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La Daniella, Vol. I.

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Il y a une chose certaine, cependant, c'est que lady B*** est dans l'erreur sur le compte de son mari et sur le sien propre. Lord B*** lui est infiniment supérieur sous tous les rapports sérieux. Sans avoir beaucoup d'instruction ni d'esprit, il en a infiniment plus qu'elle; et, quant au caractère, il y a en lui une loyauté, une chasteté, une candeur, une philosophie, une générosité à la fois spontanées et raisonnées qui laissent bien loin derrière elles la douceur naturelle, la libéralité insouciante et la sensiblerie exaltée de sa femme. En somme, ce sont deux bonnes et honnêtes natures; mais ici le mari a toutes les qualités essentielles de l'homme, et l'épouse n'a que les agréments vulgaires de la femme. Lady Harriet est un type que l'on voit partout; lord B*** est une précieuse originalité, et, dans le cercle obscur des vertus privées, une supériorité réelle.

An fond, je crois voir que ces deux âmes froissées ne se haïssent point, et que, tout en maudissant le joug qui les lie, elles ne le verraient pas se rompre sans douleur et sans effroi. Quelle est donc la cause du désenchantement de l'une et du découragement de l'autre? Peut-être une fausse appréciation du monde extérieur, trop de dédain pour ce monde, de la part du mari, trop d'estime, de la part de la femme. Mais le dédain, chez lord B***, vient d'un excès de modestie personnelle, et, chez lady Harriet, l'engouement résulte d'un fonds de vanité frivole.

Voilà donc un ménage à jamais troublé, deux existences profondément gâtées et stériles, parce qu'une femme manque de bon sens, et un homme de présomption!

Je suis arrivé vite à parler de cette plaie secrète avec lord B***. Son seul défaut, c'est de la laisser voir trop facilement. Il y a si longtemps qu'elle le ronge! Peut-être aussi n'est-il pas né avec beaucoup d'énergie. Je lui ai appris que j'avais entendu sa conversation avec l'officier de marine, à la Réserve, et que j'avais résolu de lui en garder le secret, même avant de prévoir que nous serions liés ensemble. Il m'en sait un gré infini et me tient pour un homme excessivement délicat. Il ne s'aperçoit pas que ma discrétion ne sert pas à grand'chose, et que son attitude pénible, mélancolique et un peu railleuse auprès de sa femme, fait deviner à tout le monde ce que je sais avec plus de détail seulement. Je me suis permis de le lui dire, et il m'a remercié de ma franchise, en promettant de s'observer; mais lady Harriet a, dans ses indignations rentrées ou dans ses soupirs de compassion, quelque chose de si blessant pour lui, que je doute de l'utilité de mes humbles avis. Il semble, d'ailleurs, que tous deux soient tellement habitués à ne pas s'accepter, qu'ils périraient d'ennui et ne sauraient plus que faire d'eux-mêmes, si on arrivait à les mettre d'accord.

La belle Medora devrait être un trait d'union entre eux; mais il ne paraît pas qu'elle y ait jamais songé. C'est, je le crains bien, une tête éventée, sous son air grave et pensif. Élevée à travers champs par une mère voyageuse, ensuite orpheline et promenée de famille en famille, elle a fait acte d'indépendance dès sa majorité (car elle a déjà quelque chose comme vingt-cinq ans), en choisissant sa tante Harriet pour chaperon définitif. Cette préférence s'explique peut-être par des affinités de goût et d'habitudes: amour de la parure, de la paresse et de l'apparence en toutes choses. Elles nous font l'honneur d'appeler cela des goûts d'artistes. Et puis la jeune personne a fait cause commune de plaintes et de dénigrements moqueurs avec la chère tante contre le pauvre oncle. Lord B*** en souffre et le supporte.

—Elle a doublé ma part de blâme, dit-il, en apportant son contingent de remarques défavorables sur mon compte; mais, d'autre part, elle a allégé mes ennuis en réussissant à faire rire Harriet. C'est presque toujours à mes dépens; mais, du moment qu'elle rit, elle est un peu désarmée, et si on me méprise davantage, du moins on me laisse plus tranquille.

Nous avons retiré du journal de Jean Valreg quelques chapitres que nous nous proposons de publier à part. Les impressions de voyage l'emportaient trop sur le roman de sa vie, et, dans le choix que nous avons fait, nous désirons rétablir un peu l'équilibre auquel il ne songeait nullement à s'astreindre, en nous écrivant ces réflexions.

Nous ne le suivrons donc ni dans les musées, ni dans les églises, ni dans les palais de Rome, et c'est à Frascati que nous reprendrons le fil de ses aventures.

XII

Frascsti, 3l mars

Je crains, mon ami, d'avoir été bien spleenétique ces jours derniers. Mon dégoût de Rome s'est terminé par quelques jours de maladie. J'ai quitté Rome et j'espère être mieux ici.

La principale cause de mon mal, c'est le froid que j'ai éprouvé à Tivoli. C'est bien beau, Tivoli! Je vous en parlerai un autre jour. Je sais que vous voulez, avant tout, que je vous parle de moi. La bonne lady Harriet, me voyant trembler la fièvre,—cela m'avait pris comme un état convulsif en rentrant de cette course,—a prétendu me soigner et me veiller elle-même. Son mari a eu beaucoup de peine à lui faire comprendre que cela me gênait et me contrariait au point de me rendre beaucoup plus malade, et c'est lui qui s'est chargé de moi. Mais avec quelle délicatesse et quelle bonté! Cet homme est réellement excellent! Voyant que j'éprouvais comme les chats, le besoin de me cacher d'être malade, il s'est caché lui-même derrière mon lit et ne s'est montré que quand, battant la compagne, j'ai été hors d'état de comprendre la sollicitude dont j'étais l'objet.

Je suis resté ainsi deux fois douze heures, avec un intervalle de douze heures entre les deux accès. Un bien habile et bien digne médecin français m'a médicamenté à propos et sauvé, je crois, d'une plus grave maladie. Je dois dire que la petite Daniella m'a montré aussi beaucoup d'intérêt, et que, dans mes moments lucides, je l'ai vue autour de moi, aidant lord B*** à me dorloter. Et puis je ne l'ai plus revue, et même, lorsque je l'ai cherchée dans le palais pour lui faire mes remerciements et mes adieux au moment du départ, il m'a été impossible de l'apercevoir.

C'est qu'il faut vous dire que je me suis enfui à la sourdine. Aussitôt que j'ai été sur mes pieds, je me suis fait conseiller la campagne pour quelques jours, par le docteur Mayer. J'aurais voulu retourner à Tivoli; mais l'air y est mauvais, et c'est Frascati qui m'a été désigné. Lord B*** voulait m'y amener et s'occuper de mon installation; mais je déteste tant occuper les autres de ma sotte personne, encore nerveuse et irascible comme on l'est quand on se sent affaibli, que je me suis sauvé avant le jour désigné pour le voyage. J'ai pris une petite voiture de louage, et me voilà enfin libre, c'est-à-dire seul.

Frascati est à six lieues de Rome, sur les monts Tusculans, petite chaîne volcanique qui fait partie du Systems des montagnes du Latium. C'est encore la campagne de Rome, mais c'est la fin de l'horrible désert qui environne la capitale du monde catholique. Ici, la terre cesse d'être inculte et la fièvre s'arrête. Il faut monter pendant une demi-heure, au pas des chevaux, pour atteindre la ligne d'air pur qui circule au-dessus de la région empestée de la plaine immense; mais cet air pur est moins dû à l'élévation du sol qu'à la culture de la terre et à l'écoulement des eaux; car Tivoli, plus haut perché du double que Frascati, n'est pas à l'abri de l'influence maudite.

Aux approches de ces petites montagnes, quand on a laissé derrière soi les longs aqueducs ruinés et trois ou quatre lieues de terrains ondulés sans caractère et sans étendue pour le regard, on traverse de nouveau une partie de la plaine dont le nivellement absolu présente enfin un aspect particulier assez grandiose. C'est un lac de pâle verdure qui s'étend BUT la gauche jusqu'au pied du massif du mont Gennaro. Au baisser du soleil, quand l'herbe fine et maigre de ce gigantesque pâturage est un peu échauffée par l'or du couchant et nuancée par les ombres portées des montagnes, le sentiment de la grandeur se révèle. Les petits accidents perdus dans ce eadre immense, les troupeaux et leurs chiens, seuls bergers qui, en de certaines parties du steppe, osent braver la malaria toute la journée, se dessinent et s'enlèvent en couleur avec une netteté comparable à celle des objets lointains sur la mer. Au fond de cette nappe de verdure, si unie que l'on a peine à se rendre compte de son étendue, la base des montagnes semble nager dans une brume mouvante, tandis que leurs sommets se dressent immobiles et nets dans le ciel.

Mais, en résumé, voici la critique qui se présente à mon esprit sur l'effet bien souvent manqué de la plaine de Rome. Je dis manqué par la nature sur l'oeil des coloristes, et peut-être aussi sur l'âme des poëtes. C'est un défaut de proportion dans les choses. La plaine est trop grande pour les montagnes. C'est une étoile énorme avec un petit cadre. Il y a trop de ciel, et rien ne se compose pour arrêter la pensée. C'est solennel et ennuyeux, comme en mer un calme plat. Et puis le genre de civilisation de ce pays-ci trouve moyen de tout gâter, même le désert. Puisque désert il y a, on voudrait le voir absolu, comme la prairie indienne de Cooper, dont les défauts naturels me semblent, d'après ses descriptions et les images que j'ai vues, assez comparables à ceux d'ici: de trop petites lignes de montagnes autour de trop grands espaces planes; mais, au moins, la prairie indienne exhale le parfum de la solitude, et l'oeil du peintre qui voit, quoiqu'il fasse, à travers sa pensée, peut se reposer sur une sensation d'isolement complet et d'abandon solennel.

Ici, n'espérez pas oublier les maux passés ou présents de l'état social. Cette plaine est parsemée de détails criards, d'une multitude de petites ruines antiques plus ou moins illustres; de tours guelfes ou gibelines, très-grandes de près, mais microscopiques sur cette vaste arène; de cahutes de paille, assez vastes pour abriter, la nuit, les troupeaux errants pendant le jour, mais si petites à distance, qu'on se demande si un homme peut y loger. Ce semis de détails toujours trop noirs ou trop blancs, selon l'heure et l'effet, est insupportable, et fait ressembler la plaine à un camp abandonné.

Pardonnez-moi cette critique froide de lieux qu'on est forcé, par l'usage de trouver admirables de lignes et ruisselants de poésie. Il faut bien que je vous explique pourquoi, sauf de rares instants où l'oeil saisit un détail par hasard harmonieux (les troupeaux le sont toujours et partout) et une échappée entre deux buttes où, par bonheur, il n'y a pas de ruines tranchantes, je m'écrie intérieurement:

—Laid, trois fois laid et stupide le steppe de Rome! Ô mes belles landes plantureuses de la Marche et du Bourbonnais, personne ne parle de vous! Voilà ce que c'est que de manquer de peste, de cadavres, de rapins et de larmes de poète!

Enfin, ici, à Frascati, on entre dans un autre monde, un petit monde de jardins dans les rochers, qui, grâce au ciel, ne ressemble à rien et vous fait comprendre les délices de la vie antique. Je tâcherai de vous en donner peu à peu l'idée; car c'est un cachet bien tranché, et voici la première fois que je me sens vraiment loin de la France et dans un pays nouveau. Pour aujourd'hui, je ne vous parlerai que de mon installation dans un domicile étrange comme le reste.

Oubliez vite ce mot que je viens de dire: les délices de la vie antique, en parlant de la villégiature romaine. La campagne qui m'environne mérite le titre de délicieuse; mais la civilisation n'y a point de part pour le pauvre voyageur, et, si les villas princières que je vois de ma fenêtre attestent un reste de magnificence, la population ouvrière et bourgeoise qui végète à leur pied ne me parait pas s'en ressentir le moins du monde.

La ville est pourtant jolie, non-seulement par sa situation pittoresque et son côté de ruines pendant sur le ravin, mais encore par elle-même. Elle est bien coupée et assez bien bâtie. On y arrive par une porte fortifiée qui a du caractère; la place, bien italienne avec sa fontaine et sa basilique, annonce une importance, une étendue et une aisance qui n'existent pas; mais c'est comme cela dans toutes ces petites villes des États de l'Église: toujours une belle entrée, des monuments, quelques grandes maisons d'aspect seigneurial, quelque villa élégante ou quelque riche monastère ayant à vous montrer quelques; tableaux de maîtres; et puis, pour cité, une bourgade d'assez bon air, peuplée de guenilles et recélant à l'intérieur une misère sordide ou une insigne malpropreté.

Je suis entré dans vingt maisons pour trouver un coin où je pusse m'établir, et Dieu sait, qu'élevé dans un pauvre village de paysans, je n'apportais pas là de prétentions aristocratiques. J'ai trouvé partout le contraste particulier à ce pays: un luxe de décoration inutile au milieu d'un dénûment absolu des choses les plus nécessaires à la vie. Dans la plus pauvre demeure, des sculptures et des peintures: nulle part, à moins de prix exorbitants, un lit propre, une chaise ayant ses quatre pieds, une fenêtre ayant toutes ses vitres. J'entrais dans ces maisons sur leur mine. Bien bâties et tenues fraîches, au dehors, par un air pur, elles annonçaient l'aisance. On est tout surpris de trouver, dès l'entrée, une sorte de vestibule voûté qui sert de latrines aux passants; un escalier noir, étroit, avec des marches de deux pieds de haut, conduisant à un bouge infâme dont l'odeur vous fait reculer. Il est vrai que l'on a du marbre sous les pieds et des fresques telles quelles sur la tête. Le superflu est le nécessaire pour le Romain, et réciproquement.

L'intérieur de l'Albergo Nobile de Frascati, ancien palais vendu et revendu, est une curiosité sous ce rapport. On traverse de vastes salles remplies de statues de marbre blanc, copiées sur des antiques. Dans un grand hémicycle qui sert de salon principal, il y a tout un Olympe d'une colossale bètise. Ailleurs, ce sont des chambres représentant des paysages vus à travers des colonnes, des salles de bain fort agréables, avec des baignoires de marbre blanc sur le modèle des vasques antiques; d'autres endroits plus secrets encore sont aussi en marbre blanc et décorés de sculptures. Puis sur tout ce luxe de parois, loques de tapis rapiécés, des fauteuils dépareillés, si gras et si vermoulus, qu'on n'ose s'y asseoir; des lits rembourrés d'ardoises, et, pour ornements, des vases en cartonnage fané, rouge et or, contenant des bouquets de plumes de paon. Je m'imagine que le roi de Tombouctou, ou le grand chef des Têtes-Plates, se pâmerait d'aise devant un pareil goût de décoration.

Ce que j'ai enfin trouvé de plus confortable et de moins cher, c'est la villa Piccolomini, où me voilà installé. C'est une grande maison carrée, largement bâti, et qui, malgré son dénûment et son état de dégradation, mérite encore le titre de palais. Un perron, à marches brisées et disjointes, où il faut se baisser pour passer sous le linge qui sèche sur des cordes, donne entrée à un vestibule fermé, qui, rempli de fleurs, ferait une jolie serre. Au rez-de-chaussée s'étendent d'immenses appartements voûtés, d'une élévation disproportionnée, et percés de petites fenêtres qui ont fermé jadis. Tout cela est disposé pour le frais en été; mais, au temps où nous sommes, c'est glacial. La fresque qui garnit tout, de la base au faîte de ces chambres-édifices, est d'un goût insupportable. Tantôt cela veut imiter les arabesques de Raphaël et n'imite absolument rien; tantôt d'atroces bonshommes nus, soi-disant divinités mythologiques, se tordent au plafond dans des poses terribles qui imitent grotesquement les Michel Ange. Les portes sont à fond d'or, rehaussées du chapeau et des cordelières du cardinalat, emblèmes qui vous poursuivent dans toutes ces demeures seigneuriales, puisqu'il n'est pas d'ancienne famille qui n'ait eu quelques-uns de ses membres pourvus des hautes dignités de l'Église.

Tout cela est sale, crevassé, moisi, terni d'une croûte de piqûres de mouches. De lourdes consoles dorées, à dessus de riches et laides mosaïques, et menaçantes de vétusté garnissent les coins. Les glaces, de quinze pieds de haut, sont dépolies par l'humidité, et raccommodées, dans leurs brisures, avec des guirlandes de papier bleu. Le pavé de petites briques s'égrène sous les pieds. Les lits de fer, sans rideaux, disparaissent dans l'immensité. Le reste du mobilier est à l'avenant de cette misérable opulence. Une pauvre cheminée pour tout un appartement de cinq pièces énormes, est à peu près inutile: on ne trouve de bois à acheter à aucun prix à Frascati, bien que ses collines soient couvertes d'une magnifique végétation; mais tout cela appartient à trois ou quatre familles qui, à bon droit, respectent leurs antiques ombrages, et n'ont rien de superflu à vendre de leur bois mort. Le pauvre monde et les étrangers qui s'imaginent, comme moi, qu'il faut aller chercher un hiver doux et un printemps chaud en Italie, se dégèlent le bout des doigts à la flamme rapide de quelques tiges de bambous pourris qui ne peuvent plus servir d'échalas aux vignes, et qu'on daigne leur vendre aussi cher que, chez nous, des bûches de Noël.

Au-dessus de ce rez-de-chaussée qui, sur l'autre face de la maison, bâtie à mi-côte, est un premier étage, s'étendent des appartements encore plus vastes, habités en été par une famille suisse, aujourd'hui propriétaire de la villa Piccolomini. Maintenant la maison serait entièrement vide sans la présence de quatre ouvriers qui viennent passer la nuit dans une cave, et celle de la Mariuccia, qui demeure dans les combles.

La Mariuccia, c'est-à-dire la Marion ou la Mariette (j'avoue que j'ai été influencé par cette similitude de nom avec la vieille gouvernante de mon oncle le curé), la Mariuccia est la gardienne, la servante, la gouvernante, la cuisinière, le régisseur, le factotum de cette grande habitation et des terres qui en dépendent. C'est un être assez singulier et assez remarquable: petite, maigre, plate, édentée, malpropre, hérissée, elle s'attribue una trentasettesina d'années. J'ai été fort effrayé quand elle m'a offert de faire mon ménage et ma cuisine; mais, en causant avec elle, j'ai reconnu qu'elle était excessivement intelligente, spirituelle même, et qu'elle me serait une ressource dans ces heures de spleen où l'on a besoin d'échanger quelques paroles, quelques idées avec une créature humaine, si bizarre qu'elle soit.

Elle m'a promené et piloté minutieusement dans son palais en commençant par les plus belles chambres et en finissant par les plus humbles, et débattant les pris avec une âpreté énergique. Comme ces prix étaient, en somme, les plus raisonnables que j'eusse encore rencontrés, je ne les discutais que pour me divertir de sa physionomie et de sa parole, étourdissantes de vivacité. Je m'attendais à être rançonné comme partout et mis au pillage comme une proie acquise aux exigences de détail d'une servante-maîtresse. J'y étais tout résigné; mais à peine eus-je fait choix de mon gîte, que les choses changèrent subitement. La Mariuccia, soit qu'elle m'eût pris en amitié, soit qu'elle ait dans le caractère un fonds de bonté réelle, commença à me dorloter comme si elle m'eût connu toute sa vie. Elle s'inquiéta de ma pâleur et se mit en quatre pour réchauffer ma chambre, défaire ma malle et préparer mon dîner. Elle apporta chez moi le meilleur fauteuil et les meilleurs matelas de la maison, fouilla l'appartement de ses maîtres pour me trouver des livres, une lampe, un tapis propre; bouleversa le grenier pour me choisir un paravent, et courut au jardin pour me procurer quelques poignées de bois mort. Enfin, elle fixa le prix de ma consommation et celui de son service avec une discrétion remarquable.

Cela m'a mis fort à l'aise avec elle, non que je sois d'humeur à regimber contre le système d'exploitation auquel tout voyageur doit se soumettre en Italie pour avoir la paix, mais parce qu'on se sent vraiment soulagé, dès que l'on peut voir dans un être de son espèce, quoiqu'il soit, un égal sous le niveau de la probité.

Me voilà donc dans un appartement situé au troisième; un troisième qui, en raison de la hauteur des étages inférieurs serait un sixième à Paris. De là, j'ai la plus admirable vue qui se puisse imaginer. Je devrais dire les deux plus admirables vues, car les deux pièces que j'occupe, faisant l'angle de la maison, j'ai, d'un côté la chaîne des montagnes depuis le Gennaro jusqu'au Sokafe, la campagne de Rome et Rome tout entière, visible à l'oeil nu, malgré les treize milles de plaines qui m'en séparent à vol d'oiseau; de mon autre fenêtre, c'est plus beau encore: au delà de la plaine immense, je vois la mer, les rivages d'Ostie, la forêt de Laurentum, l'embouchure du Tibre, et, au-dessus de tout cela, montant comme des spectres dans le ciel, les pâles silhouettes de la Sardaigne. C'est immense, comme vous voyez, et un rayon de soleil m'a fait paraître tout cela sublime. Je peux donc être ici languissant de santé, paresseux ou enfermé par la pluie. J'ai le vivre et le couvert assurés, une bonne femme pour me montrer de temps en temps une figure comique et bienveillante, deux pièces très-basses, mais assez vastes, trop mal closes et trop haut perchées d'ailleurs pour n'être pas suffisamment aérées; quelques livres propres à me renseigner sur le pays, et, n'eussé-je que quelques rares éclaircies de soleil, un des plus beaux spectacles que j'aie jamais contemplés.

En ce moment, tenez, c'est splendide. Les montagnes sont d'union d'opale si fin, si doux, qu'on les croirait transparentes. Tout ce côté de l'est se baigne dans des reflets d'une exquise suavité. Le couchant, au contraire, est embrasé d'un rouge terrible. Le soleil, abaissé sur l'horizon, éclate d'autant plus ardent que des masses opaques de nuages violets s'amoncellent autour de lui. Les méandres marécageux du Tibre se dessinent en lignes étincelantes sur des masses de forets encore plus violettes que le ciel. La mer est une nappe de feu, et, comme pour rendre le tableau plus lumineux et plus bizarre, une riche fontaine, située sur la terrasse d'une villa voisine, semble faire jaillir, aux premiers plans, une pluie d'or fondu qui se détache sur un fond de sombre verdure.

Mes deux chambres sont, à mon sens, les moins laides de la maison, parce qu'elles n'ont aucune espèce d'ornement. C'est pour cela que la Mariuccia me les a cédées au moindre prix possible, estimant que je devais être bien pauvre, puisque je consentais à me passer de fresques et de bustes. C'est peut-être aussi pour cela qu'elle m'apporte les meubles les plus propres de l'établissement, compensation qui lui paraît probablement moins sérieuse qu'à moi.

Vous voilà tranquille sur le compte de votre serviteur et ami, qui, un peu fatigué de sa journée, va se coucher avec le soleil, comme les poules.

XIII

Frascati, villa Piccolomini, 1er avril.

Les nuées violettes du couchant n'avaient pas menti: il a fait, cette nuit, une tempête comme je n'en ai jamais entendu. Malgré l'épaisseur des murs et la petitesse des fenêtres, circonstances qui me semblaient devoir assourdir le vacarme extérieur, j'ai cru que la villa Piccolomini s'envolerait à travers ces espaces sans bornes que mon oeil contemplait hier au soir. J'ai dormi malgré tout; mais j'ai rêvé dix fois que j'étais en pleine mer sur un navire qui volait en éclats. Il pleut fin et serré, ce matin. Le colossal paysage que je vous décrivais n'existe plus. Plus de mont Janvier, plus de Socrate, plus de Saint-Pierre, plus de Tibre, plus de mer. C'est gris comme une matinée de Paris. Je ne distingue que les maisons de Frascati sous mes pieds; car la villa Piccolomini, placée à une extrémité de la ville, occupe le premier plan d'un système de terrasses naturelles verdoyantes qu'il me tarde d'explorer.

La Mariuccia vient de m'apporter une tasse de lait passable; et, en attendant que je puisse sortir, je vais vous raconter les circonstances que j'ai omises dans mon bulletin d'hier.

Il s'agit d'une course à Tivoli que je vous ai sommairement indiquée et dont les faits me paraissent si étranges aujourd'hui, que j'ai besoin de me bien tâter pour m'assurer que je n'ai pas rêvé cela pendant ma fièvre.

J'aime bien à être seul, ou tout au moins avec des artistes, pour aller à la découverte des belles choses; mais la famille B*** avait décrété, le 26 du mois dernier, qu'elle irait à Tivoli et que je serais de la partie. On n'invita pas Brumières, quoiqu'il eût pu y avoir place pour lui dans la calèche. J'offrais de me mettre sur le siège avec le cocher; mais ma proposition fut comme éludée, et, croyant m'apercevoir d'une certaine opposition, surtout de la part de lady B***, je n'osai pas insister, et je m'abstins de prévenir Brumières de la possibilité de son admission.

La route m'ennuya beaucoup jusqu'à la solfatare, où l'intérêt géologique commence. Il faisait tour à tour trop chaud, et trop froid; lady Harriet et sa nièce ne cessaient de vouloir forcer lord B***, et moi, par contre-coup, à nous extasier sur la poésie, sur la beauté de la plaine, et, par toutes les raisons que je vous en ai données, je trouvais cette interminable solitude sans caractère, insupportable à traverser. Nous allions pourtant aussi vite que possible, lord B*** ayant fait l'acquisition de quatre magnifiques chevaux du pays. C'est une race précieuse. Ils ne sont pas très-grands, mais assez doublés sans être lourds; ils trottent vite; ils ont de l'ardeur et de la solidité. Leur robe est d'un beau noir, leur poil très-fin et brillant. La tête est un peu commune, le pied un peu vache, mais les formes sont belles quant au reste. Ils ont le caractère hargneux, et il ne se passe pas d'heure où l'on ne voie, à Rome ou autour de Rome, des querelles sérieuses entre hommes et bêtes. Cavaliers et cochers sont intrépides, mais généralement équitent ou conduisent avec plus de hardiesse, de violence et d'obstination que de véritable adresse et de raisonnement. Pourtant, les accidents sont rares, les chevaux ne manquent jamais par les jambes et descendent à fond de train, sur les dalles, les pentes les plus rapides des collines de la métropole.

Je remarquai, avec lord B***, qui essayait cet attelage avec attention pour la première fois, que le type de ces animaux était exactement celui du cheval de bronze doré de Marc-Aurèle dans la cour du Capitole. Il m'a dit, et je l'ai oublié, de quelle partie des États de l'Église ils proviennent. Ce n'est pas de l´agro romano, je présume, car tous les élèves que l'on voit courir dans le steppe sont rachitiques et d'une race vulgaire, ainsi que les juments qui les produisent. Les boeufs y sont également petits et laids, bien qu'ils appartiennent à cette belle espèce d'un blanc de lait, aux cornes démesurées, que l'on voit employée aux transports sur les routes, et aux travaux des champs dans la région des montagnes. Cette espèce est fort étrange. Elle est encore très-petite relativement à nos espèces de France; mais la finesse de ses formes et de son poil, la beauté de ses jambes et de sa face devraient en faire, pour les artistes, le type de la race bovine. On emploie pourtant le buffle de préférence dans les tableaux de l'école romaine, sans doute à cause de son étrangeté: mais le buffle est un hideux animal.

Cette race de boeufs blancs est, m'a-t-on dit, originaire de la Vénétie; mais le développement vraiment fantastique des cornes me parait une dégénérescence due au sol romain, et une preuve de faiblesse plutôt que de vigueur. On laboure ici avec tout ce qui tombe sons la main dans la prairie: boeufs, vaches, ânes ou chevaux; mais on laboure très-mal, sans s'occuper de l'écoulement des eaux, sans assainir ni unir le terrain. La terre est légère et le climat favorable; mais la grande question pour les laboureurs est de se dépêcher, et de séjourner le moins possible sur ces terrains pestilentiels. Tous sont étrangers au terroir. Journaliers nomades, ils couchent, pendant la quinzaine des travaux, dans ces ruines ou ces paillis qui servent de point de repère dans l'étendue; puis ils disparaissent en toute hâte et vont chercher de l'ouvrage dans des lieux plus salubres, jusqu'à ce qu'ils reviennent faire la moisson de ces semences abandonnées aux influences naturelles, et totalement privées de soins jusqu'à leur maturité.

Les animaux, abandonnés avec presque autant d'incurie que les végétaux, se ressentent aussi du mauvais air. Dès que l'on s'élève au-dessus de ces régions funestes, les races grandissent et embellissent comme les plantes.

Les plus jolis animaux que l'on voie ici sont les chèvres. Un vaste troupeau de race cachemirienne était littéralement couché et endormi comme un seul être sur le bord du chemin, et, au milieu de ce troupeau, dormait aussi un enfant vêtu de la peau d'une de ses chèvres et couché, pêle-mêle avec les petits chevreaux. Au bruit de la voiture tout s'éveilla en sursaut, tout bondit à la fois sous le coup d'une terreur indicible. Ce fut comme un nuage de soie blanche qui s'envolait en rasant le sol, les cabris se livrant à des cabrioles échevelées, les mères faisant flotter leurs franges éclatantes à la brise, le petit berger, propre et blanc aussi, parce qu'il n'avait d'autre vêtement que sa toison neuve, courant éperdu, tombant et se relevant pour fuir avec ses bêtes effarouchées.

On arrêta la calèche pour jouir de cette scène. Je descendis et parvins à rassurer le petit sauvage, qui consentit à me laisser prendre un de ses chevreaux pour le montrer de près à miss Medora.

C'est ici, mon ami, que commence l'étrange aventure. La belle Medora prit le petit animât sur ses genoux, le caressa, lui fit manger du pain, le dorlota jusqu'à ce que lord B***, impatienté, lui eût rappelé que le temps s'écoulait et que nous n'avions pas trop de la journée pour voir Tivoli à la hâte et revenir à Rome. Puis, lorsqu'elle me rendit le chevreau, après avoir attaché sur moi un regard tout à fait inexplicable, elle se rejeta dans le fond de la voiture et couvrit son visage de son mouchoir.

Ce mouvement me fit croire que le cabri sentait mauvais et que miss
Medora, s'en apercevant tout à coup, respirait son mouchoir parfumé.

Je me hâtai de porter le chevreau au chevrier, qui ne manqua pas de me tendre la main avant que j'eusse eu le temps de porter la mienne à ma poche pour y prendre, à son intention, quelques baroques. Mais, quand je remontai en voiture, je vis Medora sanglotant, sa tante s'efforçant de la calmer, et milord sifflant entre ses dents un lila burello quelconque, de l'air d'un homme embarrassé d'une scène ridicule. Cette situation incompréhensible me mit fort mal à l'aise. Je me hasardai à demander si miss Medora était malade. Aussitôt le mouchoir cessa de cacher son visage, et, à travers de grosses larmes qui coulaient encore, elle me regarda d'un air étrange, en me répondant, d'un ton enjoué, qu'elle ne s'était jamais sentie si bien.

—Oui, oui, se hâta de dire lady B***. Ce n'est rien; qu'un peu de mal aux nerfs.

Et lord B*** ajouta:

—Certainement, certainement, des nerfs, et rien de plus.

—Cela m'est égal, pensai-je.

Et, au bout de peu d'instants, je trouvai un prétexte pour monter sur le siège à côté du cocher, liberté à laquelle j'aspirais depuis longtemps, et plus vivement encore depuis cette scène mystérieuse où mon rôle était nécessairement celui d'un indifférent incommode ou d'un indiscret mal appris.

Un peu plus loin, on s'arrêta pour voir les petits lacs dei tartari[1] et la curieuse cristallisation sulfureuse qui les environne. Figurez-vous plusieurs millions de petits cônes volcaniques s'élevant de quelques pieds an-dessus du sol, ayant chacun sa cheminée principale et ses bouches adjacentes, plusieurs millions d'Etnas en miniature. Au premier abord, cela ressemble à une végétation étrange, pétrifiée sur pied. Et puis cela vous apparaît comme un liquide en fusion qui se serait candi tout à coup au milieu d'une ébullition violente. Autour de ce champ de cratères, et sur les bords de ces flaques d'eau sédimenteuses que l'on nomme des lacs, s'étendent des haies d'autres cristallisations incompréhensibles, que l'on dit être des plantes pétrifiées; mais je n'en suis pas sûr, et je crois voir là, comme dans les cônes voisins, les caprices du bouillonnement refroidi d'un volcan de boue et de soufre.

Je parcourais tout cela avec beaucoup de curiosité, me hâtant de casser
quelques échantillons, lorsque je vis recommencer les larmes de Medora.
Sa tante la gronda un peu et se dépêcha de la ramener à la voiture. Lord
B*** me dit:

—Venez! nous reviendrons ici tous les deux, si cet endroit vous intéresse. En ce moment, vous voyez que ma chère nièce a un accès de folie.

—Vraiment! m'écriai-je consterné, cette belle personne est sujette…?

[Note 1: C'est-à-dire des tartres, et non pas des Tartares, comme traduisent quelques voyageurs]

—Non, non, reprit en riant lord B***, elle n'est pas aliénée; elle n'est que folle à la manière de ma femme, qui prend cela au sérieux, et vous savez bien la cause de toutes ces bizarreries.

—Moi? Je ne sais rien, je vous le jure!

—Vous n'en savez rien? dit lord B*** en m'arrêtant et en me regardant fixement; vous en donneriez votre parole d'honneur?

—Je vous la donne! répondis-je avec la plus parfaite simplicité.

—Tiens! c'est singulier, reprit-il. Eh bien, nous reparlerons de cela plus tard, s'il y a lieu.

Et, sans me donner le temps de l'interroger, il me ramena à la voiture, et me força de lui céder ma place sur le siège, voulant, disait-il, conduire lui-même, pour essayer la bouche de ses chevaux.

Mon malaise recommença, comme vous pouvez croire. Les deux Anglaises furent d'abord muettes. Lady B*** paraissait aussi embarrassée que moi. Sa nièce pleurait toujours. Forcé par les assertions de lady Harriet à regarder ces larmes comme une crise de nerfs, je ne savais quelles idées suggérer pour y remédier. J'ouvrais et refermais les glaces, ne trouvant rien de mieux que de donner de l'air ou de préserver de la poussière. Enfin, nous commençâmes à gravir au pas une montagne couverte d'oliviers millénaires, et je conseillai de marcher un peu.

On accepta avec empressement; mais, au bout de quelques pas, lady Harriet, essoufflée et replète, remonta en voiture. Lord B*** resta sur le siège, le cocher mit pied à terre, et miss Medora, qui s'était traînée d'un air dolent, prit sa course comme si elle eût été piquée de la tarentule, et s'élança, légère, forte et gracieuse, sur le chemin rapide et sinueux.

Une belle femme! dit naïvement le cocher, avec cet abandon propre aux Italiens de toutes les classes, en se tournant vers moi d'un air tout fraternel; j'en fais mon compliment, à Votre Excellence.

—Vous vous trompez, mon ami, lui, dis-je. Cette belle femme est une demoiselle, et je n'ai aucun lien avec elle.

—Je sais bien! reprit-il tranquillement, en m'ôtant sans façon mon cigare de la bouche pour allumer le sien. Je suis au service de ces Anglais pour la saison; mais on sait bien, dans la maison et dans Rome, que vous épousez la belle Anglaise.

Eh bien, mon cher, vous direz, s'il vous plaît, dans la maison et dans
Rome, que ce que vous croyez là est un mensonge et une stupidité.

Je doublai le pas, peu curieux de constater l'effet des bavardages insensés de la Daniella on du Tartaglia son compère, et, fort ennuyé du rôle absurde que ces valets voulaient m'attribuer, je fis un effort pour n'y plus songer en marchant.

Cette préoccupation venait mal à propos m'arracher au charme qui s'emparait de moi dans cette région vraiment admirable. La montagne était jonchée d'herbe d'un vert éclatant, et les antiques oliviers adoucissaient leurs formes fantastiques et la torsion insensée de leurs tiges, sous des robes de mousses veloutées d'une adorable fraîcheur. L'olivier est un vilain arbre tant qu'il n'est pas arrivé à cet aspect de décrépitude colossale qu'il conserve pendant plusieurs siècles sans cesser d'être productif. En Provence, il est grêle et n'offre qu'une boule de feuillage blanchâtre qui rampe sur les champs comme des flocons de brume. Ici, il atteint des proportions énormes et donne un ombrage clair qui tamise le soleil en pluie d'or sur son branchage échevelé. Son tronc crevassé finit par éclater en huit ou dix segments monstrueux, auteur desquels les rejets plus jeunes s'enroulent comme des boas pris de fureur.

Cette forêt de Tivoli fait penser à la forêt enchantée du Tasse. On ne sait pas bien si ces arbres ne sont pas des monstres qui vont se mouvoir et rugir ou parler. Mais, pas plus que dans le génie tout italien du poëte, il n'y a, dans cette nature, de terreurs réelles. La verdure est trop belle, et les profondeurs bleuâtres que l'on aperçoit à travers ces entrelacements infinis sont d'un ton trop doux pour que l'imagination s'y assombrisse. Comme dans les aventures de la Jérusalem, on sent toujours la main des fées prête à changer les dragons de feu en guirlandes de fleurs, et les buissons d'épines en nymphes décevantes.

J'en étais là de ma rêverie, lorsque la belle Medora, qui avait pris les devants, et que j'avais oubliée, m'apparut tout à coup à un détour de la montée, sortant d'un de ces fantastiques oliviers creux où elle s'était amusée à se cacher. Je tressaillis de surprise, et elle s'élança vers moi, aussi gaie, aussi rieuse que si elle n'eût jamais eu de vapeurs. Elle était vraiment plus belle que je ne lui avais encore accordé de l'être. Un trop grand soin, que je ne peux m'empêcher d'attribuer à un trop grand amour de sa personne, me la gâte presque toujours. Elle est toujours trop habillée, trop bien coiffée, et d'un ton trop reposé, trop inaltérable. C'est une beauté de nacre et d'ivoire, qui change sans cesse de robes, de bijoux et de rubans sans que sa physionomie change jamais, et c'est de bonne foi, je vous assure, que j'ai dit souvent à Brumières que cette invariable perfection m'était insupportable.

En ce moment, elle était toute différente de sa manière d'être habituelle. Les larmes avaient un peu creusé ses beaux yeux, et ses joues, animées par la course, étaient d'un ton moins pur et plus chaud que de coutume. Il y avait enfin de la vie et comme de la moiteur sur sa peau et dans son regard. Elle avait perdu son peigne en courant. J'ignore si elle avait mis sa fausse tresse dans sa poche; mais elle avait encore une assez belle chevelure pour se passer d'artifice et pour encadrer magnifiquement sa tête. Ce n'était plus cet inflexible diadème lissé comme du marbre noir sur un front de marbre blanc. C'était une auréole de vrais cheveux, souples et fins, voltigeant sur une chair rosé frémissante.

Probablement elle vit dans mon regard que je lui faisais amende honorable, car elle vint à moi amicalement, et passa son bras sous le mien avec une familiarité bien différente de ses dédains accoutumés, en me demandant à quoi je pensais et pourquoi j'avais eu l'air si surpris en la voyant sortir de son arbre.

Je lui racontai comme quoi la forêt du Tasse s'était présentée à mon imagination, et comment son apparition, à elle, avait coïncidé avec le souvenir de ces enchantements bénévoles.

—C'est-à-dire que vous m'avez comparée tout bonnement à une sorcière! Il ne faut pas que je m'en plaigne, puisque décidément il faut avoir cet air-là pour vous plaire.

—Où prenez-vous cette singulière assertion sur mon compte?

—Dans votre enthousiasme pour la vivandière de l'Agua argentina. La seule créature de mon sexe qui vous ait ému depuis votre arrivée à Rome, a été qualifiée par voue de sibylle.

—Alors, vous pensez que je cherche à établir une comparaison, sur le terrain de la magie, entre vous et une pauvre septuagénaire?

—Que dites-vous là? s'écria-t-elle en raidissant ses doigts effilés sur mon bras; c'était une femme de soixante et dix ans?

—Tout au moins! Ne l'ai-je pas dit, en faisant la description de ses charmes?

—Vous ne l'avez pas dit… Pourquoi ne l'avez-vous pas dit?

Cette brusque interrogation, faite d'un ton de reproche, me laissa stupéfait au point de ne savoir quoi répondre. Elle m'en épargna le soin en ajoutant:

—Et la Daniella? Que dites-vous de la Daniella? N'a-t-elle pas aussi un petit air de sorcière?

—Je ne m'en suis jamais avisé, répondis-je; et, en tout cas, je n'y tiendrais pas essentiellement pour la trouver jolie.

—Ah! vous convenez que celle-ci vous plaît? Je le disais bien, il faut être laide pour vous plaire!

—Selon vous, la Daniella est donc laide?

—Affreuse! répondit-elle avec une candeur de souveraine jalouse du moindre objet supportable sur les terres de son royaume.

—Allons, vous êtes trop despote, lui dis-je en riant. Vous voulez qu'à moins de trouver une beauté supérieure à la vôtre, on ne daigne pas seulement ouvrir les yeux. Alors, il faut se les crever pour jamais, et renoncer à la peinture.

—Est-ce un compliment? demanda-t-elle avec une animation extraordinaire. Un compliment équivaut à une raillerie, par conséquent à une injure.

—Vous avez raison; aussi n'est-ce pas un compliment, mais une vérité banale que j'aurais dû ne pas formuler, car vous devez être lasse de l'entendre.

—Vous ne m'avez pas gâtée sous ce rapport, vous! Dites donc toute votre pensée! Vous savez que je ne suis pas laide; mais vous n'aimez pas ma figure.

—Je crois que je l'aimerais autant que je l'admire, si elle était toujours naïvement belle comme elle l'est dans ce moment-ci.

Pressé de questions à cet égard, je fus entraîné à lui dire que, selon moi, elle était ordinairement trop arrangée, trop encadrée, trop rehaussée, et qu'au lieu de ressembler à elle-même, c'est-à-dire à une femme superbe et ravissante, elle se condamnait à un travail perpétuel pour ressembler à n'importe quelle femme pimpante, à n'importe quel type de fashion aristocratique, à n'importe quelle poupée servant de montre à un étalage de chiffons et de bijoux.

—Je crois que vous avez raison, répondit-elle après un moment de silence attentif.

Et, arrachant tout à coup sa broche et ses bracelets de Froment Meurice, véritables objets d'art que précisément je n'étais nullement disposé à critiquer, elle les lança à travers le bois avec une gaieté de Sardanapale.

—Voilà un étonnant coup de tête! lui dis-je en quittant son bras sans galanterie pour aller ramasser ces précieux objets. Vous permettrez qu'en qualité d'artiste, je vous reproche ce mépris pour de si beaux ouvrages.

Je retrouvai les bijoux, non sans peine, et, quand je les lui rapportai:

—Gardez-les, me dit-elle avec colère: je n'en veux plus.

—Et pour qui diable les garderais-je?

—Pour qui vous voudrez; pour la Daniella! quand elle sera ornée et parée, elle commencera à vous déplaire autant que moi.

—Je les lui remettrai ce soir, pour qu'elle les replace dans votre écrin, répondis-je en mettant les bijoux dans ma poche.

—Ah! vous êtes cruel! Vous n'avez pas une réponse qui ne soit de glace!

Et, me quittant brusquement, elle reprit sa course en avant de la voiture, me laissant là assez stupidement ébahi de sa véhémence.

Que se passait-il donc dans cette étrange cervelle de jeune fille? Voilà le problème que je ne pouvais, que je ne peux pas encore résoudre. Quand la voiture la rejoignit elle était calme et enjouée. Ses émotions s'apaisent vite. Elles viennent et s'en vont comme des mouches qui volent.

XIV

Frascati, 1er avril.

Tivoli est une ville charmante au point de vue pittoresque; mais la fièvre et la misère ou l'incurie règnent là comme à Rome. La population était cependant en grande activité pour rentrer les olives, dont la récolte, tardive dans cette région fraîche, vient de s'achever. Hommes, femmes et enfants offraient, comme à Rome, une exhibition de guenilles à nulle autre pareille; à ce point que l'on ne sait plus si c'est la détresse ou le goût du haillon qui généralisent ainsi cette livrée repoussante. Aux jours de fête, les femmes de la campagne romaine sont pourtant d'un luxe exorbitant. Chaque localité a son costume tout chamarré d'or et de pourpre, les robes et les tabliers de damas de soie, les chaînes et les boucles d'oreilles d'un grand prix. Cela n'empêche pas qu'on ne soit hideusement sale dans la semaine et qu'on ne tende la main aux passants.

Vous avez le dessin du joli petit temple de la Sibylle, perché sur le sommet d'un abîme; mais cela ne vous donne pas la moindre idée de cet abîme, où je vous ferai descendre tout à l'heure.

Lord B*** avait envoyé Tartaglia, la veille, en éclaireur, pour commander notre déjeuner. Nous trouvâmes la table dressée sur une terrasse escarpée, au pied du temple même, et en face de l'effrayant rocher dont le sommet fut le principal couronnement des grottes de Neptune. Le couronnement s'est écroulé il y a quelques années; l'Anio a été détourné en partie pour passer sous des tunnels à quelque distance de là, et former la grande cascade. Mais ce qui est resté des eaux du fleuve pour alimenter le torrent du gouffre naturel, est encore splendide, et les monstrueux débris de la principale grotte, gisant au pied du roc, ont donné un autre genre de beauté à la scène que nous dominions. D'ailleurs, grâce aux pluies de ces derniers jours, le rocher de Neptune était arrosé d'une fine cataracte qui tombait en nappe d'argent sur sa brisure à pic.

Nous ne pouvions voir, sous l'abondante végétation qui remplit le gouffre, l'autre bras du torrent qui forme d'autres chutes plus importantes vers le fond de cet entonnoir. Nous en entendions le bruit formidable, ainsi que celui de la grande cataracte du tunnel, placée derrière d'autres masses de rochers. Toutes ces voix de l'abîme, mugissant sous des arbres dont nous respirions les cimes fleuries, avaient un charme extraordinaire.

Le déjeuner fut excellent, grâce à la prévoyance de lord B*** et aux soins de Tartaglia, qui s'entend à la cuisine comme à toutes choses. Lord B*** fut aussi enjoué que sa nature le comporte. Il déteste le séjour des villes, celui de Rome en particulier. Il aime les lieux sauvages, les grandes scènes de la nature. Un peu excité par une pointe de vin d'Asti, boisson agréable et capiteuse dont je sentis bientôt qu'il fallait se méfier, il parla des ouvrages de Dieu avec une sorte de poésie d'autant plus remarquable chez lui, qu'elle s'appuyait sur le large fond de bon sens qui fait la base de son caractère. Sa femme était, comme de coutume, disposée à dénigrer ce rare moment d'expansion. J'eus le bonheur de l'en empêcher en écoutant lord B*** avec intérêt, et en l'aidant à développer ses pensées lorsque sa timidité naturelle ou son découragement de lui-même tendaient à les laisser obscures et incomplètes. Il arriva ainsi à dire d'excellentes choses, très-senties et empreintes d'une certaine originalité. Medora, beaucoup plus intelligente que sa tante, en fut peu à peu frappée, et, regardant alternativement lui et moi avec quelque surprise, elle arriva à daigner causer avec ce pauvre oncle comme avec un être de quelque valeur. Cette espèce d'adhésion gagna insensiblement lady Harriet, qui cessa de sauter comme une carpe à chaque parole de son mari, et qui voulut bien, par deux ou trois fois, dire en l'écoutant: Juste, extrêmement juste!

Quand on nous eut servi le café, les femmes se levèrent pour mettre leur manteau, car le ciel s'était couvert et le froid se faisait sentir. Lord B*** les retint.

—Attendez encore un peu, leur dit-il. Prenez un verre de bordeaux et trinquez avec moi, à la française.

Cette proposition révolta sa femme; mais Medora, qui a beaucoup d'ascendant sur elle, prit un verre, et, après y avoir mouillé ses lèvres, demanda quelle santé son oncle voulait porter.

—Buvons à l'amitié, répondit-il avec une émotion concentrée. Lady
Harriet, faites-moi la grâce de boire à l'amitié.

—A quelle amitié? dit-elle; à celle que nous avons pour M. Jean Valreg, notre sauveur? A l'amitié et à la reconnaissance! Je ne demande pas mieux!

—Non, non, reprit lord B***, Valreg n'a pas besoin de témoignages particuliers, et ce que je vous propose a un sens général.

—Expliquez-vous, dit Medora. Je suis sûre que vous allez vous expliquer très-bien.

—Je bois, dit-il en élevant son verre, à cette pauvre bonne personne de déesse, veuve de messer Cupidon, laquelle demeure au fond du carquois épuisé de flèches, comme Pandore au fond de la boite des afflictions et des malices. C'est une indigente que les jeunes gens méprisent parce qu'elle est vieillotte et modeste; mais nous, milady…

Je vis qu'il allait gâter son exorde par quelque maladroite allusion à la beauté automnale de sa femme, et je profitai d'un de ces points d'orgue spasmodiques, moitié soupir, moitié bâillement, dont il parsème ses périodes, pour couvrir sa conclusion sous un robuste applaudissement. Puis j'ajoutai, avec une profondeur d'habileté dont je fus étonné moi-même:

—Bravo! milord, ceci est tout à fait dans le goût de Shakspeare, que vous affectez de ne pas comprendre, et que vous pourriez commenter aussi bien que Malone ou… milady.

—Serait-il vrai? dit lady Harriet surprise et flattée. En effet, je crois quelquefois que l'ignorance de milord est une affectation, et qu'il a plus de goût et de sensibilité qu'il n'en veut avouer.

C'était sans doute la première parole un peu aimable que lady Harriet disait à son mari depuis bien longtemps. Le pauvre homme fit un mouvement comme pour lui prendre la main; mais, arrêté par une habitude de doute et de crainte, ce fut ma main qu'il prit dans la sienne, et c'est à moi que le remercîment fut adressé.

—Valreg, dit-il écoutez-moi et devinez-moi! Voilà vingt ans que je n'ai fait un repas aussi agréable.

—C'est vrai, dit milady; depuis ce déjeuner sur la mer de glace, à
Chamounix, avec… avec qui donc? Je ne me rappelle pas…

—Avec personne, répliqua lord B***. Nos guides s'étaient éloignés, et vous me fîtes la grâce de boire avec moi, comme aujourd'hui… à l'amitié!

Une vive rougeur avait monté au front de lady Harriet. Un instant, elle avait craint l'évocation de quelque tendre souvenir, imprudemment éveillé par elle. Il est aisé de voir qu'outre le plus léger froissement de sa pudeur britannique, rien ne lui est plus désagréable que les imperceptibles fatuités rétrospectives de son mari à son égard. Elle lui sut donc un gré infini de s'être arrêté à temps dans sa commémoration de tête-à-tête de Chamounix.

—N'est-il pas très-plaisant, me dit tout bas miss Medora, que le dernier jour de tendresse de mon cher oncle et de ma chère tante soit daté de ce lieu symbolique, la mer de glace?

Comme elle s'était appuyée, en me parlant, sur la barre de fer qui entoure la plate-forme du temple de la Sibylle, et que le bruit des eaux du gouffre couvrait nos voix, je pus, à deux pas de la table où lord B*** était encore assis avec sa femme, m'expliquer rapidement sans en être entendu.

—Je ne trouve rien de plaisant, dis-je à la railleuse Medora, dans la situation maussade et douloureuse de ces deux personnages, si charmants et si parfaits individuellement, si différents d'eux-mêmes quand ils sont réunis. Il me semble que rien ne serait plus facile à qui joindrait un peu d'adresse à beaucoup de coeur, de rendre leur désaccord moins pénible.

—Et je vois que vous avez entrepris cette tâche méritoire?

—Ce n'est pas à moi, qui suis auprès d'eux un passant étranger, qu'il appartiendrait de l'entreprendre avec chance de succès. Ce devoir est naturellement indiqué à la délicatesse d'un esprit de femme…

—Et à la générosité de ses instincts? Je vous comprends, merci! J'ai été légère dans ma conduite vis-à-vis de mes parents, je le reconnais; mais, à partir de ce jour, vous verrez que je sais profiter d'une bonne leçon.

—Une leçon?

—Oui, oui, c'en est une, et vous voyez que je la reçois avec reconnaissance.

Elle me tendit, ou plutôt me glissa sa belle main, le long de la barre de fer sur laquelle nos coudes étaient appuyés, et, sans songer à y mettre du mystère, je la portai à mes lèvres par un retour bien naturel de gratitude. Mais, comme si cet échange amical eût été une audace furtive de sa part et de la mienne, elle retira vivement sa main, et, se retournant vers sa tante, qui ne songeait, pas plus que son oncle, à nous observer, elle prétendit, comme pour motiver auprès d'eux sa rougeur et sa précipitation, que ce rocher à pic lui donnait le vertige.

Ce mouvement, qui gâtait la spontanéité de ses intentions et qui semblait vouloir incriminer la simplicité des miennes, me déplut un peu. Je m'éloignai sans rien dire, espérant m'échapper et pouvoir aller explorer le gouffre avant mes compagnons moins alertes. Mais ce puits de verdure est fermé par une solide barrière dont un gardien spécial a la clef. Il était là, attendant notre bon plaisir; mais il refusa de me laisser passer tout seul.

—Non, monsieur, me dit-il, cet endroit est très-dangereux, et je suis responsable de la vie des personnes que je conduis. Trois Anglais ont, il y a quelques années, disparu dans le gouffre, pour avoir voulu le visiter sans moi, et, comme je dois attendre les dames qui sont avec vous, je ne peux pas vous conduire seul.—Oh! oh! ajouta-t-il en s'adressant à Tartaglia, qui passait auprès de nous, portant deux bouteilles qu'il venait de prendre dans la voiture de mes Anglais, est-ce que milord va encore boire ces deux-là?

—Bah! ce n'est rien, répondit Tartaglia; du vin de France, du bordeaux!
Les Anglais boivent ça comme de l'eau.

Ça m'est égal, reprit le gardien: si milord est ubbriaco, je ne le laisserai pas descendre.

Je pensai devoir empêcher lord B*** de s'exposer à une discussion de ce genre. Je l'ai toujours vu très-sobre; mais qui sait ce qu'un rayon de bonne intelligence avec sa femme pouvait apporter de changement à ses habitudes? Je retournai donc à la table, où le bordeaux était déjà versé, bien que les femmes fussent levées et en train de s'équiper pour la promenade. Je remarquai que mon Anglais était redevenu froid et sérieux comme à son ordinaire. Déjà quelque parole aigre avait été échangée entre sa femme et lui, et déjà Medora avait oublié ses beaux projets de conciliation, car elle riait de la triste figure de son oncle.

—Allons! disait-elle en attachant sa coiffe de mackintosh, vous avez fait assez de poésie pour un jour. Le soleil s'en va, le temps marche, et nous ne sommes pas venus ici pour porter des santés à tous les dieux de l'Olympe.

—Vous savez que l'endroit est dangereux, dit lady Harriet à son mari; si la pluie vient, il le sera encore davantage. Venez donc ou restez seul tout à fait!

—Eh bien, je reste, répondit-il avec une sorte de désespoir comique, en remplissant son verre. Allez voir couler l'eau; moi, je vas faire couler le vin!

C'était une révolte flagrante.

—Adieu donc! dit lady Harriet avec indignation, en prenant le bras de sa nièce.

—Valreg! buvez à ma santé, je le veux, s'écria milord en me retenant par le bras.

—Moi, je ne le veux pas, répondis-je. Ce bordeaux, par-dessus le café, serait pour moi une médecine; et je ne comprendrais pas, d'ailleurs, que nous pussions laisser aller sans nous, dans un endroit dangereux, les femmes que nous accompagnons.

—Vous avez raison! dit-il en faisant un effort pour repousser son verre. Tartaglia, viens ici. Bois ce vin! bois tout ce qu'il y a dans la voiture, je te le commande; et, si tu n'es pas ivre-mort quand je reviendrai, tu n'auras jamais plus un baloque de ma main.

Cette singulière fantaisie chez un homme aussi sensé me parut suspecte. Je vis que Tartaglia suivait, comme moi, des yeux, la démarche alanguie de milord. Il y avait trop de laisser aller dans ses jambes pour qu'il n'y eût pas quelque chose à craindre du côté de la tête.

—Soyez tranquille, me dit l'intelligent et utile Tartaglia; c'est moi que je vous réponds de lui!

Et, sans oublier de prendre possession du vin qn'il désigna comme sien en faisant à l'hôte de la Sibylle un signe rapide, il emboîta le pas derrière l'Anglais sans faire semblant de s'occuper de lui. L'hôte avait compris que Tartaglia aimait mieux lui vendre cet excellent bordeaux que de le boire, et, avec cette perspicacité supérieure dont les Italiens de cette classe sont doués à la vue d'une affaire, il donna à ses garçons des ordres en conséquence.

Rassuré sur le compte de mon pauvre ami, je le dépassai pour aller rejoindre les femmes, qui, sous la conduite du guide, descendaient déjà le sentier. Medora était, comme de coutume en avant, la tête en l'air, affectant le mépris du danger et déchirant sa robe à tous les buissons, sans daigner faire un mouvement pour s'en préserver. En toutes choses et en tous lieux, elle marche d'un air d'impératrice à qui l'univers appartient et doit céder; et, s'il lui prenait envie de traverser l'épaisseur des murs, elle serait, je gage, étonnée que les murs ne s'ouvrissent pas d'eux-mêmes à son approche.

Ces allures de reine Mab ne me rassuraient pas plus que la démarche avinée de lord B***; mais je crus devoir offrir mon bras à la tante.

—Non, me dit-elle, j'irai prudemment, je connais le sentier, et le guide ne me quittera pas; mais prenez garde à Medora, qui est fort téméraire.

Je doublai le pas et remarquai, avec un certain effroi, que j'avais pour mon compte un peu de vertige. C'était comme une folle envie de courir sus à Medora, de lui prendre le bras et de m'élancer en riant avec elle dans ces ravissantes profondeurs de verdure et de rochers. Comme le sentier était des plus faciles, et que rien ne justifiait les appréhensions du gardien, je vis bien que mon vertige était plus moral que physique, et qu'en m'occupant à empêcher les toasts trop répétés de lord B***, j'avais perdu la conscience de mon propre état. J'avais pourtant bien discrètement fêté le vin d'Asti et le bordeaux de la voiture, mais j'avais eu chaud et soif; peut-être avais-je été étourdi par le soleil qui nous tombait d'aplomb sur la tête, par le rugissement et le mouvement de la cascade placée verticalement devant nos yeux, par les singularités de Medora, par les expansions de lord B***. Bref, quelle qu'en fût la cause, et quelle que fut la tranquillité de ma conscience, je sentis que j'étais gris, mais gris à faire de sang-froid les plus splendides extravagances!

XV

Frascati, 1er avril.

J'étais gris, vous dis-je, et je sentis cela en courant, après miss Medora. Dans le peu d'instants qui s'écoulèrent avant que je fusse près d'elle, j'éprouvai une surexcitation qui développa dans ma tête un degré de lucidité extraordinaire.

—Cette fille est riche et belle, me disais-je à moi-même. Elle se jette de gaieté de coeur dans un système de provocations qui pourrait la perdre si tu étais un lâche, ou l'unir à toi si tu étais un ambitieux. Tout cela n'est rien; il n'y a ici de danger ni pour toi ni pour elle, si tu as la conscience de tes paroles et la netteté de tes idées; mais te voilà gris, c'est-à-dire fou, porté violemment à l'audace vis-à-vis de la destinée, à l'enthousiasme pour la beauté, à l'enivrement de la gaieté, de la jeunesse et de la poésie devant cette scène grandiose de ta plus chère maîtresse, la nature! Te voilà disposé à l'expansion délirante quand il faut que tu veilles, même sur tes regards, et que tu pèses tous les mots que tu vas dire pour n'être ni sot, ni méchant, ni fourbe, ni léger!

Comment toutes ces réflexions se pressèrent en moi dans l'espace de deux ou trois minutes tout au plus, c'est ce qu'il m'est impossible de vous expliquer; mais elles s'y formulèrent si nettement, que je sentis la nécessité d'un violent effort sur moi-même pour me dégriser. Vous avez rêvé souvent, n'est-ce pas, que vous rêviez, et vous êtes venu à bout de vous arracher à des images pénibles et de vous réveiller par le seul fait de votre volonté? Voilà précisément ce qui se passa en moi; mais je ne saurais vous dire combien fut énergique et par conséquent douloureux ce combat contre les fumées du vin. J'en sortis vainqueur cependant, car, après m'être arrêté court à un tournant à angle vif qui me cachait Medora, je pris seulement le temps de me dire:

—Où est-elle? Je ne la vois plus. Peut-être est-elle tombée dans quelque précipice. Eh bien, pourquoi pas? Cela vaudrait beaucoup mieux pour elle que d'être le jouet d'un engouement déplacé et passager de sa part et de la mienne.

Après m'être dit ces sages paroles, je me sentis complètement rendu à mon état naturel, et seulement fatigué comme si j'eusse fait une longue course. Je rejoignis Medora, je l'abordai avec calme, et, au lieu des véhéments reproches que j'avais été tenté de lui adresser sur son imprudence, je lui dis, en souriant, que je courais après elle pour l'accompagner, par ordre de lady Harriet.

—Je n'en doute pas, répondit-elle. Certes, vous n'y seriez pas venu de vous-même.

—Non, en vérité, lui dis-je. Pourquoi vous aurais-je importunée de ma présence, quand ce sentier est le plus joli et le plus commode qui se puisse imaginer dans un lieu semblable? On peut courir ici comme dans sa chambre, et, pour tomber, il faudrait être d'une maladresse ridicule ou d'une présomption stupide.

Cette observation lui fit tout à coup ralentir son allure.

—Vous pensiez donc, me dit-elle avec un regard pénétrant, que je voulais vous éblouir par mon audace, que vous prenez ces précautions oratoires pour me dire…

—Pour vous dire quoi?

—Que mon effet serait manqué! C'est fort inutile: je sais que je ne pourrais même pas avoir un moment de gaieté bien naturelle, me sentir enfant et oublier que vous êtes là à m'épiloguer, sans être accusée de poser l'Atalante ou la Diana Vernon. Vous avouerez que vous êtes un compagnon de promenade fort incommode, et qu'autant vaudrait être sous une cloche que sous votre regard éplucheur et malveillant.

—Puisque nous voilà aux injures, je vous dirai que j'aimerais bien autant que vous me trouver seul ici, pour admirer à mon aise et sans préoccupation une des plus belles choses que j'aie jamais vues; mais comment faire pour nous délivrer du tête-à-tête qu'on nous impose? Voulez-vous que nous descendions jusqu'en bas sans nous dire un seul mot?

—Soit, dit-elle; passez devant pour que ma tante, qui nous regarde de là-haut, en venant tout doucement, voie bien que vous faites votre office de garde-fou! Si j'ai la ridicule maladresse ou l'absurde présomption de tomber, vous m'empêcherez de rouler jusqu'en bas; hormis ce cas invraisemblable, je vous défends de vous retourner.

—C'est fort bien; mais, si vous roulez par le coté du précipice, si je ne vous entends pas marcher sur mes talons, il faudra que je me retourne ou que je sois inquiet, ce qui me dérangera dans ma contemplation, et m'ennuiera beaucoup, je vous en avertis.

—Voyons, dit-elle en riant, il y a moyen de s'arranger.

Elle détacha le long ruban de son chapeau de paille et m'en donna un bout pendant qu'elle prenait l'autre. Il fut convenu que, quand je ne la sentirais plus au bout du ruban, j'aurais le droit et le devoir de me retourner.

Cet arrangement facétieux était bien facile à prendre sur le délicieux sentier qui conduit au fond de l'entonnoir. S'il est parfois rapide et escarpé, nulle part il n'offre le moindre péril pour qui ne cherche pas le péril. C'est l'ouvrage de soldats français, sous la direction du général Miollis, et, grâce à ce travail ingénieux, l'abîme est devenu un adorable jardin anglais où l'on court avec sérénité au milieu d'épais massifs de myrtes et d'arbustes variés et vigoureux. Cette belle végétation vous fait perdre souvent de vue l'ensemble de la scène, mais c'est pour le retrouver à chaque instant avec plus de plaisir.

Puisque vous me dites que vous avez sous les yeux tous les guides et itinéraires de l'Italie pour suivre mon humble pérégrination, je dois vous prévenir que, dans aucun, vous ne trouverez une description exacte de ces grottes, par la raison que les éboulements, les tremblements de terre et les travaux indispensables à la sécurité de la ville, menacée de s'écrouler aussi, ou d'être emportée par l'Anio, ont souvent changé leur aspect. Je vais tâcher de vous en donner succinctement une idée exacte; car, en dépit des nouveaux itinéraires qui prétendent que ces lieux ont perdu leur principal intérêt, ils sont encore une des plus ravissantes merveilles de la terre[2].

[Note 2: Un itinéraire sans défauts, c'est la pierre philosophale, et il faut dire aux personnes éprises de voyages qne l'exactitude absolue des renseignements sur les localités intéressantes est absolument impossible. Ces ouvrages se font généralement à coups de ciseaux, vu que le rédacteur ne peut aller partout lui-même. Il le ferait en vain. L'aspect des lieux change d'une année à l'autre. J'ai sous les yeux une relation qui déplore l'écroulement complet et la complète sécheresse des grottes de Tivoli, que je viens de voir telles que les décrit Jean Valreg. Parmi les meilleurs guides, je recommande ceux de MM. Adolphe Jonanne et A.-J. Dupays, en Suisse et en Italie. Ce sont de véritables manuels d'art et de savoir encyclopédique, sont une forme excellente.]

Je vous ai parlé d'un puits de verdure; c'est ce bocage, d'environ un mille de tour à son sommet, que l'on a arrangé dans l'entonnoir d'un ancien cratère. L'abîme est donc tapissé de plantations vigoureuses, bien libres et bien sauvages, descendant sur des flancs de montagne presque à pic, au moyen des zigzags d'un sentier doux aux pieds, tout bordé d'herbes et de fleurs rustiques, soutenu par les terrasses naturelles du roc pittoresque, et se dégageant à chaque instant des bosquets qui l'ombragent pour vous laisser regarder le torrent sous vos pieds, le rocher perpendiculaire à votre droite et le joli temple de la Sybille au-dessus de votre tête. C'est à la fois d'une grâce et d'une majesté, d'une âpreté et d'une fraîcheur qui résument bien les caractères de la nature italienne. Il me semble qu'il n'y a ici rien d'austère et de terrible qui ne soit tout à coup tempéré ou dissimulé par des voluptés souriantes.

Quand on a descendu environ les deux tiers du sentier, il vous conduit à l'entrée d'une grotte latérale complètement inaperçue jusque-là. Cette grotte est un couloir, une galerie naturelle que le torrent a rencontrée dans la roche, et qui semble avoir été une des bouches du cratère dont le puits de verdure tout entier aurait été le foyer principal. On s'explique plus difficilement la cause première des gigantesques macaroni (je ne puis les appeler autrement) qui se tordent sous les voûtes et sur les parois de cette galerie souterraine. C'est exactement, en grand, les mêmes formes et les mêmes attitudes que les prétendues herbes pétrifiées de la petite solfatare de l'étang des tartres. Les gens du pays affirment que ces entrelacements et ces enroulements de pierres sont, dans les grottes de Tivoli, comme à la solfatare, des pétrifications de plantes inconnues. Je ne demanderais pas mieux; mais, comme elles sont percées, dans toute leur étendue, d'un tube intérieur parfaitement rond et lisse, cette perforation me fait bien l'effet d'être le résultat d'un dégagement de gaz et de souffles impétueux partant de l'abîme et se faisant des tuyaux de flûte de toutes ces matières en fusion. Ce travail a pu être régulier d'abord comme le crible ignivome de la solfatare; mais une convulsion subséquente de la masse volcanique les a tordues, embrouillées et déjetées en tous sens, avant qu'elles fussent entièrement refroidies. Voilà mon explication. Prenez-la pour celle d'un rêveur et d'un ignorant; je n'y tiens pas; mais elle a satisfait au besoin que j'éprouve toujours de me rendre compte des bizarreries géologiques, bizarreries pures dans la solfatare à fleur de terre que j'avais vue le matin, mais mystères grandioses dans la grotte de Tivoli, comme sur le chemin de Marseille à Roquefavour.

De quelles scènes effroyables, de quelles dévorantes éjaculalions, de quels craquements, de quels rugissements, de quels bouillonnements affreux cette ravissante cavité de Tivoli a dû être le théâtre! Il me semblait qu'elle devait son charme actuel à la pensée, j'allais presque dire au souvenir évoqué en moi, des ténébreuses horreurs de sa formation première. C'est là une ruine du passé autrement imposante que les débris des temples et des aqueducs; mais les ruines de la nature ont encore sur celles de nos oeuvres cette supériorité que le temps bâtit sur elles, comme des monuments nouveaux, les merveilles de la végétation, les frais édifices de la forme et de la couleur, les véritables temples de la vie.

Par cette caverne, un bras de l'Anio se précipite et roule, avec un bruit magnifique, sur des lames de rocher qu'il s'est chargé d'aplanir et de creuser à son usage. A deux cents pieds plus haut, il traverse tranquillement la ville et met en mouvement plusieurs usines; mais, tout au beau milieu des maisons et des jardins, il rencontre cette coulée volcanique, s'y engouffre, et vient se briser au bas du grand rocher, sur les débris de son couronnement détaché, qui gisent là dans un désordre grandiose.

Il me fallut, en cet endroit, me retourner, comme Orphée à la porte de l'enfer, pour regarder mon Eurydice, car elle avait malicieusement lâché le ruban et s'était vivement aventurée sot une planche jetée au flanc du sentier par-dessus le vide, et appuyée sur une faible saillie du grand rocher. C'était une pure forfanterie, car cette planche ne conduisait à rien, ne tenait à rien, et présentait le plus épouvantable danger. Je vis qu'en effet ma princesse était brave et affrontait le vertige avec une surprenante tranquillité. Mais quoi! c'est une Anglaise, et je me persuade toujours qu'il y a plus de fer et de bois que de sentiment et de volonté dans ces belles machines qui se donnent pour des femmes. Je crois bien que, si elle était tombée, elle aurait pu se casser, mais qu'on eût pu la raccommoder, et qu'elle eût été miss Medora comme devant.

Néanmoins, mon premier mouvement fut une grande terreur et puis un accès de colère irréfrénable. Je courus à elle, je la pris, très-rudement par le bras et je l'entraînai sous la voûte de la caverne, où je la forçai de s'asseoir, pour l'empêcher de recommencer quelque inutile expérience de son courage insensé.

Pour que vous compreniez comment je pouvais entrer dans une caverne où coule un bras de rivière impétueuse, il faut vous représenter la large ouverture de cette caverne, dont une moitié seulement sert de lit à la course des eaux, cette moitié est nécessairement la plus creuse; l'autre également pavée de grands feuillets ondulés et bosselés par les soulèvements volcaniques, vous permet de monter, en tournant, jusque vers l'ouverture supérieure par laquelle le flot s'engage sous la voûte. Ainsi vous remontez, aisément et à couvert, la pente fortement inclinée et tourmentée d'un cours d'eau qui forme une cascade devant vous, et une autre cascade derrière vous. Cela m'expliquait la formidable basse continue que, du temple de la Sibylle, nous entendions monter de l'abîme invisible, tandis que la claire nappe argentée, qui léchait la perpendiculaire du grand rocher, dominait la sauvage harmonie par un chant plus frais et plus élevé.

L'endroit où j'avais fait asseoir, bon gré mal gré, Medora, forme une imposante et bizarre excavation, où pénètre, de l'issue supérieure invisible encore, une lueur bleue d'un effet fantastique. Les voûtes de la caverne où s'enroulent furieusement ces étranges formations minérales dont je vous ai parlé ces prétendues plantes d'un monde antérieur colossal, prennent là le dessin et l'apparence d'un ciel de pierre labouré de ces lourdes nuées moutonneuses qu'imitèrent les statuaires italiens du XVIIe siècle, dans les gloires dont ils entourèrent leurs Madones ou leurs saints équestres. En sculpture, c'est fort laid et fort bête; mais, dans ce jeu de la nature, dans ce plafond de caverne éclairé d'un jour frisant et blafard qui en dessine les groupes fuyants et insensés, c'est étrange au point d'être sublime; et, comme si la matière, dans ses transformations successives, se plaisait à conserver les apparences de couleur et de forme de ses premières opérations, on peut très bien se figurer là, au lieu d'un fleuve d'eau qui descend, un fleuve de lave qui monte, et, au lieu d'une voûte de rochers, une voûte de lourdes vapeurs tordues et dispersées par les vents de l'enfer volcanique.

Je fus tellement saisi par l'aspect et le bruit de ce cercle dantesque, qu'à peine eus-je fait asseoir Medora, je l'oubliai complètement. Ma main, crispée par l'émotion qu'elle m'avait causée, tenait pourtant encore la sienne; mais c'était une sollicitude toute machinale, et je restai pétrifié comme le ciel de la grotte, curieux d'abord de comprendre à ma manière la scène étrange qui m'environnait, et puis ravi, pénétré, transporté dans le rêve d'un monde inconnu, enchaîné comme on l'est quand on n'a pas une parole pour formuler ce que l'on éprouve, et que l'on n'a pas auprès de soi un être vraiment sympathique, avec qui l'on puisse échanger le regard qui dit tout ce que l'on peut se dire.

Je ne sais pas si son examen extatique dura une minute ou un quart d'heure. Lorsque je retrouvai la notion de moi-même, je vis que je tenais toujours la main de Medora, et qu'à force d'être comprimée dans la mienne, cette pauvre belle main, un vrai modèle de forme et de tissu, était devenue bleuâtre. Je fus honteux de ma préoccupation, et, me retournant vers ma victime, je voulus lui demander pardon. Je ne sais ce que je lui dis ni ce qu'elle me répondit. Le bruit du torrent roulant devant nous, ne nous permettait pas d'entendre le son de notre propre voix; mais je fus frappé de l'expression froide et hautaine de ces grands yeux d'un bleu sombre attachés sur les miens. Je ne pouvais exprimer mon repentir que par une pantomime, et je pliai un genou pour me faire comprendre. Elle sourit et se leva. Sa figure avait encore une expression ironique et courroucée, du moins à ce qu'il me sembla. Elle ne retira pourtant pas sa main, que je tenais toujours, mais non plus de manière à la meurtrir, et, comme son regard se portait vers le torrent, le mien s'y reporta aussi. On a beau se dire qu'on reviendra voir à loisir ces belles choses; on se dit aussi qu'on sera peut-être empêché d'y revenir jamais, et qu'on ne retrouvera pas l'instant qu'on possède.

J'étais resté tombé sur mes genoux, non plus pour faire amende honorable à la beauté, mais pour regarder le dessous de l'excavation plus à mon aise. Comment vous dire ma surprise, lorsqu'au bout d'un instant, je sentis sur mon front, glacé par la vapeur du torrent, quelque chose de doux et de chaud comme un baiser? Effaré, je retournai la tète, et je vis, à l'attitude de Medora, que ce n'était pas une hallucination.

Un cri de surprise, de colère réelle et de plaisir stupide tout à fait involontaire, sortit de moi et se perdit dans le vacarme du torrent. Je me reculai précipitamment, averti par ma conscience que tout élan de joie et de reconnaissance serait un mensonge de la vanité ou de la sensualité. La victoire eut peu de mérite: cette belle créature parlait médiocrement à mes sens, et nullement à mon coeur. Je ne saurais m'éprendre d'elle que par l'imagination, et j'en suis défendu par la certitude que son imagination seule s'est follement éprise de moi.

Eh quoi! pas même son imagination; je devrais dire son amour-propre, son dépit de mon indifférence, sa puérile jalousie de jolie femme contre la Daniella. Je me souvins, en cet instant, que celle-ci m'avait provoqué plus singulièrement encore en me baisant la main; mais, de sa part, c'était l'action d'une servante qui croit, à tort, devoir s'humilier devant une supériorité sociale, et cette caresse, naïvement servile, m'avait donné envie de lui rendre la pareille pour rétablir la logique des choses. Rien de semblable ne me fut suggéré par la provocation de Medora.

C'était pourtant une provocation chaste à force d'être hardie. Je la crois même aussi froide qu'exaltée, cette Anglaise à passions de parti pris. Il n'y a place en elle, je l'ai senti à première vue, ni pour l'amitié tendre, ni pour l'amour ardent. Elle procède par coups de tête; elle veut, ou vaincre ma résistance pour se moquer de moi ensuite, on se persuader à elle-même qu'elle éprouve les émotions violentes d'un amour irrésistible. Elle veut peut-être recommencer le roman d'amour de sa tante Harriet, sauf à me mépriser le lendemain comme on méprise le pauvre lord B***.

—Ah! grand merci! me disais-je. Je ne serai pas si faible que lui. Je garderai ma liberté et ma fierté. Je ne deviendrai pas amoureux de cette beauté dangereuse et décevante, à qui ses millions persuaderaient bientôt qu'elle a le droit de m'avilir.

Je me disais tout cela, dégrisé de tout vin et de toute vanité, comme vous voyez; et, malgré tout cela, j'étais tremblant de la tête aux pieds, comme on l'est à la suite d'une commotion violente; car tout appel à l'amour remue en nous la source profonde, sinon des plus vives émotions de l'animal, du moins celle des plus hautes aspirations de l'âme.

Sottement troublé, follement éperdu, j'entraînai Medora hors, de la caverne. J'avais besoin de l'air plein et du jour brillant pour me retrouver tout entier. A l'entrée de la grotte, nous vîmes lady Harriet et le guide qui faisaient une pause. Lady Harriet savait son Tivoli par coeur et ne daigna pas entrer dans la caverne, dont elle craignait la fraîcheur, ce qui ne l'empêcha pas de m'en parler avec enthousiasme, en phrases toutes faites, et en si beau style, que rien n'y manquait pour dégoûter à jamais de l'expansion admirative.

Comme tout danger était franchi, à ce que nous assura le guide, je feignis de vouloir aller au-devant de lord B***, qui n'arrivait pas, et je me mis à courir, résolu à ne plus échanger un mot ni un regard avec Medora. Je vis lord B*** beaucoup au-dessous de nous. Il nous avait dépassés et devisait avec Tartaglia, trop familièrement sans doute au gré de sa femme.

Pour les atteindre, je n'avais qu'à suivre le sentier qui s'enfonce en long corridor, taillé de main d'homme dans la roche. Cette galerie, percée de jours carrés comme des fenêtres, ne gâte rien dans le tableau. Elle vous fait tourner de plain-pied une face abrupte de la montagne, et, quand on la voit du dehors, ses ouvertures ombragées de lianes ressemblent à une suite d'ermitages abandonnés et devenus inaccessibles. Elle est propre et sèche dans toute son étendue; c'est là dedans qu'on voudrait demeurer si on pouvait choisir son gîte à Tivoli. On nous a dit que ce travail était beaucoup plus ancien que celui du général Miollis, et qu'il avait été fait pour les plaisirs d'un pape amoureux des grottes de Neptune.

J'allais sortir de ce défilé lorsqu'un frôlement de robe m'avertit que j'étais suivi. Je fis la sottise de me retourner, et je vis Medora, pâle et comme désespérée, qui courait littéralement après moi.

—Laissez-moi, lui dis-je résolument, vous êtes folle!

—Oui, je le sais, répondit-elle avec énergie; c'est même pour vous en convaincre tout à fait que me voilà encore près de vous. Si vous trouvez là quelque chose de plaisant, vous pouvez en rire avec M. Brumières et tous ses amis de l'école de Rome….

—Vous me prenez pour un lâche ou pour un sot! Vous voyez donc bien que vous étiez folle de vous confier à ce point à un homme que vous ne connaissez pas.

—Si! je vous connais, s'écria-t-elle. Ce n'est pas votre méchanceté ni votre indiscrétion que je crains; c'est votre fierté puritaine. Vous savez que je vous aime, et moi, je sais que vous m'aimez; mais vous avez peur de mes millions, et vous croiriez vous abaisser en faisant la cour a une femme riche. Eh bien, moi, je suis lasse d'être le but des ambitieux et l'effroi des hommes désintéresses. Je me suis dit que, le jour où je me sentirais aimée pour moi-même par un homme délicat, je l'aimerais aussi et le lui dirais sans détour. Vous êtes celui que j'ai résolu d'aimer et que je choisis. Il y a assez longtemps que vous résistez à vos sentiments et que vous vous faites souffrir vous-même en me tourmentant de votre prétendue antipathie. Finissons-en; dites-moi la vérité, puisque je désire l'entendre, puisque je le veux.

J'espère, mon ami, que vous riez en vous représentant la figure ébahie de votre serviteur. Je me sentis l'air si bête, que j'en fus honteux; mais il me fut impossible de dire autre chose que ceci:

—En vérité!… je jure, sur l'honneur mademoiselle, que je ne me savais pas amoureux de vous!

—Mais, à présent, vous le savez, s'écria-t-elle; vous le sentez, vous ne vous en défendez plus? Est-ce là ce que vous voulez dire?

—Non, non! répondis-je avec effroi; je ne dis pas cela.

—Non? vous dites non? Alors je vous hais et vous méprise?

Elle était si belle, avec ses yeux secs enflammés, ses lèvres pâles et cette sorte de puissance que donne la douleur ou l'indignation, que je me sentis redevenir ivre. La beauté a un prestige contre lequel échouent tous les raisonnements, et, en ce moment, celle de Medora réalisait tout ce que peut rêver, tout ce qui peut faire battre un coeur de jeune homme! car enfin, je suit homme, je suis jeune, et j'ai un coeur comme un autre! Je la contemplais tout éperdu, et il me semblait qu'elle avait raison d'être furieuse; que je n'étais qu'un sot, un poltron, un butor, un petit esprit, un coeur glacé. Je ne pouvais lui répondre. J'entendais, au fond de la galerie, la voix de lady Harriet qui s'approchait.

—Continuez la promenade sans moi, je vous en supplie, lui dis-je. Je suis trop troublé, je deviens fou; laissez-moi me remettre, me recueillir, avant de vous répondre… Tenez, on vient, nous causerons plus tard…

—Oui, oui, j'entends, dit-elle; vous ferez vos réflexions, et vous nous quitterez sans me dire seulement adieu!

—De grâce, baissez la voix, votre tante… cet homme qui l'accompagne…

—Que m'importe! s'écria-t-elle, comme décidée à tenter on effort suprême pour vaincre ma résistance. Ma tante sait que je vous aime; je suis libre d'aimer, je suis libre de me perdre, je suis libre de mourir!…

En disant ces derniers mots, elle pâlit. Ses yeux se voilèrent; il me sembla qu'elle allait tomber évanouie; je la retins dans mes bras. Sa belle tête se pencha sur mon épaule, sa chevelure de soie inonda, enveloppa mon visage. Le sang gronda dans ma tête et reflua vers mon coeur; je ne sais ce que je lui dis; je ne sais si ma bouche rencontra ses lèvres: ce fut un délire rapide comme l'éclair. Lady Harriet, arrivant à l'angle du chemin couvert, n'avait plus qu'un pas à faire pour nous surprendre. Saisi de honte et de terreur, je pris la fuite, seul, cette fois, et j'aurais été me cacher je ne sais au fond de quel antre, si je n'eusse rencontré, au bas du sentier, lord B***, qui, redevenu le plus sage de nous deux, m'arrêta au passage.

XVI

Frascati, 1er avril.

—C'est moi, me dit lord B***, de cet air mystérieux et profond que donne l'ivresse, c'est moi qui veux vous faire les honneurs de la grotte des Sirènes.

Je me laissai conduire, et, pendant quelques instants, me sentant de nouveau très-gris, je vis toutes choses d'un oeil très-vague. Cependant je fus remis et calme plus vite que je ne l'espérais.

Nous gagnâmes le fond resserré de l'entonnoir, qui en est la partie la plus délicieuse. Il est semé de blocs de rochers et de massifs d'arbres, et traversé par le bras de l'Anio, qui, arrivé à l'extrémité de ce petit cirque naturel, se précipite, s'engouffre et disparaît entièrement dans une dernière grotte tellement belle, qu'on la prendrait pour un ouvrage d'art. Le sentier n'a eu pourtant qu'à côtoyer son rebord pour faire pont sur le torrent. Là, en sûreté derrière un parapet de roches à peine dégrossies, qui ne gâte pas la délicieuse sauvagerie du lieu, on plonge de l'oeil dans la profondeur d'un nouvel abîme qui est comme la clef du dernier déversoir de cette onde fougueuse, car elle s'y perd avec une dernière clameur effroyable, dans des cavités dont on ne connaît pas l'issue.

—C'est ici, me dit lord B***, que deux Anglais se sont fait avaler par cette bouche béante. On prétend qu'ils sont descendus sur cette corniche étroite, mais parfaitement praticable, que vous voyez là-dessous, et que le pied leur a glissé. Moi, je trouve qu'il faut être bien maladroit pour ne pas s'y promener les deux mains dans ses poches, et vous remarquerez que la chute de l'eau est si nette et si absolue dans son puits naturel, qu'elle n'envoie pas une goutte de pluie sur ses margelles de rocher.

—Alors, vous croyez qu'ils se sont précipités volontairement.

—Et naturellement! dit-il en fixant sur le gouffre son oeil mélancolique, terni par un reste d'ivresse.

—L'aventure n'est pas authentique, dis-je à Tartaglia; car le guide m'a parlé de trois Anglais, et voilà milord qui parle de deux.

—Il n'y en a peut-être eu qu'un seul, répondit Tartaglia avec son insouciance habituelle sur le chapitre de la vérité; c'est un suicide qui aura fait des petits.

Ce trait d'esprit produisit sur lord B*** un effet qui m'eût fait frémir si j'eusse été seulement à trois pas de lui, car il enfourcha le parapet avec l'aisance d'un bon cavalier, et parut un instant disposé à descendre sur la corniche; mais j'avais été à temps de passer mon bras sous le sien, et je le tenais encore mieux que je n'avais tenu Medora quelques instants auparavant. Cette corniche me paraît aussi, à moi, très-praticable; mais, au milieu de la foudre de la cataracte qui la rase, je n'y voudrais pas voir marcher un Anglais sortant de table.

—Qu'est-ce que vous avez? me dit-il tranquillement en restant à cheval sur le parapet. Vous croyez que je veux aller faire une promenade dans les entrailles de la terre? Non! la vie est si courte, qu'elle ne vaut pas la peine qu'on l'abrège. Donnez-moi du feu pour rallumer mon cigare! quant à l'immoralité du suicide, en ma qualité d'Anglais de race pure, je proteste. Quand on se sent décidément et irrévocablement à charge au autres…

Il s'interrompit pour rappeler son chien jaune, qui était sauté sur le parapet et qui aboyait à la cascade.

—A bas, Buffalo! s'écria-t-il d'un ton de sollicitude. Descendez! ne faites pas de ces imprudences-là!

Et, en voulant repousser l'animal, il tourna ses deux jambes du côté du gouffre, avec une mollesse et une insouciance de mouvement qui me forcèrent à le prendre de nouveau à bras le corps.

—Bah! reprit-il, vous croyez que je suis gris? Pas plus que vous, mon cher! Je vous disais donc que, quand on n'est agréable ni utile à personne, aimer et préserver sa vie est une lâcheté; mais, tant qu'on a un ami, ne fût-ce qu'un chien, on ne doit pas l'abandonner. Seulement… écoutez! S'il est vrai pour moi qu'on ne soit pas forcé d'exister à tout prix, le suicide n'en est pas moins une faute, parce qu'il est toujours le résultat d'un mauvais emploi de la vie. La vie n'est une chose insupportable que parce que nous l'avons faite ainsi. Il dépend de tout homme sage et intelligent de bien conduire la sienne, et, pour cela, il faut préserver sa liberté et ne pas tomber dans les piéges d'un amour mal assorti.

Je sentis le rouge me monter au front; la leçon m'arrivait si directe et si méritée, que je la crus à mon adresse. Je me trompais. Lord B*** ne songeait qu'à se juger lui-même; mais son attitude brisée sur le bord de l'abîme, sa figure décomposée par l'ennui, et sa tendresse de célibataire pour son chien parlaient si éloquemment, que je me jurai à moi-même de ne jamais revoir Medora.

Cependant, comme lord B*** était réellement pris de sommeil au milieu de ses réflexions mélancoliques, et qu'il parlait de s'étendre, là où il était, pour dormir au bruit de la cataracte, il me fut impossible de le quitter, et les femmes nous eurent bientôt rejoints. Aussitôt que milord entendit la voix sèchement doucereuse de milady, qui lui demandait compte de son attitude négligée, il se remit sur ses pieds, et parla de poursuivre l'exploration, car nous n'avions encore vu, en fait de chutes d'eaux, que les moindres curiosités de l'endroit; mais la pluie commençait à tomber sérieusement, le ciel était envahi, le soleil éteint, et, bien que Medora insistât pour continuer, lady Harriet, qui se croit souffreteuse et délicate, voulut retourner à Rome. J'appuyai vivement cette idée. On amena les ânes, qui attendaient au fond du cratère, et les femmes remontèrent sans fatigue jusqu'au temple de la Sybille, où, en peu d'instants, la voiture fut prête à les ramener.

C'est alors seulement que je manifestai l'intention de rester à Tivoli jusqu'au lendemain soir.

—Je comprends, dit lady Harriet, que vous désiriez voir tout ce que nous n'avons pu voir aujourd'hui; mais ne vaudrait-il pas mieux revenir par un beau temps que de vous mouiller ce soir, et peut-être encore demain, pour voir un paysage sans soleil?

J'insistai. Lord B*** voulut alors rester avec moi, ce que, j'aurais accepté s'il eût été convenable et prudent de laisser les femmes traverser sans lui la campagne de Rome. En dernier ressort, lady Harriet prononça, malgré mes refus et ma résistance, qu'elle me renverrait la voiture le lendemain; et je fus obligé, pour conquérir ma liberté, de prononcer à mon tour que je resterais peut-être plusieurs jours à Tivoli pour dessiner.

Pendant ce débat, Medora demeura muette et les yeux attachés sur moi avec une expression d'anxiété d'abord, puis de reproche et de dédain qui me fut fort pénible à supporter. Enfin, la voiture partit, et je me sentis allégé du poids d'une montagne.

Voilà, mon ami, un récit bien long, et peut-être trop circonstancié de l'aventure qui me poussa à la solitude de Frascati. Je vous demande pardon de me laisser aller à vous tout dire; mais il me semble que, si je vous cachais quelque chose, il vaudrait mieux ne rien vous dire du tout.

Quand je me retrouvai seul à Tivoli, au lieu d'aller voir les autres cascades, je redescendis vers celles que je connaissais déjà. Le gardien, ancien soldat au service de la France, voulut bien avoir confiance en ma parole de ne pas attenter à mes jours (car, décidément, cet abîme est regardé comme tentateur), et j'eus la liberté d'aller rêver seul, à l'abri de la pluie, dans les cavernes.

Je ne rentrai pas sans remords dans celle où j'avais rendu ce maudit baiser. J'en ressentais encore le frémissement dangereux; mais, au lieu de m'y complaire, je me condamnai à un sévère examen de conscience, et je reconnus que j'avais été coupable d'imprudence. N'aurais-je pas dû, depuis les larmes bizarres que le soin d'apporter un chevreau avait fait répandre, et toutes les singularités du reste de la route, deviner, comprendre que j'étais l'objet d'un dépit tout prêt à se changer en caprice et à se faire baptiser du nom de passion? Eh bien, non! je ne m'en étais pas douté, apparemment! J'avais observé, sans grand intérêt et comme malgré moi, cette étrange organisation. J'expliquais les premières larmes par quelque souvenir, peut-être un souvenir d'amour, réveillé en elle par une circonstance fortuite. J'expliquais la scène des bijoux jetés dans le bois par une colère de reine, échouant devant un sujet déterminé à ne pas être un courtisan. J'expliquais même le baiser sur le front, par une hallucination de sa part ou de la mienne. Jusque-là, jusqu'au moment où elle m'avait poursuivi pour me dire: Je vous aime, je m'étais obstiné à croire à je ne sais quelle méprise, ou, passez-moi le mot, à je ne sais quelle fumée d'hystérie nerveuse.

—Me voilà donc, pensai-je, en présence d'un amour bon ou mauvais, senti ou rêvé, mais sincère à coup sûr, et aussi résolu que le mien serait timide et involontaire! Le mien!

En me disant cela, je me tâtais le coeur, j'y appuyais les mains et j'en comptais les battements comme le médecin interroge le pouls d'un malade, et je découvrais, tantôt avec joie, tantôt avec effroi, qu'il n'y avait pas là d'amour vrai, c'est-à-dire pas de foi, pas d'enthousiasme pour cette incomparablement belle créature.

Le trouble que j'avais ressenti était donc tout simplement dans mes sens, et pouvais-je me croire engagé, pour un baiser involontaire, pour un mot que mes lèvres avaient prononcé, que mes oreilles n'avaient pas entendu, que mon esprit ne pouvait même pas ressaisir?

—Il y aurait là, pensais-je, une question d'honneur vis-à-vis de lord B*** et de sa femme, qui m'ont témoigné la confiance que l'on doit à un homme de coeur. La moindre apparence, la moindre velléité de séduction auprès de leur héritière me ferait rougir à mes propres yeux, et la moindre expression, le moindre témoignage d'amour envers elle, serait tentative de séduction, puisque je sens que je ne l'aime pas. Je n'ai pas eu cette pensée, l'ombre même de cette lâche pensée, un seul instant. Je la repousserais avec dégoût, si elle osait me venir; mais il y a eu une seconde, un éclair d'égarement des sens, et, puisque dans de telles occasions (la première, à coup sûr, dans mon inexpérience des grandes aventures), je ne suis pas maître de moi, il faut que je m'en préserve avec la prudence d'un vieillard.

Cependant j'éprouvais encore un malaise dont j'eus peine à trouver la cause au fond de mon âme. Je me sentais honteux et comme avili d'être si froid de raisonnement et si décidément vertueux en présence d'une passion aussi échevelée que celle dont j'étais l'objet. Il me semblait que Medora, avec sa folie et son audace, mettait son vaillant pied de reine sur ma pauvre tête d'esclave craintif, et que mes scrupules me faisaient un rôle misérable au prix du sien. Je me confessai obstinément et je reconnus qu'il n'y avait, dans le sentiment de mon humiliation, rien de plus que la suggestion d'un sot amour-propre. Que venait donc faire l'amour-propre entre elle et moi? Pourquoi cet ennemi du juste et du vrai se glisse-t-il dans les coeurs à leur insu, et quel est ce besoin égoïste et vulgaire de jouer le premier rôle dans une partie qui ne devrait avoir que le ciel pour témoin et pour juge?

J'aime à croire que, quand je ressentirai le véritable amour, je n'aurai pas à lutter contre cette vanité funeste, que je me sentirai complètement généreux et désarmé devant l'objet de mon adoration, complètement naïf vis-à-vis de moi-même. Mais cette simplicité de coeur et cette loyauté d'intentions, ne les dois-je pas également à la femme dont je repousse les sacrifices?

—Va donc pour l'injuste mépris de cette amante superbe! m'écriai-je.

Et, débarrassé de toute hésitation, comme de tout mécontentement vis-à-vis de moi-même, je m'enveloppai de mon caban et j'allai voir les autres gambades fantastiques de l'Anio, le long du mont Catillo.

L'Anio, ou Teverone, ou Aniene, car il a tous ces noms, arrive ici des vallées élevées qui servent de bases aux groupes du mont Janvier. Il y rencontre la brusque coupure d'une gorge qui, par un détour, doit l'emmener, triste et souillé de toutes les eaux corrompues du steppe de Rome, jusqu'au Tibre. Avant d'entrer dans l'affreux désert, il s'élance fier, bruyant et limpide, comme pour faire ses adieux à la vie, à l'air pur, aux splendeurs des hautes régions; mais cet emportement de puissance mettait en danger la montagne où est Tivoli. Par un très-beau travail, on a divisé son cours en plusieurs bras, et, laissant aux usines, aux ruines et aux touristes de Tivoli le courant mystérieux des grottes de Neptune et les ravissantes cascatelles et cascatellines qui s'épanchent plus loin en ruisseaux d'argent sur le flanc de la montagne, on a contraint la plus forte masse des eaux à suivre paisiblement deux magnifiques tunnels situés à peu de distance de l'entonnoir naturel dont je vous ai parlé. C'est de ces tunnels jumeaux que le fleuve se laisse tomber dans son lit inférieur en cataracte tonnante, et cependant avec une effroyable tranquillité. On descend ensuite dans la gorge pour voir d'en bas toutes ces chutes. La gorge est charmante; elle n'a qu'un défaut: c'est d'être couverte et remplie d'une végétation si splendide, qu'il est presque impossible de trouver un endroit d'où l'on puisse voir l'ensemble de cette corniche si merveilleusement arrosée.

Les ruines de toutes les villas antiques dont les noms sont célèbres ne m'attirèrent nullement. Je suis las des ruines, et, devant la nature, à moins qu'elles ne lui servent d'ornement, comme ce charmant temple de la Sibylle au-dessus du gouffre de Tivoli, ou de la villa de Mécènes, qui couronne les cascatelles, elles me deviennent honteusement indifférentes.

Je passai la nuit dans le plus affreux lit et dans la plus affreuse chambre de l'affreuse auberge de la Sybille, un vrai coupe-gorge d'opéra-comique. Pourtant, je ne fus point assassiné, et les gens de la maison, malgré leur mauvaise mine, me parurent d'excellentes gens.

Le lendemain, malgré la pluie et un commencement de fièvre, je recommençai mes excursions; mais rien de ce que je vis ne valait pour moi la grotte des Sirènes, et c'est là que je retournai contempler, pendant deux heures, le torrent engouffré dans son puits sans issue. Ce devait être là, certainement, l'antre favori de la fameuse sibylle libertine, lorsque ces abîmes n'étaient accessibles que par des voies mystérieuses, et que les pâles mortels n'en approchaient qu'en tremblant, effrayés du déchaînement des cataractes autant que des oracles du destin.

Aujourd'hui, c'est un lieu de délices. Ces tapis de violettes et ces buissons de myrtes par lesquels on descend mollement et sans danger jusqu'au milieu de cette grande scène; ce torrent diminué qui ne menace plus personne et qui n'a gardé de sa fureur que ce qu'il en faut pour donner une émotion puissante sans lassitude et sans anéantissement; cette grotte, dont les rudes anfractuosités s'embellissent de guirlandes de lierre et de chèvrefeuille, et qui, percée de larges crevasses, vous laisse voir, comme à travers un cadre, les profondeurs d'un paysage magique, tout cela exerça sur moi un magnétisme étrange, et j'ai rêvé là un bonheur que je demande pour paradis au Dieu bon. Oui, ce creux de rochers, d'eaux agitées et de plantes vigoureuses, avec du soleil et un air salubre, si c'était possible; une grotte pour abri et une femme selon mon coeur, et je consens à être prisonnier sur parole durant l'éternité.

Ma contemplation était si douce et mon corps si fatigué, que je m'endormis comme lord B*** avait voulu s'endormir la veille, au bruit de la cataracte. Quand je m'éveillai, Tartaglia était auprès de moi.

Vous avez tort de dormir là à l'humidité, me dit-il. Il y a de quoi être malade.

Il avait raison: je me sentais mal partout. J'eus peine à remonter au temple. Chemin faisant, Tartaglia, qui était retourné la veille à Rome, m'apprit qu'il venait me chercher avec une voiture par l'ordre de la Medora.

—C'est fort bien, lui répondis-je; tu vas t'en retourner comme tu es venu. Je compte rester ici huit ou dix jours.

—Vous n'y songez pas, mossiou. Vous êtes dans l'endroit le plus malsain de l'Italie, et vous allez y mourir. Prenez garde d'ailleurs à ce qui va arriver. Dès que la Medora vous saura malade, elle viendra avec sa famille, car ils font tous sa volonté, et elle est folle de vous…

—En voilà assez, répondis-je avec colère. Vous me portez sur les nerfs avec vos sottises. Il faut que tout cela finisse!

Et, prenant mon parti, je montai dans la voiture et donnai au cocher l'ordre de me conduire à Rome chez Brumières.

Je croyais être délivré du Tartaglia, qui, me voyant irrité et un peu en délire, avait fait mine de rester à Tivoli; mais, à mi-chemin, m'éveillant d'un nouvel assoupissement fébrile, je vis qu'il était sur le siège avec le cocher. Je renouvelai à celui-ci l'injonction de me conduire chez Brumières. Mon intention était d'écrire, de chez lui, une lettre d'adieux à la Famille B***, de faire prendre mes effets par Tartaglia et de quitter Rome a l'instant même. Le cocher fit un signe d'assentiment respectueux, et je me rendormis, vaincu par une torpeur insurmontable.

Quand je m'éveillai, j'étais si accablé, que je ne compris pas où j'étais, et qu'il fallut les empressements de l'excellent lord B*** autour de moi pour m'éclairer sur la trahison de Tartaglia et du cocher. J'étais au palais ***; je montais l'escalier du ma chambre, soutenu par l'Anglais et la Daniella. Vous savez le reste; je dois ajouter que je me suis si bien arrangé pour ne pas sortir de ma chambre jusqu'au moment du départ, que je n'ai pas revu Medora. J'espère donc que son caprice est passé; j'espère même qu'il n'y a pas eu caprice, et, quand j'y songe, je reconnais que j'ai servi de titre à un roman dont elle avait fait le plan avant de me connaître. Elle a vingt-cinq ans, elle est froide, elle a refusé beaucoup de bons partis, a ce que l'on assure. Puis l'ennui est venu, les sens peut-être; elle a résolu, dit-elle, d'épouser le premier homme délicat qui l'aimerait sans le lui dire. Pourquoi s'est-elle imaginé que j'étais cet homme-là, moi qui ne l'aimais pas du tout? Ou elle a le ridicule de se croire irrésistible, ou il y a là-dessous l'intrigue impertinente de Tartaglia, qui a eu plus d'effet que je ne pensais.

Quoi qu'il en soit, me voilà loin de Rome, par un temps à ne pas mettre un chien dehors, et, dans quelques jours, quand mes forces seront revenues, s'il y a encore péril en la demeure comme disent les légistes, je me sauverai plus loin encore.

Mais ne trouvez-vous pas que ma terreur de casto Giuseppe, comme dit Tartaglia, dont je vous épargne les dernières remontrances, est d'une fatuité ridicule?

A propos de Tartaglia, je dois vous dire que le drôle m'a soigné paternellement, et que, maître de fouiller dans mes effets à toute heure, il a pleinement justifié ce que lord B*** me disait de lui:

—C'est un vrai gredin, capable de vous arracher, par prières ou par intrigue, votre dernier écu; mais c'est un valet fidèle, incapable de vous dérober une épingle si vous n'avez pas l'air de vous méfier de lui. En Italie, beaucoup de gens de cette classe sont ainsi faits: ils pillent ceux qu'ils détestent; ils se font un plaisir de dévaliser ceux qui veulent lutter de finesse pour se garantir; mais ils voleraient volontiers, pour enrichir ceux qui, par leur confiance absolue, obtiennent leur amitié. Ayez des serrures Fichet à vos coffres; cachez votre bourse dans les trous de mur les plus invraisemblables: ils déjoueront toutes vos ruses. Laissez la clef à la porte et l'argent sur la table, ce sera chose sacrée pour eux. Ce vaurien a donc du bon comme tons les vauriens… de même que tous les gens vertueux ont un coin de perversité.

C'est toujours lord B*** qui parle, et je vous fais grâce des blasphème, de sa misanthropie. Tant il y a que le Tartaglia me fatiguait, et qu'après avoir bien payé, malgré lui, je dois le dire, ses bons services, je suis charmé d'être délivré de son babil, de sa protection et de ses suggestions matrimoniales.

Voici enfin un peu d'éclaircie dans le temps, et j'en vais profiter pour visiter les jardins Piccolomini et faire le tour de mes domaines.

XVII

3 avril, à Frascati.

Depuis deux jours, bien que le soleil ne se montre pas plus qu'à Londres, je me goberge de la douceur du temps. Les soirées sont froides dans l'intérieur de Piccolomini; ma cheminée se garderait bien de ne pas fumer; et d'ailleurs, le bois manque; mais quelqu'un qui me choie m'a apporté un brasero[3], et cela me permet de me réchauffer les doigts pour vous écrire. Le reste du temps, je suis dehors jusqu'à l'heure de dormir, et je m'en trouve fort bien.

[Note 3: Brasero et le mot espagnol, apparemment familier à Jean
Yalreg.]

Ce quelqu'un vous intrigue un peu, j'espère? Patience! je vous raconterai. Il faut que je vous dise d'abord que je suis au beau milieu d'un paradis terrestre, moyennant quelque chose comme trois francs par jour, toutes dépenses comprises, ce qui me permettra de passer ici plusieurs mois sans me préoccuper de ma pauvreté.

J'ignore ce que deviendra le climat. On m'annonce des chaleurs qui me feront revenir de mes doutes sur le beau ciel de l'Italie. Dans l'état de faiblesse où je suis encore, le temps doux et voilé que nous tenons m'est fort agréable; mais il n'y aurait guère moyen de faire de la peinture sans soleil, et il faut que ce pays-ci soit bien beau puisqu'il l'est encore à travers son manteau de brouillards. Brumières, qui voulait que je l'attendisse pour venir ici, m'annonçait bien que je n'y trouverais pas encore le moindre effet pittoresque; mais je suis peut-être moins peintre que contemplatif, et, quand je ne peux pas essayer d'être un interprète quelconque de la nature, je n'en reste pas moins son amant fidèle et ravi.

Figurez-vous que, sans sortir de mon jardin, j'ai la campagne, le verger, la solitude et le désert. Le parterre qui s'étend devant la maison n'annonce guère ce luxe: c'est un carré de légumes et de vigne, enfermé dans des haies de buis taillé. En août, la vue est terminée par une grande fontaine murale en hémicycle avec les niches et les bustes classiques. L'eau est limpide, les plantes grimpantes abondent, et, sur la terrasse dont cette architecture est le contre-fort, de beaux arbres inclinent leurs branches touffues. Mais là n'est pas le charme de cet enclos dont l'ancienne splendeur a fait place, d'une part à l'abandon, de l'autre aux soins vulgaires de l'utilité domestique. Une belle allée d'arbres centenaires s'en va en montant rapidement vers des terres ensemencées et plantées d'oliviers. Heureusement, on a laissé subsister ces arbres, et on n'a pu songer à niveler le terrain, de sorte que l'ancien parc des Piccolomini, sacrifié au prosaïsme de l'exploitation, a gardé ses chênes verts courbés en berceaux impénétrables au soleil et à la pluie, ses aspérités de montagne et son clair ruisselet qui court en bouillonnant sous des masses de fleurs sauvages. Il y a même un coin, tout à fait inculte, qui forme ravin et qui se compose tout aussi bien qu'un grand paysage. Le ruisseau qui sort d'une belle source dans la villa voisine, nous arrive de la hauteur et forme une cascatelle charmante qui, de son amphithéâtre de rochers et de verdure, arrose une petite prairie tout à fait naturelle, traverse l'enclos et s'en va réjouir une troisième villa contiguë à celle-ci. On voit qu'ici l'on ne s'est pas disputé l'eau courante. Bien au contraire, on se l'est libéralement distribuée, et, comme elle abonde partout, ceux qui ont bien voulu lui permettre de rire et de sauter à travers leurs jardins ont rendu à leurs voisins un véritable service.

Les collines Tusculanes ne sont, d'ici à leur point le plus élevé ( Tusculum), qu'un immense jardin partagé entre quatre ou cinq familles princières. Et quels jardins! celui de Piccolomini ne compte plus. Vendu à des bourgeois qui font argent de leur propriété, il n'a de beau que ce que l'on n'a pu lui ôter. Hais la villa Falconieri, qui le borne à l'est, et la villa Aldobrandini, qui le borne au couchant, la villa Conti, qui touche à cette dernière; plus haut, la Ruffinella, et, en revenant vers l'est, la Taverna et Mondragone, tout cela se tient et communique si bien, que j'en aurais pour trois heures à vous décrire ces lieux enchantés, ces futaies monstrueuses, ces fontaines, ces bosquets et ces escarpements semés de ruines romaines et pélasgiques; ces ravins de lierre, de liseron et de vigne sauvage, où pendent des restes de temple, et où tombent des eaux cristallines. Je renonce au détail, qui viendra peut-être par le menu; je ne peux que vous donner une notion de l'ensemble.

Le caractère général est de deux sortes: celui de l'ancien goût italien, et celui de la nature locale qui a repris le dessus, grâce à l'indifférence ou à la décadence pécuniaire des maîtres de ces folles et magnifiques résidences. Si vous voulez une exacte description de ces résidences, telles qu'elles étaient encore il y a cent ans, vous la trouverez dans les spirituelles lettres du président de Brosses, l'homme qui, malgré son apparente légèreté, a le mieux vu l'Italie de son temps. Il s'est beaucoup moqué des jeux d'eaux et girandes, des statues grotesques et des concerts hydrauliques de ces villégiatures de Frascati. Il a eu raison. Lorsqu'il voyait dépenser des sommes folles et des efforts d'imagination puérile pour créer ces choses insensées, il s'indignait de cette décadence du goût dans le pays de l'art, et il riait au nez de tons ces vilains faunes et de toutes ces grimaçantes naïades outrageusement mêlés aux débris de la statuaire antique. Il appelait cela gâter l'art et la nature à grands frais d'argent et de bêtise, et je m'imagine que, dans ce temps-là, quand tous ces fétiches étaient encore frais, quand ces eaux sifflaient dans des flûtes, que les arbres étaient taillés en poire, les gazons bien tondus et les allées bien tracées, un homme de sens et de liberté, comme lui, devait à bon droit s'indigner et se moquer.

Mais, s'il revenait ici, il y trouverait un grand et heureux changement: les Pans n'ont plus de flûte, les nymphes n'ont plus de nez. A beaucoup de dieux badins, il manque davantage encore, puisqu'il n'en reste qu'une jambe sur le socle. Le reste git au fond des bassins. Les eaux ne soufflent plus dans des tuyaux d'Orgue; elles bondissent encore dans des conques de marbre et le long des grandes girandes; mais elles y chantent de leur voix naturelle. Les rocailles se sont tapissées de vertes chevelures, qui les rendent à la vérité. Les arbres ont repris leur essor puissant sous un climat énergique, et sont devenus des colosses encore jeunes et pleins de santé. Ceux qui sont morts ont dérangé la symétrie des allées; les parterres se sont remplis de folles herbes; les fraises et les violettes ont tracé des arabesques aux contours des tapis verts; la mousse a mis du velours sur les mosaïques criardes: tout a pris un air de révolte, un cachet d'abandon, un ton de ruine et un chant de solitude.

Et maintenant, ces grands parcs jetés aux flancs des montagnes, forment, dans leurs plis verdoyants, des vallées de Tempé, où les ruines rococo et les ruines antiques dévorées par la même végétation parasite donnent à la victoire de la nature un air de gaieté extraordinaire. Comme, en somme, les palais sont d'une coquetterie princière ou d'un goût charmant; que ces jardins, surchargés de détails puérils, avaient été dessinés avec beaucoup d'intelligence sur les ondulations gracieuses du sol, et plantés avec un grand sentiment de la beauté des sites; enfin, comme les sources abondantes y ont été habilement dirigées pour assainir et vivifier cette région bocagère, il ne serait pas rigoureusement vrai de dire que la nature y ait été mutilée et insultée. Les brimborions fragiles y tombent en poussière; mais les longues terrasses d'où l'on dominait l'immense tableau de la plaine, des montagnes et de la mer; les gigantesques perrons de marbre et de lave qui soutiennent les ressauts du terrain, et qui ont, certes, un grand caractère, les allées couvertes qui rendent ces vieux Édens praticables en tout temps; enfin, tout ce qui, travail élégant, utile ou solide, a survécu au caprice de la mode, ajoute au charme de ces solitudes, et sert à conserver, comme dans des sanctuaires, les heureuses combinaisons de la nature et la monumentale beauté des ombrages. Il suffit de voir, autour des collines de Frascati, l'aride nudité des monts Tusculans, ou l'humidité malsaine des vallées, pour reconnaître que l'art est parfois bien nécessaire à l'oeuvre de la création.

Mais voyez donc, mon ami, comme je défends mes villas contre les injures du président de Brosses, et peut-être contre les critiques que j'appréhende de votre part! C'est que l'amour de la propriété s'est emparé de moi, quand je me suis vu ici seul, absolument seul de mon espèce artiste, jouissant de toutes ces résidences désertes. D'ici à un ou deux mois, me dit-on, il ne viendra à Frascati ni seigneurs indigènes ni forestieri, et, sous ce dernier titre, on confond les artistes, les touristes et les malades de tout genre qui cherchent l'air salubre au commencement des grandes chaleurs. En attendant, les villas ne sont habitées que par leurs gardiens, de bons vieux serviteurs qui me confient les clefs des parcs avec une bonne grâce charmante; ce qui me permet de choisir chaque jour celui qui me plaît, ou de les parcourir tous dans une grande excursion, si j'ai de bonnes jambes.

Quelle douce manière de posséder, n'est-ce pas? n'avoir rien à surveiller, rien à ordonner, rien à réparer; quitter quand bon me semblera, sans me soucier de ce que les choses deviendront en mon absence; revenir de même, sans que personne fasse attention à moi; jouir sans contrôle et sans contestation de plusieurs Trianons de caractères différents; me promener en pantoufles dans tous les paysages de Watteau, sans risquer de rencontrer personne à qui je doive mes égards et ma conversation! Vraiment, je suis trop heureux, et j'ai peur que ce ne soit un rêve. Tout cela à moi, pauvre diable qui ai vécu trois ans à Paris, triste et courbé sous la préoccupation de payer la vue des gouttières et les bottes à tremper dans la boue liquide des rues! A moi tout cela pour trois francs par jour, sans que j'aie à me tourmenter de cette responsabilité de soi-même, si rigoureuse pour la dignité de l'individu, mais si funeste à la poésie et à l'indépendance, dans les grands centres de civilisation! Par quelles vertus ai-je mérité d'être gâté à ce point! Et la Mariuccia, qui plaint ma figure absorbée, mon air nonchalant, et qui regarde avec une maternelle pitié mon mince bagage, et ma bourse plus mince encore!

Cette Mariuccia est un être excellent et divertissant au possible. Elle est rieuse et bavarde comme le ruisseau de son jardin, et, pour peu qu'on l'excite par des questions, elle arrive à une éloquence pétulante, accompagnée d'une mimique exaltée qui la transfigure en une sorte de pythonisse rustique. Elle est un spécimen si complet et si naïf de sa Classe et de sa localité, que je vois, mieux que dans un livre, à travers ses descriptions, ses préjugés et ses raisonnements, le caractère du milieu où je me trouve jeté.

Mais un autre type plus étrange encore aux yeux d'un homme naïf tel que moi, c'est ce quelqu'un dont il faut enfin que je vous entretienne. Aussi, je reprends mon récit où je l'ai laissé.

Hier matin, je demandai à la Mariamoda si elle avait fait blanchir mon linge.

—Certainement, dit-elle en apportant une corbeille de linge blanc, humide et frippé. La vieille femme qui m'aide à mes lessives s'en est chargée.

—C'est fort bien; mais je ne peux pas porter ce linge sans qu'il soit repassé.

Le mot repasser m'embarrassa; car, si je sais un peu ma littérature italienne, je n'ai pas encore à mon service tout le vocabulaire de la vie pratique, et la Mariuccia n'entend pas un mot de français. J'appelai la pantomime à mon secours, et, comme si un gueux de mon espèce eût prétendu à un grand luxe en exigeant du linge passé au fer, elle s'écria d'un air stupéfait:

—Vous voulez la stiratrice?

—C'est cela! la repasseuse! Est-ce une industrie inusitée à Frascati?

—Oh! oui-da, reprit-elle avec orgueil; il n'y a pas de pays au monde où l'on trouve des meilleures artisanes.

—Eh bien, confiez ceci à une de vos merveilleuses ouvrières.

—Voulez-vous que ce soit ma nièce?

—Je ne demande pas mieux, répondis-je, étonné du regard clair et pénétrant que son petit oeil gris attachait sur le mien.

Elle remporta la corbeille, et, à l'heure où je rentrais pour souper, car je me suis arrangé pour rester dehors le plus tard possible, je trouvai installées autour d'un brasero, dans une grande pièce du rez-de-chaussée, où la Mariuccia juge plus commode de me servir mes repas, trois personnes qui causaient, les pieds sur la cendre chaude et les coudes sur les genoux: c'était la vieille femme en haillons qui fait la perpétuelle biancheria de Mariuccia, un gros capucin de bonne mine, et une fille mince dont un grand mouchoir de laine rouge enveloppait la tête et les épaules. Les deux femmes ne se dérangèrent pas. Le capucin seul se leva et me fit des politesses qui aboutirent à l'humble demande d'un baïoque, un sou du pays, pour les besoins de son ordre. Je lui en donnai cinq, qu'il reçut avec une profonde reconnaissance.

—Cristo! s'écria la vieille femme, à laquelle il montra, d'un air naïf, cette grosse pièce de cuivre dans sa main crasseuse, quelle générosité!

Et, se tournant vers moi, elle m'accabla d'une grêle d'épithètes élogieuses. Pour n'être pas enivré de ses flatteries, je lui donnai vite deux baloques qui restaient dans ma poche, et elle se confondit en révérences et en tentatives de baisements de mains auxquelles je me hâtai de me soustraire.

Mais, voulant savoir jusqu'où allait cette misère ou cette passion pour la mendicité, je m'adressai à la jeune fille, dont je ne voyais pas la figure cachée sous son châle, et qui me semblait très-proprement habillée.

—Et vous, mademoiselle, lui dis-je en m'asseyant sur l'escabeau qu'avait laissé libre le frère quêteur à côté d'elle, est-ce que vous ne me demandez rien?

Elle releva la tête, écarta son châle rouge, et me tendit la main sans rien dire.

—Daniella! m'écriai-je en la reconnaissant à la pâle lueur que le brasero renvoyait à sa figure; Daniella à Frascati! Daniella qui tend la main…

—Pour que vous y mettiez la vôtre, répondit-elle en souriant. Vous êtes cause que j'ai perdu une bonne place; mais je ne la regrette pas, s'il me reste votre amitié.

—Parlez plus bas, lui dis-je; expliquez-moi…

—Oh! je n'ai pas besoin d'en faire un secret, reprit-elle; je n'ai rien fait de mal; et, d'ailleurs, le frère Cyprien est mon oncle, et la Mariuccia est ma tante. C'est moi qui suis la stiratrice, et je vous rapporte votre biancheria.

—Oui, oui, dit la Mariuccia, qui venait d'entrer et qui posait mon humble dîner sur la table, nous sommes tous parents: le capucin est mon frère, la vieille femme est ma tante, à moi, et vous pouvez parler tous les deux devant nous; c'est en famille, rien ne sortira d'ici.

—C'est très-bien, pensai-je; il n'y manque que le cousin Tartaglia pour que tout Frascati sache les particularités sérieuses ou ridicules de ma retraite à Frascati.

—Daniella, dis-je à la jeune fille, je vous prie de ne pas…

—C'est bien, c'est bien, dit la vieille femme en sortant; causez ensemble; nous savons toute l'histoire. Pauvre Daniella! ce n'est pas sa faute, c'est une bonne fille qui nous a tout dit..

—Et moi, dit le capucin en ramassant sa besace et son bâton, je vous présente mes révérences, seigneur étranger… Danieluccia, je prierai pour toi, afin que l'orgueil de cette Anglaise soit vaincu par la miséricorde divine!

Je vous laisse à penser si j'étais de bonne humeur de voir ébruiter ainsi ce qui avait pu se passer à propos de moi dans la famille B***. Je voulus faire expliquer la Daniella.

—Non, pas à présent, me répondit-elle; vous me en colère. Je vas porter votre linge dans votre chambre et je reviendrai.

XVIII

3 avril.

—Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demandai-je à la Mariuccia. Que vous a-t-elle donc dit, à tous tant que vous êtes?

—Les choses comme elles se sont passées, répondit-elle; cette Anglaise, la grosse dame, je la connais bien! Elle vient presque tous les ans à Frascati; mais je n'ai jamais pu dire son nom….

—Eh bien?

—Eh bien, il y a deux ans, elle a pris ma nièce en amitié et elle l'a emmenée. Elle la payait bien et la rendait très-heureuse; et puis, quand elles ont été là-bas, en Angleterre, je crois, lady Bo…, lady Bi…, au diable son nom! a pris une nièce, la… la…

—N'importe!

—La Medora! Voilà son nom, à elle! Il parait qu'elle est belle: comment la trouvez-vous?

—Je n'en sais rien; allez toujours.

—Eh! vous savez bien qu'elle est belle et riche, mais méchante… Non: la Daniella dit qu'elle est bonne, mais folle. Elle a commencé par aimer ma nièce comme si la pauvre fille eût été sa soeur. Elle a voulu l'avoir à elle seule pour son service. Elle lui donnait des robes de soie, des bijoux, de l'argent. Oh! dans une année, la Daniella a plus gagné qu'elle ne gagnera dans tout le reste de sa vie, à moins qu'elle ne veuille encore quitter le pays et suivre d'autres forestieri; mais je ne le lui conseille pas: vous autres étrangers, vous êtes tous maniaques, bizarres!

—Merci; après?

—Après, après! Vous savez bien que vous avez dit à ma nièce qu'elle était plus jolie que sa maîtresse. Depuis ce moment-là, la signorina n'a plus voulu la supporter; elle l'a tourmentée, chagrinée, offensée. La petite a répondu deux ou trois paroles un peu vives, et, pendant que vous étiez encore malade, on l'a renvoyée. Allons, il n'y a pas grand mal; on lui a fait un beau cadeau, et elle pourra bien se marier ici avec qui elle voudra. On est toujours mieux dans son pays que sur les chemins; et, si vous l'aimez, ma nièce, si elle vous plaît, et que vous souhaitiez rester chez nous, il ne tient qu'à vous d'être son mari. Vous êtes peintre, vous trouverez de l'ouvrage dans les villas. Justement, la princesse Borghèse veut faire réparer Mondragone. Vous ferez de la fresque et vous gagnerez bien de quoi élever vos enfants.

—Ainsi, répondis-je, émerveillé du plan rapide de la Mariuccia, vous avez arrangé tout cela en famille, avec la vieille femme, le capucin et… la Daniella?

—La Daniella ne dit rien du tout; on ne sait pas si elle vous aime; mais…

—Mais vous le pensez, puisque vous me mariez avec elle?

—Eh! qui sait?

Le chi lo sa de la Mariuccia est son grand et dernier argument. Elle le dit si souvent à tout propos, que j'ai déjà compris que cela signifiait en certaines occasions: Laissez-moi faire, et en certaines autres: Je n'y tiens pas.

—Cette fois, l'accent était problématique, et je dus insister pour savoir si j'étais tombé dans une de ces intrigues dont Brumières et Tartaglia m'avaient signalé les fâcheuses conséquences; mais l'oeil clair et la figure enjouée de Mariuccia ne permettaient pas le soupçon, et, dans ses réponses subséquentes, je ne vis que l'empressement d'une bienveillance irréfléchie pour sa nièce et pour moi.

—S'il en est ainsi, pensai-je, je dois avoir une franchise égale.

Et, comme la Daniella ne reparaissait pas, je priai sa tante de monter avec moi dans ma chambre, où nous la trouvâmes occupée à brosser mes habits et à ranger mes ustensiles de toilette, comme si elle eût été à mon service.

—Que faites-vous là? lui dis-je en entrant, avec un peu de dureté.

Elle me regarda avec un mélange de décision et de douceur qui paraît être dans son caractère comme sur sa physionomie.

—Je nettoie et je range votre appartement, répondit-elle, comme je faisais à Rome, pendant que vous étiez malade.

Le souvenir des soins empressés et intelligents de cette bonne fille me fit rougir de ma brusquerie.

—Ma chère enfant, lui dis-je, asseyez-vous, et causons. Je veux savoir comment je suis la cause de votre séparation d'avec la famille B***. Vous avez dit, à ce sujet, ce que vous avez cru devoir dire; il faut que je le sache, afin de redresser la vérité si vous vous êtes trompée en ce qui me concerne.

—C'est aisé à dire, répondit-elle avec assurance. Vous avez fait le projet d'épouser la Medora. Comme vous avez beaucoup d'esprit, vous avez deviné que, pour la rendre amoureuse de vous, elle qui n'a jamais pu être amoureuse de personne, il fallait faire semblant de devenir amoureux d'une autre, sous son nez, et vous avez réussi à le lui persuader. Moi, j'aurais été sacrifiée à ce jeu-là, si j'avais eu affaire à de mauvais maître; mais lady Harriet est généreuse, et, avec ce qu'elle m'a donné en me congédiant, j'aurais tort de me plaindre. N'est-ce pas là ce que j'ai dit, ma tante Mariuccia?

—Peut-être, répondit la tante; mais j'avais compris que le signore te plaisait, et je pensais que tu lui avais plu. À présent, si les choses vont autrement, s'il doit épouser l'Anglaise et que ton dos lui ait servi d'échelle, il te devra un beau cadeau de noces, et tout est dit.

Bien que l'explication de la Daniella dût couper court à toute pensée d'alliance entre elle et moi dans l'esprit de ses parents, je ne pus supporter le plan ridiculement fourbe qu'elle m'attribuait à l'égard de sa maîtresse. Je crus devoir m'en expliquer avec elle.

—Ma chère, lui dis-je, il vous a plu d'interpréter ma conduite dans un sens que je désavoue absolument. Je n'ai pas fait semblant d'être épris de vos charmes. C'a été une plaisanterie dont j'étais loin de prévoir les conséquences et que personne, je l'espère encore, n'a prise au sérieux. Quoi qu'il en soit, j'ai eu un grand tort, puisque le résultat de ceci a été une mésintelligence momentanée entre vous et des personnes auxquelles vous deviez être attachée. Je suis assez coupable sans que vous me prêtiez un projet aussi absurde et aussi cupide que celui de vouloir me faire aimer d'une personne trop riche pour moi et que je ne connais pas assez pour l'aimer moi-même. Je vous prie donc, dans vos épanchements avec votre nombreuse famille, de ne pas me faire jouer inutilement ce vilain rôle.

—Inutilement! reprit-elle en français, français qu'il me faut vous traduire plus que si c'était de l'italien. Vous consentiriez cependant à ce que je le fisse utilement?

—Voulez-vous bien vous expliquer?

—Si ma famille se persuadait que nous nous aimons, vous et moi, il y aurait pour vous quelque inconvénient à le laisser croire, et il vaudrait mieux donner à penser que vous ne songez qu'à la Medora.

—Et quel serait l'inconvénient dont vous parlez?

—Des coups de couteau pour vous et des coups de poing pour moi.

—De la part de qui? Je veux tout savoir.

—De la part de mon frère, un méchant homme, je vous avertis…. Je ne dépends que de lui, je n'ai plus ni père ni mère.

—Alors, c'est une menace sous laquelle il vous a plu de me placer, en faisant vos confidences….

—Moi, vous menacer et vous exposer! s'écria la Daniella en levant au ciel ses yeux étincelants. Cristo! croyez-vous que j'aurais dit seulement que je vous connaissais, si Tartaglia ne fût venu ici ce matin?

—Tartaglia? Bon! voici le bouquet! Et qu'est-il venu faire à Frascati?

—Il est venu savoir de vos nouvelles de la part de la Medora, mais en secret, et en se servant d'un prétexte, car il paraît qu'elle est inquiète de vous et qu'elle s'en cache, parce qu'elle craint de vous avoir fâché par ses refus. Alors, comme ce pauvre garçon s'est mis en tête de faire réussir votre mariage avec elle, il a dit à la Mariuccia qu'il fallait m'empêcher de vous voir, parce que vous me feriez la cour et que vous ne m'épouseriez pas. Voilà comment, en venant ici rapporter votre linge, j'ai été forcée de répondre à des questions, et, si tout cela s'est embrouillé dans la cervelle de ma tante, ce n'est pas de ma faute; mais le capucin est prudent, la vieille femme est bonne, la Mariuccia est excellente, et les choses en resteront là, pourvu que vous me permettiez de leur dire que vous ne pensez qu'à la Medora. Autrement…

—Autrement?

—Autrement, des idées viendront à mon frère, et il vous fera un mauvais parti.

—C'est assez revenir sur ce danger-là, ma chère, lui dis-je avec impatience. Je me suis pas habitué à me battre au couteau; mais, de quelque façon que je m'y prenne, gare à votre frère et à tous vos parents et amis, s'ils me cherchent noise. Je suis d'un naturel très-doux; mais je sens qu'avec des exploiteurs comme avec des bandits, je peux devenir très-méchant et vendre ma peau extrêmement cher à quelques-uns.

En parlant ainsi à Daniella, en italien, afin que la Mariuccia l'entendît, je les observais attentivement l'une et l'autre, la première surtout, que je crois assez rusée et qui pourrait bien avoir pour moi, non pas une passion de keepsake, comme miss Medora, mais un sentiment fondé sur des vues intéressées. La Mariuccia, quoique fine, me parut n'avoir que de bonnes intentions. Quand à la stiratrice, il me fut difficile de pénétrer ses sentiments. Elle semblait épier les miens propres: nous restions donc tous deux sur la défensive.

Quand j'eus fini de parler, elle garda un instant le silence, comme pour chercher une solution à une situation qu'il lui plaisait apparemment de croire embarrassante ou périlleuse; et, tout à coup, au lieu de me répondre elle s'adressa à sa tante.

—Je vous ai raconté, lui dit-elle, que le signore avait tué un voleur et mis deux autres en fuite auprès de Casalmorte, Je sais comme il est hardi, et plus fort qu'il n'en a l'air: je l'ai vu se battre avec ces mauvaises gens. Si quelqu'un doit avoir peur, ce n'est pas lui, et Masolino fera bien de se tenir tranquille.

Puis, se retournant vers moi, elle ajouta en français:

—Mais pourquoi donc, pour éviter des querelles, ne voulez-vous point passer pour amoureux de la Medora?

—Parce que cela n'est pas vrai, et que je déteste le mensonge, répondis-je avec impatience. Il vous a plu d'inventer cela; mais soyez sûre que, si j'établis ici quelque relation qui me mette à même de vous démentir, je n'y manquerai dans aucune occasion.

Ses yeux brillèrent d'une satisfaction si vive, que je compris qu'entre la maîtresse et la suivante, il y avait un duel de vanité féminine en règle, dont le hasard m'avait rendu l'objet litigieux.

—C'est étonnant, cela! dit-elle en se maniérant avec beaucoup de gentillesse, il faut l'avouer. Comment est-il possible que vous ne vouliez pas d'elle qui vous aime tant?

Sur ce mot-là, je me fâchai tout rouge. Que Medora se soit follement confiée à mon honneur, cela n'est pas douteux; mais il ne sera pas dit qu'elle s'y soit confiée en vain; et, fût-elle tout à fait indigne de ma loyauté, il me resterait encore à la disculper pour l'honneur de lady Harriet et de l'excellent lord B***. J'imposai donc silence aux malices de la soubrette avec tant de sévérité, qu'elle baissa les yeux comme effrayée, et se retira bientôt avec une confusion feinte ou réelle.

Je regrettai qu'elle n'eût pas témoigné quelque regret qui me permît de la congédier plus amicalement. Elle m'a soigné si bien, que je lui dois de la reconnaissance, et je n'ai pu encore trouver le moment de la lui exprimer, puisqu'elle avait disparu du palais *** avant mon départ de Rome.

En outre, bien que j'aie d'elle une médiocre opinion, je dois reconnaître que j'ai pour sa figure et ses manières des moments de sympathie réelle. Je l'entendis causer jusqu'à minuit avec la Mariuccia dans le grenier voisin de ma chambre. Je ne voulais ni ne pouvais saisir un mot de leurs longs discours; mais je vis bien à l'intonation tantôt narrative, tantôt gaie de leur dialogue, que Daniella n'était pas très-inquiète de son sort. La durée de ce tranquille babillage, qui accompagnait je ne sais quel travail, me prouvait aussi qu'elle n'était pas sous le coup d'une surveillance bien redoutable. Enfin, j'entendis ouvrir les portes, descendre l'escalier de bois de l'étage que nous occupons, Mariuccia et moi, et grincer sur ses gonds la grille de l'enclos qui donne sur la ruelle malpropre et montueuse décorée du nom emphatique de via Piccolomini.

XIX

3 avril.

Ce matin, vers six heures, je fus éveillé par une voix douce et pleine qui, du dehors, appelait Rosa: c'est le nom de la vieille femme, tante et servante de la Mariuccia. Cette manière d'appeler résumait tout le chant de la langue italienne. Tandis que nous autres, quand nous voulons nous faire entendre au loin, nous escamotons la première syllabe et prolongeons le son sur la dernière, on fait ici tout l'opposé; et le nom de Rosa, crié, ou plutôt chanté en octave descendante, avait une euphonie très-agréable. En me frottant les yeux pour m'éveiller tout à fait, je reconnus que c'était la voix de la stiratrice. Je me levai pour regarder à travers ma persienne: je la vis dans la rue apportant un très-joli brasero de forme ancienne et d'un poli étincelant. Au bout de quelques instants, la Mariuccia mit la tête à sa fenêtre et tira successivement deux cordes. La grille du jardin s'ouvrit, puis la porte d'entrée de la maison, pour donner passage à la Daniella.

Une demi-heure après, la Mariuccia entrait chez moi avec ce brasero tout allumé.

—J'espère que vous n'aurez plus froid, me dit-elle. Le brasier d'en bas est trop grand pour votre chambre; il vous aurait donné mal à la tête, et ma nièce m'a empêché hier au soir de vous le monter; mais elle en avait un plus petit, que voilà.

—Elle s'en prive pour moi? C'est ce que je ne veux pas.

Et j'appelai la Daniella, qui chantait dans le grenier voisin.

—Vous êtes beaucoup trop bonne pour moi, lui dis-je, pour moi qui ne suis plus malade, et qui n'ai été dans votre vie qu'un incident fâcheux et désagréable. Je vous remercie bien amicalement et bien fraternellement; mais je vous prie de garder pour vous ce meuble, encore utile dans la saison où nous sommes.

—Et qu'en ferais-je? répondit-elle: je ne rentre dans ma chambre que pour dormir.

Et, sans attendre ma réponse, elle dit à la Mariuccia que mon déjeuner était prêt, et qu'elle allait me le servir.

—Ne tardez pas à descendre, ajouta-t-elle en s'adressant à moi avec gaieté, si vous ne voulez pas que vos oeufs frais soient durs, comme hier!

Et elle descendit légèrement le dédale d'escaliers rapides qui conduit aux degrés de pierre des étages inférieurs.

—Comme hier? dis-je à la Mariuccia, qui commençait à ranger ma chambre. Votre nièce était donc ici déjà hier matin? Elle y vient donc tous les jours?

—Mais certainement. Elle n'a pas encore beaucoup d'ouvrage dans le pays. Elle a un peu perdu sa clientèle, mais elle la retrouvera vite: elle est si aimée et si bonne ouvrière! En attendant, elle m'aidera à mon ouvrage comme elle faisait souvent autrefois. C'est une bonne fille qui m'aime bien et qui est vive comme un papillon, douce comme un enfant, complaisante comme un ange. Est-ce que cela vous gêne, qu'elle trotte dans la maison autour de moi? Ça ne vous coûtera pas un sou de plus; c'est moi qu'elle sert, et non pas vous.

Les choses me paraissant arrangées ainsi, il ne me restait qu'à les accepter dans la mesure où elles me sembleraient acceptables. Mon déjeuner me fut servi par la jeune fille, dont la propreté, beaucoup moins suspecte que celle de sa tante, la vivacité et les délicates attentions m'eussent été très-agréables, si je ne sais quelle méfiance ne m'eût tenu sur la défensive. Il y avait, dans ses manières avec moi, une provocation évidente, mais une provocation tendre et comme maternelle dont je ne pouvais me défendre d'être encore plus touché que flatté. Je résolus d'en avoir le coeur net, et, comme, en se baissant vers moi pour me servir du café, sa joue effleurait la mienne plus que de raison, je lui donnai de grand coeur le baiser qu'elle semblait appeler.

Je fus étonné de la voir rougir et frissonner, comme si cette liberté l'eût prise au dépourvu. Je suppose pourtant qu'elle n'est pas grisette, Italienne et jolie, et qu'elle n'a pas couru le monde deux ans en qualité de soubrette élégante, sans avoir eu bon nombre d'aventures plus sérieuses. Aussi, pour en finir avec toute comédie de sa part ou de la mienne, je crus devoir lui poser nettement la question.

—Vous ai-je offensée? lui dis-je en l'attirant près de moi.

—Non, répondit-elle sans hésiter, et en me caressant de son plus beau regard.

—Vous ai-je déplu?

—Non.

—Vous me permettrez d'espérer…?

—Tout, si vous m'aimez; rien, si vous ne m'aimez pas.

Cela était dit si nettement, que j'en fus tout abasourdi.

—Qu'entendez-vous par aimer? repris-je.

—Si vous le demandez, vous ne savez donc pas ce que c'est?

—Je n'ai jamais aimé.

—Pourquoi?…….

—Parce que je n'ai rencontré apparemment aucune femme qui me parût digne d'un amour comme je l'entendais.

—Vous n'avez donc pas cherché?

—L'amour ne se trouve pas en le cherchant. On le rencontre peut-être au moment où l'on ne s'y attend pas.

—Suis-je celle qui vous paraîtrait digne de l'amour comme vous l'entendez?

—Comment le savoir?

—Il y a quinze jours que vous me connaissez!

—Je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez vous-même.

—Vous croyez donc qu'il faut se connaître depuis quinze ans pour s'aimer? Il y en a qui disent le contraire.

—Vous ne m'avez pas répondu. Qu'entendez-vous par aimer, vous?

—Être l'un à l'autre.

—Pour combien de temps?

—Pour tout le temps qu'on s'aime.

—Chacun a sa mesure de fidélité. Je ne connais pas la mienne. Quelle est la vôtre?

—Je ne la connais pas non plus.

—Ah bah! vous nel'avez jamais mise à l'épreuve? lui dis-je d'un air sérieux.

Et, en moi-même, je pensais: «A d'autres, ma mignonne!»

—Je ne l'ai pas mise à l'épreuve, dit-elle, parce que je n'ai jamais connu l'amour partagé.

—Voyons, soyons amis; ça ne vous engage à rien, et contez-moi ça.

—La première fois, c'était ici; j'avais quatorze ans. J'ai aimé…
Tartaglia.

—Merci de moi! j'aurais dû m'en douter!

—Non! C'était si bête de ma part, et il était déjà si laid! Mais j'avais besoin d'aimer. Il était le premier qui me parlait d'amour comme à une jeune fille, et j'étais lasse d'êre une enfant?

—Fort bien, au moins vous êtes franche. Et… il fut votre amant?

—Il aurait pu l'être s'il eût su mieux me tromper; mais j'avais une amie qu'il courtisait en même temps que moi et qui m'en fît la confidence. A nous deux, après avoir bien pleuré ensemble, nous fîmes le serment de le mépriser, de nous moquer de lui; et, à nous deux, à force de nous faire remarquer l'une à l'autre, par suite d'un reste de jalousie, sa laideur et sa sottise, nous en vînmes à nous guérir si bien de l'aimer, que nous ne pouvions le regarder, ni même parler de lui sans rire.

—Allons, quant à celui-là, je respire! Et le second?

—Le second vint beaucoup plus tard. À quelque chose malheur est bon. Le dépit et la confusion d'avoir rêvé à Tartaglia me rendirent plus méfiante et plus patiente. Beaucoup de garçons me firent la cour; aucun ne me plaisait. Je méprisais les hommes, et, comme cela me posait en fille fière et difficile, ma coquetterie et mon orgueil y trouvaient leur compte. Cela m'ennuyait bien quelquefois, d'être si hautaine; mais c'était encore heureux pour moi de persister à l'être. N'ayant rien, si je m'étais mariée toute jeune, je serais aujourd'hui dans la misère, avec des enfants, peut-être avec un mari brutal, ivrogne ou paresseux par-dessus le marché.

—Et le second amour?

—Attendez! Ce fut lord B***.

—Aie! moi qui le croyais vertueux!

—Il est vertueux. Il ne m'a jamais fait la cour, et il n'a jamais su qu'il eût pu me la faire.

—Encore un amour pur?

—Un amour est toujours pur quand il est sincère, et, puisque lady Harriet ne veut pas entendre parler de son mari, bien qu'elle en soit jalouse pour le qu'en dira-t-on, j'aurais pu être honnêtement sa rivale en secret et sans troubler le ménage; mais cela ne fut pas, parce que… un jour, à Paris, je vis milord ivre. Cela ne lui arrive pas souvent: c'est quand il a un surcroît de chagrin. J'eus à le soigner pour que sa femme ne s'aperçût de rien. Je le trouvai si laid dans le vin, si vieux avec sa figure pâle et son front sans perruque, si drôle enfin dans son malheur, qu'il ne me fut plus possible de le prendre au sérieux. C'est un homme excellent que j'aimerai toujours, le seul que je regrette dans la famille; mais, si on me l'offrait pour père ou pour mari, je le choisirais pour père.

—Allons! et de deux avec qui vous avez eu la bonne chance de vous désillusionner à temps; mais le troisième?

—Le troisième? C'est vous.

Cette parole aimable méritait encore un baiser.

—Attendez! dit-elle après me l'avoir laissé prendre. Puisque vous êtes un homme sincère, je dois tout vous dire. Je vous ai aimé à la folie, mais cela a beaucoup diminué, et, à présent, je pourrais m'en guérir comme je me suis guérie des autres.

—Dites-moi ce qu'il faudrait faire pour cela, afin que je ne le fasse pas.

—Il faudrait essayer de me tromper, et, comme vous n'en viendriez pas à bout…, je me dégoûterais de vous tout de suite.

—Qu'appelez-vous donc tromper?

—Aimer la Medora et vouloir me faire croire le contraire

—Sur l'honneur, je ne l'aime pas! A présent, m'aimez-vous?

—Oui, dit-elle avec résolution, mais en s'échappant de mes bras. Cependant, écoutez ce que je veux vous dire encore.

—Je le sais, lui dis-je avec humeur; vous voulez que je vous épouse?

—Non! je ne veux pas me marier sans avoir éprouvé la constance de mon amant et la mienne pendant plusieurs années; et, comme à cet égard vous ne me promettez rien, comme je ne veux rien vous promettre non plus, je ne songe pas avec vous au mariage.

—Alors, qui vous fait hésiter?

—C'est que vous ne m'avez pas encore dit que vous m'aimez.

—D'après votre définition de l'amour, qui est d'être l'un à l'autre, nous ne pouvons pas encore nous aimer l'un l'autre.

—Oh! attendez, signor mio! s'écria-t-elle en m'enveloppant de son regard limpide, comme d'un flot de volupté, mais en me retirant ses mains que j'avais prises par-dessus la table. Vous êtes subtil, et je ne suis pas sotte. Au point où nous en sommes, s'aimer, c'est avoir envie de s'aimer. Il faut que le désir soit grand de part et d'autre. Celui d'une femme n'est jamais douteux, puisqu'elle y risque son honneur. Celui d'un homme peut bien n'être qu'un petit moment de caprice, puisqu'il n'y risque rien.

—Il paraît pourtant que j'y risque ma vie, si ce que vous m'avez dit de votre frère et de vos autres parents est vrai?

—C'est malheureusement très-vrai. Mon frère, presque toujours ivre ou absent, ne me surveille pas; mais, qu'une méchante langue lui monte la tête, il peut vous assassiner.

—Eh bien, tant mieux, Daniella! Je suis charmé d'avoir ce risque à courir pour vous prouver…

—Que vous n'êtes pas poltron? Ça ne prouve pas autre chose! Il me faut une certitude de votre amour en échange de mon honneur.

—Ah! ma chère, m'écriai-je impatienté, voilà deux fois que vous prononcez ce gros mot; ne le dites pas une troisième, car tout serait fini entre nous.

Elle me regarda avec surprise; puis, haussant les épaules:

—Je comprends, dit-elle, vous n'y croyez pas? Et pourquoi n'y croyez-vous pas?

—Ne vous fâchez pas! Si je savais ce que vous entendez par là, peut-être y croirais-je.

—Il n'y a pas deux manières de l'entendre. Une fille qui aime hors de la pensée du mariage est déchue. Tous les hommes se croient le droit de lui demander d'être à eux, et si elle leur résiste, ils la décrient et l'insultent.

—Vous me parlez, ma chère, comme si vous n'aviez jamais appartenu à aucun homme. S'il en était ainsi, je vous donne ma parole d'honneur que je ne chercherais point à être le premier.

—Et pourquoi cela?

—Parce que je suis trop jeune et trop pauvre pour devenir votre soutien, dans le cas où notre amour prendrait de la durée; et parce que, s'il n'en devait point avoir, je me reprocherais de nuire à une personne qui m'a donné des soins et témoigné de l'amitié.

—C'est bien, dit-elle après avoir réfléchi.

Et, quand elle réfléchit ainsi, sa figure, hardie et sensuelle, prend une singulière expression d'énergie.

Puis elle se leva et se mit en devoir d'enlever le couvert pour rompre notre entretien. Je voulus le renouer; elle secoua la tête en silence et descendit légèrement l'escalier du jardin. J'eus fort envie de l'y suivre pour la forcer à me pardonner, car, de la fenêtre, je vis qu'elle y était seule. Je la rappelai, elle ne bougea pas. J'hésitai quelques moments, en proie à une agitation dont la vivacité m'effraya moi-même. Ce n'était pas seulement, comme avec Medora, une tentation des sens; c'était un attrait plus vif, et que la réflexion ne venait ni démentir ni calmer.

Eh! que m'importait que cette Daniella fût menteuse et galante? Elle ne m'en plaisait pas moins. J'avais été bien sot de vouloir la confesser. Il y a en nous un fond de pédanterie qui nous gâte toute la spontanéité de l'existence.

Mais elle avait eu la maladresse de parler de son honneur; c'était faire appel au mien; la folie d'exiger de l'amour. Honneur et amour! ces deux mots n'avaient certainement pas la même portée, le même sens pour elle et pour moi. Ah! s'il était vrai qu'elle eût le droit de les invoquer, combien peu je me soucierais de ce que l'on en pourrait dire et penser! combien il me serait facile de purifier, par mon dévouement et ma sincérité, le charme vulgaire que je subis!… Mais, s'il était vrai, combien ma manière d'être avec elle aurait été grossière et indigne d'elle jusqu'à ce moment! Quelles mauvaises pensées et quelle injurieuse familiarité j'aurais à me faire pardonner, avant d'accepter ce premier amour si vaillamment et si naïvement offert!

La crainte de faire une erreur stupide en sollicitant grossièrement une vierge, s'empara de moi au milieu du délire qui me gagnait. Partagé entre cette terreur et celle, beaucoup moins vive, d'être pris pour dupe, je résolus d'attendre à mieux connaître cette fille pour reprendre un entretien si délicat, et je me sauvai dans la campagne. J'y promenai d'abord une émotion chagrine, une inquiétude pénible. Enfin, la beauté de ces solitudes, où je suis roi, me calma et je vins à bout d'oublier une tentation beaucoup trop soudaine pour ne pas créer quelque danger nouveau à ma raison ou à ma conscience.

Je suis rentré, comme de coutume, à huit heures du soir. J'emporte dans ces excursions un morceau de pain pour ne pas souffrir de la faim entre mes deux repas, distants d'environ douze heures. L'eau pure des fontaines ne me manque pas, et suffit parfaitement à ma sensualité, car elle est délicieuse.

Quand je pense au peu de besoins de bien-être auquel peut se réduire un homme qui vit beaucoup par l'esprit, la soif des richesses et le désir du luxe me jettent toujours dans un grand étonnement. Me voici dans un pays où l'insouciance d'une part, et la pauvreté de l'autre, rendent inconnues les mille recherches de nos climats et de notre civilisation. Le premier aspect de ce dénûment étonne, parce qu'il fait un contraste violent et comique avec le goût de l'ornementation; mais on s'y habitue bien vite, et même on est tenté de chercher à simplifier encore cette vie d'Arabe sous la tente.

Quand je me rappelle ce que, dans la limite du plus humble nécessaire, il faut penser à se procurer chez nous pour arranger son existence, soit dans une grande ville, soit à la campagne, je reconnais que la vie de campement est, pour les pauvres, la seule rationnelle, libre et vraie. Peut-être les riches font-ils le même rêve. Je m'imagine que les devoirs se multiplient en raison des ressources, et que le riche libéral a tout autant de sollicitude, de soucis, par conséquent, pour dépenser noblement ses richesses, que l'avare en a pour les conserver et les cacher. Si la propreté, qui est la grande volupté de la vie animale, et dont les bêtes elles-mêmes nous donnent l'exemple, était compatible avec la sobriété d'habitudes de ces peuples méridionaux, il faudrait reconnaître que c'est nous qui sommes insensés d'avoir compliqué les embarras de ce court voyage sur la terre, où nous nous installons comme si nous étions sûrs d'y voir lever le soleil qui se couche.

Mais la malpropreté et le dénûment vont ensemble presque partout, et l'homme semble fait de manière à ne pas trouver de milieu entre le nécessaire et le superflu. Au fait, n'en est-il pas ainsi dans toutes les manifestations de sa vie intellectuelle, morale et sociale?

Je n'ai pas revu la Daniella ce soir. Toujours partagé entre la crainte de me livrer à elle plus ou moins qu'elle ne le mérite, j'ai eu sur moi assez d'empire pour ne pas m'informer d'elle. Mariuccia n'est pas venue, comme les autres jours, au devant de mon expansion, et je suis rentré chez moi sans apercevoir d'autre visage que le sien et sans échanger une parole avec elle. Pourtant, voilà sur ma table deux vases de fleurs qui n'y étaient pas ce matin. Ce sont de grands iris d'un blanc de lait, bien plus beaux que des lis, et d'un parfum plus fin. Je me suis hasardé, tout à l'heure, à demander à la Mariuccia, au moment où elle m'apportait ma petite lampe, si ces fleurs venaient du jardin de Piccolomini. Je savais bien que non; mais j'espérais qu'elle me dirait d'où elles venaient. Elle a fait d'abord semblant de ne pas m'entendre; puis elle m'a dit d'un air terriblement narquois:

—C'est mon frère le capucin qui vous envoie cela.

Je n'ai pas osé faire semblant d'en douter; seulement, quand; elle est sortie, je lui ai crié en riant:

—Vous l'embrasserez pour moi.

—Qui? a-t-elle répondu.

Et, voyant que je lui montrais les fleurs:

Cristo! s'est-elle écriée avec sa mimique expressive: embrasser pour vous le capucin?

Faut-il conclure vis-à-vis de moi-même? Faut-il prononcer, avant de m'endormir, ce mot joyeux ou terrible: «Je suis amoureux?» Non, pas encore. C'est peut-être une folle brise qui passe et dont je ferai aussi bien de ne pas m'enivrer. Si c'est un vent d'orage…. Que le ciel m'en préserve, moi qui, pour la première fois depuis les années du presbytère, me trouve dans des conditions où le calme de l'esprit et l'oubli de ma personnalité me seraient si salutaires et si doux!

XX

4 avril

Je me suis distrait forcément aujourd'hui de la préoccupation d'hier. Brumières m'est arrivé vers dix heures avec un appétit d'enfer. La Mariuccia a trouvé moyen de le faire déjeuner, et nous avons loué deux rosses efflanquées qui nous ont portés, tant bien que mal, à Albano. Notre première station a été au couvent de Grotta-Ferrata, que je pris d'abord pour une forteresse. C'est une communauté très-riche de l'ordre de saint Basile. Nous nous y arrêtâmes pour voir les fresques de la sacristie.

Ces fresques sont du Dominiquin et très-bien conservées. C'est là qu'est la composition célèbre du Jeune Possédé, une très-belle chose comme sentiment, quoique d'une exécution un peu trop naïve. En repassant dans l'église, je vis une cérémonie bizarre. Une confrérie de paysans revêtus de robes jadis blanches, à revers rouges, et la tête couverte de leurs mouchoirs sales, étalés de manière à leur couvrir le visage, entourait une sorte de lit noir et or, en psalmodiant des prières. Au bout d'un instant, ils remirent précipitamment leurs mouchoirs dans leurs poches, jetèrent çà et là leurs costumes, et s'enfuirent en causant et en riant, comme pressés de se débarrasser d'une corvée dégoûtante.

Je m'approchai du lit, qui restait au milieu de l'église déserte, et j'y vis un objet que j'eus besoin de toucher pour le comprendre. Brumières, qui était resté dans la sacristie, approcha à son tour, et s'y méprit.

—Qu'est-ce que cela? dit-il. Je ne connaissais pas cela. C'est magnifique! quelle vérité, quel caractère! Voyez! on a imité jusqu'à la bouffissure des mains malades.

—Que croyez-vous donc que ce soit? lui demandai-je: une figure de cire ou de bois peint?

Il eut alors quelque doute, et appuya son doigt sur la main enflée, qui se creusa sous cette empreinte.

—Pouah! fit-il, c'est une morte pour de bon! Que ne le disait-elle?

C'était une petite vieille qui devait rester exposée sur le catafalque funéraire jusqu'au moment de la sépulture. Elle paraissait au moins centenaire, et pourtant elle était très-belle dans le calme de la mort: sa peau avait le ton mat et uni de la cire vierge; ses traits, fortement accentués, n'avaient pas S de sexe, car un duvet, blanc comme la neige, ombrageait ses lèvres rigidement fermées. Vêtue d'une robe de linge blanc nouée au cou et aux poignets par des rubans noirs, la tête ombragée d'un voile de mousseline, qui lui donnait l'aspect d'une religieuse, elle semblait dormir dans une attitude aisée, les mains pendantes sur le bord du lit mortuaire. Elle paraissait si recueillie et si satisfaite dans son éternel sommeil; son mouvement semblait si bien dire, comme le Sonno de Michel-Ange: Ne m'éveillez pas! qu'elle donnait envie d'être mort comme elle, sans convulsion, sans regret, semblable au voyageur qui trouve enfin un bon lit après les fatigues d'une longue route.

Comme je m'étonnais de l'abandon de ce cadavre si proprement arrangé et apporté là en cérémonie, puis tout à coup laissé sans surveillance et sans prières dans l'église ouverte à la curiosité des passants:

—C'est toujours comme cela, me dit Brumières. La mort, en Italie, n'a rien de sérieux, les honneurs qu'on lui rend ont plutôt un air de fête; les larmes des parents et des amis n'accompagnent le défunt que jusqu'à la porte de la maison. Le reste est pour le coup d'oeil, et même quelquefois pour la farce. J'ai vu autrefois, sur la grande route de la Spezia, un pauvre diable que deux hommes portaient au cimetière. Le prêtre marchait d'un air allègre, regardant les filles qui passaient et leur souriant, tout en marmottant les prières d'usage. Derrière lui et autour de lui, sautait et gambadait, sans qu'il en parût choqué ou seulement étonné, un jeune gars, vêtu de la robe noire et masqué de la hideuse cagoule, portant une grande croix de bois noir et remplissant l'office de frère de la mort. Ce garçon faisait mille contorsions burlesques, courait après les filles pour les effrayer, et les embrassait bel et bien sous le nez du prêtre, qui paraissait trouver la chose fort plaisante. Je demandai aux passants ce que cela signifiait. Cela ne fait pas de mal aux morts, me fut-il philosophiquement répondu. Et, comme je demandais si on en usait aussi cavalièrement avec tous, un bourgeois me dit:

—Non, sans doute; mais celui-ci n'est pas du pays.»

Une autre fois, à Naples, continua Brumières, j'ai vu porter à l'église le cadavre d'un gros vieux cardinal, en grande pompe et à visage découvert, comme c'est l'usage. On lui avait mis une couronne de roses, et, le croiriez-vous? du fard sur les joues, pour réjouir la vue des assistants.

A Castel-Gandolfo, en longeant à pied les murs extérieurs d'un autre couvent:

—Tenez, me dit Brumières en s'arrêtant devant une petite fenêtre grillée, voici autre chose qui vous fera voir comme on joue ici avec la mort.

Je m'approchai, et je vis dans l'intérieur d'une petite chapelle, une hideuse bouffonnerie: un squelette tombant en poussière était agenouillé dans une attitude suppliante, devant un autel fait d'ossements humains. La croix, les flambeaux, un lustre en roue suspendu à la voûte, étaient composés de tibias, de côtes, de mâchoires et de vertèbres artistement agencés dans l'intention, à la fois lugubre et facétieuse, d'appeler l'attention des passants. C'était un appel à la charité publique, et, dans ce pays de misère, la dévotion trouvait le moyen d'y répondre, car le pavé de la chapelle était littéralement jonché de gros sous.

C'était, en effet, quelque chose de bien caractéristique que ce squelette agenouillé qui représentait, non la prière, mas la mendicité.

—Vous le voyez, me dit Brumières, ici, les morts mêmes tendent la main aux passants.

Nous nous retournâmes pour voir, d'une terrasse ombragée de grands arbres, le lac d'Albano. Pour un lac, c'est bien peu de chose, et, comme les collines environnantes sont sans haute végétation et sans caractère, il me fut impossible de partager l'admiration de mon compagnon. C'est un garçon d'esprit et un artiste intelligent devant les choses d'art; mais, tout littérateur qu'il est en même temps que peintre, car il écrit des articles très-spirituels pour ce que l'on appelle, à Paris, la petite presse, je crois qu'il n'aime pas la nature, ou, du moins, qu'il ne porte, dans son amour pour elle, aucune délicatesse, aucun discernement. Il l'accepte partout ici telle qu'elle est, comme un écolier ou comme un moine cloîtré accepterait n'importe quelle femme, vieille ou jeune, noire ou blanche. Pourvu qu'il y ait de l'air vif, du ciel bleu, des lignes crues, et surtout des noms et des souvenirs, il croit que le plus pauvre coin de la nature méridionale est préférable aux plus beaux sites et aux plus beaux aspects de celle du Nord. Nous sommes en discussion perpétuelle sur ce point. Il est, du reste, comme beaucoup de touristes qui ne croient qu'aux choses lointaines ou célèbres. Les humbles beautés de leurs champs paternels n'existent pas pour eux, et l'amour des pays de tradition et de soleil est chez eux à l'état de fétichisme.

—Au fait, me répondait-il en riant, quelle description oserait-on faire de Château-Chinon ou de toute autre bourgade de votre France centrale? Qui dit Auvergne, Marche ou Limousin, dit quelque chose que tout le monde est censé connaître.

—Et que personne ne connaît!

—J'en conviens; mais, vous-même, vous voilà ici cherchant un beau ciel et de beaux sites?

—Oui, je les cherche, et je trouve un ciel gris et des sites très au-dessous de leur réputation. Maintenant que je me rappelle certains aspects des environs de Marseille, où vous n'avez pas voulu me suivre, je me demande si ce que j'ai vu de la Provence n'est pas infiniment plus beau que ce que je vois de l'Italie. Ce qu'il y a de certain, c'est que je n'ai pas encore rencontré ici une aussi belle journée que celle que j'ai passée sur les hauteurs de Saint-Joseph, et cependant c'était jour de mistral. Tout à l'heure, dans la gorge boisée de Marino, ajoutai-je, je vous disais que j'avais été élevé dans des ravins cent fois plus pittoresques, et que cette gorge rocailleuse, avec son ruisseau maigre et son village perché sur la colline, me paraissaient jolis, mais tout petits.

—Mais la tristesse de ce site, mais son caractère à nul autre semblable?

—Il n'est pas un coin de l'univers, si vulgaire qu'il paraisse, qui n'ait son caractère unique au monde, pour qui est disposé à le comprendre ou à le sentir. Mais avouez que l'imagination est souvent pour beaucoup dans nos impressions, et que, si l'on ne vous disait pas que Marino est un ancien repaire de brigands, sur cette route de Terracine féconde en sujets de mélodrames; enfin, que, si vous rencontriez ce village et ce site sur un chemin de fer, à vingt-cinq lieues de Paris, vous n'y feriez pas la moindre attention?

—J'en conviens de tout mon coeur. Il n'a pour moi des airs de drame et de roman que parce qu'il est sur la terre du roman et du drame. Donc, je suis un voyageur naïf, tandis que vous, avec votre prétention de voir les choses par elles-mêmes, et de ne les juger que par ce qu'elles sont, vous vous ôtez tout le plaisir qu'elles vous donneraient, si vous les acceptiez pour ce qu'elles paraissent ou pour ce qu'elles rappellent.

Tout en cheminant, à grand renfort d'éperons, pour soutenir le trot de nos montures, je me demandais si Brumières avait raison, et si, avec sa nature parisienne irréfléchie, à la fois moutonnière et fantaisiste, il n'était pas plus aisément satisfait, par conséquent plus heureux que moi. Après y avoir réfléchi et fait un notable effort pour suivre vos conseils, c'est-à-dire pour me rendre compte de moi-même, je fus en mesure de lui répondre.

Nous étions arrivés à l'Aricia, l'antique Aricia des Latins, aujourd'hui une toute petite bourgade gracieusement située. Nos chevaux se reposaient, et, appuyés sur le parapet d'un magnifique pont à trois rangées d'arches superposées, ouvrage moderne digne des anciens Romains, nous reprîmes la conversation. Ce site-là était vraiment bien joli. Le pont monumental remplit un profond ravin pour mettre de plain-pied la route d'Aricia à Albano. Il passe donc par-dessus tout un paysage vu en profondeur, et ce paysage est rempli par une forêt vierge jetée dans un abîme. Une forêt vierge fermée de murs, c'est là une de ces fantaisies que des princes peuvent seuls se passer. Il y a cinquante ans que la main de l'homme n'a abattu une branche et que son pied n'a tracé un sentier dans la forêt Chigi. Pourquoi? Chi lo sa? vous disent les indigènes.

Cela m'a rappelé ce que vous me racontiez d'un palais aux portes et aux fenêtres murées depuis vingt ans, sur le boulevard de Palma, à l'île Majorque, par suite d'une volonté testamentaire dont nul ne savait la cause. Il y a, dans ces contrées de vieille aristocratie omnipotente, des mystères qui défrayeraient nos romanciers, et qui excitent en vain nos imaginations inquiètes. Les murs se taisent, et les gens du pays s'étonnent moins que nous, habitués qu'ils sont à ne pas savoir la cause de faits bien plus graves dans leur existence sociale.

Au reste, ce caprice-là, qui serait bien concevable de la part d'un propriétaire artiste, est une agréable surprise pour l'artiste qui passe. Sur les flancs du ravin s'échelonnent les têtes vénérables des vieux chênes soutenant dans leur robuste branchage les squelettes penchés de leurs voisins morts, qui tombent en poussière sous une mousse desséchée d'un blanc livide. Le lierre court sur ces mines végétales, et, sous l'impénétrable abri de ces réseaux de verdure vigoureuse et de pâles ossements, un pêle-mêle de ronces, d'herbes et de rochers va se baigner dans un ruisseau sans rivages praticables. Si l'on n'était sur une grande route, avec une ville derrière soi, on se croirait dans une forêt du nouveau monde.

En fait d'arbres, je n'ai jamais rien vu d'aussi monstrueux que les chênes verts des galeries d'Albano. On appelle ainsi les chemins qui entourent cette localité célèbre en suivant une corniche faite de main d'homme, au-dessus de la plaine immense qui dentelle la Méditerranée. Ce pays du Latium est largement ouvert, fertile, plantureux et pittoresque. Je vous dirai, par le menu, ce qui manque à cette riche nature; mais je n'oublie pas que je suis sur le pont gigantesque d'Aricia, planant sur la forêt Chigi, et causant avec Brumières.

—J'étends votre raisonnement et le mien à toutes choses, lui disais-je, et cela n'en prouve qu'une seule, c'est que chaque organisation suit sa logique personnelle et croit tenir la vraie notion, la vraie jouissance des biens terrestres. Je vous avoue donc humblement que je me crois infiniment mieux partagé que vous. Je n'ai pas cette bienveillance sans bornes et sans conteste que vous accordez à tout ce qui est réputé précieux. Je suis privé, en effet, de cette expansion continuelle d'une âme continuellement satisfaite; mais j'ai en moi des trésors de volupté pour les joies qui s'adaptent bien à mon coeur et à mon intelligence. J'ai l'esprit un peu critique peut-être, ou un peu rebelle à l'admiration de commande; mais, quand je rencontre ce que je peux considérer comme mien, par la parfaite concordance de l'objet avec mon sentiment intérieur, je suis si heureux dans mon silence, que je ne peux m'en arracher. J'ai toujours pensé que, le jour où je rencontrerai le coin de terre dont je me sentirai véritablement épris, je n'en sortirai jamais, cela fût-il aux antipodes ou à Nanterre, cela s'appelât-il Carthage ou Pézénas; de même que…

J'achevai ma phrase en moi-même, comme vous m'avez souvent reproché de le faire; mais Brumières, perspicace en ce moment, l'acheva tout haut.

—De même, dit-il, que, le jour où vous rencontrerez la femme dont vous vous sentirez complètement amoureux, qu'elle soit reine de Golconde ou laveuse de vaisselle, vous serez à elle éternellement… mais non pas exclusivement, j'espère?

—Exclusivement, je vous le jure; ne voyez-vous pas; par mes continuelles restrictions, que je porte en moi, dans le sentiment de la nature et de la vie, un idéal qui n'a pas encore été satisfait et que je ne serai pas assez sot pour laisser échapper s'il se présente?

—Diantre! s'écria mon compagnon, je suis heureux que ma princesse (c'est ainsi qu'il persiste à appeler Medora) ne vous entende pas parler de la sorte. Je serais enfoncé à cent pieds au-dessous du niveau de la mer! D'autant plus que depuis cette course, sans moi, à Tivoli, c'est étonnant comme mes actions ont baissé!

—Allons donc!

—Je ne plaisante pas. Soit que vous ayez été délicieux durant cette promenade, soit que votre maladie vous ait rendu ensuite très-intéressant, ou enfin que votre exploit sur la via Aurelia ait laissé un souvenir ineffaçable, je trouve, surtout depuis votre départ, que vous faites des progrès effrayants, tandis que j'en fais à reculons dans le coeur de cette belle. Jean Valreg, ajouta-t-il moitié riant, moitié menaçant, si je pensais que vous vous moquez de moi, et que vous agissez pour votre propre compte….

—Si vous me demandez cela avec des yeux flamboyants et le ton terrible, je vas vous envoyer promener, mon cher ami! mais, si vous faites sérieusement un dernier appel à ma loyauté, avec la volonté de prendre ma parole pour une chose sérieuse… dites, est-ce ainsi que vous m'interrogez?

—-Oui, sur votre honneur et sur le mien!

—Eh bien, sur mon honneur et sur le vôtre, je vous renouvelle mon serment de ne jamais songer à miss Medora.

—Vous êtes donc bien sûr de pouvoir le tenir? Voyons, cher ami, ne vous fâchez pas; je suis l'homme du doute, puisque je doute de moi-même; puisque, moi, je n'oserais pas vous faire, en pareille circonstance, le serment que vous me faites si résolument.

—Alors, gardez vos soupçons. Que voulez-vous que j'y fasse?

—Non! non! j'accepte votre parole! Je la tiens pour sacrée quant à présent; mais songez que, d'un jour à l'autre, vous pouvez regretter de me l'avoir donnée!

—Pourquoi, et comment cela?

—Eh! mon Dieu! on ne sait ce qui peut se passer dans la cervelle d'une jeune fille aussi exaltée que Medora le paraît dans de certains moments. Si elle concevait pour vous… une fantaisie, je suppose; si elle vous avouait un préférence….

—En sommes-nous là! lui dis-je pour couper court à des suppositions qui m'embarrassaient un peu: venez-vous, rival débonnaire, me signaler les dangers, c'est-à-dire les avantages de ma situation?

Brumières sentit la crainte du ridicule et s'empressa de me rassurer; mais, au retour, tout le long du chemin, il ne put se défendre de revenir sur ce sujet, et j'eus bien de la peine à me préserver des questions directes; questions auxquelles je n'aurais pas hésité à répondre par autant de mensonges effrontés. Cette éventualité me prouve bien que la vérité absolue n'est pas possible quand il s'agit de femmes.

Je vins à bout de calmer Brumières par une vérité, qui est la déclaration obstinée de mon absence de penchant pour Medora. Mais, quand cela fut bien posé, sa satisfaction se changea en un certain dépit contre l'insulte que ce dédain faisait à son idole, et il épuisa toutes les formules de l'admiration pour me prouver que j'étais aveugle et que je me connaissais en femmes comme un croque-mort en baptêmes.

Cette conversation m'ennuya considérablement, car elle m'empêcha de donner aux objets extérieurs l'attention que j'aime à leur donner quand je me mets en route dans ce but. Décidément, il vaut mieux être seul que dans un tête-à-tête où le coeur n'a rien à voir. Je n'avais pas mis dans les prévisions de ma journée, en m'éveillant, que je passerais cette journée de loisir à parler de miss Hedora. Pouah, la discussion! pouah, l'esprit! pouah, les préoccupations d'avenir et de fortune! Je ne suis bon à rien de tout cela, et il me tardait de me retrouver seul; je me disais involontairement tout bas:

—J'ai assez vu Brumières aujourd'hui.

XXI

4 avril.

Comme nous rentrions à Frascati, nous nous trouvâmes, sur la place extérieure, face à face avec la Daniella, belle comme un astre. Elle avait une robe de soie aventurine, un tablier tourterelle, un châle de crêpe de Chine écarlate sur la tête, du corail en collier et en pendants d'oreilles; enfin tout attifée de la défroque de lady Harriet, mélangée et rajustée à la mode de Frascati, elle avait l'air d'une perdrix rouge.

Je ne sais trop pourquoi je fis semblant de ne pas la voir, peut-être par un sentiment de jalousie que je n'eus pas le temps de raisonner. J'espérais peut-être que Brumières ne la verrait pas; mais il la vit, jeta la bride sur le cou de son cheval, et, courant à elle, il lui fit fête comme à une amie favorable à sa cause. Je vis alors qu'il ne savait rien du renvoi de la soubrette, et que, dans la famille B***, on disait avoir accordé à celle-ci la permission d'aller passer quelques jours dans sa famille.

—Vous allez sans doute revenir bientôt, lui disait Brumières: voulez-vous que je vous remmène ce soir à Rome?

—Jamais! répliqua la stiratrice d'un air de reine, après l'avoir laissé jusque-là dans son erreur, comme par malice.

—Comment, jamais? s'écria Brumières; vous êtes donc brouillée avec votre belle maîtresse?

—A jamais! répéta Daniella avec le même accent d'orgueil indomptable.

—Contez-moi donc ça? dit Brumières, curieux de tout ce qui pouvait lui révéler quelque particularité du caractère de Medora.

Jamais! répéta la Frascatine pour la troisième fois en tournant les talons.

Brumières la retint.

—Faudra-t-il lui faire cette réponse de votre part, si elle m'interroge sur votre compte?

—Si vous lui dites que vous m'avez vue, et si elle vous demande comment je parle d'elle, vous lui direz que je lui pardonne, mais que je ne retournerai jamais avec elle, quand elle me donnerait mon pesant d'or.

Elle s'éloigna sans m'accorder un regard, et Brumières m'accabla de questions. C'est ce que je redoutais, étant las de tonte cette diplomatie. Je m'en tirai comme je pus, en feignant, de ne rien savoir et de n'avoir échangé que quelques mots avec la Daniella depuis mon retour à Frascati. Je me gardai, de lui dire sa parenté avec la Mariuccia et ses habitudes à la villa Piccolomini.

En me taisant ainsi et en feignant la plus profonde indifférence, je sentis que je devenais de plus en plus mécontent de la façon légère dont Brumières parlait d'elle.

—Que se sera-t-il donc passé entre la maîtresse et la servante? disait-il. Je donnerais gros pour le savoir. Voyons, vous ne l'ignorez pas, vous qui avez été au mieux à Rome avec cette fille!

Et, comme je m'en défendais, il se moqua de moi.

—Vous me faites poser, dit-il tout à coup, tomme frappé d'un trait de lumière. Elle est votre maîtresse! C'est pour cela qu'on l'a renvoyée, et c'est parce qu'on l'a renvoyée que vous êtes ici!

—Je serais très honteux que vous eussiez deviné juste, lui répondis-je. Ce serait bien grossier de ma part, d'avoir pris ainsi mes aises dans une maison respectable et d'en avoir fait chasser cette pauvre fille, qui, après tout, peut être fort honnête, quoi que vous en pensiez.

Le voiturin qui va tous les jours de Frascati à Rome, sous le titre usurpé de diligence, arriva sur la place, et Brumières n'eut que le temps de me dire adieu.

Pour revenir à Piccolomini, je fis un détour, suivant au hasard, et comme malgré moi, la direction que, quelques moments auparavant, j'avais vu prendre à la stiratrice.

La ruelle dans laquelle je m'engageai me conduisit au faubourg qui forme ravin, du côté des anciennes constructions romaines. Tout cet escarpement est très-pittoresque. De vieilles maisons démesurément hautes, et plongeant à pic dans le précipice, sont assises sur des masses qui se confondent avec les rochers et qui sont d'énormes blocs de ruines antiques. Sous la gigantesque végétation qui les recouvre, on reconnaît des pens de murailles colossales, revêtues de mattoni, des escaliers et des portes qui, liés à des fragments entiers d'édifices par l'indestructible ciment des anciens, sont tombés là sur le flanc ou à la renverse. Et, pour soutenir tout cet éboulement, qui lui-même soutient les constructions modernes, on a fiché, ça et là, de vieilles poutres qui portent le tout tant bien que mal, jusqu'à ce qu'un de ces petits et fréquents tremblements de terre, dont on ne s'occupe guère ici, achève de tout emporter dans la plaine. Il y a de la place en bas; c'est apparemment tout ce qu'il faut.

Parmi ces décombres, dont plusieurs laissent à nu de profondes excavations pleines d'eau, les habitants du faubourg ont établi des caves, des lavoirs, des celliers et des terrasses. Sur le couronnement d'une petite tour ruinée, je vis, au milieu du splendide revêtement de mousse qui miroitait sur tout ce tableau au soleil couchant, de grosses touffes d'iris blancs sortant des fentes du ciment. Quelque chose de mystérieux m'avertit que c'était là le jardin de la Daniella, et je m'imaginai que je devais la trouver elle-même dans cette maison, on plutôt dans cette tour carrée que flanquent, jusqu'à la moitié, deux restes de tourelles rondes de construction plus ancienne. Cette habitation est la plus étrange et la plus démesurée du faubourg. Elle a une porte en arceau qui donne sur la rue basse, et dont la largeur occupe presque toute la façade d'entrée, si toutefois on peut appeler façade un long tuyau de maçonnerie perpendiculaire. Un sale ruisseau passe sous le seuil et va se perdre, tout à côté, dans un de ces cloaques antiques qui sont des abîmes.

J'entrai d'autant plus aisément que cette ouverture n'avait aucune espèce de porte. Je montai un grand escalier malpropre et usé qui me parut être le chemin commun à plusieurs des habitations superposées le long du précipice. Celle-ci présente sur la rue une face d'environ vingt pieds de large sur au moins cent pieds de hauteur, percée irrégulièrement, et, comme au hasard, de petites ouvertures qu'on n'oserait appeler des fenêtres. Quand j'eus gravi à peu près soixante marches, je trouvai une autre porte sur le flanc de la maison, et je me vis de niveau avec le sommet des tourelles antiques, par conséquent avec le parterre de deux mètres carrés où croissaient les iris blancs. Je ne pus résister à l'envie de sortir de la cage de l'escalier où, jusque-là, je n'avais été vu de personne, pour explorer cette petite plate-forme, que couvrait un berceau de roses grimpantes.

Il n'y a rien de plus joli que ces grappes de petites rosés jaunes; le feuillage, ressemblant à celui du frêne, est superbe, et la tige prend les proportions sans fin du lierre et de la vigne. Ce rosier se plaît beaucoup ici, et celui-ci a toute l'élévation des tours, c'est-à-dire une cinquantaine de pieds. Ses rameaux, entrelacés sur des cannes de roseau, ombragent la petite plate-forme et reprennent leur ascension sur le flanc de la maison, bien décidés à grimper aussi haut qu'il y aura du mur pour les porter.

Sous ce berceau, un petit tombeau de marbre blanc, en forme d'autel antique, ramassé dans les décombres et couché sur le flanc, sert de siège. Quelques giroflées garnissent irrégulièrement le pourtour ébréché de la plate-forme, et, sur la terre rapportée qui les nourrit, je vis la trace d'un tout petit pied dont le talon, creusé plus que le reste, indiquait une bottine de femme, chaussure plus élégante que celle des pauvres artisanes de Frascati, et qui m'avait paru n'être portée que par la Daniella. Cette trace approchait du bord de la plate-forme, et une empreinte plus arrondie me fit deviner qu'on s'était agenouillé là, tout au bord, pour atteindre, en se penchant sur l'abîme, les fleurs d'iris blancs sortant du mur, deux pieds plus bas.

Comme ce jardin, ou plutôt cette tonnelle, n'a aucune espèce de rebord, et que le ciment des pierres ébranlées criait sous le pied, il me passa un frisson par tout le corps, en songeant à ce que j'éprouverais en voyant là une femme aimée se pencher en dehors, ou seulement s'asseoir sur le tombeau adossé au fragile édifice de bambous romains qui porte les branches légères du rosier.

Je m'y assis un instant pour me rendre compte, ou plutôt pour me rendre maître d'une émotion si soudaine et si vive; car je me ferais en vain illusion, chaque minute qui s'écoule accélère les battements de mon coeur, et, désir ou affection, sympathie ou caprice, je me sens envahi par quelque chose d'irrésistible.

Je vins à bout, cependant, de me raisonner. Si c'était là, en effet, la résidence de la stiratrice et que cette jeune fille fût honnête, devais-je m'engager plus avant dans une visite qui pouvait lui attirer des chagrins ou des dangers? Et, si elle n'était qu'une vulgaire intrigante, qu'allais-je faire en donnant, bien que dûment averti, tête baissée dans un guêpier? De toutes manières, la raison me disait de fuir avant que les commères du voisinage m'eussent aperçu.

Je m'arrêtai à une solution passablement absurde, qui était d'explorer consciencieusement l'intérieur de cette grande vilaine bâtisse, où je supposais que la pimpante soubrette de miss Medora devait habiter quelque affreux bouge. Quand j'aurai surpris là, pensai-je, la hideuse malpropreté qui m'a fait reculer devant des maisons de meilleure apparence, je serai si bien guéri de ma fantaisie, qu'elle ne mettra plus en péril ni le repos de cette fille ni le mien.

Je quittai donc la plate-forme; je rentrai dans l'intérieur; je commençai à gravir l'escalier, qui, jusque-là, n'était, en| effet, qu'un passage public, c'est-à-dire une servitude commune à huit ou dix maisons adjacentes, posées trop au bord de l'escarpement pour avoir d'autre issue.

L'escalier, tout en moellons, dont plusieurs portaient des traces d'inscriptions romaines, devenait de plus en plus rapide, étroit et sombre. De temps en temps, je rencontrais un palier ou une échelle conduisant à des portes cadenassées. Plusieurs c'étaient en si mauvais état, que je pus regarder à travers: c'étaient des chambres hideuses, meublées d'un ou de plusieurs grabats énormes, de quelques chaises de paille plus ou moins cassées, et de cette multitude de pots et de cruches de toute matière et de toute dimension qui sont ici le fonds du mobilier.

Dans une pièce plus vaste, également déserte et cadenassée, je vis une grande table et un attirail de fer et de fourneaux..

—Bon! pensai-je, voilà l'atelier de la stiratrice. Le local était tellement nu, qu'il n'y avait rien à conclure pour ou contre la propreté qui pouvait y régner d'habitude.

Je montai encore. Mais comment se faisait-il que cette maison, évidemment habitée, n'eût pas, en ce moment, une seule figure humaine à me montrer, une seule parole humaine à me faire entendre? En passant la tête par un des jours de l'escalier; je plongeais dans toutes les fenêtres ouvertes des maisons voisines, et je voyais ces maisons également désertes et silencieuses, bien que les chiffons pendus à des cordes et les vases égueulés sur les fenêtres me prouvassent qu'elles n'étaient pas abandonnées à la ruine qui les menace. Enfin, je me rappelai que la Mariuccia m'avait parle d'un fameux capucin qui devait prêcher, à cette heure-là précisément, dans une des églises de la ville, et je m'expliquai le désert qui m'environnait et la brillante toilette de la Daniella. Sans aucun doute, toute la population était au sermon, et je pouvais continuer sans danger mon exploration. Le son de la cloche m'avertirait du moment où je ferais bien de déguerpir.

Ainsi rassuré, j'arrivai au dernier étage. Une porte, dont la gâche ne mordait plus, s'ouvrit comme d'elle-même quand j'y appuyai la main. L'escalier continuait, mais ce n'était plus qu'une vis en bois sans rampe, une sorte d'échelle. Si je n'étais pas chez la stiratrice, j'étais du moins chez quelque personnage mystérieux dont les habitudes ou les besoins d'élégance contrastaient singulièrement avec le reste de ce taudis, car les degrés de bois étaient couverts d'une natte de jonc très-propre, et la porte à laquelle ils s'arrêtaient était fermée, en guise de loquet, par un bout de ruban rosé passé dans deux pitons.

Je me résolus à frapper. Personne ne répondit. J'hésitai à dénouer le ruban, qui me semblait une marque de confiance respectable; mais ce pouvait bien être aussi l'enseigne d'une demeure suspecte. Je cédai à la curiosité: j'entrai.

C'était une assez grande pièce, puisqu'elle occupait tout le carré du faite de la maison. Les murs, récemment blanchis au lait de chaux, n'avaient pour ornements qu'un crucifix, un joli bénitier de faïence ancienne et quelques gravures de dévotion. Une statuette d'ange, moulée en plaire, était posée dans une petite niche, à la tête du lit. Une grande palme bénite de la fête des Rameaux, toute fraîche encore, ombrageait l'oreiller. Le lit blanc, d'un aspect virginal, la carreau recouvert de nattes, les deux chaises de fabrique frascatine, en paille tressée et en bois orné de dorures naïves; la table de toilette avec sa nappe garnie de grosses dentelles de coton, sa glace brillante, et tous les petits ustensiles qui attestent un soin consciencieux et même recherché de la personne; de gros bouquets de cyclamens roses dans des vases de terre cuite, qui étaient peut-être des urnes cinéraires; un rideau de mousseline, non encore ourlé, à l'unique fenêtre: je ne sais quel air embaumé de propreté scrupuleuse et de sensualité chaste, voilà quel était l'intérieur, tout fraîchement arrangé, de la stiratrice.

Mais étais-je bien chez elle? Et, si j'étais chez elle, en effet, ne pouvais-je pas m'attendre à voir arriver quelque chaland initié à la honteuse signification du ruban rosé? Était-il possible, encore une fois, qu'une jolie fille, libre d'allures et de principes comme elle paraissait l'être, comme elle l'avait été en me disant: «Espérez tout si vous m'aimez,» vécût là saintement dans un sanctuaire d'innocence, au milieu des humbles recherches féminines d'une coquetterie bien entendue, sans songer à tirer parti de sa supériorité d'esprit, de luxe et de manières sur toutes ses compagnes? Imaginer une grisette de Frascati vertueuse ou seulement désintéressée, n'était-ce pas, selon Brumières, le comble du don quichottisme?

Que m'importait, après tout? Et pourquoi cette dévorante inquiétude? Pourquoi vouloir trouver une vestale dans une fillette à l'oeil provoquant et à la démarche voluptueuse? N'était-ce pas assez de voir qu'elle avait, relativement, autant de soin de sa jeunesse et de ses charmes que miss Medora elle-même? Rencontrer cette initiation à la vie civilisée chez une Italienne de cette classe, n'était-ce pas une bonne fortune à ne pas dédaigner?

An beau milieu de ces réflexions d'une grossière philosophie, je devins d'une tristesse mortelle, sans trop savoir pourquoi. J'étais assis sur la chaise peinte et dorée, auprès de la fenêtre. A travers les fleurs d'une grosse touffe de pétunia blanche, qui poussait d'elle-même dans les fentes d'une pierre, comme chez nous les violiers jaunes, je pouvais plonger de l'oeil dans le gouffre immonde de la Cloaca, où se précipitaient des ruisseaux d'eau de lessive et de fumier. Et pourtant, un air vif, passant, à la hauteur où j'étais, sur toutes ces émanations pestilentielles, ne s'imprégnait autour de moi que des parfums de ces fleurs et de cette chambre. La splendide verdure des rochers et des ruines tendait à couvrir et à cacher la sentine impure, et, dans le ciel immense qui s'étendait sur la campagne de Rome et sur les montagnes bleues de l'horizon, il y avait quelque chose de si doux et de si pur, qu'on ne pouvait allier la pensée du vice avec celle de l'habitante de cette cellule aérienne.

—Mais quoi! pensais-je en m'arrachant au charme qui me dominait, ce vaste ciel et ces sales décombres, ces fleurs luxuriantes et ces égouts infects, ces yeux enivrants et ces coeurs souillés, n'est-ce pas là toute l'Italie, vierge prostituée à tous les bandits de l'univers, immortelle beauté que rien ne peut détruire, mais qu'aussi rien ne saurait purifier?

Le son de la cloche m'avertit que l'on sortait de l'église. Comme j'allais quitter cette chambre, incertain encore de la réalité de ma découverte, un objet qui n'avait pas encore frappé mes regards me prouva que j'étais bien chez la Daniella, et cette preuve fut en même temps une révélation émouvante. Dans la niche qui contenait la statuette de l'ange gardien, je remarquai une pierre d'une forme étrange: c'était un de ces petits cônes de lave sulfureuse que j'avais cassés à la solfatare, sur la route de Tivoli. J'aurais hésité à le reconnaître si, dans le tube qui perfore ces petits cratères, on n'eût planté une fleur de pervenche desséchée, et cette fleur, je la reconnus pour l'avoir cueillie auprès du temple de la sibylle. Medora l'avait prise et mise avec soin dans du papier, circonstance qu'en ce moment-là je n'avais attribuée qu'à une sentimentalité anglaise pour le sol de l'Italie. Elle m'avait aussi demandé un de mes échantillons de la solfatare, et j'y vis une petite étiquette marquant la date de cette promenade. Daniella lui avait-elle volé ce souvenir, ou l'avait-elle ramassé dans les balayures? C'est ce que je me promis de savoir. Quoi qu'il en soit, je fus touché de le voir là, posé au chevet de son lit comme une relique, et j'y crus trouver une réponse éloquente à tous mes soupçons, tant il est vrai que la femme qui nous aime se purifie, par ce seul fait, dans notre ombrageuse imagination.

Des voix lointaines, qui chantaient horriblement faux je ne sais quels cantiques, me donnèrent un second avertissement. Je renouai le ruban rose à la porte; puis, entraîné par ma fantaisie de coeur, je le dénouai, et je rentrai dans la chambre pour placer sûr la pierre de soufre un petite bague antique assez jolie, que j'avais achetée à Rome, au columbarium de Pietro. Enfin, je me hâtai de sortir, de descendre et de regagner l'intérieur de la ville, avant que les habitants du faubourg eussent reparu sur les hauteurs.

En traversant la rue de la Tomba-di-Lucullo (on dit qu'une vieille tour qui est encastrée dans une des maisons de la ville, est le tombeau de Lucullus), je ne rendis compte des chants discordants que j'avais entendus. Une cinquantaine d'enfants des deux sexes, agenouillée dans la crotte, glapissaient un cantique devant trois petites bougies allumées autour d'une madone peinte à fresque sur le mur. J'allais passer insoucieux, quand je vis arriver une douzaine de jeunes filles portant des fleurs dont elles voilèrent complètement la madone, en les piquant, une à une, dans le petit grillage de laiton qui la protégeait. La Daniella était parmi elles, et chantait aussi; mais sa voix était perdue dans ce vacarme, et je ne pus savoir si elle chantait plus ou moins faux que les autres. Elle me vit, et me suivit des yeux en sonnant, mais sans cesser de chanter et sans se déranger de la cérémonie.

Je n'osai m'arrêter, car on me regardait curieusement, et fade de dévotion qu'on accomplissait n'empêchait pas les chuchoteries des jeunes filles.

Je rentrai donc sans avoir pu échanger un mot avec la stiratrice, et cela fait maintenant deux jours passés ainsi; ce qui est étrange après la conversation que nous avons eue ensemble. Je crois bien qu'elle me boude sérieusement, car j'ai fait le coup de tête de demander à la Mariuccia pourquoi sa nièce ne venait plus la voir, et elle m'a répondu:

—Elle vient aux heures où vous n'y êtes pas.

XXII

8 avril.—Frascati.

Il a fait aujourd'hui un temps délicieux, clair et presque chaud. C'était bien le cas de faire enfin, hors des villas, une belle promenade à ma guise, et pourtant je n'en avais nulle envie. Après mon déjeuner, je suis remonté à mon grenier. Grenier est le mot, car je suis de plain-pied avec celui de la maison, et il faut même que je le traverse pour arriver à mon logement; cela me fait une situation isolée qui ne me déplaît pas.

La Mariuccia est arrivée pour faire mon ménage, et m'a poussé dehors pour balayer. Je me tenais dans le grenier; elle m'a grondé parce que j'y fumais mon cigare et risquais, selon elle, d'y mettre le feu.

—Est-ce que vous n'allez pas courir aujourd'hui? Il n'a pas fait si beau depuis un mois!

Et, comme je trouvais des prétextes pour ne pas sortir:

—Eh bien! a-t-elle ajouté, vous n'aurez pas besoin de moi, et, si vous restez, je vous confierai la garde de la maison.

—Vous allez donc sortir, Mariuccia?

—Eh! n'est-ce pas aujourd'hui le jeudi saint? Il faut que je m'occupe de mes dévotions.

—Dites-moi à qui je dois ouvrir si l'on sonne.

—Personne ne sonnera.

—Pas même la Daniella?

—Elle moins que tout autre.

—Pourquoi ça?

—Parce qu'elle a fait un voeu hier, en sortant du sermon. Oh! le beau sermon! Jamais je n'ai entendu mieux prêcher! Vous avez eu grand tort de ne pas venir entendre cela. La Daniella a tant pleuré, qu'elle a juré de faire ses pâques plus chrétiennement qu'elle ne les a encore faites, et, pour s'y disposer, elle a été mettre des fours à la madone de Lucullo.

—Qu'est-ce que cela veut dire?

—Qu'elle faisait un voeu.

—Lequel?

—Ah! dame! vous êtes curieux?

—Très-curieux, vous voyez!

—Eh bien! voici ce que je leur ai conseillé à toutes, à la Daniella et à une douzaine d'autres jeunes filles, qui me demandaient par quel voeu elles devaient se sanctifier avant le jour de Pâques: «Portez des fleurs à la Vierge, leur ai-je dit, et promettez-lui de ne pas parler à vos amants avant d'avoir reçu l'absolution et la communion.»

—Vous avez eu là une belle idée, Mariuccia!

—Elles l'ont trouvée belle, puisqu'elles l'ont suivie. Ainsi, vous ne verrez ma nièce ni aujourd'hui, ni demain, ni samedi.

—Votre nièce a donc un amant dans la maison?

—Eh! chi lo sà? dit la vieille fille en me regardant avec malice.

Puis elle rangea son balai et courut se faire belle pour aller entendre les offices à l'église des Capucins. Je pensai que la Daniella l'y rejoindrait, et je guettai sa sortie pour la suivre à distance.

Elle traversa l'enclos et en sortit par le petit chemin rapide qui sépare les villas Piccolomini et Aldobrandini. Quand on a grimpé un quart d'heure, on tourne à gauche et on grimpe encore l'avenue du couvent, qui est vaste et ombragée. L'édifice est à mi-côte, tapi comme un nid sous la verdure. Quand M. de Lamennais vint demeurer ici en 1832, il demeura chez ces capucins, dont il pensait beaucoup de bien. Il aimait aussi, m'a-t-on dit, cette retraite cachée dans la riche végétation de h montagne, thébaïde charmante, entourée de villas désertes et silencieuses.

Je regardai dans toute l'église; la Daniella n'y était pas, et, comme les petits yeux malins de la Mariuccia m'observaient, je fus forcé de me retirer. J'attendis un peu sur le chemin; ce fut en vain. Rien ne prouvait que Daniella dût venir là. Je montai au-dessus du couvent et vis ouverte la porte d'une villa que je n'avais pas encore explorée. C'est la Rumnella, qui successivement appartenu à Lucien Bonaparte, aux jésuites et à la reine de Sardaigne. Les jardins sont vastes et dominent, de plus haut que tous les autres, la belle vue que j'ai déjà de ma fenêtre de Piccolomini, à une demi-lieue plus bas. Le palais n'est qu'une grande vilaine maison de plaisance, où la, reine de Sardaigne n'est, je crois, jamais venue. Cependant elle, a fait faire des fouilles aux environs, et, comme ce palais se nomme aussi villa Tusculana, je pensai que les ruines de Tusculum devaient être par-là quelque part, et je les cherchai, sans demander de renseignements aux jardiniers, voulant garder le plaisir d'aller seul à la découverte.

J'escaladai le jardin, qui monte toujours, par une allée fort extraordinaire. C'est encore un de ces caprices italiens dont en n'a point d'idée chez nous. Sur un terrain en pente semi-verticale, on a écrit, c'est-à-dire planté en buis, nain et en caractères d'un mètre de haut, cent noms de poëtes et d'écrivains illustres. Cela commence vers Hésiode et Homère, et finit vers Chateaubriand et Byron. Voltaire et Rousseau n'ont pas été oubliés sur cette liste, qui a été dressée avec goût et sans partialité, par Lucien probablement. Les jésuites l'ont respectée. Un petit sentier passe transversalement entre chaque nom, et, au milieu de l'abandon général des choses de luxe de ce jardin, cette fantaisie est encore entretenue avec soin.

Je parvins au sommet de la montagne, en m'égarant dans de superbes bosquets. Puis je me trouvai sur un long plateau dont le versant est aussi nu et aussi désert que celui que l'on monte depuis Frascati est ombragé et habité. Devant moi se présentait une petite voie antique, bordée d'arbres, qui, suivant à plat la crête douce de la montagne, devait me conduire à Tusculum.

J'arrivai bientôt en vue d'un petit cirque de fin gazon, bordé de vestiges de constructions romaines. Un peu au-dessous, je pénétrai, à travers les ronces, dans la galerie, souterraine par laquelle, au moyen de trappes, les animaux féroces, destinés aux combats, surgissaient tout à coup dans l'arène, aux yeux des spectateurs impatients. Ce cirque n'a de remarquable que sa situation. Assis sur le roc, au bout le plus élevé d'une étroite gorge en pente, qui s'en va rejoindre, en sauts gracieux et verdoyants les collines plus basses de Frascati et ensuite la plaine, il est là comme un beau siège de gazon, installé pour offrir au voyageur le plaisir de contempler à l'aise cette triste vue de la campagne de Rome, qui devient magnifique, encadrée ainsi. Le renflement de la colline autour du cirque le préserve des vents maritimes. Ce serait un emplacement délicieux pour une villa d'hiver.

J'y pris quelques moments de repos. Pour la première fois depuis que j'ai quitté Gènes, il faisait un temps clair. Les montagnes lointaines étaient d'un ton superbe, et Rome se voyait distinctement au fond de la plaine. Je fus étonné de l'emplacement énorme qu'elle occupe, et de l'importance du dôme de Saint-Pierre, qui, tout le monde vous l'a dit, ne fait pas grand effet, vu de plus près.

Un bruit, mystérieux s'empara de ma rêverie. C'était comme une plainte, ou plutôt comme un soupir harmonieux et plaintif de la voix humaine. Comme tout était désert autour de moi, j'eus quelque peine à découvrir la cause de ce bruit intermittent, toujours répète et toujours le même. Enfin, je m'assurai qu'il sortait de la galerie souterraine, où le bruit de mes pas m'avait empêché de, l'entendre quand j'y avais pénétré. J'y retournai. Ce n'était que le murmure d'une goutte d'eau filtrant de la voûte et tombant dans une petite flaque perdue dans les ténèbres. L'écho, du souterrain, lui donnait cette rare sonorité, qui ressemblait au gémissement d'une divinité captive et mourante, ou plutôt à l'âme de quelque vierge martyre s'exhalant sous l'horrible étreinte des bêtes du cirque.

En quittant cet, amphithéâtre, je suivis, dans le désert, un chemin jonché de mosaïques des marbres les plus précieux, de verroteries, de tessons de vases étrusques et de gravats de plâtre encore revêtus des tons de la fresque antique. Je ramassai un assez beau fragment de terre cuite, représentant le combat d'un lion et d'un dragon. Je dédaignai de remplir mes poches d'autres débris; il y en avait trop pour me tenter. La colline n'est qu'un amas de ces débris, et la pluie qui lave les chemins en met chaque jour à nu de nouvelles couches. Ce sol, quoique souvent fouillé en divers endroits, doit cacher encore des richesses.

Le plateau supérieur est une vaste bruyère. C'était jadis, probablement, le beau quartier de la ville, car ce steppe est semé de dalles on de moellons de marbre blanc. Le chemin était, sans doute, la belle rue patricienne. Des fondations de maisons des deux côtés attestent qu'elle était étroite, comme toutes celles des villes antiques. Au bout de cette plaine, le chemin aboutit au théâtre. Il est petit, mais d'une jolie coupe romaine. L'orchestre, les degrés de l'hémicycle sont entiers, ainsi que la base des constructions de la scène et les marches latérales pour y monter. L'avant-scène et les voies de dégagement nécessaires à l'action scénique sont sur place et suffisamment indiquées par leurs bases, pour faire comprendre l'usage de ces théâtres, la place des choeurs et même celle du décor.

Derrière le théâtre est une piscine parfaitement entière, sauf la voûte. On est là en pleine ville romaine. On n'a plus qu'à atteindre le faîte de la montagne pour trouver la partie pélagique, la ville de Télégone, fils d'Ulysse et de Circé.

Là, ces ruines prennent un autre caractère, un autre intérêt. C'est la cité primitive, c'est-à-dire la citadelle escarpée, repaire d'une bande d'aventuriers, berceau d'une société future. Les temples et les tombeaux des ancêtres y étaient sous la protection du fort. La montagne, semée de bases de colonnes qui indiquent l'emplacement des édifices sacrés, et bordée de blocs brute dont l'arrangement dessine encore des remparts, des poternes et des portes, s'incline rapidement vers d'autres gorges bientôt relevées en collines et en montagnes plus hautes. Ce sont les monts Albains. Dans une de ces prairies humides où paissent les troupeaux, était le lac Régille, on ne sait pas où précisément. Le sort de la jeune Rome, aux prises avec celui des antiques nationalités du Latium, a été décidé là, quelque part, dans ces agrestes solitudes. Soixante et dix mille hommes ont combattu pour être ou n'être pas, et le destin de Rome, qui, en ce terrible jour, écrasa les forces de trente cités latines, a passé sur l'agro Tusculan, comme l'orage, dont la trace est vite effacée par l'herbe et les fleurs nouvelles.

Vous savez l'histoire de Tusculum? Elle se résume en quelques mots comme celles de toutes les petites sociétés antiques du Latium: établissements hasardeux, quelquefois à main armée, sur des terres mal défendues, puis fortifiées par l'esprit d'association civique, par la fertilité du sol, et souvent par la situation inexpugnable; extension de l'association par la ligue avec les établissements voisins; affermissement de l'existence et commencements de civilisation, aussitôt que cessent le pillage et l'hostilité entre les membres de cette race d'aventuriers fondateurs de villes; puis, les grandes luttes contre l'ennemi commun, Rome, qui, née la dernière, grandit à pas de géant, comme un fléau vengeur des premières spoliations du sol antique; défaites tantôt partielles, tantôt générales de la confédération latine; alliances subies plutôt qu'acceptées avec le vainqueur; conspirations et révoltes, toujours écrasées par l'implacable droit du plus fort; effacement final des nationalités partielles, et fusion politique dans la grande nationalité romaine.

Mais c'est ici que l'histoire très-confuse de ces nationalités vaincues prendrait de l'intérêt si elle avait de plus grandes proportions, et si elle n'était bouleversée à chaque instant par le flot des invasions barbares. Ces peuples d'origines différentes, qui, tantôt, faisaient alliance avec les Romains contre leurs voisins, et tantôt revenaient à l'alliance naturelle contre Rome, conservèrent toujours un sentiment de patriotisme étroit, ou plutôt un secret orgueil de race qui leur fit même préférer le joug de l'étranger à celui de Home. Tusculum persista, jusqu'au XIIe siècle, à trahir en toute occasion la cause romaine, aimant mieux épouser celle des Allemands que celle des papes, comme si l'affront subi au lac de Régule n'eût pas été effacé après un millier d'années d'apparentes réconciliations. Enfin, les haine» du moyen âge rallumèrent, dans toute sa rudesse barbare, l'antique inimitié. Les Romains fondirent sur Tusculum, la pillèrent et la détruisirent de fond en comble sous le pontificat du pape Célestin III. Une circonstance caractéristique, c'est que le pape avait fait de l'abandon de la citadelle de Tusculum la condition du couronnement de l'empereur, et qu'à peine les Allemands étaient-ils sortis par une porte, les Romains entrèrent par l'autre, livrant cette pauvre ville à toutes les horreurs de la guerre. Et pourtant, Jésus avait passé dans l'histoire des hommes; ses autels avaient remplacé ceux des Némésis païennes. Le vainqueur ne s'appelait plus Furius, mais Célestin.

La société tusculane disparut avec sa ville, avec sa citadelle ses temples et ses théâtres. Les fugitifs se dispersèrent. Quelques-uns se groupèrent autour d'une chapelle située dans des bosquets naturels, sur les gradins inférieurs de leur montagne, et qu'on appelait la Madone des Feuillages (Frasche). De là le nom, de là la ville de Frascati; de là le dédain et l'aversion de tout véritable Frascatino pour Rome et ses habitants.

Tutti ladri! tutti birbanti! s'écrie à chaque instant la Tusculane Mariuccia, quand, on réveille le levain de, ses passions latines.

Et pourtant, la Mariuccia sait si peu l'histoire de son pays, qu'elle prend Lucullus pour un pape, et la villa Piccolomini pour le berceau de la race pélagique. Elle n'est jamais allée jusqu'à Tusculum, bien qu'il n'y ait guère plus d'une lieue de distance; mais elle a des dictons flétrissants pour toutes les autres villes du Latium, dictons qui semblent le reflet d'antiques traditions de rivalité, au temps où les Èques, les Sabins, les Albains, les Erniques et les Tusculans ravageaient, à tour de rôle, leurs établissements naissants, et s'enlevaient leurs troupeaux errants sur des terrains en litige.

La vue que l'on embrasse du sommet de l'arx de Tusculum est des plus romantiques. Là, on tourne le dos à l'éternelle Rome. Quand les bois de châtaigniers sont feuillus, cette vue doit être plus belle encore; mais, alors, des caravanes de peintres et de touristes envahissent ces solitudes, et je m'applaudis d'être venu ici avant le beau temps, puisque je possède ces lieux célèbres dans tout leur caractère de mélancolique austérité. Les dévotions de la semaine sainte concentrent la population indigène, déjà si clairsemée, dans les couvents et dans les églises. Aussi loin que ma vue pouvait s'étendre, il n'y avait sous le ciel d'autre créature humaine que moi et un berger assis sur la bruyère entre ses deux chiens.

Je m'approchai de lui et lui offris de partager mon repas, c'est-à-dire mon morceau de pain, et quelques amandes de pin grillées, que la Mariuccia avait mises dans ma gibecière de promenade.

—Non, merci, me dit-il; c'est jour de jeûne, et je ne peux accepter; mais je causerai avec vous, si vous vous ennuyez d'être seul.

C'était un robuste paysan de la marche d'Ancone, d'une quarantaine d'années et d'une figure douce et sérieuse. Son grand nez aquilin ne manquait pas de race; mais sa haute taille, ses cheveux blonds, ses manières calmes, son parler lent et judicieux ne répondaient pas à l'idée que je me serais faite d'un type de pâtre dans la campagne de Rome. Des pieds à la tête, il était vêtu de cuir et de peaux comme un Mohican. Il fait ses habits lui-même et les porte un an sans les quitter. Alors ils sont usés et il s'en fabrique d'autres.

Après m'avoir donné quelques détails sur son genre de vie, il me parla du lieu où nous étions.

—Il n'y a pas, dans tout Rome, me dit-il, un théâtre aussi entier et aussi intéressant que celui de Tusculum. Et puis c'est plus agréable, n'est-ce pas, de regarder des ruines dans un endroit comme celui-ci, où personne ne vous gène, et où il n'y a pas de maisons nouvelles pour vous déranger vos souvenirs?

J'étais fort de son avis. C'étaient là, en effet, les premières ruines qui m'avaient ému réellement. A des vestiges illustres, à des souvenirs historiques, il faut un cadre austère, des montagnes, du ciel, de la solitude surtout. Ce berger est érudit; c'est à l'occasion, une espèce de cicérone; mais il est discret, sobre de paroles, et bienveillant sans familiarité importune et sans mendicité. Il passe sa vie à gratter la terre, et il a chez lui, dans une cabane qu'il me montra au fond du vallon, un petit musée d'antiquités ramassées à Tusculum. Je montai avec lui sur la roche la plus élevée, et il me décrivit la vaste étendue déployée autour de nous comme une carte géographique. Grâce à lui, je sais maintenant mon Latium sur le bout du doigt, et je pourrai aller partout sans guide. Rien n'est plus facile, aussitôt que l'on connaît les principales montagnes par leur nom et par leur forme.

Je me suis donc promené avec les yeux et j'ai parcouru, en désir et en espérance, des sites ravissants ou sévères. J'ai oublié, dans ce voyage, mes préoccupations de ce matin. La locomotion, l'amour des découvertes, ce je ne sais quoi d'enivrant dans la solitude inexplorée, ce sont là d'exquises jouissances, et je me demande quelle société de femme m'en donnerait de plus vraies.

Oui! voilà ce qu'on se dit tant que la femme est loin!

—Où est la maison où Cicéron composa ses Tusculanes? demandai-je au pâtre, pour voir jusqu'où allait son érudition.

Chi lo sà? répondit-il en me montrant, non loin du cirque où j'avais fait ma première station, un édifice assez bien conservé. Les uns disent que c'est ici; d'autres disent que c'est le jardin où est maintenant la Ruffinella. Toutes les fois qu'on déterre une nouvelle ruine, les savants décident que c'est la chose tant cherchée, et que toutes les anciennes ne valent plus rien. Mais qu'est-ce que cela vous fait? Il n'y a pas, sur toute cette montagne, un endroit où Annibal, Pompée, Camille, Pline, Cicéron et cent autres personnages puissants, rois, empereurs, généraux, consuls, savants on papes, n'aient foulé la bruyère où voilà vos pieds, et respiré l'air que vous respirez maintenant.

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