La Daniella, Vol. I.
—Je ne crois pas, répondis-je; la bruyère est jeune, l'air est vieux et corrompu. Il était pur et salubre quand Rome était puissante. Croyez-vous qu'un État pareil eût pu avoir son siège dans ce marécage empesté qui est là-bas derrière nous?
—Eh bien, du moins, les gens célèbres que vous savez ont regardé les montagnes que vous regardez, et, quand ils vinrent ici pour la première fois, ils demandèrent peut-être les noms des cimes et des vallées à quelque pauvre diable comme moi, de même que vous me le demandez maintenant. Vous me direz qu'ils ont aussi regardé le même soleil et la même lune que vous pouvez regarder à toute heure du jour et de la nuit. C'est ce que je me suis dit souvent.
—Il y a cette différence entre eux et moi que je ne suis qu'un pauvre diable comme vous.
—Eh! chi lo sà? Il parait qu'il vient ici, tous les ans, des personnes célèbres qui aiment à voir Tusculum, et dont on m'a dit les noms; mais je n'en ai pas retenu un seul. Dans mille ans d'ici, les bergers de Tusculum les auront appris par la tradition et les diront comme je vous dirais ceux de Galba, de Mamilius on de Sulpicius.
—Vous en concluez donc que les hommes célèbres ne font pas tant d'effet de près que de loin?
—Toutes choses sont ainsi. Voyez, ce pays est assez beau; mais j'en connais bien qui sont plus beaux, et où personne ne va. Cependant on dit qu'il vient ici des voyageurs du fond de l'Amérique, le plus éloigné de tous les pays, si je ne me trompe, pour voir ces morceaux de marbre que je retourne avec mon pied. Ils y ramassent des briques, des cassures de verre et des mosaïques, et les emportent chez eux. On dit qu'il n'y a pas un coin sur la terre où quelqu'un ne conserve précieusement un petit morceau de ce qui traîne à terre dans la campagne de Rome. Vous voyez donc bien que ce qui est ancien et lointain paraît plus précieux que ce qui est nouveau et proche.
—Vous dites vrai; mais la raison de cela?
Il haussa les épaules, et je vis qu'il allait, encore une fois, se tirer d'affaire par l'éternel chi lo sa, si commode à la paresse italienne.
—Chi lo sa, lui dis-je bien vite, n'est pas une réponse qui convienne à un homme de réflexion comme vous. Cherchez-en une meilleure, et, quelle qu'elle soit, dites-la-moi.
—Eh bien! reprit-il, voilà ce que je m'imagine: quand nous vivons, nous vivons; c'est-à-dire que, grands ou petits, nous sommes sujets ans mêmes besoins, et les grands ne peuvent pas se faire passer pour des dieux. Quand ils n'y sont plus depuis longtemps, on s'imagine qu'ils étaient faits autrement que les autres; mais, moi, je ne m'imagine pas cela, et je dis qu'un vivant que personne ne connaît est plus heureux qu'un mort dont tout le monde parle.
—Vivre vous paraît donc bien doux?
—Eh! la vie est dure, et cependant on la trouve toujours trop courte. Elle pèse, mais on l'aime. C'est comme l'amour, on donne la femme au diable, mais on ne peut se passer d'elle.
—Êtes-vous donc marié?
—Quant à moi, non. Un pâtre ne peut guère se marier tant qu'il court les pâturages. Mais vous, vous devez avoir femme et enfants?
—Mais non! Je n'ai que vingt-quatre ans!
—Eh bien! voulez-vous attendre que vous soyez vieux? Quel est le plus grand bonheur de l'homme? C'est la femme qui lui plaît, et, quand on est riche, je ne comprends pas qu'on vive seul.
—Je vous ai dit que j'étais pauvre.
—Pauvre avec des habits de drap, de bons souliers et des chemises fines? Si j'avais de quoi acheter ce que vous avez là sur le corps, je garderais mon argent pour avoir un lit. Quand on a le lit, on est vite marié. Si vous couchiez, comme moi, en toute saison sur la paille, je vous permettrais de dire que vous êtes forcé de rester garçon. Tenez, regardez ce désert, nous n'y sommes que trois, et deux de nous sont forcés à la solitude!
Je suivis la direction de mon regard, et je vis un moine noir et blanc qui traversait le théâtre de Tusculum.
—Celui-ci, reprit le pâtre, est esclave de son voeu, comme je suis esclave de ma pauvreté. Vous, vous êtes libre, et ce n'est ni au moine ni à moi de vous plaindre. Mais voilà que le soleil baisse. La bergerie est loin; il faut que je vous quitte. Reviendrez-vous ici?
—Certainement, quand ce ne serait que pour causer avec vous. Comment vous nommez-vous, pour que je vous appelle, si vous êtes dans une de ces gorges?
—Je m'appelle Onofrio. Et vous?
—Valreg. Au revoir!
Nous nous serrâmes la main et je redescendis vers le théâtre, regardant l'attitude pensive du moine qui s'était arrêté au milieu des ruines. Le coucher du soleil était admirable. Ces terrains, à coupures brusques et à plateaux superposés couverts de verdure, prenaient des tons éblouissants éclairés ainsi de reflets obliques. Les courts gazons brillaient tantôt comme l'émeraude et tantôt comme la topaze. Au loin, la mer était une zone d'or pâle sous un ciel de feu clair et doux. Les montagnes lointaines étaient d'un ton si fin, qu'on les eût prises pour des nuages, tandis que les déchirures et les ruines des premiers plans accusaient nettement leurs masses noires sur le sol brillant. Le moine, immobile comme une colonne, projetait une ombre gigantesque.
Je passai tout près de lui, comptant qu'il me tendrait la main, et que, pour un sou, j'aurais de lui quelque parole qui serait le résultat de sa méditation. Mais, soit qu'il n'appartint pas à un ordre mendiant, soit qu'il eût peur de se trouver seul avec un inconnu dans ce lieu désert, il me regarda avec méfiance et appuya la main sur son bâton. Ce geste m'étonna, et je le saluai pour le tranquilliser. Il me rendit mon salut, mais se détourna de manière à me cacher sa figure, qui m'avait paru belle et fortement caractérisée.
Je passai outre, non sans me retourner pour me rendre compte de l'inquiétude de cet homme, dont le voeu de pauvreté devrait être au moins une source d'insouciance et de sécurité. Il avait disparu précipitamment vers les gradins de l'hémicycle.
Je m'en allai, pensant aux paroles naïves et sensées du pâtre philosophe: «Le plus grand bonheur de l'homme, c'est la liberté d'aimer».
En effet, tout le monde n'a pas cette liberté. Et moi qui la possède, j'ai déjà laissé passer des années qui eussent pu être pleines de bonheur. A quoi les ai-je employées? A interroger mes forces, mon intelligence, mon avenir, et à sacrifier à cette attente de l'inconnu les plus beaux jours de ma jeunesse. Moi qui me croyais parfois un peu plus sage que mon siècle, j'ai fait comme lui: j'ai lâché la proie pour l'ombre, le certain pour le douteux, le temps qui s'écoulait pour un temps qui ne sera peut-être pas. Qu'est-ce que cette chimère du travail, ce besoin de développer l'intelligence au détriment des forces du coeur? Ne les use-t-on pas à les laisser dans l'inaction? Et pourquoi, pour qui cette tension de la volonté vers un but aussi incertain que le talent? Comment se fait-il que je n'aie pas encore rencontré l'amour sur mon chemin? Est-ce parce que je suis plus difficile, plus exigeant qu'un autre? Non, car mon idéal a toujours été vague en moi-même. Je ne me suis jamais fait le portrait de la femme à qui je dois me livrer sans réserve. Je me promettais de la reconnaître en la rencontrant; mais je ne me disais pas qu'elle dût être grande ou petite, blonde ou brune.
—Elle viendra, me disais-je, quand je serai digne d'être aimé; c'est-à-dire quand j'aurai fait de grands efforts de courage, de patience et de sobriété pour être tout ce que je puis être en ce monde.
Il me semblait suivre un bon raisonnement, cultiver ma vie comme un jardin d'espérance; mais n'était-ce pas là une suggestion de l'orgueil? Apparemment je comptais, comme Brumières, trouver une des merveilles de ce monde, puisque je m'appliquais à faire une merveille de moi-même. Ne pouvais-je me contenter d'une humble fille de ma classe, qui m'eût accepté tel que je suis, et qui m'eût aimé naïvement, saintement, et sans rien concevoir de mieux que mon amour?
Et j'aurais été heureux! tandis que je n'ai été que prudent et raisonnable; vous aviez mille fois raison de le penser. J'ai, mille fois peut-être, étouffé le cri de mon coeur, peut-être ai-je passé mille fois auprès de la femme qui m'eût révélé le vrai de la vie. Je me suis acharné à voir les dangers d'une passion prématurée; je n'ai pas compris l'ivresse de ces dangers, et ce vaillant, ce généreux sacrifice de la raison qui accepte la grande folie de l'amour, telle que Dieu nous l'a donnée.
Je songeais ainsi en descendant de Tusculum, et travers les taillis de chênes. Le rapide sentier, tout pavé en polygones de lave, était encore une rue de la ville antique, et, sous les racines des arbres, je voyais apparaître des restes de constructions enfouies. Je passai devant le couvent des Camaldules et devant la villa Mondragone, qui était fermée, et je rentrai à Piccolomini par des chemins étroits, encaissés, où je devins tout rêveur, tout agité de mon problème personnel.
Les objets extérieurs agissent sur moi d'une manière, souveraine. Devant un beau site, je m'oublie, je m'absente pour ainsi dire de moi-même; mais, quand je marche dans un endroit sombre et monotone, je m'interroge et me querelle. Cela m'arrive, du moins, depuis quelque temps. Je n'avais jamais tant pensé à moi. Sera-ce un bien ou un mal? La solitude que je suis venu chercher me rendra-t-elle sage ou insensé? C'est-à-dire, étais-je insensé ou sage avant cette épreuve? Je crois que nous nous acclimatons rapidement, au moral comme au physique, et que je deviens déjà Romain, c'est-à-dire porté à la vie de sensation plus quîà la vie de réflexion. Quand j'ai fait un effort pour savoir si j'appartiendrai à l'une ou à l'autre, je suis bien tente de me tranquilliser avec le chi lo sà de la Mariuccia et du berger de Tusculum.
XXIII
9 avril, villa Mondragone.
Je vous écris au crayon dans des ruines. Toujours des ruines! J'aime beaucoup l'endroit où je suis; j'y peux passer la journée entière dans un immense palais abandonné, dont j'ai les clefs à ma ceinture. Mais j'ai bien des choses à vous raconter, et je reprends mon récit où je l'ai laissé l'autre jour.
En dînant, pour ainsi dire, avec la Mariuccia, qui s'assied auprès de ma chaise pendant que je mange, j'arrivai, je ne sais comment, à reparler du voeu de la Daniella.
—Ainsi, disais-je, elle ne parlera à aucun homme avant le jour de
Pâques?
—Je n'ai pas dit comme cela. J'ai dit qu'elle ne parlerait pas à son amant avant d'avoir fait toutes ses dévotions; mais je n'ai pas dit que, tout de suite après, elle recommencerait à lui parler.
—Ah! oui-da! Ainsi ce pauvre amant est condamné à attendre son bon plaisir?
—Ou celui de la madone.
—Ah! il arrivera un moment où la madone fera savoir qu'elle autorise…?
—Quand toutes les fleurs seront séchées et tombées… Mais je vous en dis trop; vous êtes un hérétique, un païen, un mahométan! Vous ne devez rien savoir de tout cela.
Je pressai la bonne fille de s'expliquer. Elle aime à causer, et elle céda. J'appris donc que les rigueurs de la Daniella dureraient aussi longtemps que les fleurs piquées par elle dans le grillage qui protège la madone de la Tomba-di-Lucullo ne seraient pas entièrement tombées en poussière ou emportées par le vent, disparues, en un mot.
Il me vint à l'esprit de faire une folie des plus innocentes. Sur le minuit, je mis le nez à la fenêtre: il pleuvait, la nuit était noire. Le vent soufflait avec force. Toute la ville de Frascati dormait. Je m'enveloppai de mon caban, je sortis facilement de l'enclos. En escaladant les rochers au-dessus de la petite cascade, je me trouvai de plain-pied sur le chemin, vis-à-vis le parc de la villa Aldobrandini. Redescendre jusqu'à la tombe de Lucullus fut l'affaire de quelques instants. Je n'avais pas rencontré une âme. Sans la lampe qui l'éclaire toute la nuit, j'aurais eu quelque peine à retrouver, dans les ténèbres, la petite fresque de la madone. Ce pâle rayon me permit de reconnaître les jonquilles que j'avais très-bien remarquées, la veille, dans les mains de la Daniella, au moment où, avec son sourire mystérieux, elle avait accompli cette dévotion devant moi. Je respectai les violettes et les anémones des autres jeunes filles, mais j'enlevai avec soin, jusqu'à la dernière, les jonquilles flétries de mon amoureuse, et je les mis dans ma poche. Ce larcin perpétré, je descendais de la borne sur laquelle j'étais grimpé pour atteindre le grillage, lorsqu'une voix d'homme fit entendre l'exclamation suivante:
—Cristo! quel est le brigand qui profane la sainte image de la Vierge?
Dans ce pays d'espionnage et de délation, mon espièglerie sentimentale pouvait être incriminée et m'attirer quelque désagrément. J'eus la présence d'esprit de ne pas me retourner et de souffler rapidement la petite lampe. Enhardi par ma prudence, l'inconnu m'accabla d'un déluge d'injures pieuses: j'étais un chien, un fils de chien, un Turc, un juif, un Lucifer; je méritais d'être pendu, écartelé, et mille autres douceurs. J'avais bonne envie de régaler le dos du saint homme, quel qu'il fût, d'une série de répliques muettes proportionnées à l'éloquence de son indignation; mais la raison me conseillait de profiter des ténèbres pour m'esquiver sans l'attirer sur mes traces.
C'est le parti que j'allais prendre, lorsque je me sentis saisir le bras par une main incertaine, qui m'avait cherché à tâtons contre le mur. Je n'hésitai plus alors à me débarrasser du curieux par un mirifique coup de poing, accompagné d'un plantureux coup de pied qui l'atteignit n'importe où. Je l'entendis trébucher contre la borne, glisser et tomber n'importe dans quoi; ce qui me permit de jouer des jambes et de rentrer chez moi sans m'être trahi par une seule parole. Comme le quidam m'avait paru passablement ivre, je ne pensai pas qu'après avoir fait un somme dans la boue où je l'avais décidé à se coucher, il se souvint de l'aventure.
La journée du vendredi saint s'annonçant pluvieuse et sombre; je me permis de dormir la grasse matinée. La Mariuccia, s'impatientant contre ma paresse, entra dans ma chambre, et, quand je m'éveillai, je la vis, méditant sur ma chaussure crottée et sur mon caban encore humide.
—Eh bien! Mariuccia, qu'y a-t-il? lui dis-je en me frottant les yeux.
—Il y a que vous êtes sorti cette nuit! répondit-elle d'un air de consternation si comique, que je ne pus m'empêcher d'en rire.—Oui, oui, riez! reprit-elle: vous avez fait là une belle affaire!
Et, comme j'essayais de nier, elle me montra les jonquilles flétries, que j'avais mises sur la cheminée.
—Eh bien! après? que voulez-vous?
—Que ces fleurs-là étaient sur le grillage de la sainte madone, et que vous avez été, cette nuit, les retirer, pour empêcher ma nièce de tenir son voeu. Voilà les amoureux! Mais, malheureux enfant, vous avez fait là un péché mortel; vous avez outragé la sainte madone; vous avez éteint la lampe, et, ce qu'il y a de pis, c'est que vous avez été vu.
—Par qui?
—Par mon neveu Masolino, le frère de la Daniella, le plus méchant homme qu'il y ait à Frascati. Heureusement, il avait bu, selon sa coutume, et il ne vous a pas reconnu; mais il a déjà fait son rapport, et je suis sûre que les soupçons pèseront sur vous, parce que vous êtes le seul étranger qu'il y ait maintenant dans le pays. On enverra des espions ici pour me questionner. Donnez-moi ce caban que je le cache, et brûlez-moi bien vite ces maudites fleurs.
—À quoi bon? Dites la vérité. Je n'ai fait aucune profanation. J'ai pris ces fleurs pour taquiner une jeune fille qu'il n'est pas nécessaire de nommer…
—Et vous croyez que l'on ne se doutera pas de son nom? On prétend que l'on vous a vu entrer avant-hier dans la maison qu'habite ma nièce. Est-ce vrai, cela?
—La Mariuccia est si brave femme, que je n'hésitai pas à me confesser. Elle fut touchée de ma sincérité, et je ris, du reste, qu'elle était flattée de mon goût pour sa nièce.
—Allons, allons, dit-elle, il ne faut plus faire de pareilles imprudences. Si Masolino vous eût surpris dans la chambre de sa soeur, il vous eût tué.
—Je ne crois pas, ma chère! Sans me piquer d'être un champion bien robuste, je le suis assez pour me défendre d'un ivrogne; et il est heureux pour votre neveu que je ne l'aie pas rencontré, cette nuit, en haut de l'escalier de la maison dont vous parlez.
—Cristo! l'auriez-vous frappé, cette nuit?
—J'espère que oui. Il m'avait beaucoup insulté, et il mettait la main sur moi. Je me suis débarrassé de lui sans peine.
—Il ne s'est pas vanté de cela! Peut-être ne l'a-t-il pas senti: les ivrognes ont le corps si souple! Mais il n'était pas assez ivre, cependant, pour ne pas voir et entendre. Avez-vous parlé?
—Non.
—Pas un mot?
—Pas une syllabe?
—C'est bien! mais, pour l'amour de Dieu et de vous-même, n'avouez rien à personne… S'il se souvient d'avoir été battu, et s'il apprend que c'est par vous, il s'en vengera!
—-Je l'attends de pied ferme; mais je veux tout savoir, Mariuccia! Votre neveu est-il homme à vouloir exploiter mon inclination pour sa soeur?
—Masolino Belli est capable de tout.
—Mais quel intérêt peut-il avoir à me vouloir pour beau-frère? Je ne suis pas riche, vous le voyez bien!
—Allons donc! Vous savez peindre, et, avec cela, on gagne toujours de quoi être bien habillé, bien logé et bien nourri comme vous voilà. Tout est relatif. Vous êtes très-riche en comparaison de n'importe quel artisan de Frascati, et, si Masolino se mettait dans la tête de vous faire épouser sa soeur, ou de vous forcer à donner de l'argent, il sait bien qu'un cavaliere comme vous trouve toujours à gagner ou à emprunter une centaine d'écus romains pour sauver sa vie d'un guet-apens.
—Merci, ma chère Mariuccia! Me voilà renseigné, et je sais à qui j'ai affaire. Messire Masolino Belli n'a qu'à bien se tenir; j'aurai toujours une centaine de coups de bâton français à son service.
—Ne riez pas avec cela. Ils peuvent se mettre dix contre vous. Le mieux, mon cher enfant, sera de vous bien cacher dans vos amours, et de ne jamais voir la petite hors de cette maison-ci, où mon neveu ne met jamais les pieds.
—Et qui l'en empêche?
—Moi, qui le lui ai défendu une fois pour toutes. Il ne se gênerait pas pour me désobéir et me frapper, s'il ne me devait quelque argent; mais je le tiens par la crainte d'avoir à me payer.
Par la suite de la conversation, j'appris, sur ce fameux Masolino, des détails assez curieux. Cet homme n'est peut-être pas toujours aussi réellement ivre qu'il le paraît. Son existence est mystérieuse. Il est censé demeurer à Frascati; mais on ne sait jamais précisément où il est. Sa famille passe fort bien un mois et plus sans l'apercevoir. Il occupe une chambre dans la maison où Daniella est établie; mais personne n'entre jamais dans cette chambre, et, si l'on frappe à la porte, qu'il y soit ou non, il ne répond jamais. Ses absences et ses apparitions sont tout à fait imprévues. Il est toujours censé boire en secret dans quelque cabaret du lieu ou des environs, avec des amis. C'est une habitude de cachotterie qu'il a prise pour échapper aux réprimandes de sa femme, et qu'il a gardée depuis qu'il est veuf; mais sa femme disait autrefois qu'il devait cacher ses orgies dans quelque souterrain inconnu, dans quelque lieu inaccessible, car elle l'avait maintes fois cherché des semaines entières, jusque dans les égouts de la ville, sans retrouver aucune trace de lui. Quand il reparaissait, il lui échappait des paroles qui pouvaient faire croire qu'il venait de loin; mais, quelque pris de vin qu'il fût ou qu'il parût être, jamais son secret ne s'était formulé clairement. Il a exercé dans sa jeunesse la profession de corroyeur; mais, depuis une dizaine d'années, il n'a fait oeuvre de ses bras, et on ne sait de quoi il a vécu.
—Il faut pourtant, ajoute la Mariuccia, qu'il ait plus que le nécessaire, puisqu'il trouve moyen de boire plus que sa soif.
D'après tous ces renseignements, je soupçonne ce galantuomo d'être un faux ivrogne, ou de s'adonner à la boisson dans ses moments perdus. Je pense que le fond de son existence est le brigandage ou l'espionnage; peut-être l'un et l'autre, car il paraît qu'autour de Rome ces deux professions ne sont pas incompatibles.
Ce qui m'importait plus que tout ceci, c'était de savoir si la Daniella se croirait suffisamment relevée de son voeu pour reparaître à Piccolomini, et je l'attendais avec une vive impatience. Chaque fois que sonnait la cloche de la grille, je courais à ma croisée; mais c'était une suite de visites de commères ou de voisines, qui venaient s'entretenir avec la Mariuccia des affaires de la maison et de la propriété Piccolomini, de la taille des oliviers ou de la vigne, de la lessive, de l'emmagasinement des pois, du sermon de fra Sinforiano, et, par occasion, de la profanation de la madone. J'entendais les conversations établies sur le perron, et il me sembla que plusieurs de ces personnages étaient plus curieux que de raison. La Mariuccia m'avait dit: «Dans notre pays, on ne sait jamais qui est espion ou qui ne l'est pas.» J'admirai l'adresse et le sang-froid des réponses de la bonne fille, et j'entendis même qu'elle me faisait passer pour malade depuis la veille.
—Le pauvre enfant, disait-elle, a eu la fièvre cette nuit, et je l'ai veillé, sans le quitter, jusqu'au jour.
Mon alibi ainsi constaté, les questionneurs se retiraient plus ou moins persuadés.
Enfin, la Mariuccia vint m'annoncer qu'elle allait visiter les chapelles du saint-sépulcre, et qu'elle me priait de n'ouvrir à personne, pas même à sa nièce, si je la voyais paraître à la grille.
—Oh! pour cela, je ne vous le promets pas du tout, lui dis-je.
—Il faut me le promettre, reprit-elle. La Daniella a une clef, et, si elle veut venir, elle viendra sans que vous tiriez la corde de ma fenêtre. Dans votre impatience, il ne faut pas vous montrer à ceux qui pourraient passer devant la grille dans ce moment-là.
Quand la Mariuccia fut sortie, je descendis au jardin, malgré la pluie, pour examiner le local sous un rapport que je n'avais pas encore songé à constater, à savoir si on pouvait y entretenir une intrigue avec mystère et sécurité. Je vis que cela était impossible, à moins que les gens de la maison, c'est-à-dire la Mariuccia, la vieille Rosa, et les quatre ouvriers employés au jardin et aux terres adjacentes fussent dans la confidence; pourvu que le jardin eût une clôture réelle au delà du potager; pourvu que l'on n'entrât et ne sortît point par la grille à claire-voie qui donne en pleine rue; pourvu, enfin, que l'on ne risquât point de rendez-vous tous les jours de fête et les dimanches, parce que, ces jours-là, l'autre grille de Piccolomini, qui donne sur la via Aldobrandini, est ouverte au public, et que le haut du jardin sert de promenade ou de passage aux gens de la ville.
Je conclus de mes observations que le secret de mes relations futures avec la stiratrice était une plaisanterie, et j'avoue que j'entrai en méfiance contre les avertissements et les précautions illusoires de la bonne Mariuccia.
Je remontai à mon grenier, bien résolu, quand même, à risquer l'aventure, dès que je serais assuré du courage et de la résolution de ma complice.
Mais quoi! elle était là, dans ma chambre, elle m'attendait. Elle était entrée par une porte de dégagement que je ne connaissais pas et qui aboutit aux caves de la maison. Elle avait ma bague au doigt. Ses beaux cheveux étaient ondés avec soin. Malgré une robe noire et une tenue de dévote, elle avait l'oeil brillant et le sourire voluptueux d'une fiancée vivement éprise. Je me sentais violemment épris pour mon compte. J'avais soif de ses baisers; mais elle se déroba à mes caresses.
—Vous m'avez relevée de mon voeu, dit-elle; vous êtes venu jusque dans ma chambre m'apporter l'anneau du mariage…. Laissez-moi faire mes pâques; après cela, nous serons unis.
Je retombai du ciel en terre.
—Le mariage? m'écriai-je; le mariage?…
Elle m'interrompit par son beau rire harmonieux et frais. Puis elle reprit sérieusement:
—Le mariage des coeurs, le mariage devant Dieu. Je sais bien que c'est un péché de se passer de prêtre et de témoins, mais c'est un péché que Dieu pardonne quand on s'aime.
—Il est donc bien vrai que vous m'aimez, chère enfant?
—Vous verrez! Je ne puis vous rien dire encore. Il faut que je pense à mon salut, et que je tourne mon coeur vers Dieu si ardemment, qu'il bénisse nos amours et nous pardonne d'avance la faute que nous voulons commettre. Je prierai pour nous deux, et je prierai si bien, qu'il ne nous arrivera point de malheur. Mais, pour aujourd'hui, ne me dites rien, ne me tentez pas, il faut que je me confesse, que je me repente et que je reçoive l'absolution pour le passé et pour l'avenir.
Tel fut le résumé de l'étrange système de piété de cette Italienne. J'avais bien oui dire que ces femmes-là voilaient l'image de la Vierge en ouvrant la porte à leurs amants; mais je n'avais pas l'idée d'un repentir par anticipation et d'un péché réservé, comme ceux dont j'entendais parler avec tant d'assurance et de conviction. J'essayai de combattre cette religion facile; mais je la trouvai très-obstinée, et je fus véhémentement accusé de manquer d'amour, parce que je manquais de foi.
—Adieu, me dit-elle; l'heure du sermon sonne, et j'ai encore trois chapelles à visiter aujourd'hui. Demain, vous ne me verrez pas, ni dimanche non plus. Je ne suis venue que pour vous dire de ne pas faire d'imprudence, et de ne pas chercher à me voir, parce que, d'une part, je dois me sanctifier, et que, de l'autre, mon frère est à Frascati.
—Dites-moi, Daniella, est-il vrai que votre frère vous maltraiterait s'il me voyait occupé de vous?
—Oui, quand ce ne serait que pour savoir s'il peut vous effrayer.
—Vous avez donc l'expérience de ce qu'il peut faire en pareil cas?
—Oui, à propos de vous. Il a déjà entendu dire que le Français de Piccolomini était venu dans notre maison, et il m'a fait, ce matin, de terribles menaces. Vous me défendriez contre lui, je le sais; mais vous ne serez pas toujours là, et les coups seraient pour moi.
—Alors, je serai prudent, je vous le jure!
Le roulement d'une voiture et le sonde la cloche interrompirent la conversation.
—C'est lord B*** qui vient vous voir, dit-elle après avoir regardé furtivement par la fenêtre; je reconnais son chien jaune. Lord B*** vient sûrement vous chercher pour vous faire voir le jour de Pâques à Rome; allez-y, vous me rendrez service; mais revenez le soir!
—Vous n'êtes donc plus jalouse de…?
—De la Medora?… N'ai-je pas votre anneau? Si, après cela, vous étiez capable de me tromper, je vous mépriserais tant, que je ne vous aimerais plus.
XXIV
9 avril.
On sonnait à casser la cloche. La jeune fille se sauva par où elle était venue en me criant:
—A dimanche soir!
Et j'allai ouvrir à lord B***, qui venait effectivement me chercher. Je me laissai emmener.
—Tout va au plus mal depuis que vous n'êtes plus chez nous, me dit-il quand nous fumes sur la route de Rome. Lady Harriet me trouvait moins maussade quand vous étiez là pour me foire valoir, en m'aidant à développer mes idées. J'ai eu le malheur de recourir au moyen extrême contre l'ennui et la tristesse: je me suis enivré tous les soirs, seul dans ma chambre. Cela m'arrive rarement; mais il y a des temps si sombres dans ma vie, qu'il faut bien que cela arrive. Mu femme n'en sait rien; mais, comme je suis plus calme et plus abattu aux heures où elle me voit, elle s'impatiente davantage. J'y gagne seulement d'être plus indifférent à ses impatiences.
—Et votre nièce? n'est elle pas un peu meilleure pour vous que par le passé? Il m'avait semblé, le jour de notre promenade à Tivoli, qu'elle y était disposée?
—Vous vous serez trompé. Ma nièce, c'est-à-dire la nièce de ma femme, est d'une humeur massacrante depuis votre départ. C'est à croire, Dieu me damne! qu'elle était amoureuse de vous… et, s'il faut vous dire tout…
Je me hâtai d'interrompre lord B***. Il a des moments de trop grande expansion, comme doit les avoir un coeur trop souvent refoulé, et je ne veux pas savoir par lui ce que je sais par moi-même.
—Si une pareille maladie avait pu s'emparer du cerveau de miss Medora, lui dis-je, il est à croire que cela n'aurait pas survécu à mon départ.
—C'est ce que je me suis dit. Elle a, d'ailleurs, tant monté à cheval avec un de nos cousins qui est arrivé cette semaine, qu'elle doit avoir secoué rudement ses vapeurs. A vous dire vrai, c'est aujourd'hui seulement, depuis cinq jours, que je suis an peu lucide. Il se pourrait que, pendant mon absence intellectuelle, Medora fût devenue amoureuse de ce cousin, qui est beau, riche et grand amateur de chevaux et de voyages. Il m'a semblé, ce matin, qu'elle était font impatiente de sortir avec lui, et que, de son côté, Richard B*** se faisait attendre avec l'impertinence d'un homme aime.
—A la bonne heure! pensai-je; la crise de Tivoli est oubliée, et il m'est permis de l'oublier aussi.
Quoique jusque-là, j'eusse résisté au désir de lord B*** en refusant d'aller demeurer chez lut, je cédai à ses instances, n'y voyant plus d'inconvénients, et pensant qu'il y en aurait, au contraire, à paraître fuir son hospitalité.
J'employai le reste du voyage a le sermonner sur son désespoir bachique, et à le supplier de renoncer à ce funeste moyen de combattre le dégoût de la vie.
—Aimez-vous donc mieux, disait-il, que je me brûle la cervelle, un jour que le spleen sera trop violent?
Cependant il avouait qu'après avoir eu recoure à ce contrespleen pendant quelques jours, il retombait dans une tristesse plus profonde et contre laquelle il sentait en lui-même moins de force pour réagir. Il parut surpris et touché de l'intérêt avec lequel je le prêchais.
—Vous avez donc encore de l'amitié pour moi? me dit-il; je croyais vous avoir paru si ennuyeux et si nul, que vous quittiez Rome à cause de moi plus encore qu'à cause de Rome. Eh bien! puisque j'ai un ami en ce monde, je tâcherai de ne pas devenir indigne de son estime, et je sens bien que cela m'arriverait si je cédais à la tentation de m'abrutir.
—Il faut faire plus que de tâcher, il faut vouloir.
J'obtins de lui la promesse formelle, et sur l'honneur, qu'il passerait un mois entier sans boire. Je ne pus obtenir davantage.
Nous approchions de Rome, lorsque nous vîmes déboucher devant nous, sur la route, trois cavaliers dans un nuage, non de poussière, il pleuvait toujours, mais de sable liquide soulevé par le pied des chevaux. J'eus quelque peine à reconnaître-miss Medora en amazone, mouillée, crottée, jaunie, jusque sur son voile et ses cheveux, par cette bouillie des chemins de traverse où elle semblait clapoter avec délices. Cela ne l'empêchait pas d'être admirablement belle avec sa figure animée et son attitude impérieuse.
Les Anglaises que je vois ici montent bien à cheval; mais presque toujours elles sont mal arrangées et manquent de grâce. Medora, qui n'est qu'à moitié Anglaise, est admirablement souple et bien posée. Son vêtement de cheval dessinait sa belle taille, et elle maniait sa monture ardente et magnifique avec une maestria véritable. Le cousin est un Anglais blond vif, avec beaucoup de barbe et une riche chevelure séparée en deux masses, rigidement égale, par une raie qui va du milieu du front à la nuque. Il est d'une incontestable et splendide beauté, comme lignes et comme ton; mais je ne sais comment il se fait que, pour nos yeux français, la plupart des Anglais, quelque beaux qu'ils puissent être, ont toujours quelque chose de singulier qui tourne au comique; je ne sais quelle gaucherie type dans la physionomie ou dans l'habillement, qui ne s'efface pas, même après beaucoup d'années passées sur te continent.
Derrière ce beau couple, au galop trottaient, avec autant d'agilité que de disgrâce, deux laquais de pure race anglaise. Tout cela passa près de nous comme la foudre, sans que la belle Medora daignât tourner la tête de notre côté, bien que Buffalo, perché sur le siège et aboyant de tous ses poumons, rendît notre véhicule assez reconnaissable.
Deux heures plus tard, nous étions tous à table dans la triste et immense salle du palais ***. Lord B*** buvait de l'eau; lady Harriet m'accablait de tendres reproches sur ma fuite à Frascati; le cousin mangeait et buvait comme quatre; Medora, richement parée, et belle comme elle sait que je ne l'aime pas, m'avait à peine honoré d'un froid bonjour et parlait anglais à sir Richard B*** avec autant d'affectation que de volubilité. Je n'entends pas l'anglais et je n'en aime pas la musique. Medora s'en est maintes fois aperçue; je vis donc que j'étais au plus bas dans son estime, et cela me mit fort à l'aise.
Après le dessert, les deux Anglais restèrent à table, et je suivis les femmes au salon. Nous y trouvâmes Brumières et plusieurs Anglais des deux sexes, avec lesquels Medora se remit à blaiser et à siffler de plus belle dans la langue de ses pères.
—Eh bien! me dit Brumières, vous avez vu le cousin? Voilà un Bonington qui nous fait bien du tort!
—Parlez pour vous; moi qui ne suis pas sur les rangs, je m'arrange très-bien de la présence du cousin.
—Ah! vous persistez à soupirer pour la petite Frascatane? Je crois, à présent, que j'aurais mieux fait de penser comme vous. Celle-là doit être moins cruelle et moins capricieuse.
Comme nous plaisantions depuis quelques instants sur ce ton, Brumières me menaçant de venir à Frascati me taquiner, et moi affectant la plus superbe indifférence pour toutes les beautés de l'Angleterre et de l'Italie, le nom de Daniella, prononcé par lui un peu trop haut, parvint jusqu'à l'oreille de miss Medora, et je la vis tressaillir comme si elle avait été piquée d'une guêpe. Une minute ne s'était pas écoulée, qu'elle était auprès de nous, dans notre coin, daignant se montrer fort aimable, à seule fin de ramener adroitement la conversation sur le compte de la pauvre stiratrice. J'éludais de mon mieux ses questions sur l'emploi de mou temps et de mes pensées dans la solitude de Frascati; mais le perfide Brumières, toujours soigneux de me rendre haïssable, eut l'art de seconder la belle Anglaise, si bien que la question me fut carrément posée par elle:
—Avez-vous revu ma femme de chambre, à Frascati? Il y avait, dans l'accent dont cela fut dit, tant d'aigreur et de dédain, que j'en sentis la morsure et répondis avec un empressement qui devança celui de Brumières:
—Oui, je l'ai revue plusieurs fois, et ce matin encore.
—Pourquoi dites-vous cela d'un ton de triomphe? répliqua-t-elle avec un regard d'insolence foudroyant. Nous savions bien pourquoi vous aviez choisi Frascali pour votre séjour. Mais il n'y a pas tant de quoi vous vanter! Vous succédez à Tartaglia et à beaucoup d'autres du même genre.
Je répondis, avec aigreur, que, si cela était, je trouvais étrange de l'apprendre de la bouche pudique d'une jeune Anglaise; et la querelle fût devenue encore plus amère sans l'arrivée du cousin Richard, qui, s'approchant de nous, changea forcément le cours de nos paroles. Medora trouva pourtant moyen d'essayer, à mots couverts, de me mortifier encore; mais j'avais repris assez d'empire sur moi-même pour faire semblant de ne plus comprendre.
Je passai la journée du lendemain à visiter les églises et à regarder l'aspect de la population. Toutes mes impressions se trouvèrent résumées, le jour suivant, à la grande cérémonie du dimanche de Pâques. Je vous parlerai de ce que j'ai vu et de ce que j'ai pensé de tout cela. Maintenant, je ne veux pas, je ne peux pas interrompre mon récit.
—Écoutez, me dit lord B*** en revenant à pied de Saint-Pierre par le pont Saint-Ange, j'ai entendu, avant-hier au soir, des mots aigres échangés, à propos de la petite Daniella, entre ma nièce et vous. Je vois que vous avez furieusement blessé l'amour-propre de cette reine de beauté en ayant des yeux pour la gentillesse de sa suivante: c'était votre droit; mais, cependant, prenez garde aux conséquences d'une amourette, dans un pays où les étrangers sont regardés comme une proie, et où, d'ailleurs, tout est sujet de spéculation. Cette jeune fille est bonne et charmante; je la crois honnête, mais non pas désintéressée; sincère, mais non pas chaste… Je crois qu'elle a eu beaucoup d'amants, bien que je n'aie pas la certitude du fait; mais, enfin, telle que je la juge, je ne voudrais pas qu'elle vous en imposât par ces mensonges que la plupart de ses pareilles soutiennent avec une grande audace.
—Voyons, milord, répondis-je; hasardant moi-même un mensonge pour m'emparer de la vérité: elle a été votre maîtresse, je le sais.
—Vous vous trompez, répondit-il avec calme; je n'ai jamais eu cette pensée. Une maîtresse dans la maison de ma femme? Jamais! Fi donc!
—Alors… pour avoir l'opinion qu'elle est de moeurs faciles il faut que vous ayez des preuves…
—Je vous l'ai dit, je n'en ai pas; mais sa figure est si provoquante, elle a si bien l'air d'une fieffée coquette de village ou d'antichambre, que, si j'eusse été tenté d'elle, je ne l'aurais jamais prise au sérieux. Nous autres, qui avons beaucoup de domestiques et qui changeons souvent de résidence, nous ne pouvons ni ne voulons surveiller des moeurs dont nous n'endossons pas la responsabilité. Voilà tout ce que j'avais à vous dire.
—Absolument tout?
—Sur l'honneur!
Il était six heures: lady Harriet voulait me garder à dîner pour que je pusse voir ensuite l'illumination de Saint-Pierre. J'avais bien autre chose en tête que des lampions. Je prétendis avoir donné ma parole de dîner avec Brumières, lequel me démentit avec étourderie ou avec malice. Dans les deux cas, je lui en sus mauvais gré et lui témoignai de l'humeur.
—Vous êtes un drôle de corps, me dit-il en aparté, comme je lui reprochais sa désobligeance; vous êtes méfiant comme un Italien et mystérieux comme l'amant d'une princesse. Tout cela pour cette petite fille de Frascati! Vous pouviez bien me dire que vous vouliez retourner passer la nuit auprès d'elle, et je vous aurais aidé à vous esquiver. Que diable! je comprends qu'il y aurait mauvais goût de votre part à laisser pressentir à nos Anglaises une aventure si naturelle; mais, avec moi, pourquoi vous cacher comme s'il s'agissait d'une madone?
J'étais blessé, et il me fallait paraître indifférent. Mon rôle était de nier mes relations avec la Daniella, et pourtant j'avais envie de chercher querelle à Brumières pour la façon dont il me parlait d'elle. De quel droit outrageait-il la femme objet de mes désirs? Quelle que fût cette femme, je sentais le besoin et comme le devoir de la défendre; mais céder à ce besoin, c'était avouer des droits que je n'avais pas encore.
Ma colère tomba sur Tartaglia, qui me poursuivait dans ma chambre avec sa rengaine accoutumée sur l'amour de Medora pour moi, et sur l'indignité relative de la petite Frascatane, cette fille de rien, qui n'était pas digne d'un mossiou comme moi. A mon impatience se mêlait je ne sais quelle sourde fureur devant l'idée humiliante que ce drôle, objet des premières pensées de la Daniella, avait dû abuser de son innocence. Je sentis que je perdais la tête et qu'il s'apercevait de ma ridicule jalousie.
—Allons, allons, mossiou, me dit-il en prenant vivement la porte, dont il mit le battant entre lui et moi fort à propos, vous pouvez bien vous passer la fantaisie de cette petite fille, il n'y a pas de mal; mais il ne faut pas que cela vous empêche de viser plus haut. Vous pensez bien que ce que je vous en dis, ce n'est pas par jalousie, moi! Je ne prétends plus rien sur la Daniella; il y a longtemps que…
Il s'enfuit en achevant sa phrase, que le bruit de la porte, refermée en même temps par lui, m'empêcha d'entendre.
Je restai en proie à une agitation que je sentais déraisonnable, et que je ne pouvais cependant pas vaincre.
—Mon Dieu, mon Dieu, me disais-je, suis-je donc amoureux à ce point-là? Amoureux de qui? D'une courtisane de bas étage, peut-être! Peut-être ont-ils tous raison de se moquer de moi! Depuis quand donc un garçon de mon âge doit-il rougir de sentir ses sens émus par une fille qui a appartenu à cent autres? Et pourquoi ne pas avouer ingénument que je la désire quand même? Je sais bien qu'il faut savoir gouverner la brutalité de pareilles convoitises, et, en homme du monde, remettre au lendemain des plaisirs dont on ne peut pas seulement évoquer la pensée devant des femmes honnêtes. Mais pourquoi diable cette Medora, qui s'est si follement jetée dans mes bras, ose-t-elle me parler de mes sens, puisque c'est m'en parler que de nommer cette Daniella?
Et, en songeant ainsi, j'avais quitté le palais, je traversais la foule bruyante rassemblée autour des frittorie pavoisées, et j'étais devant Saint-Jean-de-Latran, sans avoir songé à me précautionner d'un moyen de transport pour Frascati, mais résolu à m'y rendre le soir même, dussé-je faire la route à pied.
J'arrivai à la porte Saint-Jean, me souvenant qu'il y avait par là, hors les murs, des cabarets où j'avais vu des chevaux de louage; mais, quand je parlai de me faire conduire à Frascati à huit heures du soir, un cri de surprise et presque d'ironie indignée s'éleva autour de moi.
—Oui, oui, la malaria et les brigands! répondis-je en toute hâte, je sais tout cela! mais il y a aussi de l'argent à gagner. Combien me demandez-vous pour me conduire?
—Ah! Excellence, à l'heure qu'il est, vous n'auriez pas un cheval et un homme pour quatre écus romains.
—Mais pour cinq?
—Pour cinq, un jour de la semaine, peut-être; mais, aujourd'hui, la fête de Pâques; Non, non, pas pour six!
J'allais en offrir sept, quelque chose comme quarante francs. Pour un gueux comme moi, c'est vous dire combien la fantaisie de tenir parole à ma conquête me gouvernait en ce moment-là. Lord B*** offrant cinq cents livres sterling n'aurait pas été plus prodigue.
Heureusement pour mon humble bourse, je sentis une main toucher furtivement mon coude, et, me retournant, je vis Tartaglia.
—Que faites-vous ici, Excellence? me dit-il en italien. Les chevaux que vous avez demandés sont là. C'est milord qui vous les envoie, et j'ai ordre de vous accompagner.
—Excellent lord B***! pensais-je en suivant Tartaglia jusqu'aux chevaux, qui étaient effectivement à dix pas de là, tenus par un mendiant; il me blâme, et pourtant il se prête à mon indomptable caprice!
M'élancer sur le magnifique cheval anglais qui piaffait, impatient de dévorer l'espace, fut pour moi l'affaire d'un instant. Je ne me demandai même pas s'il ne me casserait pas le cou; car je suis le plus ignorant des écuyers, et il y a bien quatre ans que je n'ai enfourché une monture quelconque; mais j'ai monté sans selle et sans bride tant de poulains farouches dans les prairies où j'ai passé mon enfance, que j'ai l'instinct nécessaire pour rester solide sans faire de maladresse qui exaspère l'animal le plus irritable et le plus chatouilleux. Les choses se passèrent donc très-bien, et, quand j'eus fait une lieue au grand trot pour satisfaire la première ardeur de mon cheval, je sentis que j'en étais maître et que je pourrais, à mon gré, ralentir son allure.
Je me retournai alors vers Tartaglia, qui montait aussi une magnifique bête, et qui, cavalier à ma manière, se tenait victorieusement en selle, malgré ses jambes courtes et l'énorme manteau dont il s'était affublé.
—Ah ça! lui dis-je, tu as été assez loin. Il n'est pas nécessaire que tu t'exposes, pour moi, à la fièvre et aux bandits. Retourne au palais, et dis à lord B*** que je n'ai pas besoin de toi. Demain, je lui ramènerai son cheval.
—Non pas, non pas, mossiou! je ne vous quitterai pas. Je ne crains pas la fièvre avec ce bon manteau, et, quant aux bandits, que voulez-vous qu'ils fassent à un pauvre homme qui n'a pas dix baïoques dans sa poche?
—Mais ce bon manteau pourrait les tenter, d'autant plus! que tu l'étales avec une majesté…
—Croyez-moi, Excellence, avec des chevaux qui courent comme ceux-ci, on ne craint guère les voleurs. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas être fier, et de jouer des talons si nous faisons quelque mauvaise rencontre.
—Daniella, je te le promets! m'écriai-je intérieurement. Puis je ne pus résister au désir de savoir comment les choses s'étaient passées au palais***, pour que lord B*** eût, deviné que je m'échappais encore une fois, et, malgré ma répugnance à causer avec Tartaglia, je l'interrogeai; mais il éluda mes questions.
—Non, non, mossiou, répondit-il, pas à présent. Je vous dirai tout ce que vous voudrez, quand nous verrons les premières maisons de Frascati; mais, croyez-moi, c'est moi que je vous dis qu'il ne fait pas bon aller au pas et causer dans la campagne de Rome quand le jour est fini. Marchons, et, si vous voyez du monde sur le chemin, ne vous gênez pas pour prendre un joli petit galop.
J'insistai pour le renvoyer:
—C'est impossible, reprit-il, ne parlez pas de cela. Milord me mettrait à la porte si je lui manquais de parole.
Nous reprîmes donc le trot. La journée avait été magnifique et le ciel était clair. Nous avions dépassé Tor-di-Mezza-Via, grande tour isolée au milieu des champs, qui marque la moitié du chemin entre Rome et Frascati, lorsque Tartaglia, qui avait jusque-là trotté respectueusement derrière moi, me dépassa au galop, en me criant de ne pas le suivre de trop près, mais de maintenir mon allure.
Ceci me donna à penser qu'il avait accointance avec quelques rôdeurs de nuit, et qu'il avait été averti de leur présence par un signe insaisissable à ma vue ou à mon oreille. Je ne doutai plus du fait lorsque, l'ayant rejoint au trot, je le vis remonter précipitamment sur son cheval et prendre congé d'un groupe d'hommes, parmi lesquels j'en remarquai un de haute taille, qu'il ne me sembla pas voir pour la première fois, et qui parut éviter mes regards en se tournant vers le fossé de la route. Les autres avaient l'air misérable de tous les gens du pays.
—Coquin! dis-je à Tartaglia, quand nous les eûmes dépassés, tu as tes raisons, je crois, pour ne pas craindre les bandits.
—Mossiou! mossiou! fit-il en mettant le doigt sur ses lèvres, ne parlez pas de ce que vous ne savez pas! Il y a de mauvaises gens dans la campagne de Rome; mais il y en a aussi d'honnêtes, et il est bon d'avoir un ami comme moi, qui sait comment il faut parler aux uns et aux autres.
—Puis-je te demander, au moins, si ceux dont tu prétends me préserver en ce moment sont de mauvais ou d'honnêtes bandits?
—Vous demandez ce qu'il ne vous servirait à rien de savoir, et je ne prétends rien, puisque je ne vous demande rien ni pour eux ni pour moi. Marchons, marchons, je vous prie: je ne crains que les surprises.
Nous arrivâmes sans encombre au pied de la montagne. Je voulus mettre mon cheval au pas pour le ménager. Tartaglia s'y opposa énergiquement.
—Eh! mossiou, vous n'y songez pas! La nuit est tout à fait tombée, et c'est ici le plus mauvais endroit, à cause de la montée. Tenez, voilà une fontaine où bien des gens sont restés pour avoir voulu y faire boire leurs chevaux; et, là, tout le long de ce petit mur, est-ce que vous n'avez pas remarqué, dans le jour, les têtes de mort et les ossements en croix, qui parlent assez clairement?
Enfin nous arrivâmes à la porte de la ville, et Tartaglia consentit à me parler de lord B***.
—Voyons, mossiou, dit-il, ne vous fâchez pas! Lord B*** ne sait probablement pas que vous êtes à Frascati. Il s'imagine que vous courez la ville de Rome pour voir les illuminations. Et tenez, nous voici sur une hauteur d'où vous pouvez juger de la beauté du spectacle que vous avez perdu. Retournez-vous, et arrêtez-vous un moment.
Je m'arrêtai. Le spectacle était splendide. Rome brillait dans la nuit comme une pléiade d'étoiles. Dix heures sonnaient à la cathédrale de Frascati.
—Attention! s'écria Tartaglia enthousiasmé: regardez bien le dôme de Saint-Pierre; le changement va se faire! Ah! l'horloge de Frascati avance d'une minute… de deux… Attendez! voilà! Est-ce beau?
En effet, toutes les lumières qui, à cette distance de treize milles, éclataient de blancheur, changèrent subitement de ton et devinrent d'un rouge étincelant. L'énorme fanal placé au sommet du dôme rayonnait dans une brume couleur d'incendie. Les Romains sont très-friands de ce coup d'oeil. Cinq cents ouvriers sont employés, ce jour-là, à le leur procurer; et, quand le changement n'est pas général et instantané sur tous les points de l'immense édifice, basilique, dôme, colonnades et fontaines, la population siffle à outrance les machinistes. Aussi ces derniers y mettent-ils tout leur amour-propre, et Tartaglia s'écria philosophiquement:
—A l'heure qu'il est, cinq ou six de ces pauvres diables dégringolent de là-haut pour s'être pressés comme il convenait, car le changement me paraît très-bien réussi, et le public doit être content. Bah! il n'y a point de beau changement sans cela! Le dôme est si dangereux!
—A présent, j'ai assez vu les lampions. Dis-moi comment il se fait que je sois ici sur le cheval de lord B***, sans que lord B*** me l'ait envoyé?
—C'est que vous n'êtes point sur le cheval de lord B***, mais bien sur celui de la Medora. Quant à moi, j'ai choisi le mien parmi ceux des domestiques. J'ai pris celui dont je savais l'allure douce et les jambes sûres.
Pendant quelques instants, Tartaglia me laissa croire que Medora l'avait envoyé courir après moi avec ces chevaux. Enfin, quand j'eus mis pied à terre, il m'avoua la vérité:
—C'est moi que j'ai pris sur moi, dit-il, de seller ces chevaux et de leur mettre, aller et retour, une petite douzaine de lieues dans les jarrets. Bah! de si bonnes jambes! ajouta, en riant, l'effronté bohémien. Miss Medora trouvera peut-être que son Otello a un peu moins d'ardeur que de coutume; elle fera un peu moins de folies, voilà tout! D'ailleurs, il pleuvra, le temps se brouille; miss ne sortira pas, et Otello se reposera. Allons, mossiou, ne soyez pas fâché. J'ai tout fait pour le mieux: quand j'ai vu qu'au lieu de vous calmer, je vous rendais plus volontaire, et que vous preniez votre porte-manteau pour sortir du palais sans rien dire à personne, je me suis dit, moi: «Ce pauvre garçon ne va pas trouver de voiture, ou, s'il en trouve une, ce sera pire que d'aller à pied; il sera arrêté sur le chemin; il est fou, il voudra se défendre; on me le tuera.»
—Mais quel diable d'intérêt prends-tu à moi? lui criai-je en lui jetant vingt francs qu'il refusa obstinément.
—Je prends intérêt au futur mari de la Medora, répondit-il, au futur héritier de lady B***; car, voyez-vous, c'est moi que je vous le dis, vous serez ce mari et cet héritier. Pour le moment, vous êtes coiffé de cette brunette de Frascati; mais, avant huit jours, vous en serez las, et vous reviendrez à Rome. La signorina n'aime pas son cousin Richard. Elle l'aime d'autant moins qu'elle fait son possible pour l'aimer; mais il est sot, et elle s'en aperçoit bien. Bonsoir, Excellence; gardez votre argent; vous êtes généreux, je le sais: c'est pour cela que j'attends, pour accepter, que vous soyez riche. En faisant votre fortune, je fais la mienne.
En parlant ainsi, il sauta à cheval et prit Otello par la bride. Je voulais qu'il entrât dans la ville pour laisser reposer ces deux braves bêtes.
—Non, non, dit-il, les domestiques courent les rues de Rome, cette nuit; ils m'ont confié le soin des écuries; mais, au point du jour, ils y donneront un coup d'oeil, et il faut que ces deux bêtes-ci soient séchées et pansées, pour qu'ils ne se doutent de rien.
Il partit au galop, et je me mis à gravir la via Piccolomini, on peu honteux de penser que le cheval favori de Medora m'avait porté, à ce rendez-vous, cause indubitable de son éternel mépris. Je voyais aussi se réaliser la prédiction de Brumières relativement à Tartaglia: «En quelque lieu et à quelque heure que ce soit, vous le verrez apparaître au moment où ses services vous seront indispensables, et il saura être l'homme nécessaire dans vos plaisirs ou dans vos dangers.»
Pendant que je faisais ces réflexions, la grille ne s'ouvrait pas; et la cloche placée en dehors de la maison faisait un tel bruit, que je n'osais la secouer trop fort.
—Elle est là, sans doute, me disais-je. C'est elle qui va m'ouvrir furtivement la porte.
XXV
9 avril.
Comme j'étais là, attendant avec le plus de patience possible, il m'arriva une aventure énigmatique dont je n'ai pas encore, dont je n'aurai peut-être jamais le mot. Un moine sortait de la via Piccolomini, c'est-à-dire de l'extrémité de la ville, et semblait se diriger vers la via Falconieri, un de ces petits chemins enfoncés qui circulent entre les parcs et qui portent le nom de celui auquel ils aboutissent. Cet homme passa si près de moi, que je pensai qu'il ne me voyait pas et que je fis un mouvement pour n'en être pas heurté; mais il me voyait, et, en m'effleurant, il me mit rapidement dans la main un objet qui me parut être une petite plaque de métal carré; puis aussitôt, sans attendre la moindre question, il s'enfonça dans le chemin creux et disparut. Ce n'était pas le capucin oncle de la Daniella; c'était un grand moine noir et blanc, qui me rappela celui que j'avais rencontré dans les ruines du théâtre de Tusculum, et qui m'avait semblé vouloir éviter mes regards. Pourtant celui-ci me parut beaucoup plus mince.
Je m'assurai que l'objet mystérieux était une tablette de fer battu de la grandeur d'une carte de visite et percée de plusieurs trous incompréhensibles au toucher. Je me demandai si c'était quelque symbole de dévotion distribué aux passants, ou un avis quelconque donné par Daniella. Mais comment et pourquoi ce moine serait-il intervenu dans une histoire d'amour?
Averti pourtant comme je l'avais été par Brumières et par lord B*** que, dans ce pays-ci, il faut s'attendre aux choses les plus surprenantes, je crus devoir ne pas m'obstiner à secouer la cloche de Piccolomini, et je m'enfonçai, à mon tour, dans la via Falconieri, sans dessein d'y suivre les traces du moine, mais de manière à dérouter les espions, si espions il y avait, en me perdant dans l'obscurité.
Quand j'eus atteint un endroit complètement ombragé par les grands arbres des deux parcs limitrophes, je me hasardai à frotter une allumette comme pour allumer mon cigare, mais, en effet, pour constater que j'étais bien seul, et pour regarder le talisman du moine. Ce ne peut être qu'un talisman, en effet, mais à quelle religion il peut appartenir, voilà ce qu'il m'est impossible de présumer. Les jours percés dans le métal n'ont aucune signification que je sois capable de traduire. Après les avoir bien examinés, je mis, à tout événement, l'amulette dans ma poche, et, poursuivant mon chemin, je pénétrai dans l'enclos de Piccolomini par un des talus qui bordent le plant d'oliviers, au delà de la petite porte qui fait face à la grille de la villa Falconieri. La nuit était chaude et sombre, et de Frascati partaient mille bruits joyeux qui étaient une nouveauté pour mon oreille. Pendant le carême, et pendant la semaine sainte surtout, sauf la voix des cloches et des horloges, c'est un silence de mort. Quiconque ferait entendre le son d'un instrument ou d'une chanson indiquant la pensée de boire ou de danser, risquerait de cadere in pena, c'est-à-dire de subir l'amende ou la prison. Aussi, dès le jour de Pâques, tout ressuscite, tout chante, tout crie, tout danse dans les États du pape. Les cabarets sont rouverts, les lumières brillent, tout hangar devient salle de bal, et on s'étonne de voir ce pauvre peuple condamné, de par le sbire et le geôlier, à une austérité toujours abrutissante quand elle n'est pas volontaire, reprendre, avec tant d'énergie et de naïveté, sa gaieté d'oiseau, ses gambades et ses cris d'enfant en récréation.
Quand je fus dans le palais, je reconnus que j'aurais eu beau sonner. Il était complètement désert, et je sentis quelque dépit de voir que ma résolution désespérée d'arriver là à l'heure dite n'aboutissait qu'à une déception. J'attendis en vain un quart d'heure; puis, l'impatience et l'humeur me gagnant, je pris le parti de ressortir pour aller voir la physionomie de Frascati en fête, et probablement la Daniella en danse, oubliant le rendez-vous qu'elle m'avait donné; mais je fis en vain le tour de la ville et du faubourg, jetant un regard furtif sur toutes les guinguettes; je n'aperçus que la Mariuccia, qui prenait grand plaisir à voir sauter les jeunes filles, et qui ne fit pas la moindre attention à moi.
Je rentrai, en proie à une véritable colère, une mauvaise et honteuse colère, en vérité, et je trouvai la Daniella, dans ma chambre, à genoux contre un fauteuil et disant sa prière, qu'elle n'interrompit nullement en me voyant entrer; ce qui me donna le temps de me repentir, de me calmer, et enfin de m'émerveiller du sang-froid héroïque avec lequel cette étrange fille, murmurant un reste de patenôtres et se signant dévotement, alla retirer la clef de ma porte et pousser le verrou.
Alors seulement elle me regarda, et pâlit tout à coup.
—Qu'est-ce que vous avez? me dit-elle. Vous m'examinez d'un air moqueur et froid!
—Et vous qui ne me regardez pas du tout depuis cinq minutes que je suis là, vous que j'attends et que je cherche depuis une grande heure…
—Ah! c'est là ce qui vous a fâché? Vous croyez donc que c'est une chose bien facile pour moi de me trouver ici à l'heure qu'il est, quand mon frère est à Frascati et quand tout Fracasti est debout? Allons, sachez comment j'ai pu arranger les choses sans que ma tante se doutât de rien; car il ne faut pas vous imaginer qu'elle m'approuverait de venir vous trouver sans avoir exigé de vous une promesse de fidélité. Je suis censée passer cette nuit à la villa Taverna-Borghèse, à un quart de lieue d'ici, dans les jardins. Je me suis engagée à y travailler pendant un mois, et, sous prétexte que la course est longue quand il pleut, j'ai demandé à la femme de charge Olivia de me loger pour tout ce temps. C'est une affaire arrangée. Cette femme-là est de mes amies; elle m'a donné une chambre placée de manière à ce que je puisse sortir et rentrer sans que les autres gardiens du palais Taverna s'en aperçoivent. Ainsi, je suis partie, ce soir, avec elle, en présence de mon frère et de ma tante, et j'ai attendu le moment de pouvoir me glisser de la villa Taverna dans la villa Falconieri, et de la villa Falconieri jusqu'ici, tout cela par les petits sentiers que je connais, et me voilà.
Ce dernier mot me voilà, fut dit avec un charme inexprimable. Il y avait, dans la belle voix et dans le beau regard de cette fille, je ne sais quelle candeur angélique dont j'aurais dû être frappé, mais dont je subis l'entraînement sans réflexion. Je la pris dans mes bras, et tout aussitôt je m'arrêtai, étonné et inquiet: mes lèvres avaient senti de grosses larmes sur ses joues.
—Qu'est-ce donc, Daniella mia? lui dis-je. Est-ce à regret que tu te livres à mon amour?
—Tais-toi, dit-elle; ne mens pas! Tu n'as pas d'amour pour moi!
Ce reproche m'irrita.
—Eh! mon Dieu! allons-nous recommencer à dire des subtilités et à faire des conditions?…
—Des conditions!… M'avez-vous promis seulement deux jours d'attachement? Et pourtant, je suis là!
—Tu es là tout en larmes… C'est comme si tu n'y étais pas; car je te jure que je ne veux rien devoir à une résolution que tu regrettes. Si je te déplais, ou si tu te repens de ta confiance, va-t'en donc!
—Non, je suis venue et je reste; car je vous aime, moi! C'est la seule chose dont je sois sûre. Et, là-dessus, elle cacha sa figure dans ses mains, et pleura avec tant d'effusion, que mes premiers transports firent place à de secrètes angoisses.
—Voyons, Daniella, repris-je, si vous êtes une fille sérieuse et passionnée, quittons-nous; car je suis un homme d'honneur, et je ne peux ni rester dans votre pays ni vous emmener dans le mien; et, si vous êtes encore pure, comme vous avez voulu me le faire entendre, sortez, sortez! Je ne veux pas vous séduire et me créer un devoir au-dessus de mes forces. Je suis pauvre et ne peux vivre honorablement que dans une situation indépendante, je vous l'ai dit. Adieu donc. Allons, partez, pendant que j'ai encore le courage de le vouloir.
—Vous vous feriez donc un grand crime de séduire une fille dont vous seriez le premier amant!
—Oui, si elle avait, comme vos larmes me le font croire, la conscience de son sacrifice. Or, je ne veux pas accepter ce sacrifice, n'en pouvant offrir aucun en échange.
—Vous dites cela bien sérieusement?
—Je vous le dis sur mon honneur.
—Rien en échange! répéta-t-elle en se dirigeant vers la porte. Pas un jour, pas une heure de fidélité, peut-être!
Elle ouvrit la porte et sortit lentement, comme pour me donner le temps de la rappeler; mais j'eus la force de n'en rien faire, car je m'étais senti, et je me sentais encore si étrangement ému, que je me voyais perdu, dominé à jamais, si j'acceptais le plaisir d'une nuit à titre d'immolation de toute une vie de chasteté.
Quelques instants de silence me firent croire qu'elle était partie, en effet. J'avais les nerfs si excités, la tête si malade, que je sentis des larmes de dépit ou de regret couler aussi sur mon visage. J'en fus indigné contre moi-même; je me trouvais absurde et stupide. Je pris mon chapeau et j'allais sortir.
—Où allez-vous? me dit-elle impétueusement en me barrant le passage dans le grenier qui précède ma chambre.
—Je vas courir les guinguettes de Fracasti, et, comme, tout à l'heure, j'ai vu là beaucoup de jolies figures très-agaçantes, j'espère rencontrer facilement une conquête à qui je ne ferai pas verser de pleurs.
—Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous voulez? Une nuit d'amour sans lendemain?
—Sans lendemain, je n'en sais rien; mais sans conditions et sans regrets, à coup sûr, voilà tout ce que je veux!
—Allez! dit-elle, je ne vous retiens pas!
Et elle s'assit sur la première marche de l'escalier, lequel est si étroit dans ce taudis, que, pour le descendre, il me fallait la repousser de propos délibéré et l'obliger à me faire place. Elle ne pleurait plus, elle avait la voix sèche et l'attitude dédaigneuse.
—Daniella, lui dis-je en la relevant, à quel jeu puéril et douloureux perdons-nous des heures qui nous sont comptées et qui ne reviendront peut-être plus? S'il est vrai que vous m'aimiez, pourquoi ne pas prendre l'amour que je peux vous donner et qu'il dépend de vous de rendre d'un poids si léger dans votre vie? Soyez sincère si vous êtes folle, et soyez forte si vous êtes sage. Partez ou restez; mais ne me faites pas souffrir et divaguer plus longtemps.
—Tu as raison, me cria-t-elle en me jetant ses bras autour du cou. Il vaut mieux être sincère. Eh bien, oui, je suis une folle, et mes sens me gouvernent!
—A la bonne heure! J'en remercie ma bonne destinée. Donc, je ne suis pas ton premier amour?
—Non, non! je mentais! Ne te reproche rien, et aime-moi comme je suis, comme tu peux, n'importe comment! Mais silence! Éteins cette bougie, j'entends la Mariuccia qui rentre. Elle va venir voir si tu es rentré aussi; fais semblant d'être endormi; ne bouge pas; si elle parle, ne réponds pas.
Quand le jour parut, je n'étais plus dans les bras de Daniella, j'étais à ses pieds. Ah! mon ami, je pleurais comme un enfant, et ce n'était plus de dépit, ce n'était plus de crispation nerveuse, c'étaient des larmes du fond de mon coeur, des larmes de reconnaissance et de repentir surtout. Chère et charmante jeune fille! Elle m'avait trompé; elle avait voulu être à moi à tout prix, méconnue, calomniée, avilie par ma méfiance, par ma passion égoïste et brutale. Et j'étais châtié comme j'avais craint de l'être: une fille pure avait assouvi ma soif de voluptés, et j'avais été le possesseur inepte et indigne d'un trésor d'amour et de candeur!
—Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! lui disais-je. Je t'ai désirée comme on désire une chose de peu prix; j'ai rougi en moi-même du sentiment qui me poussait vers toi; je l'ai combattu, je l'ai souillé tant que j'ai pu dans ma pensée. J'ai fait comme les enfants qui ne voient que l'éclat des fleurs, et qui les brisent sans se douter de leur parfum. J'ai été indigne de mon bonheur, de ton dévouement, de ton sacrifice, et me voilà à tes pieds, rougissant de moi, car tu méritais des hommages, des prières, de longues aspirations, et j'ai profané l'amour pur que je te devais avant de te posséder: mais, va, je réparerai mon crime; je t'aimerai aujourd'hui comme j'aurais dû t'aimer hier, et je serai ton adorateur, ton cavalier servant, ton esclave aussi longtemps que tu le voudras, avant de redevenir ton amant. Commande-moi ce que tu veux, éprouve-moi, punis-moi, venge ta fierté outragée; car je t'aime, oh! oui, je t'aime, à présent, mille fois plus que tu ne peux et ne dois m'aimer!
Et puis je tombai dans le silence et dans une enivrante rêverie, en contemplant cette créature si séduisante et si naïve, si coquette et si chaste, si impétueuse et si humble, assez fière pour avoir pleuré en se livrant, assez dévouée et assez passionnée pour s'être livrée quand même.
—Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu'elle aime et qui la méconnaît! Mais c'est le monde renversé, pensai-je; c'est un bonheur invraisemblable qui m'arrive; c'est un rêve que je fais!
Et je pressais ses genoux contre ma poitrine soulagée et purifiée. Je me prosternais devant elle; je me donnais corps et âme. J'offrais mon coeur sans réserve et ma vie pour toujours. J'étais exalté, j'étais fou; et, à l'heure où je vous écris, je le suis encore. Bien que seul dans des ruines, depuis cinq ou six heures, j'éprouve toujours la même ivresse et je ne sais quelle joie intérieure, mêlée de repentir et d'attendrissement, qui est, certainement, ce que j'ai ressenti de plus énergique et en même temps de plus doux, depuis que j'existe. O Daniella, Daniella! devrais-je dire que ceci est une folie? Devrais-je dire que j'ai existé avant aujourd'hui? Non, certes; car j'aime pour la première fois, et je sens que, dusse-je payer ce jour-là de ma vie, ou, ce qui est pire, des souffrances d'une longue vie, je remercierais Dieu avec enthousiasme de me l'avoir donné! Oh! vivre de toute la puissance de son être; se sentir inondé de voluptés, esprit et matière; ne plus compter pour rien ces misérables préoccupations, ces montagnes et ces abîmes de si et de _mais _qui se dressent et se creusent autour des plus vulgaires existences, pour les tourmenter bêtement de rêves sinistres et vains; se sentir fort, à soulever le monde sur son épaule, calme, à défier la chute des étoiles, ardent, à escalader le ciel, tendre comme une mère et faible comme une femme, ému comme une eau qui frissonne au moindre souffle, jaloux comme un tigre, confiant comme un petit enfant, orgueilleux devant tout ce qui est, humble devant le seul être qui compte désormais pour quelque chose, agité de transports inconnus, apaisé par une langueur délicieuse… et tout cela à la fois! toutes les situations, toutes les sensations, toutes les forces morales et physiques se révélant avec une intensité, une clarté et une plénitude suprêmes!
C'est donc là l'amour! Ah! j'avais bien raison d'y aspirer comme au souverain bien, dans mes premières heures de jeunesse! Mais que j'étais loin de savoir ce qu'un pareil sentiment, quand il se réveille tout entier, renferme de joies et de puissance! Il me semble que, d'aujourd'hui, je suis un homme. Hier, je n'étais qu'un fantôme. Un voile est tombé de devant mes yeux. Toutes choses m'apparaissaient troubles et fantasques. J'attribuais à la solitude et à la liberté une valeur qu'elles n'ont pas. J'avais, de mon repos, de mon indépendance, de mon avenir, des convenances de ma situation, de mon petit bien-être intellectuel, de ma raison vaine et vulgaire, un soin ridicule. Je voyais faux. C'est tout simple: j'étais seul dans la vie! Quiconque est seul est fou, et cette sagesse qui se préserve et se défend de la vie complète est un véritable état aliénation.
Mais vivre à deux, sentir qu'il y a sous le ciel un être qui vous préfère à lui-même et qui vous force à lui rendre tout ce qu'il se retire pour vous le donner; sortir absolument de ce triste moi pour vivre dans une autre âme, pour s'isoler avec elle de tout ce qui n'est pas l'amour, mon Dieu! quelle étrange et mystérieuse félicité!
Et pourquoi est-ce ainsi? Autre mystère! Pourquoi cette femme, et non pas toute antre plus belle peut-être et meilleure ou plus éprise encore? La raison, la fausse raison d'hier s'efforcerait vainement de rabaisser mon choix et de me montrer l'image d'une maîtresse plus désirable. La raison souveraine d'aujourd'hui, cette extase, cette vision du vrai absolu, répondrait victorieusement que la seule maîtresse qu'on puisse désirer est celle qu'on a, et que la seule femme qu'on puisse adorer est celle qui vous a jeté dans l'état surnaturel où me voici.
Oui, je me sens, en ce moment, au-dessus de la nature humaine; c'est-à-dire hors de moi, et plus grand, et plus fort, et plus jeune que moi-même. Je m'estime plus que je ne croyais pouvoir m'estimer jamais; car mes préjugés et mes méfiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne me semblent plus venir de moi, mais d'un rôle que j'étais forcé de jouer dans la comédie sociale. J'ai dépouillé ce costume d'emprunt; j'ai oublié ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, la principale effluve de la divinité, s'est répandu dans l'air que je respire; ma poitrine s'en est remplie. C'est comme un fluide nouveau qui me pénètre et me vivifie. Le temps, l'espace, les besoins, les usages, les dangers, les ennuis, l'opinion, tous ces liens où je me débattais sans pouvoir faire un pas, sont maintenant des notions erronées, des songes qui fuient dans le vide. Je suis éveillé, je ne rêve plus; j'aime et je suis aimé. Je vis! je vis dans cette région que je prenais pour un idéal nuageux, pour une création de ma fantaisie, et que je touche, respire et possède comme une réalité! Je vis par tous mes organes, et surtout par ce sixième sens qui résume et dépasse tous les autres, ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment à l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en Dieu!
Ah! le positivisme, le convenu, le prouvé, le prétendu réalisme de la vie humaine dans la société! Quel entassement de sophismes qui, à notre réveil dans la vie éternelle, nous paraîtront risibles et bizarres, si nous daignons alors nous en souvenir! Mais j'espère que cette mémoire sera confuse, car elle nous pèserait comme un flux de divagations notées pendant la fièvre. J'espère que les seuls jours, les seules heures de cette courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de nous souvenir, seront les jours et les heures où nous aurons ressenti l'extase de l'amour dans tout son rayonnement divin! O mon Dieu! je vous demande de me laisser, dans l'éternité, le souvenir de l'heure où je suis!
XXVI
Villa Mondragone, 10 avril.
Je reviens vous écrire aujourd'hui dans la même solitude où j'ai passé la journée d'hier à vous raconter l'événement de ma vie, la transformation de mon être. Seulement, hier, il faisait un temps affreux, et je vous écrivais assis sur des décombres, dans une des salles désertes et délabrées de ce noble manoir. Aujourd'hui, je suis en plein air, par un temps délicieux, dans un jardin abandonné, où de magnifiques asphodèles croissent librement sur les margelles disjointes des bassins taris et ensablés. Je suis encore plus heureux qu'hier, bien qu'hier cela ne me parût pas possible, bien que je n'eusse pas conscience, et cela pour la première fois de ma vie, de l'absence du soleil. Je ne m'en suis aperçu qu'en revenant à Frascati, en voyant l'herbe mouillée et le ciel noir. Ah! qu'est-ce que cela me fait, à présent, qu'il y ait de la lumière et de la chaleur sur la terre? J'ai mon soleil dans l'âme, mon foyer de vie est dans l'amour qui brûle en moi.
Ne soyons pas ingrat pourtant: le soleil de là-haut est un bel éclairage pour le splendide décor qui m'environne, et je vais chérir exclusivement cet endroit-ci, parce que je suis aussi près d'elle que possible. Je rêve à trouver le moyen de m'y établir le jour et la nuit. Comment cela se pourra-t-il? Je ne sais. C'est, comme je vous l'ai dit, une ruine abandonnée; mais il faudra réussir à m'y faire un nid.
C'est que, voyez-vous, la villa Taverna et la villa Mondragone sont situées dans le même parc. Toutes deux appartiennent à une princesse Borghèse qui ne songe pas à en faire deux lots séparés. De la villa Taverna, belle maison de plaisance à mi-côte, on suit un stradone, c'est-à-dire une vaste allée couverte d'arbres séculaires, si longue et si rapide, qu'il ne faut pas moins de vingt minutes pour la monter. Enfin, tout en haut et tout à coup, en tournant dans des bosquets sur la gauche, on se trouve devant une masse de constructions incompréhensibles: c'est Mondragone, villa immense et pleine de caractère, bien qu'elle n'ait rien d'imposant. Le style italien des derniers temps de la renaissance est toujours petit de proportions, quelle que soit sa dimension réelle, et l'oeil s'y trompe absolument au premier aspect.
C'est dans cette vaste résidence déserte que je peux pénétrer et m'enfermer, sous prétexte de faire des études de dessin. La femme de charge de la villa Taverna, cette Olivia, amie de ma Daniella, qui me connaît déjà depuis quelques jours, me confie une clef qui ne pèse pas moins d'un kilo, et que je dois rapporter à six heures. Cela me permet d'échanger deux fois par jour, en passant à Taverna, quelques regards avec Daniella, qui, dans une salle basse des communs, travaille à une formidable lessive; mais j'ai tant de respect pour elle, à présent, qu'afin de ne pas l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne pas la connaître. La nuit, elle se glisse furtivement dans les sentiers couverts et vient me trouver à Piccolomini; mais il lui faut traverser Falconieri, où elle risque de rencontrer des gardiens mal disposés, ou bien descendre de Taverna à Frascati, et se faire voir aux gens du faubourg. En outre, nous ne pourrons plus tromper longtemps la Mariuccia. C'est par miracle que, depuis deux nuits, nous échappons à sa clairvoyance, et nous ne savons pas encore si, au point où nous en sommes, elle nous sera favorable.
Ici, dans cette résidence déserte, entourée de grandes constructions dont le faîte s'écroule, mais dont toutes les issues extérieures sont bien closes, je pourrais voir ma chère compagne à toute heure si j'avais un logement quelconque, et je ne suis mis aujourd'hui à tout explorer dans le plus grand détail. Il me semble que quelque bonne idée va me venir en TOUS faisant part de mes découvertes.
Imaginez-vous un château qui a trois cent soixante et quatorze fenêtres[4], un château compliqué comme ceux d'Anne Radcliffe, un monde d'énigmes à débrouiller, un enchaînement de surprises, un rêve de Piranèse; mais d'abord il faut que je vous fasse succinctement l'historique de la villa Mondragone, pour que vous compreniez quelque chose à ce mélange d'abandon misérable et de luxe princier où je cherche un gîte.
[Note 4: Nombre qui, dans l'architecture de cette époque, représente une étendue immense de constructions.]
Ce palais fut bâti par Grégoire XIII, au XVIe siècle. On y entre par un vaste corps de logis, sorte de caserne destinée à la suite armée du pontifs. Lorsque, plus tard, le pape Paul V en fit une simple villégiature, il relia un des côtés de ce corps de garde au palais par une longue galerie de plain-pied avec la cour intérieure, dont les arcades élégantes s'ouvrent, au couchant, sur un escarpement assez considérable, et laissent aujourd'hui passer le vent et la pluie. Les voûtes suintent, la fresque est devenue une croûte de stalactites bigarrées; des ronces et des orties poussent dans le pavé disjoint; les deux étages superposés au-dessus de cette galerie s'écroulent tranquillement. Il n'y a plus de toiture; les entablements du dernier étage se penchent et s'affaissent aux risques et périls des passants, quand passant il y a, autour de cette thébaïde.
Cependant, la villa Mondragone, restée dans la famille Borghèse, à laquelle appartenait Paul V, était encore une demeure splendide, il y a une cinquantaine d'années, et elle revêt aujourd'hui un caractère de désolation riante, tout à fait particulier à ces ruines prématurées. C'est durant nos guerres d'Italie, au commencement du siècle, que les Autrichiens l'ont ravagée, bombardée et pillée. Il en est résulté ce qui arrive toujours en ce pays-ci après une secousse politique: le dégoût et l'abandon. Pourtant la majeure partie du corps de logis principal, la parte média, est assez saine pour qu'en supprimant les dépendances inutiles, on puisse encore trouver de quoi restaurer une délicieuse villégiature. C'est le parti que voulait prendre et que prendra peut-être la princesse propriétaire actuelle. Des réparations avaient même été entreprises sur un pied de luxe qui peint très-bien l'esprit local. On a commencé par l'inutile, comme toujours. Sans se préoccuper de la couverture à jour, ni des brèches faites par le canon aux étages supérieurs, on a fait des parquets, des peintures et des volets richement montés aux premiers étages. Ces volets, par parenthèse, m'ont frappé comme une chose charmante que je n'ai encore vue nulle part. Ils sont d'un bois résineux veiné de rouge vif qui laisse passer l'éclat du soleil au travers. Cela remplit l'appartement d'un ton rose très-gai. J'ai pu en juger cette partie du local n'étant pas si bien fermée, qu'en cherchant un peu je n'aie trouvé moyen d'y pénétrer.
Au-dessus, s'étendent des salles magnifiques encombrées de poutres et de décombres, et, un détail bien caractéristique, c'est une sorte de boudoir ou chapelle dont le plafond est fraîchement peint, et assez joliment peint par un artiste indigène, dans le goût traditionnel du pays. Ce sont des personnages tout roses nageant dans un ciel bleu turquin, d'un propre et d'un gracieux à donner des idées de bal; mais, dans le mur latéral, une grande fente que l'on n'a pas encore songé à fermer, bien qu'elle menace d'emporter un pan de l'édifice, sert de passage à une famille d'oiseaux de proie qui ont trouvé là, pour perchoir, un bout de solive sortant à l'intérieur. Ils s'y établissent paisiblement chaque nuit, ainsi que l'atteste un monceau de traces toutes récentes. Les amours du vautour ou de l'orfraie sont donc encore abrités par un ciel de chérubins ou de cupidons enguirlandés tout flambant neufs.
C'est que les embellissements, précurseurs accoutumés des réparations urgentes, sont restés en route. A la dernière révolution, ce palais a été, encore une fois, occupé militairement, et les énormes tas de litière qui jonchèrent les terrasses n'ont pas encore disparu. Était-ce un poste de cavalerie française ou italienne? Les nombreuses sentences, d'un patriotisme ardent et naïf, charbonnée sur les murs, me font pencher pour la dernière hypothèse.
Va-t-on, comme on le dit aux environs, reprendre les travaux abandonnés? Là, pour moi, est la question pressante. Si on ne les reprenait pas, la solitude durerait ici, et j'y pourrais peut-être louer un coin où je vivrais inaperçu. Il y a une portion très-bizarre qui semble la plus moderne et la moins endommagée, dans laquelle il m'a été impossible de me glisser. C'est comme une petite villa mystérieuse perchée sur un des côtés de la villa principale. C'est probablement le logement de caprice personnel que, dans ces palais italiens, qu'il soit en haut ou en bas, caché ou apparent, on appelle le casino. Ici c'est un assemblage de petits pavillons, dont les ouvertures annoncent des appartements lilliputiens. C'est assez laid, mais curieusement agencé autour d'une toute petite terrasse, d'où la vue domine une étendue prodigieuse à travers des balustres massifs dont la destination semble être de cacher ce sanctuaire aux regards du dehors. Était-ce une fantaisie de retraite cénobitique? Un campanile à jour, planté sur cette terrasse, semble avoir été une chapelle, ou une sorte d'oratoire aérien, propre à stimuler le bien-être moral par le bien-être physique du beau site et du vent frais. Mais on peut, tout aussi bien, se représenter, dans ce casino, de mystérieuses amours, retranchées en toute sécurité contre la curiosité d'une suite nombreuse ou de visiteurs inattendus.
Quoi qu'il en soit, cela fait une demeure réservée que l'on n'aperçoit de nulle part, si ce n'est par son entrée principale qui donne sur l'ancien parterre clos de murs festonnés et ornés de boules. Cette entrée est masquée par un beau portique attribué au Vignole, où l'on peut se promener dans un isolement complet.
J'aime beaucoup cet abri élégant avec ses arcades ornées de dragons, ses degrés de marbre brisés, et son fond percé de portes et de fenêtres mystérieuses barricadées solidement. C'est au travers des fentes de ces huis jaloux, qui semblent vouloir garder les secrets du passé, que je vois la petite terrasse, les petits pavillons et le clocheton arrondi du casino. De superbes graminées poussent entre les dalles, et des moineaux, aussi sauvages que ceux de nos villes sont familiers, y prennent leurs ébats sans se douter que, séparé d'eux par une cloison de planches, j'écoute et commente leur caquet. Si je pouvais pénétrer dans cette villa secrète, il me semble que j'y trouverais une demeure close et habitable, car j'y vois des portes et des fenêtres en bon état; mais il faudrait y entrer par effraction, et je ne dois pas abuser de la confiance des gardiens.
En cherchant un passage vers ce casino, je viens de faire une autre découverte: c'est un recoin encore plus bizarre, encore plus caché, et beaucoup plus joli. Après avoir erré dans je ne sais combien d'églises souterraines, de salles aux gardes ou d'écuries situées beaucoup plus bas que le niveau de la cour, et d'une si puissante architecture, qu'on ne sait ce que font là, dans les ténèbres, ces belles et vastes salles, je me suis trouvé en face d'un escalier tournant que j'ai descendu.
C'est là que le château, creusé dans le coeur de la montagne, devient singulièrement fantastique; c'est encore une autre résidence qui ne peut pas avoir servi à loger des domestiques, ils eussent été trop loin de leurs maîtres. Cela ressemble à un quartier réservé à quelque pénitent volontaire, ou à quelque prisonnier d'État. Figurez-vous un tout petit préau profond, à ciel ouvert, avec des constructions situées autour comme les parois d'un puits, et, sous les arcades de ce préau, un autre escalier rapide qui s'enfonce à perte de vue, on ne sait où.
Je l'ai descendu, et je me croyais bien, cette fois, dans les entrailles de la terre: aussi ai-je été encore plus surpris que je ne l'avais été dans le préau, en voyant entrer l'éclat du soleil à cette profondeur. Probablement, j'étais tout simplement arrivé au niveau de la base de ce massif de rocher où Mondragone est assis en face de Rome, au-dessus d'elle de toute la région des premiers étages de la chaîne Tusculane. Une sortie doit avoir existé au bas de cet escalier profond où j'étais parvenu; mais elle a été murée apparemment, car je ne recevais que par une petite fente, à laquelle je ne pouvais atteindre, les bouffées d'un air frais et l'éblouissement d'un brillant rayon de lumière.
Une nouvelle série de salles souterraines s'ouvrait à ma gauche. Je m'y hasardai dans les ténèbres. Je manquais d'allumettes pour me diriger, et je dus renoncer à cette dangereuse exploration, au milieu des décombres, des excavations imprévues et des casse-cou de toutes sortes.
Je suis donc remonté au petit cloître que je venais de découvrir, et, dans ma fantaisie, j'ai donné à cet endroit un nom quelconque. Je vous le désignerai sous celui de cloître del Pianto, ou, si vous voulez, du Pianto tout court. Ce nom me vient de l'idée que ce lieu isolé, et invisible du dehors, a dû servir à quelque longue et douloureuse expiation.
Le casino aérien dont je vous ai parlé auparavant, et qui est à l'autre extrémité du grand pavillon, gardera son nom de casino. Je devrais rappeler la damnation, perdizione. Je ne sais pourquoi cette petite terrasse retranchée, d'où l'on voit sans être vu, ces clochetons païens et ces petites fenêtres qui regardent dans les yeux les unes des autres, ont l'air de raconter une aventure galante, cachée là sous prétexte de bréviaire.
Si ces vieux murs pouvaient parler, ils révéleraient peut-être bien plus d'intrigues que je ne leur en attribue. Dans tous les cas, ils ont un air de chronique à la fois sinistre et licencieuse, et il m'est bien permis d'en faire, dans ma pensée, le théâtre de romans quelconques.
Le Pianto a cela de particulier qu'il est difficile, à première vue, de fixer, sur un plan imaginaire, le point exact où il est situé. C'est peut-être le noyau primitif de toute la construction. C'est peut-être tout uniment une petite cour intérieure nécessaire pour aérer les appartements, qui ne remplissent pas, comme ceux du milieu, tout l'énorme vaisseau du pavillon central. Des fenêtres d'un style plus ancien que le reste, et en partie murées remplissent ses parois supérieures. Celles qui s'enfoncent sous la galerie du cloître sont mystérieusement closes, et j'ai eu beau chercher, je n'ai pas trouvé l'entrée des appartements qu'elles éclairaient. On n'arrive à ce cloître que par des détours dont je ne me rends pas encore un compte exact.
J'ai trouvé, malgré l'obscurité, car la plupart des ouvertures extérieures sont murées au nord, le milieu de l'édifice. C'est une salle d'entrée, ou plutôt une cour voûtée, dans laquelle pénétraient, je crois, les voitures et les cavaliers. L'immense porte est murée également. Je l'ai cherchée au dehors et retrouvée au milieu de la plus belle terrasse qu'il soit possible d'imaginer. Je dis belle quant à la situation et l'étendue. C'est un immense hémicycle dentelé d'un parapet de marbre et d'une riche balustrade en partie rompue aujourd'hui. Au milieu s'élève, en champignon, une lourde fontaine dont la vasque brisée est à sec; une partie des eaux errantes se perdent au hasard dans les fondations; le reste s'échappe en dehors, dans une grande niche située au bas du talus monumental de la terrasse.
Mais l'ornement le plus bizarre de cette terrasse, que, pour me conformer à l'usage de la localité, j'appellerai le terrazzone (la grande terrasse), consiste en quatre colonnes gigantesques déjetées par les boulets et surmontées de girouettes et de croix papales brisées ou tordues, ces colonnes qui sont les tuyaux des cheminées de cuisines pantagruélesques situées sous la terrasse même, et probablement de plain-pied avec le bas de l'escalier du Pianto, ont la forme de télescopes démesurés et portent, en guise de couronnement, des masques grimaçants qui vomissaient la fumée des festins, bien loin au-dessus des cimes des arbres du parc.
Tout cela est d'un goût par trop italien de la décadence; mais c'est d'un fastueux étrange, et la situation est splendide. C'est la même vue découverte et incommensurable que j'ai de ma fenêtre à Piccolomini; mais l'oeil va plus loin encore, parce qu'on est à un mille plus haut, et c'est plus beau, parce qu'au lieu des masures de Frascati pour repoussoir de premier plan, on a une riche étendue de jardins plantureux d'un grand style. L'allée de cyprès, en pente rapide, qui, du bas du terrazzone, traverse tout ce domaine, parallèlement au stadone de chênes verts en berceaux qui descend à la villa Taverna, est véritablement monumentale. Ces arbres ont quelque chose comme quatre-vingts ou cent pieds de haut. Leur tige est un faisceau de colonnettes grêles autour d'un pivot central. C'est bizarre, c'est humide, noir et sépulcral, au milieu du paysage, je ne dirai pas le plus riant, car le steppe de Rome n'est jamais gai, mais le plus étincelant qu'il soit possible d'imaginer.
Mais le Pianto, avec ses festons de ronces et de vignes sauvages qui pendent des crevasses ou qui se traînent sur les débris de sculptures entassés en désordre, est mon petit coin de prédilection. Les étroites dimensions du tableau assez théâtral qu'il présente donnent le sentiment d'une sécurité profonde. Il me semble, seul comme je suis, et enterré vivant dais ces massifs d'architecture où ne pénètre pas le moindre bruit du dehors, que l'on pourrait vivre et mourir là, de bonheur ou de désespoir, sans que personne s'en inquiétât. Certes, à l'heure qu'il est, quelque isolé que vous me supposiez, vous ne pouvez vous représenter une cachette aussi secrète et une solitude aussi absolue que celle d'où je vous écris, au crayon, sur un album ad hoc.
A Tivoli, j'avais déjà rêvé une solitude à deux, une retraite à jamais cachée, dans la galerie taillée au coeur du roc qui domine la cascade. Certes, c'était mille fois plus beau que la ruine muette et sourde où me voilà enfoui; mais je ne désire plus Tivoli: la folle Medora et la fièvre m'en ont fait un souvenir pénible; et, d'ailleurs, l'amour vrai n'a pas tant besoin des splendeurs de la nature. Il aime l'ombre et le silence. Le chant terrible des cataractes me gênerait aujourd'hui, s'il me dérobait une des paroles de ma bien-aimée.
Puisque je suis là à vous parler d'elle, il faut que je vous raconte qu'hier au soir, m'en retournant par la pluie à Piccolomini, pluie que, du reste, je ne recevais guère, car ces stradoni d'yeuses antiques sont de véritables voûtes de feuilles persistantes et de monstrueuses branches entrelacées, j'entendis partir, de la villa Taverna, un bruit de voix et de rires où il me semblait reconnaître le rire et la voix de Daniella. J'avais à remettre à Olivia la majestueuse clef de Mondragone, et je vis cette aimable femme à une fenêtre de rez-de-chaussée des bâtiments de service qu'elle occupe avec sa famille. Elle me fit signe d'approcher, et me montra, dans la grande salle où Daniella a établi son atelier de stiratura, un bal improvisé. A la fin de leur journée de travail, les ouvrières qu'elle emploie et les autres jeunes filles de la ferme et de la maison se livraient entre elles à la danse, en attendant qu'on leur servît le souper.
—C'est tous les jours ainsi, me dit Olivia, qui tenait le tambour de basque, unique orchestre de cette bande joyeuse, et qui le passa à une autre pour me parler;—la Daniella est folle de la danse, et, quand elle vient travailler ici, il faut, bon gré mal gré, que toutes nos filles sautent, ne fût-ce qu'un quart d'heure. Est-ce que vous n'avez pas encore vu danser la Daniella?
—Une seule fois et un seul instant!
—Oh! alors, vous ne savez pas que c'est la plus belle danseuse du pays. Dans le temps, on venait de Gensano, et de plus loin encore, pour la voir au bal, et, quoiqu'elle nous ait quittés pendant deux ans, elle n'a rien oublié et rien perdu…. Tenez, la voilà qui va reprendre; regardez-la!
Je montai sur une borne et regardai dans l'intérieur, qu'éclairait une de ces hautes lampes romaines à trois becs, exactement pareilles à celles des anciens et très-élégantes de forme, mais qui donnent une très-médiocre lumière. D'abord je ne vis qu'un pêle-mêle de jeunes filles ébouriffées qui se livraient à une sorte de valse effrénée; mais l'une d'elles cria:
—La fraschetana!
C'est la danse de caractère, et comme qui dirait la gavotte de Frascati. Toutes s'arrêtèrent et firent cercle pour voir Daniella ouvrir cette danse avec une vieille femme de la campagne, qui passe pour avoir gardé la véritable tradition. Olivia me fit signe d'entrer par la fenêtre: je ne me fis pas prier, et me mêlai à l'assistance sans éveiller la moindre surprise; toutes ces fillettes étaient absorbées par les deux grands modèles de l'art chorégraphique indigène qu'elles avaient à contempler.
Cette danse est charmante: les femmes tiennent leur tablier, et le balancent gracieusement devant elles en minaudant vis-à-vis l'une de l'autre. La vieille matrone, à figure austère, se livrant à ces chatteries d'enfant, était d'un comique achevé, qui ne faisait pourtant rire personne et qui ne déconcertait nullement Daniella. En regardant celle-ci, je ne sais quel frisson de jalousie me passa dans tout le sang. Je crois que, s'il y avait eu là quelque autre homme que moi, je lui aurais cherché querelle. Je ne sais pas si je pourrai jamais me résoudre à la voir danser ailleurs que dans son cénacle de petites filles. Elle est trop belle quand elle s'anime ainsi. Elle avait retroussé sa longue jupe brune, qui se drapait tout naturellement sur un court jupon de flanelle rouge assez rustique, mais d'un ton de coquelicot éblouissant. Le fichu blanc qui couvre ordinairement ses cheveux était relevé carrément, comme le capulet de linge des paysannes romaines, et les grandes pendeloques d'or de ses boucles d'oreilles sautillaient comme des feux follets sur les ondes lustrées de ses cheveux noirs.
Je ne vous dirai pas que sa danse est de l'art et de la grâce: c'est de l'inspiration et du délire, mais un délire sacré comme celui qu'éprouverait une sibylle; c'est une verve et une énergie à faire trembler; c'est un regard qui brûle, un sourire qui éblouit, et, tout à coup, des langueurs qui énervent. Quand elle eut dansé dix minutes, elle céda généreusement la place.
—Aux autres! s'écria-t-elle en prenant le tamburello, qu'elle se mit à faire résonner avec une vigueur étrange.
Il n'y a rien de joli au monde comme le toucher rapide de ces petits doigts sur la peau rebondissante de l'instrument rustique. Elle ne le tient pas élevé au-dessus de sa tête et ne le frappe pas du dos de la main, comme on le fait ailleurs. Ici, les femmes tiennent le tambourin ferme, et le touchent comme si c'était un clavier. Le bruit qu'elles en tirent, en ayant l'air de l'effleurer, est formidable et marque un rhythme si accusé et si accentué, que rien n'y résiste, et que la plus médiocre danseuse prend de l'élan et comme de la fureur.
Pourtant, la danse n'était pas enlevée au gré de Daniella, et, pour lui imprimer plus de feu, elle se mit à chanter l'air à pleine voix, avec un accent de colère, des paroles de reproche et d'excitation à ses compagnes endormies, et cette facilité d'improvisation à laquelle se prête la langue italienne, dont toutes les classes de la population manient le mètre et la rime presque aussi aisément que la prose. Toute parole chantée de cette façon a le privilège de produire une grande animation ou une grande gaieté sur les auditeurs. On cessa de danser pour écouter Daniella, qui, au milieu des rires de ses compagnes et des siens propres, débitait une kyrielle de couplets mordants et plaisants. On lui criait, dès qu'elle voulait s'arrêter:
—Encore, encore!
L'air qu'elle chantait est sauvage et original. Elle a une voix admirable, la plus puissante et, en même temps, la plus douce et la plus suave que j'aie jamais entendue, quelque chose qui va au coeur et aux sens, même en jetant follement des badinages enfantins et en affectant un accent courroucé.
—Mon Dieu! pensais-je, qu'elle est belle et complète, cette organisation méridionale qui se joue de toutes les choses enseignées, et qui trouve en elle-même le sens vivant du beau dans toutes ses manifestations!
J'étais comme honteux, comme effrayé de posséder cette femme que la foule couronnerait et acclamerait, si elle était en ce moment sur un théâtre avec cet abandon et cette inspiration qui n'ont vraiment ici que moi pour public.
Elle était si enivrée de sa danse, de son chant et de son tambour de basque, qu'elle semblait ne pas m'avoir aperçu encore. J'en fus piqué, et, m'approchant d'elle, je lui dis un mot à l'oreille. Elle jeta en l'air le tamburello, et, abaissant sur moi ses beaux yeux humides de plaisir, elle étendit les bras comme si elle allait m'embrasser devant tout le monde. Je m'échappai pour l'empêcher de se trahir, et courus pour l'attendre à Piccolomini, où je la trouvai dans ma chambre. Elle était arrivée avant moi, et la Muriuccia ne l'avait pas vue entrer. Je suis tenté de croire qu'elle a des ailes, ou qu'elle parvient à se rendre invisible quand il lui plaît.
XXVII
Villa Mondragone, 12 avril.
J'ai bien des choses nouvelles à vous raconter. Après vous avoir quitté avant-hier, vers cinq heures de l'après-midi, c'est-à-dire après avoir fermé mon album, comme je me disposais à partir, j'ai vu apparaître ma chère maîtresse à l'entrée supérieure du Pianto. Elle était très-émue.
—Je vous cherche partout, me dit-elle; il y a une grande heure que je cours dans ces ruines sans oser vous appeler!
—Eh quoi! une heure que j aurais pu passer à tes genoux, une heure de délices que j'ai perdue! Il fallait m'appeler!
—Non! il faut plus de prudence que jamais. Mon frère…
—Ah! s'il ne s'agit que de ton frère, moquons-nous de lui! Que peut-il vouloir de moi?
—De l'argent, probablement.
—Je n'en ai pas pour lui.
—Ou le mariage, peut-être!
—Eh bien, soit; si c'est là ce que tu veux, toi, nous serons vite d'accord.
Daniella se jeta à mon cou en fondant en larmes.
—Et quoi! lui dis-je, es-tu étonnée d'une chose si simple? Ne te l'ai-je pas dit, que j'étais à toi, corps et âme, pour toujours?
—Non! tu ne me l'avais pas dit!
—Je t'ai dit: Je t'aime! et je te l'ai dit du fond de l'âme. Pour moi, toute ma vie est dans ce mot-là. S'il te faut d'autres serments, des témoins et des écritures, tout cela est si peu de chose en comparaison de ce que je sens en moi de force et de passion, que je ne veux même pas que tu m'en saches gré. Dis un mot, et je t'épouse demain, si c'est possible demain.
—Ce serait possible demain; mais je ne le veux pas. Nous reparlerons peut-être de cela plus tard; mais, maintenant, je veux avoir le mérite d'une confiance aveugle. Ne m'ôte pas l'orgueil de ma faute! Nous avons fait un péché en nous passant de prêtre pour nous unir; je le sais, et j'accepte pour pénitence le mal qui pourra m'en arriver de la part des hommes. Ce sera bien peu de chose, et je méritais d'être punie par ton mépris. Puisqu'au lieu de ce que j'attendais de toi, il arrive que tu m'estimes et me chéris pour ma faiblesse, je suis mille fois trop heureuse, et les autres peuvent bien me couper par morceaux sans que je m'en plaigne et sans que je fasse entendre un seul cri. La faute est commise, et ce n'est pas d'être mariée un jour ou l'autre qui m'empêchera d'être notée au livre de Dieu.
—Eh quoi! ma bien-aimée, des terreurs et des remords!
—Non, non! j'ai trop de bonheur pour sentir l'épine du repentir, et, dusses-tu me repousser ou me fuir demain, je ne pourrais pas regretter les deux jours qui viennent de m'être donnés. Qu'importe que l'on pleure dix ans si, en quelques heures, on a goûté plus de joies que toute une vie de malheur ne peut nous donner de souffrances?
—Ah! tu as raison, fille du ciel! la souffrance est un fait humain qui peut s'évaluer et se mesurer: la joie, comme nous l'avons savourée, est au-dessus de tous les calculs, puisqu'elle vient de Dieu.
—Elle vient de Dieu, c'est vrai! L'amour est comme le soleil, qui luit pour les coupables aussi beau qup pour les justes. Je ne peux donc pas rougir de t'aimer, ni m'en repentir en aucune façon. Seulement, je compte avec mon juge, et je sais qu'il me fera expier mon ivresse. J'attends donc quelque grand châtiment en cette vie ou en l'autre, et, puisque je l'accepte d'avance, nous sommes quittes, lui et moi!—C'est-à-dire, ajouta-t-elle après m'avoir embrassé avec ardeur, nous sommes quittes, si c'est moi seule qui ai à souffrir en ce monde ou en l'antre, car, si c'était toi, si tu devais être puni à ma place…, je me révolterais, je maudirais le ciel, qui m'aurait envoyé une punition cent fois plus grande que mon péché. Voilà pourquoi je viens te trouver et te dire qu'il faut de la prudence, car c'est toi qu'on menace en ce moment à à cause de moi.
—Qui me menace?
—La police pontificale a été saisie d'une plainte contre toi, déposée par mon frère, à propos de ces maudites fleurs que tu as ôtées du grillage de la madone. En éteignant la petite lampe, il paraît que tu as fait tomber d'abord le grillage, et puis de l'huile sur la fresque; et ensuite mon frère, frappé et jeté à terre par toi, ivre comme il l'était, a promené, en se relevant et en tâtant la muraille, ses mains remplies de fange sur la sainte image. Voilà comment je peux expliquer les taches et les souillures qu'elle portait le lendemain de cette aventure; car, quelque méchant homme que soit Masolino, je ne veux pas l'accuser d'avoir fait, exprès une profanation aussi abominable. Il t'en accuse, lui, et il prétend t'avoir surpris occupé à cette scélératesse. Il ne sait certainement pas quelle personne il a vue; mais, ayant entendu dire que tu es entré une fois dans la maison que j'habite à Frascati, il te soupçonne et te désigne. On ne le croit pas dans la ville; mais les autorités, qui devraient bien savoir, comme tout le monde, à quoi s'en tenir sur le compte d'un ivrogne comme lui, le protègent singulièrement et ont commencé une espèce d'enquête. On a été aujourd'hui à Piccolomini pour t'interroger et pour interroger ma tante Mariuccia, qui a tout nié, la chère brave femme, et qui est venue tout de suite me trouver. «Si tu sais où il est, m'a-t-elle dit, fais-le vite avertir de ne pas rentrer ce soir à la maison; car mon frère le capucin, qui est toujours bien informé, m'a dit en confidence qu'il allait être arrêté et emprisonné.» Or, vois-tu, dans notre pays, il n'y a pas de petites affaires dès que le saint-office s'en mêle, si l'on n'a pas la protection particulière de quelque personnage d'Église. Avec cela, le malheur veut que tu ne sois pas très-pieux. Interrogé, tu te défendras de manière à te perdre…
—Je ne me défendrai pas du tout; car rien au monde ne me fera dire dans quelle intention j'ai volé tes jonquilles. Je me bornerai à dire qu'il n'entre pas dans mes idées de profaner une image, fût-elle païenne, et je réclamerai la protection de mon gouvernement.
—Quand tu seras dans un cachot sans communiquer avec personne pendant plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être, ton gouvernement aura l'oreille fine s'il entend tes plaintes. Si tu dis que tu respectes les images païennes à l'égal de celles de la vraie religion, on te fera tout le mal possible, avec ou sans jugement, et, si tu caches la circonstance qui te rend innocent, le vol des fleurs de ta maîtresse, ta maîtresse ira elle-même raconter la vérité et te réclamer comme elle pourra, au risque du scandale. Ne t'imagine pas que je te laisserai mettre dans ces affreuses prisons d'où l'on ne sait jamais quand et comment on sortira. La seule idée de t'y voir conduire me rend furieuse, et je serais prête à m'en aller criant par les rues: «Rendez-moi celui que j'aime et à qui j'appartiens sans condition!» Tout le monde dirait: «Elle est folle et mon frère me tuerait. Peu importe! Voilà ce qui arrivera si tu t'exposes à être pris.
Je combattis en vain les appréhensions probablement chimériques et les résolutions extrêmes de cette chère fille. Elle était si désolée et si agitée, que je dus céder à ses prières et lui promettre de passer la nuit à Mondragone.
—Puisque c'est un si grand tourment pour toi, lui dis-je, de me voir retourner à Piccolomini, je me soumets, dussé-je périr ici de froid et de faim.
—Il n'en sera pas ainsi, me dit-elle: j'ai songé à tout. Puisque tu promets de m'obéir, viens avec moi.
Elle me conduisit, par un dédale d'escaliers et de couloirs dont elle avait les clefs, au casino dont je vous parlais hier, et me fit entrer dans un petit appartement, peint d'une vieille fresque assez galante et meublé d'un grabat, de quelques chaises boiteuses et de deux ou trois cruches égueulées.
—Ceci est misérable, me dit-elle; c'est là que couchait le gardien, quand il y avait des ouvriers travaillant aux réparations; mais, avec de l'eau saine et de la paille fraîche, on est bien partout, parce qu'on peut y être proprement. Prends patience ici pendant deux heures, et, dès qu'il fera nuit, je t'apporterai de quoi te réchauffer et de quoi dîner.
—Tu reviendras donc ce soir?…
—Certainement, et je n'aurais pas pu retourner à Piccolomini, qui doit être surveillé par mon frère en personne.
—Oh! alors! que ne le disais-tu tout de suite! Tâche que mon danger et ma captivité ne finissent pas de sitôt; car voilà mon rêve réalisé! J'aime tant la sécurité et le mystère de ces ruines, que je me creusais la tête pour trouver le moyen d'y transporter nos rendez-vous. Tu vois que le ciel ne nous est pas si contraire, puisqu'il fait de ma fantaisie une sorte de nécessité.
—Une nécessité très-réelle! Mais voyons! il y a de la poussière ici… je sais où trouver un balai. Promène-toi sur la terrasse; personne ne peut te voir d'en bas si tu ne penches; pas la tête en dehors des balustrades. J'irai laver et remplir ces cruches dans la belle eau de la fontaine qui est au bout du parterre. Quant à la paille, tu viendras tout à l'heure la chercher avec moi dans un cellier où je sais que le fermier met le trop-plein de ses greniers.
Tout cela était très-bien combiné, sauf l'article du balayage et des cruches portées à la fontaine, et il me fallut entrer en révolte pour que ma maîtresse renonçât à être ma servante. Elle l'avait été à Rome, à Piccolomini dans les premiers jours, et c'était son plaisir, disait-elle, de l'être toute sa vie; mais voilà ce qu'il m'est impossible d'admettre. La jeune fille chaste qui s'est donnée à moi doit me commander et non m'obéir. Je comprends de reste, aujourd'hui, que l'on aime et que l'on épouse sa ménagère, mais à la condition que, si elle est digne de cette union, on la traitera désormais comme son égale.
—Ah! je le vois bien, dit-elle en me laissant arracher le balai de ses jolies petites mains brunes et rondelettes, tu ne me traites pas comme ta femme!
—Je te demande pardon! Ma femme fera le ménage quand je travaillerai dehors pour la famille; mais, quand j'aurai, comme aujourd'hui, les bras croisés, elle ne fera que ce que je ne saurai pas faire pour l'empêcher de se fatiguer.
—Mais justement, tu ne sais pas balayer! tu balayes très-mal.
—J'apprendrai! Sors d'ici, car je ne veux pas que tes beaux cheveux récoltent ces nuages de poussière.
Quand le ménage fut fini, je lui demandai si le fermier dont elle m'avait parlé, et à qui nous venions de dérober deux bottes de paille pour me faire un lit, ne venait jamais dans le palais. J'appris qu'il demeurait dans les constructions semi-rustiques que j'apercevais au bout de la grande allée de cyprès. C'est l'usage, dans les anciennes propriétés italiennes, de planter une vraie ferme et de vrais bestiaux tout au beau milieu des jardins. C'est la véritable villeggiatura, et c'est très-bien vu. Les boeufs avec leurs chars passant dans les allées, les chevaux et les vaches broutant les tapis verts des pelouses, ne gâtent rien dans ces paysages arrangés, qui ont leur place dans l'ensemble, comme la rocaille dans les parterres et la girande sur les terrasses. Ces fermes choisies n'affectent pas des airs suisses comme la laiterie de Trianon. Ce sont de jolies fabriques d'un goût bien local, où l'on a incrusté tous les débris de marbres antiques que l'on a eus de reste après avoir bâti les palais. Ces marbres blancs, irrégulièrement encadrés dans la brique rosé, sont d'un très-joli effet.
Le fermier de la laiterie ou ferme-jardinière de Mondragone est un beau paysan que j'ai rencontré quelquefois dans le stradone, et qui a toute la confiance des gens d'affaires de la propriété. Mais il ne vit pas en très-bonne intelligence avec Olivia, qui voulait avoir le monopole des bonnes mains des promeneurs et des touristes. Elle a réclamé; il y a eu de graves contestations, et le jugement souverain de l'intendant a partagé les intérêts en tranchant ainsi la question:
—Tout ce qui est en dehors du palais, annexes, terrasses extérieures, jardins et bâtiments d'exploitation, est placé sous la gouverne et responsabilité du fermier Felipone; tout ce qui est château, cours ceintes de murs, pavillons, galeries et corps de logis attenant au palais, est du ressort d'Olivia. Chacune des parties a son trousseau de clefs et réclame aux curieux une mancia particulière.
La paix s'est faite, mais une paix armée, où chacun, jaloux de ses droits, observe son adversaire et surveille les libéralités de la clientèle, clientèle nulle en ce temps-ci, mais assez fructueuse quand Frascati se remplit d'étrangers.
Je m'intéressai à ce détail par la crainte d'être dérangé, rançonné ou trahi par Felipone. Daniella m'assura que, ne pénétrant jamais dans l'enceinte, dont il n'a pas tes clefs, il ne se douterait seulement pas de ma présence.
—Mais ces deux bottes de paille que nous venons de lui prendre, et qui se trouvaient en nombreuse compagnie dans une des salles du manoir?
—Ceci est une tolérance d'Olivia, à qui il paye quelque chose comme loyer de ce fourrage. Il le retirera quand la consommation de ses bêtes aura fait de la place dans sa grange; mais, pour cela, il faudra qu'Olivia s'y prête en ouvrant elle-même la porte à ses chariots. Donc, tu es seul ici comme le pape sur sa chaise gestatoria, et tu pourras y dormir, cette nuit, sur les deux oreilles.
Elle partit pour me chercher à manger. Je ne voulais qu'un morceau de pain caché dans sa poche, pourvu qu'elle revint bien vite. Elle me promit de ne pas perdre le temps en inutiles gâteries.
Pendant son absence, j'explorai attentivement mon domicile. Il y faisait passablement froid; mais il y a une cheminée, et le bois ne manque pas dans les appartements en réparation. J'allai chercher une provision de copeaux, après m'être assuré; qu'il y avait chez moi des volets pleins qui me permettaient d'éclairer l'appartement sans que cette clarté fût aperçue du dehors. La nuit s'annonçait noire et pluvieuse comme celle d'hier.
—Quand elle sera tout à fait venue, me disais-je, les nuages qui rasent cette cime où me voilà niché, me permettront d'allumer mon feu sans crainte d'être trahi par la fumée.
J'étais devenu d'une extrême méfiance. Dès qu'il s'agissait de recevoir là ma chère compagne, je voulais qu'elle y fût en sûreté. Je me mis donc à faire la tour de ma forteresse, examinant les issues avec un soin minutieux. Il y en a deux principales au midi, tout près l'une de l'autre: celle de la grande cour et celle du parterre qui lui est parallèle; toutes sont en bois de charpente, traversées de lourds madriers et ferrées solidement. Sous tes bâtiments de la cour, à l'ouest, et sur le terrazzone, au nord, plusieurs ouvertures manquent de portes, et beaucoup de fenêtres sont sans menuiserie; en outre, toute la grande galerie de l'ouest est complètement à jour; mais toutes ces ouvertures sont situées à une hauteur considérable an-dessus du soi extérieur, à cause des gradins de la montagne, et toutes les portes de dégagement sont bouchées par des tas de moellons ou par des piles de bois de charpente qui braveraient un assaut. Tout cela est au moins à l'abri d'une surprise. Il n'y a pas une seule brèche qui ne soit hors de portée, à moins d'échelles de siège, dont je ne présume pas que Frascati soit bien riche. A supposer que l'on envoyât de la gendarmerie pour abattre une de ces clôtures, cela ne pourrait pas se passer sans un grand bruit; les assiégés auraient tout le temps de déguerpir d'un autre côté et de se cacher dans une de ces mille retraites qu'offrait les montagnes, les ruines, les couvents et les bois voisins. Ce pays semble disposé tout exprès pour que jamais le pouvoir officiel ne puisse avoir raison de ceux qui veulent se soustraire à ses volontés, et la preuve, c'est que le brigandage y règne en tout temps et y semble indestructible.
Je faisais ces réflexions en traversant la petite galerie sombre du Pianto. La nuit était venue, et je m'arrêtais de temps en temps pour étudier tous les bruits étranges de ces ruines. Tantôt, c'étaient les cris aigus des oiseaux de proie cherchant un abri, tantôt des rafales de vent engouffrées sous les voûtes; mais, dans le Pianto, c'était un silence de mort, tant cette construction est isolée dans un épais massif d'architecture.
J'eus donc un tressaillement de joie en croyant entendre des pas sur l'escalier supérieur. Ce ne pouvait être que Daniella, dont le pied léger faisait crier le gravier sur tes dalles. Je m'élançai à sa rencontre; mais, en remontant à la salle du grand arceau (je donne des noms à tous ces lieux dont j'ignore l'histoire), je me trouvai seul dans les ténèbres. J'appelai à voix basse: ma voix se perdit comme dans une tombe. J'avançai en tâtonnant; je m'arrêtai au moment de passer dans une autre salle; j'écoutai encore: il me semblait que l'on marchait derrière moi et que l'on descendait l'escalier du Pianto, que je venais de remonter. Quelqu'un s'était croisé avec moi dans l'obscurité; quelqu'un qui m'avait entendu appeler, sans nul doute, et qui n'avait pas voulu me répondre; quelqu'un enfin qui marchait furtivement, mais dont le pas, plus accusé que celui d'une femme, ne pouvait plus être attribué à Daniella.
Voilà, du moins, ce que je me persuadai un instant. J'écoutai attentivement. Je me figurai entendre sous mes pieds le grincement d'une porte qui se ferme. Je retournai au Pianto. Tout était morne et sombre, et je n'entendais que l'écho de mes pas; sous les voûtes du petit cloître. J'avais pris pour des pas humains un de ces bruits de la nuit qui restent souvent à l'état d'énigme, bien que la cause en soit des plus simples et fasse sourire quand, par hasard, on la découvre. J'avais eu peur, la peur d'un avare qui a un trésor à enfouir.
Je trouvai Daniella installée dans le casino, et mettant mon couvert aussi tranquillement et aussi gaiement que si c'eût été là une demeure comme une autre. Elle avait trouvé une table, elle avait apporté des bougies, du pain, du jambon, du fromage, des châtaignes, du linge et une couverture de laine. Le feu brillait dans la cheminée et faisait danser follement les fleurs et les oiseaux de la fresque. Le taudis avait un air de fête et un fond de propreté réjouissante. Je sentis une joie rendue plus vive par le moment de terreur que je venais d'éprouver. Émotions charmantes qui redoublez en nous l'intensité de la vie, je ne vous connaissais pas avant d'aimer! Je ne songeai plus qu'à m'enfermer avec ma Daniella et à souper avec elle pour la première fois, en lui disant mille fois pour une: «Je t'aime, et je suis heureux!»
Il était déjà sept heures, et, tous deux, nous mourions de faim. Jamais chère ne me parut plus délicieuse que ce modeste souper.
—Laisse faire, disait Daniella, ceci n'est qu'un repas improvisé.
Demain, je veux que tu sois mieux que tu ne l'étais chez lord B***, à
Rome.
—Dieu me garde de ce bien-être qui te fait arriver ici embarrassée et chargée comme un facchino, et qui attirera l'attention sur ces allées et venues!
—Non, non; dès que la nuit se fait, les grilles des deux parcs sont fermées, et aucun étranger n'y pénètre. Les fermiers et les gardiens rentrent chez eux pour souper, dormir ou causer. D'ailleurs, je ne m'amuse pas à suivre le stradone. Je me glisse par des taillis de buis et de lauriers où il est impossible d'être vu, et je pourrais même venir par là en plein jour sans aucun risque, comme je l'ai fait tantôt, comme je le ferai demain matin pour t'apporter des nouvelles de ton affaire, et un déjeuner avec du café!
Cette idée de café dans les ruines de Mondragone me fit rire, et la sécurité de ma compagne me rappela les pas que j'avais cru entendre. Je songeai alors à lui en faire part.
—C'est quelque rat, me dit-elle en riant. Il est impossible que, sans les clefs, personne entre dans l'endroit que tu appelles le Pianto.
—Il y a pourtant là, sous les arcades, un appartement clos de volets et de grilles où je n'ai jamais pu entrer ce matin, et où quelqu'un pourrait s'être installé comme je le suis ici.
—Et Olivia ne le saurait pas? A d'autres! Olivia fait sa tournée trop souvent pour qu'on la trompe; et, d'ailleurs, ses clefs ne la quittent jamais. Je suis la seule personne au monde à qui elles les ait jamais confiées. Quant à ce qu'il te plaît d'appeler un appartement, c'est-à-dire aux caves qui sont au-dessous du petit cloître, et qui communiquaient autrefois avec les grandes cuisines situées sous le terrazzone, précisément Olivia m'en parlait ce matin. «Ne va pas là sans lumière, me disait-elle, car il y a des chambres souterraines dont les escaliers sont complètement rompus, et, si tu te souviens, il y a de quoi se tuer.» Moi, je connais très-bien tous les coins et recoins de ce palais. J'y venais autrefois avec Olivia tous les dimanches, et je peux te dire que ces fenêtres qui t'intriguent donnent sur une galerie située beaucoup plus bas que le cloître, et dont on ne sortirait pas sans échelle si l'on y tombait; car il n'y a plus d'autre issue que ces mêmes fenêtres. Je ne sais même pas s'il y en a jamais eu.
—C'était donc une prison?
—Peut-être! je n'en sais rien; mais crois bien que, si je ne te savais pas en sûreté ici, je ne serais pas si gaie, si heureuse de t'y voir seul avec moi.
Elle ranima le feu, et un grillon, apporté par moi sans doute avec les copeaux, se mit à chanter d'une voix délirante.
—Oh! c'est signe de bonheur! s'écria Daniella; c'est signe que le foyer allumé par nous ici est béni et consacré!
XXVIII
Mondragone, 12 avril.
Cette veillée s'écoula comme un instant, et pourtant elle renferma pour nous un siècle de bonheur; car, à un certain degré d'épanouissement, l'âme perd la véritable notion du temps. Et ne croyez pas, mon ami, qu'un amour sensuel et aveugle fasse de mon existence actuelle une pure débauche de jeunesse. Certes, Daniella est un trésor de voluptés; mais c'est dans toute l'acception de ce mot divin qu'il faut l'entendre. Elle n'a, il est vrai, en dehors de la passion, qu'un esprit enjoué, prompt à la riposte dans une guerre de paroles taquines, et des notions assez fausses sur toutes les choses sociales, malgré ses excursions en France et en Angleterre, qui l'ont rendue beaucoup plus intelligente que la plupart de ses compagnes; mais tout cela m'importe peu, et je ne vois plus en elle que cet être intérieur que moi seul connais et savoure, cette âme ardente jusqu'à la folie dans le dévouement exclusif, dans l'abandon fougueux et absolu de tout intérêt personnel, dans l'adoration naïve et généreuse de l'objet de son choix. C'est à la fois mon enfant et ma mère, ma femme et ma soeur. Elle est tout pour moi, et quelque chose de plus encore que tout. Elle a vraiment le génie de l'amour, et, parmi des préjugés, des enfantillages et des inconséquences qui tiennent à son éducation, à sa race et à son milieu, elle élève tout à coup son sentiment aux plus sublimes régions que l'âme humaine puisse aborder.
Quand elle s'abandonne ainsi à son inspiration passionnée, elle se transfigure. Je ne sais quelle pâleur extatique se répand sur tous ses traits. Émue et surexcitée, elle blanchit subitement comme les autres rougissent. Ses yeux noirs, si francs et d'un regard si ferme, deviennent vagues et semblent nager dans un fluide mystérieux; ses narines exquises se dilatent; un étrange sourire qui n'exprime plus rien des plaisirs matériels de ce monde et qui se mêle aux larmes comme par une harmonie naturelle dans ses pensées, la fait ressembler à ces saintes des peintures italiennes, qui, blêmies et contractées par le martyre, ont, en regardant le ciel, une expression d'ineffable volupté.
Qu'elle est belle dans ces moments-là! Qu'elle était belle assise près de moi, les mains dans les miennes, la tête tantôt penchée vers moi pour me parler d'amour, tantôt renversée sur le marbre de la cheminée comme pour parler d'elle et de moi à quelque esprit supérieur planant au-dessus de nous deux! La flamme vacillante dessinait les fins contours de cette bouche où l'expression du plaisir arrive à quelque chose d'austère, et se reflétait dans ces yeux dont l'éclat s'éteint parfois dans une fixité redoutable, comme si la vie humaine faisait place à un mode d'existence où je ne puis pénétrer.
Oui, elle est encore pour moi tout surprise et tout mystère. Je la possède tout entière sans la connaître entièrement, et, en la contemplant, je l'étudie comme une abstraction. Elle a des divagations où je l'écoute sans la comprendre, jusqu'à ce qu'un grand trait de lumière jaillisse de ses paroles confuses, moitié italiennes et moitié françaises, auxquelles, pour trouver une nuance qu'elle ne sait comment exprimer, elle mêle des mots d'anglais prononcés avec un effort enfantin et sauvage. Mais, quand elle a réussi à formuler sa pensée brûlante, elle se tait, elle pleure d'enthousiasme et tombe à mes pieds comme devant une idole, pour prier mentalement. Et moi, je n'ose enchaîner cette fougue qui me gagne, et je parle aussi cette langue du délire qui n'aurait plus aucun sens si nous nous la rappelions de sang-froid.
Ne vous moquez pas de moi; cet amour, qui s'est révélé à moi par une rage brutale, m'emporte à présent dans des régions que j'appellerais métaphysiques, si je savais bien ce que c'est que la métaphysique; mais je ne le sais guère; je sens seulement que, dans les bras de cette puissante maîtresse, mon âme quitte les sens et aspire à quelque chose d'inconnu qui n'est plus de leur domaine. Quand je l'ai embrassée sur la terre, loin d'être assouvi et calmé, je voudrais l'embrasser dans le ciel, et je ne trouve plus ni caresses ni paroles suffisantes pour lui exprimer cet insatiable désir de l'esprit et du coeur, qu'elle partage et que nous ne savons nous dire que par des larmes de douleur et de joie.
Après ces expansions insensées, je reste un peu ivre, et il me faut un certain effort pour me rappeler qui je suis, où je suis, ce qui m'intéressait hier, ce qui pourra me préoccuper demain. Il y eut un moment, cette nuit, où j'avais si complètement oublié toute réalité, que je ne n'étais plus nulle part. La pluie tombait par torrents, droite, lourde, retentissante, sur les toits très-bas qui nous environnent, et notre petite terrasse écoulait sur le terrazzone, en cascade continue et monotone, son trop-plein par les gargouilles brisées. Tout autre bruit avait cessé: plus de vent dans les girouettes, plus de vol ni de cris d'oiseaux de nuit. Le feu ne pétillait plus dans l'âtre, le grillon s'était endormi. C'était un silence absolu, au milieu d'un bruissement soutenu comme celui d'une pluie de sable. Et j'avais une sensation de bien-être extraordinaire, à comparer machinalement la douce chaleur de la chambre où j'étais, avec l'idée du froid humide et noir qui régnait dehors. Mais dire sur quelle campagne tombait cette averse opiniâtre, et dans quelle retraite je me trouvais si bien abrité, avec mon trésor le plus cher, voilà ce qu'il n'eût pas fallu me demander, ce que j'étais heureux de ne plus savoir. C'était le déluge, et nous étions dans l'arche, flottant sur des mers inconnues, dans l'immensité des ténèbres, ignorant sur quels sommets de montagnes ou sur quels profonds abîmes nous poursuivions au hasard notre voyage dans l'inconnu. Cela était terrible et délicieux. La nature se dérobait à notre appréciation comme à notre action; mais l'ange du salut poussait notre lit tranquille sur les eaux déchaînées, et tenait le gouvernail en nous disant: «Dormez!» Et je me rendormis sans bien savoir si je m'étais éveillé.
Vers deux heures du matin, je me réveillai tout à fait, saisi par le froid. Je fis sonner la vieille montre à répétition que mon oncle le curé me donna jadis pour étrennes. Je ne touche jamais cette respectable bassinoire sans qu'elle me rappelle un de ces jours d'orgueil et d'ivresse qui comptent dans la vie des enfants. Tout mon passé et tout mon présent me revinrent en mémoire, et je recouvrai ma lucidité. Daniella dormait sans paraître souffrir du froid; ses mains étaient tièdes. Pourtant je craignis qu'elle n'éprouvât les effets de l'humidité, et je me levai pour rallumer le feu.
La pluie tombait toujours avec la même persistance. Je souffris à l'idée que ma chère compagne se lèverait avant le jour et traverserait ce déluge pour retourner à la villa Taverna.
—Il faut absolument changer cette manière de vivre, me disais-je; voilà la troisième matinée qui me brise le coeur en exposant la santé et la vie de ma bien-aimée. Il est impossible que je continue à l'attendre quand c'est moi qui devrais l'aller trouver, me mouiller, marcher dans les ténèbres, affronter les mauvaises rencontres; et, puisqu'en me recevant chez elle ou chez Olivia, il est impossible qu'elle ne soit pas diffamée ou menacée, il faut que je l'emmène ou que je l'épouse. Ce mystère était plein de charmes; mais il a de trop graves inconvénients, il me coûte trop d'inquiétudes et de remords.
J'oubliais que j'étais sous le coup d'une arrestation, et que, mon emprisonnement devant faire le désespoir de Daniella, je lui avais donné ma parole de ne rien négliger pour m'y soustraire. Je me rappelai cette circonstance; mais n'était-il pas plus facile de fuir ensemble que de se cacher à deux pas de nos ennemis, dans les ruines de Mondragone?
—Oui, oui, il faut fuir, me disais-je, et fuir dès demain. Il faut que cette soirée charmante et cette nuit poétique ne me portent pas à m'endormir dans les délices de l'égoïsme. Eh bien, ce souvenir restera en nous comme une date romanesque dans l'histoire de nos amours; mais, la nuit prochaine, il faut, à tout prix, sortir des États du pape.
M'étant arrêté à cette résolution, je restai près du feu, absorbé dans une douce rêverie, voulant savourer toutes les impressions de cette nuit d'aventures à laquelle je ne devais pas vouloir de lendemain. La flamme montait dans l'âtre et projetait une vive clarté sur Daniella endormie. Quel beau sommeil que le sien! Je n'en ai jamais vu de semblable; c'est un des contrastes de cette organisation en qui toute chose touche à l'extrême. Autant elle est agissante et d'une vie énergique dans la veille, autant elle est calme et comme ensevelie dans le repos. Elle ne rêve pas; on l'entend à peine respirer. Elle est comme changée en statue dans sa pose simple et chaste. Sa physionomie est grave, impassible, recueillie comme dans une contemplation sereine du monde supérieur.
Pourtant ces formes gracieuses et délicates n'annoncent extérieurement ni l'énergie dont elle est douée, ni le sang-froid dont elle est capable. Il faut toucher son poignet fin et sa jambe déliée pour sentir la force de ces muscles qui ne reculent devant aucun effort de travail. Elle a tant de souplesse dans les mouvements qu'on la croirait frêle; mais, en réalité, soit volonté, soit race, soit habitude, elle a, pour marcher, pour courir, pour porter des fardeaux, une aisance et une vigueur peu communes chez une femme. Elle dit avoir été si passionnée pour la danse, avant de quitter Frascati, qu'elle dansait six heures de suite sans respirer, et s'en allait, en sortant du bal, se mettre à l'ouvrage au point du jour, sans qu'il lui en coûtât le moindre effort. Aussi se moque-t-elle de moi quand je la plains de ne pouvoir rester près de moi à dormir pendant que le soleil commence à luire. Elle dit que, si elle vivait sans fatigue et sans émotion, elle serait bientôt morte.
Qu'y a-t-il donc en elle de si solide comme force physique, que l'exubérance de la force morale ne l'ait pas déjà usée? Quand elle est forcée de reprendre le soin de la vie matérielle, c'est une agilité, une gaieté, une présence d'esprit, une netteté de vouloir et une promptitude d'action qui font d'elle une ménagère, une servante et une ouvrière modèles. Qui croirait, à la voir se livrer avec maestria aux occupations les plus vulgaires, qu'elle a ces extases de colombe mystique?
J'étais heureux de ne pas dormir et de regarder son front pur, inondé de cheveux noirs, et ses longs cils fins projetant des ombres si douces sur ses joues veloutées. Comment ne l'ai-je pas remarquée, cette beauté pénétrante, à nulle autre comparable, le premier jour où elle m'est apparue? Comment, lorsque je l'ai regardée pour la première fois, l'ai-je trouvée seulement singulière et agréable? Comment, lorsque, me sentant vaguement épris d'elle, je vous traçai son portrait à Rome, n'osai-je pas prononcer qu'elle était jolie? Comment, dans ce temps-là, pouvais-je dire que Medora était remarquablement belle? Dans mon souvenir, à présent, Medora est laide et ne peut être que laide, puisqu'en elle tout est l'opposé de ce chef-d'oeuvre de l'art divin que j'ai là dans le coeur et dans les yeux.
Ma montre marqua trois heures. Son vieux bruit sec était le seul bruit saisissable autour de moi. La sonorité s'était faite au dehors, la pluie avait cessé. Quel fut donc mon étonnement d'entendre, comme une mélodie aérienne passant dans l'air, au-dessus du tuyau de la cheminée, le son d'un instrument qui me parut être celui d'un piano! Je prêtai l'oreille, et je reconnus une étude de Bertini que l'on sabrait avec un aplomb révoltant. Cela avait quelque chose de si étrange et de si follement invraisemblable à pareille heure et en pareil lieu, que je crus être halluciné. D'où diable pouvait venir cette musique? Bile m'arrivait trop nette pour être supposée partir du dehors; et, d'ailleurs, à un mille à la ronde, il n'y a pas une habitation que l'on puisse supposer en possession d'un piano et d'un pianiste.
Étais-je trompé par le son de l'instrument? Celui-ci provenait-il d'un de ces petits cembali portatifs que les artistes bohémiens promènent sur leur dos de porte en porte? Mais, si cela venait du dehors, à qui donnait-on cette aubade par un temps pareil et en plein désert? D'ailleurs, c'était un piano, un véritable piano, assez faux et assez sec, mais piano s'il en fut, avec toutes ses octaves et ses deux pédales.
—Il y a de quoi devenir fou ici, dis-je à Daniella, que l'agitation de ma surprise avait éveillée. Écoute, et dis-moi si cela est concevable!
—Cela ne peut venir, dit-elle après avoir écouté, que du couvent des Camaldules, qui est à un quart de lieue d'ici. Je ne sache pas qu'il y ait là d'autre instrument que l'orgue de l'église: il faut que quelque moine artiste soit en train d'étudier une messe pour dimanche prochain.
—Une messe sur une étude de Bertini!
—Pourquoi non?
—Mais ce n'est pas plus là le son de l'orgue qu'une crécelle n'est une cloche.
—Eh! mon Dieu, la nuit, et quand l'air est détendu par la pluie, les sons lointains nous arrivent quelquefois si déguisés, que l'on jurerait entendre tout autre chose que ce qui est.
Il fallut nous arrêter à cette supposition. Il n'y en a pas d'autre admissible. Nous nous rendormîmes au son du piano fantastique, dans cette masure, que l'on pourrait appeler le château du diable.
A mon tour, je fus vaincu par le sommeil, à tel point, que Daniella, craignant mon chagrin et mon inquiétude ordinaires, se leva sans bruit, au point du jour, et s'échappa furtivement, après m'avoir bien enfermé dans le casino, car elle craignait qu'étant libre d'errer dans les ruines, je ne me fisse voir par quelque ouverture.
Elle ne fut pas plus tôt partie, qu'une sollicitude instinctive m'éveilla, et que je voulus courir après elle pour lui dire mon projet d'évasion; mais j'étais sous clef et je me résignai à reprendre mon somme. Le temps s'annonçait magnifique, et le soleil envoyait déjà une lueur rose derrière les montagnes bleuâtres. Sur ces terrains inclinés, où la roche volcanique s'égrène en sable doré à la surface, la pluie ne laisse ni fange ni humidité, et, une heure après la plus forte averse, on n'en retrouve la trace que sur les herbes plus vertes et les fleurs plus riantes. Je me consolai donc un peu, en pensant que ma chère Daniella n'avait à faire, ce matin-là, qu'une promenade agréable à travers le parc.
Ce fut elle qui m'éveilla à neuf heures. Elle avait couru pour moi toute la matinée. Elle avait été à Frascati comme pour acheter du fil, mais, en fait, pour savoir ce qui se passait à propos de moi. Elle avait causé avec la Mariuccia, et m'apportait, de Piccolomini, ma valise, mon nécessaire de toilette; mes albums et mon argent. Ceci me parut très-bien vu; nous étions libres de partir. En outre, elle apportait des provisions de bouche pour deux jours, de la bougie, des cigares, et ce fameux café dont elle tenait tant à ne pas me sevrer.
Elle avait trouvé moyen de faire grimper tout ce fardeau, dans une brouette poussée par un des journaliers de Piccolomini, jusqu'au haut du stradone, le tout recouvert de pois secs que la Mariuccia était censée vendre à Olivia, et que celle-ci faisait remiser dans un de ses fourre-tout de Mondragone, où, selon elle, on allait envoyer encore une fois des ouvriers pour réparer le château. Le paysan avait laissé la brouette à l'entrée de la cour, et, renvoyé de suite, il n'avait rien vu déballer.
Quoique ma chère maîtresse fût tout essoufflée de cette expédition, je me réjouis de la bonne idée qu'elle avait eue.
—Il faut maintenant, lui dis-je, puisque tu es si ingénieuse et si active, que tu arranges toutes choses pour notre fuite. Je t'enlève, à moins que tu ne me dises que mon affaire avec le Saint-Office n'aura pas de suites et que je peux t'épouser dans ce pays-ci, sans trop de retard.
—Tu songes à l'impossible, répondit-elle en secouant la tête. Ton affaire prend une mauvaise tournure. Mon frère, qui, par bonheur, ne te soupçonne pas du tout d'être mon amant, a conçu pourtant contre toi une haine effroyable, à cause des coups que lu lui as donnés. Il prétend maintenant qu'en le frappant, tu l'as traité d'espion et que tu as injurié et maudit, en termes révolutionnaires, le gouvernement de l'Église. Il dit t'avoir reconnu, et il produit un témoin qui serait accouru trop tard pour le secourir, mais qui aurait entendu tes paroles et vu ta figure. Ce témoin n'a jamais été vu à Frascati, et pourtant la police paraît le connaître et a pris acte de sa déposition. On a été encore hier au soir à Piccolomini, probablement pour t'arrêter, et, ne te trouvant pas, on a fait ouvrir ta chambre pour s'emparer de tes papiers; car on assure maintenant que tu es affilié à l'éternelle conspiration que l'on découvre toutes les semaines contre le pouvoir temporel du saint-père. Heureusement, ma tante avait prévu le cas: elle avait retiré de ta chambre tout tes effets, et jusqu'au moindre bout de papier chiffonné. Tout cela était bien caché dans la maison. Elle a dit que tu étais parti la veille pour Tivoli, à pied, avec ton attirail de peintre, et que tes autres effets étaient restés à Rome le jour de Pâques. Aussitôt qu'elle s'est vue débarrassée de ces inquisiteurs, elle est partie elle-même pour Rome, où elle va consulter lord B*** sur ce qu'il y a à faire pour te tirer de là. Il faut donc que tu attendes patiemment ici le résultat de ses démarches; car de songer à voyager, de jour ou de nuit, sans tes passe-ports, qui sont à la police française à Rome, c'est impossible. Tu serais arrêté à la première ville, et, vouloir passer la frontière par les sentiers, comme font les brigands et les déserteurs, en supposant que je pusse te servir de guide, ce qui n'est pas, c'est mille fois plus pénible et plus dangereux que de rester ici, où, lors même qu'on te soupçonnerait d'y être, on ne se déciderait pas aisément à venir te prendre.
—Et pourquoi cela?
—Parce que ceci est une ancienne résidence papale et qu'il y avait autrefois droit d'asile. Les Borghèse avaient hérité de ce droit, et, bien que tout cela soit aboli, la coutume et le respect des anciens droits subsistent encore. Pour se faire ouvrir ces portes qui te défendent, il faudrait que l'autorité locale se décidât à faire une grave injure à la princesse, et on ne l'osera jamais sans sa permission.
—Mais pourquoi n'obtiendrait-on pas cette permission?
—Parce que Olivia aussi est partie pour Rome, et qu'elle va tout confier à sa maîtresse, laquelle est généreuse et s'intéressera à nous. Tu vois que les femmes sont bonnes à quelque chose, et je crois même que, dans notre pays romain, il n'y a que nous qui valions quelque chose en effet.
J'étais bien de cet avis, et, me rappelant que, sans passeport, il n'y avait moyen de s'embarquer sur aucune rive d'Italie, à moins de se lancer dans ces aventures trop pénibles ou trop périlleuses pour la chère compagne que je ne veux pas laisser derrière moi, je me suis résigné à suivre son conseil et à m'abandonner à la protection des femmes; car je suis profondément touché du dévouement de la Mariuccia et d'Olivia. J'admire la prévoyance et l'activité de ce sexe généreux et intelligent, qui, en tout temps et en tout pays, mais en Italie surtout, a été la providence des persécutés.
—Prends-en donc ton parti, disait Daniella en rangeant la chambre et en plaçant un petit crucifix à mon chevet et un vase à fleurs sur ma cheminée, comme s'il se fût agi d'installer là un ménage dans les conditions les plus régulières et les plus naturelles: tu en seras quitte pour t'ennuyer ici huit jours au plus. Il est impossible que milord et la princesse ne trouvent pas le moyen de te délivrer avant une semaine.
—M'ennuyer! tu ne viendras donc plus me voir?
—Et comment vivrais-je si je ne venais pas? Oh! si tu voyais un jour s'écouler sans moi, tu pourrais bien dire: «La Daniella est morte!»
—Mais la Daniella ne peut pas mourir!
—Non, puisque tu l'aimes!… Donc, tu te soumets?
—Avec une joie dont tu n'as pas d'idée; car je me suis tourmenté tout un jour du désir d'être enfermé ici avec toi. Une seule chose me gâte mon rêve, c'est le métier que tu fais pour venir et t'en aller. Cela est un vrai supplice pour moi.
—Et tu as tort. Voilà le beau temps; le vent souffle de l'Apennin, tous les nuages s'en vont à la mer. Nous avons du soleil au moins pour huit jours; mes promenades seront donc très-jolies, et, puisque nous avons inventé, Olivia et moi, l'arrivée prochaine d'ouvriers dans ce château, nous aurons mille prétextes pour qu'elle m'y envoie avec des paquets. D'ailleurs, le plus lourd est transporté; je n'ai plus qu'à m'occuper de te nourrir. Si ce beau temps nous amène quelques étrangers à Frascati, les soirées sont encore trop fraîches pour qu'ils ne retournent pas à Rome avant la nuit. Or, comme la journée suffit à peine pour leur faire voir les villas qui touchent à la ville, et Tusculum, qui attire plus que tout le reste, tu ne seras pas dérangé ici. Mondragone est toujours ce que l'on visite le moins, et, s'il arrivait que, pour ne pas éveiller les soupçons, Olivia fût forcée d'amener ici quelque promeneur, souviens-toi de ce que je vais te dire de sa part. Elle aurait le soin de frapper très-longtemps et très-fort à la grande porte avant d'ouvrir elle-même. Elle ferait semblant de compter sur un ouvrier occupé dans la cour, et, ne le voyant pas venir, elle essayerait une prétendue autre clef, qui serait la véritable et qui ouvrirait comme par hasard. Tu aurais eu tout le temps de rentrer dans ton casino et de t'y enfermer. On n'est forcé d'y conduire personne, puisque les étrangers ne savent pas qu'il existe, et on peut toujours dire qu'il tombe et qu'on n'y va plus.
—Ah çà! mon Dieu, ne tombera-t-il pas, pendant que tu es avec moi? Je deviens bête et peureux, comme un enfant. Je suis si heureux, que je me demande si le ciel ne va pas s'écrouler sur nos têtes, ou si la terre ne va pas fuir sous nos pieds.
—Rien ne tombera, rien ne bougera; nous nous aimons!
—Tu as raison! Il doit y avoir pour les vrais amants une Providence particulière.
—Il y a plus que cela: il y a en eux une vertu magique et une force surnaturelle qui vaincraient le diable, si le diable s'attaquait à eux.
Elle déjeuna avec moi, et me quitta pour aller travailler à la villa Taverna, car il faut qu'elle soit vue faisant sa besogne, et nous décidâmes qu'à partir du lendemain, elle ne reviendrait plus dans la journée, à moins de quelque événement imprévu. Elle m'arriverait tous les jours, à six heures du soir, et ne partirait plus qu'à huit heures du matin. Il lui était indifférent de rencontrer des ouvriers dans le parc à cette heure-là. Elle serait censée avoir été faire pour Olivia une commission au couvent des Camaldules, et, quant à la course du soir, elle trouverait des raisons non moins plausibles.
—De quoi t'inquiètes-tu? disait-elle. Les raisons ne manquent jamais. Cela se trouve, juste au moment où l'on en a besoin, et celle qui reste court, ou qui fait un mensonge invraisemblable, n'est pas digne d'être femme et d'avoir un amant.
Je m'étais souvent imaginé, moi, que, quand une femme me dirait si ingénument sa supériorité en fait de ruse, je me méfierais d'elle pour mon compte; mais, depuis que j'aime celle-ci, tout est changé en moi, tout est renversé dans mon esprit. Du moment que c'est elle qui ment, je trouve que le mensonge est une des grâces de son sexe.
Toutes choses réglées ainsi, je l'ai vue partir sans angoisse. Il me semblait que je ne la quittais pas: j'allais penser à elle tout le jour en travaillant.
XXIX
Mondragone, 12 avril.
Car il est bien temps de travailler, n'est-ce pas? Depuis que j'ai mis le pied en Italie, je me délie les jambes et je me croise les bras. Il est temps aussi, non plus de savoir si j'aurai du talent, mais de songer à en acquérir. En tout cas, il faut que j'aie une industrie qui m'aide à me constituer une sécurité, un intérieur, une famille. Cette industrie pourra toujours être un gagne-pain, sans aucun honneur artistique; c'est le pis-aller de la situation; mais on doit se dégoûter d'un métier où l'on ne met pas tout l'effort de son être moral, et je veux, puisque la question de métier est jugée et acceptée par ma conscience, porter dans le mien tout l'idéal dont je suis capable, tout le feu que je dois puiser dans l'amour. Allons, allons! oui: je dois à la femme qui m'a initié à la vie supérieure, de manifester cette vie par une distinction et une valeur quelconques. J'aurai donc du talent, il le faut, et ce problème de ma destinée et de ma pensée, qui me paraissait si effrayant à sonder, c'est une chose claire comme le jour, à présent. Vouloir, espérer, tenter! Non! Quelque chose de plus encore; quelque chose comme ce qui fait la grandeur et la beauté de ma maîtresse: Croire et pouvoir! Je commençai donc sur-le-champ à déballer et à préparer mon sac d'étude; après quoi, je cherchai un sujet pour commencer quelque chose. J'avais si bien juré d'être prudent, que Daniella m'avait laissé la liberté de me promener dans mon vaste domaine.
Il y a là, quand le soleil brille, dans ces accidents d'architecture disloquée, dans cette végétation folle qui a tout envahi, dans ce contraste d'un reste d'opulence souriante avec la solennité de l'abandon, des motifs pour toute la vie d'un peintre. Ces ruines n'ont rien qui rappelle celles de nos manoirs féodaux. Il n'y faudrait chercher ni les grandes lignes austères, ni la sombre couleur, ni le caractère effrayant. Le Pianto lui-même n'a rien de lugubre. C'est toujours l'Italie qui rit et chante jusque sous l'herbe du tombeau. Mais, par cela même que de telles ruines ont une physionomie que les littérateurs et les peintres n'ont pas usée, soit qu'ils ne l'aient pas regardée, soit qu'ils ne l'aient pas comprise, elles sont pour moi une trouvaille. Ce n'est pas seulement un fait à étudier, c'est un certain aspect à rendre, un sentiment particulier à exprimer; c'est une interprétation originale d'objets qui ont leur manière d'exister.
J'ai appris avec soin la perspective et j'ai étudié l'architecture, ne voulant pas être arrêté par des obstacles matériels qui gênent même les maîtres aujourd'hui. On s'est moqué de moi à l'atelier, et je me suis obstiné à croire qu'en attendant la révélation de la syntaxe des choses, il était bon d'en connaître la grammaire élémentaire. Nous n'avons pas toujours à notre service les conditions de l'inspiration, et les tons froids dominent dans le tableau de la vie; c'est donc une immense perte de temps que d'attendre les beaux jours de l'exubérance. Si nous n'avons qu'accidentellement du soleil dans l'âme, nous avons toujours, quand nous la cultivons un peu, cette tranquille et laborieuse petite volonté dont vous aussi, mon ami, vous m'avez raillé quelquefois. Tant il y a qu'aujourd'hui me voilà prisonnier dans des murailles, c'est-à-dire dans des lignes, des aplombs, des angles et des parallèles; que tout cela produit, dans l'ombre et dans la lumière, des effets magiques, et que je suis bien content d'être adroit et habile, en attendant mieux.
J'ai donc passé deux heures à me promener dans tous les sens et à contempler les effets. Je n'avais que l'embarras du choix. Il s'agit de commencer par quelque chose, et je suis fixé pour demain; mais vous savez, mon ami, que l'on ne peut pas travailler exclusivement devant la nature. Elle ne pose pas toujours devant nous, et même elle pose à peu, qu'elle nous désespère. C'est un modèle qui ne reste pas un instant éclairé comme l'instant d'auparavant. Il faut prendre l'effet au vol, et interpréter ensuite avec le sentiment. J'avais donc besoin d'un atelier pour travailler da me, comme on dit ici, et je me suis mis à le chercher.
Certes, le local ne manque pas, et, pour cela aussi, je n'avais que l'embarras du choix. Je me suis décidé pour une salle immense et d'une fort belle coupe, située au premier, du côté sud; au troisième, du côté nord, tout au beau milieu du grand pavillon. Ce doit avoir été là, jadis, la chapelle papale. Elle n'a plus que quatre murs, et pas mal de trous que je suis occupé à boucher avec des planches, laissant à découvert tes ouvertures qui me donnent un beau jour et qui sont placées trop haut pour inquiéter ma Daniella. Il y a ici, à discrétion, du bois de travail en partie débité, des échelles, des planches et des tréteaux de toute dimension. J'ai trouvé même quelques vieux outils élémentaires laissés par les ouvriers, une scie, un marteau, des tenailles, etc., et j'ai choisi, dans le bois dépecé pour la menuiserie, les matériaux au moyen desquels je pourrai me fabriquer, tant bien que mal, une espèce de chevalet. Élevé à la campagne, je ne suis pas plus maladroit qu'un autre, et il ne me faudra pas beaucoup de temps pour devenir le Robinson de ma solitude.
Je suis sûr, pourtant, que vous riez de mes préoccupations d'installation et d'outillement dans mes ruines. Moi aussi, j'en ris; ce qui ne m'empêche pas de m'en amuser sérieusement. Daniella songe bien à mon café! Je trouve charmant de m'établir comme un artiste paisible et bourgeois, dans les conditions qui semblent le plus exclure le bien-être du corps et de l'esprit. Et, si vous y réfléchissez, vous verrez combien ce sentiment-là est naturel, et comme l'idée d'un certain arrangement des choses, fût-ce dans une grotte de rochers, égaye la vie et provoque l'activité humaine.
Quand je me suis vu muni de tout ce qui m'était nécessaire, j'ai songé au moyen de scier et de clouer sans faire de bruit. J'ai essayé mon marteau, enveloppé d'un lambeau de tablier de cuir abandonné par les charpentiers; mais, de mon atelier, je domine tous les environs, et, bien que les jardins soient presque toujours déserts autour de Mondragone, la petite ferme située tout au bas de l'allée de cyprès, c'est-à-dire à un quart de lieue environ, doit entendre chanter les grandes girouettes de la terrasse. Donc, je dois renoncer au marteau, et demander à Daniella de m'apporter des clous à vis et des vrilles. Quant au bruit moins retentissant de la scie, j'irai me servir de cet outil dans le Pianto, où j'ai remarqué qu'aucun bruit du dehors ne pénètre; d'où je conclus qu'aucun bruit n'en doit sortir.
Ne pouvant rien commencer aujourd'hui, j'ai fait une nouvelle tournée à un autre point de vue. Il s'agit de savoir si, en collant l'oeil aux fentes des huis ou en grimpant aux murs d'enceinte, on peut m'apercevoir du dehors quand je ne suis pas dans mon casino. Je me suis assuré que les portes sont neuves et bien jointes; que les murs, qui me paraissaient médiocrement élevés, Continent, à l'extérieur, des escarpements formidables; enfin, que ma forteresse, avec son air bénin, est très-difficile à escalader.
Pourtant je dois regarder le casino comme une citadelle de réserve, en cas d'envahissement des autres parties de mon domaine par les curieux, et j'ai avisé à boucher les fentes des portes et fenêtres qui relient ma petite terrasse avec le fond du portique de Vignole, lequel sera mon promenoir les jours de pluie, et mon chemin de retraite rapide en cas d'alerte. Me voilà donc à l'abri de tout espionnage et de toute surprise. Il ne reste plus à redouter que le cas de sommation légale à la bonne Olivia, et le casino n'est garanti, du côté des appartements, que par des portes assez minces. En outre, il n'y a aucun moyen de s'en échapper sans courir grand risque de se casser le cou, et cette idée me fait frémir quand je songe que je peux être surpris avec Daniella, et qu'elle tenterait probablement de s'échapper avec moi.
Pourtant, tous ces palais italiens ont quelque ingénieuse cachette ou quelque issue mystérieuse, et je serais bien étonné si je ne découvrais pas l'une ou l'autre quelque part.
C'est toujours vers le Pianto que mon esprit va cherchant le mystère de Mondragone. Il est évident qu'Olivia et Daniella l'ignorent; mais, si l'écroulement de quelque passage secret a effacé le souvenir de la tradition, est-il possible d'en retrouver la trace?
Je suis donc retourné au Pianto, et j'ai vainement tâché d'explorer les cuisines, sous le terrazzone. Après quelques pièces insignifiantes, j'ai trouvé des murs et des amas de moellons placés récemment pour soutenir les voûtes qui menaçaient ruine. Cette partie est condamnée absolument. Remontant alors au cloître, je suis venu à bout, avec mon ciseau, de forcer le volet d'une de ces petites fenêtres plus larges que hautes, sortes de soupiraux qui me tourmentaient. J'ai lancé par là, d'abord de petites pierres que j'ai entendues, tomber assez profondément, et puis des morceaux de papier enflammés que j'ai pu suivre de l'oeil. Le premier que j'ai risqué a été le seul qui menaçât d'incendier le château. En le regardant descendre lentement et brûler à terre, je me suis assuré qu'il n'y avait là aucun amas de bois et aucun débris combustible; rien que le sol, semé de pierres et de briques cassées. Les autres papiers enflammés m'ont permis de distinguer parfaitement le local. C'est une cave assez spacieuse, bien voûtée, très-sèche, et qui communiquait à une cave contiguë par une arcade maintenant comblée de débris jusqu'au cintre.
Tout cela me serait bien facile à explorer au moyen d'une corde à noeuds fixée au soupirail, si ce soupirail n'était défendu par des barres de fer très-rapprochées et très-bien scellées dans la pierre. Il faudrait donc arracher cette grille, ce qui ne serait pas impossible avec les outils convenables; mais le bruit! Il ne m'est pas bien prouvé qu'il soit absolument étouffé dans cet entonnoir. Au premier ouragan, je profiterai du vacarme général pour risquer ce travail.
N'ayant plus rien à tenter aujourd'hui, je suis revenu sur ma petite terrasse pour vous écrire tout ce qui précède. J'ai, de là, cette magnifique vue dont je vous ai parlé, et, avec la jouissance des yeux, celle de l'ouïe; car, excepté le berger qui garde ses moutons sur les sommets de Tusculum, je suis l'habitant le plus haut perché de tout ce massif de montagnes. Tous les bruits des collines et des vallées montent donc jusqu'à moi, et j'ai eu le loisir, en vous écrivant, d'étudier cette musique produite par la rencontre fortuite des sons épars qui constitue, en chaque pays, ce que l'on pourrait appeler la musique naturelle locale.
Il y a des endroits comme cela qui chantent toujours, et celui-ci est le plus mélodieux où je me sois jamais trouvé. En première ligne, il faut mettre la chanson des grandes girouettes de la terrasse extérieure. Il est si régulièrement phrasé à son début, que j'ai pu écrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque souffle du vent d'est, qui règne depuis ce matin. Ce vent procède, sur la première girouette, par une phrase de deux mesures plaintives à laquelle répond la seconde girouette par une phrase pareille de forme, mais d'une modulation plus triste; la troisième continue le même motif, en le modifiant par un changement de ton très-heureux.
La quatrième girouette est cassée, par conséquent muette, ce qui est fort à propos, vu que son silence permet à la première de reprendre son thème dans le ton où il vient d'être porté par l'augmentation du vent; alors, pour peu que la bouffée continue, les trois girouettes chantent une sorte de canon à trois voix qui est fort étrange et fort pénétrant, jusqu'à ce que le souffle qui les pousse tombe peu à peu et les ramène, par des intervalles inappréciables à nos conventions musicales, c'est-à-dire plus ou moins faux, à leur justesse première.
Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l'ensemble. Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des Camaldules; mais il arrive, à chaque instant, que ces cloches leur font une très-belle harmonie. J'entends aussi, par moments, les phrases entrecoupées des orgues de ce couvent, ou de l'église de Monte-Porzio, village que j'aperçois sur ma droite, au-delà des Camaldules. Est-ce de l'une ou de l'autre église que partaient, cette nuit, les sons que j'ai cru être ceux d'un piano? En ce moment, rien n'y ressemble, rien ne m'explique ce phénomène d'acoustique.
D'autres chants se mêlent encore à ceux des girouettes: ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne. Ils chantent fort mal; ils crient du nez, et je n'en entends pas un sur cent qui me paraisse tant soit peu bien organisé pour la musique. Ils semblent avoir beaucoup moins conscience de ce qu'ils chantent que les girouettes de Mondragone. Néanmoins, je saisis parfois des phrases d'un caractère sauvage qui ne déparent pas le sentiment répandu dans l'ensemble.
Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés qui se dressent du côté de la villa Taverna comme des parasols ouverts au-dessus du stradone de chênes, et dans une cascade que je ne puis apercevoir, mais que je me rappelle avoir remarquée le long de l'énorme massif de maçonnerie qui soutient le terrazzone. Ces eaux perdues des ruines sont très mystérieuses. Les fontaines d'où elles jaillissaient étant brisées et taries, elles se sont frayé des passages inconnus dans les fondations et s'échappent par les fissures qu'elles rencontrent, au milieu de rideaux de plantes pariétaires qui font des cheveux et de la barbe aux grands mascarons béants au fond des niches.
Et puis, il y a les cris des oiseaux, bien que les oiseaux soient beaucoup plus rares ici que dans nos climats. Ce sont les vautours et les aigles qui dominent. Le menu peuple des petits chanteurs mystérieux des buissons me paraît en minorité. Il y a donc peu de doux gazouillements dans l'air, mais de grandes voix aigres qui semblent chanter une messe des morts, en se moquant de ce qu'elles disent.
En écoutant tout cela, je poursuis et tourmente une idée qui m'a bien souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard. Le vent, l'eau courante, les portes qui grincent sur leurs gonds, les chiens qui hurlent et les enfants qui crient, toutes ces voix qui sont censées chanter faux, produisent quelquefois, par cela même qu'elles échappent aux règles tracées, des effets d'une puissance et d'une signification extraordinaires. C'est peut-être bien à tort que les musiciens s'en offensent. Dans le faux, il y aurait à choisir, et, si nous n'avions le sens de l'ouïe oblitéré par la convention de la méthode, nous découvririons des beautés inconnues, des expressions souverainement vraies et nécessaires dans des dissonances réputées inadmissibles. Dans ce nombre, il faudrait ranger surtout la fantaisie éolique que ces girouettes rouillées me font entendre en ce moment. Elles pleurent et soupirent, dans leurs folles discordances, avec une énergie dont aucune définition musicale ne saurait rendre le déchirement. C'est quand elles sortent de leurs thèmes possibles, c'est quand je ne trouve plus le moyen de noter leurs vibrations délirantes avec des signes convenus, qu'elles remplissent l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l'infini.
Et nous, hélas! dans tous nos arts comme dans toutes nos manifestations de sentiment, nous touchons à la limite du possible avec une effrayante rapidité. Oh! comme je sens cela, maintenant que le sens de l'infini est entré avec l'amour dans mon âme! Comme je sens que les paroles sont vaines et les expansions bornées! je n'ose relire ce que je vous écrivais il y a une heure, dans la crainte d'être indigné d'avoir osé tenter de l'écrire! Et pourtant, mon coeur déborde, et j'ai comme un besoin de crier ma joie aux hirondelles qui passent sur ma tête et aux brises qui couchent les herbes sur les flancs des ruines. Mais je m'arrête, parce que je ne la sais pas, cette langue de l'infini qui me mettrait en rapport avec tout ce qui aime et respire dans l'univers. Le langage humain est court et grossier. Plus il s'alambique, plus il est cynique quand il veut raconter l'amour. L'amour! Il n'a qu'un mot, j'aime! et, quand il ajoute j'adore! il ne sait déjà plus ce qu'il dit. Aimer est tout; et ce qu'il y a de divin et d'ineffable dans cet acte immatériel de l'union des âmes, rien ne peut l'exprimer en plus ou en moins.
C'est qu'à un certain degré d'intensité de l'émotion, l'esprit rencontre un obstacle qui est comme le seuil du sanctuaire de la vie divine. Tu n'iras pas plus loin! voilà ce qui a été dit au flot de notre passion terrestre; au delà de certains cris de la céleste volupté, tu ne pourras plus rien dire; car tu serais Dieu si tu savais manifester le sixième sens, et il faut rester ce que tu es.
Le soleil baisse, et je n'ai, d'ailleurs, plus le coeur à écrire. Quand l'heure approche où je vais la revoir, je ne me rends plus compte que d'une impatience dévorante. Mais la voilà, je l'entends ouvrir la porte de la cour.
Ce n'était pas elle! C'était un de ces bruits qu'il me faut étudier un à un avec soin pour en découvrir la cause. La grande caserne du fond de la cour laisse pleuvoir ses ardoises, qui, en se détachant avec leurs clous du bois pourri, grattent le toit avant de tomber.—Elle est venue tard: j'ai été bien inquiet. Enfin, la voilà, et, pendant qu'elle met notre couvert, je veux vous dire ce qui se passe dehors à propos de moi.
Olivia et Mariuccia sont revenues de Rome; c'est pour les attendre et pour me rapporter le résultat de leur voyage que Daniella n'est venue qu'à sept heures. Lord B*** et sa famille sont à Florence et ne rentreront à Rome que la semaine prochaine. La princesse Borghèse est absente aussi; mais son intendant général, sûr des sentiments généreux de sa maîtresse, a parlé à un personnage puissant qui s'est engagé à paralyser les poursuites en ce qui concerne l'intégrité de mon asile, à la condition que je n'en sortirai pas sans sa permission écrite. Voilà donc un protecteur qui se constitue mon geôlier, et, pour un peu, je serais ici prisonnier sur parole. Mais c'est ma Daniella qui seule exige de moi ce serment. Le cardinal *** se contente de me faire savoir qu'en me tenant caché à Mondragone, je ne cours aucun danger. Il ne répond de rien si j'en sors seulement une heure.
Tout cela m'arrange on ne peut mieux, et je crois bien que, dans l'état des choses, il faudrait beaucoup de sbires et de gendarmes pour me faire quitter ma chère prison.