mon organisme psychique; j'admets l'objet ou monde extérieur; j'admets que, inexistant et projeté hors de moi par moi, il soit néanmoins la cause hypothétique de ma conscience,—bien que lui-même causé par ma conscience; j'admets cela, car Homunculus, créé dans ma cornue, surgit et me tient tête;—et il parle!
En effet, en décomposant l'objet, selon le plan de mon analyse, j'ai trouvé qu'il se différencie selon deux modes, deux illusions, mais que différentes! l'objet qui ne me résiste pas et l'objet qui me résiste, l'objet esclave et l'objet contradictoire, l'objet signe et l'objet pensée:—l'homme, l'homme effrayant, l'homme qui m'épouvante, parce qu'il me ressemble.
Je me connais et je m'affirme; je suis, car je me pense, et le monde extérieur où je rencontre ce frère n'est autre chose, je le sais, que ma pensée même hypothétiquement extériorisée. Mais si ce frère gravite autour de mon aimant, particule de mon désir, moi aussi, particule de son désir, je gravite autour de son aimant; le monde dont il fait partie n'existe qu'en moi; mais le monde dont je fais partie n'existe qu'en lui,—et, relativement à sa pensée, je dépends de sa pensée: il me crée et il m'annihile, il me conçoit et il me nie, il m'écrit et il m'efface, il m'illumine et il m'enténèbre.
Je suis lui: Homunculus-Hypothèse grandit et m'écrase, car s'il n'est rien que ma pensée, quand je le pense,—il est tout quand il se pense lui-même, et je n'existe plus qu'avec son consentement.
Me voilà donc limité par mon hypothèse, c'està-dire par moi-même, et je reconnais, cette fois indubitablement, que je ne puis pas ne pas me limiter, car, dès que je pense, je pose l'hypothèse de la pensée. Me voilà donc limité par ma propre pensée, et plus je pense plus je me limite, plus je crée d'obstacles au développement de mon primordial absolutisme; devenue pareille à l'oeil à facettes d'une mouche, ma pensée multiplie les ennemis de son unité et j'ai devant moi la formidable armée des Autres. Mais que l'ennemi soit un ou multiple, il gêne également ma liberté, et, m'ayant forcé à le concevoir, il me force à «entrer en pourparlers» avec lui.
A condition qu'il ne me nie pas, j'admettrai, autant que je puis le faire, autant que me le permet ma nature, son existence hypothétique,—et nécessairement s'il me rend la pareille. Ce n'est, après tout, qu'un échange de bons procédés et de réciproques concessions. Au lieu de la guerre, je propose la paix; je laisse la vie à celui qui me la laisse,—et à celui qui m'a retiré de l'abîme et qui en m'en retirant y est tombé lui-même, je jette à mon tour la corde du salut. Nouveaux Dioscures, nous vivrons chacun notre jour, nos nuits ne seront que de périodiques instants et nous y jouirons des magnifiques alternatives de la lumière et de l'ombre:
...Fratrem Pollux alterna morte redemit78.
Et voici comment raisonne Pollux:
«L'arbre n'existe que parce que je le pense; pour la pensée hypothétique que je pressens et que je veux bien admettre, douloureusement, au-delà de mon domaine, je suis une sorte d'arbre et je n'existe qu'autant que cette pensée me pense...»
Il se reprend:
«Pourtant, je suis,—et absolument79!»
Il réfléchit et continue:
«Oui, mais Homunculus ne dit pas autre chose de lui-même; il dit, lui aussi: Je suis,—et absolument. Or, si j'admets mon affirmation, je dois admettre la sienne, mais deux absolus sont contradictoires; ils se nient en s'affirmant; ils s'affirment en se niant.
»Pour être pensé, il faut donc que je me nie moi-même,—mais je retrouverai dans l'autre pensée l'image de ma propre négation renversée et redevenue positive: je vis et je suis en celui qui me pense.»
Voilà pourquoi Pollux partagea son immortalité avec son frère mortel.
CHAPITRE DEUXIÈME
VIE DE RELATION
La métaphysique pose des axiomes, l'expérience les vérifie; si elle n'en a pas le droit, elle le prend.
L'Intelligence absolue pense dans la solitude absolue de l'Infini, et sa pensée oeuvre la tapisserie que nous sommes—à l'envers—: hommes, bêtes, plantes, pierres. Elle a son moteur en soi; elle part d'un point du cercle pour revenir au même point du cercle, et ce simple mouvement, toujours le même, est infiniment fécond.
Pour l'intelligence limitée, les conditions de la pensée sont toutes différentes; elle a besoin de l'excitation du choc extérieur. Réduite à soi, c'est le prisonnier au secret. Dans ce cas, la pensée se résorbe et, ne vivant plus qu'autosubstantiellement, se dévore elle-même et se résout en la non-pensée80. La pensée d'autrui est le miroir même de Narcisse, et sans lequel il serait ignoré éternellement. Il s'aime, parce qu'il s'est vu; on se voit dans un miroir, dans des yeux, dans le lac de la pensée extérieure. Tel Narcisse intellectuel, contenté par un auditoire composé d'une femme qui fait semblant d'écouter, s'épandrait moins s'il n'avait pour confidents que les arbres de la forêt, ou Mnémosyme, plâtre pourtant indulgent. Mais, à défaut de l'objet-pensée, Narcisse s'amuse encore à interpeller la patience muette des rochers et la bruissante sympathie des arbres; il écoute, il a créé Echo. Echo est la pensée en laquelle il peut vivre: il la nie et il meurt81.
Note 80: (retour)Telle est la signification symbolique de l'histoire d'Hugolin. Prisonnier, séparé de la source de l'activité mentale, il dévore ses enfants,—c'est-à-dire qu'il se dévore lui-même, qu'il dévore ses propres pensées. Pour cela, il est châtié éternellement, car il a voulu nier, par orgueil, les conditions même, de la vie de relation, telles qu'elles nous sont imposées; il avait obéi aux propres suggestions de ses enfants, de ses pensées, de son égoïsme, et l'égoïsme eut plus de puissance que l'amour,—«et la faim eut plus de puissance que la douleur.
Poscia, più che'l dolor pote'l digiuno
DANTE, Inf., XXXIII, 75.
Note 81: (retour)Et devenu fleur, si nous attendons jusque-là,—oeillet-Notre-Dame (a): ou porion (b)—il faut que la fleur soit cueillie. Nous l'entremêlerons à l'hyacinthe, au lys, au lychnis, au lierre, et nous en couronnerons nos amies à l'heure de nos festins métaphysiques (c):
Hederae Narcissique ter circumvoluto circulo
Tortilium coronarum...a: Commentaires de Philostrate, Tableaux (Paris, 1620, in-folio).
b: Commentaires d'Athénée, Deipnosoph. (Paris, 1598, in-folio).
c: Citation d'Athénée, édit. gr. lat. (Ibid.)Et nous jouerons à les orner d'inédites et touchantes grâces.
—Tu vero admodum variam e floribus coronam gestabis mollissimam, suavissimam.
—Summe Jupiter, illam habentem, quis osculabitur
Oui, qui baisera sur la bouche la reine du jeu?
Le Narcisse raisonnable et logique ne s'inquiéterait même pas des reflets qui dorment dans les sources. A l'écart de tout, en une solitude rigoureuse et farouche, il soignerait, jaloux et silencieux, la fleur précieuse de son jardinet, trop précieuse pour l'oeil d'autrui. Tels peut-être les solitaires de jadis? Non, car ils ne cultivaient leur moi que pour l'arracher, attendant que la plante fût devenue assez solide pour donner prise aux mains du renoncement82. Illogique, il convie autrui à visiter ses plates-bandes et ses serres, car, horticulteur à la mode, et non plus pauvre jardinier, il exhibe d'alléchantes collections d'azalées et de phénoménales orchidées, images provignées de son orgueil. Lui seul est le grand horticulteur, mais sa propre affirmation défaille si les autres ne la confirment.
Nietzsche, le négrier de l'idéalisme, le prototype du néronisme mental, réserve, après toutes les destructions, une caste d'esclaves sur laquelle le moi du génie peut se prouver sa propre existence en exerçant d'ingénieuses cruautés. Lui aussi veut qu'on le connaisse et que l'on approuve sa gloire d'être Frédéric Nietzsche,—et Nietzsche a raison83.
L'homme le plus humble a besoin de gloire: il a besoin de la gloire adéquate à sa médiocrité. L'homme de génie a besoin de gloire; il a besoin de la gloire adéquate à son génie84. Quel poète et qui donc serait content de la seule couronne qu'il se poserait lui-même sur la tête, comme Charles-Quint? L'empereur ne se couronna pas dans l'ombre de son oratoire; il se couronna devant toute la terre et devant les princes de toute la terre, disant ainsi que, premier juge de sa propre gloire, il n'en était que le premier juge, et non pas le seul.
Pensé par les autres, le moi acquiert une concience nouvelle et plus forte, et multipliée selon son identité essentielle.
Multiplier une rose, cela fait un jardin de roses; multiplier une ortie, cela fait un champ d'orties.
Car la déviation de l'idéalisme, telle que je la conçois, ne va pas, et tout au contraire, à ratifier la baroque loi du nombre, qui se base sur de fabuleuses additions où sont ensemble comptés les roses et les orties, les rats et les zèbres. La pensée s'individualise différemment; il n'y a pas deux individus identiques; les miroirs sont bons ou mauvais,—et encore le miroir n'absorbe et ne réfléchit qu'une manière d'être et non l'être en soi. L'être en soi est inviolable, mais il faut qu'il subisse des tentatives de viol pour apprendre qu'il est inviolable.
Le Stylite vit tout seul sur sa colonne, mais il a besoin de la foule des pèlerins qui se presse au pied de sa colonne; il a besoin de la salutation de Théodose; il a besoin de la vaine flèche de Théodoric.
Sans la pensée qui le pense, le Stylite n'est qu'un palmier dans le désert.
Février 1894.
III
LE PRINCIPE DE LA CHARITÉ
Le principe d'un acte, ou sa cause génératrice et maîtresse, importe plus que l'acte lui-même, car c'est par son principe que l'acte acquiert son degré de valeur esthétique, c'est-à-dire morale. Réduit au mécanisme physique, l'acte est indifférent: c'est l'extériorisation d'une force et rien de plus. Que l'effort des muscles se résolve en un sauvetage ou en un meurtre, les deux actes sont les mêmes, et pour les différencier il faut avoir compris leur principe initial; mais ce principe peut être commun, avidité, vanité, obéissance, courage:—et un meurtre apparaîtra vêtu de toute la sanglante beauté du désintéressement, et un sauvetage sali de toute la vase du fleuve et de toute la boue de la récompense. Que, les principes déterminés, le châtiment intervienne et efface le crime; que la récompense, aussi sûrement, efface l'oeuvre qui la motiva, et l'on retrouve l'état d'indifférence qui est l'état normal de l'acte et qui sera l'état même de l'Activité le jour où tous les actes possibles auront été accomplis. Il faut donc, si l'on veut absolument juger, ce qui est un jeu défendu, mais bien humain, juger non les actes qui ne sont que des mouvements et dont la direction peut être à chaque instant déviée par des causes secondaires ou postérieures, mais les pré-actes les actes en puissance, les actes au moment même où ils vont être déterminés par le principe initial; il faut juger le principe même et non le fait, et, ici, chercher quel est le principe qui peut conférer à un acte la qualité d'acte de charité, en opposition avec la foule des actions ainsi qualifiées d'ordinaire, mais indûment.
I
La vie, qui est un acte de foi, puisque l'homme est incapable de vérifier les notions sur lesquelles s'appuie son existence même quotidienne, est aussi un acte de charité puisqu'elle est un échange perpétuel de notions et de sentiments entre les hommes et entre l'homme et le reste de la nature. Parmi ce torrent d'effluves, les actions communément appelées charitables ne sont qu'un tout petit souffle, et souvent de vanité,—mais qui siffle comme un jet de vapeur, afin de capter l'attention et la sensibilité des âmes. Ces actions n'ont que le mérite d'être conscientes; elles le sont jusqu'à l'ostentation et jusqu'au mensonge, car elles arrivent à faire croire qu'elles ont seules droit au nom d'actes de charité, alors que leur principe les range parmi les plus ordinaires gestes du commerce.
Les actes charitables ne sont le plus souvent que des actes commerciaux, vente, achat, échange: gagner le ciel, gagner l'estime générale, gagner sa propre estime, gagner le repos de sa conscience; acheter une joie; se défaire d'un remords; échange d'une monnaie contre une bénédiction; achat d'une chance favorable, d'un avantage, encore que problématique, d'un bonheur, encore qu'illusoire. Tous ces actes obéissent au principe du gain, atténué çà et là par le principe du plaisir. Ce dernier principe est seul en cause quand la charité, acte d'amour ou acte de pitié, prend un caractère noblement égoïste et conforme à la destinée de l'homme, qui est de s'affermir dans sa vie et de s'affirmer dans l'exercice des sentiments qui lui font éprouver fortement la joie de la supériorité personnelle. Par les actes d'amour et de pitié qui souvent se confondent (surtout chez les femmes, et c'est un socle où elles haussent délicieusement), l'homme conquiert la sensation de se grandir et même de devenir unique; créateurs d'allégresses vraiment divines, ces actes ont les mêmes effets que la douleur: ils différencient puissamment celui qui les accomplit avec pureté; ils le dressent sur la colonne du Stylite d'où les cailloux du désert ne sont que des grains de sable, d'où le sable se ride et rit avec des fraîcheurs d'eau. Mais là encore, et puisque l'expérience d'un tel résultat peut s'acquérir, le désintéressement n'est pas absolu; la conscience du but n'est pas toujours ni tout à fait absente et, quoique rien de social ou de pratique ne souille de tels actes (ils peuvent être, cela est toujours sous-entendu, socialement criminels), c'est encore plus loin qu'il nous faut chercher le principe de la charité parfaite.
Le principe de la charité est le don gratuit, pur et simple, sans désir, sans espérance, sans but. La nature et l'humanité la plus voisine de la nature nous donneraient de cela des exemples si on les devait choisir inconscients: la charité de la fleur, la charité du châtaignier, la charité du boeuf, la charité du chien,—la charité du génie, la charité de la beauté,—la charité de la mer, la charité du soleil,—la charité de Dieu (dont l'être est indéterminé) qui maintient, selon les lois, la succession des phénomènes et l'activité de l'intelligence;—mais la véritable charité est l'acte de l'homme conscient qui vit selon sa propre personnalité et d'après les règles de sa logique intérieure et individuelle. Cet homme donne ce qu'il a et donne ce qu'il est. Pour fleurir, il n'emprunte pas, chardon, la sève du lys, il n'est ni le lierre ni le miroir: il ne plante pas ses griffes dans la tige plus forte d'autres intelligences, ni ne vole la grâce d'autres âmes; herbe ou métal ou créature vivante, il n'offre à la frairie des êtres et des choses que l'opulence naturelle d'un généreux égoïsme, conforme au rythme, adéquat aux gestes divins.
La plus grande charité est donc de vivre et de consentir à être dans la prairie une tache d'ocre ou de laque et de borner son rôle aux relations qu'une nuance doit avoir avec les autres nuances. Mais pour vivre il ne suffit pas d'exister; il faut avoir la conscience de sa vie et de sa couleur et de son jeu et, cette triple conscience acquise, maintenir la succession de ses phénomènes et l'activité de son intelligence: en cela, l'homme est dieu et son propre Dieu, et, devenu son propre Dieu, il atteint le sommet suprême de la charité, qui est l'amour de soi-même en quoi est impliqué le don de soi-même.
Aimer, c'est donner; s'aimer, c'est se donner: ainsi par le raisonnement le plus simple on identifie, à l'infini, l'amour et l'égoïsme, le moi et le non-moi, dans la conscience de se sentir indéterminé: l'égoïsme pense l'amour, et, pensé l'amour, se vivifie et s'épand en ondes sur le monde. Ces ondes, comme celles que dessine sur l'eau une pluie de pierres, s'entrelacent sans se confondre et sans briser leurs cercles qu'un mouvement sûr extend, à partir du point de chute, jusqu'à une limite inconnue. Parmi l'harmonie de tant d'ondulations invincibles, les actes de la charité commerciale viennent crever comme la bulle d'air revomie par une grenouille.
II
Ce que l'on nomme la vie de relation participe donc en plusieurs de ses mouvements à la charité la plus haute, mais cette vérité ne sera pas plus amplement démontrée, car les choses ayant deux faces et les mots leurs exigences, on attend sans doute un examen bref des faits les plus conformes à la définition des lexiques et que l'on revienne, pour ne pas contrarier plus longtemps le commun des habitudes cérébrales, à l'analyse des actes pratiqués et monopolisés par des «coeurs utiles».
L'idée que la charité doit être utile est presque nouvelle; elle date sans doute de saint Vincent de Paul, ou du moins l'on s'accorde à faire honneur de cette invention curieuse au célèbre philanthrope, au Parmentier des petits enfants. Avant lui, la charité n'était qu'un rachat de personnelles fautes; elle gardait son caractère égoïste et digne de prodigalité; elle était vraiment, le plus souvent, un don sans conditions, sans but que d'être un don; elle était un sacrifice; elle avait la grâce et la pureté de l'oubli: elle ne suivait pas son argent des yeux. Aujourd'hui l'on va jusqu'à produire, presque en justice, le reçu du Pauvre, avec timbre de quittance. On fait un placement de vanité ou de peur. Le carnet à souche de l'aumônière est devenu un bouclier contre les jets de boue, et quand il est périmé on en fait de la pâte à papier d'affiches. La charité est devenue une des formes de la réclame: savoir piper l'argent miséricordieux et le répartir entre les plus adroits hurleurs est un talent apprécié chez les journalistes, qui envient un métier si généreusement productif et chez les petits bourgeois qui ont le respect de la comptabilité, de l'ordre, de l'économie et qui donnent, non au pauvre qui passe, mais à l'indigent certifié par un numéro d'agenda.
Mais qu'elle serve, sycophante, les intérêts d'un audacieux philanthrope ou qu'elle soit l'assurance contre la grêle signée par un trembleur innocent, la charité perd également tous ses caractères essentiels: en d'autres circonstances, elle n'en garde que peu et c'est, par exemple, singulièrement la diminuer en beauté que de la faire descendre au rang de rouage social, moteur d'ordre humain, complice des tyrannies de la civilisation. On a dit que l'aumône était l'une des insultes du riche envers le pauvre. Presque toujours: parce qu'elle n'est presque jamais le don gratuit. On achète, pour quelques argents, le silence et la sagesse du pauvre; mais l'aumône qui ne demanderait rien en échange, l'aumône d'un verre d'eau-de-vie à un ivrogne, serait-ce vraiment une insulte? Il est affreux de conduire chez le boulanger la triste créature qui tend la main; la voilà l'insulte, et impardonnable, l'insulte d'une charité méprisante qui limite le besoin pour limiter le don. Et que savez-vous si ce pauvre n'a pas besoin d'une fleur ou d'une femme? Le pain que vous lui offrez, il ne devrait le manger que trempé dans le sang amer de vos veines rompues. La charité qui limite et qui choisit est cruelle et dérisoire; si l'on y mêle la notion du devoir, elle s'ironise encore et s'aggrave, et se déshonorerait, si c'était possible.
Peut-on déshonorer la charité?
Villiers de l'Isle-Adam, d'un obscène mendiant, disait qu'il déshonorait la pauvreté. C'est aller loin. Si des pauvres sont abjects ils ne déshonorent qu'eux-mêmes; et la charité est-elle avilie par la danseuse qui, en un hideux bal de bienfaisance, fait choir un plaisir à l'humiliation d'un devoir? Les mots collectifs ne sont pas responsables des unités qu'ils signifient: élevés au rang d'idées, ils ne peuvent être amoindris par la trahison d'un fait.
Qui peut déshonorer la joie?
Mais la charité est une joie à laquelle, comme à toutes les joies, il faut un peu d'hypocrisie, le demi-jour, le pas de nom, l'acte d'homme pur et simple, comme la possession d'une femme dont on ne connaîtra que la surface et qui n'entendra que l'anonyme cri de l'Homme, dans l'ombre d'une oeuvre secrète.
Février 1896.
IV
LA DESTINÉE DES LANGUES
On a publié naguère dans une revue de vulgarisation85 un article orné de ce titre brillant: «La Guerre des langues.» Malheureusement, quoique muni d'une érudition toute fraîche et assuré des plus récentes statistiques, l'auteur, qui est un étranger, n'a pu proférer les conclusions qui se seraient tout naturellement imposées à un écrivain français. Il voit la question par le côté extérieur: il est plein de sympathie, mais il manque, et c'est bien son droit, de cet amour qui adore jusqu'aux défauts de sa passion et qui veut que l'être unique triomphe tout entier, même contre tout droit, toute justice et sagesse. Il y a aussi bien du souci commercial dans ses calculs; souci louable et que même un poète partagerait, puisque la littérature se vend:—comme
les oranges et comme les fleurs; mais on songe que ce directeur d'une revue française le pourrait être, si son exode avait fourché, d'un recueil allemand ou d'un magasin anglais, et tel voeu touchant la simplification de notre orthographe et, en vérité oui! de notre syntaxe, ne laisse pas que de nous troubler au souvenir, évoqué aussitôt, d'un célèbre jugement du roi Salomon. Sit ut est, aut non sit; ce mot d'un jésuite prénietzschéen, la plus haute parole échappée à l'instinct de puissance, doit être rappelé avant toute discussion. Sa clarté dispense de longs commentaires.
Il est toujours amusant de voir un Tchèque ou un Polonais offrir du fond de son coeur à un Français de Reims ou de Rouen des moyens délicats d'améliorer la langue qu'il apprit dans le ventre de sa mère; on passe sur l'impudence et l'on rit: on aime à rire sur les bords de la Seine et sur les bords de la Marne. Mais nous avons affaire à un sérieux judaïque qu'aucune plaisanterie n'écorche, et il nous faudrait peut-être traiter sérieusement d'un sujet qui semblait réservé jusqu'ici à égayer la fin des vaines séances académiques.
En voici l'exposé, repris à son commencement:
Jadis, assure-t-on, le français était la langue parlée par le plus grand nombre d'hommes. Ce jadis est imprécis. Je vois bien, d'après les petits bonshommes gradués comme des fioles d'officine (dont le démonstrateur éclaire libéralement l'intellect de ses nombreux lecteurs), je vois bien, dis-je, que le français est aujourd'hui serré d'assez près par le japonais et que, bien au-dessus de la française, la fiole russe dresse sa capsule noire; je vois bien les rapports arithmétiques qu'il y a entre les chiffres 85, 58 et 40,—mais c'est tout, car il s'agit des langues humaines, c'est-à-dire de pensée, d'art, de poésie, et non pas de sucre, de poivre ou de café. Songez qu'il y a presque deux fois plus de moulins à parole qui broient du russe qu'il n'y en a d'abonnés à moudre du français! Et quoi? Il y a encore bien plus de moulins chinois: il y en a trois ou quatre cent millions. La statistique est l'art de dépouiller les chiffres de toute la réalité qu'ils contiennent. Un égale un, parfois; le plus souvent 1 = x. L'auteur, qui est israélite, devrait se souvenir qu'une petite tribu de Bédouins a imposé sa religion au monde entier. Le grec classique n'a jamais été parlé à la fois par un peuple plus nombreux que les Suisses ou les Danois.
Mais le grec serait mort et sa littérature aurait péri sans la puissance byzantine; et c'est le javelot romain qui planta le latin dans l'Europe occidentale. La destinée d'une langue est déterminée par deux causes, l'une intime et l'autre d'action extérieure, l'une toute littéraire et l'autre toute politique. Cette seconde cause est la plus forte; elle peut anéantir la première; mais si elle s'y ajoute, au lieu de la contrarier, elle peut acquérir une puissance indestructible. L'avenir sera ce qu'il lui plaira; ce qui est hors de notre influence et de notre raison ne doit pas nous intéresser fortement. Cependant il est évident que la langue de l'Europe future sera la langue du vainqueur de l'Europe; et s'il est probable que la Russie soit la Rome de demain, il est probable que le russe soit le latin des prochains siècles. Le rôle de la France, avilie par des gouvernements indignes, étant désormais purement littéraire (à moins d'un improbable réveil), la question qui peut amuser est celle-ci: dans quelle proportion, à côté de la langue du vainqueur, les langues des vaincus futurs peuvent-elles espérer de vivre littérairement?
C'est-à-dire à l'état de langues mortes, de langues de parade ou de cénacles. Car la vie et l'unité d'une langue sont intimement liées à la vie et à l'unité politiques d'un peuple. L'histoire de la langue française l'a montré clairement, quoique à rebours, et l'évolution de l'espagnol dans l'Amérique du Sud sera prochainement un argument pour cette thèse, qui n'est pas d'ailleurs contestable. Les états de l'Europe vaincue, en perdant leur autonomie, verront leurs langues se fractionner rapidement en une quantité de dialectes dont la différenciation sera croissante. Ou, pour mieux dire, les dialectes de France, par exemple, qui sont encore vivants et fort nombreux, n'étant plus dominés par un parler commun qui les régisse et les coordonne, deviendront de véritables petites langues particulières aussi différentes entre elles que le wallon et le provençal, le picard et le portugais. Les Français de Lyon ne comprendront plus ceux de Nantes, ni ceux de Paris ceux de Rennes. Il y aura des années et peut-être des siècles de grand trouble, une anarchie linguistique analogue à la grande anarchie qui suivit la destruction politique de l'empire romain. Mais les hommes, et c'est leur fin, sont ingénieux à tourner les obstacles que la nature leur impose. Ayant besoin d'une langue d'échange, ils accepteront sans aucun doute celle du vainqueur. Ces acceptations, dont il y a tant d'exemples dans l'histoire, semblent inexplicables parce qu'on les croit bénévoles. Mais si l'on réfléchit que les fonctions publiques, l'influence et la richesse ne sont plus abordables pour les vaincus qu'au moyen de la langue du vainqueur, qui est le bac ou le pont joignant les deux rives du fleuve, les apostasies linguistiques apparaissent au contraire absolument conformes à ce que l'on doit entendre de la nature humaine, toujours inclinée du côté du bonheur sensible.
Cependant les Barbares n'imposèrent pas leurs langues au monde romain; le latin, que les Vandales avaient respecté en Afrique, ne céda que beaucoup plus tard à l'invasion arabe. Il faut sans doute tenir compte, dans l'examen de ces faits contradictoires, soit de l'intelligence, soit du caractère du vainqueur. Pourquoi le latin qui avait résisté aux Vandales ne put-il résister aux Arabes? Sans doute parce que, malgré que leur nom ait acquis une mauvaise odeur, les Vandales, d'une race douce et intelligente, plus sensuelle que vaniteuse, furent vite amollis et amusés par une civilisation dont tous les éléments n'étaient pas étrangers à leur mentalité. Mais aucun contact ni de sentiment ni d'intelligence ne fut possible entre l'Arabe et le Romano-Vandale; les vainqueurs exercèrent tous leurs droits et même celui du massacre.
Le caractère orgueilleux des Romains avait eu le même résultat que la stupidité des Arabes. Pas plus que l'Anglais ou le Français d'aujourd'hui, ils ne voulurent considérer comme un outil respectable la langue des vaincus; les soldats de César ne songèrent pas plus à parler gaulois que mexicain les compagnons de Cortez. Chose singulière, Cortez avait trouvé un interprète au seuil de l'empire mystérieux qu'il allait dompter en quelques semaines; César en trouva autant qu'il y avait de dialectes en Gaule: il y a des hommes pour qui les défenses de la nature deviennent des complices. Mais le futur vainqueur de l'Europe rencontrera, non des dialectes sans intensité, mais les langues robustes et résistantes, appuyées sur des littératures anciennes, respectées, vivaces, sur des traditions administratives, sur la foi populaire qui, en certains pays d'Europe, identifie avec beaucoup de raison la langue, la race et la patrie politique. Dans ces luttes suprêmes, les littératures seront encore une force; quand les armées auront été anéanties, au-dessus des mâles égorgés les femmes se dresseront pleines d'imprécations et de gémissements où la langue des vaincus affirmera sa volonté de vivre, même pour la souffrance et pour le désespoir, et les enfants oublieront difficilement le son des syllabes qui auront, autant que les larmes, autant que les sanglots, pleuré leurs pères. Mais la vie, plus forte que les sentiments particuliers, est aussi plus forte que les sentiments nationaux. Les langues de l'Europe périront toutes, malgré ce qu'elles contiennent de beauté et d'humanité; elles périront toutes selon la tradition orale: si l'une ou deux ou trois d'entre elles doivent échapper à la mort intégrale et vivre, un peu, comme vivent encore un peu, aujourd'hui, le latin et, beaucoup moins, le grec ou l'ancien français,—lesquelles?
Si l'on suppose que le vainqueur de l'Europe et du monde sera le peuple russe, il faut d'abord éliminer toutes les autres langues slaves, qui seront les premières détruites. Aucune d'elles, d'ailleurs, ne possède une littérature qui puisse ou retarder ou même faire regretter beaucoup leur disparition; on peut dès maintenant les considérer comme des phénomènes passagers, et avec un peu d'application déterminer, à un siècle près, tout cataclysme écarté, la date de l'extinction totale. Ceci admis, on appliquera le même raisonnement aux parlers scandinaves dont la vie, rénovée par tel écrivain de génie, n'en est pas moins factice et précaire. Même si l'Europe devait, au lieu de la conquête, subir, châtiment bien plus épouvantable, la paix mélancolique que lui prédisent les humanitaires, on ne voit pas la place que pourrait tenir dans le monde, Ibsen disparu, une langue telle que le dano-norwégien. Ces dialectes réservés à un petit nombre d'hommes sont pour ces hommes mêmes un embarras et un piège, et, plus encore, un tombeau.
Le hollandais ne doit pas attendre une meilleure destinée, ni le portugais; mais ces deux langues pourraient, longtemps encore, évoluer, l'une en Afrique, l'autre au Brésil, où, malgré de singulières modifications, elles garderaient assez de leur figure primitive pour faire douter de leur disparition réelle. Quoique plus vigoureux, mais aussi dénué de force expansive, l'espagnol subirait le même sort et son histoire se continuerait outre-mer, à travers les immensités de plus de la moitié d'un continent immense.
L'envahisseur, qui s'est d'abord attaqué à l'Allemagne, déjà enserrée par une conquête presque circulaire, y trouve une sérieuse résistance linguistique, mais sans profondeur, sans racines. La littérature presque toute de science ou de philosophie s'y renouvelait tous les dix ans, et les derniers siècles, depuis Nietzsche, dont le ferment a ravagé mais non renouvelé un monde, trop décadent et déjà ruiné, y ont été presque inféconds. La folie des analyses et des expériences socialistes ont abruti définitivement le peuple allemand en développant sa double tendance à la rêverie sentimentale et à la jouissance matérielle. Ses dernières activités mentales ignorent, plus encore qu'au vingtième siècle, les joies aristocratiques de la création; il est devenu tout entier contrefacteur et assimilateur; il imite, il traduit, il compile. C'est sans répugnance qu'il apprendra la langue du vainqueur; il emploiera à cette besogne, dont il sentira vivement l'utilité hédémonique, les derniers restes de son énergie et son attention depuis longtemps disciplinée. Sa littérature obscure, lourde et sans éclat n'opposera qu'une faible digue aux puissantes vagues du nouvel océan barbare. Les sentimentalités récalcitrantes trouveront dans la musique un refuge suprême.
Cependant les tentacules de la pieuvre atteignent l'Angleterre et l'Italie. Une île est une proie difficile à atteindre, mais dès qu'elle est touchée, c'est une proie paralysée. Un État insulaire n'a jamais d'armée, quelle que soit sa volonté de se créer cet organe de défense; au centre de la partie mobile de la population, il y a une masse d'hommes plus ignorants, plus orgueilleux et plus timorés que chez n'importe quelle nation continentale. Tout étranger y tomberait comme un Martien et n'y ferait pas régner un moindre désarroi ni une moindre terreur86. La conquête linguistique des grandes îles est plus facile encore que leur conquête militaire; il n'y faut que de la persévérance. L'entêtement s'amollit bientôt, pénétré par le doux esprit de lucre, par les saines idées d'utilité; l'instinct commercial étouffe l'instinct national. Pour les peuples uniquement trafiquants, comme les insulaires, la langue des dieux est celle qui est pour l'or la meilleure glu.
L'Angleterre, qui a une littérature, n'a pas ou n'a plus de langue littéraire. Tels Anglais qu'on nous apprend à vénérer comme de grands écrivains ignorent jusqu'à l'art élémentaire de la phrase et du rythme; ils écrivent comme ils parlent, en oubliant une partie des mots, et comme ils pensent, en oubliant une partie des idées. Quand ils croient composer, ils juxtaposent. Ils envoient leurs pensées à la bataille, comme lord Methuen ses soldats, par petits groupes compacts et isolés. On ne sait pas encore ce que veut dire Hamlet; on sait qu'enlevée la broderie admirable des images il ne reste de Roméo et Juliette qu'un conte enfantin. Mais Shakespeare est un tel brodeur! Ici, il y a une langue littéraire, et plus forte que la pensée même dont elle est l'expression. Moment unique: les poètes anglais ne sont presque jamais des artistes, et c'est l'inverse en Italie, où l'art verbal recouvre si peu de vraie poésie. Il n'est pas probable que l'ironie d'un Swift ou d'un Carlyle soit goûtée par un peuple glorieux de sa force et ardent à la vie. Ce n'est pas là de la littérature de vainqueur. Le passage de la langue anglaise de l'état vivant à l'état classique ne pourra donc être déterminé que par le respect dont même des barbares auront appris à entourer le nom de Shakespeare. Si Shakespeare demeure, si le texte de son oeuvre est déclaré sacré, des centaines de noms et de livres anglais peuvent entrer dans le temple, escorte du génie sauveur; mais ce triomphe n'est pas certain. Trop libre et trop passionné, Shakespeare, dans les derniers siècles de l'Europe, aura été fort négligé par une Angleterre de plus en plus méthodiste et commerciale. La mort de Ruskin a clos une ère d'activité esthétique ou du moins de tentatives intéressantes pour l'impossible fusion des idées de beauté et de vie humaine. Après la disparition du prophète de la lumière, l'Angleterre est revenue avec délices à ses joies sombres et closes. La peinture claire et les étoffes transparentes sont incompatibles avec la nécessité de la houille; là où il faut se chauffer beaucoup et beaucoup activer des machines, le plaisir est d'avoir une maison solide, de manger des choses fortes, de boire en écoutant la pluie battre les vitres. Quelques distractions violentes suffisent, aux jours de beau temps. Mais les revers militaires et des difficultés sociales ont encore durci le caractère de l'Anglais, et les hommes comme la nation se sont enfermés dans un isolement cruel. L'Angleterre se fait souffrir elle-même pour oublier les blessures qu'elle a reçues de l'étranger et c'est la religion qui a bénéficié de cette longue crise d'orgueil. Oublié dans le reste de l'ancienne Europe ou retourné parmi les peuples latins à l'état de superstition païenne, le christianisme est encore vivant en Angleterre au jour même de l'invasion87. L'orgueil a fini par se liquéfier en une résignation noire: le peuple de Dieu souffre parce que Dieu l'a voulu, et pour être jusqu'au bout le nouvel Israël, il faut que l'Angleterre souffre en silence, ainsi que les Juifs de jadis. Ces idées ont inspiré toute une vaste et basse littérature. Depuis deux ou trois siècles, les femmes seules écrivent, la baisse des salaires dans les travaux intellectuels ayant à la fin écarté les hommes d'une profession dépréciée. Elles cultivent le seul genre littéraire auquel de tout temps elles aient été propres, le roman. Mais ce roman, depuis qu'elles sont sans concurrents ou plutôt sans maîtres, est toujours le même et toujours optimiste: il s'agit invariablement d'un amour contrarié par l'état de péché d'un des amoureux (l'homme, la femme étant le lys parmi les chardons) et dont une conversion soudaine (ou lente, si la magazine a besoin de copie) permet la délicieuse réalisation. Aucune jeune fille de dix-huit ans, aucun homme dépassant la trentaine, aucun personnage marié, ni mâle ni femelle, hormis de vénérables parents, ne figurent jamais dans ces histoires dévotes, sinon tout au fond du tableau. De même que les insectes, les Anglais n'ont plus d'histoire, franchie leur crise nubile; ils ne meurent pas immédiatement sans doute, comme les coléoptères, mais ils vivent dans le silence, le travail et la vertu. Entre le vingt-deuxième siècle et l'envahissement de l'Angleterre, une seule romancière osa une timide allusion au mécanisme de l'amour; elle dut s'exiler en Allemagne. C'est le seul écrivain anglais dont le nom, pendant cette longue période, fut connu sur le continent.
Note 87: (retour)C'est au nom du christianisme que, cette année même, les juges anglais poursuivent comme obscènes les livres de libre philosophie scientifique édités par l'University Press: la Pathologie des Émotions, la Psychologie sexuelle, le Vieil et le nouvel Idéal, le Rythme des pulsations, Responsabilité de déterminisme. Ce dernier ouvrage est de M. Hamon; le premier est du D. Fêré. Ce sont des livres que le cléricalisme protestant envoie maintenant au bûcher de Servet. L'Angleterre est manifestement à la veille d'un renouveau de fanatisme.
(Ici on pourrait supposer que la décadence de l'Europe du Nord avait été singulièrement accrue par la rigueur croissante des hivers: la limite du seigle était descendue à Christiana; celle du froment à Newcastle et à Copenhague; celle de la vigne passait par Bordeaux, Venise et la Crimée. Les lignes isothermes ayant fléchi sur l'ouest et le centre de l'Europe, par suite d'une déviation du grand courant équatorial, la température de Londres se rapprochait de celle de Moscou. La civilisation avait donc reculé vers le sud, Rome était redevenue la vraie capitale du monde, et la Méditerranée avait retrouvé sa primitive splendeur. Un nouvel empire s'étendait, limité au nord par le Danube, de Vienne à Palerme et de Gênes à Constantinople. La courbe du grand fleuve, jadis océan entre deux mondes, arrête longtemps les Slaves, malgré les complicités qui travaillaient pour eux à l'intérieur du cercle.... Et on imaginerait toute une histoire future.—Mais c'est trop facile.)
L'Italie offre aux Barbares (en toute hypothèse) une résistance imprévue. Sa défense, c'est l'éblouissement. Devant ce spectacle d'une vie extérieure régie par la recherche de la volupté, l'envahisseur s'adoucit, enfin heureux de vivre; les armées fondent; Capoue renaît dans les roses latines et dans les lys florentins. Comment imposer au sourire milanais la rudesse d'une langue mal élevée? Si une des langues de l'Europe doit survivre à la conquête de l'Europe, ce sera l'italien, la moins souillée, la plus souple, la plus fraîche et, en même temps, la plus égoïste et la plus fière des soeurs romanes. La paresse du peuple italien, sa délicieuse ignorance lui ont forgé à son insu une force linguistique de premier ordre; l'Italien n'a jamais accepté aucun mot étranger sans le dépouiller d'abord de son harnais d'origine: cette délicatesse a donné au peuple l'illusion que toutes les nouveautés verbales sont des filles légitimes du génie italien, et la conviction de parler une langue pure lui a inspiré un grand dédain pour tous les autres parlers de l'Europe: elle rit devant tous les sons qui ne sortent pas de sa flûte. Enfin l'italien est le vestibule direct du latin qui, en ces siècles éloignés, a gardé son prestige sacré. La connaissance d'une des deux langues mène à l'autre avec facilité, et comme elles évoluèrent sur le même sol, on les trouve historiquement enlacées dès qu'on éventre une colline, dès qu'on remue les ruines d'une église ou d'un palais. Le latin nous apporta la civilisation antique; l'italien porterait aux hommes futurs la connaissance où le souvenir des civilisations modernes. Devoir peut-être un peu lourd pour une langue qui s'est perfectionnée dans la bouche du peuple plutôt que dans le cerveau des écrivains. La littérature italienne des derniers siècles est lumineuse et légère, claire et voluptueuse; elle n'est que cela, et c'est peut-être ce qui la sauvera. Les sensibilités du Nord viendront se réchauffer en ce ruisselet tiède et parfumé; les hommes, las des philosophies et des sociologies, aimeront la chanson des oiseaux latins.
En linguistique il faut admettre que c'est le peuple qui crée et recrée sans cesse l'instrument; mais les hommes aptes à manier cet instrument délicat et terrible sont en très petit nombre. Dès que les écrivains sont légion, dès que la culture littéraire s'épand sur la nation entière, substituant à la noblesse de l'inconscient la mesquinerie de l'action volontaire et préméditée, il se produit une déviation esthétique et un abaissement intellectuel. On dirait que la civilisation est un gâteau et que les parts sont d'autant plus petites que les convives sont plus nombreux. Ceci ne peut pas encore se démontrer: mais la notion deviendra évidente. Comme tout se tient, si la houille venait à manquer, la production littéraire baisserait de moitié. Les aphorismes de Malthus sont applicables au génie. Parce que des millions d'imbéciles veulent lire des romans-feuilletons, on manquera peut-être un jour de la rame de papier nécessaire pour faire connaître un nouveau Zarathoustra aux mille cerveaux d'élite qui seuls le pourraient comprendre. On écrira là-dessus des choses très belles et très inutiles quand les Barbares auront incendié Paris.
A ce moment-là il n'y aura plus guère de littérature française que celle des siècle anciens, et la langue, déformée par les étrangers auxquels on l'aura livrée, ne sera qu'un amas grossier de termes exotiques enchâssés chacun dans une orthographe superstitieuse. Déjà pour bien parler français à la mode des bureaux de rédaction et des cercles sportifs, il faut connaître la valeur des lettres selon l'alphabet de cinq ou six langues étrangères; à la veille de l'invasion, la langue française sera un crachoir international. Nul ne la regrettera, ni même les Français, qu'elle rebutera par son odeur cosmopolite. S'il y a encore quelques poètes, ils useront du latin ou de telle vieille forme séculaire: on écrira en Victor Hugo, en Racine, en Ronsard. La littérature, enfin socialisée, se composera de romans historiques où la civilisation d'aujourd'hui sera représentée sous les couleurs que nous attribuons maintenant à l'homme lacustre; avec cela, quelques traités de science élémentaire. Un grand silence intellectuel planera sur notre patrie. La contradiction étant impossible, toute puissance appartenant à l'État, seuls pourront parler ceux qui penseront comme l'État; mais personne n'aura l'inutile courage d'écrire, sinon les scribes officiels appointés pour cette besogne. Les vainqueurs ne toucheront pas à l'admirable organisation française de l'esclavage socialiste; ce bagne sera l'atelier qui travaillera pour entretenir la civilisation renaissante dans le reste de l'Europe. Mais j'espère qu'il se révoltera, afin que tout recommence et qu'il y ait enfin une science historique88.
Note 88: (retour)M. Robert Waldmüller (Duboc), en visitant Victor Hugo à Guernesey, recueillit son opinion sur la future «langue européenne». Voici l'anecdote résumée par le Temps (7 février), d'après le Litterarische Echo de Berlin:
«En 1867, M. Duboc voyageait en France et en Angleterre. Ce fut peut-être un obscur mouvement d'atavisme français qui le poussa à rendre visite, en passant la Manche, au plus grand des poètes français vivant. Il débarqua donc à Guernesey et se fit indiquer Hauteville house. Dès le jardin, il eut de Victor Hugo une première vision à laquelle, certes, il ne s'attendait guère. Hugo, à ce qu'il raconte, était sur la toit plat de sa maison, «vêtu de sa seule dignité,» et se livrait à des mouvements gymnastiques après avoir pris une douche froide.
Le visiteur se fit annoncer dans les formes et fut reçu avec une grande affabilité. La conversation s'engagea et tomba, comme il était naturel entre Français et Allemand et à cette époque, sur les rapports des peuples entre eux. M. Waldmüller-Duboc demanda à Victor Hugo s'il était jamais allé en Allemagne. «Non, seulement dans le pays vieux-gaulois du Rhin, que je considère comme français, bien que, ajouta-t-il, pour moi il n'y ait pas de frontières.»
Et là dessus Victor Hugo émit justement la même pensée que Nietzsche devait développer plus tard: «Un jour viendra où l'Europe ne connaîtra que des Européens, et non plus des Français, des Allemands, des Russes. Est-ce que les Allemands ont une queue? Je ne vois pas de différence (Waldmüller reproduit cette boutade en français.) Alors le pêle-mêle des langues prendra fin: une seule suffira.
—Laquelle?
—Trois seulement peuvent entrer en ligne de compte: l'italien, l'allemand, le français. L'allemand avec ses consonnes est trop dur pour les méridionaux; l'italien paraîtrait aux Allemands avoir trop de mollesse: reste le français, la langue où se fondent l'énergie et la douceur.
Et Hugo continua, poursuivant son idée:
—Si Byron n'avait parlé qu'anglais il n'aurait rencontré partout que des gens qui ne l'auraient pas compris; car, en dehors des Anglais, qui connaît cette langue absurbe?
—Mais quand l'Europe s'avisera-t-elle que tout le monde doit apprendre le français?
—Qui sait! Peut-être dès le lendemain de la chute de M. Bonaparte. Alors, en un clin d'oeil nous aurons la République.
—Et puis!
—Les républicains français tendront la main aux Allemands. Ceux-ci chasseront leurs nombreux princes... les douanes seront supprimées, etc.»
La France périra ainsi ou de toute autre façon, mais elle périra, et tout périra. Cependant, cette part faite au prophète pessimiste qui vaticine en tous les hommes désabusés d'aujourd'hui, il n'est pas inutile de se livrer à quelques réflexions d'un autre ordre, moins amères et plus vérifiables.
Si l'influence linguistique de la France a diminué, surtout depuis trente ans, on n'y peut voir qu'une cause, et cette cause est toute politique. Les peuples ont besoin de savoir la langue du plus fort; dans cette force, la littérature est un appoint, elle n'est que cela. Le patronage littéraire de la France s'étend encore aujourd'hui sur la plus grande partie du monde civilisé; il est plus vaste qu'au dernier siècle; s'il est moins profond, c'est qu'il n'a plus pour appui la suprématie militaire. De tous les commerces allemands c'est celui de Leipzig qui a le plus gagné, peut-être, au traité de Francfort. Il n'a tenu qu'au génie littéraire allemand de profiter de la situation. C'est parce qu'il s'est obstiné à se taire ou parce qu'il n'a parlé qu'avec timidité que les lettres françaises ont maintenu et peut-être étendu leur vieille domination. Sans ce pacifique empire d'outre-frontières, la vraie littérature de France, et toutes les industries qu'elle fait vivre, n'existerait peut-être plus. Qu'il le veuille ou non, un écrivain français a trois clientèles dont voici l'importance décroissante: Paris, l'Étranger, la Province. Il faut donc distinguer de l'influence littéraire l'influence purement linguistique qui s'exerce par la politique et par le commerce. Les livres français sont lus par des hommes qui ne sauraient parler notre langue; ils l'ont apprise ainsi qu'une langue classique, langue de luxe et de loisirs aristocratiques. D'autre part les Français de France ne lisent qu'en eux-mêmes; ce livre unique et quelques fausses nouvelles, voilà tout l'aliment que se permet leur génie égoïste et national.
Pour propager la littérature française à l'étranger, il suffit que nous écrivions de bons livres dans une langue à la fois traditionnelle et renouvelée par les conseils d'une sensibilité originale; propager la langue française, en tant que langue de commerce et d'usage, il suffirait peut-être, à l'heure actuelle d'une politique ferme, et au besoin un peu impertinente. Mais l'impertinence diplomatique n'est pas un joujou que puissent manier sans danger ou sans ridicule les humbles hommes d'État, les contre-maîtres d'usine, qui ont usurpé en France le rôle de pasteurs de peuples.
Et ce ne sont pas les efforts généreux de l'Alliance française qui pourront suppléer à notre atonie politique, et encore moins tels petits remèdes de bonne femme sérieusement préconisés par des journalistes: nommer des correspondants étrangers de l'Académie française, instituer un Prix de Paris pour les étudiants étrangers! L'inutilité de ces mesures me les ferait accepter volontiers. La France n'est pas une maison de commerce qui donnerait des primes à ses clients; ni elle n'est une dame qui doive condescendre à rendre moins âpre l'accès de ses faveurs.
S'il faut simplifier çà et là notre orthographe, ou désencombrer de trop puériles règles nos grammaires, que ce soit par des raisons esthétiques, c'est-à-dire d'une utilité hautaine. Nous ôterons des baleines au corsage pour que le profil soit plus pur de la poitrine plus libre, mais non afin de favoriser les mains grossières.
La langue de Victor Hugo n'est pas un volapuk qu'il soit permis de vouloir accommoder au goût des sauvages comme une fabrication de cotonnade. Il ne paraît pas d'ailleurs qu'il y ait, malgré la logique, le moindre rapport vrai entre la difficulté du français et sa présente inertie d'expansion89. Le français est-il plus difficile aujourd'hui qu'il y a un siècle? Loin de là; il l'est beaucoup moins par l'abondance des excellentes méthodes répandues dans le public, par l'abondance aussi des livres à bon marché. L'orthographe est la même, mais plus régulière; la syntaxe est la même, mais plus souple. D'ailleurs, à côté de l'orthographe anglaise, ce résumé de toutes les incohérences, toutes les orthographes, même la française, apparaissent cristallines.
Note 89: (retour)Il ne faut pas trop appuyer sur cette inertie. L'auteur de la «Guerre des langues» a lu dans les journaux qu'une école commerciale de Rotterdam a rayé de son programme le cours de français; il transforme cette école unique en «certains établissements pédagogiques...» et pousse une hargneuse allusion à l'Affaire... La langue française est fort répandue en Hollande; moins ou plus qu'hier, c'est une question difficile à résoudre, mais il est manifestement absurde d'écrire: «Les Hollandais s'éloignent de plus en plus de notre langue et de notre littérature.» Pour permettre d'apprécier la question,—et la bonne foi du pamphlétaire, nous donnons en appendice, une pièce justificative.—De temps en temps les journaux (encore!) nous informent que le français va disparaître à Jersey. Or, il y a vingt ans la connaissance de l'anglais était absolument indispensable à Jersey; aujourd'hui le français suffit. Je me suis fait rapporter l'an passé la collection des carres et prospectus distribués aux étrangers, et tous sont en français. J'ai été surpris. Mais l'Angleterre est un si prodigieux laboratoire de mensonges. Il faudrait vérifier la moindre information avant d'en faire état.
Mais je ne professe pas tout à fait les idées communes sur les obstacles qu'apporté en une langue la complication de son orthographe. Les mots dont l'épellation est la plus anormale sont précisément ceux qui se gravent avec le plus de netteté dans la mémoire. Personnellement j'aurais moins d'hésitation sur l'orthographe anglaise que sur l'italienne, et pourtant autant l'une est démente, autant l'autre est raisonnable. Comment oublier que Brougham se prononce Brôme ou que viz se lit nameley: N'exagérons pas cependant l'attrait de ces chinoiseries. Il en est un peu de la facilité de l'anglais comme de la supériorité des Anglais. C'est un bruit qui courra tant, qu'il aura de bonnes jambes. Une langue très utile est beaucoup plus facile à apprendre qu'une langue de luxe. La difficulté, la vérité, la beauté, autant de valeurs relatives. Il ne faut donc pas trop se fier aux petits graphiques amusants que l'auteur a fait graver à la fin de son article pour conquérir l'aveu immédiat de sa clientèle. Six échelles de hauteur arbitrairement graduée affirment aux plus obtus (et au besoin à ceux qui ne sauraient pas lire) que, trois échelons gravis, on peut se délecter à lire les poèmes de M. Swinburne, tandis qu'il faut délaisser le dixième pour comprendre les vers de M. Sully-Prudhomme (qui ornent les pages suivantes). Mais je crois qu'il y a là une raison de perspective et que, vue de Turin ou de Barcelone, la proposition ne serait pas tout à fait la même que si on contemple ces symboliques échelles d'Amsterdam ou de Hambourg.
C'est par ces moyens qu'un commerçant établi en France travaille à l'extension de la langue française. Ils doivent lui sembler bons, puisqu'il est intéressé dans cette question qu'un écrivain aurait traitée avec plus de désintéressement ou un savant avec plus de compétence. Mais si l'on voulait recueillir sur la situation réelle de notre langue à l'étranger les renseignements précis et valables que ne m'a pas donnés une imagerie, ni ses textes explicatifs, je crois qu'il faudrait s'adresser à ces voyageurs ou à ces touristes qui parcourent sans cesse le monde pour leurs affaires ou leur plaisir. Eux seuls savent la vérité sur le pouvoir d'échange de la langue française, sur la valeur monétaire d'un mot français à Batavia, à Buenos-Ayres, au Caire ou à San-Francisco et en Europe. Pour l'exportation du livre, de la revue, du journal, l'éditeur et le commissionnaire seraient consultés, et il faudrait les croire, car la littérature, par dernier privilège, échappe en grande partie aux douanes. On recommencerait dans dix ans, et on saurait quelque chose.
Il vaut peut-être mieux ne rien savoir, et pour ce qui est de nous, écrivains orgueilleux, dire notre vaine pensée sans nous demander si elle retentira très loin ou si elle mourra à nos pieds.
Janvier 1900.
APPENDICE
PIÈCE JUSTIFICATIVE
LA LANGUE FRANÇAISE EN HOLLANDE
«Déjà, à plusieurs reprises, nous avons indiqué la place considérable que la langue française a conquise et conservée aux Pays-Bas. Les considérations historiques qui expliquaient dans une large mesure cette situation privilégiée—création de nombreuses églises wallonnes et d'écoles françaises—ont forcément perdu, par suite des circonstances, beaucoup de leur valeur. Cependant, le français garde son prestige et, si la connaissance de notre idiome n'est plus considérée comme la plus utile, l'étude du français reste toujours la plus attrayante et la plus nécessaire pour les classes aristocratiques et pour tous les hommes cultivés.
»Dans aucun pays étranger, l'Alliance française n'a trouvé un terrain plus favorable qu'en Hollande. Dans les grands centres, elle a créé des associations puissantes et dans beaucoup de petites villes de province des sections vivantes. Tout récemment encore, une section s'est fondée à Assen, la capitale de la province la moins importante du royaume.
»Cette année le choix des conférenciers a été particulièrement heureux. Mme Thénard, M.Chailley—Bert etc., ont obtenu partout, et notamment à la Haye et à Amsterdam, un succès très vif et très mérité. En général, les soirées dramatiques, qui offrent plus de variété et une note plus gaie que la conférence ordinaire, sont surtout goûtées du public. Par tempérament ce dernier est plutôt froid, mais chaque fois que des artistes parisiens entrent en contact avec lui la glace ne tarde à se rompre et la soirée finit par une ovation.
»On continue à lire de préférence les ouvrages français. Nos écrivains, les romanciers spécialement, se sont créé dans ce pays une excellente clientèle. Le dernier roman qui a fait sensation à Paris ne tarde pas à faire son apparition à la vitrine de tous les libraires. De plus, dans chaque ville, des sociétés de lecture fournissent à leurs membres, à prix fort modérés, une foule de revues françaises très demandées.
»En réalité, le français ne semble pas avoir perdu de terrain, comme on avait pu le craindre un instant. On se souvient que le conseil municipal de Rotterdam résolut, il y a quelques années, de supprimer l'étude du français dans les nouvelles écoles de la ville. Cette décision fit grand bruit. Or, d'après nos renseignements puisés à la meilleure source, toute l'affaire se réduit à ceci: le conseil municipal a voulu tenter un essai et il a supprimé le français dans une seule école publique. Cette dernière n'est fréquentée que par des enfants de la petite bourgeoisie. Les parents jugent la connaissance de l'anglais et de l'allemand plus utile à leurs enfants au point de vue commercial. Mais dans toutes les autres écoles le français reste inscrit au programme comme branche obligatoire.
»Même dans certains établissements libres, on consacre beaucoup de temps et de soins à l'étude de la langue française. Ainsi, à l'institut de M. Esmeijer, à Rotterdam, on réserve dans certaines classes jusqu'à sept heures par semaine à l'enseignement du français. Et les résultats sont positivement remarquables.
»C'est à M. Esmeijer que revient l'honneur d'avoir introduit aux Pays-Bas, pour l'étude des langues vivantes, la méthode directe ou intuitive, qui consiste à parler à l'enfant et à le faire parler dès le début. Le maître chargé d'enseigner le français proscrit dans ses leçons l'usage de hollandais. Cette innovation hardie a provoqué une vive opposition de la part des défenseurs de la vieille méthode des traductions. Mais les progrès des élèves sont si rapides, la supériorité de la nouvelle méthode ressort si clairement que M. Esmeijer a eu beaucoup d'imitateurs et que la cause paraît gagnée.
»Dans cet établissement modèle, les enfants commencent l'étude du français dès l'âge de six ans, tandis que dans les autres écoles on ne débute qu'à neuf ans. Au bout de trois mois d'exercices—une demi-heure par jour—ces petits garçons comprennent déjà fort bien et s'expriment avec une réelle facilité. Dans les classes supérieures, les travaux des élèves sont absolument remarquables. En narration française, beaucoup d'entre eux dépassent la moyenne des jeunes Français aspirant au brevet élémentaire.
»Naturellement, le français est aussi enseigné avec soin dans les gymnases, dans les écoles secondaires et dans les classes supérieures des écoles publiques. Mais ce seul exemple, pris dans l'enseignement libre, suffit pour montrer tout le prix qu'on attache à la connaissance de notre langue.»
(Le Petit Temps, 4 mars 1900.)
TABLE DES MATIÈRES
I.—Du Style ou de l'Écriture
II.—La Création subconsciente
III.—La Dissociation des idées
IV.—Stéphane Mallarmé et l'idée de décadence
V.—Le Paganisme éternel.
I.—Une religion d'art
II.—Psychologie du Paganisme
VI.—La Morale de l'Amour
VII.—Ironies et Paradoxes.
I.—Conseils familiers à un jeune écrivain
II.—Dernière conséquence de l'idéalisme
III.—Le Principe de la Charité
IV.—La Destinée des Langues
Appendice. Pièce justificative: La langue française en Hollande
DU MÊME AUTEUR
CRITIQUE
Le latin mystique (Étude sur la poésie latine du moyen âge), 3e édition, 1 vol. in-8e.
L'Idéalisme, 1 vol. in-12
Le Livre des masques (Ier et IIe) (Proses et documents
sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui,
avec 53 portraits par F. Vallotton), 2 vol. gr. in-18.
Esthétique de la Langue Française, 2e édition,
1 vol. gr. in-18.
ROMAN, THÉÂTRE, POÈMES
Sixtine, 2e édition, 1 vol. gr. in-18.
Le Pèlerin du Silence, 2e édition, 1 vol. gr. in-18.
Les chevaux de Diomède, 2e édition, 1 vol. gr. in-18.
D'un pays lointain, 1 vol. gr. in-18.
Le Songe d'une Femme, 2e édition, 1 vol. gr. in-18.
Lilith, 2e édition, 1 vol. in-8.
Histoires magiques, 2e édition, 1 vol. in-12.
Proses moroses, 2e édition, 1 vol. in-24.
Théodat, 1 vol. in-12
Les Saintes du Paradis, petits poèmes avec 29 bois originaux de G. d'Espagnat, 1 vol. in-12 cavalier.