La débâcle impériale: Juan Fernandez
The Project Gutenberg eBook of La débâcle impériale: Juan Fernandez
Title: La débâcle impériale: Juan Fernandez
Author: Werner Scheff
Translator: Charles Schacher
Release date: August 21, 2012 [eBook #40551]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net
WERNER SCHEFF
LA DÉBACLE IMPÉRIALE
JUAN 
FERNANDEZ
ROMAN
ADAPTÉ DE L’ALLEMAND
———PAR———
CHARLES SCHACHER
=====PARIS=====
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, RUE ANTOINE-CHANTIN, 9
=====1922=====
3e mille
Harry SCHEFF
—————
La Débâcle Impériale
————
Juan Fernandez
Adapté de l’Allemand par SCHACHER
PARIS
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, RUE ANTOINE-CHANTIN (XIVe)
TABLE
CHAPITRE PREMIER, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX
Juan Fernandez
Les Possibilités sont sans bornes pour l’homme, mais les impossibilités aussi, bien que ce semble être là une contradiction. Entre ces deux Infinis, l’un qui lui appartient l’autre qui lui échappe, s’étend sa Patrie!
EMILE SIMMEL.
CHAPITRE PREMIER
Le soir tombe sur la terre allemande.
Dans le rapide qui l’emporte, Thor de Tornten embrasse de tous ses regards le paysage familier: la Patrie.
Une tiédeur vient du dehors, mais sur l’esprit du jeune officier de marine pèse toujours l’accablante ardeur des heures qu’il vient de vivre.
Sous ses yeux, les couleurs s’estompent, se fondent en un gris monotone que troue, par endroits, l’éclat de signaux lumineux.
Dans son esprit, il fait clair, comme au matin limpide d’un beau jour de printemps.
Depuis qu’il a franchi la frontière hollandaise, il se répète les dernières paroles du kaiser déchu, au moment des adieux:
—Et, Tornten, saluez pour moi la Patrie!
Il comprend, maintenant, l’aspiration passionnée que révèle ce cri, il conçoit le frémissement qui a fait trembler cette voix d’empereur jadis si ferme, si sûre d’elle.
Le lieutenant de vaisseau soupire; ses pensées prennent un tour plus profond. Par bonheur, depuis des heures, il est seul dans son coupé et personne n’est venu troubler sa méditation.
Le souvenir d’Amerongen lui fait sentir plus pénibles les tristesses de l’exil.
Après tout, il a femme et enfant et son cœur d’Allemand bat d’un ardent désir de revoir le pays.
Mais voici que le rapide entre en gare de Hanovre. C’en est fini de la rêverie solitaire.
Comme Thor redressait sa haute taille de géant blond, s’intéressant au mouvement de la gare, un employé ouvrit brusquement la portière, déposa dans un des coins une somptueuse valise de peau claire, tandis que, pénétrant dans le compartiment, un petit personnage barbu prit place en face du jeune marin.
A l’instant même, comme pour échapper au commencement d’involontaire examen auquel allait se livrer son vis-à-vis, le nouveau venu déploya devant ses yeux le dernier numéro du Vorwaerts.
Cependant, avant même que le train ait repris sa marche, il parut se rappeler qu’au moins officiellement la révolution n’avait rien modifié aux règles de la bienséance.
Il laissa, en effet, retomber son journal et s’inclina légèrement devant son compagnon de voyage dont les formes minces et raides évoquaient le souvenir récent de l’uniforme impérial. Mais les quelques paroles de politesse dont il allait accompagner son salut ne dépassèrent pas ses lèvres.
Stupéfait, il regarda son voisin, secoua sa tête expressive et fine, puis s’exclama, tout joyeux:
—Tornten!
—Grotthauser! s’écria le lieutenant de vaisseau, répondant à cette soudaine reconnaissance.
Et les deux amis échangeaient avec une chaleureuse poignée de main les congratulations que comportait le hasard heureux auquel ils devaient leur rencontre.
—Quelle surprise de te retrouver, Tornten! opina le petit homme, dont tout le fin visage riait dans sa barbe d’or, tandis qu’il repliait et déposait près de lui son journal. Il y a bien six ans que nous nous sommes vus.
—Exactement, fit Thor. C’était à Berlin. Heureux temps! Et toi, qu’es-tu devenu depuis? Que viens-tu faire à Hanovre?
—Que de questions! Mais, sais-tu bien que c’est plutôt à moi de me renseigner sur les événements auxquels tu as pris part dans ces dernières années!
«Moi, je suis resté à l’arrière, une vieille blessure à la jambe m’ayant fait classer dans les inaptes. Mais toi, tu as acquis un nom glorieux au sein des batailles!...
—Qu’importe, si elles n’ont pu éviter le désastre! riposta Thor avec un amer ricanement.
—Ce n’est point ta faute, objecta Jacob, qui parut un peu gêné et haussa légèrement les épaules.
«Nous sommes abattus! cela n’enlève rien au mérite de nos soldats. Au reste, pour que rien ne vienne, par la suite, interrompre le récit de tes exploits, je vais commencer par te mettre brièvement au courant de ma vie.
«J’ai pris la direction de notre usine de Hanovre... Une fabrique de caoutchouc.
«Tu le savais déjà?
«Mon père est mort subitement, il y a deux ans et j’ai dû prendre sa place. Je me suis marié aussi!
Elevant la main gauche, il fit briller son alliance d’or aux yeux de l’ami retrouvé. Ce dernier fit le même geste et tous deux se prirent à rire.
—J’ai même un fils de quatre ans, ajouta le lieutenant de vaisseau.
—Moi, une fille qui va en avoir deux.
—Naturellement, tu es très heureux; on voit la joie éclater dans tes yeux.
—Naturellement!... Et toi?
Thor de Tornten eut, avant de répondre, une courte hésitation. Ce ne fut qu’un éclair, mais qui n’échappa point à son sagace interlocuteur, bien que l’officier se fût aussitôt repris pour répliquer vivement, à son tour:
—Evidemment, moi aussi!
Jacob Grotthauser fit habilement dévier la conversation et n’insista pas sur ce petit incident.
Avec beaucoup de verve, il raconta sa vie, pendant la tourmente. Mais son regard discrètement interrogateur, se posait sur son ami, quêtant une réponse.
Pourquoi Thor de Tornten resta-t-il insensible à cette muette curiosité, se complaisant à écouter le récit des joies que son interlocuteur avait trouvées dans la possession d’une jolie femme et la venue d’une gracieuse fillette?
Pourquoi demeura-t-il silencieux alors que ses actions d’éclat, publiées par toute l’Allemagne, lui donnaient le droit de les conter.
L’usinier était un vieil ami du lieutenant de vaisseau. Tout jeunes, dans le Schleswig, où les biens de leurs pères se touchaient, ils avaient vécu ensemble le temps heureux des escapades de jeunesse perpétrées en commun et n’avaient été séparés que beaucoup plus tard, par la vie qui leur assigna des voies différentes.
Thor était entré dans la marine. Riche de la fortune de son père, Grotthauser s’adonna, d’abord aux études historiques pour entrer ensuite dans la firme paternelle dont les importantes fabriques de caoutchouc rayonnaient par tout l’empire, assurant au fils unique de Johann Grotthauser la sécurité durable d’un bien-être matériel.
Le petit homme aux traits rusés et fins n’ignorait pas que ce même bien-être n’avait pas dû s’asseoir sans luttes au foyer de son ami, si même...
Les Tornten étaient une vieille famille de hobereaux ruinés. Servant la patrie depuis de nombreuses générations, c’est à peine s’ils avaient pu glaner dans l’accomplissement de ce devoir, la maigre pitance d’une très modeste existence.
Le père de Thor était, à cette époque, un tout jeune officier et s’était battu vaillamment à Königgrätz: blessé dans cette rencontre, il avait été réduit à prendre, comme invalide, une retraite prématurée. Un hasard heureux lui avait fait connaître et aimer, à l’hôpital où on l’avait transporté, la fille d’un propriétaire du Schleswig. Il l’avait épousée, était retourné au pays natal pour s’y retirer et finir en campagnard, une existence qu’il avait rêvé de consacrer à de plus glorieuses destinées.
Thor naquit au bout de huit années seulement de cette union. Il grandit sur le bien paternel et perdit de bonne heure et son père et sa mère. Ses tuteurs décidèrent de son avenir dans le sens de l’ardente vocation que manifestait le jeune orphelin et il entra dans la flotte.
Pendant les années qui précèdent la guerre, Grotthauser ne rencontre qu’incidemment son ami d’enfance et n’entend jamais parler de lui.
Mais tout change aussitôt que la grande tourmente s’est déchaînée sur les peuples.
Thor de Tornten devient une célébrité. D’abord, il est, dans la mer du Nord, le chef anonyme d’un de ces sous-marins qui, désignés par un U et un chiffre font tant parler d’eux.
Et le peuple allemand enthousiasmé d’une fatale confiance dans le succès de la guerre navale, associe le nom du jeune marin à la gloire de leurs exploits.
Lui, les a accomplis avec l’espoir farouche d’assurer la victoire à sa patrie, trompé en cela comme les millions d’Allemands qui l’acclament.
Bientôt, il faut à son ardeur des horizons plus vastes. Soudain il apparaît avec son bâtiment, aux Dardanelles, y signale son passage en coulant de puissantes unités, une française, une anglaise. Mais il ne s’attarde pas dans ces parages. Rappelé par l’amirauté, il promène son invincibilité active dans les eaux irlandaises jusqu’au jour où il se classe parmi ces héros qui, par delà l’océan, sur les côtes d’Amérique, vont ouvrir la guerre contre ce que les puissances alliées appellent le droit des gens.
Pendant tout ce laps de temps, Grotthauser n’a pas trouvé l’occasion de rencontrer ou de s’entretenir avec son ami d’enfance.
L’idée lui est venue, parfois, de se mettre en relations avec Thor. Mais l’opinion qu’il professe pour les actes que le lieutenant de vaisseau accomplit avec le zèle passif d’un soldat obéissant, la conception personnelle qu’il s’est faite de la conduite de la guerre, l’ont détourné de rechercher une rencontre avec l’héroïque marin.
Il souffre de savoir que cet homme d’élite, comme il se plaît à le nommer, joue son existence pour la destruction de richesses qui, dans l’avenir, feront défaut non seulement aux ennemis, mais encore à la patrie.
Aussi a-t-il voulu tout ignorer des événements auxquels Thor s’est trouvé mêlé depuis le cataclysme et n’a-t-il même pas eu connaissance du mariage de son joyeux compagnon de jeunesse.
Cependant ce dernier éprouve le sentiment qu’il devait à son ami, sur son existence intime quelques détails, un peu plus d’expansion que n’en comportait sa courte et réticente réponse de tout à l’heure.
Grotthauser, au surplus, avait marqué par une pause dans son récit qu’il attendait à son tour des confidences.
Thor prit donc la parole:
—Je me suis marié aussitôt après notre première rencontre. Ma femme est une baronne Ballendorf. J’avais fait sa connaissance à Ostende.
«Le début de la guerre marqua, comme pour tant d’autres, le terme de notre bonheur, car je dus laisser derrière moi, à Berlin, ma femme et le fils qui venait de me naître. Depuis, je n’ai pu les revoir que pendant de courtes apparitions.
«Ilse est demeurée trop souvent seule et le bambin a parcouru les premières années de son existence sans presque avoir connu son père.
—Triste, opina Grotthauser.
—D’autant plus triste que mon Otto courait le risque de perdre tout à fait son père. J’ai peut-être été parfois criminel en courant, comme je l’ai fait, au-devant des dangers, insoucieux, l’esprit libre, sans une pensée pour mon fils.
—Tu as dû en voir d’effroyants!
—De sévères, riposta le lieutenant de vaisseau, les yeux brillants. En même temps, il s’animait, comme s’il éprouvait un soulagement de n’avoir plus à parler de son ménage.
—Oh! tes exploits me sont connus, fit Jacob Grotthauser souriant. Les journaux en ont assez parlé pour forcer mon admiration. Mais où je ne sais plus rien de toi, c’est depuis que le malheur s’est abattu sur l’Allemagne.
—Tu veux dire depuis la débâcle?
—Oui.
—Eh bien! quelques semaines avant l’écroulement, je fus mandé au Quartier Général. Le kaiser m’avait connu à l’occasion d’une revue qu’il passa des équipages de sous-marins.
«Je crois pouvoir dire non sans orgueil qu’il m’avait en très haute considération et voulait me retenir auprès de lui pour me consulter en certaines occurrences.
«Oh! si cela s’était produit en d’autres circonstances, j’aurais pu aller loin!
«Mais, en ce temps-là, l’heure était venue pour le seigneur de la guerre d’abandonner son pays, son armée, afin d’éviter le déchaînement de la guerre civile qui, déjà grondait derrière lui.
«Je fus parmi les rares fidèles qui l’accompagnèrent à Amerongen.
«J’en arrive aujourd’hui, retournant à Berlin.
—D’Amerongen?
Thor inclina la tête avec un rire silencieux et répéta:
—D’Amerongen!
—Mais alors, mon cher garçon, tu es l’un des personnages les plus intéressants que je puisse rencontrer sur mon chemin.
—D’accord! Mais je suis aussi et surtout un des hommes les plus malheureux que tu puisses voir... Retrouver ainsi sa Patrie!...
—Comment l’entends-tu?
—Sans maître! proclama le colosse blond, qui se redressa tout d’une pièce. Oui, sans maître, sans droits, sans espoirs!
—Tu pousses le tableau trop au noir... Nous ne sommes pas sans maître, puisque nous sommes devenus nos propres maîtres. Nous ne resterons pas privés de droits, car bientôt une justice s’établira que nul n’aura le pouvoir de violer et qui sera le véritable droit des gens; enfin tu ne peux pas dire que nous sommes sans espoirs, car elles vivent encore dans le peuple allemand, cette antique force et cette valeur qui prépareront notre relèvement.
Mais Thor secoua sa tête blonde. Son visage imberbe, aux traits énergiquement taillés, demeura grave:
—Hélas! nous ne sommes pas encore mûrs pour nous gouverner nous-mêmes; il n’existe point sur cette terre de droit fondé sur l’équité et, quant à nous relever jamais, on saura bien nous en empêcher.
—Je crains que tu ne reviennes de là-bas l’esprit faussé, hasarda Grotthauser. Tu as beaucoup à apprendre parmi nous, Thor!
«Nous sommes loin, ici, de penser comme toi. Certes, pour le moment, cela ne va pas bien. Nous traversons, aujourd’hui, les humiliations pénibles et les vicissitudes qui, jamais, ne furent épargnées aux vaincus.
«Pense à ce que nous perdons.
«Mais un peuple ne doit pas en arriver à douter ou à tomber dans les moyens extrêmes qui n’ont jamais amélioré une situation.
«Nous souffrons de la faim, de la misère, nous attendons les décisions du vainqueur.
«Des faibles peuvent croire qu’il existe une solution brutale à cet état de choses. Mais les forts et les avisés savent bien qu’il nous reste une seule issue, le travail de tous dans le pouvoir qui est à tous. Et, grâce à Dieu, ce sont ceux-là qui sont au gouvernail.
—Dieu veuille que tu aies raison, douta le lieutenant de vaisseau. Mon plus profond désir est de voir les événements confirmer ta prophétie.
«En tous cas, il eût été plus simple, à mon avis, de ne pas chasser d’abord un gouvernement pour en reconstituer ensuite un nouveau, au prix de quelles peines et de quelles souffrances.»
Grotthauser riait:
—Nous y voilà! admira-t-il. Naturellement, c’est au kaiser que tu penses.
—Bien entendu!
—Es-tu donc aveugle, Thor, pour ne pas voir que lui et son entourage portent la responsabilité de tous nos malheurs?
—Pas lui, et pas son entourage seulement. En ce qui concerne sa personne, je ne croirai jamais qu’il ait quoi que ce soit à se reprocher pouvant le rendre responsable des malheurs du peuple allemand.
«Vois-tu, Jacob—et la voix de Tornten devenait plus âpre, animée de l’ardente conviction d’une plaidoirie passionnée—vois-tu, vous tous, ses amis aussi bien que ses ennemis, il vous manque, pour le juger, lui et ses actes, une conception qui a, cependant, la plus grande importance.
«Vous oubliez que c’est un homme, celui que vous devez condamner ou acquitter, rien qu’un homme seulement!... un surhomme, devrais-je dire.
«Supposez n’importe qui d’autre à sa place.
«Avant la guerre, pendant la guerre, maintenant même que le dénouement est survenu, nul autre n’aurait agi différemment de lui.
«C’est un homme, dis-je, avec toutes les faiblesses et toutes les supériorités d’un homme. Il a prêté l’oreille aussi volontiers aux bons conseils qu’aux mauvais, hélas! Je ne conteste pas que beaucoup de mal ait été commis en son nom, mais en son nom seulement et jamais de par sa volonté.
«Il n’a pas laissé faire le mal consciemment ni dans le dessein de le faire.
«Mais ce que vous ne voulez plus vous rappeler c’est qu’au nom de ce même kaiser, aujourd’hui malheureux, proscrit, il a été fait aussi beaucoup de bien à ce pays.»
Le petit homme plissa son fin visage et devint pensif.
—Il y a du vrai, un peu de vrai dans tes paroles, accorda-t-il. Il m’est arrivé souvent de me demander comment se serait conduit un autre occupant ce poste suprême où l’avait élevé l’ignorance d’un peuple et la sottise d’une tradition séculaire. Mais cette ignorance, cette sottise traditionnelle, ce sont là précisément nos fautes.
«On ne confie pas la décision sur les destinées d’un Etat, pour le mieux et pour le pire, entre les mains d’un seul homme.
«C’est la communauté qui doit y concourir.
—Tu es démocrate?
—Pis encore... Social-démocrate!
—Toi, un industriel?
—Et, qu’est-ce que ceci peut bien faire à cela? Dès que les circonstances le permettront ou que l’accomplissement des événements semblera favorable, mes exploitations seront socialisées aussi bien que les autres entreprises.
«Cela ne m’empêchera pas de vivre.
«Mais ce ne sera pas une catastrophe financière qui m’arrachera mes convictions. Les travailleurs possèdent un droit primordial sur le produit de leur travail.»
Il y avait déjà un moment que le rapide avait quitté Hanovre, poursuivant sa route vers l’est.
Thor de Tornten ne pensait plus maintenant à laisser ses regards errer le long de la campagne prussienne.
Son entretien avec son ami d’enfance l’empoignait à présent. Pendant des heures, les deux hommes auraient échangé leurs vues sur les destinées présentes ou futures de leur nation.
Ils représentaient deux conceptions de l’univers tout à fait divergentes, rarement appelées à se rencontrer en un semblable tournoi. D’un côté, l’aîné, élevé dans l’Empire, mais possédant la supériorité d’un coup d’œil éclairé de philanthrope, assez dégagé des mesquineries de son éducation pour ne pas borner son ambition à la poursuite de ses avantages personnels et sachant concevoir au delà quelque chose de plus grand, le salut de l’humanité, Johann Grotthauser, fils de l’industriel, qui s’attache plus encore au bien-être des masses agissantes qu’à son propre intérêt.
De l’autre côté, en contradiction avec ces vues désintéressées, une volonté plus noble encore, à laquelle cependant il manque ce qui fait la force de l’usinier, la liberté de voir et de juger. Grandi dans la croyance à l’inaccessible pouvoir divin d’une Majesté qu’il reconnaît encore maintenant bien qu’elle ait perdu son éclat et son élévation, Thor sait, à chaque accusation de son ami, visant le solitaire d’Amerongen, opposer une réplique, un argument, une justification.
Et, quand il ne trouve pas d’autre excuse, sa contentant de dire: «C’est un homme», il est conscient de ce que, devant cette objection, son amical contradicteur faiblit et, parfois, doit céder.
Mais, entre eux, aucune conclusion n’est possible, encore moins une entente; le fossé est trop profond qui se creuse entre leurs deux convictions.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En arrivant à Berlin, ils avaient épuisé dans leur entretien tous les sujets qui, à l’heure présente, passionnent des millions d’Allemands: les causes et les origines de la guerre; la responsabilité des fautes commises dans la conduite de celle-ci; la paix impitoyable que l’Allemagne vient de signer, il y a quelques semaines à peine; l’avenir de l’Empire et, ce qui touche Thor de Tornten au plus profond de son être, la prétention exprimée par l’ennemi de juger le kaiser et ses conseillers responsables.
Devant la gare, les deux hommes se séparèrent.
Grotthauser était un étranger dans la capitale, un provincial, comme il disait plaisamment. Il était descendu dans un hôtel de l’avenue Sous les Tilleuls, où il se fit conduire immédiatement.
Thor avait, de son côté, la désagréable surprise de constater que ni sa femme, Ilse, ni même son valet de chambre n’étaient venus à sa rencontre et c’est sous l’influence de cette contrariété qu’il serra la main de son ami.
—Nous nous reverrons bientôt, cria l’industriel en tournant la poignée de la lourde voiture de l’hôtel. Je suis à Berlin pour trois semaines... à ta disposition. Ne m’oublie pas, Thor!
«Nous avons abordé bien des sujets, mais il en reste beaucoup d’autres que nous avons laissé de côté.
—Nous y aviserons, concéda le lieutenant de vaisseau avec un rire embarrassé.
Resté seul, il siffla une auto de place et fit charger sa malle. Il était de mauvaise humeur et assista, sans s’y intéresser, à la course par les rues brillamment éclairées de Berlin.
Peu à peu, cependant, il se ressaisit, éprouva plus nettement la sensation du retour au centre même de l’Empire et se laissa reprendre au charme de la capitale que, malgré toutes les erreurs, toutes les fautes de ces dernières années, il aimait comme on aime une mère. Il conçut le rôle qu’elle tenait et comme, en elle, attaquée, injuriée, s’incarnait le reste de puissance qui demeurait à la patrie.
Et ces réflexions lui firent oublier la singulière méconnaissance de ses devoirs, qui avait détourné sa femme de venir à sa rencontre, lui souhaiter la bienvenue après une séparation de plus d’une année, ou, tout au moins, en cas d’empêchement, d’y envoyer ce maroufle de Toman, son valet de chambre.
L’appartement de Thor occupait le rez-de-chaussée d’un élégant immeuble dans l’avenue du Grand-Electeur.
C’était la demeure d’un homme fortuné, car, ce que le lieutenant de vaisseau avait oublié de dire à son ami, c’est qu’en conduisant à l’autel Ilse de Ballendorf, il n’avait pas précisément épousé une bergère, mais qu’il était devenu le maître envié d’une multimillionnaire. Elle était fille d’un grand propriétaire du nord qui, pouvant faire pour elle tous les sacrifices, considérait comme le moindre de la pourvoir royalement, à l’occasion de son mariage avec le jeune officier de marine.
Aussi, pendant les séjours qu’il faisait à Berlin, auprès de sa femme et de son fils, Thor vivait-il dans une large aisance, à l’abri de tout souci matériel.
En quittant l’automobile qui l’avait amené pour se diriger vers sa maison, le lieutenant de vaisseau constata que seules deux fenêtres de son appartement étaient éclairées. Il eut tôt fait de sonner le portier et de lui faire prendre sa malle. Lui-même pénétra dans la maison et se trouva bientôt dans l’antichambre de son appartement, où Toman, en bras de chemise, l’accueillit avec une stupéfaction non déguisée.
—Vous, monsieur le commandant! s’exclama le domestique, avec l’expression de la plus sincère surprise. Vous ici!
—N’a-t-on donc pas reçu ma dépêche? interrogea Thor pendant que le valet au large torse enlevait le léger pardessus qui couvrait les épaules de son maître. J’ai cependant télégraphié mon arrivée. Où est madame, ajouta-t-il, tandis que Toman secouait sa tête aux cheveux ras.
—Madame est partie aujourd’hui même à Kolberg.
—A Kolberg? Ah! sans doute pour l’enfant.
—Pardon, monsieur le commandant, l’enfant est resté à la maison.
Thor dressa l’oreille, mais se garda de trahir devant le domestique ses sentiments secrets.
—Quand madame doit-elle rentrer?
—Dans deux ou trois jours.
—Et qui s’occupe de l’enfant?
—Miss Bolton.
—Ah! oui, l’Anglaise, pensa Thor. Ilse lui avait écrit, en effet, qu’elle avait trouvé à engager pour le jeune Otto une institutrice anglaise. Thor désirait que son fils apprît la langue des anciens ennemis de l’Allemagne comme la sienne propre.
L’officier franchit la porte que Toman ouvrait devant lui. Le valet de chambre le suivit dans le cabinet de travail où il s’empressa de tourner le commutateur et fit jaillir la lumière sur le bureau.
—Mon commandant désire-t-il souper?
—Inutile, Toman. Dites-moi plutôt ce qu’il y a de nouveau.
—Rien de saillant que je sache.
—Madame et M. Otto sont-ils en bonne santé?
—Parfaitement, monsieur le commandant. Toman était le modèle des valets de chambre, à condition de n’exiger ni cet attachement durable, ni cette fidélité qui liaient les anciens domestiques à leurs maîtres. Il était assez négligent; incapable d’ailleurs d’une mauvaise action.
Thor l’avait engagé peu après son mariage et Toman s’était toujours montré le même. Il faisait son travail mais rien de plus.
—M. Otto est-il encore debout, demanda Thor en s’approchant au coffret à cigares qu’il ouvrit. Je voudrais bien le voir.
—Dois-je prévenir Mlle Bulton?
—Si c’est possible, je voudrais bien aussi voir mademoiselle.
Toman s’empressa. Thor choisit un cigare dans le coffret et l’alluma.
Puis, se laissant tomber dans le confortable fauteuil de cuir installé près de son bureau, il se prit à songer, tout en chassant devant lui un nuage de fumée.
Comme il l’avait rêvé différent, ce retour au foyer! Sot qu’il était! Arrive-t-il jamais rien dans l’existence tel qu’on l’a espéré?
Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était le motif qui avait pu déterminer Ilse à quitter ainsi Berlin précisément le jour fixé par son mari pour rentrer après une si longue absence. Elle avait dû recevoir la dépêche; donc elle était au courant de sa venue.
Thor de Tornten se sentit retomber dans cette mauvaise humeur qui l’avait pris à la gare et qu’il avait eu tant de peine à secouer.
Ne trouverait-il jamais dans son ménage ce calme reposant qu’il souhaitait si ardemment en épousant Ilse?
Ne rencontrerait-il auprès de cette femme, rien autre, comme pendant les années de guerre, que de tièdes sentiments en surface, sans véritable affection?
Certes, il n’était pas mari heureux et avait conscience qu’Ilse n’était pas heureuse non plus.
La guerre, pensait-il, avait détruit l’harmonie de son ménage. Pendant toute cette longue période, il n’était venu que cinq fois chez lui, toujours pour de courtes apparitions, avec l’angoissante certitude que rien n’en pouvait prolonger la durée.
Cette hantise et la perspective plus cruelle encore de ne jamais se revoir avaient empêché la tendresse de s’installer entre les deux époux.
Le peu d’amour qui avait survécu aux premières années de leur existence commune s’était promptement consumé dans cette fièvre.
Et si de son côté le mari faisait de louables efforts pour reprendre auprès de sa femme dont il avait chéri la grâce exquise, la place qu’il avait conquise naguère, Ilse se montrait récalcitrante. Elle demeurait ironique et froide.
Parfois, des accès de colère prenaient au jeune officier lorsqu’au cours de ses permissions, il l’entendait parler, la voyait agir, si indifférente auprès de lui, si changée de ce qu’elle était.
Il alla jusqu’à se demander si, au moins, elle était bonne mère pour leur enfant.
Qu’elle ne l’aimât plus lui-même, qu’elle eût réussi à refroidir son propre amour, il n’en doutait plus; mais ce lien restait entre eux, cet enfant que la nature leur avait donné.
Ilse était une femme du monde qui ne voyait rien au delà de ses désirs et de ses soucis.
Jadis, à Ostende, elle avait accueilli la cour de Tornten parce qu’il lui plaisait de s’attacher ce prestigieux marin dont toutes les femmes raffolaient, où qu’il parût.
Mais elle avait bien vite senti combien il était différent d’elle.
Dès le début, il aurait aimé se retirer dans la solitude de son domaine, y vivre en paysan, loin du monde. Elle, au contraire, n’existait que pour ce monde, n’aspirait qu’à lui.
De même que leurs goûts, leurs sentiments s’étaient heurtés. La guerre faisant le reste avait complètement désuni leurs cœurs.
Thor en était là de ses tristes pensées lorsqu’une porte s’ouvrit laissant passer une mince silhouette de jeune femme.
L’officier se leva et s’inclina pour un léger salut qui lui fut aussitôt rendu.
—Miss Bolton?
—Oui, monsieur le capitaine.
La blonde gouvernante plaça doucement sa main dans celle que lui tendait le géant. Près de lui, sans être petite, elle paraissait une enfant. Thor observa que l’embarras avait fait monter le rouge là son gracieux visage.
—Asseyez-vous, je vous prie, miss Bolton, insista-t-il poliment.
Mais elle resta debout, attendant pour s’asseoir que lui-même eût pris un siège. Puis, les mains croisées sur les genoux comme une écolière, elle attendit discrètement qu’il lui adressât la parole.
Cependant, l’officier ne se pressait pas de parler et l’examinait longuement.
La lumière inondait sa figure et Thor remarqua, pour la première fois, combien son visage était attrayant.
Il sut immédiatement gré de sa beauté à la jeune Anglaise, la trouvant ravissante et ne pouvant s’empêcher de l’admirer.
Carry Bolton, elle, avait tourné ses regards vers le sol, mais non sans avoir dévisagé attentivement, et avec quelque surprise, le maître de la maison et, dans cette attitude modeste, elle attendait qu’il commençât à lui parler.
—Ma femme vous a confié notre fils, débuta enfin le lieutenant de vaisseau, et vous devez penser, miss Bolton, tout ce que cela peut signifier pour moi.
«Un jeune enfant conserve toute sa vie l’empreinte des premières mains qui ont la charge de le modeler. C’est pourquoi je dois vous prier de me dire d’abord qui vous êtes et quel hasard vous a amenée à Berlin, précisément en ce moment, après la guerre.
—Je ne suis, à vraiment dire, pas une pure Anglaise, répliqua-t-elle en souriant.
«Je suis Allemande. Mon père était, au commencement de la guerre, employé à Hoppegarten. Ma mère, qui est morte depuis plusieurs années, était gouvernante allemande. Père vient de quitter Ruhleben, où il est resté si longtemps interné et est allé en Angleterre chercher une place.
«Moi, je ne l’ai pas suivi, parce que... parce que je ne voulais pas lui être à charge.
—C’est triste, miss Bolton, d’être obligé de quitter ceux qu’on aime. Au moins, êtes-vous satisfaite de votre emploi dans ma maison?
—Certes, monsieur le capitaine, je ne pouvais trouver mieux. Et puis... j’aime tellement votre fils que je ne pourrais plus me séparer de cet enfant.
—Cela me fait plaisir de vous entendre parler ainsi. Et le petit vous rend-il cette affection?
—C’est ce dont vous pourriez vous assurer immédiatement, monsieur le capitaine. Otto est encore éveillé. C’est un enfant joueur et vivace, qui n’aime pas le lit et s’endort difficilement.
Elle voulut se lever, mais Thor lui fit signe de rester.
—Voulez-vous me répondre encore à une question? demanda-t-il.
—Comme vous voudrez, monsieur le capitaine, fit-elle modestement.
Tornten hésitait. C’était pour lui une indicible souffrance de parler à Carry Bolton de choses qui lui poignaient le cœur. Il ne pouvait oublier qu’elle n’était pour lui qu’une inconnue peu de minutes avant cet instant. Cependant, elle était plus à son niveau que Toman.
—Savez-vous si ma femme avait reçu, avant son départ, la dépêche annonçant mon arrivée, miss Bolton? s’informa-t-il en cherchant à prendre un ton dégagé.
La blonde Anglaise réfléchit un instant.
—Un facteur est certainement venu ce matin apporter un télégramme. Ce qu’il y avait dans la dépêche, je ne l’ai pas su. Madame ne m’en ayant pas parlé. Mais elle avait déjà projeté hier son voyage à Kolberg et est partie d’ici exactement à quatre heures.
Thor se mordit les lèvres. Ainsi, Ilse savait qu’il rentrait et cependant elle n’avait pas hésité à quitter sa maison pour aller aux bains de mer rejoindre quelque amie! Les courtes apparitions à Berlin du jeune officier l’avaient accoutumé à bien des mécomptes, mais cette fois, vraiment, l’indifférence de sa femme passait les bornes.
Cela semblait être une offensive voulue.
Et devant la petite institutrice, il se sentit gagner par un mouvement d’humiliation, car elle avait dû, comme Toman sans doute, remarquer de quelle manière on traitait son maître.
Tout de suite il se leva:
—Voulez-vous me conduire auprès de l’enfant, miss Bolton?
—Avec plaisir!
Carry le précéda dans la chambrette où le garçonnet commençait maintenant à s’assoupir. Mais à l’approche de l’institutrice, le petit s’éveilla, se souleva derrière le rideau de son petit lit et l’appela.
Dans ce mouvement, il reconnut son père et lui fit fête.
Thor s’empressa, tira le rideau de la couchette et, passant le bras autour de ce tendre corps d’enfant, il s’assit sur le bord du lit pour mieux embrasser le petit homme qui tenait tant de place en son cœur.
Discrètement, miss Bolton était allée à l’une des fenêtres, laissant le père et le fils aux joies de leurs épanchements. Il y avait cependant, dans l’attitude de la jeune Anglaise, tant de grâce aimable et de charme élégant que Thor ne put longtemps se détourner d’elle. Après quelques minutes consacrées à son fils, dont la tendresse et les caresses lui faisaient tant de bien et le consolaient de l’absence, insolite à ce moment, de celle qui était sa femme, il reprit:
—Il est superbe, miss Bolton!
La jeune fille se détourna de la fenêtre et approcha:
—Mais aussi, c’est que nous avons été passer deux mois dans le Riesengebirg, explique-t-elle, souriante d’orgueil aux compliments de Thor.
—Papa, s’écria le petit, viens-tu de chez le kaiser? Mlle Bolton m’a dit que tu habitais avec le kaiser!
Thor posa la main sur la frêle tête aux cheveux blonds, contempla, pensif, le frais visage qui reflétait si exactement ses propres traits:
—J’ai vécu auprès de celui qui fut notre kaiser, mon petit, mais il ne l’est plus.
—Cela peut-il donc arriver qu’un kaiser ne soit plus un kaiser?
L’enfant ravivait la blessure encore béante de Thor, qui ne savait comment répondre. Mais Otto continuait son babillage.
—Maman m’a raconté un jour l’histoire d’un kaiser qui avait été déchu. Mais le nôtre était né sur le trône.
—Ne pense pas à cela, fit Thor en se relevant doucement et en câlinant encore une fois la chevelure courte et drue de son fils.
«Qui sait ce que les peuples penseront à ce sujet quand tu seras devenu plus vieux... si vieux que tu pourras répondre toi-même à de semblables questions?
«Et maintenant, bonsoir, Otto.»
Il embrassa le petit un peu déçu et tendit la main à Carry Bolton.
—Je suppose que votre présence est encore indispensable ici pour un moment, miss Bolton?
—Il faut que je reste auprès d’Otto, répliqua-t-elle, jusqu’à ce qu’il soit endormi.
—Je vous remercie donc encore une fois de tout ce que vous faites pour mon enfant et vous souhaite une bonne nuit.
—Bonsoir, monsieur le capitaine.
Dans le couloir qui conduisait aux appartements antérieurs, Toman accourait au-devant de son maître.
—Monsieur le commandant, s’écria-t-il on vous demande au téléphone.
—A cette heure de la nuit? Qui donc cela peut-il être?
—J’ai oublié de dire à mon commandant qu’on a déjà demandé aujourd’hui trois fois après lui, ajouta Toman tandis que Thor se hâtait vers son cabinet de travail.
Au téléphone, il eut tout de suite l’explication. Son ami Rittersdorf lui souhaitait la bienvenue à Berlin. Thor reconnut la voix de son camarade dès qu’il porta le récepteur à son oreille.
—Bonsoir, Tornten, transmit l’appareil. Quelle joie de vous saluer de nouveau parmi nous!
—Merci, Rittersdorf. Vous avez donc reçu mon télégramme?
—Avant midi. J’ai déjà cherché plusieurs fois à obtenir la communication avec vous, car je ne savais pas exactement par quel train vous arriviez. Je ne voulais d’ailleurs pas aller troubler à la gare les embrassements qui doivent rester le privilège de votre femme et de votre fils.
Thor garda le silence, laissant son camarade continuer.
—Avez-vous fait bon voyage, Tornten?
—Merci, excellent! Depuis Hanovre, j’ai eu la compagnie d’un ami d’enfance.
—Non, un civil, tout ce qu’il y a de plus civil, et un rouge encore!
—Ah! fit-on à l’autre bout du fil. Vous me raconterez cela. Dommage que vous ne soyez pas arrivé vingt-quatre heures plus tôt.
—Pourquoi?
—Je vous téléphone du restaurant de Schwanbach. Nous sommes réunis ici six camarades de notre arme, qui méditons sur les jours passés et sur des jours meilleurs.
Thor tressaillit. Un désir lui venait.
—Qui y a-t-il avec vous? demanda-t-il en jetant un rapide coup d’œil à sa montre.
—Kammitz, Rieth, Sellenkamp et les deux Walding, sans parler de votre serviteur. Nous avons décidé de nous rencontrer le premier dimanche de chaque mois, au Schwanbach, chaque fois que nous nous trouverons à Berlin. Nous échangeons des souvenirs, Tornten, et nous voyons aussi comment chacun se comporte sous la pression des événements. Ah! c’est vraiment triste!
Pendant un instant le lieutenant de vaisseau hésita; mais le besoin lui venait de faire cesser, ne fût-ce que pendant quelques heures passées au milieu de ses camarades, l’isolement qui lui pesait.
—Ecoutez, Rittersdorf. Je n’ai pas prévenu ma femme de mon retour et, par suite, je ne l’ai pas trouvée à la maison. Voilà ce que c’est que de vouloir faire des surprises. Il n’est qu’onze heures. Si je trouve encore une auto je cours vous rejoindre au Schwanbach.
—Parfait! Voilà qui serait chic!
—Et maintenant, allez, je me sauve. Annoncez-moi aux camarades. Dans quelques minutes, j’arrive.
—Avec les dernières nouvelles d’Amerongen?
—Autant qu’il y ait là-bas quelque chose de nouveau... La suite de vive voix!...
—Au revoir, Tornten!
—A tout à l’heure.
Thor reposa le récepteur sur l’appareil et, pendant une minute, resta pensif devant son bureau. Il s’en écarta soudain, appela Toman et lui commanda de courir dans la rue arrêter la première auto qui passerait.
Resté seul, le lieutenant de vaisseau se rendit dans sa chambre, échangea rapidement son costume de voyage contre un smoking.
Toman rentrait à ce moment. Tout de suite, suivant les instructions de son maître, il avait trouvé un chauffeur qui consentait à mener Thor à Schwanbach.
II
En quittant le téléphone, le baron de Rittersdorf faillit renverser un garçon qui, un plat au bout du poing, sortait des cuisines. Mais, en dépit de son exubérance joyeuse, l’officier eut assez de présence d’esprit pour esquiver le choc, et l’incident se borna à un peu de sauce répandue.
L’officier se hâta de rentrer dans le cabinet particulier, où, devant les camarades assemblés, Sellenkamp se livrait précisément à l’incontrôlable fantaisie de ses histoires de guerre.
Celle du moment relatait le cas extraordinaire d’un torpilleur qu’il avait coulé corps et biens après avoir réussi à l’approcher sous les apparences d’une baleine. La pompe à feu du bord et un camouflage habile avaient servi au succès de l’entreprise.
La plupart des assistants entendaient au moins pour la dixième fois le récit de cette aventure. Ils souriaient et haussaient légèrement les épaules; mais comme le plus jeune des Walding se permettait de tousser et hasardait une timide objection en demandant ce qu’il était advenu, pendant la manœuvre, de la superstructure du navire, le narrateur l’arrêtait d’un regard dédaigneux et d’un bref:
C’est à ce moment que Rittersdorf annonça, dans l’atmosphère embuée d’un épais nuage de fumée bleuâtre:
—Messieurs, notre cercle va s’augmenter d’un ami!
Tous les regards s’étaient tournés vers lui; même Arno de la Rieth, qui rêvait, suivant sa coutume, les yeux plongés dans son verre, avait levé la tête.
—Qui cela peut-il bien être? s’informa Kammitz, dont le fin visage d’intellectuel commençait à s’enflammer quelque peu des vapeurs d’un Moselle capiteux.
—C’est Tornten qui vient se joindre à nous, exulta Rittersdorf, en écartant de la table un siège à haut dossier gothique pour reprendre sa place parmi les convives. Je viens vous apporter la surprise de son arrivée à Berlin aujourd’hui même.
—Tornten! d’Amerongen? s’écrièrent quelques voix.
Pour tous ces commandants de sous-marins, c’était comme si on leur eût donné la nouvelle d’une ambassade d’un autre monde. Un silence de mort se fit autour de la table et les esprits, comme les regards, se tendirent vers le svelte baron de Rittersdorf, qui possédait des précisions.
Celui-ci commença par vider sa coupe, puis il expliqua comment il avait reçu le matin même une dépêche de Tornten et comment il avait réussi, après plusieurs tentatives, à obtenir la communication téléphonique avec leur camarade:
—Il sera ici dans quelques instants, ajouta-t-il en guise de péroraison.
Ce fut alors, autour de la table, un hourvari de questions, de réponses, d’hypothèses.
Tornten passait, auprès de ses camarades, pour un être d’exception et jouissait à la fois de leur estime et de leur affection à tous. En outre, à l’heure présente, son rappel auprès du kaiser, son départ en compagnie du fugitif pour la terre d’exil, son séjour auprès de celui pour lequel chacun des hommes réunis dans le petit salon du cabaret aurait donné sa vie sans compter, tout cela l’auréolait, à leurs yeux, d’un prestige renouvelé, encore accru par le désir d’apprendre de sa bouche ce qui se passait à Amerongen.
C’était, de tous, le comte Kammitz qui devait éprouver, à l’idée de le revoir, la joie la plus pure. Il était lié à l’arrivant d’une amitié ancienne et intime qu’avaient contribué à renforcer les souvenirs des années de service accomplies côte à côte dans l’arme sous-marine. Et le philosophe qui sommeillait en l’officier de torpilleur, dans son affection et son admiration pour le camarade à haute stature, le plaçait au rang d’un surhomme.
Il en était presque de même pour de la Rieth, qui se montrait tout particulièrement attaché à Tornten parce que nul n’avait, au même degré que ce dernier, la patience d’écouter ses interminables histoires d’amour finissant toujours à sa confusion et l’art d’y paraître attacher de l’intérêt ou de la compassion. Nul ne savait dispenser d’aussi bonne grâce ni avec autant d’opportune sincérité ses consolations ou ses condoléances au trop amoureux capitaine.
Quant à Sellenkamp, il n’aurait pas souffert, d’un autre que Tornten, l’ombre d’une contradiction au récit de ses invraisemblables croisières, et cela tenait précisément à ce que jamais il n’avait surpris sur les lèvres de Tornten le sourire moqueur que tant d’autres dissimulaient mal quand il commençait une histoire. Non seulement Thor appliquait son intelligence à s’intéresser à l’aventure, mais il semblait même y ajouter foi, et c’est ce que le «fantaisiste lieutenant de vaisseau», comme l’avait un jour appelé Kammitz, prisait le plus dans leur ami.
Ce «chapeau bas devant Tornten!» était aussi la formule favorite des autres officiers. Rittersdorf ne se tenait plus de joie à la pensée de le revoir et les yeux des deux Walding luisaient de plaisir et de fièvre dans l’attente de ce moment.
L’aîné, Heinz, le plus jeune des commandants de sous-marins, ouvrait la bouche d’une oreille à l’autre, ce qui, dans sa physionomie quelque peu ingrate, était la plus pure manifestation du rire, et «Paul... ta gueule!», ainsi qu’il avait été baptisé une fois pour toutes parce que, toléré seulement dans le cercle de ses vaillants précurseurs, il ne savait pas retenir son caquet, se trouvant, en sa qualité d’aspirant, hautement flatté de connaître une personnalité aussi retentissante.
Cependant, le chauffeur qui avait consenti à mener Thor précipitait les événements, car dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le retour de Rittersdorf parmi ses camarades que la porte s’ouvrait et, devant le garçon qui s’effaçait respectueusement, l’ami annoncé passait le seuil à son tour.
—Bonsoir, messieurs!
Chacun s’élança de sa place au-devant du colosse qui dépassait les plus grands de la tête. Il serra toutes les mains en commençant par celles de Kammitz, qui l’embrassa comme il eût fait d’un frère; puis Rieth, Rittersdorf, Sellenkamp, Heinz de Walding eurent leur tour, jusqu’à Paul lui-même, dont il accueillit d’un sourire cordial le protocolaire: «Hautement honoré, monsieur le commandant!»
—Tu as fort belle mine, Thor, s’écria le comte Kammitz, tandis que chacun regagnait sa place. Il paraît qu’on mange mieux chez les neutres que chez nous!
—Je vais assez bien, en effet, physiquement parlant; mais, pour le moral, c’est différent.
—Je comprends!
A ce moment, la petite assemblée se tut d’un commun accord, car le garçon prenait les ordres du nouvel arrivé et l’on garda le silence jusqu’à ce que, Thor servi, le valet eût quitté la salle.
Tornten embrassa du regard toute la tablée:
—A vos santés, chers amis et vieux camarades, à la vôtre aussi, jeune homme! commença-t-il.
Et sa voix résonnait d’une cordialité chaude et joyeuse.
—Du diable si j’aurais cru, lorsqu’en rentrant à la maison je n’y ai pas trouvé ma femme, partie pour les bains de mer, que je finirais si agréablement la soirée.
«Là-bas, d’où je viens, ajouta-t-il d’un ton plus grave, on a désappris le rire.
—Racontez, Tornten, sollicita Sellenkamp.
—Oui, faites-nous une relation fidèle, ajouta Rittersdorf.
—Une relation, non... car je n’en ai ni le droit ni le désir, répondit Thor. En quoi, d’ailleurs, cela peut-il vous intéresser d’apprendre comment on vit là-bas? N’est-ce pas déjà assez triste qu’on soit obligé d’y vivre?
Ils se récrièrent tous et prêtèrent une oreille attentive au récit que le camarade complaisant se mit à leur faire de l’existence du kaiser. Il ne leur racontait que ce que les journaux avaient déjà révélé, mais cela ne diminuait pas leur gratitude à son égard. Ils étaient littéralement suspendus à ses lèvres; ils se recueillaient, comme s’il se fût agi de quelque légende sacrée, pour ne rien perdre des faits et gestes de celui que, depuis leur enfance, ils avaient appris à entourer de leur respect et de leur vénération.
—Maudits soient ceux qui l’ont laissé arriver là! formula Rittersdorf dans le silence qui se fit lorsque Thor cessa de parler.
—Du calme, Rittersdorf; conseilla Kammitz, qui jeta sur la porte un regard inquiet.
—Du calme! Comment! s’irrita le baron. Faudra-t-il donc toujours se taire et la parole restera-t-elle à ceux qui ont trahi le kaiser et, avec lui, la patrie, pour s’emparer du pouvoir?
—Tout à fait mon avis, approuva Sellenkamp.
—Voilà parler selon mon cœur, appuya à son tour l’aîné des Walding, tandis que le cadet laissait entendre un gloussement qui, vraisemblablement, devait notifier son parfait acquiescement aux paroles de l’aîné.
—Et qui donc a causé notre défaite? reprit Rittersdorf, sans se laisser troubler ni par les regards du comte qui semblait craindre l’indiscrétion possible d’un garçon aux écoutes, ni par le sourire désabusé qui flottait sur les lèvres de Tornten. Ce ne sont, certes, ni le kaiser ni ses conseillers. Cela, c’est une fable que l’on débite au peuple pour lui faire encaisser les plans des démagogues. Ce n’est pas non plus l’ennemi qui nous a vaincus; c’est l’arrière!
—Fameux, l’arrière! glapit l’aspirant.
—Paul... ta gueule! chuchota son frère, qui observait que le débat n’était pas du goût de Kammitz.
—Et qu’ont-ils fait de notre pauvre Allemagne? Une non-valeur, une invalide! Un jour, nos neveux nous maudiront. Mais on verra plus clair alors que ne le fait la génération actuelle. L’histoire nous donnera raison; elle réhabilitera ceux-là qu’aujourd’hui tous les folliculaires de la presse abreuvent de leurs injures.
«Combien grand le Reich n’était-il pas devenu sous notre kaiser! Comme ce souverain avait su consolider notre puissance, non seulement dans les armes, mais aussi dans l’industrie et dans le commerce!
«Partout où nos couleurs paraissaient sur les mers lointaines, elles étaient saluées avec enthousiasme par nos amis et par nos ennemis avec les marques d’une déférence hargneuse. Et maintenant?... Maintenant, le dernier des novices anglais conspue notre drapeau.
—Vous allez un peu fort! s’interposa le comte Kammitz, arrêtant cette explosion de frénésie. On peut parler plus tranquillement de ces choses quand on n’a pas l’esprit de choisir un autre sujet de conversation.
Rittersdorf se prit la tête entre les mains et se mit à fourrager sa belle chevelure blonde et touffue, haletant d’indignation contenue.
Thor de Tornten songeait, non sans compassion, à l’objet lointain du débat. Il savait ce que signifiait la défaillance de cet homme autour duquel, dans les jours de trouble de l’automne dernier, s’était écroulé tout ce monde qui jusqu’alors se pressait autour de son trône.
Il comprit que dans la patrie Rittersdorf était loin d’être le seul à penser, à parler de la sorte; il se rendit compte de ce que, pour des millions d’individus, encore et pour longtemps, l’empire n’était pas effondré et qu’oublieux de leur propre indignité, ils s’obstineraient à rejeter sur d’autres les fautes du passé.
Du même coup, le lieutenant de vaisseau éprouva que son amour des choses passées était très éloigné d’une semblable conception.
Lui aussi tenait à la personne du banni, peut-être même à tout le système de gouvernement qui s’était écroulé avec ce dernier; mais il était trop homme d’honneur pour se faire illusion sur les fautes du régime déchu. Au surplus, celles de l’actuel état de choses ne lui échappaient pas davantage.
Depuis quelques heures seulement ses yeux s’étaient dessillés; il avait entrevu que le présent n’était que le prologue de l’avenir et que, de ce chaos apparent, surgiraient les fondations sur lesquelles s’édifierait le nouvel empire. Toutes les forces de la nation devaient coopérer à cette transformation et, en tous cas, nul n’avait le droit de reporter ses regards en arrière ou tenter de ressusciter ce qui était déchu.
Sa conversation avec Grotthauser avait amené ce revirement chez lui. En Thor de Tornten, les vieux errements combattaient encore les enseignements récents, mais la noblesse de son intelligence orientait lentement, mais sûrement, ses yeux vers le progrès.
Ces réflexions l’amenèrent à prendre la parole pour réfuter tout ce que Rittersdorf venait d’avancer dans son accès de fureur. Les phrases de Thor étaient calmes et neutres, d’une neutralité qui détonnait en ce milieu. Ce n’étaient pas ses propres idées qu’il détaillait, mais bien celles d’un autre, à la remorque duquel il intervenait dans le débat. Jacob Grotthauser lui-même, socialiste militant, s’il s’était trouvé parmi les anciens officiers de marine, n’aurait pas parlé différemment.
Tornten exposa de la sorte la doctrine de la majorité du peuple allemand, retraçant les lourdes fautes de l’ancien régime et démontrant que la responsabilité en incombait sinon à la personnalité unique au nom de laquelle tout était advenu, au moins à tout l’organisme à la tête duquel se trouvait en dernière analyse cette entité: le kaiser.
La voix de Thor vibrait dans le silence impressionnant de ses camarades. Ceux-ci l’écoutaient, d’abord déconcertés et surpris, puis émus de confusion et de colère.
Le premier, Rittersdorf jeta dans le conflit des paroles véhémentes, puis des objections vinrent de toutes parts. Mais l’orateur ne se laissa pas déconcerter, ne s’écarta pas d’une ligne de la conviction qui venait de naître en lui et termina finalement son discours en s’écriant:
—J’aime le kaiser plus que ne le fait aucun de vous, car il n’est pas pour moi le dieu inaccessible et radieux qu’il vous paraît être, mais bien un homme comme les autres. Et c’est parce que je l’aime que je ne m’aveugle pas sur ses faiblesses. Elles l’entraînent comme quiconque ici-bas.
«Mais le fait de n’être pas différent des autres, c’est précisément son excuse... son excuse et la faute qui retombe lourdement sur ceux qui furent ses conseillers.
«Nous-mêmes, ses satellites, ne comptons-nous pas aussi parmi les plus responsables? Ne nous sommes-nous pas séparés de cette foule qu’avec notre aide quelques centaines de potentats ont pu asservir et commander? N’avons-nous pas été les instruments bénévoles et dociles d’une puissance qui tirait du droit divin sa seule raison d’être?
—Insensé! s’écria Rittersdorf. Est-ce ainsi que parle un officier de la vieille marine allemande?
—Ecoutez, Tornten, tout ce que vous dites me passe, fit de la Rieth, sur un mode plus doux, suivant sa manière. Et je ne puis comprendre que ce soit vous qui le disiez.
—Voyons, Tornten! jaillit-il du coin où Sellenkamp gisait, consterné.
—Le premier des capitaines marins de l’armée rouge! glissa Heinz de Walding à mi-voix dans l’oreille de son frère.
Et l’aspirant, qui semblait étrangler d’un flot de paroles contenues tant il était cramoisi, approuva énergiquement de la tête.
Seul, le comte Kammitz regardait, pensif, dans le vague, en mâchonnant un cigare, sans se joindre aux vociférations hostiles de ses camarades.
—Et toi, au moins, t’ai-je convaincu?
Le lieutenant de vaisseau interpellé tourna vers son ami sa belle tête rêveuse, le regardant tranquillement dans les yeux:
—Non, Tornten, absolument pas.
—Alors, comme les camarades, tu condamnes mes opinions?
—Aucune. Je t’approuve d’avoir une opinion et d’avoir le courage de la défendre; mais je suis trop loin de la partager. Et sais-tu pourquoi?
—Comment le saurai-je?
—Parce que ce serait à notre détriment, à moi et à toute notre clique, si de semblables idées prévalaient dans le royaume. Mon point de vue peut te paraître un peu égoïste, mais nous avons tous trouvé, sous l’empereur et sous son gouvernement, des profits si certains que nous ne pouvons rien envisager de mieux pour l’avenir que le retour du kaiser et de sa séquelle.
Thor haussa les épaules:
—Si seulement chacun pensait comme toi!
—Chacun fait de même, mais peu ont la bonne foi d’en convenir. Penses-tu donc qu’un homme qui aurait souffert sous Guillaume II tiendrait pour le parti conservateur?
«Crois-moi, Tornten, tu es une exception, comme il y en a chez nous aussi bien que chez nos adversaires, tu es un de ces nobles caractères qui se tracassent d’idées générales que les autres n’envisagent qu’au point de vue de leurs propres avantages. Si cette malheureuse guerre avait abouti à notre victoire, tu aurais vu l’empereur et l’empire plus solides que jamais ils ne l’ont été dans le passé. Seul, le mécontentement peut faire surgir une nouvelle forme de gouvernement, car il porte des milliers d’individus à désirer du nouveau.
—La doctrine de la raison pure! opina Thor amèrement.
—Tu as beau dire, c’est elle qui régit le monde. Et c’est pourquoi j’espère ne pas attendre longtemps le retour de celui qui vit à Amerongen, loin de la patrie, tandis que beaucoup ici l’appellent de leurs vœux.
—Bravo, Kammitz! s’écria Rittersdorf, qui, soudain, levant sa coupe pleine, cria:
—Vive le kaiser!
Tous se levèrent pour trinquer avec lui. Thor fit comme les autres et, choquant son verre contre celui de Rittersdorf:
—Vive Guillaume de Hohenzollern! rectifia-t-il, que j’aime et que j’honore à l’égal d’un père!
Ils reprirent ensuite leurs places et la conversation suivit son cours.
—Je crains, laissa entendre Sellenkamp, que nous comptions sans notre hôte, car l’Entente, telle que je la connais, veillera à ce que jamais le retour de l’empereur ne puisse être envisagé... La Hollande va se voir contrainte à le livrer.
—C’est une chose, hélas! qui ne paraît aujourd’hui que trop certaine. Les alliés disposent contre la Hollande de moyens formidables et ne manqueront pas de les mettre impitoyablement en œuvre si cette petite puissance tentait de s’opposer à la volonté des grandes.
—Le droit des faibles! railla Kammitz. Comme si les vainqueurs avaient besoin de cette comédie de faire comparaître le kaiser devant le tribunal de ses ennemis!
—Détrompe-toi, expliqua Tornten, ce n’est pas un vain spectacle qu’ils songent à offrir en pâture à leurs peuples.
«Comme tout le reste, cette exigence des alliés est calculée et bien calculée. La condamnation du kaiser, qui est certaine, vois-tu, quand bien même son innocence éclaterait au grand jour, mais c’est le sceau qui manque encore au bas du traité de paix, si nous pouvons l’appeler ainsi.
«Cet homme reconnu coupable, qui, dans le passé et même dans le présent, incarne aux yeux du monde entier notre puissance, c’est la démonstration officielle du fait que les alliés ne sont entrés dans la guerre que forcés et contraints, innocents comme l’agneau qui vient de naître.
«C’est en même temps, pour nous autres, vaincus, un éternel avertissement. Si jamais nous tentions de nous soustraire à l’exécution du traité de paix, on nous opposerait aussitôt ce jugement pour nous brider et déchaîner à nouveau contre nous, coupables, tout l’univers habité.
—Les canailles! grinça Rittersdorf en s’arrachant à nouveau les cheveux de désespoir. Ils nous ont lié les mains et ils vont traiter le kaiser comme un malfaiteur!
—Ne vous en faites donc pas! rit franchement Tornten. Pensez-vous que la cour d’Angleterre n’a pas prévu le cas et n’exigera pas les plus grands égards? Laisser fouler aux pieds, dans son propre territoire, une majesté, même déchue... Il est des précédents qu’il faut se garder de faire naître!
—Tu as raison, cria Kammitz, on jugera le kaiser en gentleman, et alors...
—Alors, compléta Rieth, ils l’enverront à Sainte-Hélène; c’est certainement ce qui l’attend.
—Erreur encore! renseigna Tornten. Jamais ils ne voudront le mettre en parallèle avec Napoléon. C’est là, pensent-ils, un honneur qu’ils ne veulent pas faire au kaiser. Mais on saura bien trouver une île où l’interner.
—L’île de Robinson, par exemple, plaisanta l’aîné des Walding. Juan-Fernandez peut bien abriter un empereur.
—Ce ne serait certes pas si mal, reprit Sellenkamp avec vivacité. J’ai visité les îles Juan-Fernandez, il y a quelque huit ans; j’aurais trouvé un grand charme à prendre la place du matelot Selkirk devant la table duquel je me suis assis.
—Selkirk, le prototype de Robinson! gloussa l’aspirant du bout de la table, car lui aussi voulait lancer son mot dans le débat.
Il n’y avait pas un des lieutenants de vaisseau qui ne connût cet archipel de l’océan Pacifique. Thor, comme les autres, y avait séjourné. Il s’entretenait volontiers des souvenirs aimables que lui avaient laissés les jours ensoleillés vécus sur cette terre de séduction, parmi la richesse prodigieuse d’une luxuriante végétation.
Mais Sellenkamp apporta la note comique en racontant qu’il s’était agenouillé sur la tombe de Vendredi et entretenu avec un descendant de Robinson.
La gaieté dura jusqu’à ce que Kammitz ait soudain émis cette opinion:
—Avec un croiseur sous-marin, on pourrait délivrer le kaiser et le conduire dans l’Amérique du Sud, où il trouverait aisément asile.
Et tous de revenir à l’ancien thème: le retour du banni, avec une ardeur nouvelle. Les chances de la croisière hypothétique furent discutées et des plans forgés, qui parurent à Tornten complètement oiseux.
—Et pourquoi donc le conduire dans l’Amérique du Sud? s’écria Rittersdorf, toujours impétueux. Pourquoi pas à Berlin?
—Hourrah! pour le retour du kaiser en Allemagne! approuva Heinz de Walding avec tant de fougue que le comte Kammitz, en sa qualité de plus ancien, crut devoir marquer par un grognement sa désapprobation. Et c’est avec joie que ce retour serait accueilli!
—Ici, en Prusse, peut-être, rétorqua vivement Tornten. Mais que diraient, dans le reste de l’empire, les antiprussiens?
—On ne le leur demande pas, riposta Rittersdorf.
—Vous voulez donc, Rittersdorf, préparer la guerre civile?
—Et comment cela?
—Elle serait inévitable. L’empire est divisé en deux camps: ici, Hohenzollern; là, République. Pensez donc à la mentalité de l’Allemagne du Sud!
—Bah! on verra bien qui sera le plus fort.
—Vous parlez à votre aise de semblables éventualités, se fâcha Thor, qui commençait à s’échauffer, car il sentait qu’autant vaudrait se heurter les poings contre un mur que combattre les convictions de Rittersdorf.
Le comte Kammitz s’interposa. Rittersdorf était près de s’emporter et qui sait comment allait finir le débat, quand le comte exposa en riant:
—Il ne s’agit pas de la chape au kaiser, mais de l’avenir de ce souverain. Qui peut dire ce qu’il en adviendra... Nous souhaitons tous qu’il nous soit rendu, et c’est dans cet espoir que je vide mon verre!
On se leva pour suivre l’exemple du comte. Thor et Rittersdorf suivirent le mouvement, mais leurs sourires étaient contraints et chacun d’eux laissa voir qu’il restait sur ses positions.
Sellenkamp mit à profit le silence relatif qui se rétablit pour rentrer en lice avec une histoire qui ne laissait rien à désirer en matière d’extravagance: il s’agissait de la rencontre d’un sous-marin anglais sur les côtes d’Ecosse, d’où combat, et, naturellement, victoire de Sellenkamp.
Mais le fantaisiste lieutenant de vaisseau n’acheva pas sa narration, car un garçon pénétra dans le salon et, s’adressant à Kammitz, s’enquit de Thor de Tornten.
—Voilà monsieur Thor de Tornten, répondit le comte en le désignant.
Le garçon s’inclina devant Thor:
—Il y a là quelqu’un qui désire vous parler, monsieur, annonça-t-il. Il affirme vous connaître.
Thor secoua la tête, incrédule:
—Qui pourrait venir me chercher ici? J’arrive depuis quelques heures à peine. Ce doit être une erreur.
—Je ne crois pas, monsieur. Cet homme a prononcé votre nom très distinctement et, d’ailleurs, il n’a pas l’apparence d’un farceur.
—Serait-ce Toman? passa-t-il dans la tête de Tornten. Peut-être quelque chose était-il survenu à la maison et le domestique venait l’en aviser.
Il se leva donc, salua en souriant ses amis et suivit le garçon.
Dehors, dans le vestibule, se tenait un individu maigre et au visage glabre, âgé d’environ vingt-cinq ans, et qui salua le lieutenant de vaisseau d’une muette inclinaison de tête.
Ce n’était pas un inconnu pour Thor, mais l’officier se demanda où il avait déjà vu cette face bourgeonnée sous une épaisse toison rousse. Sans doute un de ses anciens subordonnés!
Au surplus, que lui voulait cet individu?
—Vous désirez? s’informa brièvement Tornten.
—Je vous prie de m’accorder un entretien seul à seul, monsieur le commandant, fut-il répondu d’une voix que l’émotion étranglait. Mais pas ici... plutôt dans un cabinet où nous serions vraiment à l’abri des indiscrétions.
Thor hésita.
—Ne pouvez-vous me faire votre communication ici, sans tant de mystère? Comment avez-vous su, d’ailleurs, que vous me trouveriez en ce lieu?
—C’est votre valet de chambre qui m’a renseigné. J’ai commencé par aller chez vous.
Thor de Tornten sentit que ce rouquin devait obéir à des motifs graves pour l’avoir ainsi suivi. Minuit était passé depuis longtemps et ce n’était évidemment pas en vain et pour des causes futiles qu’on venait relancer un homme en cet endroit après avoir été le demander chez lui.
Le lieutenant de vaisseau fit donc un signe au garçon, qui comprit aussitôt et ouvrit une porte pour laisser les deux hommes en tête-à-tête dans une petite salle vide du restaurant. Là, parmi les chaises et les tables, sous la lumière d’une seule ampoule que le garçon avait donnée avant de sortir, Thor et l’étranger se trouvaient debout, face à face:
—En somme, qui êtes-vous? fit l’officier.
—Est-ce que vraiment mon commandant ne me reconnaît pas? Vous me traitiez naguère avec plus de bienveillance quand, me frappant sur l’épaule, vous me disiez que j’étais un brave garçon. Ne vous souvient-il plus d’Anton Kunst, l’ordonnance de M. le capitaine de cavalerie d’Unstett?
Thor sursauta et se mit à rire.
—Où donc avais-je les yeux? Eh! oui, vous êtes Anton. Mais, vous savez, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, ajouta-t-il en tendant la main à l’homme.
En effet, ce dernier n’était pas un étranger pour lui. Thor s’étonna même de n’avoir pas reconnu plus tôt ce garçon, qui, de si longue date, était au service d’Unstett.
Que de fois Anton ne lui avait-il pas dressé un lit sur le canapé de son maître lorsque Thor, à la suite d’une fugue de Kiel ou de Wilhelmshaven, s’était attardé dans la capitale au point d’être obligé d’y passer la nuit.
Avec quelle vigoureuse exactitude, au lendemain de ces parties de fête, Anton ne l’avait-il pas éveillé en lui préparant son déjeuner et l’escortant jusqu’à la gare en portant sa légère valise.
Unstett, en ce temps, n’était que lieutenant et offrait souvent et volontiers l’hospitalité chez lui à son compagnon de fêtes nocturnes dans le Berlin des plaisirs.
Ensuite, des tiraillements, ou plutôt une séparation, étaient survenus entre les deux camarades de l’armée et de la marine. Ils avaient eu leur cause dans l’amour malheureux, conçu pendant une saison à Ostende, par le jeune officier de uhlans, pour la baronne de Ballendorf. Lorsque celle-ci avait définitivement marqué sa préférence pour Thor en accueillant les assiduités de ce dernier, Unstett s’en était montré profondément affligé et avait disparu, retournant à Berlin sans prendre congé de son rival qui ne l’avait jamais revu.
Anton Kunst mit quelque hésitation à poser sa main dans celle que lui tendait le lieutenant de vaisseau. Il s’inclina très bas, puis se tint debout, la respiration oppressée, devant Thor qui l’examinait en souriant.
—Eh bien, qu’avez-vous sur le cœur, Anton? s’informa-t-il gaiement. Auriez-vous besoin de quelque chose?
—Pour moi, rien, monsieur le commandant. Je n’ai qu’à retourner tout bonnement à la maison. Aussi bien ma vieille mère est-elle furieuse de me voir rester depuis des années au service de monsieur le capitaine au lieu de rentrer chez nous cultiver nos champs; puis, elle pense à me marier.
—Etes-vous resté auprès de M. d’Unstett pendant toute la guerre?
—Oui, monsieur le commandant. Le capitaine, depuis sa blessure reçue près d’Arras, où je fus également légèrement atteint à ses côtés, est demeuré, à Berlin, attaché au ministère de la guerre. Je lui suis resté fidèle... mais fidèle dans le sens absolu du mot.
L’homme s’excitait, son attitude et ses dernières paroles dégageaient quelque chose comme une menace. Qui donc visait-elle?
—Mais qu’avez-vous? demanda Tornten en secouant la tête. Vous tremblez de tous vos membres! Seriez-vous malade?
—Il se peut que je sois malade, monsieur le commandant. A vrai dire, je ne suis pas bien d’aplomb.
—Et c’est en cet état que vous venez me trouver!...
—Oui, commandant. J’ai... j’ai à vous faire une importante communication.
Thor commençait à s’impatienter. Kunst avait, en prononçant ces dernières paroles, abaissé la tête et fixé obstinément le sol. Sa voix ne sortait que dans une espèce de bégaiement, comme d’un homme qui ne peut s’expliquer clairement, ou ayant pris une résolution trop prompte, se met peu à peu à la regretter.
—Votre capitaine est-il malade? Lui est-il arrivé quelque désagrément?
Kunst leva les yeux et, sur ses lèvres, passa un sourire fugitif et grossièrement sournois.
—Un désagrément? Je ne pense pas... au contraire!
—Alors, parlez! s’écria l’officier excédé.
—Mon commandant me considère-t-il comme un mauvais gars?
—Certes non!
—Me tient-il pour vindicatif?
—Je crois le contraire, Anton.
—Et cependant je suis venu me venger... me venger de mon capitaine, proféra Kunst.
Et ses yeux flambaient d’une haine farouche.
—Oui, ce matin, il m’a traité de voleur et menacé de la police, moi qui l’ai sauvé devant Arras... Et pourtant, je n’avais, pour le porter, que mon bras gauche, le droit ayant été troué par un éclat d’obus.
«Il m’a appelé voleur, il a voulu me livrer à la justice, moi qui l’ai soigné, qui suis resté fidèlement auprès de lui alors que tous les autres s’en allaient chez eux sans plus se soucier de leurs chefs! Et pourquoi? Parce qu’il lui a manqué deux ou trois bouteilles de vin et une boîte de cigares. Devant Dieu, mon commandant, ce n’est pas moi qui les ai pris, mais bien le remplaçant que le capitaine avait engagé pendant ma permission.»
Thor se mordait les lèvres. Est-ce que Kunst allait le prendre pour confident de cette éternelle histoire des domestiques renvoyés? Il avait de l’audace de lui faire perdre son temps à de semblables sornettes! Et puis, pourquoi l’avait-il choisi pour venir se plaindre de son capitaine?
Sous le coup d’œil d’impatiente interrogation du lieutenant de vaisseau, l’embarras du domestique sembla croître; il tournait sa casquette entre les doigts en regardant par terre.
—Oui... Et alors?... fit Thor.
—Alors, j’ai été révolté... Agir ainsi envers un ancien ami!...
—Un ancien ami?
Thor de Tornten recula d’un pas et toisa le rouquin. Ou bien le drôle se payait d’impudence... ou bien... Il sentit soudain s’accélérer les battements de son cœur; un soupçon naissant le poignait.
—Commandant, s’écria enfin Anton Kunst en faisant appel à toute sa résolution, venez avec moi et souffletez le lâche!
—Quel lâche?
—Mon capitaine.
—Vous êtes fou! Et pourquoi?
—Parce que votre femme est chez lui! grinça l’ordonnance.
Un silence angoissant suivit ces paroles, puis un hurlement de fureur sortit des lèvres de Thor qui saisit son interlocuteur à la gorge et le secoua rudement. L’homme étouffait sous la pression vigoureuse qui se resserrait à chaque effort qu’il tentait pour se dégager.
—Drôle! râla l’officier. Tu mens!... Ma femme? chez lui!... chez lui!...
Sa voix s’étranglait dans sa gorge. Hors de lui, il fixait d’un regard de meurtre le visage boursouflé de Kunst qui se violaçait sous l’effroyable étreinte.
—Laissez-moi!... Vous m’étranglez!... put enfin haleter l’ordonnance. Devant Dieu, je ne mens pas; c’est aussi vrai qu’une chose qu’on a vue de ses yeux... qu’on a vue très souvent même!
Thor le lâcha. La respiration oppressée, l’officier trébucha et dut s’appuyer à une table pour ne pas tomber. Et, devant lui, l’accusateur échevelé, défait, s’ébrouait comme un chien battu qui lisse son poil. Il y avait du chien aussi dans le regard que l’homme jeta sur le colosse à la poigne duquel il venait d’échapper.
—Vous serrez comme si vous vouliez me refroidir, geignit Kunst. Mais cela ne change rien à la chose. Je vous ai dit la vérité et rien ne peut l’empêcher d’être la vérité.
—Parlez!... bredouilla Thor.
—Il n’y a pas grand’chose de plus à dire, commandant. Il y a des mois que madame vient chez le capitaine. Elle y est souvent restée des journées entières. Ils sont très tendres dans leurs rapports et ne se gênent devant moi, ni pour se tutoyer, ni pour s’embrasser.
—Restez dans la question, enjoignit Tornten.
—J’y suis bien! Cela m’a toujours indigné, à cause de mon commandant dont je connaissais les relations amicales avec M. le capitaine. Et puis, est-il possible qu’une femme mariée perde à ce point toute retenue!
«Encore a-t-il fallu qu’aujourd’hui, précisément comme j’étais déjà sous le coup des mauvaises paroles de mon maître, madame vienne chez nous en déclarant qu’elle demeurerait plusieurs jours, car votre arrivée attendue allait la priver pour un temps de la possibilité de revenir.»
Un volcan grondait au sein de Thor de Tornten. La colère et la honte le terrassaient tour à tour. C’est avec joie qu’il aurait abattu cet homme, témoin, confident de son déshonneur... Tout apprendre et se venger. Cette idée de vengeance l’envahit et l’aveugla dans le même instant.
—Cette fois, continua l’ordonnance, ma patience était à bout; j’ai compris que mon devoir était d’avertir mon commandant... Cela servait aussi ma haine, je l’avoue. Il faut que le capitaine soit enfin châtié.
«Si vous voulez, commandant, je vous conduis tout de suite à la maison de M. d’Unstett et vous mets à même de trouver les coupables ensemble.»
Thor tressaillit. N’était-ce pas, depuis un moment, le plus ardent de ses désirs!
—Le pouvez-vous?
—Certes! Voici la clef de la maison.
Et, vengeur de son honneur de valet, il tira de sa poche une clef qu’il plaça sous les yeux de l’officier.
Le colosse blond n’hésita qu’une seconde, puis sa décision fut prise, dominant la répugnance qui l’avait détourné jusque-là de servir d’instrument à une basse rancune. Dès lors, le souci de son honneur étouffa tout autre sentiment et la vengeance, quelle qu’elle fût, lui parut la plus haute satisfaction... la seule.
—Où habite le capitaine?
—A Dahlem.
—Combien de temps pour nous y rendre en auto?
—Marchez devant et arrêtez un taxi, je vous suis.
Le premier mouvement de Thor avait été de prendre congé de ses camarades. Mais, se retrouver devant eux, leur présenter un visage calme et souriant... il sentit que c’était au-dessus de ses forces. Ses amis ne manqueraient pas d’observer l’altération de ses traits; finalement, il préféra éviter de revoir ses camarades.
Il appela donc le garçon qui, bâillant près d’un buffet, semblait attendre ses ordres:
—Dites à ces messieurs que je les prie de m’excuser, ordonna-t-il. Quelqu’un de malade chez moi; il faut que j’y coure toute affaire cessante.
Cette dernière formalité accomplie, il soupira profondément, puis se mit en devoir de rejoindre Kunst qui, déjà, parlementait avec un chauffeur.
—Tout est convenu; je viens de lui donner l’adresse, cria l’ordonnance comme Thor s’approchait du véhicule.
L’officier prit place dans la voiture, invita d’un signe Kunst à s’asseoir en face de lui et se laissa tomber, épuisé par les événements de ces dernières minutes, sur les coussins de la voiture qui, à toute vitesse, parcourait les rues de Berlin, pour conduire ses deux voyageurs au delà de la barrière, à Dahlem.
Pendant ce trajet, des sentiments divers s’agitaient en Tornten. Une rage farouche le fouaillait, tandis que le tenaillait l’angoisse d’avoir vécu jusque-là dans l’ignorance et la confiance.
En son cœur se déchaînait cet instinct de la race qui fait des rivaux parmi les hommes et les dresse l’un contre l’autre, pour le combat, comme il oppose le cerf au cerf, dans la montagne ou, dans les steppes de l’Argentine, le buffle au buffle.
Envahi, dominé par ce sentiment primitif, Thor de Tornten devait rester sourd à la voix de la raison.
Il avait beau ne plus éprouver d’amour pour la femme qui le trompait, un sentiment l’affolait, celui de la honte qui le diminuait à ses propres yeux comme à ceux d’autrui. Lui, le mâle orgueilleux, que convoitaient toutes les femmes qui l’approchaient, il n’avait pas su s’attacher la sienne et succombait, victime de sa faiblesse, comme le premier coquebin.
Le désarroi de sa passion l’emplissait encore de fureur quand, soudain, la voiture stoppa à l’angle d’une de ces rues qui, dans l’élégant faubourg bordent des jardins bien soignés.
Les deux hommes descendirent.
Thor s’approcha du chauffeur qui annonça le prix de la course. Le lieutenant de vaisseau ne le comprit même pas; il tendit, sans savoir ce qu’il faisait, un billet de banque et, sans attendre que l’homme lui rendît sa monnaie, il s’éloigna à la suite de Kunst qui, déjà, enfilait l’avenue.
L’ordonnance avait tout prévu et fait arrêter la voiture à quelque cent mètres de la maison du capitaine.
—C’est là, chuchota-t-il à l’oreille de Tornten, là où les fenêtres du premier sont éclairées.
Thor tressaillit et chercha instinctivement une arme dans sa poche vide. Il avait laissé son revolver dans le vêtement de voyage quitté tout à l’heure. Ses poings lui restaient, lui suffiraient.
Kunst ouvrit un portillon grillagé et fit entrer son compagnon dans le jardin de la villa. Ils furent aussitôt devant la porte de la maison que le rouquin ouvrit encore et que Tornten franchit devant lui.
Tous deux se trouvèrent alors dans un vestibule obscur, mais ni l’un ni l’autre ne pensa à donner de la lumière. Kunst saisit l’officier par la main et, suivi de lui, grimpa l’escalier dans le noir. C’était plus long, mais plus prudent, afin que la surprise fût complète.
Soudain, Thor de Tornten se trouva seul dans l’obscurité. Il entendit une porte s’ouvrir, puis quelqu’un le poussa en avant et il faillit trébucher.
—Et maintenant, pas de bruit, souffla l’ordonnance, sans quoi nous risquons de les trouver sur leurs gardes. Ils ont dû sortir, à ce que m’avait dit le capitaine et viennent seulement de rentrer, sans doute.
Une nouvelle porte tourna silencieusement sur ses gonds. Maintenant, les deux hommes glissaient sur d’épais tapis. Kunst tourna un commutateur et Thor, d’abord aveuglé par la soudaine clarté, se vit dans un salon élégamment meublé. Il ne le connaissait pas et ses souvenirs ne lui rappelaient pas un intérieur aussi confortable chez le lieutenant d’Unstett.
—Je ne vais pas plus loin, signifia Kunst. A côté, vous trouverez une salle à manger, puis la chambre de M. le capitaine...
«C’est là qu’ils doivent être.
—C’est bon, fit le lieutenant de vaisseau, d’une voix contenue mais frémissante.
—Et surtout, pas de scandale! recommanda encore le rouquin.
Mais déjà Thor ne l’écoutait plus.
Il avait ouvert la porte, la laissant béante derrière lui, afin d’y voir dans la pièce voisine. Un tapis étouffait le bruit de ses pas. Il parvint ainsi à une nouvelle porte devant laquelle il s’arrêta un court instant.
Tandis qu’il reprenait son souffle, il crut entendre un rire léger de l’autre côté de la cloison. Cela cingla sa haine. Une fureur se déchaîna en lui et sa main se porta sur le loquet.
Il hésita encore un quart de seconde, puis il ouvrit délibérément la porte.
Le hasard qui avait ménagé le drame avait bien fait les choses et amené à l’heure dite l’entrée du personnage.
En cet instant même, le capitaine embrassait tendrement sa maîtresse, une fort belle brune, et commençait de dégrafer son corsage.
Celle-ci n’opposait aucune résistance à ses galantes entreprises; bien mieux, elle lui rendait, sans retenue, ses caresses, car ses sens appelaient cet homme de tout leur désir et elle ne trouvait qu’auprès de lui la volupté que, dans la coquetterie ignorante de la jeunesse, elle avait précédemment cherchée près d’un autre.
Ce fut pour Tornten un de ces moments où, chez les hommes qui les vivent, le sang se fige dans les veines, le cœur cesse de battre, se déchaînant aussitôt après avec une violence nouvelle qui exaspère la rage.
Un cri de fureur sortit des lèvres de Thor. Il fonça en avant. Il voulait articuler des paroles, mais sa bouche ne proférait qu’un son rauque et guttural.
Il se dressa devant les coupables qui, affolés, s’écartèrent l’un de l’autre.
—Thor!... balbutia la jeune femme.
—Garce! grinça-t-il en la repoussant brutalement.
L’élégant et mince capitaine de cavalerie avait bondi de côté, esquivant le premier choc. Il vit son adversaire, rapide comme l’éclair, s’emparer d’une chaise qui se trouvait à portée de sa main et la brandir au-dessus de sa tête en s’élançant vers lui.
L’arme improvisée retomba lourdement. De son bras, Fritz d’Unstett avait paré le coup. Il pâlit, chancela, faillit s’écrouler, mais s’en tira sauf.
Il ne connaissait pas la peur, mais la honte lui vint du rôle qu’il jouait et la claire vision du mal qu’il avait fait et des suites effrayantes qu’il entraînait pour la jeune femme.
Il tenta, dès lors, de détourner sur lui la colère du mari et s’enfuit vers la porte grande ouverte du balcon.
—Lâche! rugit derrière lui le forcené.
Sans plus s’occuper de la femme qui, hagarde de peur, s’était réfugiée derrière le large lit, Tornten se rua à la poursuite de son adversaire. Ce dernier, arrêté dans son élan par la rampe de fer du balcon, fit tête et s’opposa au poursuivant, dans un mouvement de désespoir.
—Tornten!... arrêtez!... notre vieille amitié!
—Gredin!... tu as de l’audace!... Ton compte est bon, riposta l’autre.
Déjà l’assaillant ceinturait le capitaine. Mais ce dernier savait qu’il en allait de sa vie... Au-dessous des deux hommes s’étendait le jardin et, au droit du balcon, s’allongeaient les hautes lances de fer d’une grille.
Un saut dans l’espace, c’était la mort.
Thor était supérieur en force à son adversaire. Il l’avait soulevé de terre, comme il eût fait d’un enfant, et placé sur l’appui du balcon d’où il s’apprêtait à le balancer dans le vide. Mais le capitaine avait entouré de ses bras le col du furieux et s’y cramponnait solidement, sans desserrer son étreinte au moment où Thor, le poussant par-dessus la rampe, se penchait lui-même effroyablement.
En même temps, Unstett faisait des efforts surhumains mais inutiles pour faire lâcher prise à son ancien ami.
Cependant, le désespoir décuplait ses forces et, soudain, emporté par le poids de son avant-corps, Thor bascula, sentit ses pieds perdre leur appui et culbuta, suivant, la tête la première, dans sa chute, le corps du capitaine d’Unstett.
Deux cris d’effroi résonnèrent dans la nuit, par-dessus le jardin paisible qui s’étendait sur les derrières de la villa, puis l’on n’entendit plus rien... que les râles lugubres des deux hommes.
III
Maintenant les brouillards vagues et sanglants du délire roulent devant les yeux de Thor et ce n’est que de temps à autre qu’il éprouve la sensation de voir se déchirer le rideau qu’ils opposent à ses regards. Une douleur intense siège là dans sa tête, qui lui semble devoir éclater comme sous les mâchoires d’un étau.
Une soif ardente le tourmente; il voudrait la crier, demander de quoi l’étancher... puis il a la sensation qu’on lui verse une boisson rafraîchissante. Mais c’est en vain qu’il essaie d’ouvrir les yeux pour voir qui la lui tend. Une douce main passe avec une caresse sur ses traits endoloris et semble chasser le mal qui le torture. Presque aussitôt la vision fugitive disparaît et les nuages rouges recommencent à rouler, comme des cataractes de boue et de sang.
Cependant, des soins bienfaisants l’environnent. Il lui paraît avoir longtemps dormi, d’un sommeil entrecoupé de rares réveils, dont chacun ramène les anciennes douleurs avec une violence qui se double.
S’il tente de fixer ses pensées, ce qui lui est le plus souvent impossible, elles ne cessent d’évoluer autour d’un vœu unique: être délivré de la souffrance, fût-ce par la mort. Il l’appelle, mais il est incapable de donner une forme à ce désir.
Il est bien rare qu’il puisse concevoir où il est et percevoir ce qui se passe autour de lui.
Une chose est certaine: il repose, affaibli, sur une couche blanche, dans une chambre claire, ensoleillée, qui reçoit la lumière par deux fenêtres placées en face du lit; autour de lui s’agitent des formes également claires, du même ton que son entourage, comme si elles en étaient détachées.
Ce qu’il advient de lui, il ne le sait pas, mais d’autres le savent.
Un jour c’est une barbe grise qui se penche sur lui et, près du lit, il lui semble percevoir une voix:
—Je crois qu’il s’éveille, docteur.
Mais la barbe grise s’agite et une voix laisse entendre:
—Vous vous trompez, cher confrère, ce ne sont que de faibles réflexes de la connaissance.
Puis c’est tout; Thor n’en peut percevoir davantage. Son Moi s’évanouit, les brouillards l’environnent et il s’enfonce dans le néant.
Plus fréquemment il croit voir auprès de lui un autre visage, un aimable visage de femme autour duquel se jouent des boucles blondes et qu’éclairent des yeux si doux et si compatissants.
Il reconnaît l’Anglaise Carry Bolton. Elle redresse ses oreillers, elle lui tend le rafraîchissement qu’il absorbe avidement, elle porte à ses lèvres la potion calmante, elle caresse souvent son front, avec une tendresse non dissimulée.
Thor éprouve, dans ces moments, la conscience réconfortante de pouvoir penser quelques secondes; il voudrait bien embrasser cette main fine et douce. Mais, à peine ouvre-t-il la bouche pour parler, que sa pensée s’évanouit et que se referme le rideau lui cachant la gracieuse apparition.
D’autres images paraissent auprès du lit du malade, comme des fantômes, dans les hallucinations de la fièvre. Parfois, c’est une ronde folle qui fait tournoyer autour de lui, dans son rêve, tous ceux qui l’ont approché pendant les heures qui ont précédé sa chute: le kaiser, Jacob Grotthauser, ses camarades de la marine, Anton Kunst, sa propre femme que, dans son délire, il continue à mépriser et à haïr, son fils et cet ami perfide qui l’a entraîné dans l’abîme. Ils apportent la douleur ou la joie, près de la couche du blessé, qui les voit s’agiter avec une étrange netteté, comme s’ils étaient réellement devant lui.
Cependant, le bienveillant visage à la barbe grise renouvelle sa visite, ou bien c’est la main bienfaisante de Carry Bolton qui passe sur son front entouré de pansements.
Une fois même, il lui semble que la blonde Anglaise se soit inclinée plus bas et qu’elle ait appuyé fortement ses lèvres contre les siennes, si fortement qu’on eût dit qu’elle voulait lui insuffler sa jeune âme et échanger sa vie contre celle du blessé.
Il aurait souhaité lui rendre son baiser, mais ses forces l’ont abandonné et, de nouveau, les nuages, tour à tour rouges et livides, roulent devant ses yeux qui s’emplissent de nuit...
Jacob Grotthauser est assis au chevet de Tornten. L’officier le voit très distinctement, car les voiles sont de nouveau tombés et la silhouette de l’ami d’enfance se dessine clairement devant ses yeux.
La main du malade repose dans celle du visiteur et Grotthauser, se tournant vers la fenêtre, près de laquelle se tient une forme mince et radieuse, s’écrie:
—Il s’éveille, miss Bolton!
La jeune fille s’élance, examine les traits du blessé et confirme gaiement:
—Oui, il revient à lui; quel bonheur pour nous tous.
Thor la presserait volontiers sur son cœur pour cette parole de compassion. Il l’enveloppe de regards tendres et se sent envahir de reconnaissance pour celle qui le soigne. Maintenant, elle pose sa blanche main sur le front tout enveloppé de linges et il éprouve, à travers les bandages, la douceur de ce contact qui répand en lui une chaleur bienfaisante et réconfortante, comme d’un bain.
—Nous reconnaissez-vous, interroge-t-elle de sa voix harmonieuse.
—Oh! il y a longtemps que je vous ai vue et sentie auprès de moi, répond-il avec effort; j’ai souvent voulu vous appeler, hélas! mes lèvres s’y refusaient. Mais, aujourd’hui, cela va mieux; je sens que le plus dur est passé.
—Sûrement! c’est aussi l’avis du docteur, affirme Grotthauser. La blessure de ta tête est en voie de cicatrisation et la lourde commotion qui t’a secoué s’atténue.
Tornten ferme les paupières et semble, pendant quelque temps, retomber dans une nouvelle léthargie. Mais, en réalité, il essaie de reconstituer les événements qui l’ont jeté sur ce lit de douleur. Il parcourt ses souvenirs, sans pouvoir dépasser le moment où, soulevant Fritz d’Unstett, il l’a poussé sur la rampe du balcon, se préparant à le précipiter dans le vide... Au delà, plus rien, comme si les faits qui suivirent eussent été rayés de sa vie.
Alors, il rouvre les yeux en scrutant les deux visages qui s’inclinent sur sa couche, il essaie d’y lire ce qu’ils savent de sa honte. Hélas! ses soupçons se confirment: Carry Bolton, gracieuse comme le soir qu’il la vit pour la première fois, rougit et Jacob Grotthauser détourne la tête pour éviter l’interrogation humiliée que pose le regard de son ami.
Ainsi, ils savent tout... tout!...
Mais l’industriel a vite dominé son embarras:
—Comment te trouves-tu, Thor?
—Si bien que je me lèverais volontiers pour sortir d’ici.
—Voilà qui, d’un coup, anéantirait toute la besogne du docteur et la mienne s’écrie Carry avec sollicitude. Il faut vous ménager, monsieur le capitaine.
—Me ménager! riposte-t-il plein d’amertume, pourquoi? pour ce que vaut cette misérable existence!
—Vous n’avez pas le droit de parler ainsi. Il y a, sur cette terre de souffrances, des êtres bons et loyaux qui vous chérissent.
Et, tandis qu’elle parle, son visage de vierge s’empourpre d’une nouvelle rougeur; entraînée par son ardeur, elle craint d’avoir trahi sa pensée. Lui, souriant, la menace du doigt.
Grotthauser ajoute:
—Et puis, la vie nous offre parfois des devoirs auxquels on peut s’attacher et qui apportent souvent plus de joie et de consolation que les hommes auxquels nous avons pu consacrer notre existence.
—Comme tu as raison, gémit le malade.
—Dans ces jours sombres, notre Patrie a besoin de tous ses enfants, car tout bras qui sait et peut travailler est indispensable, continue Grotthauser.
—Combien il vaudrait mieux s’en servir pour frapper, grince Tornten.
—Oh! non, surtout pas cela, sans quoi il n’y aurait plus de paix possible pour notre pauvre Patrie tourmentée. Plutôt supporter la honte. Celui-là aussi est un héros qui sait porter sa croix sans faiblir.
—Combien c’est vrai! Aussi, nous dévorons l’affront de cette paix.
—Elle n’est pas notre seule épreuve! Il s’est passé, depuis, des choses pires encore. Sais-tu bien, Thor, depuis combien de temps tu es dans cet hôpital?
—Non, j’ai perdu la notion du temps.
Grotthauser jette sur Carry un regard d’interrogation. Elle porte les yeux sur le calendrier qui pend entre les deux fenêtres au-dessus d’une petite table de laque blanche et répond avec embarras:
Thor s’effare:
—Trois mois! répète-t-il sourdement.
—Oui. L’hiver est descendu sur la terre et Noël est proche, reprend Grotthauser, d’une voix altérée. Tu as reçu une violente blessure à la tête et tu es resté tout ce temps sans connaissance. La science du médecin t’a sauvé, mais ce sont surtout les soins dévoués de miss Bolton qui t’ont ramené à la vie.
—Comment pourrai-je les reconnaître? remercie avec une tendresse contenue le jeune officier qui soulève la main pour la donner à la vaillante fille.
—Vous ne me devez aucun remerciement, monsieur le capitaine, se défend-elle, en même temps qu’elle laisse tomber sa main dans celle du malade, sans rien faire pour esquiver la douce pression qu’il prolonge.
—Où est mon fils, s’informe-t-il alors, saisi d’une crainte subite.
—A la maison, sous bonne garde, rassure Carry.
Il hésite un peu, mais, enfin, cette question vient à ses lèvres:
—Et ma femme?
Carry se détourne, laissant à Grotthauser le soin de répondre.
—Elle a quitté Berlin et doit être à Munich.
—Bon, fait Tornten, tu m’en reparleras plus tard.
—Maintenant, il vaut mieux que je te quitte, s’inquiète l’industriel en se relevant. J’ai assez bavardé pour une première visite après des mois de syncope.
—Non, reste, je t’en prie, reste, implore Tornten, et Grotthauser se rassied docilement.
—Si tu crois être assez fort, essayons!
—Tu as encore à répondre à une foule de questions.
—Pose-les!
Carry Bolton a repris sa place à la fenêtre et regarde au dehors le jour ensoleillé qui brille sur la terre et envoie son rayonnement dans la chambre du malade. Environnée de cette douce lumière d’hiver, elle apparaît à Tornten quelque chose de surnaturel et de bienfaisant vers quoi s’élance tout son cœur.
Cependant, le désir d’apprendre ce qui s’est accompli dans l’univers durant son sommeil le détourne de cette contemplation. D’abord, lui viennent aux lèvres les questions qui le préoccupent le plus.
—Que raconte-t-on des événements dont j’ai été la victime? Dis-moi franchement, Jacob, ce que l’on en sait?
—Les initiés se doutent de tout, sans rien savoir de précis; pour les autres, c’est une énigme explique le vieil ami; mais l’attitude de ta femme autorise tous les soupçons, car elle est partie pour Munich avec Unstett.
—Je m’en doutais! D’ailleurs, passons sur le triste drame dont je suis le héros. Qu’importe une publicité plus ou moins grande? Ah! Jacob, que je conserve seulement mon fils!
—Qui pourrait te l’enlever?
—Elle!
—Elle ne l’osera pas! Et, tant que tu le voudras, Carry Bolton sera pour l’enfant une vraie mère.
Thor sent qu’il perd contenance; mais il ne veut pas cacher à l’ami qui l’a connu tout enfant ses sentiments et ses espoirs.
—Peut-être, fait-il avec un sourire, l’avenir attachera-t-il par des liens plus étroits Carry à mon enfant.
Grotthauser se réjouit:
—Ce serait bien le mieux!
Une petite pause vient, puis le blessé reprend:
—Tu ne me dis rien de la politique, pendant ces trois mois?
—Une honte nouvelle, Thor!
Le malade dresse l’oreille:
—De quoi parles-tu?
—Du procès de l’empereur à Londres!
—Ils ont donc osé le mettre en jugement? s’exclame l’officier de marine avec tant de violence que Carry se retourne et le regarde en hochant la tête, tandis que Jacob Grotthauser, effrayé, déclare:
—Tu vois, cela te fait mal! Je te raconterai tout cela un jour.
—Non, Jacob, il faut que je sache! Dis-moi la vérité... balbutia le patient.
Grotthauser hausse les épaules:
—Tous les Allemands la connaissent, après tout, et la plupart l’endurent; pourquoi te la cacherais-je? Le monde entier a vu ce spectacle et personne n’en est mort. Pourquoi ferais-tu exception?... Oui, ils l’ont emmené en Angleterre, ils l’ont traîné devant un tribunal composé de ses ennemis; ils lui ont fait son procès, dont il ne pouvait sortir autrement que coupable.
—Mon Dieu! Et que disent les Allemands?
—Le plus grand nombre frémit de fureur; mais il y a des misérables pour se réjouir.
—C’est toi qui parles ainsi, toi, un socialiste!
—Je ne parle pas du kaiser, mais de l’Allemand Guillaume de Hohenzollern, qu’on a jugé, et dans la personne duquel nos ennemis ont condamné tout notre peuple aux yeux de l’univers sans que le pays ait pu rien faire, absolument rien pour le sauver de cet affront.
—Donne-moi des détails?
Grotthauser reprend avec un douloureux sourire:
—Tout s’est passé comme nous l’avions prévu. Te rappelles-tu notre conversation dans le train?
—Je crois bien, entre Hanovre et Berlin.
—Ce que nous avions, à cette époque, envisage comme une hypothèse est devenu une triste réalité. Aucune opposition n’a prévalu, ni de la Hollande contre l’extradition du kaiser, ni d’une partie des peuples de l’Entente contre la mise en scène de ce honteux spectacle. On a conduit le banni en Angleterre...
—Comment?
—Oh! peu importe... avec les honneurs dus à un ennemi vaincu auquel on témoigne de l’estime. On nous a bien joués en sa personne! Pendant tout le procès, il est resté l’hôte du roi d’Angleterre, dans un petit château voisin de Londres. Cela n’a pas empêché de mettre tous les leviers en œuvre pour établir sa culpabilité. Quels mensonges n’a-t-on pas débités pour l’inculper, lui et l’Allemagne!
«Ni les menées de la dernière heure d’un Iswolski, auquel la pusillanimité de son tsar a servi d’excuse, ni l’aspiration de la France vers la revanche, ni la haine jalouse de l’Angleterre, ni le rôle de provocateurs joué par nos anciens alliés d’Italie, ni la désagrégation morale des Etats balkaniques, éternel obstacle à la paix en Autriche, rien n’a compté, ou plutôt tout a été artistement truqué, travesti, retourné contre nous. Au contraire, chaque parole que l’ex-kaiser a pu prononcer en public a été enflée et imputée à grief contre lui. Des actes, qui auraient été à sa décharge, ont été passés sous silence, tandis que des écrits étaient produits, dont la fausseté aurait été facile à prouver pour peu que l’un des juges s’en fût avisé.
«Et comme, malgré tout, de ces interrogatoires, qui durèrent plusieurs semaines, il ressortait clairement que Guillaume de Hohenzollern avait pu être un esprit ardent, enflammé, mais en tous cas pas un incendiaire, alors les misérables, violant une fois de plus le droit qu’ils s’étaient arrogé de juger un homme ne relevant en aucun façon de leur prétoire, proclamèrent que l’ancien empereur d’Allemagne, aidé de ses ministres et de ses généraux, avait voulu et causé la guerre et qu’il fallait le mettre hors d’état de nuire. L’Allemagne était visée et il ne lui restait que l’impérieux devoir d’accomplir les obligations du traité, comme ils nomment ce «chiffon de papier».
Thor de Tornten contemple son ami, l’esprit ailleurs, et se tait. Jacob Grotthauser continue:
—C’est en vain que le gouvernement allemand s’est opposé au procès et au jugement, en vain qu’il a réclamé la révision par une cour des neutres. Il nous a fallu supporter la honte de voir un des nôtres (peu importe que ce soit celui à qui nous devons demander compte de nos désastres) estampillé «malfaiteur» aux yeux de l’univers entier.
—Et que pensent de lui les Allemands? demande le blessé.
—Il a regagné une grande partie de l’amour qu’il avait perdu immédiatement après la guerre. On en a fait un martyr; c’était dangereux. Les religions se fondent sur les persécutions et la réaction, dans l’empire, n’a pas manqué de battre monnaie là-dessus.
—Exact! Et toi, Jacob, que penses-tu de lui?
—C’est un homme, Thor. Tu me l’as dit un jour et, depuis, je l’ai bien compris. Nous sommes tous des hommes exposés aux fautes et aux faiblesses, mais aussi doués du don le plus précieux que Dieu ait pu nous faire: la faculté d’agir. Il en a usé, celui qui fut jadis empereur de ce pays... et il a succombé.
«Honni soit tout Allemand qui pense autrement!
«Malheur à celui qui ne comprend pas que le plus grand affront fait à notre nation est dans l’impuissance où on l’a mise de défendre cet homme contre le jugement de ses ennemis!
«Mais aussi mille fois malheur à ceux qui peuvent songer à le rappeler en Allemagne en qualité d’empereur!
—Y a-t-il vraiment des Allemands qui y pensent?
—Oh! beaucoup! Tes pairs ont fait serment de le rétablir, Tornten.
—Non, plus mes pairs, Jacob, car je suis rallié à tes idées, proteste Tornten en tendant sa main largement ouverte, que Grotthauser serre d’une étreinte loyale.
—Et que va-t-on faire du condamné? reprend-il après un court répit.
—Ce n’est pas encore décidé. Il paraît que les alliés parlent de l’interner dans une île.
—Sainte-Hélène?
—Non, pas celle-là. Ils ont peur de faire naître des comparaisons entre l’empereur qui est mort sur ce rocher et celui qu’ils ont résolu de laisser périr aussi, loin de l’humanité.
—Comme ils calculent bien, gémit le blessé.
Et, soudain, il lui semble que tout recommence à tournoyer autour de lui, qu’un voile de nuages élève son brouillard entre lui et l’ami fidèle. Il peut encore jeter un dernier regard sur Carry Bolton, percevoir un appel que Grotthauser lance à la jeune fille et voir celle-ci accourir auprès de son lit.
Les derniers vestiges de sa connaissance ont sombré. Une seule image, heurtée, violente, persiste devant ses yeux, ou plutôt devant son imagination délirante: celle du kaiser, tel qu’il l’a vu en dernier lieu, à Amerongen, vieilli, la barbe longue et grise. Il lui semble que cet homme, auquel il tient par toutes les fibres de son âme, lui fasse amicalement un signe d’adieu, exactement comme lorsque, naguère, il avait pris congé de son souverain: «Et saluez pour moi la patrie, Tornten!» perçoit-il, mais pendant un court instant seulement, comme un cri de douleur qui s’enfle ensuite en un mugissement démesuré, ininterrompu, comme si tous les torrents de la cataracte de sang s’écrasaient à ses yeux sur un lit de rochers... Puis ce n’est plus que la nuit et son néant...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Alors, Tornten, te sens-tu assez fort pour entendre ce que j’ai à te dire? demande le comte Kammitz, qui tient aujourd’hui compagnie au blessé et l’examine avec un sourire amical.
—Crois-tu donc que je serai toujours inconscient? s’irrite le blessé, auquel il semble que Jacob Grotthauser vient de quitter la chambre pour laisser la place au comte.
—Il y a quinze jours que tu n’as repris connaissance.
Tornten regarde, tout décontenancé, le visage expressif de son ami:
—Ce n’est pas possible! fait-il.
—C’est malheureusement vrai. Demain, nous célébrons Noël.
—Déjà Noël!
—Oui, Tornten, et ce soir je pars chez ma mère, au château de Kammitz, près de Greifswald. Tu sais que je vais toujours passer cette fête auprès d’elle.
—Ta mère! s’écrie le blessé, effaré. Est-ce qu’elle vit encore?
—Rêves-tu, Tornten? Bien sûr que j’ai toujours ma mère!
—Je suis fou! Je croyais que tu l’avais perdue: j’ai probablement rêvé que tu étais allé à son enterrement.
Le comte a un sourire contenu.
—Ce sont, mon cher ami, les hallucinations du délire. Ma mère, grâce à Dieu, vit toujours et se réjouit autant de mon arrivée que moi de l’aller retrouver. C’est si beau chez nous!
—Oh! oui, que ce doit être beau! soupire le lieutenant de vaisseau.
Et sa pensée évoque le paysage mélancolique de son bien de famille, en Schleswig, le manoir paternel et le parc sous la neige, les fenêtres brillamment éclairées dans cette nuit de Noël, pour le réveillon traditionnel, autour du sapin illuminé et chargé de girandoles. Il revoit encore l’aimable figure poupine de sa tante Marie, à laquelle il doit la joie de tant de fêtes semblables. Des larmes emplissent ses yeux et il se détourne pour les cacher à Kammitz.
Mais, soudain, une angoisse l’étreint:
—Où est miss Bolton? s’enquiert-il, tandis que disparaît la précédente image devant la radieuse évocation de la jeune Anglaise, qui, de plus en plus, emplit son cœur.
—Elle est allée chez toi, pour les préparatifs de Noël. Ton fils va venir passer la soirée auprès de toi.
L’âme de Tornten s’emplit de joie; il rit comme un enfant en présence de quelque chose qui l’enchante et le surprend.
—Ah! si seulement je pouvais être bientôt sur pied! regrette-t-il ensuite.
—Cela ne saurait tarder. Un homme qui rit comme toi ne reste pas longtemps au lit, réplique le camarade. Le docteur pense que d’ici à quelques semaines tu seras rétabli. Ton malheureux crâne en a vu de cruelles, mais il est recollé maintenant.
—Donne-moi donc de tes nouvelles, de celles des amis, prie le malade.
Kammitz hausse les épaules:
—Ce sont des rois détrônés.
—Ne se consolent-ils pas?
—Est-il possible de se consoler? Chaque jour nous rappelle le passé. On reste officier de marine sous l’habit bourgeois. Hélas! ex-officier, faut-il dire. Si cela doit continuer, je me retire sur mes terres pour les faire valoir.
—Si cela doit continuer? Y a-t-il des chances que cela ne continue pas?
—Oui, il se trouvera des hommes déterminés pour fomenter un changement.
—De quoi et comment?
—De la situation actuelle! Crois-tu, par hasard, que le kaiser soit vidé, fini une fois pour toutes?
—Sûrement, mon cher. Ne nourris donc pas de vains espoirs qui ne te préparent que désillusions!
—Que tu penses, fait le comte en riant presque méchamment. Moi, je crois le contraire.
—Alors, le kaiser, que dit-on de lui?
—Il part de Liverpool ces jours-ci.
—Il part, répète-t-il d’une voix sourde. Pour où?
—En captivité!
—On a donc pris une décision? Où vivra-t-il désormais?
—Vivre! s’écrie Kammitz.
Et son doux visage d’homme réfléchi se durcit jusqu’à devenir un masque de haine.
—Tu parles comme nos ennemis. Mais, moi, je dis que ce sera pour lui, cet exil, une mort de tous les instants.
—Où l’exilent-ils?
—A Juan-Fernandez.
—L’île de Robinson?
—Elle-même.
Pendant quelques minutes, on n’entendit, dans la chambre blanche, que la respiration un peu oppressée des deux hommes.
—Et quelles sont les considérations qui ont guidé ce choix? demande Tornten lorsque l’émotion lui permet de parler.
—La distance de notre patrie allemande, où des millions de partisans restent au proscrit; les facilités de surveillance qu’offre cette île, qui ne présente qu’un seul mouillage permettant d’atterrir, et enfin le désir manifesté par le roi d’Angleterre de voir adoucir l’exil de l’ex-kaiser. Le cousin d’outre-Manche a fait aménager pour l’impérial banni, dans l’île de Mas-a-Tierra, déjà défrichée par d’anciens colons, une habitation sur l’élégance et le confort de laquelle les journaux anglais sont intarissables, tandis qu’ils sont muets sur les conditions d’isolement.
—Comme il va souffrir là-bas! Comme il va regretter sa patrie! se lamente Tornten dans une sourde angoisse.
—Dieu veuille que cela ne dure pas longtemps! répond le comte Kammitz avec intention.
—Et qui pourrait le faire cesser? La mort!
—Ou la vie!
Le malade ne comprend plus les paroles de son ami. La douleur, de nouveau, la torture. Il sent qu’il atteint encore une fois les limites de ses forces.
—Ménage-toi, entend-il encore lui dire la voix de Kammitz. Chaque parole te fatigue.
—Non, je veux répondre... essaie de crier Thor.
Mais la faiblesse le terrasse. Il croit sentir que Kammitz a saisi sa main; mais, du même coup, l’image et les propos du visiteur ont disparu.
Et tout sombre dans la nuit...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Souffres-tu encore, papa?
—Non, mon petit. De te savoir auprès de moi, je me sens fort et délivré de tout mal.
Le jeune Otto s’est blotti au bord de la couchette. Thor a passé son bras autour du corps de l’enfant et l’attire tout près de lui. Tous deux contemplent l’arbre de Noël autour duquel Carry s’empresse.
C’est le soir. Thor pense encore à sa maison, mais cette fois le point de vue est différent. Il est à l’intérieur, au chaud, tandis que dehors s’étend le manteau immaculé de neige et brille l’étoile du berger. Auprès de lui veillent son fils et cette jeune fille qui a pris une si grande place dans son cœur; car il ne peut plus y avoir de doute: il aime Carry Bolton. Un charme émane d’elle, auquel il ne peut et ne désire d’ailleurs se soustraire; c’est le charme qu’elle tient de sa grâce et de sa bonté.
—Où est maman? fait soudain le garçonnet, à voix presque basse, comme s’il eût compris qu’il ne fallait pas en parler tout haut.
C’est un coup de poignard au cœur de Tornten, qui presse plus fort contre lui le souple corps d’enfant.
—Ta mère est morte, mon fils, explique-t-il après une courte hésitation.
Le petit Otto se met à pleurer silencieusement. Thor cherche à le consoler, mais les larmes redoublent. Carry accourt, et, riant gaiement, saisit dans ses bras l’enfant et le soulève.
Les lumières de l’arbre de Noël scintillent et ont tôt fait de détourner l’attention de l’enfant et de lui faire oublier les paroles de son père. Les mains du petit se tendent vers l’étincelante parure d’argent du sapin symbolique, tandis que ses yeux et sa bouche rient d’une joie débordante.
Carry porte le jeune garçon jusqu’à la table, où se dresse l’arbre enchanté et l’y pose en lui montrant toutes les richesses que le bonhomme Noël a apportées: depuis le cheval à bascule jusqu’à la boîte de chocolats fondants.
Il prend chaque objet, le porte sur le lit de son père et le contraint d’admirer.
—Vois, papa, comme ce pantin gigote! Il ressemble à ces soldats de plomb de France que tu m’as rapportés de ta dernière visite au front! Vois donc, papa, miss Bolton qui traîne l’automobile dont elle m’a fait cadeau. Comme ça court sur le plancher.... On dirait une grande! L’année prochaine, tu m’en donneras une vraie, n’est-ce pas, petit papa!
—Tout ce que tu voudras, mon petit homme, acquiesce Thor en regardant son fils avec un sourire heureux.
—Le petit Jésus a aussi apporté quelque chose pour vous, monsieur le capitaine, fait Carry qui se tient près du lit, le visage empourpré, un petit paquet à la main.
Le jeune Otto court maintenant derrière le jouet qui roule par la chambre.
—Asseyez-vous donc près de moi, miss Bolton, invite Tornten ému, et montrez-moi ce que l’enfant Jésus me destine!
—Oh! bien peu de chose, répond l’Anglaise en s’exécutant.
Elle ouvre le paquet, qui laisse voir un coffret recouvert d’une soie grise sur laquelle se dessinent les armes de Tornten. Le couvercle cache, précieusement rangés, des cigares bagués d’or.
—Qui a fait cela? demande Tornten, content comme un collégien, en fermant la boîte et regardant l’écusson, cette image d’un fier coursier franchissant deux tours.
—C’est moi qui l’ai brodé pour vous.
—Où en avez-vous trouvé le loisir, Carry? Elle tressaille, car il l’a appelée par son prénom.
—Vous êtes resté si longtemps privé de toute connaissance, monsieur le capitaine! Que pouvais-je faire quand les heures succédaient aux heures et que je demeurais auprès de vous, inoccupée?
—Vous pensiez donc toujours que je me rétablirais?
—Oh! oui... toujours!
—Que fais-je ici? Je gis là, devant vous, les mains vides, sans rien pouvoir vous offrir en reconnaissance de tout le bien que vous nous faites à moi et à mon fils.
—Il suffit à mon bonheur de ne pas quitter le petit.
—Et moi, vous me quitteriez volontiers? s’offense-t-il.
Carry baisse les yeux.
—Oh! pas volontiers!
—Alors, je sais ce que le petit Noël a apporté pour vous, miss Bolton.
Elle le regarde en face, sans comprendre où il veut en venir.
—Ne souhaitez-vous pas, miss Bolton, un mari qui serait tout à vous et auquel vous appartiendriez entièrement?
—Je... je ne comprends pas, défaille la jeune fille, dont l’embarras est extrême.
Il saisit sa main, l’attire à soi, de sorte que son visage domine le sien, et la regarde au fond de ses yeux bleus:
—Carry, murmure-t-il tendrement, dites un mot et vous serez ma femme, la seconde mère de mon Otto.
—Mon Dieu! balbutie-t-elle au comble de l’émoi.
Mais dans ses yeux clairs brille une flamme qui trahit sa joie et ne laisse aucun doute à Tornten sur son bonheur. Et, soudain, la douce tête s’abaisse et leurs lèvres s’unissent en un premier baiser d’amour.
—Je t’aime tant! dit-il, défaillant d’émotion.
—Je t’aime, répond-elle, depuis le jour où je t’ai vu pour la première fois.
Ils se séparent à regret, car voici Otto qui s’approche du lit:
—Mademoiselle, tirez-moi mon automobile, exige-t-il.
—D’abord, donne à miss Bolton un bon baiser pour la remercier, s’écrie le père.
Carry, toute joyeuse, se penche sur l’enfant, lui passe son bras autour du corps et l’élève jusqu’à elle pour l’embrasser dans un élan passionné; puis elle se prend à pleurer, car ce qu’elle vient de vivre dépasse ses forces.
Cependant, l’enfant toujours sur les bras, elle s’approche de l’arbre embrasé et se met à souffler les bougies.
—Pourquoi nous prives-tu de la joie des lumières? s’étonne le blessé.
—Il est tard pour votre fils, monsieur le capitaine.
—Dis-moi «tu».
—Je veux bien, puisque cela te plaît. Il faut que je reconduise le petit à la maison. Après, je reviendrai te tenir compagnie jusqu’à ce que le sommeil ferme tes yeux.
—Comme ce sera triste pour moi d’être si souvent seul!
—Dois-je envoyer la garde qui me supplée à l’ordinaire?
—Non, pas cela, pas d’étrangers! Dans de pareils moments, il faut rester entre soi.
Elle le menace encore du doigt et sourit sous ses larmes, puis elle s’approche du lit, portant toujours Otto qui se refuse à quitter son père. Mais ce dernier signifie à la jeune Anglaise qu’il est vraiment trop tard pour faire veiller l’enfant plus longtemps. Avant de quitter la pièce, Carry embrasse encore une fois tendrement le malade, au grand étonnement du petit. Cela fait rire l’officier, et la jeune fille fait écho dans une joie qui sèche ses dernières larmes.
Enfin Carry et l’enfant se sont éloignés. Thor de Tornten demeure livré à ses pensées. Il regarde vers la fenêtre, dont les rideaux sont soigneusement tirés; mais il semble qu’une double vue lui dévoile, par delà les lourdes tentures, le paysage d’hiver qui se déroule dans la rue. Il aspire vers l’action; ce long alitement est une souffrance pour son esprit indépendant, amoureux de la nature et du grand air et qui ne prise rien au-dessus de la mer, libre en son immensité.
Ses pensées appellent des visions plus lointaines aussi. Il a sous les yeux le kaiser et l’imagine comme un père dont la souffrance s’étend à ses enfants. La joie conçue dans cette heure que Thor vient de vivre semble comme effacée par cette nouvelle tristesse. Car il aperçoit dans l’ambiance du moment présent l’homme qu’il chérit et pour lequel il tremble: la petite couchette à bord du navire qui le conduit en exil! Célèbre-t-on seulement la fête, traditionnelle et joyeuse, de Noël, sur ce bâtiment? Et comment pourrait-elle être joyeuse pour l’âme pieuse de Guillaume de Hohenzollern, qui, certainement, en cette nuit, oublieux de son propre destin, appelle sur la patrie qui s’éloigne la bénédiction céleste.
Au cours de ces pensées qu’évoquent en son âme de junker l’atavisme et l’éducation, Thor est soudain troublé par le bruit d’une porte qui tourne doucement sur ses gonds, tandis que ses yeux lui montrent l’image d’une femme de haute taille qu’ils sont impuissants à reconnaître sous les voiles épais qui la couvrent.
Mais la femme a rabattu les crêpes qui cachent son visage et les lèvres de Tornten profèrent un cri d’horreur qu’il n’a pu retenir.
—Toi! Tu as osé!...
En effet, c’est Ilse qui s’approche lentement du lit où son mari est allongé, le bras étendu pour repousser l’apparition détestée.
Elle est pâle comme la mort. Dans ses yeux vacille la même terreur canine que Thor y a lue, naguère, lorsqu’il l’avait jetée de côté pour s’élancer sur son amant, le capitaine de cavalerie d’Unstett. Elle reste un moment irrésolue devant la fureur que lui oppose l’accueil de l’époux outragé.
—Thor, pardonne-moi! implore-t-elle en se laissant tomber à genoux à quelques pas du lit, les mains jointes comme dans la ferveur d’une prière.
—Moi! te pardonner! hurle Thor, qui se soulève péniblement. Non... non... Tu as irrévocablement détruit tout ce que j’éprouvais pour toi. Tu as repoussé de toi ton fils et ton mari! Pour nous deux, tu es morte... morte!
Il ne peut plus parler et s’effondre de nouveau.
La femme, alors, se lève et, courant à la couche, se jette aux pieds de son mari, embrasse sa main.
—Thor! ce ne peut être ton dernier mot! Tu m’as aimée, tu me l’as dit! Est-ce que tout cela peut ne plus exister?
—Morte!... répète-t-il seulement.
Mais il est impuissant à dégager sa main et à se libérer de cette présence qui exaspère sa rancune.
—Alors, au lieu de l’amour, la haine?
—La haine! geint-il.
Aussitôt la voix de la femme s’altère. Elle abandonne la main qu’elle pressait et son regard se fait cruel:
—Eh bien, soit, la haine! J’aime mieux cela!
—Tu ne m’apprends rien après ce que tu as fait!
—Oui, je te hais et je te maudis. Quant à mon fils, il est à moi seule...
—Non, il m’appartient.
—Tu es trop faible pour le défendre contre moi. Je te préviens, rien ne me coûtera pour te l’arracher.
—A moi, peut-être pourrais-tu le voler, réplique aussitôt l’officier dans un désir de vengeance; mais pas à l’autre, sa seconde mère...
—Qui cela?
—Celle que j’aime!
—Qui?... Je la connais?
—Tu la connais. Tu lui as parlé tous les jours quand tu étais encore la mère de mon fils.
—L’Anglaise?
—Elle-même, Carry Bolton, qui sera ma femme dès que notre divorce sera prononcé.
—Je vous hais tous les deux et vous anéantirai, grince la jeune femme dans l’échevellement de ses boucles brunes, tandis qu’elle se redresse et s’éloigne du lit de Tornten. Quant à l’enfant, il m’appartient; je le tuerai plutôt que de vous le laisser.
—Infâme! rugit le malade en arrachant le drap qui couvre son corps affaibli et se dressant soudain, mû par l’horreur et par la crainte.
Il voudrait défendre les deux êtres qui lui sont chers, mais ses forces le trahissent; l’élan qui l’a précipité contre sa femme se brise; ses jambes fléchissent sous lui; il s’abat à la renverse et, dans sa chute, sa tête frappe lourdement le plancher...
Il ne sent plus rien... ne voit plus rien...
IV
Thor de Tornten est chez lui à présent.
Il ne s’explique pas de quelle façon il y est parvenu, car c’est subitement qu’il se voit assis dans son fauteuil, à sa table de travail.
Il ne ressent plus de sa blessure qu’une sourde compression aux tempes. Il est habillé et a la sensation de pouvoir se mouvoir, ce qu’il fait d’ailleurs sans difficulté. Il va vers le coffret, où il range ses cigares, en choisit un avec soin, l’allume avec béatitude—il en a été si longtemps privé—se sent envahir d’un renouveau de bien-être et retourne à sa place.
C’est le soir, et, sur le bureau, brille une lampe électrique. Tout autour de lui règne le plus profond silence, un silence bienfaisant, exquis. Tout à coup, Thor s’aperçoit qu’une des fenêtres qui donnent sur le jardin est ouverte. Il se relève et s’en approche; l’air tiède d’un soir de printemps le caresse, il fait plus chaud dehors qu’ici.
Il retourne à son bureau et sonne Toman. Le valet de chambre apparaît sans bruit:
—Monsieur le commandant désire?
Thor a une hésitation. Il réprime la question qui lui vient aux lèvres et murmure à la place:
—Miss Bolton est-elle à la maison?
Car il lui coûte de s’informer auprès de son domestique des événements qui l’ont ramené chez lui.
—Oui, mademoiselle est là-haut dans la lingerie, avec la couturière, répond Toman.
Thor observe la nuance de respect marquée par le domestique en parlant de la jeune fille. Carry a donc pris dans sa maison une place prépondérante.
—Priez mademoiselle Bolton de descendre, Toman.
Le valet de chambre s’éclipse. Thor se rassied, car il est encore faible et la fatigue le gagne. Il est involontairement tenté de faire une comparaison entre la soirée où il a vu Carry pour la première fois et ce soir, où il l’attend, anxieux, comme un adolescent à son premier rendez-vous.
La porte s’ouvre et Carry paraît.
Lorsqu’elle voit qu’il se soulève pour la recevoir, elle s’élance vers lui, les deux bras ouverts et se presse contre lui dans un geste gracieux de reconnaissance et d’amour.
Répondant ensuite à l’étonnement qu’il éprouve de se retrouver ici sans transition, elle s’empresse de le renseigner: après une nouvelle syncope, survenue à la suite d’un accident qu’elle n’a pas connu, il s’est maintenant rétabli et chaque jour hâte sa guérison définitive.
Soudain, la visite d’Ilse lui revient en mémoire:
—Sais-tu quelle est la dernière personne que j’ai vue à l’hôpital? fait-il en se rasseyant et en attirant un siège où il invite Carry à prendre place tout auprès de lui.
—Non, s’étonne-t-elle sans rien soupçonner. Qui est-ce?
—Après tout, ce n’était peut-être qu’un rêve, continue-t-il sourdement. Mais, je t’en supplie, Carry, garde-toi bien et veille sur le petit. Sois prudente; ne te fie à personne et ne t’éloigne jamais de moi si tu veux que je sois rassuré sur votre compte à tous deux.
Il l’entretient encore de ses craintes; elle lui parle de l’enfant, qui dort à présent, mais à l’ordinaire emplit toute la maison de sa bruyante joie de vivre; et cependant ils sont tendrement enlacés, échangeant des caresses qu’interrompt un coup discret frappé à la porte. C’est Toman, qui, sur l’invitation de son maître, entre dans le bureau.
—Monsieur l’avocat Bergman désire parler à monsieur le commandant, informe le domestique.
—Priez-le d’entrer, dit Thor, car l’avocat est son conseil juridique et ne se dérange certainement pas sans de sérieux motifs.
«Tu restes! s’adresse-t-il ensuite à Carry, qui s’apprête à sortir.
—Non, répond-elle, en rougissant. Je préfère te laisser seul avec lui. Il s’agit sans doute de ton divorce et ma présence....
Elle s’enfuit et, derrière elle, pénètre l’avocat, calme et maître de soi, comme Thor l’a toujours connu, la serviette sous le bras droit. Sur son visage fin et régulier, des cicatrices rappellent les coups de sabre reçus pendant les années d’université et, sur ses lèvres, flotte un aimable sourire.
—Alors, Dieu merci, vous voilà rétabli, monsieur de Tornten, s’adresse-t-il gaiement à Thor qui se soulève et lui tend la main. Vous nous avez causé de graves inquiétudes, mais maintenant la santé revient rapidement.
—Espérons-le, cher maître. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi ce qui me procure le plaisir de vous voir?
—Miss Bolton ne vous en a-t-elle rien dit? s’étonne l’avocat en s’asseyant au bureau, en face de Tornten. Pendant que vous étiez au lit, une action en divorce a été introduite contre vous. Votre femme, qui vit actuellement à Munich, réclame la dissolution absolue de votre communauté.
—Je m’en doute et ne m’y oppose en rien, fait Thor froidement, sans éprouver le moindre regret de ce geste définitif qui annule le passé et répudie la mère de son enfant.
—Je n’en attendais pas moins de vous après les événements que j’ai connus et ceux que je soupçonne, approuve l’homme de loi. Mais il reste une question litigieuse: il s’agit de la garde de votre fils.
—Mon fils m’appartient!
—C’est aussi mon avis, et, certainement, au point de vue juridique, nous aurons gain de cause. Mais cela va entraîner un procès long et fastidieux, jusqu’à la solution duquel il importe de veiller sur l’enfant. Mme de Tornten m’a honoré récemment de sa visite et ne m’a pas caché qu’elle était prête à n’importe quel acte pour s’emparer du garçonnet.
—Je sais encore cela; mais j’ai trouvé en miss Bolton une gardienne comme je ne saurais en souhaiter de meilleure.... Cette jeune fille est ma fiancée.
—Ah! très bien! s’écrie l’avocat. Laissez-moi vous féliciter de ce choix, monsieur de Tornten. Cette demoiselle vous a soigné avec un dévouement qui mérite bien ce bonheur.... Dois-je maintenant vous mettre au courant des procédures suivies jusqu’à ce jour?
Thor va répondre quand un nouveau coup est frappé à la porte avec une discrétion qui n’appartient qu’à Toman.
Le domestique apparaît sur le seuil.
—Monsieur le commandant, il y a là un homme qui désire vous entretenir. Il prétend avoir une grave communication du comte Kammitz à vous faire.
—Ne peut-il attendre, Toman?
—Il affirme que sa mission est particulièrement urgente.
Thor se tourne vers le docteur Bergmann; ce dernier se lève et, rangeant ses papiers:
—Je crois qu’un autre jour sera tout aussi favorable à mes explications, concilie-t-il. Il est tard d’ailleurs; je reviendrai demain, dans le courant de l’après-midi. Nous aurons le temps de causer.
—Vous êtes tout à fait aimable et j’accepte bien volontiers, s’écrie Thor satisfait.
L’avocat prend congé de l’officier, qui reste seul quelques instants; puis Toman introduit dans l’appartement un homme vêtu d’un long manteau et que Tornten ne peut reconnaître à première vue, tant ses traits restent plongés dans l’ombre.
—Laissez-nous, Toman, ordonne-t-il.
—Bonne nuit, monsieur de Tornten, prononce le visiteur, lorsque la porte s’est refermée derrière le domestique.
Thor dresse l’oreille. Où a-t-il entendu cette voix? Certainement dans des circonstances critiques et douloureuses, car, à l’entendre, les battements de son cœur se précipitent comme sous le coup de l’angoisse qui présage un malheur.
—Qui êtes-vous? crie-t-il.
—Ne me reconnaissez-vous plus, monsieur le commandant?
Et l’inconnu, s’avançant d’un pas, la lumière le frappe en plein visage.
—Kunst! fait Thor plein d’émoi.
Et plusieurs secondes durant, sans pouvoir proférer une parole, il fixe cet homme qui lui a ouvert les yeux sur son malheur conjugal.
Enfin il articule d’un ton sec:
—Que me voulez-vous?
—Je vous suis dépêché par M. le comte Kammitz, dont je suis aujourd’hui le domestique, et qui m’a donné une commission pour vous.
—Pourquoi ne vient-il pas lui-même?
Kunst hausse les épaules.
—Je ne sais même pas pourquoi il m’envoie.
—Alors, qu’avez-vous à me dire?
—Monsieur le commandant, il faut me suivre. Kunst a prononcé cette dernière phrase à voix basse et non sans avoir regardé soupçonneusement autour de lui.
—Vous suivre? Où donc?
—Je n’en sais rien. Mais M. le comte a envoyé une automobile qui vous conduira là où vous êtes attendu.
—Je suis encore souffrant, je ne supporterais pas le voyage! Et puis, qui me dit que vous venez réellement de la part du comte Kammitz? Vous étiez, il n’y a pas longtemps, le domestique de confiance du capitaine d’Unstett, ajoute Thor sévèrement.
—Mon maître a prévu l’objection et m’a donné une lettre à vous remettre, répond l’homme en tendant une enveloppe fermée.
—Que ne me la remettiez-vous plus tôt?
—Parce que j’avais l’ordre de n’en faire usage que si vous refusiez de me croire.
De l’enveloppe qu’il vient d’ouvrir, Thor a retiré une feuille de papier, l’a déployée et n’y a trouvé, à son grand étonnement, que trois simples mots qui ont mis l’émoi dans son cœur et levé du même coup toute hésitation. Qu’importe si sa vie est l’enjeu de la partie! Le papier porte de l’écriture bien connue du comte cette phrase laconique:
«Le kaiser appelle!»
Trois mots qui font bondir Tornten comme s’il n’eût jamais éprouvé de blessure, qui l’électrisent et lui font répondre:
—Je viens!
Toman, immédiatement sonné, s’affaire, apporte chapeau, manteau, avise du départ précipité miss Bolton, qui accourt:
—Ne sors pas, implore-t-elle à mi-voix, avec une tendresse qu’elle veut dissimuler aux yeux de Toman et de Kunst. Tu vas prendre du mal.
—Laisse-moi, Carry. Je ne puis faire autrement. J’ai le devoir de suivre cet homme, répond-il aussi bas et non moins ému. Lis ce que Kammitz m’écrit.
Elle a lu et demeure prostrée. Tornten ordonne à son valet de chambre et à Kunst de sortir les premiers, et, après une dernière caresse, un dernier baiser sur les lèvres de Carry, il descend à son tour dans la rue.
C’est tout à fait comme ce soir où il est allé à Schwanbach. Une nuit tiède, comme l’autre, s’étend sur la grande ville; une automobile ronfle devant la maison, sur l’avenue du Grand-Electeur. Thor s’élance dans la voiture; Kunst l’y aide et, sur un signe de l’officier, prend place en face de ce dernier. Cette circonstance rappelle à Tornten un précédent voyage effectué dans la nuit et qui réveille en son cœur un si cuisant chagrin. Il s’enfonce dans les coussins de la voiture et s’efforce de reconstituer tous les incidents de ces heures douloureuses qui, tantôt obscurcissent ses yeux de larmes, tantôt les cernent de colère.
Sous l’empire de ces pensées, il ne se rend pas compte du chemin parcouru. Mais quand l’automobile s’arrête et qu’il met pied à terre, Tornten reste sur place, abasourdi, comme enraciné. Il regarde Kunst bien en face:
—Où sommes-nous? demande-t-il, la voix étranglée.
—Ne vous frappez pas, commandant, fait l’homme intimidé. Je puis maintenant vous dire que mon maître vous attend dans la maison du capitaine d’Unstett.
—Alors je ne fais pas un pas de plus, décide Thor résolument.
Du premier coup d’œil, en effet, il a reconnu le carrefour où, dans la nuit d’horreur, lui et Kunst ont quitté la voiture pour ne pas trahir leur arrivée aux oreilles de ceux qu’ils se proposaient de surprendre.
—Monsieur le commandant, fait le rouquin en guise de réponse, M. le comte a prévu votre répugnance et m’a ordonné, dans ce cas, de vous rappeler ce qu’il dit dans sa lettre.
Thor devint perplexe:
—Pourquoi est-ce précisément là que je dois rencontrer Kammitz?
—Ces messieurs se réunissent régulièrement chez le capitaine.
—Quels messieurs?
—Je l’ignore.
—Et lui... lui... en est-il?
Kunst, qui a compris, répond faiblement:
—Je ne sais pas, monsieur le commandant. Puis, d’une voix ferme, il ajoute:
—Il se fait tard. Venez, je vous en prie; il y a trop longtemps que nous nous faisons attendre.
Thor de Tornten pousse un profond soupir, évoque les paroles fatidiques de la lettre qu’il cache en son sein et s’élance à la suite de son guide.
Tout comme autrefois, dans l’heure d’angoisse, ils atteignent la villa, dont Thor revoit les fenêtres éclairées au premier étage. Les deux hommes traversent l’avant-cour, et Kunst ouvre la porte de la maison. Devant lui, le lieutenant de vaisseau pénètre dans le vestibule, avec cette différence que, cette fois, la pièce est éclairée; puis ils gravissent, sans tâtonnements et sans hésitation, les marches de l’escalier, recouvertes d’un tapis.
Le compagnon de Thor frappe à une porte du premier, qui leur livre passage. Un instant encore ils sont dans l’obscurité, mais aussitôt la chambre s’éclaire et Thor de Tornten se trouve seul avec Kunst, qui débarrasse l’officier de son manteau et de son chapeau et le prie d’entrer dans la pièce voisine où il devra attendre la venue du comte.
Thor est maintenant dans un élégant salon-fumoir, sans pouvoir se rappeler y être précédemment venu. Impatient, il piétine au milieu de l’appartement, quand la porte s’ouvre de nouveau, livrant passage au comte Kammitz.
—Sois le bienvenu, Tornten, s’écrie l’ami en le prenant dans ses bras. Je savais bien que je pouvais compter sur toi!
Thor répond à l’accueil de son ami avec une égale cordialité, mais il ajoute loyalement:
—Je ne serais pas venu sans l’appel contenu dans ta lettre.
—Je pensais bien, affirme Kammitz, que tu viendrais à contre-cœur dans cette maison. Ta rancune a failli être la plus forte, mais l’appel du devoir a triomphé.
—C’est vrai, Kammitz. Et maintenant, dis-moi vite ce que tu attends de moi, car il me tarde de quitter cette ambiance détestable qui me rappelle les plus durs moments de mon existence.
—Erreur, Tornten. Il y en a de pires que tu subis avec résignation.
De la tête, Kammitz approuve.
—Qu’est le malheur d’un homme auprès de la honte d’un peuple?
—Tu as touché le point sensible!
—Sûrement, Tornten. Ecoute-moi donc, car je ne suis pas seul: d’autres t’attendent et souhaitent te voir et t’entendre.
—Parle!
—Derrière cette porte—le comte indique celle par où lui-même est entré—huit Allemands se sont réunis, et je suis de ceux-là, qui veulent voir finir l’outrageante comédie qu’on joue au détriment de notre patrie. Ils te demandent si tu veux t’associer, toi, neuvième, à leurs projets.
Il croit comprendre et s’écrie dans une émotion vibrante:
—Je le veux, Kammitz, je le veux!
—J’ai encore quelque chose à te demander. Tu apprendras, tout à l’heure, tout ce que je ne puis te dire ici, parce que je suis lié, moi-même, par un serment. Mais il faut que tu saches que, parmi nous, il se trouve un homme que tu hais, dont la vue fera naître en toi l’horreur et la colère et dont, cependant, tu devras supporter la présence, pour l’amour de la grande idée.
—Unstett, prononce Tornten.
—Il est des nôtres.
Pendant quelques secondes, les deux hommes se taisent; enfin:
—Le kaiser appelle! dit lentement Kammitz avec intention.
—Bien.... Je saurai tout endurer, finit par dire l’officier d’un ton ferme. Pour le but que j’entrevois, il n’est pas de sacrifice qui me coûte.
—Viens donc!
Ils franchissent la porte que Kammitz a soin de refermer aussitôt derrière eux.
Le colosse blond semble d’abord pétrifié. Au milieu du salon qu’il reconnaît pour celui du capitaine de cavalerie, autour d’une table recouverte d’un tapis vert, il ne voit que visages connus: Jacob Grotthauser qui s’est vivement levé pour se porter à sa rencontre, Arno de la Rieth, le long Sellenkamp, Rittersdorf, fougueux et passionné, Heins de Walding et son frère, l’aspirant Paul, et, là-bas, comme vissé à son siège qu’il est le seul à n’avoir pas quitté, sans un geste de bienvenue à l’égard du survenant... Fritz d’Unstett.
Le lieutenant de vaisseau n’en peut croire ses yeux! Comment, Grotthauser, qui, devant le monde, n’a jamais fait secret de ses libres opinions, se trouve-t-il mêlé à cette assemblée de hobereaux déterminés et quelle apparence y-a-t-il que des relations se soient établies entre Unstett et les officiers de marine qui, autrefois, connaissaient à peine de nom le capitaine de cavalerie.
—Bonjour, Tornten! l’accueille un cri unanime, tant son arrivée paraît à tous un heureux événement.
—Voici ta place, indique ensuite Kammitz, lorsque tous, à l’exception d’Unstett, ont salué Tornten, qui, poussé vers le milieu de la table, se trouve faire vis-à-vis au comte.
Tandis que chacun regagne son siège, Thor jette un regard rapide vers Unstett, qui se trouve tout au bout de la grande table. Le capitaine de cavalerie se soulève blême et silencieux et s’incline en faisant un léger salut. Le marin semble ne pas voir ce geste.
Son attention est, d’ailleurs, sollicitée par une immense carte de l’Amérique du Sud, épinglée sur la table, devant sa place. De petits drapeaux, en grand nombre, y tracent, le long de la côte orientale du continent, une ligne irrégulière, qui finit au cap Horn. Tornten regarde curieusement Kammitz, qui se prend à sourire.
—Je réclame le silence, messieurs, fait-il de sa voix sonore.
Chacun se tait et le brouhaha de bienvenue prend fin, qui, à l’instant, accueillait Tornten.
—Messieurs, commence le comte qui, au surplus, semble s’adresser plus particulièrement à son vis-à-vis, ce m’est une joie de saluer parmi nous la présence de notre ami Tornten; elle est d’autant plus vive que je sais maintenant pouvoir compter sans réserves sur sa bravoure, ses connaissances et son dévouement pour l’exécution de notre plan. Mais, avant tout, il faut que j’obtienne de notre ami la promesse de ne pas dévoiler un mot de ce qu’il entendra ici.
Thor, étendant la main droite, s’empresse de jurer:
—J’observerai le plus scrupuleux silence à l’égard de qui que ce soit.
—C’est bien. Je n’ai donc plus de secrets pour toi, et suis assuré que tu es de cœur avec nous. Tu le sais, celui que nous aimons et vénérons tous, notre ancien seigneur et empereur, auquel même nos adversaires—et les yeux du comte se portent vers sa droite où siège Grotthauser—ne refusent pas l’hommage de l’estime la plus haute, Guillaume de Hohenzollern est condamné par ses ennemis à vivre ses derniers jours sur l’une des îles Juan-Fernandez. Tu n’ignore pas que sa condamnation viole toute justice et que sa détention, aujourd’hui, est le plus grand crime de l’histoire. Car—et c’est notre ami Grotthauser qui parle, lui dont les principes sont, cependant, loin de faire un suppôt du kaiser—s’il existait un droit d’élever une plainte contre le prisonnier de Juan-Fernandez, ce droit ne pouvait appartenir qu’au peuple allemand. En aucun cas, ses ennemis n’avaient qualité pour obliger la Hollande à leur livrer le kaiser, afin d’en faire le principal personnage de la triste comédie sur les organisateurs de laquelle l’histoire aura à se prononcer en dernier ressort.
—Bravo, fait entendre l’aspirant Paul de Walding, ce qui lui attire, de la part de son frère, un avertissement muet mais énergique.
Sans s’arrêter, le comte Kammitz continue:
—Tous les Allemands ont reçu de l’étranger, dans le traitement infligé au kaiser, un soufflet en plein visage. Que l’on voie en lui le représentant du droit divin en Allemagne, ou, seulement, un Germain comme les autres, c’est, en tous cas, un Allemand, et cet Allemand a subi de la part de l’étranger une injustice, sans que l’empire ait eu le moyen ou la force de s’y opposer. Tant que Guillaume de Hohenzollern languira en exil, nous aurons donc à baisser, devant l’étranger, un front humilié.
Thor approuve, si vigoureusement de la tête, cet exposé, que son assentiment éveille un écho aux lèvres de tous ses amis.
—Très juste! crie-t-on de toutes parts, et même Grotthauser s’associe à cette manifestation.
—Rien donc, depuis que le kaiser a pris le chemin de la déportation, reprend le comte, ne pouvait être plus important à nos yeux que de le délivrer. Seuls, nous étions trop faibles et les moyens nous manquaient d’organiser et de mener à bien une si lourde tâche.
«Que l’on y pense—et l’orateur indique la carte—Juan-Fernandez est, à vol d’oiseau, éloigné de plusieurs milliers de milles de la mère patrie et, par conséquent, impraticable pour une évasion à laquelle ne travailleraient que des particuliers. Ajoutez à cela la surveillance constante des alliés, dans laquelle se distinguent surtout les Français et les Anglais.
«Dès lors, toutes fois que j’étais amené à parler, dans le cercle de nos camarades, d’un projet d’évasion du kaiser, les obstacles surgissaient si nombreux qu’ils entravaient tout initiative... Les circonstances m’amenèrent, à cette époque, à connaître au chevet de notre ami Tornten, qui se débattait alors en proie aux affres du délire, M. Jacob Grotthauser; en dépit de ses opinions politiques qui le classent parmi les adversaires de ma caste, je ne devais pas tarder à voir en lui un vrai Allemand, pour lequel la honte de cette déchéance impériale...
—...Déchéance humaine, corrige intentionnellement Grotthauser.
—...De cette déchéance humaine, acquiesce Kammitz avec un léger sourire, était si pénible, qu’en lui aussi avait germé l’idée de préparer une fin violente; à cette grande misère du peuple allemand. De même que les forces coalisées de nos ennemis avaient fait de notre chef un détenu, de même nous pensions unir nos forces pour délivrer le kaiser.
«A maintes reprises, nous eûmes l’occasion de traiter à fond cette question, mais des obstacles sans nombre se dressaient devant nous.
«De notre gouvernement, aucun secours à attendre...
—La honte allemande, par-dessus la misère allemande!...
—Malheureusement, il en est ainsi. Laissés à notre propre initiative, nous pouvions bien forger des plans, mais faire un pas décisif, jamais.
«C’est à ce point qu’en étaient nos projets quand je reçus, il y a quinze jours, à Berlin, la visite de M. le capitaine de cavalerie d’Unstett, venu exprès de Munich pour me voir.»
Thor sent, à ces mots, le rouge de la colère lui monter au front. Il regarde fixement la carte et les petits drapeaux multicolores. Il n’ignore pas que le misérable vit à Munich, et ce souvenir lui est intolérable. Mais il se contraint, car il entend résonner dans son cœur l’appel par lequel Kammitz a eu raison de sa répugnance... et cet appel retentit par delà tous ses ressentiments.
—M. d’Unstett ne venait pas me trouver de son propre mouvement, reprend le comte; il paraissait comme porte-parole d’un personnage qui, de son côté, s’était mis en relations avec lui à Munich. Cet individu ne serait autre que l’agent d’une des grandes puissances auxquelles nous sommes redevables de l’exil du kaiser.
—Quelle est cette puissance? interrompit Rittersdorf, nous avons enfin le droit de le savoir.
Kammitz se tourne vers d’Unstett qui, après un moment d’hésitation, se lève et répond froidement:
—Ce sont les Etats-Unis d’Amérique.
L’étonnement le moins dissimulé se peint sur tous les visages.
—Quel intérêt l’Amérique peut-elle avoir à nous pousser dans une aventure qui doit compromettre son œuvre? doute Sellenkamp, en hochant la tête.
—Je donnerai à ce sujet des éclaircissements, répond le capitaine de cavalerie; en ce moment la parole est au comte Kammitz.
—Je vous remercie, répond ce dernier, car je désire aussi terminer avant tout mes explications. Donc, l’agent de cette grande puissance, que nous savons maintenant être l’Amérique, est venu en Allemagne, par ordre de son gouvernement, pour y trouver des hommes résolus, avec l’appui des Etats-Unis, à entreprendre la libération du kaiser.
«Il tomba, en M. d’Unstett, sur l’homme qu’il lui fallait. Tous deux s’entretinrent des voies et moyens d’une semblable opération et d’Unstett fut chargé de recruter les hommes nécessaires.
«Avant tout, il fallait d’anciens officiers de marine, car l’Amérique met au service de cette entreprise hardie, un de ses plus modernes submersibles.»
Thor de Tornten tressaille, regarde l’un après l’autre, tous ses camarades et observe que tous savent d’avance ce qui va se passer. Il se tait, en conséquence, et continue d’écouter les paroles du comte.
—Dans son entourage, M. d’Unstett entendit prononcer mon nom; c’est alors qu’il vint me trouver. L’accord ne fut pas long à conclure. Pour moi, il n’est pas de plus noble devoir que de mettre fin au bannissement du kaiser.
«J’ai donc groupé autour de moi tous ces hommes d’action, sur la résolution, l’esprit de sacrifice desquels je sais pouvoir compter. Je les ai convoqués pour discuter, d’abord les particularités de notre plan, et passer ensuite, le plus rapidement possible, à l’exécution de celui-ci.
«Maintenant, conclut le comte Kammitz, j’ai mis notre ami Tornten au fait de tout ce qui nous occupe et nous réunit ici. Je passe la parole à M. le capitaine d’Unstett afin qu’il puisse nous faire part des propositions de son mandant.
—Avant tout, s’écrie Thor de Tornten enthousiaste, je désire remercier l’assistance de m’avoir accordé sa confiance, de m’avoir appelé à cette réunion et, une fois encore, je jure et promets de tout tenter pour mener à bonne fin les résolutions qui seront prises.
Des signes d’encouragement et d’approbation accueillent ces paroles, tandis qu’au bout de la table d’Unstett tousse, pour attirer l’attention, et débute:
—Pour revenir, avant tout, à la question qui m’a été posée, au sujet des mobiles qui ont amené les Etats-Unis à envisager une évasion du kaiser, je dois rappeler tout d’abord que l’Union s’est, dès les débuts, montrée généralement hostile à la mise en jugement de notre souverain. Au moins y eut-il, de l’autre côté de l’Atlantique, un fort courant d’opinion contre la comédie jouée seulement pour le profit des adversaires de l’Allemagne en Europe, et au cours de laquelle tant de questions allaient être débattues qui étaient au rebours des intérêts américains.
«Je rappelle incidemment les prestations américaines en matériel de guerre qui affluèrent sur les champs de bataille de l’Entente, bien avant l’entrée en ligne des contingents yankees, et le rôle joué par Wilson comme prétendu médiateur, dans l’instant même où ceux-ci, venant grossir les rangs de nos ennemis, consommaient la ruine de notre pays.
«A cette opposition contre le procès du kaiser, il y a lieu d’associer l’attitude des Germano-Américains qui ont repris de la force depuis la fin des hostilités.
«Dans son propre pays, on fait reproche à Wilson et à son entourage d’avoir, par ce jugement, abaissé l’Allemagne davantage que ne l’avaient fait la guerre et la défaite elle-même.
«La période des élections présidentielles va s’ouvrir; si l’on veut calmer les Allemands, il faut faire quelque chose pour eux, au moins dans la coulisse.
«Puis, l’Angleterre et l’Amérique sont en désaccord sur le mandat de Shantung, pour lequel l’une soutient le Japon, l’autre prétend l’évincer; la France marche avec son alliée d’Europe.
«D’autre part, la présence sur la côte sud-américaine de l’escadre de surveillance, qui est un prétexte pour les Anglais à s’y consolider, est une épine au pied de l’Amérique.
«Les Etats-Unis ne veulent pas tolérer l’Angleterre dans le Pacifique, et la seule solution de ce dilemme leur apparaît dans cette conception toute simple: faire disparaître la cause en mettant fin à la détention du kaiser.
«Officiellement, l’Union ne peut évidemment pas agir. Dès lors, fidèle à sa politique traditionnelle, elle cherche à fomenter quelque chose qui paraisse en contradiction avec ses propres intérêts, tout en lui ménageant des profits des deux côtés.
«Mon correspondant est autorisé à mettre à notre disposition toutes sommes que la préparation du coup de main peut rendre nécessaires. Les Etats-Unis ont tout mis en œuvre pour nous faciliter la besogne; mais leur concours exclut la participation des marins de sa marine nationale. En nous attribuant cette part dans l’action, l’Amérique s’assure, en tout état de cause, contre les soupçons possibles des nations associées et se prépare, en cas de découverte, une justification facile de son attitude...
«Dans un jour du mois prochain que vous allez fixer aujourd’hui même, un yacht de l’Américain Towbridge, un des rois de la viande, nous attendra à Lisbonne, où nous aurons à nous rendre isolément et sous de faux noms. Il nous conduira à l’endroit où vous voyez sur la carte le premier des petits drapeaux verts.»
Chacun regarde le point désigné, à peu près à la hauteur de Rio-de-Janeiro. Thor lui-même a suivi avec intérêt les explications du capitaine de cavalerie.
—C’est là que commence, à vraiment parler, notre voyage de délivrance, continue Unstett, car nous y serons mis en possession d’un croiseur sous-marin, de la construction la plus récente, avec lequel on nous abandonnera à nos propres forces. Nous deviendrons les maîtres absolus du submersible jusqu’au moment où nous aurons débarqué le kaiser, là où il sera attendu. Découverts, nous avons le devoir de couler bas le navire plutôt que de le laisser tomber aux mains des ennemis.
«Mais j’ai lieu d’espérer que, même contre une éventualité de cette nature, les précautions sont prises. Elles sont du ressort de la marine américaine qui nous en réserve l’agréable surprise. Tout ce que je peux dire encore, c’est que, pendant la période nécessaire à l’opération, les Américains s’arrangeront pour assumer la plus grande partie du service de surveillance sur Mas-a-Tierra.
—Parfait! crie de la Rieth.
—Cependant, il y a une lacune, objecte Rittersdorf; où prendrons-nous le ravitaillement nécessaire à une navigation de quelque durée?
Unstett se détourna en riant:
—Pour cela, vous pouvez faire crédit aux Américains, qui sont au-dessus de semblables petitesses. Les drapeaux placés sur votre carte indiquent les points où croiseront, pendant notre expédition, des vapeurs pétroliers qui seront là, en réalité, pour nous approvisionner de tout le nécessaire.
—Colossal! s’extasie l’aîné des Walding.
—Bien américain! s’écrie en écho Paul... ta gueule!
—Je demande encore un instant d’attention, fait le capitaine de cavalerie.
—Je vous en prie, répond le comte Kammitz, en invitant d’un signe ses camarades au silence.
—Ainsi, selon toute vraisemblance, nous atteignons Juan-Fernandez, développe Unstett avec le même calme, et cela d’autant plus certainement que nous comptons dans nos rangs, pour cette longue croisière, un capitaine de sous-marin dont il est difficile de trouver l’égal.
Il n’a nommé personne, mais celui qu’il a désigné aussi clairement se penche davantage sur la carte et serre les poings, atteint comme d’un outrage par les éloges de l’homme qu’il hait, tandis que les camarades du marin tournent vers celui-ci des yeux qu’emplissent l’espérance et l’orgueil.
Le cavalier poursuivit:
—Mais à Mas-a-Tierra même, il faut compter avec l’ennemi. Cependant, de grandes chances nous sont ouvertes de réaliser nos vœux et d’amener le kaiser à notre bord.
«Il reste à savoir ce que l’on fera de lui; l’Amérique en a décidé ainsi.
—Oh! oh! gronde Rittersdorf, qu’est-ce que cela signifie?
—Je vous prie de ne pas interrompre ainsi, Rittersdorf, objurgue Kammitz.
L’interpellé se tait, mais il ronge son frein et ses traits s’altèrent, se couvrant davantage de rougeur à chaque nouvelle parole du capitaine de cavalerie.
—Les Yankees exigent que nous transformions le bannissement imposé au kaiser en un exil volontaire. Vous savez tous que l’île de Mas-a-Tierra, qui appartient au groupe des Juan-Fernandez, est à environ 360 milles de la côte du Chili.
«C’est sur un point de cette côte que nous devons atterrir, quitter le bâtiment qui sera remis aux Américains et débarquer le kaiser sur le sol de la république chilienne. La suite de l’aventure est aussi bien réglée que toutes les circonstances antérieures de l’évasion. A partir de Valparaiso, nous empruntons la voie ferrée qui, par delà les Cordillères, nous conduit dans l’Argentine. A la station Mercédès, nous abandonnons le chemin de fer; des chevaux et des guides nous attendent en ce point et, en trois ou quatre jours de chevauchée, nous atteignons une grande ferme que les Américains ont acheté et aménagée pour le kaiser.
«Là, il est en sûreté, car il est entendu que nous restons auprès de lui pour le défendre, et, d’autre part, le gouvernement des Etats-Unis aura pris toutes dispositions pour que l’Argentine n’extrade pas le proscrit et ne l’inquiète en rien, par ailleurs.
L’orateur a cessé de parler. Un tel silence accueille ces paroles que Thor peut entendre la respiration fortement rythmée du lieutenant de vaisseau Rittersdorf, qui est assis auprès de lui et semble en proie à une lutte intérieure.
—Mes amis, finit-il par crier, sur le verbe fougueux qui lui est ordinaire, je suis d’avis de rejeter, sans plus, les propositions américaines. En ce qui me concerne personnellement j’entends refuser mon concours à une entreprise qui aura pour résultat de faire du prisonnier de plusieurs peuples le prisonnier d’une seule nation.
—Bravo, Rittersdorf, éclate Sellenkamp, je pense absolument de même!
—Moi aussi, s’exclament d’une seule voix les deux Walding et de la Rieth.
Ils se sont levés, tous deux au paroxysme de l’émotion et semblent décidés à n’accepter aucune compromission.
Le comte Kammitz hausse les épaules et cherche à rencontrer les yeux de Tornten, dont il paraît espérer un secours. Mais le visage de ce dernier demeure obstinément baissé et ne témoigne en aucune façon de l’orientation de ses pensées. Il s’abstient de répondre au regard de son ami, s’absorbe dans l’examen de la carte et attend patiemment que l’agitation de ses camarades ait pris fin.
Quelques paroles prononcées par Unstett ont, d’ailleurs, ramené déjà un peu de calme.
—Mais, messieurs, a annoncé le capitaine de cavalerie qui est tranquillement resté assis, je partage entièrement vos sentiments et vos vues. Je n’ai fait que vous rapporter les propositions qui m’ont été soumises, sans me poser aucunement en avocat de ces projets. Ne nous querellons pas si nous voulons arriver à notre but.
—Notre but! mais c’est de ramener le kaiser en Allemagne, riposte Rittersdorf. Quiconque y est opposé n’aime pas sa patrie!
Thor observe Grotthauser qui se tait, pâle et frémissant, sans vouloir prendre parti dans ce déchaînement d’enthousiasme.
—Usons de l’aide américaine pour arriver à nos fins, suggère tout à coup Sellenkamp.
—C’est cela même, approuve Heinz de Walding; lorsque nous aurons délivré le kaiser, nous le conduirons où bon nous semblera.
—Où bon lui semblera, rectifie Grotthauser qui ajoute: et, d’ailleurs, il reste à savoir s’il n’est pas plus prudent de repousser tout de suite les avances américaines que de trahir ensuite nos associés.
—Comment l’entendez-vous, monsieur Grotthauser? s’informe Rittersdorf.
Mais déjà le calme qui émane des paroles de l’industriel a suffi pour faire rentrer les forcenés à leurs places. On se rassied autour de la table des délibérations et questions et réponses se croisent de part et d’autre, comme le cliquetis d’épées d’un assaut courtois.
—Je crois, monsieur le baron, que nous devons avoir en première ligne, devant les yeux, le bien du peuple allemand.
—Non, le bien du kaiser, aussi.
—Parfaitement! Nous devons donc rechercher la solution susceptible de concilier le bien du peuple allemand et les intérêts de l’ancien souverain de l’Allemagne.
—Eh! bien, le rétablissement de la monarchie!
—Je crains que vous ne fassiez fausse route, car seule une partie de la nation le désire.
—La masse est facile à mener et acclamera le retour du kaiser.
—Toute la masse n’est pas aussi malléable que vous voulez bien le dire. La guerre a éclairé la religion des couches profondes; elle a renseigné les foules sur les avantages et les inconvénients de chaque régime; elle a aboli, chez le plus grand nombre, cette souplesse de reins qui les faisait se prosterner aux pieds d’un trône et beaucoup refuseraient, aujourd’hui, de s’incliner devant une prétendue Majesté... quand bien même il s’agirait de Guillaume de Hohenzollern.
—Prétendue Majesté! bondit Rittersdorf. Je vous invite, monsieur Grotthauser, à laisser de côté tout ce qui peut être outrageant à l’égard du kaiser. Et, au surplus, je ne discute pas les moyens de rendre le peuple allemand plus heureux. Pour moi, le kaiser est toujours notre maître. Le ramener à sa place, tel est mon but.
Les paroles du baron emportent de nouveau une approbation presque unanime. Seul, Kammitz reste, après comme devant, calme et maître de soi, tandis que le regard clair d’Unstett se pose, non sans quelque insolence, sur les dissidents, Grotthauser et Thor de Tornten.
Car, si Grotthauser ne relève pas le dernier argument du lieutenant de vaisseau Rittersdorf, Thor prend sa place et, se levant de son siège, marque par là son intention d’intervenir.
—Le différend qui vous sépare, commence-t-il, dans le silence qui se rétablit, avec le sang-froid dont il est coutumier dans les plus graves circonstances, m’oblige à prendre nettement position dans notre entreprise. Je sais que le commandement du croiseur sous-marin doit m’être dévolu et que je suis appelé à jouer, de la sorte, un rôle de premier plan dans l’évasion du kaiser, un rôle sur lequel les temps futurs auront à prononcer leur verdict. Le comte Kammitz a fait de la question un exposé juridique auquel j’applaudis entièrement.
«Mais, puisque nous nous exposons au jugement de l’Histoire qui peut, nous disparus, jeter la honte et l’opprobre sur nos mémoires, ne perdons pas de vue qu’il serait aussi criminel de précipiter le pays dans de nouveaux embarras, dans de nouvelles luttes, dans la terreur et l’horreur d’une guerre civile, auprès de laquelle toutes les atrocités passées ne seraient rien et qui suivraient infailliblement le rétablissement du kaiser. Par contre, il serait infâme aussi de le laisser au pouvoir de ses ennemis.
«Si nous ramenons l’empereur sur le sol allemand, la désagrégation du Reich est inévitable, si même l’on admet que nos ennemis extérieurs n’interviennent pas immédiatement et énergiquement. Car, en ce cas, les alliés se trouveraient d’accord pour sévir contre nous de toute leur puissance, par la déclaration d’une nouvelle guerre économique, du blocus et de la famine, qui consacreront notre anéantissement politique et notre ruine définitive.
«Il est vraisemblable d’ailleurs qu’ils occuperont militairement certaines provinces, qu’ils en soulèveront d’autres contre le kaiser... l’Allemand combattra l’Allemand! Qui donc ose y penser, qui donc ose songer encore au retour du kaiser en présence de telles conséquences?
La voix de Thor résonne si nette, si vibrante qu’elle coupe court à toute riposte et condamne au silence Rittersdorf et ses partisans et, sans reprendre haleine, le marin continue:
—D’autre part, qui pourrait se dérober à la tâche qui vient de nous être tracée et qui, encore que les exigences des Américains puissent paraître intolérables, n’en a pas moins pour conséquence la réalisation du vaste projet qui occupe, aujourd’hui, nos pensées.
—Personne! s’écrie Grotthauser.
—Non, aucun de nous ne se dérobera, appuie le comte Kammitz.
Une courte pause suit, pendant laquelle Tornten se laisse retomber sur son siège; Rittersdorf ne trouve pas de réponse:
—Mais, affirme-t-il enfin, un peu contrit, je n’ai jamais songé sérieusement à me dérober.
—Je vous remercie de cette assurance, réplique Thor.
—Mais moi non plus! se hâte de corroborer Sellenkamp dont les Walding et Rieth suivent le mouvement.
—Dès lors, poursuit Tornten, nous sommes tous d’accord. Nous agissons comme les Yankees nous l’ont prescrit. Qui sait si quelque jour les circonstances ne se modifieront pas au point de nous permettre d’envisager à nouveau le retour du kaiser. Prenons l’exemple de l’éventualité d’une guerre entre Anglais et Américains. Pendant que les autres se trouveront occupés ailleurs, nous aurions les mains libres chez nous et la possibilité de nous donner un gouvernement de notre choix.
—Mais jamais contre la volonté du peuple, corrige Grotthauser.
—Jamais! acquiesce Thor.
Rittersdorf sourit d’un sourire dédaigneux qui se reproduit aussitôt sur les lèvres de ses amis et celles... du capitaine de cavalerie. Ce jeu de scène n’a pas échappé à Tornten.
Mais déjà Grotthauser tente, par des paroles conciliantes, de ramener la bonne intelligence parmi les conjurés.
—Messieurs, fait-il, s’adressant à Rittersdorf et aux autres officiers, pouvez-vous croire qu’il soit encore dans le goût et dans les intentions du kaiser de soutenir, pour son trône, une lutte formidable. Outre que cela dénoterait, de sa part, un manque de clairvoyance dont vous n’avez pas le droit de préjuger, il faut considérer qu’il est certainement affaibli par six années de combats autour de sa souveraineté et brisé par les événements qu’elles ont déchaînés. Songez qu’il n’est plus à l’âge de l’action et qu’il ne possède plus ce ressort de la jeunesse qui fait supporter les revers avec confiance en l’avenir.
—C’est bon, monsieur Grotthauser, répond fraîchement le baron Rittersdorf. Nous ne parlons pas la même langue. Laissez le temps arranger les choses.
—Comme vous voudrez, monsieur le baron.
—Messieurs, reprend Kammitz, en rompant brusquement le débat, je propose, maintenant, de choisir parmi nous un chef. Il nous en faut un et vous n’ignorez pas que toute entreprise est vouée à l’insuccès, qui ne possède pas une tête.
—Je vote pour le comte Kammitz, s’écrie Thor de Tornten.
De toutes parts, des acclamations accueillent ce vote et le comte accepte, avec calme le choix dont il est l’objet. Mais, de sa propre initiative, il tient à imposer une limite à ses attributions en ajoutant:
—Mais, aussitôt que nous aurons le pied sur le croiseur sous-marin, je remets tous mes pouvoirs aux mains de notre ami Tornten. Cela ne va-t-il pas de soi? il est parmi nous le seul capable de prendre la direction d’un tel navire.
Cette proposition est adoptée avec la même unanimité.
—Il s’agit, maintenant, de fixer le jour où nous nous retrouverons à Lisbonne, suggère Kammitz.
Unstett, après un coup d’œil à son calendrier de poche, opine:
—Je crois que le mieux serait de dire le 25 avril; cela nous laisse cinq semaines pour nos préparatifs.
—Quelqu’un a-t-il une objection contre cette date?
Personne ne proteste et le 25 avril est fixé comme point de départ de l’opération.
—Je me charge d’avertir les Américains, offre l’officier de cavalerie, mais je dois encore et, dès à présent, attirer votre attention sur la nécessité qu’il y a pour nous d’assurer, par nos propres moyens, tous les services à bord du croiseur, car aucun homme de l’équipage ne restera sur le navire.
—Il va sans dire que nous acceptons cette condition, s’exclame Rittersdorf. Pour mon compte, je consens à faire les besognes les plus serviles, si de cela doit dépendre le succès de notre entreprise.
—C’est noblement parler et aucun de nous ne restera au-dessous d’un pareil dévouement, affirme Kammitz. Nous nous plaçons sous les ordres de Tornten en tout état de cause.
—Serons-nous assez pour la manœuvre du sous-marin, demande Rieth?
Thor de Tornten réfléchit un instant:
—Cela peut aller, fait-il en matière de conclusion, à condition que nous fournissions un effort double. Nous pourrions nous adjoindre Kunst et quelques domestiques de confiance pour le voyage.
—Adopté, approuve Kammitz. Ces gens sont, après tout, des Allemands et nous les connaissons suffisamment... Mais pas plus de trois.
On est arrivé à la fin de la conférence. Le comte fait remarquer encore que chacun aura à se procurer de faux papiers et pourvoir, par lui-même, au voyage jusqu’à Lisbonne. C’est là seulement qu’entreront en vigueur les dispositions prises par les Américains.
Il ne reste plus qu’à se séparer. Grotthauser saisit le bras de Tornten, pour l’aider à descendre jusqu’à l’automobile qui,—a fait connaître le comte Kammitz,—est à la disposition du convalescent pour le reconduire.
—Je suis fatigué, dit Thor à son vieil ami, tandis qu’au bras l’un de l’autre, ils cheminent dans la rue, et je sens qu’il va me falloir faire appel à toutes mes forces, pour être à la hauteur de la tâche que j’ai assumée.
—Cependant, tu es marin et tu as été officier, riposte l’industriel. Que dirais-je, moi, pour qui ce voyage à bord d’un sous-marin offre des difficultés et des dangers inconnus.
—Ce qui ne t’empêche pas de te joindre à nous! J’avoue que cela ne m’a pas peu surpris de te rencontrer dans cette société.
Ils sont arrivés au carrefour où stationne l’auto et y montent aussitôt:
—Tu sais maintenant ce que j’y fais! explique Grotthauser lorsque assis côte à côte, dans la voiture, ils parcourent déjà, à vive allure, les rues du Berlin nocturne.
—Oui, pour modérer les idées de Rittersdorf.
—Parfaitement! Je me figure, par ma présence, être en mesure d’intervenir en temps opportun, lorsqu’on voudra faire aboutir à l’asservissement de notre pays, une entreprise que, jusque-là, je trouve juste et noble.
«Quand le comte Kammitz m’a parlé la première fois de faire évader le kaiser, je me suis récrié. Je me suis, par la suite, rangé à ses raisons, quand il a mis en lumière l’affront infligé à la patrie, mais j’ai pu, en même temps, me rendre compte que la présence d’un civil dans leur société était indispensable.
—Tu as vu, Jacob, que je me suis rallié à tes opinions.
—Et je t’en remercie, Tornten; donne-moi ta main d’ami que je la serre.
—Et que cela cimente notre entente, Jacob. Restons unis pour refréner la volonté des autres quand elle dépassera l’objectif que nous nous sommes fixé.
Thor, qui n’a pas repris toute sa vigueur, se sent envahi par la fatigue. Il incline la tête sur l’épaule de son ami et s’endort d’un sommeil léger, d’abord, mais qui devient de plus en plus profond à mesure que la voiture poursuit sa route...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Autre tableau:
La gare par laquelle il est arrivé de Hanovre, avec son mouvement de voyageurs, de porteurs, d’employés, de marchands de journaux. A la droite de Tornten, Carry pleure silencieusement, à sa gauche se suspend le jeune Otto.
—Carry, console-t-il tendrement, sois forte, nous nous reverrons.
Mais, elle continue à sangloter et ne veut pas le laisser partir.
—Papa, dit le garçonnet de sa voix claire, sûrement, tu vas retrouver le kaiser.
Thor de Tornten le soulève de terre et le presse fortement contre son cœur:
—Oui, mon petit, lui murmure-t-il à l’oreille, je vais chez le kaiser.
Le porteur s’approche, avec les bagages; Thor sursaute car il reconnaît l’homme trapu et barbu qui a débarqué sa malle et l’a portée jusqu’à l’automobile, dans la fatale soirée.
—Deuxième classe pour Francfort-sur-le-Mein, lui crie-t-il.
Et l’homme s’éloigne en lui faisant signe de le suivre.
—Viens, Carry, fait le marin, tout bas à sa compagne.
L’enfant sur les bras, il marche derrière le porteur et, lentement, la jeune fille chemine à ses côtés. On arrive à la voiture où la place de Tornten est retenue et ils s’arrêtent devant le compartiment.
—Je t’en supplie, Carry, calme-toi, implore l’officier si tendrement que la jeune Anglaise sent se sécher ses larmes. Tu es bien au courant de tout?
—Tout, réplique-t-elle, sauf le plus important, le but de ton voyage.
—Cela, je n’ai pas le droit de te le dire. C’est un secret pour lequel j’ai engagé ma parole.
—C’est bien ce qui cause mes craintes. Tu tentes une aventure dans laquelle tu peux laisser ta vie.
—Qu’est la vie, Carry, auprès de la gloire et de l’honneur d’avoir entrepris de grandes choses. Sois donc brave! Aurais-tu pleuré de la sorte si je t’avais quittée pour partir à la guerre.
Elle fait oui de la tête:
—Certainement, de la même façon, car je t’aime, Thor, plus que ma vie.
—Ah! merci de ces paroles. J’en emporte où je vais la douce caresse, qui sera ma force dans les heures pénibles ou douloureuses que j’aurai à vivre.
—Et quand nous reverrons-nous, si le sort, là-bas, t’épargne?
—Je te l’ai déjà dit: tu recevras de mes nouvelles et mes instructions pour venir me rejoindre avec l’enfant.
—Où cela?
—Est-il un coin sur la terre où nous ne trouvions pas le bonheur, nous deux avec le petit? Et, autour de nous, nous aurons des amis, de bons, de chers amis, parmi lesquels il en est un que nous chérissons comme un père.
—Que tout cela serait beau.
—Mille fois plus beau que tu ne l’imagines. C’est à l’étranger, mais dans un pays merveilleusement riche et sain, une deuxième patrie. Nous y oublierons tout ce passé qui est une offense pour nos yeux et notre cœur et nous y vivrons, par le travail et dans l’amour, pour l’éducation de mon fils.
Il pose l’enfant à terre et met la main sur sa tête blonde.
—Tout ce que tu me dis me calme un peu et me console, fait miss Bolton à voix basse. Mais, je t’en supplie, ménage-toi, tu es à peine rétabli et chaque effort peut t’être fatal.
—Il y a des limites à tout, aussi bien à l’égard de soi-même qu’à l’égard des autres.
Des coups de sifflet stridents retentissent d’un bout à l’autre du hall. Les conducteurs pressent les voyageurs de monter en voiture.
Thor enveloppe, d’abord, le garçonnet d’une dernière caresse, ensuite il enlace Carry qui recommence à pleurer et il presse ses lèvres contre les siennes si fortement et si doucement à la fois qu’il sèche ses larmes et tarit ses plaintes. Puis, s’arrachant à cette étreinte, il saute dans le compartiment. Derrière lui, la porte se referme à la volée, il trouve à peine le temps de se pencher à la fenêtre et d’embrasser, encore une fois, du regard, les deux êtres aimés.
Un mouchoir clair s’agite aux mains de la svelte jeune femme qui se tient près de l’enfant, sur le quai. Tornten envoie encore un dernier baiser d’adieu, saisi soudain par cette pensée que, peut-être, il n’y aura pas de revoir, puis il s’affaisse sur sa banquette.
Il n’est pas seul. En face de lui, un homme cache sa tête derrière un journal et Thor remarque que c’est le Vorwærts.
Puis l’officier perd de nouveau la notion de ce qui l’environne. Les nuages sanglants l’enveloppent, encore ces brouillards à la hantise desquels il croyait avoir définitivement échappé, et il s’enfonce dans l’infini.
Il croit voir cependant que l’homme assis en face de lui a brusquement abaissé son journal, montrant les traits bien connus de Grotthauser. Mais ce doit être une erreur, car aussitôt après le voyageur, de clair vêtu, le visage bienveillant sous la barbe grise se penche sur lui et caresse ses tempes avec sollicitude; puis quelqu’un que Tornten n’a pas vu, murmure:
—Je crois qu’il s’éveille, docteur.
—Vous vous trompez, cher collègue, fait le vieillard en blouse claire, ce ne sont que de faibles réflexes de la connaissance.