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La débâcle impériale: Juan Fernandez

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V

—Voyez-vous quelque chose, Paul?

—Non, commandant, rien de plus que les nuits dernières; à bâbord, flambe toujours le projecteur d’une des unités de l’escadre de surveillance, devant nous, se dressent les rochers accores de Mas-a-Tierra et, à tribord, brille, dans la nuit, l’appareil optique du fort. Sinon, rien, absolument rien.

—Je ne vois rien, non plus, de ce que nous attendons, constate Thor qui abaisse sa lunette.

—Toujours pas de feu vert! confirme l’aspirant de marine, de sa voix jeune et bien timbrée.

—Patience, Paul, il se peut qu’aujourd’hui notre faction soit plus heureuse. Veillez surtout sur les navires qui croisent autour de nous. La nuit est si claire que s’ils arrivent trop près, nous risquons fort d’être aperçus.

—Ne vous inquiétez pas, commandant, j’ouvre l’œil.

Il fait frais et le vent qui, en ce mois de juin, début de l’hiver austral, souffle le long du littoral chilien,—vent que Tornten a déjà appris à connaître et à redouter, pendant sa croisière sur le navire-école,—transperce les deux hommes jusqu’aux moelles, s’engouffre sous leurs manteaux et rend pénible tout stationnement sur le pont du sous-marin.

Il lance les vagues à l’assaut de la membrure d’acier du navire qui, nonchalant et sans mouvement, comme un grand cadavre, se laisse bercer par les flots, tantôt soulevé, tantôt replongé dans l’élément liquide, avec une plainte qui sonne aux oreilles des deux marins comme une mélodie familière.

Thor de Tornten la connaît, cette vieille chanson des vagues, tant de fois entendue, en tant de nuits semblables, sur d’autres mouillages.

—Tout cela me rappelle mes raids sur les côtes d’Ecosse, fait-il après un moment de silence. L’ensemble du tableau évoque celui des mers où j’épiais les Britanniques dans leurs propres eaux. Comme ici, j’étais appuyé au kiosque de mon navire, comme ce soir, nous chassions doucement sur nos ancres, en vue, dans le lointain, des côtes rocheuses des Highlands; les puissants projecteurs des gardes-côtes balayaient l’horizon de leurs pinceaux et nous cherchions à déchiffrer les signaux d’un appareil optique. Oh! cette tension constante des nerfs, on ne l’oublie jamais.

—Mais qu’était-ce, au prix de notre croisière d’aujourd’hui? répond fièrement l’aspirant. Ici, l’immensité nous sépare de la patrie et nous guettons, sur une île que gardent les Français, les Anglais et les Américains, l’instant de délivrer notre kaiser.

—Oui, c’est une grande chose. Enfin, patience! le résultat est au bout.

—Que Dieu me punisse, commandant, si je ne suis pas capable de veiller ainsi mille nuits pour mon empereur. Pour lui, je donnerais ma vie, sans hésiter.

—L’occasion n’en est peut-être pas si éloignée!

Le jeune homme se redresse énergique et farouche, il laisse, un instant, retomber sa longue-vue et, regardant Tornten en face, ferme et calme:

—Qu’est-ce que cela fait, commandant! ce ne serait pas la pire mort.

—Vivez plutôt, Paul, et laissez-nous la mort, à nous autres, vos aînés.

Ils se taisent ensuite, comme repris chacun par leurs propres pensées. Thor revoit la svelte image de Carry et celle de son fils, à ses côtés. Une souffrance aiguë le traverse et met une buée sur ses yeux; il pose sa jumelle et, dans le bavardage des lames, il croit entendre comme un doux murmure: «Je t’aime plus que ma vie!»

Derrière lui, quelqu’un monte, en soufflant un peu, l’échelle accédant au kiosque.

—Le quart, Paul! dit Grotthauser qui apparaît auprès des deux hommes: allez un peu vous réchauffer là-dedans.

—J’aimerais mieux rester, répond le jeune homme. Mais je vais essayer de dormir, sans quoi je n’aurais plus d’yeux quand reviendra mon tour.

Il tend sa longue-vue à l’industriel:

—Et vous, commandant, vous ne descendez pas avec moi?

—Non, Paul, je reste encore une petite demi-heure. Allez toujours.

—Bonne nuit!

—A vous de même!

Le corps mince de l’aspirant s’engouffre dans le trou d’homme et Thor de Tornten reste seul avec Grotthauser, sur l’immensité de l’Océan.

—Le feu vert n’apparaît toujours pas! renseigne, avec un soupir, le commandant du submersible.

—Je m’en doute, Thor; on aurait donné l’alarme, puisque c’est à ce signal des Américains que nous devons tenter notre débarquement dans Mas-a-Tierra. En attendant, l’embarcation qui doit nous y conduire est-elle parée?

—Elle peut être armée en quelques minutes. Mais il importe de ne pas la sortir d’avance, car elle pourrait être un obstacle à une plongée accélérée dans le cas où les veilleurs de l’île viendraient à nous signaler. C’est même miracle qu’ils ne nous aient pas encore repérés. Il est vrai que tout le jour nous restons immergés... il n’y a que les hydravions anglais, qui fouillent rageusement les profondeurs de la mer, comme s’ils avaient vent du moyen mis en œuvre pour sauver le kaiser.

—Ils sont aussi malins que nous, s’égaie Grotthauser, sans cesser de surveiller l’horizon avec sa longue-vue, et si nous n’avions pas les Américains pour nous, je crois pouvoir affirmer d’abord que nous ne serions pas arrivés ici, ensuite que, si nous y étions arrivés, nous serions pris depuis longtemps. As-tu remarqué, hier soir, le Yankee qui a passé près de nous, à nous frôler, précisément au moment où nous allions plonger?

—J’avais reconnu, dans le périscope, sa nationalité américaine et je l’ai laissé venir, croyant qu’il avait peut-être une communication à nous faire.

—Il n’avait rien?

—Rien; il est reparti sous petite vapeur. C’est donc qu’aucune modification n’est survenue dans les dispositions américaines.

—Chez nous, au contraire, il y a du nouveau, je crois.

—Qu’est-ce que tu veux dire? fait Tornten stupéfait.

—Tu n’es pas observateur.

—J’ai toujours pensé le contraire.

—Pourtant, les mystères que font Unstett, Rittersdorf, Rieth et les Walding n’auraient pas dû t’échapper.

Tornten hausse les épaules:

—La belle affaire! Ils parlent du kaiser.

—C’est un sujet de conversation qui n’est pas interdit à bord de ce navire... mais, s’il s’agissait de plans qui peuvent tout changer dans nos projets?

—Tu vois des fantômes partout!

Grotthauser replace, devant ses yeux, la lunette qu’il en a, un instant, éloignée:

—Je crains bien que les fantômes existent dans l’imagination de nos amis; ils veulent faire revenir ce qui est mort et détruit... Je te préviens, Thor.

—Non, non! ils n’oseront pas violer leurs engagements!

—Sur ce point, tu me permettras de ne pas du tout partager ta manière de voir.

Puis, le silence se fait. Les vagues reprennent, plus fort et plus accentué, maintenant qu’il n’est pas couvert par la conversation des deux amis, leur chant monotone de tout à l’heure.

Soudain, un cri s’échappe des lèvres de Grotthauser:

—Le feu!... la lumière verte!

Il indique sur la côte un point où les masses d’ombre de l’île, nettement découpées, s’élèvent au-dessus de l’Océan.

—Où? demande Thor, dont les nerfs vibrent.

—Au pied de la Junque.

Tornten a tôt fait de découvrir le signal. Il brille dans l’ombre profonde que projette la Sierra del Junque, qui silhouette, comme l’indique son nom, une formidable enclume sur le ciel nocturne. C’est à l’endroit même où les derniers contreforts mamelonnés de ce pic, qui domine Mas-a-Tierra, viennent mourir dans la mer que luit le feu vert, signal tant attendu.

—Avertis tout le monde! commande Tornten à son ami.

Grotthauser se précipite. De la profondeur de la tourelle montent d’abord des cris d’allégresse, puis le bruit de piétinement d’une foule; enfin, surgissent, dans la nuit fraîche, tous ceux que leur besogne retenait dans les flancs du navire. C’est d’abord le comte Kammitz revêtu, des pieds à la tête, d’un bleu tout maculé d’huile, puis, Sellenkamp, Rittersdorf et Heinz de Walding, dans des accoutrements analogues, puis encore l’élégant capitaine d’Unstett en bras de chemise, tel qu’il s’est mis à l’aise dans la chambre des moteurs, et enfin, Paul, tout ensommeillé, réveillé qu’il vient d’être en sursaut par la nouvelle que le signal, si ardemment guetté, s’est montré, et navré que ce soit précisément quand il vient de quitter le quart.

Thor de Tornten montre à ses camarades le feu des Américains.

Désormais, il n’y a plus besoin de commandements; la manœuvre qui doit être exécutée, à partir de ce moment, a été cent fois étudiée, décidée et, même, répétée. En quelques minutes, la baleinière est sortie et armée le long du bordage. Tornten y descend le premier, non sans avoir échangé quelques mots brefs avec Kammitz, qui prend, tant que durera l’absence du commandant, la responsabilité du navire. Derrière leur chef, Unstett, Sellenkamp et les deux Walding sautent dans l’embarcation. Ces cinq hommes vont tenter, par le pied de la Junque, où se trouve sa maison de campagne, l’évasion du kaiser, cette nuit même. Tous les autres sont retenus, par leur devoir, à bord du croiseur, qui, seul espoir des conjurés, doit être constamment tenu sous pression, maître de quitter le mouillage dès qu’il le faudra.

—Dieu vous garde et bon courage! leur crie le comte Kammitz au moment où la baleinière déborde.

—Au revoir, répond Tornten, et déjà l’ombre s’étend entre la légère embarcation et les flancs formidables du croiseur.

Pendant un instant encore, le pont du navire émerge, puis les cinq audacieux marins n’aperçoivent plus que la tourelle, dont la silhouette seule se découpe sur le ciel et finit par disparaître derrière la houle, comme si le croiseur et tous ceux qui le montent eussent plongé dans les flots.

Tornten et ses camarades sont seuls sur l’Océan, dans leur frêle esquif.

Unstett et Walding rament en silence, aidés par le courant qui porte l’embarcation vers la côte. Thor s’entretient à voix basse avec Sellenkamp. Le colosse blond a pris la barre et gouverne droit sur le signal qui demeure constamment visible.

—Faut-il que les Américains soient sûrs de leur affaire, observe le commandant du sous-marin, pour conserver si longtemps ce feu.

—Ce sont probablement leurs navires qui assurent la surveillance de cette partie du littoral, suppose Sellenkamp.

—Espérons-le.

Les hauteurs de Mas-a-Tierra grandissent à vue d’œil, pour les passagers de la baleinière, à mesure qu’elle arrive plus près de terre. Le courant devient de plus en plus violent et entraîne, comme une flèche, la légère embarcation. Soudain, elle flotte en eau calme et Tornten reconnaît qu’elle vient de s’engager dans le chenal, formé par deux promontoires rocheux qui s’avancent à quelque distance dans la mer. Le feu vert brille dans le fond de l’anse à laquelle conduit la passe.

Déjà le sable mou grince sous la quille. Les rameurs n’avancent plus et la baleinière va se mettre au plein, mais l’aspirant saute légèrement dans l’eau qui lui monte aux genoux et, tirant le bateau derrière lui à la chaîne, parvient à lui faire atteindre une roche qui surplombe verticalement, d’au moins deux mètres.

Hissé sur le rocher, Paul aide à son tour ses compagnons à s’y rétablir. Thor donne la lumière d’une lampe électrique de poche; aussitôt le feu vert est balancé, à deux ou trois reprises de haut en bas, pour aviser que la venue des libérateurs a été reconnue.

Les Allemands marchent lentement, à tâtons, se guidant sur la frange d’écume qui borde la plage. Lorsqu’ils ne sont plus qu’à quelques mètres du signal, ce dernier s’éteint, mais deux silhouettes noires s’avancent et l’un des guetteurs, qui s’exprime en anglais, demande:

—M. de Tornten?

—C’est moi, répond ce dernier.

—Je commençais à craindre que notre signal n’ait pas été aperçu. Il y a plus d’une heure que nous sommes là.

—Nous avons dû armer la baleinière et il y avait une bonne distance à couvrir à l’aviron.

—Je vous en prie, pas d’excuses. Ecoutez seulement et mettez-vous bien dans la tête ce que je vais vous communiquer.

—Je suis à votre disposition.

—Voici donc: de ce point où nous nous trouvons, part un étroit sentier qui mène dans l’intérieur de l’île, commence d’expliquer l’étranger, tandis que non seulement Thor, mais aussi tous ses camarades, écoutent, avec une religieuse attention. En le suivant constamment, vous ne pouvez pas vous tromper.

«Vous atteindrez, par ce chemin, au massif de la Junque où vous trouverez facilement, à travers les réseaux de barbelés qui entourent la villa du kaiser, l’accès qui vous y a été ménagé. Le portail est ouvert: le poste de garde dort auprès, d’un sommeil de plomb; vous n’avez donc pas à vous en inquiéter. Ne vous laissez pas retarder davantage par les cadavres des chiens; nous avons dû empoisonner ces gardiens, dont les aboiements auraient pu donner l’éveil aux sentinelles.

«A l’aller, vous n’avez aucune surprise à craindre, car la patrouille Nº 3 qui vient de sortir, avant minuit, était constituée par nos gens et ne vous causera aucune difficulté. Mais, au retour, veillez, car ce sont les Français qui fournissent la patrouille Nº 4, et il n’y aurait rien d’impossible, au moment où vous atteindrez de nouveau la plage, qu’elle se trouve dans votre voisinage.

«Pour le reste, vous saurez bien vous débrouiller, messieurs, ajouta l’Américain, de façon significative.

—Sans doute, répondit le lieutenant de vaisseau, mais il vaudrait certes mieux, à tous points de vue, que nous puissions rentrer à bord du sous-marin sans avoir rencontré d’obstacles.

—C’est aussi mon avis, fait l’Américain avec un geste d’indifférence. Mais... vous avez bien des armes?

—Oui. Il me reste encore une question à vous poser: le kaiser est-il au courant de ce que nous tentons pour son évasion.

—Non. Hier, il nous est survenu un petit accroc. Le major de Dymkow, aide de camp du kaiser, qui devait renseigner ce dernier, a voulu essayer de corrompre un poste anglais pour faire tenir, probablement en Allemagne, des correspondances ayant trait à ce qui se passe à Mas-a-Tierra et que les alliés ne laissent pas transpirer. A la suite de cet incident, le major a été relevé et embarqué, séance tenante, sur la canonnière britannique Zoulou pour être rapatrié.

—Alors, le kaiser est seul?

—Le lieutenant-colonel Allingtown lui tient compagnie pendant la journée; la nuit, il couche aussi dans la villa, dans l’appartement précédemment réservé au major de Dymkow.

—Il va peut-être nous empêcher d’approcher le kaiser?

—J’espère qu’on a pu l’éloigner de la maison. On lui a fait tenir aujourd’hui une fausse dépêche qui le convoque à bord du Gloire.

—Il résulte de tout cela que le kaiser ne sait même pas combien sa délivrance est proche?

—On lui a seulement laissé entendre que, cette nuit, se dérouleraient des événements considérables. Du reste, j’attire votre attention sur la nécessité de faire vite. Vous avez, au plus, une heure pour aller jusque là-haut, une demi-heure pour y séjourner et une nouvelle heure pour en revenir.

—Vous ne nous accompagnez pas? L’Américain se met à rire:

—Non. En cas de malheur, nous ne devons pas être vus avec vous. Vous comprenez?

—Je comprends et vous remercie.

—Bonsoir et bonne chance!

—Bonne nuit!

A cette parole, l’étranger disparaît dans l’ombre ainsi que son camarade, qui n’a pas prononcé un mot. Les conjurés se serrent en silence autour de leur chef et, précédés de celui-ci s’engagent dans le sentier, où ils doivent marcher l’un derrière l’autre, car il est extrêmement étroit, bien que, par bonheur, assez aisé à suivre.

Malgré l’obscurité, ils savent qu’il y a peu de chances de se tromper. Mais, tout de suite, la piste commence à gravir des rochers et présente, en ses débuts, quelque difficulté, car sous les pas des hommes, des pierres se détachent et roulent dans le bas-fond. On les entend rebondir et tomber dans la mer. Aussi, comme il importe d’éviter le moindre bruit, les plus grandes précautions sont-elles recommandées.

Dès qu’on a franchi le premier contrefort, la lune apparaît entre les nuages et la nuit redevient aussi claire qu’à l’heure précédente, où les marins étaient encore à bord de leur navire.

Le sentier se déroule devant eux, conduisant vers l’autre penchant où il se perd dans la brousse et sous les arbres. A partir du moment où l’on entre sous bois, il devient, d’ailleurs, plus difficile de se diriger. La lumière affaiblie ne filtre que de place en place, à travers l’épaisse couronne de verdure. Entre les fûts énormes des grands arbres qui s’élancent vers le ciel, se presse toute une végétation exubérante de fougères, dont les feuilles affectent les formes les plus fantastiques et qui justifient bien le nom d’«île des fougères» donné par les Chiliens à l’île de Robinson.

Parfois, des clairières s’ouvrent, peuplées de rochers immenses, aux flancs desquels la nature et les érosions ont creusé des grottes profondes. Le pays est très accidenté et il est rare que les camarades de Tornten aient à marcher de suite plus d’une minute en palier.

La route se poursuit sans aucun incident, dans le plus grand silence que rompt seulement, par intervalles, le cri de la chouette ou de quelque autre oiseau de nuit. Souvent aussi, franchissant d’un bond le sentier, d’agiles rongeurs vont se perdre dans le fourré. Ce sont toutes les manifestations de la vie animale, dans cette solitude grandiose.

Une fois, cependant, les visiteurs nocturnes ont entendu, dans leur voisinage, un bruit de voix suspectes, aussitôt éteint. Sans doute, ont-ils croisé la patrouille américaine, qui, stylée par ses chefs, n’a pas été surprise par la rencontre nocturne de la petite troupe allemande.

Enfin, apparaît aux yeux de cette dernière le réseau de fils de fer qui coupe le chemin. Il est disposé sur plusieurs rangs et aurait certainement arrêté Tornten et ses amis, si l’existence d’un passage ne leur avait pas été révélée.

Les Allemands ont maintenant devant eux le massif imposant de la Junque; à vrai dire, ce n’est qu’une nappe d’ombre qui paraît escalader verticalement le ciel et barre tout l’horizon. Du large, la montagne ne donnait pas l’impression d’une si grande hauteur.

Ils entrent dans l’enclos et y trouvent la confirmation des renseignements fournis par l’Américain. Près de l’entrée, étendu tout de son long, dort un matelot français et, un peu plus loin, l’aspirant Paul bute contre le cadavre d’un chien.

Les Yankees ont fait de bonne besogne.

Encore quelques pas et la maison apparaît, que les soins d’un parent, ému de sollicitude fraternelle, ont élevée pour le proscrit, dans Mas-a-Tierra. Elle occupe une clairière de la forêt qui s’étend avec une pente légère sur le versant de la montagne. Un jardin entoure le bâtiment élevé d’un seul étage, derrière lequel on peut apercevoir le pavillon des domestiques et les écuries.

Il semble à Thor qu’il ait déjà vu cette habitation. Où? Ne ressemble-t-elle pas à l’aimable demeure, en arrière du front de France où le kaiser a si longtemps vécu?

Mais il n’a pas à perdre le temps de s’attarder à ces réflexions. Il a déjà ouvert la grille du jardin qui n’a pas résisté et, après l’avoir franchie, se trouve devant la porte, également ouverte de la villa. Les génies bienfaisants, qui assistent les Allemands dans leur entreprise, ont tout fait pour leur en aplanir les difficultés.

Thor et ses amis pénètrent, sans avoir été inquiétés, dans l’intérieur de la maison.

Une obscurité profonde les environne, ce qui ne les empêche pas de refermer sur eux la porte donnant accès au vestibule, afin de parer à toute surprise qui pourrait venir du dehors. Là-dessus, ils s’arrêtent, irrésolus, ne sachant où trouver le kaiser.

A ce moment, une lumière s’allume, dans la pièce qu’ils occupent; ils se croient découverts et, instinctivement, cherchent leurs armes.

—Laissez, je vous prie, les revolvers au repos, fait un individu qui devait être posté là pour les attendre, car ils n’ont entendu aucune porte tourner. Une de ces armes pourrait partir involontairement et il serait dommage de compromettre une opération qui est en si bonne voie.

—Qui êtes-vous? demande Thor à cet homme qui s’est aussi servi de la langue anglaise et dont il ne peut reconnaître les traits, car la lanterne sourde qu’il tient ne laisse filtrer qu’un mince filet de lumière et le plonge entièrement dans l’ombre.

—Je suis le valet de chambre du kaiser.

—Ce n’est pas vrai, je le connais.

—Moi, je suis Américain; celui que vous connaissez a été retiré au proscrit bien avant que ce dernier n’ait mis le pied sur l’île.

—Quelle humiliation! grogne l’aîné des Walding.

—Vous savez de quoi il s’agit?

—Je suis au courant de tout et c’est moi-même qui ai assuré une partie des dispositions.

—Accompagnerez-vous le kaiser?

—Non, c’est là une chose qui m’est interdite, se défend l’Américain... Oh! vous n’êtes pas encore dehors, quand bien même vous atteindriez la plage... Français et Anglais sont aussi zélés qu’implacables.

Thor ne prête ostensiblement aucune attention à l’avertissement.

—Le lieutenant-colonel Allingtown est-il dans la maison?

—Non, il est parti sur le Gloire.

—Quand peut-il revenir?

—Pas avant la pointe du jour. Mais dès qu’il va savoir qu’il a été joué, il va donner, en tous cas, l’alarme. Vous n’avez donc pas beaucoup de temps à perdre.

—Conduisez-nous vite alors près du kaiser.

Le domestique passe en tête; sur ses traces, les cinq braves gravissent un escalier, avancent de quelques pas dans un couloir et s’arrêtent devant une porte, à laquelle l’Américain gratte doucement.

—Qui est là? fait une voix que Thor connaît bien et au son de laquelle il tressaille, ainsi que tous ses compagnons.

—C’est moi! J’amène la visite dont j’ai parlé cet après-midi.

La porte s’ouvre alors et le kaiser apparaît sur le seuil.

Le respect et l’émotion figent les gestes et les voix des conjurés, en la présence de cet homme qui occupe uniquement toutes leurs pensées depuis de si longs jours et pour l’amour duquel ils ont exposé leurs vies, comme enjeu de sa liberté.

La silhouette impériale se détache sur le carré de lumière découpé par la porte, éclairée de dos par l’unique lampe d’un cabinet de travail simplement meublé, mais que reconnaissent bien tous ces hommes forcés de comprimer les battements de leurs cœurs.

Quant au proscrit, il ne peut, d’abord, en croire ses yeux.

Il hésite à prononcer le nom du marin de haute taille qu’il a devant lui et qu’il croit reconnaître.

—Tornten? interroge-t-il enfin, incrédule et cependant plein d’espoir.

—Majesté!... balbutie Thor, bégayant.

Puis il se tait, attendant que le kaiser l’invite à parler. Mais celui-ci s’efface et dit d’une voix basse:

—Entrez vite, messieurs. C’est certainement ma bonne étoile qui vous amène, celle que je n’ai pas vu luire depuis si longtemps.

L’Américain reste en deçà de la porte, qu’il referme sans bruit sur les Allemands. Il va sans doute faire le guet pendant que le kaiser s’entretient avec ses libérateurs.

Et maintenant ces cinq hommes intrépides sont rangés aux côtés de leur souverain comme si aucune solution de continuité n’avait interrompu le cours des événements, comme s’il n’était pas question de catastrophe, d’abdication, créant une séparation brutale du présent avec le passé.

Thor, qui est le dernier et le seul à l’avoir vu fréquemment dans l’intimité, trouve dans les traits du kaiser peu de changement depuis le jour où, lui serrant la main, l’empereur déchu lui avait dit en guise d’adieu: «Et saluez pour moi la patrie, Tornten!» Tout au plus croit-il reconnaître que la barbe de Guillaume de Hohenzollern s’argente aujourd’hui de fils blancs plus nombreux qu’à Amerongen.

A peine revenu de sa surprise et de sa joie, le proscrit tend la main au lieutenant de vaisseau.

—Vous ici, Tornten, à Mas-a-Tierra! Comment m’expliquer votre présence et qui sont ces messieurs?

—Sire, répond Tornten, nous sommes venus vous apporter la liberté.

—La liberté?

—Je supplie Votre Majesté de m’écouter. Elle voudra bien me permettre d’abord de présenter mes compagnons.

Il les nomme et le kaiser serre toutes les mains en témoignant seulement sa surprise de voir que des officiers allemands aient pu venir jusqu’à lui avec Tornten.

Ce dernier expose ensuite brièvement la genèse, le plan et l’exécution de leur entreprise. Il rend au concours des Américains un hommage mérité, mais le kaiser ne s’y laisse pas tromper et comprend, de sa propre initiative, tout ce qu’il devra à ses libérateurs si leur audacieuse tentative aboutit. Aussi est-il visiblement ému en écoutant le discours de Thor, qui n’est pas sans remarquer aux lèvres de l’empereur un tremblement inaccoutumé.

—Ainsi, on ne m’a pas oublié! prononce-t-il d’une voix contenue et plus pour lui-même que pour les officiers présents.

—Majesté, s’écrie l’aîné des Walding, le peuple allemand n’oubliera jamais son kaiser.

Guillaume de Hohenzollern observe l’expressive physionomie du jeune lieutenant de vaisseau qu’un peu de rougeur a envahi.

—N’est-ce pas seulement votre opinion personnelle?

—Non, majesté. Ainsi pense la majorité du peuple allemand.

Thor se mord les lèvres, mais il trouve dans l’émotion du moment l’excuse de l’imprudent enthousiasme de son jeune compagnon. Toutefois, il coupe court à la manifestation en s’adressant au kaiser.

—Votre Majesté n’a pas de temps à perdre. Chaque seconde est précieuse et peut retourner la fortune contre nous.

—Vous avez raison, Tornten, hâtons-nous.

Le prisonnier de l’Entente n’a pas même eu un moment d’hésitation à l’idée des dangers qu’il peut courir. Il faut qu’il ait cruellement souffert dans les semaines qui se sont écoulées depuis son internement pour se décider avec autant de calme que d’insouciance à jouer son va-tout sur cette seule carte.

Thor se sent envahi de l’admiration que l’impérial vaincu n’a cessé de lui arracher, même aux heures les plus sombres de la débâcle.

—Je vais appeler mon domestique pour faire garnir une sacoche des quelques petits objets dont je pourrai avoir besoin dans la fuite, continue l’empereur en ouvrant la porte.

Mais l’Américain est déjà derrière, qui lui tend un petit sac de cuir noir.

—C’est prêt, sire, fait-il avec un sourire dans sa face glabre.

Sellenkamp s’empare de la sacoche; le prisonnier court encore à son bureau, y rassemble divers papiers et prie l’officier de serrer ces documents dans la pochette. Une fois cet ordre exécuté, il jette autour de la pièce un dernier regard scrutateur, comme s’il voulait graver dans sa mémoire l’image qui doit lui rappeler bien des tristesses.

—Allons, messieurs, fait-il ensuite.

Et de nouveau son visage exprime la décision qui fut toujours dans ses gestes comme dans ses actes.

Le valet de chambre précède la petite troupe en l’éclairant jusqu’à la porte fermée. Comme il s’arrête devant celle-ci, le kaiser le remercie; mais l’Américain s’incline et répond:

—Sire, j’ai servi ceux qui m’ont placé ici.

La lanterne sourde s’éteint. Tornten entr’ouvre avec précaution un des battants de la porte et jette un coup d’œil au dehors. Lorsqu’il s’est assuré de la sorte qu’il n’y a aucun danger de surprise, il franchit rapidement le seuil, immédiatement suivi par le fugitif de Mas-a-Tierra, et tout le monde traverse le jardin.

Aucun obstacle ne se présente pendant la marche, malgré le réseau de surveillance et de défense, et les conjurés s’engagent, sans avoir été inquiétés, dans le sentier sous bois.

Il fait un peu plus clair que pendant la première partie de l’expédition, si bien que Tornten à l’impression qu’à cette heure matinale—il est deux heures du matin—le jour commence à poindre. Il hâte le pas en conséquence, car il redoute par-dessus tout la lumière.

A cette crainte viennent s’ajouter l’impatience qui le ronge et le sentiment de la responsabilité qu’il a assumée des jours de l’homme qui marche sur ses traces.

Des minutes s’écoulent, un quart d’heure se passe sans qu’aucun mot soit échangé entre les conjurés. On n’entend que leur souffle un peu haletant. Un second quart d’heure se passe. Tornten estime que dans dix minutes on atteindra la plage.

Mais soudain il s’arrête et tend l’oreille. Derrière lui tous ses amis sont restés en suspens et l’ouïe exercée des marins perçoit à courte distance un murmure de voix, un cliquetis d’armes qui vont se rapprochant.

La patrouille française!

—Majesté, il faut nous réfugier dans le fourré, avise-t-il brièvement le kaiser.

—Marchez devant, répond tranquillement le fugitif.

Les autres ont compris et aussitôt suivi le mouvement de Thor, qui disparaît dans les fougères touffues dont la hauteur dépasse celle des hommes. En quelques secondes, le sentier est abandonné.

Des pas lourds viennent du côté de la mer, allant en approchant. Les voix deviennent plus distinctes, le cliquetis des armes plus fort. Bientôt, on entend des mots français.

Tornten et ses compagnons, blottis à quelques pas à peine de l’endroit où cheminent les soldats, sont cachés, à l’abri de la végétation luxuriante de Juan-Fernandez.

La patrouille passe; un falot brille aux mains d’un sous-officier, qui marche en tête, et la petite troupe s’éloigne sans avoir soupçonné qu’elle a frôlé de si près la retraite du kaiser.

Le sergent jure encore contre l’ennui de la corvée et l’étroitesse du chemin; puis les voix s’éloignent dans la solitude boisée, et le danger paraît conjuré.

—En avant! dit le kaiser, qui se relève le premier. Dieu nous a secourus jusqu’à présent; il nous assistera jusqu’au bout.

—J’espère que nous avons franchi le pire, encourage Thor de Tornten. Et si nous arrivons au croiseur, Votre Majesté peut compter que nous atteindrons la côte chilienne.

La marche à la file indienne reprend à travers l’obscurité, et déjà l’on approche de la lisière du bois.

A ce moment, venant de l’arrière, où Paul de Walding marche le dernier, un avertissement à voix basse parvient aux oreilles de Thor.

—Ils reviennent... dépêchons-nous... ils sont sur nos pas!

—Impossible, pense le lieutenant de vaisseau.

Mais aussitôt, plus de doute: il entend les cris des Français qu’un hasard a mis sur la trace des fugitifs. Ce sont d’abord des «Qui vive?» répétés qui deviennent de plus en plus rapprochés et menaçants.

Le premier mouvement des fuyards est de s’arrêter, comme figés par la peur. Ils ne conçoivent pas ce revirement de la chance, qui leur a été favorable jusqu’alors. Mais ils ont vite compris que le temps leur manque d’épiloguer sur la décision à prendre.

—Sauvons-nous! crient-ils.

Et ils s’élancent, dans l’espoir de gagner les poursuivants de vitesse et d’atteindre la petite anse.

Derrière eux, le bois s’anime. Les quatre hommes de la patrouille croisée tout à l’heure se sont-ils décuplés, ou bien a-t-on su, au pied de la Junque, l’évasion du kaiser et envoyé immédiatement des renforts qui ont rejoint le sergent et son escouade? Thor et les siens ne peuvent trouver la solution de ce mystère; les circonstances, d’ailleurs, ne leur en laissent pas le loisir.

Il s’agit, en ce moment, pour eux, d’échapper à tout prix à leurs adversaires. Précisément, le sentier commence à monter, et les cinq marins, soutenant, tirant leur souverain, escaladent, haletants, les rochers qui les séparent de la liberté.

A la sortie du bois, comme le kaiser et sa suite viennent d’atteindre le sommet de la montée, surgissent devant eux des silhouettes imprécises.

—Qui vive?

Cet appel, resté sans réponse, est appuyé de trois coups de fusil tirés à court intervalle. Dans l’ombre que la forêt étend sur la tête des fugitifs la gerbe de flamme éclate comme un éclair dans un ciel de tempête. Les balles sifflent dans les basses branches sans atteindre personne; ils tirent mal, là-bas.

—Allons, mes braves!... C’est l’empereur!... hurle une voix qu’amplifie l’émotion.

Le sous-officier soupçonne-t-il la gravité du moment ou sait-il effectivement que le kaiser a quitté le nid qu’il doit à la sollicitude de son cousin d’Angleterre?

Le bois craque de toutes part, des formes nouvelles couronnent les rochers, mais les Allemands ont franchi le plus dur de l’obstacle et dévalent maintenant, plus qu’ils ne descendent, sur la pente rapide qui les mène à la mer, à la liberté.

Sur leur passage, de grosses roches s’éboulent et roulent dans les flots; mais peu importe. Ils atteignent heureusement la crique, où leur embarcation se balance à l’endroit où ils l’ont amarrée.

—Je prie Votre Majesté d’embarquer, halète Tornten.

Derrière le kaiser, les autres sautent dans la baleinière; Unstett, l’aîné des Walding et Sellenkamp s’emparent des avirons, mais ils talonnent et leurs efforts sont vains pour se mettre à flot. L’aspirant est resté sur le rocher et a fait face à la direction par laquelle viennent les poursuivants.

—Paul, voyons, arrive! lui crie son frère.

Un autre appel, en langue française, retentit:

—Halte-là!... Vous êtes mes prisonniers!

C’est le sergent, qui a devancé de beaucoup ses hommes et qui arrive sur les talons du jeune marin, le fusil en joue, prêt à faire feu.

—Paul! crie encore une fois l’aîné des Walding.

Et Thor de Tornten voit se dérouler sous ses yeux un spectacle qui le comble à la fois d’espoir et d’horreur.

Sellenkamp a sauté dans l’eau, délestant la baleinière qu’il pousse dans le courant, sauvant ainsi le kaiser et ceux dont l’embarcation assure la fuite. Mais, d’autre part, Paul est perdu et risque sa vie et tout au moins sa liberté.

Il est toujours là-haut, debout, et a sorti son revolver qu’il oppose à l’arme menaçante du Français, dont quelques pas seulement le séparent.

Encore un appel incompréhensible dans la langue étrangère, immédiatement suivi de deux coups de feu et de deux cris, l’un de douleur et d’angoisse, l’autre de victoire et de joie.

—Vive le kaiser! a crié Paul de Walding en tombant tout près du sergent, qui, grièvement blessé, s’est encore avancé en rampant de quelques pas.

Le lieutenant de vaisseau croit percevoir encore les râles d’agonie du vaillant jeune homme, tandis que la baleinière flotte enfin et que les rameurs se dirigent à force d’avirons vers le large, luttant contre le courant, pour rentrer à bord...

Et, sur la plage, plus rien qu’un silence de mort.

VI

Mais il ne se prolonge que pendant quelques instants, ce silence angoissant qui s’est étendu tout autour de l’île de Robinson, sur la mer comme sur le rivage. Bientôt, de nouveaux bruits s’élèvent, qui plongent dans la terreur les passagers de la petite embarcation.

Des soldats apparaissent sur la plage. Ils ont dû trouver le cadavre du sergent auprès du jeune Allemand agonisant, car ils poussent des clameurs furieuses qui ricochent sur les vagues et viennent retentir de toute leur puissance aux oreilles des fugitifs.

Presque au même instant, un grondement sourd se fait entendre dans le lointain: un coup de canon, et, coup sur coup, deux nouvelles détonations ébranlent l’atmosphère et font connaître que l’alarme a été donnée à la garnison de Mas-a-Tierra.

—Tout est perdu, pense Tornten.

Encore tout secoué par les événements qu’il vient de vivre, il a pris machinalement la barre de l’embarcation, et la dirige, sans trop savoir ce qu’il fait, à travers les brisants, vers la haute mer.

Autour de lui, parmi les souffles cadencés des rameurs, il perçoit des sanglots et s’avise que deux hommes, auprès de lui, trouvent des pleurs pour Paul de Walding. L’un, le frère du jeune marin, a beau serrer les dents: il ne peut retenir les larmes qui coulent le long de ses joues; l’autre est le kaiser, qui sanglote en silence, le visage abîmé derrière l’écran de ses mains.

Peut-être ressent-il plus vivement cet avertissement du sort qui marque, par une mort d’homme, son premier pas vers la liberté. Thor a eu cette même pensée et ce mauvais présage l’a fait frémir.

Mais l’officier ne perd pas son temps en vaines réflexions. Les événements l’entraînent dans leur tourbillon. En ce moment, les Français et d’autres troupes venues à leur renfort ont ouvert le feu sur les fugitifs, mais sans dommage pour les passagers de la baleinière. Ceux-ci ont gagné le large et sont désormais invisibles aux tireurs, qui tiraillent au jugé. De temps à autre, une balle perdue ricoche et siffle près de l’embarcation; mais aucune n’a atteint ni le kaiser, ni ses libérateurs.

Pourtant, la nuit s’anime de toutes parts, trouée par les flammes des projecteurs qui couronnent les crêtes sombres de l’île et dont les faisceaux lumineux se mettent à fouiller l’étendue. Des feux s’allument aux flancs de tous les navires de la flottille de surveillance et glissent vers la mer.

Il n’y a plus de doute, la poursuite de l’évadé et de ses complices est menée activement.

D’autre part, Tornten concentre en vain ses regards anxieux pour retrouver sur les flots l’emplacement du submersible, dont il n’aperçoit pas encore le signal qui a été convenu, tandis que là-bas, à l’horizon, se tend déjà le voile d’imprécise clarté qui précède le jour. Jusqu’à présent, l’obscurité de la nuit, qui ne cède pas encore, protège leur fuite; mais déjà les premières lueurs du soleil levant commencent à baigner l’orient.

Les sauveteurs, se dirigeant sur le halo lumineux qui commence d’émerger, voguent sans échanger une parole, car le vent souffle en tempête et leur coupe presque la respiration. Ils jettent des regards désespérés sur les projecteurs et les navires des poursuivants, que chaque instant rapproche. Sur le littoral, tout est rentré dans le calme, car les soldats ont dû constater que les fugitifs échappent à leurs atteintes.

—Tornten, le feu rouge! crie Sellenkamp.

L’officier sent sa poitrine dégagée du poids qui l’oppressait; c’est le signal de Kammitz, le fanal rouge indique aux rameurs la direction à suivre. Au moins, maintenant est-on sûr d’arriver au croiseur... Mais ensuite?

En effet, à bâbord, où s’ouvre la baie de Cumberland, seul mouillage praticable de Juan-Fernandez, plusieurs navires font force vapeur, cherchant à couper la route aux fuyards, tandis que leurs projecteurs en activité incessante menacent à chaque instant de repérer le sous-marin. Une lutte s’engage entre l’équipage de la baleinière et les navires de poursuite à qui atteindra le premier son but.

Thor pense un moment à relever l’aîné des Walding, qui donne des signes de lassitude; mais il y renonce quand il s’est rendu compte qu’un changement de rameur en pleine course ne peut que compromettre la vitesse. Aussi le lieutenant de vaisseau se contente-il de gouverner droit sur le fanal rouge pour éviter à ses camarades toute dépense inutile de leurs forces.

Quelques minutes s’écoulent encore, puis un appel très proche, venant du pont du submersible, arrive aux oreilles de Tornten. C’est la voix du comte Kammitz.

—Activez, les amis, avant qu’il soit trop tard, crie-t-il par-dessus l’étendue d’eau qui les sépare.

—Nous arrivons!... Nous arrivons!... répond Tornten.

Les rameurs donnent leur dernier effort, mais déjà l’éclat de l’un des projecteurs tombe directement sur eux, illuminant la mer jusqu’en ses profondeurs. L’équipage de la barque en est tout aveuglé, mais le pilote sait qu’il n’y a pas encore de danger, qu’ils ne sont pas encore découverts. Il connaît trop les effets des recherches de nuit par projecteurs, les ayant éprouvés si souvent pour son propre compte, quand, au cours de ses croisières de représailles sur le littoral britannique, il était pourchassé par les gardes-côtes.

En revanche, la clarté soudaine a eu, pour Tornten et les siens, au moins un bon résultat en leur montrant, à la faveur de l’éclairage fourni par l’ennemi, l’étrave de leur croiseur dans leur voisinage immédiat. Encore quelques coups d’aviron et la baleinière se range le long de la muraille. Sellenkamp saute le premier à bord; le kaiser le suit et, derrière eux, grimpent tous les autres.

—A couler bas la baleinière! commande Tornten. Il ne faut pas qu’elle tombe aux mains des ennemis et il est trop tard pour la rentrer.

Chacun sait qu’il faut agir vite et résolument. Tandis que Sellenkamp et Unstett se mettent à démolir le fond de l’embarcation à coups de hache, Kammitz s’empresse auprès du kaiser. Il se présente sommairement; le fugitif de Juan-Fernandez lui tend la main et tous deux s’engagent dans l’escalier de la descente.

Le survivant des Walding sanglote, appuyé à la rambarde. Le deuil de son frère semble l’affecter plus douloureusement maintenant qu’il a rempli sa tâche. Mais Thor s’approche et par de bonnes paroles, tente de le consoler; il lui affirme que toute chance n’est pas perdue de retrouver ce frère vivant et le persuade de se mettre lui-même en sûreté.

—La baleinière est coulée, rend compte Sellenkamp, tandis que Heinz de Walding obéit aux objurgations de Tornten.

—En bas et en plongée! ordonne le lieutenant de vaisseau.

Sellenkamp et Unstett disparaissent dans la trappe, et Thor se dispose à les suivre. Il n’est que temps de mettre entre son navire et les poursuivants la protection des profondeurs marines. L’un des navires de surveillance, dont le projecteur balayait tout à l’heure la côte, est à peine éloigné de deux cents brasses et arrive très vite sur le croiseur sous-marin. L’officier perçoit déjà le travail des machines et les commandements du pont.

Mais au moment où Thor va atteindre l’écoutille, le pinceau lumineux que le projecteur promène sur la mer depuis l’île de Robinson jusqu’au large arrive droit sur le croiseur et, avant que l’officier ait pu s’en rendre compte, l’appareil s’immobilise précisément sur le point où se trouve le navire des fugitifs.

La lumière inonde la coque du sous-marin, le kiosque et l’homme isolé qui se tient sur le pont, paralysé par l’épouvante. Il lui semble que l’aveuglant faisceau le traverse de part en part et transperce également sa pauvre tête douloureuse. Il ferme les yeux et attend le malheur.

Un temps s’écoule. Les battements des machines deviennent plus distincts à mesure que la catastrophe approche; mais l’ordre de se rendre, que Thor redoute, ne se fait pas entendre. Et cependant un jet de vapeur siffle tout près du submersible.

L’ennemi est là.

Thor ouvre les yeux et contemple, surpris, le majestueux bâtiment qui passe. C’est un torpilleur de haute mer. Mais, déjà, son projecteur, abandonnant le large, balaie de nouveau le littoral comme si l’on voulait détourner du navire des fugitifs l’attention des autres poursuivants.

Puis l’étranger glisse, comme une ombre, devant Tornten et son submersible. Mais il n’est pas silencieux comme le vaisseau-fantôme. L’appel puissant d’un porte-voix rugit et apporte distinctement aux oreilles de Tornten ce salut:

Farewell!

Ce sont les Américains!

Le commandant du sous-marin, rassuré et joyeux, s’élance par l’écoutille et boulonne soigneusement la trappe derrière lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plusieurs heures se sont écoulées.

Depuis combien de temps Tornten est-il au périscope? Il ne peut s’en rendre compte lui-même. Peut-être s’est-il endormi dans le trop confortable fauteuil que les constructeurs américains du submersible ont placé à côté du tube périscopique. Thor ne le croit pas, et cependant il aurait pour excuse d’avoir assuré pendant de longues heures, et sans relève, un service sévère.

Il lui semble qu’un moulin tourne derrière son front. Les pensées qui tourbillonnent en son cerveau ne parviennent pas à se coordonner et parfois même il lui semble qu’il perde de nouveau entièrement connaissance.

A l’aide du périscope, il scrute la surface de l’océan qu’inondent à présent les rayons du soleil levant. Aussi loin que sa vue s’étende, rien ne se montre qui puisse lui causer une inquiétude.

Par intervalles, une voile paraît à l’horizon, pour disparaître presque aussitôt.

—Tous ces caboteurs se dirigent vers Valparaiso, pense Tornten, tandis que lui-même fait route droit à l’est afin de trouver, à la faveur de la nuit, un mouillage dans n’importe quelle crique du littoral.

De la sorte, il n’est pas sûr d’atteindre le point indiqué par les Américains; mais il a été convenu avec ces derniers qu’en pareil cas on laisserait le navire sous la garde de deux des domestiques et qu’on irait ensuite à Valparaiso renseigner le consul des Etats-Unis sur la position exacte du croiseur. L’objectif du voyage présente en effet un tout autre intérêt que ces détails d’exécution.

Mais que sont devenus les poursuivants? Cette question ne cesse de tourmenter l’officier, qui s’ingénie en vain à y trouver une solution satisfaisante. Aucune donnée sur la flottille de surveillance, qui a dû cependant faire tous ses efforts pour s’assurer du kaiser et de ses fidèles.

Peut-être les habiles associés des libérateurs ont-ils réussi à dérouter les alliés en les trompant sur la direction de la fuite. Il n’est pas d’autre explication plausible à ce miracle apparent. L’œil des Etats-Unis veille encore aujourd’hui sur Guillaume de Hohenzollern et ses officiers.

Tornten n’en sait pas plus long sur ce qui se passe au-dessous de lui, dans les flancs du navire. Il sent seulement que tous sont à leurs postes, car chacun de ses ordres est exécuté sans délai comme sans erreur. Tout marche à souhait et chaque brasse que la fine coque du sous-marin gagne vers la côte confirme le capitaine dans l’espoir d’atteindre sans encombres l’objectif visé.

Cependant l’officier a l’impression de n’avoir, depuis de longues heures, aperçu aucun de ses compagnons. Ils semblent disparus, abolis, et il peut se croire seul parmi l’immensité infinie dos flots.

Mais quelqu’un monte l’étroite échelle qui conduit de l’intérieur à la tourelle.

Thor prête l’oreille et croit entendre Rittersdorf et Kammitz qui s’entretiennent à voix basse. Puis la physionomie un peu troublée du baron apparaît dans l’étroite coupole, près du périscope, parmi les engrenages, les clefs et les leviers, tandis que les traits fins de Kammitz, qui a un rire un peu contraint, se haussent au niveau du commandant.

—Bonjour, Tornten, dit Kammitz, qui serre la main de son ami. Tout est en ordre?

Il est toujours revêtu de la combinaison bleue maculée d’huile. Rittersdorf n’est pas moins repoussant. Il salue aussi le colosse blond assis au périscope. L’un à droite, l’autre à gauche de Thor, ils l’encadrent et attendent sa réponse. Elle ne tarde pas:

—Cela va mieux que je n’aurais osé l’espérer. J’avoue même que cette mer déserte m’inquiète un peu. On dirait qu’on l’a balayée...

—Le balai américain, plaisante Kammitz.

—Oui, ils ont bien fait les choses, les Yankees! Et quoi de neuf?

—Rien du tout, s’empresse de répondre Rittersdorf avec une précipitation inaccoutumée.

—Où est le kaiser?

—En bas, dans la cabine. Les autres sont occupés.

—Pourquoi n’ai-je pas vu Grotthauser?

Les deux camarades se taisent. Enfin Rittersdorf répond avec vivacité:

—Je crois qu’il aide Sellenkamp aux moteurs.

Un instant de silence succède que Tornten met à profit pour donner un tour de périscope, toujours à la vaine recherche d’un danger possible. Lorsqu’il s’est assuré qu’aucun navire n’est visible dans le champ de son appareil, à perte de vue, il se tourne vers ses camarades et s’écrie:

—Si nous continuons comme cela, demain au petit jour nous serons en vue des côtes.

—Ou...i!... Ou...i!... fait Kammitz en traînant les syllabes. Si nous continuons comme cela!

—Qui peut nous en empêcher? continue Tornten qui commence à s’échauffer. Nous gouvernons droit sur notre but.

—...sur ton but, Tornten!

Le lieutenant de vaisseau, surpris, regarde son ami:

—Mon but? Eh! n’est-ce pas le vôtre?

Un temps d’arrêt précède la réponse, faite d’une voix tranchante par Rittersdorf:

—Non, ce n’est pas le nôtre.

—Que voulez-vous dire, Rittersdorf?

Et Thor regarde son camarade dans les yeux.

—Que nous venons de décider de modifier notre itinéraire, réplique le baron.

Un soupçon commence à germer dans le cerveau de Tornten et se transforme instantanément en une certitude. Il n’a eu qu’à porter les yeux sur le visage embarrassé du comte Kammitz pour savoir à quoi s’en tenir.

—Vous ne voulez-vous plus aller en Amérique du Sud?

—Non, répond son ami avec arrogance.

—Et vous voulez aller...

—En Allemagne!

—Ce n’est pas possible!

—Et pourquoi?

—Ce serait un manque de parole à l’égard des Américains et... une trahison envers Grotthauser et moi-même. Rappelez-vous vos promesses de jadis.

—A cette époque, nous agissions sous la contrainte, réplique Kammitz qui devient presque menaçant. Nous voulions obtenir ton concours... et nous le devions, car, sans toi, l’entreprise était impossible. Il ne nous restait pas d’autre alternative que de t’abuser sur nos projets. Mais, réfléchis, Tornten, et rends-toi à nos raisons. Ne nous oppose pas de résistance, car nous sommes résolus à la briser.

—Alors, toi aussi, tu me montres le poing? se fâcha le lieutenant de vaisseau.

Kammitz redevient plus doux et tente des paroles conciliantes auxquelles il donne le ton de la cordialité.

—Cède, Tornten! Ne te mets pas en travers d’une décision que tous, à bord, ont adoptée, à une exception près.

—Et cette exception?

—C’est ton ami Grotthauser.

—Vous l’avez donc entretenu de vos desseins?

—Nous l’avons mis au courant, comme nous le faisons pour toi, en l’invitant à se joindre à nous. Il n’a pas cédé.

—Cela ne pouvait être autrement. Un homme d’honneur ne cède pas aux erreurs d’autrui!

—Diable! Je n’accepterai pas plus longtemps ces façons de parler, laisse échapper Rittersdorf, qui a écouté en blêmissant la conversation des deux amis. Nous ne sommes ni des traîtres, ni des hommes de mauvaise foi. C’est nous qui sommes restés dans le droit chemin au lieu de nous laisser endoctriner par un ennemi politique de notre kaiser. Pensez-vous vraiment, Tornten, que nous avons tiré l’empereur de Juan-Fernandez, que nous avons donné la vie précieuse de l’un de nous et risqué les nôtres pour le jeter ensuite aux mains des Américains?

—Mais c’est une folie que vous imaginez-là, balbutie Tornten, ému de la violence du baron. Songez aux conséquences...

—Pas un mot de plus! gronde Rittersdorf.

—Pourtant... pourtant... fait Kammitz. J’ai le désir de gagner à notre cause le camarade Tornten. Il faut à tout prix qu’il soit avec nous.

—Qui n’est pas avec nous est contre nous! tranche Rittersdorf.

Kammitz lui fait signe de se taire. Il obéit, mais à regret, et il n’échappe pas à Tornten que son camarade a des mouvements de colère et d’impatience qu’il peut à peine réprimer. Le colosse blond, toujours à son périscope, ignore la crainte; il en éprouve d’autant moins à ce moment qu’il ressent à l’égard de ses camarades quelque chose qui est peut-être du mépris, à coup sûr de la pitié. Car Rittersdorf et les autres officiers obéissent certainement à une direction qui s’est insinuée à bord, parmi ces prétoriens de l’ancien régime, à dater du moment où, le kaiser étant parmi eux, ils se sont vus libres sur l’océan libre et qui offre toutes les possibilités.

—Il faut nous comprendre, Tornten, reprend Kammitz persuasif. Nous ne voulons pas te forcer la main, pas plus qu’à Grotthauser. Vous avez contribué, avec nous, à faire évader le kaiser de Juan-Fernandez; vous pensez votre devoir envers lui rempli. Mais, nous autres, à ce bord, nous sommes d’avis de le libérer aussi de la tutelle des Américains et considérons que notre devoir le plus sacré est de le ramener sur le sol prussien. Au moins, devons-nous tenter l’expérience de rendre à la patrie, par cette restauration, le vieux bonheur qui s’est toujours attaché à la maison des Hohenzollern et que, seule, la guerre mondiale a pu ébranler.

—L’ancien bonheur! murmure Tornten avec....

—Oui... le bonheur d’autrefois! s’écrie le comte en relevant au passage l’interruption du camarade. Il viendra se réinstaller au foyer de l’Allemagne si les fidèles se groupent autour de notre Haut Seigneur et l’élèvent sur le pavois. Crois-moi, Tornten, en définitive, toi aussi tu te laisseras convaincre, toi aussi...

—Jamais... jamais!... tranche net l’officier.

—Ne crois pas cela; tu ne jouis pas plus que nous d’un regard sur l’avenir; ne t’oppose pas, tu n’en as pas le droit, à notre initiative. Pense que de ta résolution peut-être dépend le salut du Vaterland.

—C’est bien parce que je le sais que je vous conjure, Kammitz et vous tous, d’abandonner vos projets. Contentez-vous de ce que vous avez obtenu.

—Non!

—Pensez à la guerre civile inévitable!

—Billevesée de ceux qui veulent à tout prix empêcher un retour de l’empereur.

—Pensez à l’ennemi, à ce qu’il fera sitôt que le kaiser reparaîtra en Allemagne.

—Alors, l’ancien génie se réveillera et nous rendra notre puissance.

—Vous êtes tous des aveugles! clame Thor désespéré. Et plus aveugle que tous encore celui-là même que vous voulez replacer sur le trône.

—Nous avons eu pourtant de la peine à le persuader de la nécessité de son rapatriement, avoue Kammitz—ce qui lui vaut un regard furieux du baron Rittersdorf.—Mais il a, en définitive, consenti à se laisser fléchir devant la valeur des motifs qui militent en faveur de ce coup d’audace.

—Je ne puis croire que vous ayez réussi à le décider! doute le lieutenant de vaisseau.

—Eh bien, parle-lui à lui-même. Descends avec moi et tu pourras te convaincre par tes propres yeux que c’est bien un kaiser que nous ramenons dans son empire.

—Bon, je te suis, Kammitz. Mais, auparavant, une question: comment comptez-vous effectuer ce voyage de rapatriement?

—Tout a été bien pesé et décidé, renseigne Rittersdorf. Le premier petit navire qui se présente, nous le capturons et nous obligeons le capitaine à nous conduire en Allemagne.

—C’est de la piraterie!

—D’abord, et dès l’instant où nous rendons au kaiser ce qui lui est dû en le proclamant notre seigneur et maître,—en quoi, d’ailleurs, nous n’avons jamais varié,—nous nous plaçons en état de lutte ouverte avec les alliés et tous les moyens sont de bonne guerre. En second lieu, nous possédons l’or que les Américains nous ont fourni pour mener à bonne fin notre traversée; rien ne nous empêche d’acheter le navire et de le payer royalement. Enfin, toute tergiversation est oiseuse en présence de l’importance du résultat.

—Je doute que vous arriviez jamais en Allemagne.

—Laissez-nous donc faire, s’écrie Rittersdorf ironique. Et maintenant, descendez et osez dire au kaiser ce que vous avez soutenu ici.

«En attendant, je veillerai à notre sécurité.»

Thor s’incline et cède sa place au périscope pour descendre avec Kammitz. Lorsqu’ils ont atteint l’étroite cursive à laquelle aboutit l’échelle, le comte met sa main, d’un geste d’apaisement, sur l’épaule de son camarade, qui le domine de la tête et ne peut marcher que courbé dans l’entrepont:

—Tornten, dit-il avec douceur, contiens-toi et pense que tu vas parler à celui qui, pendant des années, fut ton chef suprême de guerre. Il ne faut pas oublier trop vite, car l’oubli aussi est une faiblesse.

—Je connais mon devoir, répond Tornten d’une voix ferme.

Ils font jouer la porte derrière laquelle s’ouvre l’étroite cabine garnie de hamacs. Elle semble à Tornten beaucoup plus spacieuse que les aménagements analogues sur les navires allemands qu’il a commandés.

Entre les couchettes, tendues d’une cloison à l’autre, se dresse une petite table près de laquelle deux banquettes offrent des sièges plus commodes qu’il n’est d’usage entre les murs d’un submersible, où chaque centimètre est ménagé avec la plus sévère parcimonie. Cependant, aux parois, il y a encore toute la série des appareils qu’on doit avoir sous la main pour n’importe quel manœuvre du navire.

Sous l’éclat d’une ampoule électrique qui pend à l’extrémité d’un simple fil, le kaiser est assis à la table. Il écrit.

Il semble absorbé par son travail au point qu’il ne remarque la présence des deux officiers que lorsqu’ils sont tout contre lui.

Il les regarde, et Tornten voit bien qu’une contrariété se marque sur les traits de l’empereur en l’apercevant. Mais cette impression est fugitive et fait place aussitôt à ce calme serein, presque joyeux, qu’on a si souvent admiré chez Guillaume de Hohenzollern aux jours de sa grandeur.

—Enfin, je puis vous remercier aussi, Tornten, de ce que vous avez accompli pendant ces dernières heures, s’écrie le kaiser qui se lève et saisit les mains de l’officier de marine. Et cependant, lors même qu’un jour d’autres et peut-être des millions d’Allemands devraient vous en récompenser avec beaucoup plus d’éclat, moi, je n’ai rien d’autre en ce moment à vous donner que ma poignée de main.

—Majesté, ce m’est la plus précieuse des récompenses, répond Thor sans mentir en cela, car il se sent ressaisi par tout l’amour que lui inspire l’homme en face duquel il se trouve.

D’un coup d’œil, le kaiser s’est renseigné auprès de Kammitz, qui n’a répondu que par un mouvement des épaules.

—On vous a initié à nos desseins, Tornten?

—Oui, Majesté!

—Et, naturellement, vous les approuvez?

—Non, sire... en aucune façon.

Guillaume de Hohenzollern ne peut réprimer un haut-le-corps. Ses traits se durcissent, ses lèvres se plissent comme à l’ordinaire quand la colère le gagne.

—Non? répète-t-il, tranchant. Et peut-on savoir, monsieur l’officier, ce que vous trouvez à redire à nos intentions?

—Majesté, commence le colosse qui lutte visiblement pour se contenir, ce serait la ruine du peuple allemand.

Le kaiser se tait et regarde le sol.

—Ce même peuple allemand, continue le marin, a combattu pendant des années, il a livré une guerre sanglante au prix des plus cruelles privations pour arriver à reconnaître qu’il peut se gouverner par soi-même et n’a pas besoin d’une main étrangère pour le guider.

—Une main étrangère? s’écrie le kaiser hors de lui.

—Majesté, je mentirais si je ne disais que la famille de Hohenzollern est devenue étrangère pour l’Allemand. Sa conscience s’est formée et il ne se croira libre qu’autant que siégera à la tête de la nation un gouvernement de son choix.

«Que ce soit la meilleure voie pour le salut des peuples, je ne saurais le juger et ce n’est pas mon affaire de me prononcer. Mais je crois de mon devoir d’avertir Votre Majesté que, dans ces dispositions du peuple allemand, la résistance est certaine contre toute tentative de restauration de l’ancien régime.

—Tous les Allemands ne pensent pas de même, intervient Kammitz. Une grande partie du peuple aime toujours et encore le kaiser.

—C’est bien là qu’est le danger, réplique Tornten, aussi intrépide qu’avant. Si l’Allemagne était unanime dans ses aspirations—d’une façon ou de l’autre—une décision interviendrait rapidement et sans troubles, soit qu’elle admette le rétablissement du trône, soit qu’elle le repousse.

«Mais deux camps sont dressés l’un contre l’autre, la lutte est fatale et, avec elle, deviennent inévitables tous les maux dont elle menace le peuple.

A cet instant, Unstett et Sellenkamp sont entrés.

Ils ont entendu les dernières paroles de Tornten, car ils échangent un regard de stupeur avec Kammitz qui n’ose plus tenir tête à l’importun.

Muet il est, muet il demeurera pendant les événements qui vont se dérouler.

Le fugitif de Mas-a-Tierra, au contraire, relève les yeux et s’écrie avec un doute amer:

—L’Allemagne en serait-elle là? Même un officier qui fait de l’opposition!

—Majesté, je me place entre les partis, rectifie Thor.

—Non!... non! s’écrie alors le capitaine de cavalerie d’Unstett, qui s’est porté d’un bond en avant. C’est un parjure qui parle à Votre Majesté, un renégat qui trahit ses origines et la foi jurée à l’empereur.

Il semble à Thor de Tornten qu’un flot de sang voile ses yeux. L’outrage de cet homme, qu’il a toléré en sa présence, alors que, bien souvent, il a dû se retenir pour ne pas le châtier, exaspère sa haine. Il sent ses muscles se crisper et s’avance vers l’officier de cavalerie, tandis que le kaiser, sans mot dire, se détourne et quitte la pièce.

—Vous osez me dire cela, vous, Unstett, traître à l’amitié, profèrent les lèvres de Tornten en un cri de rage. Vous qui avez sur la conscience le crime d’avoir privé un enfant de sa mère, vous que, pendant cette traversée, j’ai évité de voir, afin de n’être pas tenté de vous punir comme vous le méritez, vous qui êtes plus méprisable et plus vil que le plus lâche des agitateurs du peuple!

—Taisez-vous et ne remuez pas des incidents qui doivent, aujourd’hui, rester au second plan, répond le capitaine de cavalerie, non moins enflammé de colère. Taisez-vous, ou je devrai me rappeler que vous avez porté la main sur moi.

—Oui, cette même main qui maintenant ne fera pas un geste pour vous seconder vous et vos projets maudits! s’écrie Tornten. Cette main qui s’emploiera au contraire à déjouer vos entreprises scélérates, à défendre la paix dans la patrie!

—Abattez-le, hurle Unstett, il faut le rendre inoffensif, le traître!

Thor ne voit plus qu’une chose: son adversaire a saisi, tellement vite qu’il lui a été impossible de s’y opposer, une des légères banquettes et la brandit maintenant.

Puis, il ressent à la tête un choc furieux et s’écroule comme une masse.

Il croit encore entendre un cri d’épouvante sortir de ses propres lèvres, puis il lui semble voir les traits énergiques de Kammitz se pencher sur son corps et tout de suite il se sent tomber dans une syncope bienfaisante, qui paralyse toute douleur et toute peine aussi bien dans son corps que dans son âme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsqu’il s’éveille, une obscurité profonde règne tout autour de lui.

Il est incapable de se faire une idée de l’endroit où il se trouve. A tâtons, il reconnaît, sur la gauche, une paroi de bois rugueuse, à sa droite, le vide.

Il se rend compte qu’il est étendu à même le sol sur une couverture.

La tête lui fait mal et un linge humide l’emmaillotte.

Thor réfléchit. Il évoque le souvenir des derniers événements, l’odieuse vision de son contradicteur qui l’a assommé sans pitié, pour donner libre cours à sa haine en même temps qu’il a écarté en lui l’adversaire dont la volonté peut contrecarrer ses desseins et ceux de ses associés.

Et c’est sous les yeux mêmes de ses amis qu’a en lieu cette lâche agression, sous les regards de ces camarades avec lesquels lui, Thor, a si souvent échangé des preuves de fidélité réciproque.

Est-il possible que la passion et les circonstances puissent ainsi transformer les sentiments!

Tandis qu’il rumine ces tristesses, il croit percevoir le travail lent d’une machine, mais non plus d’un moteur, comme à bord des sous-marins. Cette fois, c’est le souffle régulier d’une chaudière qui bat tout près de lui, dans sa nouvelle demeure.

Demeure? Il rit doucement, mais d’amertume.

Il est emprisonné, cela ne fait pas de doute. Il a été jeté là par ses compagnons qui ont voulu se débarrasser d’un tiers gênant pour l’exécution de leurs ambitieux projets, puis, abandonné par eux, il est là, sans les soins dont il aurait besoin, seul et dans la plus profonde obscurité.

Thor rugit de colère, tant la fureur l’étreint.

Il se redresse péniblement, car ses membres endoloris lui refusent presque tout service. Mais il veut reconnaître les dimensions de son cachot et les chances d’évasion qui lui restent, car en lui subsiste l’ardent désir de vivre, en même temps qu’un sentiment de rancune contre ceux auxquels il doit sa détention.

Il ne va pas loin sans heurter un corps qui, comme lui tout à l’heure, repose encore sur une simple couverture.

Un profond soupir, comme de quelqu’un qui s’éveille, parvient à son oreille.

—Qui est là? demande Grotthauser encore endormi.

—C’est moi, Jacob, fait Thor, tout ému.

—Toi... Thor?

—Oui... Je partage ta prison.

La main de l’industriel cherche dans la nuit celle de son ami et la presse. Ensuite Tornten attire sa couverture près de celle de Grotthauser et s’allonge tout contre lui.

—Tu dois en savoir plus long que moi sur ce qui nous est arrivé? s’informe-t-il à voix basse. Où sommes-nous et comment y avons-nous été amenés?

—C’est bien simple, réplique l’autre. Nous sommes dans la cale d’un vapeur dont nos ex-amis se sont emparés; on nous y a traînés, toi, sans connaissance, et moi de force.

—Les malheureux! Ils ont donc réalisé leurs projets?

—Ils apportent, à ramener le kaiser en Allemagne, la même énergie avec laquelle ils nous avaient aidés à le délivrer.

—Quel a été ton sort depuis que nous avons quitté Juan-Fernandez?

—Celui d’un aveugle qui ne sait rien de ce qui se passe. Et cependant, j’avais vu plus clair que toi et je t’avais prévenu, Thor. Mais je n’étais pas au courant des dernières combinaisons. Tandis que ton sort se décidait, on me retenait près des moteurs à de vaines besognes.

«Je n’ai su que plus tard ce qui s’était passé.

«Comme, dès le début, j’avais refusé de prêter la main à toute tentative de restauration monarchique, on s’est débarrassé de moi après t’avoir réduit à l’impuissance.

«Ils nous ont, d’abord, enfermés tous les deux dans le magasin d’armes, connaissant mon inaptitude à me servir de n’importe quel fusil et te sachant hors d’état de songer à la résistance. Là, je t’ai soigné comme j’ai pu, car tu avais été assez mal accommodé par l’un d’eux, j’ignore qui.

—Unstett, lance Tornten, tremblant d’indignation.

—Unstett! s’écrie Grotthauser, cela ne m’étonne plus. Il a trouvé ce moyen d’assouvir sa rancune, il aurait peut-être même poussé les choses plus loin, mais les autres, et, probablement le kaiser, ont dû l’en empêcher.

«Ils font pour nous ce qu’ils peuvent, mais c’est bien peu, car toutes les facultés sont tendues vers le but du voyage.

«Ils nous ont laissés dans le magasin d’armes, sans même se préoccuper de nous, pendant des journées. Un beau soir, ils parurent subitement et te halèrent sur le pont. J’ignorais ce qu’ils faisaient et dans quel but; aussitôt après, d’ailleurs, ils sont revenus me chercher, m’obligeant à les suivre.

«En arrivant au plein air, je vis notre croiseur amarré auprès d’un petit navire anglais que les partisans du kaiser avaient arrêté et forcé à modifier son itinéraire. On nous a transportés si vite d’un bord à l’autre, pour nous enfouir aussitôt dans cette cale que je n’ai pas pu lire le nom du navire.

«Depuis lors, des jours et des nuits se sont succédé, et, qui sait dans quelles eaux nous naviguons aujourd’hui.

—Ils ne réussiront pas à atteindre la patrie, estime Tornten, connaissant les difficultés qu’ils vont rencontrer dans leur navigation.

—Tu méconnais la valeur du comte Kammitz et de ses associés.

«Hier, Rieth m’a apporté à manger; c’est un brave garçon et qui nous témoigne quelque pitié; il déplore qu’il n’y ait pas eu d’autres moyens de nous immobiliser que ce procédé brutal. Par lui, j’apprends pas mal de choses.

«C’est ainsi qu’il me racontait hier que, jusqu’ici, le voyage s’est poursuivi sans incidents. On peut même dire qu’ils ont eu de la chance, ces messieurs qui veulent rendre un kaiser à l’Allemagne. L’Anglais faisait route sur Greenwich et avait des papiers de bord qui ont déjà servi deux fois aux Allemands pour leur nationalisation.

«Une fois, un Français, une autre fois même, un Anglais, nous ont arraisonné, car tous les navires sont rigoureusement surveillés. L’univers entier s’est donné le mot pour faire la chasse au kaiser; on craint, en effet, que ses libérateurs ne fassent l’impossible pour le ramener en Allemagne.

—Mes camarades parlent l’anglais comme leur propre langue, dit Thor pensif, ils n’ont pas dû avoir de peine à tromper les patrouilleurs.

—En effet, Kammitz, qui se donne pour le capitaine, n’a pas eu fort à faire pour duper Anglais et Français, d’autant que l’ancien équipage du bord est, comme nous, à l’ombre et à l’abri de bonnes cloisons de bois. Ainsi, les officiers de marine font gaiement route vers la patrie, et tu les verras, sous peu, atteindre le but qu’ils se sont proposé.

—Je ne puis le croire, car la mer du Nord doit subir un blocus sévère.

—Et quand cela serait? Est-ce que, pendant la guerre, nombre de navires allemands ne sont pas passés à travers les lignes ennemies?

—Tu as peut-être raison, répond Tornten après un court moment de réflexion; il m’est, d’ailleurs pénible de souhaiter malheur à ces hommes, malgré leur conduite à notre égard. L’avenir dira qui de nous avait raison... eux ou nous?

—Je crois bien que l’avenir ne fera que confirmer nos pronostics, opine Jacob Grotthauser.

Thor ne répond plus. Il s’allonge épuisé sur sa couverture et s’abandonne doucement au rythme berceur de la machine en marche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis qu’il se laisse bercer par ses rêves, une petite lumière s’allume devant ses yeux. Une porte s’est ouverte, par où s’introduit un matelot qui s’avance vers les deux prisonniers. Il tient à la main une lanterne dont il se sert pour éclairer ses pas et qu’il soulève, ensuite, pour apercevoir les occupants de la cale.

—Où êtes-vous donc? demande Sellenkamp. Car c’est lui qui est là.

—Ici, Sellenkamp, répond Tornten. Qu’est-ce qui vous amène près de nous?

Le lieutenant de vaisseau, toujours reconnaissable à sa maigreur, même sous son accoutrement de matelot, pose la lanterne sur le sol, près de son camarade étendu, et s’accroupit à ses côtés. Il examine les visages des deux hommes.

—Vous n’avez pas bonne mine, fait-il apitoyé. Voilà, c’est l’effet de cette longue détention. Ah! je sais bien que, pour mon compte, je n’aurais pas voulu rester dans ce trou sept semaines durant.

—Y a-t-il si longtemps que nous naviguons, échappe-t-il à Tornten.

—Sept semaines! répète Grotthauser indigné, sept semaines retranchées de la vie d’un homme!

—C’était indispensable! plaide Sellenkamp pour ses complices et pour lui-même. Vous étiez un obstacle à notre entreprise.

—Etes-vous venu uniquement pour nous dire cela, Sellenkamp? fait Tornten avec hauteur.

—Non, certes non. Au contraire, je vous apporte une bonne nouvelle.

—Les Anglais auraient-ils fini par vous mettre la main au collet?

—Serait-ce donc une bonne nouvelle pour vous, Tornten?

—Ce serait, à coup sûr, plus heureux que si nous parvenions à forcer le blocus.

Un sourire de triomphe éclaire le mince visage du visiteur.

—Eh bien, réjouissez-vous, nous sommes passés au travers, riposte-t-il avec une satisfaction non dissimulée.

—Comment?

—Il y a quelques instants, nous avons laissé Helgoland sur la droite. Nous venions du Nord et nous avons trouvé un passage le long des côtes du Jutland, dont Kammitz connaît tous les recoins comme sa poche.

«Depuis quelques jours nous fuyons toutes rencontres avec des navires étrangers, car tout bâtiment rencontré dans la mer du Nord est strictement visité, et c’est ce qu’il fallait éviter.»

Thor est profondément touché. Il rend hommage à l’énergie de ses anciens camarades, mais la crainte des conséquences le trouble et l’assombrit.

—Et maintenant? demande-t-il.

—Maintenant, nous allons conduire le kaiser en lieu sûr. Il demeurera caché huit jours, durant lesquels nous préparerons son entrée à Berlin. Jusque-là vous resterez prisonniers.

—Huit jours encore! gémit Grotthauser.

—J’ai besoin de soins; mes anciennes blessures de la tête me font souffrir comme si elles dataient d’hier, se plaint Tornten.

Sellenkamp hausse les épaules:

—Je ne puis vous venir en aide, Tornten, que si vous nous revenez et vous associez à notre œuvre. C’est, d’ailleurs, en partie, ce qui m’avait amené. Pendant la traversée, le kaiser s’est informé de vous et a témoigné, à diverses reprises, le désir de vous rallier personnellement à sa cause.

«Rittersdorf et Unstett se sont toujours opposés avec véhémence à ce qu’on vous mette en sa présence. Mais je crois le kaiser très bien disposé et je suis persuadé qu’il vous pardonnerait volontiers.

—Pardonner! dit Tornten non sans amertume. Il n’en dit pas davantage, mais son silence n’est pas difficile à interpréter.

—Vous vous entêtez, Tornten, conclut Sellenkamp furieux, en saisissant sa lanterne. C’est vous qui en supporterez les conséquences! Lorsque tout le monde acclamera joyeusement le kaiser, vous serez écarté de ses côtés, vous resterez isolé et n’aurez aucune part à cette joie immense.

—Cette joie immense! répète encore pour toute réponse l’officier prisonnier.

—A votre aise, Tornten! crie le pseudo-matelot en se relevant. J’ai conscience d’avoir fait tout mon devoir envers vous.

Puis, il gravit, pour sortir, les quelques marches de l’échelle de bois et disparaît en rejetant violemment derrière lui la porte de la cale.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grotthauser et Thor sont, maintenant, dans le couloir d’un wagon du rapide Brême-Berlin et regardent au loin déferler déjà les premières vagues de cet océan de maisons qu’est la grande ville.

—Le voilà donc, ce Berlin impérial! s’écrie Jacob Grotthauser, en indiquant les abords de la capitale.

—Hélas! oui, le Berlin impérial, grince Tornten...

—Ne t’énerve pas d’une colère impuissante, souffle Grotthauser après un timide coup d’œil oblique vers son ami. Cela ne changera rien aux choses.

«Ils ont réussi et nous l’avons payé d’une longue détention qu’on nous a fait subir par mesure de précaution. Nous arrivons, maintenant, dans cette ville, dont les habitants ont, paraît-il, chaleureusement accueilli le retour du proscrit. Je pense, cependant, que beaucoup d’entre eux ont dû serrer les poings en revoyant Guillaume de Hohenzollern, mais pas ostensiblement; autrement c’eût été par trop dangereux.

«Les troupes impériales tiennent toute la Prusse.

—Tout le Nord, corrige le lieutenant de vaisseau.

Les deux amis se taisent un moment, puis:

—Je crois que nous stoppons de nouveau, reprend Grotthauser.

Le train, en effet, a ralenti, les freins grincent sur les essieux et bientôt la longue rame s’arrête, comme plusieurs fois déjà pendant le trajet.

—Dix-sept heures de Brême à Berlin! soupire Tornten que préoccupent les êtres chers laissés là-bas à la maison.

—C’est monstrueux, approuve Grotthauser, mais il n’y a rien à faire.

«Lorsqu’il y a huit jours la nouvelle s’est répandue par l’univers, comme une traînée de poudre, que le kaiser avait réintégré son empire, lorsque, dans toute l’Allemagne, d’énergiques proclamations, placardées par ses partisans, eurent annoncé ce retour aux populations, le pouvoir était encore aux mains de républicains; depuis, par sa seule présence, Guillaume de Hohenzollern a réussi à galvaniser toutes les volontés hésitantes, sous le couvert hypocrite des idées démocratiques.

«Tous les masques sont tombés. Dès le voyage triomphal qui a préparé sa rentrée, des milliers d’hommes se sont ralliés autour de l’île d’Elbe, il s’est élancé vers sa capitale sans avoir rencontré de résistance.

«Le peuple, qui ne s’abuse plus sur la valeur de la paix, qui constate avec quelle lenteur, dans Berlin, s’opère la soumission des travailleurs extrêmistes, désabusé enfin d’une liberté qui est loin de lui avoir apporté ce qu’il en espérait, ce peuple qui, sous toutes les latitudes, est changeant et divers, s’est rangé sous les armes de l’usurpateur, puisque celui-ci arrivait accompagné du prestige des baïonnettes.

«Les officiers ont mis bon ordre à ce que le gouvernement du droit du peuple cède la place au gouvernement de droit divin. Jusqu’à présent, l’amputation s’est faite sans douleur et sans trop d’effusion de sang. Mais nul ne peut dire ce qui se passera dans les autres parties du Reich.

«Nous subissons actuellement les premiers contre-coups de la rentrée impériale. Si l’on nous arrête pendant des heures en pleine campagne, c’est, sans doute, pour laisser passer des troupes que l’on dirige sur Berlin, où l’on craint un retour offensif.

«Mais qui pourra garantir au kaiser la fidélité de l’Allemagne du sud? Qui pourra lui promettre le calme dans les districts industriels ou miniers?

«Jusqu’à ce jour, la direction du parti socialiste n’a pas pris de mesures décisives; mais elle ne les fera pas attendre longtemps, et, alors... alors, Thor, c’est nous qui aurons eu raison.

—On ne modifie pas l’évolution de l’univers! répond le lieutenant de vaisseau, aussi bas que son ami a parlé, car ils ne sont pas seuls dans l’étroit couloir. Cette restauration ne saurait durer.

—Sûrement non! Que Dieu sauve notre malheureux pays des conséquences de la lutte inconsidérée où tous ces insensés l’ont précipité.

A ce moment le train reprend sa marche et roule de nouveau vers la capitale.

—Avez-vous des nouvelles fraîches, messieurs? demande un voyageur qui, jusqu’alors, est resté auprès des deux amis sans se mêler à leur conversation.

Grotthauser et Tornten s’effarent à l’idée que l’inconnu a pu surprendre leurs propos, ce qui, en ces jours de terreur, constitue un danger. Les espions de l’empire pullulent et l’on dit qu’à Berlin, des ordonnances ont été promulguées qui punissent de mort toute parole prononcée contre le régime, hier défunt, aujourd’hui ressuscité.

—Non, nous ne savons rien de précis, réplique Grotthauser embarrassé. Les journaux ont presque cessé de paraître en ces derniers temps; où voulez-vous qu’on apprenne ce qu’il y a de nouveau?

—J’en ai, moi, de source certaine, dit l’étranger à voix basse. Dans toute l’Allemagne du Sud, l’insurrection générale contre le kaiser est proclamée. A Munich, on se bat dans les rues; il y aurait des centaines de morts de chaque côté.

—Il fallait s’y attendre.

—Mais c’est à Berlin le pire, continue l’interlocuteur. Oh; cette ville est à redouter. En apparence, le calme y règne, mais, tout à coup, elle se déchaînera. Les cercles favorables au kaiser ne sont pas en état d’endiguer la réaction et l’on prévoit que le sang coulera à flots.

—C’est encore relativement calme, probablement, parce que des patrouilles en armes parcourent la ville en tous sens? ajouta Grotthauser, toujours à voix basse.

—A Weissensee, on aurait fusillé trois ouvriers parce qu’ils tenaient des propos de révolte contre l’empereur.

—Bien possible!

—Et ce n’est pas fini! Nous sommes à la veille d’événements effroyables. Comment pouvait-on penser que le kaiser rentrerait dans Berlin sans combats?

—Une partie de la population attendait ce retour, renseigna Grotthauser indigné. Ces gens nous ont trompés, nous et l’opinion publique, pendant des mois. Ils pensent maintenant récolter ce qu’ils ont semé, mais le torrent d’une volonté supérieure les balaiera.

—Fasse le ciel qu’il en soit ainsi! profère l’inconnu.

Puis il croit devoir ajouter:

—Je vous ai entendu parler, tout à l’heure, des événements, c’est ce qui m’a déterminé à me confier à vous. Sans cela, je n’aurais pas osé manifester si nettement mes opinions. Il faut faire attention, car on ne sait jamais auprès de qui l’on se trouve.

Il se tait ensuite, car plusieurs personnes sont sorties des compartiments avec leurs bagages et ont envahi le couloir, de telle sorte qu’il est impossible de songer à prolonger une conversation aussi scabreuse.

Déjà les gares de banlieue fuient derrière les vitres du wagon et bientôt le train s’engage entre les hautes rangées de maisons qui bordent la voie à droite et à gauche.

Dans le hall de la gare, une nouvelle surprise attend les voyageurs. Lorsque le train s’arrête, se dressent, à chaque portière, des soldats, baïonnette au canon, qui empêchent de descendre.

On apprend que voyageurs et bagages seront strictement visités. On ne peut quitter les wagons que par groupes de dix, encadrés par des soldats à casques d’acier, munis de grenades à main, pour se rendre dans un local où des officiers et des sous-officiers examinent chaque voyageur.

Thor de Tornten et Grotthauser attendent une demi-heure leur tour. Ces vexations rappellent au lieutenant de vaisseau les plus mauvais jours de la campagne et les procédés employés en certaines parties des territoires occupés.

Tout comme en ces jours de perpétuelle défiance, on leur demande leurs noms et qualités, l’origine et le but de leur voyage, et encore d’autres renseignements. Ensuite, on fouille les poches des deux voyageurs, et on ne leur rend la libre pratique que lorsqu’ils ont établi, Tornten qu’il est ancien officier et Grotthauser qu’il est à la tête d’une importante industrie.

Devant la gare, le tableau est évocateur des mêmes époques. Dans les rues, peu de passants, mais un grand nombre de soldats. Postés à chaque coin de rue, ils dévisagent les passants d’un air soupçonneux, comme si en chacun d’eux ils reconnaissaient un ennemi personnel du kaiser.

Quelques automobiles attendent des clients, et les deux amis trouvent facilement une voiture pour les mener à la maison de Tornten. Jacob Grotthauser s’est, en effet, décidé à accepter l’hospitalité du lieutenant de vaisseau, car il compte être plus en sécurité dans la demeure de son ami d’enfance que dans n’importe quel hôtel de la capitale.

Pendant le court trajet à travers Berlin, tous deux sont frappés du silence qui règne sur la ville, en général si vivante. Grotthauser pense, non sans raison, que c’est le calme précurseur de l’orage.

Le même aspect se renouvelle partout: des soldats, des agents de police, des officiers; les magasins sont fermés, quelques drapeaux flottent aux balcons d’impérialistes déterminés, et l’on reconnaît à leur mine arrogante les profiteurs du nouvel état de choses.

C’est le matin, de bonne heure, mais la cité ne paraît pas s’éveiller, comme à l’ordinaire; bien au contraire, elle semble dormir et... attendre.

Devant la maison de l’avenue du Grand-Electeur, les deux amis descendent de voiture et, pendant que Grotthauser règle le chauffeur, Tornten va sonner et pénètre le premier sous la porte d’entrée. Grotthauser le suit jusqu’à l’appartement, où ils sonnent de nouveau.

Le cœur de Tornten bat à se rompre, car sa pensée le devance auprès de Carry et de son fils. La joie de les revoir lui coupe presque le souffle; il ferme les yeux en entendant des pas qui s’approchent de l’intérieur. Aussitôt, Toman paraît tout ahuri devant son maître.

—Monsieur le commandant!

—Bonjour, Toman, s’écrie Thor, qui franchit le seuil, accompagné de son ami. Derrière eux, la porte se referme et ils se trouvent dans la spacieuse antichambre.

—Bonjour, monsieur le commandant, balbutie Toman en hochant la tête.

—Qu’avez-vous donc, mon garçon, demande l’officier, pendant que Toman le débarrasse de sa valise, de son manteau et de son chapeau.

—Mais c’est... à cause de mademoiselle, finit par dire le valet et... à cause de la dépêche.

—Qu’est-ce que vous voulez dire?

—Monsieur le commandant est donc revenu seul de Munich?

—De Munich? J’arrive de Brême à l’instant.

—Mais le télégramme qui est arrivé hier matin... Il venait pourtant de Munich.

Thor ressent au cœur une douleur intense. L’impatience le gagne; il saisit Toman au collet et le secoue.

—Parlez donc clairement, ordonne-t-il. Quel rapport mon arrivée peut-elle avoir avec la dépêche? Où sont mademoiselle et mon fils?

Toman soupire profondément, des larmes d’effroi mouillent ses yeux.

—Partis! fait le domestique, comme brisé.

—Miss Bolton et mon fils sont partis! Où cela?

—A Munich!

—Ce n’est pas possible!

—C’est pourtant vrai, monsieur le commandant. Vous avez télégraphié vous-même que mademoiselle et notre petit maître devaient venir vous rejoindre à Munich. J’ai vu la dépêche de mes yeux.

Thor jette à Grotthauser un regard désespéré.

—Mademoiselle et notre jeune monsieur sont restés ici, bien tranquilles jusqu’à hier, raconte Toman qui reprend péniblement son aplomb. Mais hier, dans la matinée, il est arrivé cette dépêche de Munich, qui était signée de votre nom et priait mademoiselle de partir immédiatement pour Munich avec l’enfant. Monsieur le commandant devait les y attendre.

—Mais, c’est un faux! gronda Thor.

—On a attiré l’enfant et la jeune fille dans un guet-apens, suggère Grotthauser.

Sans prononcer une parole, Tornten s’élance pour aller fouiller l’appartement. Il en visite toutes les pièces où il aurait pu rencontrer Carry et le petit s’ils n’avaient été éloignés par une infâme manœuvre. Il lui semble cependant que, derrière chaque porte qu’il ouvre, il va trouver les deux êtres si tendrement chéris.

Hélas! ses recherches ne font que confirmer la triste certitude, et, après avoir parcouru toute la demeure, il revient à son cabinet de travail où l’attend Grotthauser.

—Ils sont partis, perdus pour moi! s’écrie-t-il en s’effondrant dans les bras de son ami.

—Tu les retrouveras, affirme ce dernier, qui le dépose avec mille précautions dans le large fauteuil du bureau.

VII

Des jours se sont encore écoulés, combien? Thor ne peut l’évaluer, lorsqu’un soir, à la faveur de la nuit, il voit revenir Carry. Il fait sombre, Tornten se tient à l’une des fenêtres de son cabinet de travail et regarde tristement l’ombre mélancolique et brumeuse d’une soirée d’automne, quand il perçoit la sonnerie de la porte.

La voix de Toman se fait entendre aussitôt, alternant avec une autre voix que l’officier aux écoutes ne définit pas et, avant même qu’il ait pu identifier la personne qui vient d’entrer, la porte de son bureau s’ouvre.

C’est la jeune Anglaise.

—Carry! s’écrie-t-il dans un sursaut joyeux.

Sans une parole, elle se jette à son cou, sans un mot, elle l’embrasse, mais, en même temps, de lourds sanglots secouent sa poitrine menue qu’elle presse contre lui. Tous deux s’abandonnent à l’ivresse de se retrouver, avec tant d’ardeur qu’ils n’ont pas remarqué le geste discret de Toman qui s’est éclipsé en refermant, sans bruit, la porte.

—Carry! te voilà de nouveau près de moi et ta présence chasse toutes mes peines, murmure doucement Tornten qui cueille amoureusement les larmes aux yeux de son aimée.

—Otto!... Ils m’ont volé le petit, sanglote-t-elle.

L’homme a frémi, il a laissé retomber le bras qui retenait contre lui la gracieuse enfant et Carry chancelle, s’appuyant à une table.

—Où est mon fils? interroge Tornten presque durement.

Calmé par l’attitude humble et sincère de la jeune fille, comprenant et regrettant son injustice, l’officier la prend doucement par la main et la conduit vers un fauteuil, sur lequel, épuisée d’émotion, elle se laisse tomber.

Il semble que sa douleur excède ses forces; elle a pris la main de Tornten qu’elle appuie sur son front brûlant et cherche à ordonner ses pensées, tandis qu’il lui parle tendrement.

—Carry aimée, donne-moi seulement l’assurance que mon enfant est vivant! implore-t-il. Déjà ta présence me console presque de la disparition du petit; pourvu qu’il vive, mon Otto! Aie pitié! Rassure-moi et n’augmente pas mon chagrin par l’incertitude.

—Oui, finit-elle par répondre, Otto est vivant.

—Alors, rien n’est perdu. Te l’a-t-on volé?

—Oui, Thor.

—Raconte-moi, Carry, tout ce qui s’est passé. Tu vois, je suis près de toi, tes mains dans la mienne, et je n’ai pour toi que de la reconnaissance de tout le bien que te doit mon fils. C’est te dire combien ferme est ma conviction que tu as tout fait pour le mieux, quoi qu’il soit arrivé.

—Thor, je te remercie de ta confiance. C’est effrayant ce que j’ai pu éprouver!... Tu sais que je suis partie à Munich pour te rejoindre?

—Oui, Toman m’a mis au courant. Mais la dépêche était fausse.

—Comment aurais-je pu m’en douter? Malgré l’agitation qui règne partout, à cause du retour inopiné du kaiser, j’ai résolu immédiatement d’y obéir et de faire avec l’enfant le voyage de Munich. Il faut que tu saches que c’est pour toi que j’ai affronté le danger, pour te revoir et te ramener ton fils.

Il la remercie d’un baiser qu’il presse sur sa douce main.

—Nous sommes donc partis, ton fils et moi, dans un train bondé, pour Munich, où nous sommes arrivés sans incidents.

«Mais là, dès la gare, nous tombons dans une indescriptible confusion.

«Il paraît qu’on ne pouvait s’aventurer dans les rues, parce que la bataille était engagée, entre les troupes du gouvernement, en parties ralliées au kaiser, et des ouvriers en armes.

«Nous entendions une fusillade ininterrompue; sous nos yeux, on traînait des blessés, voire des mourants sous le hall de la gare, où on les couchait, pour leur donner des soins ou les laisser passer en paix dans l’espoir d’une autre vie meilleure. Ah! quels tableaux d’horreur et d’épouvante nous avons pu voir, ton fils et moi!

«Comme ton télégramme disait que tu viendrais nous attendre, nous te cherchions... en vain naturellement.

«En revanche, un homme s’approcha de moi et me demanda si j’étais Carry Bolton. Sur ma réponse affirmative, il prit le garçonnet par la main et m’avisa qu’il m’était envoyé par toi, pour nous emmener te rejoindre. Tu te serais trouvé engagé, avec les troupes impériales, suivant son dire, dans la bataille et n’aurais pu venir pour cette raison.

«Je n’avais aucune raison de ne pas ajouter foi au récit de ce misérable et je me disposais à le suivre avec l’enfant, quand il s’informa si je m’étais occupée des bagages. C’était un souci qui, dans le désarroi des choses et des gens, m’avait totalement échappé.

«Il m’offrit, alors, de m’attendre avec l’enfant, tandis que j’irais réclamer notre malle. De cette façon, il s’était défait de moi, sotte que j’étais et qui n’avais pas vu clair dans son jeu.

«Les écailles ne me tombèrent des yeux que lorsque je revins, accompagnée d’un employé qui portait la malle.

«J’eus beau chercher l’enfant et son gardien: tous deux avaient disparu.

«Tu peux t’imaginer ce que j’ai souffert dans les minutes, dans les heures qui suivirent. Je m’étais aussitôt rendu compte de ma faute. Jamais je n’aurais dû laisser le petit seul sous la garde d’un inconnu. Je parcourus toutes les salles, tous les halls, tous les recoins de la grande gare, mais, dans l’affolement qui régnait autour de moi, il était impossible de trouver un secours.

«C’est en vain que je demandai assistance à la police; elle avait d’autres besognes que de chercher un enfant. C’est inutilement que je m’adressai à tous les voyageurs que je rencontrai; aucun ne pouvait me renseigner.

«J’essayai de sortir de la gare, ce fut bien pis; déjà les abords en étaient envahis par des hordes sauvages qui combattaient les troupes de l’empereur. Dans mon voisinage immédiat, on tirait des coups de fusil et je vis tomber près de moi des hommes blessés.

«On m’arrêta, on me traîna sous l’abri que procurait encore la gare. Là, on m’interrogea, me demandant d’où je venais. Je fournis tous les renseignements possibles et suppliai les gens qui m’entouraient de m’aider à retrouver le petit. On se moqua de moi; on m’enfourna dans un wagon, où je m’effondrai de fatigue et... l’on fit partir le train dans lequel je me trouvais et qui devait, disait-on, être le dernier sur Berlin.

«Voilà comment je suis revenue. Crois-moi, Thor, je suis innocente de la disparition d’Otto. J’aurais tout fait, tout donné, pour le retrouver. Mais les circonstances étaient trop fortes pour une faible femme comme moi.

Thor de Tornten penche la tête douloureusement et dit:

—Non, Carry, je sais qu’il n’y a pas de ta faute, pas plus que de la mienne ou de n’importe qui. Ceux-là seuls en sont responsables qui ont organisé ce rapt.

—Tu crois que c’est Ilse?

—C’est elle et le capitaine d’Unstett qui ont enlevé l’enfant.

—Alors, il est près de sa mère, fait Carry dans un sentiment bien féminin, et sans doute heureux de se trouver près d’elle.

Thor ne répond pas tout d’abord et tous deux gardent le silence, mais, au bout d’un moment, il reprend, ému, ébranlé:

—Peut-être as-tu raison... c’est sa mère, après tout.

—Oui, continue Carry dans l’élan de sa bonté et la candeur de son cœur; peut-être est-ce une chose que la nature aurait réclamée un jour ou l’autre. Un enfant appartient à sa mère, quels que soient les dissentiments qui ont pu survenir entre ses parents.

—Laissons cela, fait Thor soucieux. Je hais cette femme et je n’avais contre elle qu’une arme: l’enfant. On me l’a enlevé et me voilà désarmé, tant que je n’aurai pas réussi à le ramener auprès de moi. C’est, pour l’avenir, le but que j’assigne à mes efforts. Aussitôt que l’ordre sera rétabli dans ce malheureux pays, j’entreprendrai l’impossible pour reconquérir mon fils.

—Tu feras comme tu l’entends, Thor, répond la jeune fille et, pour la première fois depuis des heures, elle a la détente d’un sourire, en attirant vers elle le visage de son fiancé. Tu peux, désormais, être sans inquiétudes sur le sort de ton enfant, car il n’a rien à craindre auprès de sa mère... Et dis-moi que tu m’aimes et me pardonnes!

—Je n’ai pas à te pardonner, mais à te remercier! dit-il avec une grande tendresse, l’embrassant dans toute l’ardeur de la passion dont il ressent, en ce moment, la violence.

Il la represse si fort contre lui qu’elle est prête à crier.

—Quand vas-tu m’appartenir enfin? demande-t-il tout bas, d’une voix brûlante et caressante, et il s’étonne d’une sensualité à laquelle il est d’ordinaire si étranger.

—Aussitôt que je serai ta femme, Thor, répond Carry qui semble elle-même en proie à des sentiments inaccoutumés, car elle tremble de tous ses membres et couvre son fiancé de baisers ardents.

—Pourquoi attendre? implore-t-il. Tu connais ma décision irrévocable de t’installer à mon foyer, comme la compagne de ma vie. Ne me refuse pas un bonheur que j’aurais goûté déjà, si les événements ne nous avaient pas séparés.

—Thor!... ce serait mal, murmure, dans un souffle, la jeune fille, folle d’angoisse et d’effroi et cependant déjà plus faible, dans sa tendresse pour celui qu’elle aime. Qui sait ce que l’avenir nous réserve?

—Qui sait s’il n’apportera pas de nouveaux obstacles à notre bonheur et à notre amour? Qui sait, Carry, si nous pourrons jamais être l’un à l’autre? Celui qui ne saisit pas le bonheur quand il se présente, est un maladroit.

—Non!... Non! Thor, implore-t-elle.

—J’ai peur, Carry, que cette heure nous prépare bien des regrets, fait Thor déçu.

A ce moment, comme si les événements intervenaient dans le combat de ces deux jeunes êtres contre les égarements de leur passion et la puissante emprise de la nature, tous deux entendent soudain un léger bruit, comme d’un grattement et d’un frottement venant de la fenêtre. Ils se dégagent aussitôt et prêtent l’oreille; de nouveau, le même crissement se fait entendre distinctement; on dirait que quelqu’un, de l’extérieur, cherche à s’introduire par la croisée.

Thor se précipite et, sans songer au danger, se penche à la fenêtre.

—Qui est là? demande-t-il impérieusement.

—C’est moi, Thor, lui réplique, d’en bas, une voix qu’il n’a pas tout de suite reconnue, mais qu’il reconnaît dès les premiers mots suivants, car, tandis qu’il se tait, tout surpris, l’étrange visiteur continue:

—Je voudrais entrer chez toi, par ici, Thor.

—Grotthauser? s’écrie Tornten d’une voix mal assurée.

—Je t’en prie, ne prononce pas mon nom si haut! se récrie l’autre.

—Alors, prends plutôt le chemin familier à ceux qui, comme toi, sont assurés d’être toujours bien accueillis chez moi, répond le géant blond de sa fenêtre.

—Non, je ne le peux pas. Plus tard, je te dirai pourquoi. Heureusement que tu demeures au rez-de-chaussée; pour surélevé qu’il soit, cela me procure un accès plus commode par ta fenêtre.

Thor ne s’explique pas le désir insolite de Grotthauser, mais il lui tend la main et l’aide à monter par un rétablissement. Sans doute a-t-il, pour s’introduire ainsi, des raisons de ne pas vouloir être aperçu par Toman ou les locataires de la maison.

Le petit homme a, d’ailleurs, sauté assez lestement dans la pièce. Enveloppé d’un grand manteau, le visage abrité par un chapeau à larges bords, tel apparaît l’industriel devant l’officier, ainsi que devant la jeune Anglaise, qui s’est portée toute surprise à sa rencontre.

Il entr’ouvre son manteau, respire bruyamment comme un homme qui vient d’accomplir un effort surhumain et se laisse tomber dans un fauteuil.

—Un joli travail, plaisante-t-il, pour qui n’en a pas l’habitude!

Mais, tout aussitôt, il redevient sérieux, jette sur un meuble son vêtement et son chapeau en ajoutant:

—C’est un signe des temps, qu’à cause de ses opinions politiques un homme, par ailleurs irréprochable, soit contraint d’entrer par la fenêtre chez son ami d’enfance.

—Explique-nous donc, Jacob, ce que tout cela signifie?

—D’abord, donne-moi une fois encore ta main d’ami, que je la presse, fait le petit homme barbu, en secouant énergiquement la droite de Tornten; en même temps, il salue cordialement Carry, comme s’il la connaissait de longue date.

—Et, maintenant, reprend-il en s’asseyant, imité en cela par ses deux interlocuteurs, écoutez-moi. Ne croyez pas, surtout, que je sois venu chez vous par ce chemin mystérieux, uniquement pour ma propre sécurité. C’est, au contraire, et tout d’abord, mon cher Thor, avec le désir de ne te causer aucun ennui... Tel que tu me vois, je suis désormais un proscrit politique, trop heureux s’il réussit à se tirer d’affaire.

—Toi?... un proscrit! s’écrie Thor stupéfait.

—Et même, selon les apparences, un criminel qu’on veut à tout prix mettre sous les verrous.

—Comment cela?

—Mon Dieu! je t’ai expliqué depuis longtemps que l’insurrection générale est un fait accompli et que, par suite, elle ne va pas tarder à mesurer ses forces avec celles du kaiser et de ceux que son retour réjouit.

«Bien que les préparatifs de cette lutte entre nous et les impériaux aient été faits dans le silence, il faut croire qu’ils n’ont pas échappé aux nouveaux maîtres du pays.

«Ceux-ci prennent, en effet, des mesures sévères contre la révolution qui gronde et ont décidé de mettre la main sur les meneurs du parti. Dans le courant de la journée, tous les chefs du mouvement contre le kaiser ont été appréhendés.

«Il paraît que je figure sur la liste des indésirables. Par bonheur, je l’ai appris à temps pour me mettre en sûreté. Et c’est ici que je bénis le hasard qui m’a inspiré la bonne idée de ne pas accepter, pour un temps trop long, ton amicale hospitalité, et de retourner vivre à l’hôtel... ils peuvent courir, maintenant, pour m’y trouver.

—Je t’aiderai à te sauver, fait Thor complaisant.

—C’est ce que je viens te demander. Il faut que, cette nuit même, j’aie quitté Berlin. Le bruit court que si l’émeute se déchaîne, les otages seront fusillés.

—C’est inhumain!

Grotthauser sourit amèrement:

—N’est-ce pas autrement inhumain de vouloir soumettre ce pays à une autorité contre laquelle il s’élève de toute sa raison? Ignores-tu que, dans toute l’Allemagne, des combats se poursuivent, dont la violence rappelle les cruautés de la guerre civile en Russie?

«Partout les fidèles de l’empereur rencontrent l’opposition et si, au premier choc, la surprise leur a permis de s’emparer du pouvoir et de se substituer au gouvernement régulier, la volonté de la masse n’en reste pas moins inébranlable à ne pas tolérer plus longtemps l’usurpation de Guillaume de Hohenzollern et de son entourage.

«Dans le Sud, les adversaires du kaiser ont le dessus et une véritable guerre est imminente entre nordistes et sudistes.

«D’autre part, les impériaux ne sont aucunement sûrs du Nord lui-même. La guerre éclatera-t-elle d’Allemand à Allemand? c’est d’ici, de Berlin, que sortira la décision. Si nous ne réussissons pas, dans la capitale, à briser la puissance du Hohenzollern, la lutte entre les deux parties de l’empire est inévitable...

—C’est donc une iniquité à quoi nous nous sommes associés?

—Une iniquité, au premier chef! s’écrie Jacob Grotthauser. A partir du moment où j’ai constaté la volte-face de ceux qui, avec nous, ont arraché le kaiser de Mas-a-Tierra, je n’ai cessé d’avoir des remords. Vois-tu, dans cette affaire, nous avons été les instruments d’ambitieux, qui nous ont abusés.

—Ils le regretteront à leur tour, car la révolte va anéantir leurs espoirs! profère Tornten.

—Ce n’est pas si sûr que cela. Qui sait si le mouvement sera assez puissant. Tu vois déjà que je suis traqué, uniquement parce que je suis suspect de travailler contre le kaiser. J’en arrive à redouter que le salut ne vienne pas du peuple allemand, mais de l’extérieur, où certes le retour du kaiser n’est pas vu sans aigreur.

—Tu crois que les alliés, dont il était prisonnier...

—Ils sont unanimes, achève le petit homme, à vouloir mettre une prompte fin à cette tentative de restauration. Naturellement, le gouvernement impérial empêche la voix de l’étranger d’arriver jusqu’à nous, mais j’ai de bonnes sources d’information, d’où il résulte qu’on se préoccupe, dans les cercles de nos ennemis, d’étouffer dans l’œuf les desseins du kaiser et de son entourage.

«Nous nous trouvons déjà aussi isolés, en face de l’univers entier, que pendant la grande guerre. Déjà, la famine menace, nos usines sont fermées, faute de matières premières, et nos ennemis s’agitent, dans nos provinces de l’Ouest, pour les pousser à se séparer de l’empire.

«Le Sud aura l’appui de la France, de l’Angleterre et, surtout, des Américains. Ce sont eux qui se montrent le plus mécontents de la fuite et de la restauration du kaiser; cela se comprend et, parmi eux, ce sont, à coup sûr, ceux qui nous ont aidés à tirer le kaiser de Juan-Fernandez qui sont les plus acharnés. Ils ont été trompés et leur colère frappe l’innocent avec le coupable.

—Ces insensés ont appelé de graves malheurs sur la patrie qui avait un si grand besoin de paix, dit Tornten attristé.

—Et maintenant, ils vont tenter de noyer dans le sang, une volonté qu’il ne leur est pas donné de détruire, car elle porte en soi, la force de se renouveler. Pour chaque citoyen qui tombera en combattant pour la défense de la liberté du peuple allemand, dix se lèveront et offriront leur vie. Le progrès ne peut être enrayé et le progrès est contre le kaiser.

Thor se tait, puis avise doucement:

—Il m’est pénible de te suivre dans cette voie. Cependant, tu dois avoir raison: l’évolution suit une route différente de celle où se sont aventurés Guillaume de Hohenzollern et ses conseillers.

—Ils sauront plus tard à quel point ils ont fait fausse route, ajoute Grotthauser.

—As-tu entendu parler de nos indignes compagnons? s’informe Tornten. Que sont devenus Kammitz, Rittersdorf, Unstett et tous ceux qui ont pris part à notre coup de main de Juan-Fernandez.

—Ils sont dans le proche entourage du kaiser. Chacun d’eux est comblé d’honneurs, depuis que Guillaume de Hohenzollern dispose à nouveau de places et de prébendes. Si jamais le kaiser est victorieux, ce qui, en tout état de cause, paraît impossible en raison de l’intervention inévitable de l’étranger, ses libérateurs sont assurés d’être royalement récompensés.

En cet instant, une sonnerie résonnant à la porte d’entrée coupe court à l’entretien des deux amis. Grotthauser sursaute:

—C’est pour moi! fait-il en pâlissant.

Mais déjà Carry s’est élancée hors de l’appartement. On l’entend, dans le couloir, qui appelle Toman, puis, les deux amis qui prêtent une oreille anxieuse se rendent compte qu’elle parlemente avec un étranger. En effet, lorsque la porte se rouvre, pour la laisser passer, elle n’est plus seule; un homme l’accompagne que Tornten a, tout de suite, reconnu.

C’est Anton Kunst.

Comme jadis à Schwanbach, comme plus tard sur ce même seuil qu’il foule aujourd’hui, l’homme se tient un peu gauche, un sourire plutôt niais aux lèvres, devant le lieutenant de vaisseau qui se lève aussitôt et marche sur lui.

—Que faites-vous chez moi? interroge l’officier qui parle durement, car cet homme était contre lui, avec son maître, quand là-bas, sur la mer lointaine, s’est décidé le sort de l’empire allemand. Je ne vois pas ce que nous pouvons avoir à nous dire, vous et moi!

Kunst se révolte et secoue violemment sa tête ébouriffée de rouquin:

—Oh! rien de mal, commandant, réplique-t-il, mais vous ne devriez pas parler sur ce ton à un homme qui vous apporte une bonne nouvelle.

«Que puis-je contre les événements qui nous ont désunis? ajoute-t-il, comme s’il sentait la cause pourquoi Tornten lui tient rigueur. Chacun a ses opinions et le droit de les défendre; ce n’est pas une raison pour me traiter en chenapan.

—Et que puis-je attendre de bon, Kunst, de votre part?

—Ne vous manque-t-il rien, monsieur le commandant, et ne donneriez-vous pas cher pour le ravoir?

—De quoi parlez-vous? s’impatiente l’officier.

—De votre fils!

—Mon fils?... vous connaîtriez la retraite de mon fils! s’écrie le géant, qui sent fondre son cœur.

—Si je la connais, fait Kunst un peu goguenard. Serais-je ici, sans cela?

«Ne m’en veuillez pas, supplie Thor presque humblement en prenant la main de l’ordonnance. Je vous ai traité durement, tout à l’heure, mais pouvais-je supposer ce qui vous amenait?

—C’est bon, monsieur le commandant, je ne me fâche pas pour si peu. Voilà qui est oublié. Mais, je ne puis vous conduire près de votre enfant que si vous me promettez de ne révéler à personne la source de vos renseignements. Alors, grâce à moi, vous le retrouverez et pourrez le réclamer à ceux qui vous l’ont volé.

—Parlez donc! où est l’enfant?

—A Berlin.

—Ce n’est pas possible... hier encore il était à Munich, intervient Carry.

—Oui, mademoiselle, c’est exact. Il y a deux heures que le petit est arrivé en automobile, de Munich, avec sa mère.

La vraisemblance et la précision de ce renseignement ainsi que l’accent de Kunst démontrent la sincérité de son affirmation.

—Et où cache-t-on mon fils?

—Dans la maison du capitaine d’Unstett.

—Le capitaine y est-il en ce moment?

—Lorsque je suis sorti, tous trois, le capitaine, madame et l’enfant se trouvaient à la maison. Mais je ferai observer à monsieur le commandant qu’il lui faut se dépêcher, car j’ai entendu discuter la question de savoir s’il fallait garder le petit là, ou le conduire ailleurs, en lieu sûr.

Thor se tourne vers Carry:

—Je vais prévenir la police.

—C’est fou, laisse entendre Grotthauser. La police ne peut rien faire et, d’ailleurs, ne fera rien car le capitaine de cavalerie d’Unstett est devenu un bien trop important personnage.

«Il n’y a que toi qui puisses aller chercher ton fils. Je te propose d’aller tous les deux immédiatement chez Unstett, pour le reprendre.

—Il va faire de la résistance, objecte Carry.

—Qu’il essaye! menace Tornten qui va à son bureau, ouvre un tiroir et en tire son browning, l’examinant avant de le glisser dans sa poche.

—J’ai aussi des armes sur moi, déclare Grotthauser et je ne serai pas fâché de montrer à ce capitaine que des hommes résolus peuvent avoir raison de lui... Pressons, Thor, il n’y a pas une minute à perdre.

—Vous nous accompagnez, Kunst? demande le lieutenant de vaisseau.

—Non, monsieur le commandant, se défend l’autre effrayé, il ne faut pas que le capitaine soupçonne à qui il doit votre visite.

—Mais moi, je viens avec vous, fait Carry.

—Non, tu es trop faible pour une semblable explication, répond Thor.

—Je ne te quitte pas, affirme résolument la blonde Anglaise.

Tornten, alors, passe doucement son bras autour de la taille souple de la jeune femme et demande gravement:

—Notre expédition ne va pas sans dangers, veux-tu les partager?

—Pourquoi pas, Thor? car j’espère qu’il ne restera plus l’ombre la plus légère sur notre bonheur, quand nous serons rentrés en possession du petit.

—Eh bien! soit, viens avec nous.

Mais Anton Kunst soulève une nouvelle objection:

—Ne croyez pas que cela soit si facile, monsieur le commandant! s’écrie l’ordonnance, dans une louable intention. Je ne sais même pas si ces messieurs réussiront à se faire conduire à Dahlem. La ville est remplie d’hommes armés et, par là, dans la rue Alexandre, on vient d’attaquer et d’anéantir une patrouille d’impériaux.

«L’insurrection générale serait déclarée, parce que les chefs du parti sozialdemocrat ont été arrêtés brusquement cet après-midi. Il paraîtrait qu’on va les transférer à Spandau, pour y être fusillés.

—Cela n’est pas possible, objecte Grotthauser, la révolte ne devait éclater que la nuit prochaine!

Kunst hausse les épaules:

—Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu. Des faubourgs, descendent des bandes d’hommes munies de toutes les armes qu’on a pu trouver. Elles se dirigent sur le château où l’on s’attend au premier choc sérieux avec les troupes impériales. La foule est, pour le moins, exaspérée et exige que le kaiser se retire sans délai, pour céder la place à l’ancien gouvernement.

«Aucun véhicule ne circule à travers les rues; je serais surpris qu’il n’y ait pas encore eu de rencontres entre les troupes de l’émeute et les impériaux.

—Comment, en ce cas, pourrons-nous aller à Dahlem? fait Tornten tourmenté.

—Essayons toujours, propose Grotthauser. Les trois hommes et Carry Bolton s’engagent dans le couloir qui mène à l’antichambre; arrivés là, Thor enveloppe Carry d’un manteau, se couvre lui-même contre la fraîcheur de cette soirée d’automne et quitte la maison avec ses compagnons, sans avoir dit à Toman où il doit se rendre; il a pensé, en effet, à Grotthauser et n’a, en son domestique qu’une confiance modérée.

—Devant la maison règne un calme parfait; la rue est entièrement vide de passants, mais des détonations isolées, dans le lointain, apportent l’écho de la bataille engagée.

Les hommes restent indécis et ne savent que faire.

—La danse a commencé plus tôt qu’on ne l’attendait, entend Thor auprès de lui.

C’est Grotthauser qui a parlé.

—Qu’importe ce qui se passera cette nuit, dans notre malheureuse ville, répond-il plein d’angoisse et de frayeur sur le sort de son fils, si je puis ravoir mon enfant.

On perçoit à ce moment le ronflement atténué d’un moteur et les phares étincelants d’une auto tournent l’angle de la rue voisine; la voiture marche à petite vitesse.

Tornten et Grotthauser sursautent et, mus par la même pensée, se jettent au milieu de la chaussée en faisant signe au chauffeur d’arrêter.

Mais la voiture cherche à les éviter; d’une brusque embardée à gauche, le watman l’a portée contre le trottoir qu’elle range, dépassant déjà les deux hommes, quand Carry, résolument, vient se placer devant le moteur, à son tour:

—Arrêtez donc!... nous avons besoin de vous, crie-t-elle à l’homme du volant.

Un grognement de mauvaise humeur lui répond, mais l’automobile stoppe.

—Un taxi!... c’est certainement un taxi, se réjouit Tornten qui accourt à la rescousse.

—Je rentre!... déclare le chauffeur catégorique et barbu. Laissez-moi! il ne fait pas bon dans les rues ce soir.

—Il faut que vous nous conduisiez à Dahlem répond le lieutenant de vaisseau, qui se tient près de la voiture et porte, courroucé, la main à la poche gauche de son manteau où elle saisit la crosse de son revolver. Si vous ne le faites pas de plein gré et contre une bonne rétribution, nous emploierons d’autres moyens.

—Oh! oh! voilà des façons qui ne me conviennent guère! riposte l’homme furieux. Personne ne me commande! Je veux rentrer et ne tiens pas à risquer ma peau pour une paire de mauvais drôles!

Thor va sortir son browning pour appuyer sa réquisition, mais Jacob le pousse de côté:

—Soyez raisonnable et conduisez-nous, intervient-il conciliant. Vous serez bien payé et il y va de la vie d’un homme.

—Ma vie à moi vaut bien quelque chose aussi, grogne le chauffeur.

—Mille marks pour aller à Dahlem!

—Mille marks! ricane le chauffeur, ce n’est pas lourd aujourd’hui. Tant que l’autre n’aura pas quitté le château où il n’a plus de droits, notre argent ne vaudra guère!

—Deux mille! propose Grotthauser.

—Eh non, je vous dis que je ne marche pas pour de la monnaie de misère.

Grotthauser lève la main et sort, de son doigt, une bague de grand prix, dont le solitaire scintille de mille feux, à la lumière des phares.

—Combien estimez-vous cette bague?

—Une belle pièce, répond le chauffeur intéressé.

—Elle est à vous, si vous nous menez à Dahlem, aller et retour.

Après un instant de réflexion, la réponse:

—Allons, montez, je vais vous conduire.

—Je te remercie, Grotthauser, dit Thor, lorsque tout le monde fut casé dans la voiture.

Kunst a demandé qu’on le dépose à un carrefour voisin, car il redoute le capitaine d’Unstett et ne veut à aucun prix suivre l’aventure jusqu’au bout.

Mais il ne tarde pas à devenir manifeste que le chauffeur n’a pas pris le chemin direct; au lieu de faire route droit sur Dahlem, comme il aurait agi en temps normal, il choisit des rues détournées, fuyant, pour lui comme pour ses clients, les dangers de cette nuit.

Le bruit d’une fusillade nourrie parvient cependant toujours aux oreilles de Thor et de ses amis. Puis, soudain, vers le nord de la ville, le ciel s’éclaire d’une lueur d’un rose encore indécis, qui semble d’un commencement d’incendie.

En écoutant avec plus d’attention, on entend des lambeaux de chants et un sourd bourdonnement qui montent de la capitale et rappellent les premiers bouillonnements de la mer, précurseurs de la tempête.

Kunst demande qu’on arrête, pour lui permettre de descendre; il saute hors de la voiture et son adieu se perd au milieu des pétarades redoublées du moteur au départ.

On poursuit la route à toute vitesse, à travers la brume de cette nuit d’automne, et chaque instant apporte, aux voyageurs de l’auto, de nouveaux indices de la terreur qui règne partout.

Tantôt, dans une rue latérale, éclatent des cris, des hurlements sauvages et des coups de feu; le chauffeur, prudemment, oblique dans une direction opposée. Tantôt, viennent, à leur rencontre, deux, trois, quatre autocamions, occupés par des hommes en armes. Le bruit des moteurs couvre le ronronnement plus doux de la voiture de place. Les projections de lanternes électriques de poche illuminent la rue, dont tous les réverbères ont été éteints par des mains malveillantes. L’éclat des lumières est aveuglant au point que, dans leur brusque clarté, Thor et ses compagnons ne peuvent distinguer, sur les lourdes voitures, que les étincelles qui s’accrochent aux casques d’acier, aux pointes des baïonnettes, à l’or des passementeries.

On a dépassé le convoi sans incidents, chacun respire plus largement, car le danger vole aux trousses des trois amis et le moindre arrêt peut compromettre leur salut.

Mais ce répit est de courte durée: la voiture, tout à coup, stoppe si brusquement, que les voyageurs sont jetés les uns sur les autres.

Thor se penche à la portière; un canon de fusil se braque sur lui et, sous la lueur crue d’une lampe à acétylène, plusieurs civils apparaissent sur les marchepieds de l’auto.

—Qui êtes-vous et où allez-vous?

—Est-ce que j’ai des comptes à vous rendre? qui êtes-vous, vous-mêmes?

—Oh! oh! on ne parle plus comme cela, cette nuit! Etes-vous des nôtres ou de nos ennemis? Allons! dehors... votre voiture n’avancera qu’autant que nous aurons ouvert la barricade.

Thor veut encore répondre violemment, mais Grotthauser s’interpose, comme il a fait tout à l’heure et, le rejetant de côté, sans plus de façons:

—Je suis, dit-il, le conseiller national Grotthauser, du parti socialiste majoritaire, crie-t-il au jeune ouvrier dégingandé, qui a mené l’explication avec Tornten.

La lanterne s’élève et s’abaisse; à la lueur de la lampe, l’étranger a examiné l’industriel.

—Je vous prie de m’excuser, monsieur le conseiller national.

—Inutile, camarade... Peut-être savez-vous ce qui se passe dans notre camp et pourquoi le soulèvement a éclaté si tôt?

L’ouvrier se rapproche de la voiture:

—Nous avons été trahis, monsieur le conseiller national; l’arrestation de nos chefs a soulevé une violente indignation, qu’il n’a pas été possible d’enrayer. Cela a éclaté partout. Ce soir, on a commencé par les services publics; tous sont entre nos mains, bien que, par endroits, il y ait eu un commencement de combat avec les postes d’impériaux qu’on y avait placés. Les secteurs électriques, les usines à gaz, la plupart des gares, le service des eaux et, en général, tout ce qui est nécessaire à l’existence de la ville, tout cela est à nous.

«Mais il paraît que, dans le courant même de cette nuit, les troupes impériales doivent tenter de reprendre le terrain perdu. En plus des quartiers centraux de Berlin, elles ont fortement occupé les faubourgs du Nord, où se trouve leur camp. De Pankow et de Tégel, nous attendons, cette nuit, de vigoureuses contre-attaques. Il fera chaud, car de notre côté, nous nous préparons à une énergique résistance.

—Je vous remercie, camarade, et bonne chance!

—Bonne nuit!

La barricade est ouverte pour laisser passer l’automobile, qui se remet aussitôt en marche et continue à glisser dans le brouillard de la nuit.

—Alors, mort et désolation sur la malheureuse cité! gémit Tornten épouvanté.

—Et la guerre civile sur tout le territoire, achève tristement Grotthauser.

Ils ne parlent plus, préoccupés de leurs pensées, pendant tout le reste du voyage, qui se passe désormais sans rencontres désagréables, grâce à l’habileté du chauffeur et à la vitesse de la voiture.

Et, parmi les pensées qui, chez Tornten, prennent le dessus, il est étonné de constater que celles qui dominent ne sont pas celles auxquelles l’ont préparé ses nobles origines et son éducation de hobereau, élevé dans le respect des institutions et qui, certainement, avant le cycle de ces événements, aurait donné tous ses biens, tout son sang pour la maison impériale, et tout sacrifié pour le kaiser, même l’honneur.

Dans l’intervalle, l’automobile a atteint Dahlem; elle tourne dans la rue où se trouve la villa du capitaine d’Unstett et s’arrête devant la propriété. Les voyageurs descendent et Grotthauser recommande au chauffeur de ne pas s’éloigner, quelle que soit la durée de l’absence de ses clients. L’homme s’y engage et les deux amis, accompagnés de Carry, se dirigent vers la maison.

Un instant après, ils sonnent à la grille, qui s’ouvre aussitôt.

Une servante est venue au-devant des visiteurs et va leur demander ce qu’ils désirent, quand Grotthauser franchit délibérément et rapidement le seuil; il est immédiatement suivi par Tornten et Carry.

La servante, ahurie, s’informe:

—Que désirez-vous?

—Parler au capitaine d’Unstett, répond l’industriel.

—Monsieur le capitaine n’est pas à la maison.

Mais elle n’a pas fini sa phrase, que l’affirmation de la domestique est aussitôt démentie. Une porte, au fond du couloir, s’est entr’ouverte et la voix de Fritz d’Unstett prononce avec calme:

—Faites entrer au salon ces messieurs et cette dame; je viens tout de suite.

Le sang-froid d’Unstett, en présence de ses trois visiteurs, est surprenant; c’est à croire qu’il les a entendus et trouve lâche et mesquin de décliner l’explication.

La femme de chambre introduit donc tout le monde dans ce même salon où, quelques mois auparavant, Thor de Tornten avait rencontré le comte Kammitz.

A peine y sont-ils entrés que Fritz d’Unstett apparaît; il n’est pas seul: derrière lui se montrent les formes élégantes d’Ilse qui, vêtue de sombre, est indiciblement jolie et désirable.

Les circonstances ne comportent guère de politesses; pourtant Grotthauser va s’incliner, quand il remarque la mine rogue et arrogante du capitaine de cavalerie. Il rengaine net son geste et se redresse, non moins hautain, tandis que dans le silence qui a suivi l’entrée du maître de la maison et de sa compagne, retentit la voix tranchante de Tornten qui interroge:

—Où est mon fils? je veux ravoir mon fils! sinon...

Le capitaine de cavalerie lui fait face et les deux hommes se mesurent du regard. Unstett s’écrie, avec une violence qui se nuance déjà de la cinglante ironie dont il ne se départira pas dans la suite:

—Qu’en savons-nous, où se trouve votre enfant? Si vous l’aviez mieux gardé, vous n’en seriez pas réduit à le chercher. Vous en êtes responsable, monsieur de Tornten, et, quand la justice aura statué, la mère vous en demandera compte.

—Hypocrite! profère Thor dans sa fureur.

—Surveillez vos paroles, Tornten, gronde le capitaine de cavalerie; ce ne sont pas toujours ceux que la nature a doués d’une haute taille et de muscles solides qui sont les plus forts! Il y a d’autres armes qu’une paire de poings de rustre!

—M’est avis que vous feriez mieux, tous deux, de modérer vos propos, intervient vivement Grotthauser, car Thor va s’élancer sur Unstett et tous deux sont prêts à passer la parole aux armes; Unstett a déjà eu un geste suspect vers sa poche, que Tornten s’est empressé d’imiter.

Mais Grotthauser les a retenus à temps et le capitaine de cavalerie change de ton.

—Je suis absolument d’accord et je crois que notre entretien ne peut que gagner à rester dans le calme. Je demeure, pour mon compte, fermement persuadé que c’est par suite d’une erreur que sont venus, chez moi, ces deux messieurs, ainsi que cette dame que je n’ai pas l’honneur de connaître.

—Il n’y a pas d’erreur, réplique sèchement Tornten, je sais que mon fils est caché ici.

Unstett raille:

—On vous aura mal renseigné. Ma maison est à votre disposition. Vous pouvez la visiter de la cave au grenier et vous persuader qu’il n’y a pas, ici, trace d’un enfant.

Le ton est tellement péremptoire et l’officier de cavalerie si sûr de lui que Tornten a renoncé aussitôt à l’idée de profiter de son offre; il revient à la charge:

—C’est donc que vous avez éloigné mon fils, dans le cours de ces deux dernières heures!

—L’enfant n’a jamais été sous mon toit, affirme le capitaine.

Mais ces subterfuges ne sont pas à la convenance d’Ilse, dont les traits reflètent, pendant cette discussion, en un sourire narquois, la joie de la vengeance satisfaite. Elle s’avance soudain et, dans son regard, brille tout un monde de contentement et d’orgueil, lorsqu’elle crie au père de son enfant:

—C’est faux!... il n’y a pas une heure, je tenais mon petit dans mes bras, car c’est moi... moi seule qui ai attiré mon fils à Munich.

Thor chancelle et Grotthauser doit le soutenir d’une main ferme, mais, du même coup, dans ce geste, il le protège contre la velléité d’un retour offensif qui le jetterait, dans le paroxysme de fureur où il est, sur la femme qui le brave après l’avoir outragé.

—Eh bien, puisqu’il en est ainsi, confesse à son tour Unstett, sachez que l’enfant est en bonnes mains. Je trouvais inutile de vous en faire part, mais Mme de Tornten est d’un avis différent. Forte de ses droits, elle n’a pas à se défendre de son action généreuse.

—C’est un rapt odieux et lâche, hurle Thor, et digne d’une misérable sans honneur et d’un individu qui sacrifie à ses propres intérêts l’intérêt et l’existence de sa patrie.

Unstett va s’élancer sur lui, mais aussitôt il se domine et reprend, avec sang-froid, le ton de persiflage qu’il n’a pas quitté.

—Nous n’allons pas choisir précisément cette nuit pour épiloguer sur des questions de politique qui seront si bien résolues d’ici la venue du jour. A l’aube prochaine, Berlin sera de nouveau aux mains de son kaiser. Notez cela, messieurs. Et, pour votre tranquillité, apprenez que votre fils est sous bonne garde, parmi les troupes fidèles au kaiser. Il se trouve donc au milieu de ceux qui vont rétablir l’ordre en Allemagne.

—Ou l’esclavage, laisse entendre Grotthauser.

Unstett hausse les épaules:

—Il y a autant d’opinions que d’intelligences, et les unes, comme les autres, ne sont jamais exactement définies.

«Mais, je pense, ajoute-t-il, que l’objet qui vous attirait ici a cessé d’exister; vous savez où vous auriez, le cas échéant, à chercher le jeune Otto de Tornten et vous pourriez aller vous consulter ailleurs qu’entre mes quatre murs.

—Oui, nous partons, dit Tornten.

Et, tandis qu’il s’éloigne, avec Grotthauser et Carry, qui a suivi, dans une muette angoisse, l’explication entre les deux hommes et Ilse, il entend encore Unstett lui donner ce conseil ironique:

—Je veux encore vous mettre en garde, messieurs, contre l’idée qui pourrait vous venir de diriger vos recherches du côté de Pankow ou de Tégel. Il n’y fera pas bon d’ici peu et c’est une chose avérée que les balles frappent sans prévenir. Il serait, d’autre part, tout à fait incorrect qu’un ancien officier de la marine allemande se trouvât pris avec les chefs de l’insurrection qui combat son souverain.

—Taisez-vous! ordonne Grotthauser.

Puis, il pose, dans un geste d’apaisement, sa main sur le bras de Thor, qui va se jeter encore une fois sur son irritant adversaire, et le marin, accompagné de son ami dévoué, sort en courbant le front de la maison de celui qui lui a ravi sa femme, son fils et sa foi dans les hommes.

VIII

Dans l’escalier, Carry se presse de toutes ses forces contre la poitrine de Tornten, elle saisit sa main et la porte à ses lèvres en pleurant silencieusement. Tandis que l’infortuné père met son courage à dominer sa douleur, elle s’y abandonne toute et son cœur généreux frémit de compassion pour les souffrances de l’homme aimé.

—Tout s’arrangera, murmure-t-elle, dans un sanglot.

Il l’entoure de ses bras et répond doucement:

—Tant que tu me resteras, je ne désespérerai pas.

Grotthauser chemine lestement en avant et ils le suivent aussi vite, car il leur tarde de quitter cette maison où leur bonheur s’est effondré.

Arrivés dans la rue, il s’est passé tant de nouveau que cela suffit à les détourner entièrement des pensées qui leur torturent le cerveau et leur font battre le cœur depuis leur entretien avec Unstett.

La plus grande obscurité s’est répandue dans les rues, alors que Tornten se rappelle parfaitement qu’à son arrivée, les réverbères brillaient tout le long de l’avenue. Cette circonstance ne fait qu’accentuer la lueur qui emplit le ciel, au Nord, et qui est passée, maintenant, au rouge vif.

La fusillade crépite toujours, comme un martèlement léger dans le lointain, mais, par intervalles, une voix plus grave gronde, dont le tonnerre se rapproche de façon terrifiante. Des feux d’artillerie se déchaînent par-dessus la ville, si durement éprouvée déjà.

Le vacarme semble celui d’une grande bataille qui se déroulerait là-bas, autour du foyer d’incendie et qui menace de détruire tout ce que la civilisation et le génie de la race sont parvenus à rassembler ou à construire.

Et pour quelle cause cette nuit de terreur! pense Tornten, qui reste comme figé, debout, devant, la porte de la villa.

Cependant, une lumière brille dans l’obscurité, le phare de l’automobile; fidèle à sa parole, le chauffeur trapu, au collier de barbe noire, n’a pas abandonné ses clients, mais il n’est plus seul et, en approchant, on aperçoit, à la lueur de la lanterne, un étranger qui s’appuye à la voiture et parle avec volubilité.

Lorsque l’homme du volant entend les arrivants, il leur crie en toute hâte:

—Il faut nous presser, si nous voulons rentrer sans être inquiétés, messieurs. Je viens d’apprendre que la bataille est déchaînée dans les rues, avec la plus grande furie, depuis la place Alexandre jusqu’à la porte d’Oranienbourg et même au delà. Mais on tire également sur d’autres points, notamment le palais royal, dans Sous-les-Tilleuls et aux abords des gares et des établissements publics.

«Ailleurs, la populace met à profit les circonstances et pille les quartiers de la ville non atteints par la bataille et totalement dépourvus de garde. On arrête les voitures, on rançonne les voyageurs. De police, il n’en est plus question et chacun se défend comme il peut.

Thor de Tornten est devant l’homme qui a donné ces renseignements au chauffeur. Une curiosité le prend d’en entendre davantage.

—Est-ce que vos nouvelles sont bien fondées? La situation est-elle vraiment si terrible?

—C’est plus horrible qu’on ne saurait le décrire, affirme l’inconnu. Restez plutôt ici, je vous assure, et couchez n’importe où, dans le voisinage. En ce qui me concerne, je ne voudrais pour rien au monde me risquer à traverser Berlin en voiture par le temps qui court.

—Il y a le feu, au Nord?

—Tout le quartier paraît en flammes. J’ai eu l’occasion de parler à deux gardes rouges blessés, qui me l’ont confirmé. Les impériaux furieux déploient leur attaque et, des deux côtés, l’artillerie est entrée en action.

—Qui a le dessus?

—Jusqu’à présent, les ouvriers; ils ont réussi, au prix de pertes sanglantes, à repousser leurs adversaires. Devant la porte d’Oranienbourg, ils ont passé par les armes, sans autre forme de procès, une centaine de soldats réguliers prisonniers; on assure, en effet, que les impériaux eux aussi fusillent impitoyablement tout individu pris les armes à la main.

Thor frissonne et Jacob Grotthauser hoche la tête, comme pour marquer à quel point, lui et le lieutenant de vaisseau, avaient raison.

Le chauffeur s’impatiente:

—Partons-nous?

—Oui, nous partons, répond Tornten, aussitôt résolu.

—Vous verrez bien jusqu’où vous irez, fait le donneur de conseils qui hausse les épaules.

Carry monte la première dans le coupé, suivie des deux hommes. A peine la portière est-elle refermée que la voiture, dont le moteur ronfle doucement depuis un moment, se met en route.

Pendant les premières minutes du trajet, Thor et Grotthauser s’entretiennent de ce qu’ils viennent d’apprendre de la bouche de l’étranger.

—Il n’y a plus à en douter! de toutes façons une lutte criminelle, de citoyen à citoyen, est irrémédiable, fait l’industriel attristé, et j’ai peine à croire que la journée de demain apporte une décision. Si les impériaux sont vainqueurs, il leur reste encore tout l’empire à soumettre, et, si les braves qui luttent pour leur liberté et celle d’autrui prennent le dessus, cela n’implique pas que la cause du kaiser soit irrémédiablement perdue.

—L’ennemi extérieur n’a, du reste, pas dit son mot, ajoute Thor. Il aura beau jeu à tomber sur ce pauvre peuple, tout meurtri par des luttes intestines.

—Il n’y aura même pas à résister! Du moment que la paix intérieure craque, l’Allemagne se trouve livrée, sans volonté, comme sans défense, aux exigences des alliés.

—N’est-il pas effrayant, Jacob, que nous ayons tout prévu, que là-bas, en mer, mettant les camarades en garde contre ce qui allait survenir, tout cela ait pu se produire quand même?

—Ce qui est plus effrayant encore, c’est que tout ait lieu en faveur d’un seul et qu’un peuple entier verse son sang parce qu’un tyran veut régner.

Il se fait un silence et la voiture poursuit sa route; le bruit de la bataille continue cependant à résonner aux oreilles de Thor et, chaque fois que son regard se penche à la portière, il s’emplit de la lueur sanglante qui rougit le ciel nocturne.

Les détonations, les craquements sinistres semblent devenir de plus en plus distincts, comme si la voiture se rapprochait à chaque moment du théâtre des événements.

Tout à coup, comme l’automobile aborde un virage à toute vitesse, avant même qu’il soit achevé, le chauffeur a brusquement mis les freins et stoppé sur place.

Les voyageurs n’ont pu se rendre compte de ce qui se passe que déjà des formes se dressent, comme à l’aller sur Dahlem, tout autour du véhicule et que la portière s’ouvre.

Une rude voix crie dans l’obscurité:

—Dehors!

Mais la nuit n’est pas si profonde que dans les rues précédemment parcourues; sur la place où l’automobile vient de s’arrêter si brutalement flambent plusieurs feux de bivouac, et Tornten constate que l’on se trouve au milieu d’un campement d’ouvriers.

Ils ont entouré la voiture.

Quelques-uns, dont les traits révèlent qu’ils n’ont pas envie de plaisanter en cette nuit où le sang coule dans tout Berlin, ont dirigé sur les voyageurs des fusils menaçants, tandis qu’aux deux côtés du chauffeur d’autres, le revolver au poing, sont prêts à forcer son obéissance à la moindre velléité de résistance.

La voix retentit encore dans l’intérieur de la voiture:

—Allons, dehors, et vivement!

Grotthauser saute le premier sur la chaussée. Thor le suit et aide Carry à quitter l’auto. L’usinier se tourne vers celui qui les a interpellés, se nomme et décline les qualités qui doivent le faire bienvenir aux yeux de ces gens.

—N’importe qui peut m’en dire autant, répond le chef du groupe, un petit homme courtaud, aux cheveux rouges. Moi, je ne vous connais pas.

Grotthauser s’irrite et cherche dans la poche intérieure de son vêtement.

—Je puis justifier mon dire, réplique-t-il.

Mais au bout d’un instant il retire, tout décontenancé, ses mains vides et déclare:

—J’aurai perdu mes papiers!

—Voyez-vous cela!... Ah! il fait bon ne pas se laisser intimider, raille le garde rouge, féroce. Vous m’êtes maintenant, cher monsieur, plus suspect qu’avant. Remontez en voiture, vous et vos compagnons; nous allons nous rendre au commando du groupe N. E., place Alexandre; vous vous y expliquerez et l’on décidera ce qu’il faut faire de vous.

Grotthauser s’effare.

—Place Alexandre? Mais nous n’avons rien à faire de ce côté! C’est là que la lutte est le plus ardente et, ici, nous sommes presque rendus...

—Peut-être monsieur ne supporte-t-il pas le bruit de la fusillade?... ironise le rougeaud. On pourra lui procurer un peu de coton pour se boucher les oreilles... Mais, pour l’instant, continue-t-il en reprenant son sérieux, avec une affectation de politesse, vous voudrez bien me faire le plaisir personnel de remonter en voiture et de faire vite, car je vous accompagne et je n’ai pas de temps à perdre.

Grotthauser veut encore soulever des objections, mais déjà l’un des individus l’empoigne et le rencoigne dans la voiture. Tornten, qui a d’abord aussi pensé à résister, y renonce pour l’amour de Carry et reprend, sans y avoir été contraint, la place qu’il occupait précédemment.

Derrière lui, le chef de la bande grimpe et s’installe à côté de Grotthauser, qui fait lui-même face à Tornten et la jeune fille. Mais ce n’est pas tout: à droite et à gauche, deux gaillards déterminés viennent s’asseoir, jambes de-ci, jambes de-là, sur le plancher de la voiture, en laissant naturellement battre les portières; près du chauffeur, sur les marchepieds et même à l’arrière, sur le réservoir à essence, apparaissent également de farouches silhouettes.

Les ressorts plient sous ce poids inaccoutumé et le chauffeur, furieux, se rebiffe:

—Comme cela, je ne peux pas marcher!

—En avant, jeune homme, à moins que tu n’aies un goût prononcé pour les pruneaux, intime l’un de ses voisins.

Et déjà le lieutenant de vaisseau a cru entendre le crissement d’un revolver qu’on arme.

L’homme se décide à partir; la voiture démarre, lentement d’abord, puis plus vite, et glisse le long des rues toujours obscures. Elle court droit à travers les quartiers du sud, vers la place Alexandre, foyer de la lutte.

A chaque tour de roue les bruits de la bataille vont s’accentuant.

Bientôt, c’est un tel déchaînement qu’on ne pourrait entendre ses propres paroles. Les hommes accroupis aux pieds de Thor, et qui n’ont cessé de parler jusqu’alors, se taisent eux-mêmes. Une lourde préoccupation pèse sur tous les occupants du véhicule.

Des flammes viennent déjà lécher les toitures et le vent qui s’est levé chasse des gerbes d’étincelles vers le ciel incandescent. Des gens, chargés de tout ce qu’ils ont pu sauver, fuient à l’encontre de l’automobile; des cris, des appels déchirent l’espace; des voitures encombrées de blessés, des éclopés qui peuvent encore se traîner, des files de soldats réguliers prisonniers, que leurs gardiens poussent devant eux à coups de crosse, circulent en tous sens et tracent un tableau d’inoubliable détresse.

A un moment donné, la voiture s’arrête sur l’ordre du rougeaud, qui crie à un garde rouge venant à l’opposé:

—Comment cela va-t-il là devant?

—Bien! Il faudrait du renfort.

—Ceux de Rixdorf sont-ils arrivés?

—Depuis onze heures; mais il ne doit plus en rester, car ils ont été pris dans un tir d’artillerie.

—Malédiction!... Et d’où attend-on du renfort?

—Le sais-je? répond l’homme, qui a déjà repris sa course.

Et l’automobile démarre.

On apprend bientôt que l’on arrive dans les rues où se trouvent les dernières réserves de l’armée des ouvriers, qui, cette nuit, ont déclaré la guerre au kaiser, et sont à coup sûr aussi bien commandés que les fidèles de Guillaume de Hohenzollern. Partout on rencontre des signes d’ordre et de discipline.

Grotthauser explique à voix basse ce que Tornten ne voit pas lui-même.

—Ici, dans cette rue latérale, il y a encore une centaine d’hommes; là, où tu vois devant nous ce débit ouvert, se trouve une ambulance ou un sous-secteur de commando. Nous avons tout prévu, tout organisé pour le mieux. Le mouvement s’est déclenché quelques jours trop tôt pour nous, mais on semble avoir eu l’esprit de ne rien changer à nos directives.

Maintenant, s’il veut être entendu, Grotthauser doit crier, car en dehors de Tornten aucun des occupants de la voiture ne peut saisir ses paroles tant est devenu violent le tapage de la fusillade et de la canonnade, sans compter les autres causes de vacarme.

L’automobile, sur l’ordre du rouquin, se range devant un local dont toutes les fenêtres sont éclairées au rez-de-chaussée. Il semble qu’on soit à quelque cent pas à peine des combattants; la fusillade crépite, le canon tonne sans interruption, dans le voisinage immédiat des survenants.

—A qui cette voiture? demande une sentinelle qui se tient devant l’entrée de l’immeuble.

—A nous, camarade, fait le chef des travailleurs, qui descend. Nous l’avons arrêtée et amenée avec ses voyageurs, qui nous ont paru suspects.

—On en trouvera l’emploi, dit le garde en s’effaçant. Avant une demi-heure, nous serons forcés de filer d’ici.

—Où cela?

L’interlocuteur indique une direction derrière lui, celle d’où vient l’automobile.

—Par là!

—Cela va donc si mal?

—Nous avons perdu beaucoup de monde sous les grosses mines; chaque atteinte nous a coûté une position. Les impériaux progressent pas à pas. Dans la rue Neuve-Royale et la rue de Prenzlau, il n’y a plus une maison intacte. Ensuite, ç’a été l’incendie qui nous a enfumés... Je crains bien que tout ne soit perdu!

L’homme à la toison rouge ne répond pas, mais se précipite dans la permanence où de nombreux individus s’affairent autour d’une table à laquelle les commandants de la garde rouge sont assis devant les plans de la ville.

Thor, ainsi que Grotthauser et Carry, sont poussés dans la salle derrière leur guide. Une épaisse fumée de mauvais tabac, des relents de bière et de vin les prennent à la gorge dès l’entrée. On les environne, on les ahurit de questions.

D’ailleurs, avant même qu’ils aient eu le temps d’y répondre, Jacob Grotthauser est reconnu.

—Que vous est-il arrivé, monsieur le conseiller national? lui crie-t-on de toutes parts.

Il rit d’un rire contraint et s’explique. Le chef à barbe rouge et ceux qui ont procédé à son arrestation se précipitent et se confondent en excuses. Il a la bonne fortune d’entendre Grotthauser demander qu’il ne soit pas inquiété pour son erreur, et le petit homme, lui frappant amicalement sur l’épaule, déclare qu’en somme il n’y a eu aucun mal.

Réintégré dans son prestige, il s’empresse de conduire Thor et Carry dans l’arrière-boutique et de les y installer; mais comme il retourne lui-même prendre place auprès du commandant supérieur et de son adjoint, Thor s’attache à ses pas, mû par la curiosité de connaître le cours des événements.

C’était bien comme l’avait dit la sentinelle.

Les troupes du kaiser semblent victorieuses sur toute la ligne. De Tégel et de Pankow, elles ont avancé simultanément et conquis, dans un combat de rues acharné, maison par maison, carrefour par carrefour.

Elles progressent à la faveur du canon, des lanceurs de mines et de liquides enflammés, des grenades à mains; et quand le corps à corps ne permet plus l’usage de ces armes, en bousculant à l’arme blanche les insurgés.

Le nombre des victimes, dit-on à la table, est effroyable de part et d’autre, car les vaincus se sont défendus avec énergie. Mais il semble que la bataille ait été décisive et, précisément, les avis en parviennent aux chefs des rebelles dans le moment que Thor et Grotthauser approchent de leur groupe.

Un jeune gaillard, ceint d’une écharpe rouge, le bras maintenu dans un bandage, rouge aussi de son sang, s’avance:

—D’où venez-vous? demande un homme brun, imberbe, qui paraît être le commandant suprême et en qui tout dénote l’ancien officier de carrière.

—Je vous suis envoyé par le camarade Kruger, de la rue Alexandre.

—Eh bien?

Le jeune homme baisse la tête et répond d’une voix sourde:

—Tout est perdu!... Nous n’avons eu, d’abord, en face de nous que les contingents réguliers venant du Nord; mais nous avons été refoulés dans la rue Alexandre, et, maintenant, nous sommes débordés par des troupes impériales qui viennent du côté de la porte de Francfort.

Un regard vers la carte et le chef insurgé pâlit:

—Avez-vous reçu des renforts?

—Oui, mais à peine de quoi combler les pertes depuis minuit. Devant les lance-flammes, les gens se sauvent, car il n’y a pas à lutter.

L’homme à la carte se mord les lèvres; un silence se fait, qui dure plusieurs secondes; puis le chef s’écrie:

—Les Saxons devraient être ici dans deux heures; alors nous pourrions encore une fois tenter la chance. En attendant, il n’y a qu’à battre en retraite le plus lentement possible.

«Camarade, s’adresse-t-il à un homme assis auprès de lui devant la table, courez avec le reste de nos réserves et poussez vers l’Est. Tâchez d’arriver au pont Janowitz, sans quoi les ennemis pourraient passer par là et ce serait notre fin.»

L’interpellé s’empresse d’obéir, mais quelqu’un, dans les rangs pressés autour du bureau, s’écrie:

—Nous ne pouvons pas rester ici! Les premiers réguliers débouchent à l’instant sur la place Alexandre. Ils amènent des auto-mitrailleuses et vont bientôt balayer tout le terre-plein.

—Jetez cent hommes dans la station du chemin de fer souterrain. C’est le premier point à occuper au plus tôt.

—Trop tard! annonce alors un autre, qui accourt, essoufflé. La station est aux mains de l’ennemi.

Le chef du commando bondit:

—Ce n’est pas possible! bégaie cet homme qui ne perd pas facilement contenance.

—On n’a pas pu l’empêcher, renseigne le porteur de la nouvelle. Ils sont arrivés par le rail et ont en même temps ouvert sur les bâtiments une telle fusillade qu’il n’y avait pas à penser à la résistance. Je crains que nous n’ayons pas un homme de sauvé dans cette affaire!

—Alors, filons!... Vite, hors d’ici! Avant dix minutes, il nous faut être dans notre quartier général de la rue du Cloître.

Beaucoup des assistants sont enchantés de cette occasion de descendre dans la rue et de porter la lutte dans les quartiers du sud; un petit nombre rassemble papiers et cartes pour les emporter dans la fuite. La plupart semble avoir subitement perdu la tête; en moins d’une minute, le local est vide.

Thor et Grotthauser sont accourus auprès de Carry pour la mettre au courant de ce qui se passe.

—Restons et attendons la troupe, dit la jeune fille.

—Il ne faut absolument pas que je tombe entre les mains des impériaux, se défend Grotthauser.

—Et moi encore moins, appuye Tornten. Ils n’auraient qu’à croire que j’ai pris part à la bataille!

—Alors, allons! fait simplement Carry.

A peine les trois fugitifs ont-ils atteint la sortie qu’ils perçoivent, à travers le grondement du canon et le crépitement des fusils, les cris et la bousculade des fuyards, qui dévalent par la rue Alexandre. Ce sont des civils armés, d’autres qui ont jeté leurs armes pour trouver dans la fuite un salut plus certain. Sans aucun doute, les impériaux sont sur les talons des ouvriers en débandade et l’on commence à entendre, dans la rue même, des coups de feu isolés.

—Maintenant, il n’y a pas une minute à perdre, s’écrie Grotthauser. Sortons et longeons les maisons vers la rue Royale.

Il s’élance hors du local et, derrière lui, Thor entraîne et soutient Carry. Il entend à ses oreilles le sifflement bien connu des balles.

Au bout de la longue rue, une auto-mitrailleuse vient d’être braquée et commence son action meurtrière. Tornten voit autour de lui des hommes s’affaisser, des mourants baigner dans leur sang, des fuyards franchir les corps de ceux qui sont tombés et font obstacle à leur fuite.

Sans se douter qu’ils courent à leur perte, un grand nombre de fugitifs s’engouffrent dans le local que Tornten et ses amis viennent d’évacuer.

Suivant le conseil de Grotthauser, le lieutenant de vaisseau et la jeune Anglaise rasent d’aussi près que possible les murailles des maisons.

De là-bas, où les troupes impériales débouchent, arrive maintenant une véritable pluie de projectiles, balayant tout ce qui se trouve sur la chaussée. Par files entières, les fuyards tombent et leurs cris d’agonie se confondent dans le vacarme des armes à feu.

Une gerbe de la mitrailleuse, qui prend la rue en écharpe, à gauche, vient à un moment cribler le mur derrière Thor et ses amis. Des éclats de pierres jaillissent autour d’eux, mais presque aussitôt le danger paraît écarté provisoirement, car le mitrailleur, derrière son bouclier, a réglé son tir et jugé préférable de le concentrer sur le milieu de la chaussée.

—Nous ne pouvons pas aller plus loin, gémit Grotthauser, qui a presque perdu le souffle. Entrons vite quelque part, ou je tombe.

—Il faut que nous trouvions un abri avant que la mitrailleuse nous ait de nouveau repéré, crie en même temps Tornten.

Il presse Carry plus fortement contre sa poitrine, comme s’il pouvait ainsi la protéger de la mort qui vole autour d’eux. Devant lui se dresse une maison, avec un avant-corps qui leur offre un couvert. Il y court.

Mais soudain le frêle corps de la jeune fille qui pèse si peu à son bras frémit, puis se détend et s’affaisse le long de lui.

—Qu’as-tu, Carry?

—Je crois que je suis touchée, gémit-elle tout bas.

Le cœur du lieutenant de vaisseau se contracte. En deux bonds il se met, avec son fardeau léger, provisoirement en sûreté, sous le porche voisin; son ami n’y arrive qu’après lui.

Ils s’y arrêtèrent, le souffle coupé.

—Carry est blessée, crie Tornten à l’industriel désolé.

Doucement, il la dépose sur le sol, en lui soutenant seulement la tête sur son bras. A la lueur de l’incendie, qui couvre le ciel de sa pourpre inquiétante, il constate avec douleur que la jeune fille a fermé les yeux et semble souffrir énormément. Il découvre aussi la blessure et un cri d’horreur s’échappe de ses lèvres lorsqu’il aperçoit le petit trou noir qu’a laissé la balle un peu au-dessous de l’épaule gauche.

—Elle se meurt, crie-t-il d’une voix retentissante.

Il cache sa figure entre ses mains, et c’est maintenant Grotthauser qui soutient de son bras la jeune fille agonisante. Thor peut voir son ami qui caresse doucement, avec pitié, le visage de la petite blessée.

Thor obéit. Son poing s’abat lourdement sur le chêne massif; mais le hasard veut que, dans ce mouvement, il rencontre involontairement le loquet... et la porte s’ouvre.

Grotthauser soulève le corps de Carry Bolton et s’empresse vers l’intérieur de la maison. Une fois là, Thor de Tornten referme soigneusement la porte derrière lui.

—Sauvés! dit l’industriel, qui tâtonne dans l’obscurité.

—Non, perdus, car la vie de Carry est menacée, répond Tornten brisé de douleur et de crainte pour sa bien-aimée.

—Donne de la lumière!

Le lieutenant de vaisseau fait jaillir la flamme de son briquet, à la lueur duquel les deux amis se voient dans un vestibule luxueux, d’où, à droite et à gauche, des escaliers accèdent aux étages de l’immeuble.

—Je vais chercher le portier, propose Grotthauser, qui tient toujours entre ses bras le corps de la jeune Anglaise.

—Inutile, on vient.

Une porte s’ouvre, en effet, vers la gauche, et un homme s’avance, portant à la main une lampe. Il est vêtu comme en plein jour; le vacarme de cette nuit de terreur l’a tenu éveillé.

—Qui êtes-vous et comment êtes-vous entrés dans la maison? crie-t-il aux deux amis.

—La porte n’était pas fermée, répond le lieutenant de vaisseau. Sans être aucunement acteurs de ce drame, nous nous sommes trouvés pris sous le feu d’une mitrailleuse; cette dame est blessée. Aidez-nous à la coucher et à faire venir un médecin.

Le concierge a examiné l’aspect des deux personnages; il devient plus poli.

—Suivez-moi, je vous prie, fait-il.

Ils pénètrent dans la loge qui se trouve à gauche de la porte d’entrée. La femme du concierge paraît et s’empresse auprès de la blessée. On transporte celle-ci dans la chambre à coucher du couple. La bonne dame défait la jaquette et la blouse de Carry et s’écrie, apitoyée:

—La pauvre! Elle est grièvement blessée!

Thor, dont toutes les pensées se concentrent sur Carry, se tient auprès d’elle et contemple les mains diligentes de la concierge.

—Où y a-t-il un médecin?

—Il y en a un dans la maison.

—Vite, courez le chercher... Vite, je vous prie! implore le lieutenant de vaisseau, qui pousse presque le portier dehors.

L’homme s’empresse. Des minutes tombent; Grotthauser s’est affaissé dans un siège près du lit où Carry repose sans connaissance. Tornten tient dans les siennes la main exsangue de la bien-aimée; la femme étanche doucement le sang qui coule de l’épaule blessée.

Dans la pièce simplement meublée, on n’entend que la respiration sifflante de Carry ou un sanglot qui s’échappe de la poitrine du colosse blond, à ses côtés.

Le concierge reparaît. Il est accompagné d’un vieillard à barbe grise, le médecin, qui a en toute hâte endossé une blouse blanche et pris à tout hasard sa trousse de chirurgien.

Sans perdre de temps en salutations oiseuses, il court vers le lit où l’on a déposé Carry, se penche sur celle-ci et examine attentivement sa blessure.

Thor de Tornten scrute la physionomie du vieux docteur. Sans pouvoir préciser dans quelles circonstances, il a l’impression de l’avoir déjà rencontrée, de l’avoir eue à diverses reprises devant les yeux. Mais, en ce moment, l’anxiété de connaître le sort de Carry annihile toutes ses facultés.

Le médecin se redresse en esquissant un geste d’impuissance.

—Je crains que toute science humaine soit inutile.

Un cri sort des lèvres de Thor, qui tombe sur ses genoux, près du lit. Il sanglote éperdument en appelant Carry avec des accents si déchirants qu’il semble vouloir, par le son de sa voix, rappeler à la vie l’agonisante.

—Une opération n’est-elle pas possible? entend-il Grotthauser demander au médecin, près de lui.

—Elle est en tous cas inutile, car le projectile a pénétré par la région dorsale pour ressortir entre la troisième et la quatrième côte, sans déterminer aucun lésion apparente. Il faut croire qu’il s’est produit une hémorrhagie interne. Cependant, je vais appliquer un pansement, conclut le docteur.

Tandis qu’il s’occupe de Carry, la douleur de Tornten fait place à un sentiment de colère et de haine contre ceux qu’il accuse d’être les auteurs des atrocités et des malheurs qui ensanglantent cette nuit d’automne.

Si elle doit mourir, la douce fille qu’il chérit, il se promet de tirer de sa mort une vengeance qui soit digne d’elle... D’ailleurs, elle ne peut pas mourir, songe-t-il soudain, tout en contemplant anxieusement son pâle visage comme pour tenter de déchiffrer le sens des tressaillements qui le parcourent et des convulsions qu’y produit la souffrance.

Mais elle s’éveille sans qu’aucune intervention ait déterminé ce retour à la vie suspendue; elle lève les yeux et son regard rencontre celui de Tornten, agenouillé à ses côtés.

—Carry! s’écrie-t-il dans un mouvement de joie et de crainte à la fois.

—Où suis-je? demande-t-elle.

Mais elle parle si bas que le son de sa voix ne parvient à l’oreille de l’homme agenouillé que comme un souffle léger.

—Tu es à l’abri, Carry. Mais, dis-moi, comment te sens-tu?

—Si libre... si légère... si...

Elle se tait et, dans l’angoisse qui l’étreint, Tornten plonge son regard dans ses yeux. Il la voit s’en aller, il la voit mourir aussi distinctement que s’il mourait lui-même avec elle. Aucun son ne vient à ses lèvres, aucun pleur ne monte à ses yeux. Muet, il assiste au départ pour l’éternité de tout ce qui lui reste sur la terre; muet, il se jette sur la morte et couvre son corps de baisers...

Quand il veut se relever, ses jambes se refusent à le soutenir, et il retombe lourdement, sans voix, sur le sol...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, c’est comme s’il était revenu au point de départ de tous ces événements étranges, de tous ces spectacles d’épouvante et de souffrance.

Les nuages sanglants de la fièvre déferlent de nouveau sous les yeux de Thor, une douleur intense siège dans son cerveau et il demande à boire, car la soif le torture.

Il sent qu’on s’occupe de lui, mais il ne peut apercevoir la main charitable qui l’entoure de ses soins. C’est en vain qu’il cherche à ouvrir les yeux.

Une chose est certaine; il est étendu, de nouveau, sur une couche blanche, dans une pièce claire, ensoleillée, et, autour de lui, se meuvent des formes également claires, du même ton que son entourage, comme si elles en étaient partie intégrante.

Aussitôt qu’il peut former une pensée, il appelle la mort, car le souvenir de la mort de Carry le hante et emplit son cœur du désir de la fin.

Cependant l’ombre de la jeune fille l’environne comme si elle ne s’était pas endormie dans l’éternité. Autour de lui, elle s’empresse, redresse les oreillers, lui tend le rafraîchissement qu’il absorbe avidement. Mieux encore, elle s’incline très bas sur lui et presse tendrement contre les siennes ses lèvres de vierge. Et il reçoit d’elle l’impression non pas du froid de la mort, mais de la chaleur réconfortante d’une jeune vie ininterrompue.

Puis d’autres images paraissent, comme des fantômes dans le délire de la fièvre. C’est une ronde infernale qui fait tournoyer autour de son lit tous ceux qui ont si souvent occupé, torturé son esprit: le kaiser, Jacob Grotthauser, ses camarades du cabaret de Schwanbach, sa femme Ilse, son fils, Anton Kunst et cet ami perfide dont la vue, chaque fois, l’emplit de rage. Et ils voltigent autour de lui en apportant la douleur ou la joie, car il les voit s’agiter avec une étrange netteté, comme s’ils étaient réellement devant ses yeux...

A un moment, parmi ces hallucinations fébriles, une image se détache des autres et vient s’asseoir tout près, au bord de son lit, saisit sa main et lui parle.

Et il perçoit nettement la voix de Jacob Grotthauser:

—Me comprends-tu, Thor?

—Je te comprends.

—Tu es resté longtemps sans connaissance. Entre temps, nous avons enterré Carry Bolton et le tertre humide bombe encore sur sa frêle dépouille.

—Dieu, que je suis malheureux!

—Tu peux l’être, car tu as beaucoup perdu en la perdant. Mais tu peux en tirer vengeance, Thor.

—Ne me tente pas, Jacob. Il faudrait quelque chose d’effroyable pour venger Carry.

—Tu le dois... et du même coup tu délivreras le pays du joug de l’oppresseur.

—Pourquoi précisément moi? Je l’ai vénéré et il fut mon ami.

—Insensé! Tant qu’il a pu se servir de toi, il t’a trouvé assez bon pour lui. Maintenant, tu ne comptes plus.

—Il croit bien faire pourtant en imposant sa volonté à la masse. Il commet peut-être une erreur, mais pas un crime.

—Songe que par sa volonté des milliers d’hommes ont été anéantis.

—Je ne pense qu’à celle-là seule qui signifiait pour moi la vie et le bonheur.

—Tu es lâche, Thor.

—Ne dis pas cela, Jacob, car je suis prêt à tout ce qui demande du courage et de la résolution. Je sens en moi des forces que je puis employer à ma vengeance.

—Eh bien, emploie-les.

—Aide-moi!

—Je t’aiderai. Patience! Bientôt je te conduirai là où tu pourras assouvir ta vengeance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Thor s’est relevé et erre par les pièces de son appartement.

Il est seul comme s’il n’existait plus en dehors de lui un seul homme sur la terre. C’est en vain qu’il tourne autour du petit lit vide de son enfant et en contemple les coussins restés intacts, en vain qu’il cherche Carry Bolton. Son valet de chambre lui-même est devenu invisible.

Dans la maison, le silence est absolu et à travers les fenêtres aucun bruit ne monte de la rue, généralement remplie de toute l’animation de la capitale.

Lui-même, Tornten semble circuler dans sa demeure sans aucun autre but que d’y chercher vainement les deux êtres chéris.

Soudain, il tressaille. Il a perçu un bruit de pas; il est précisément dans son cabinet de travail, et, derechef, il entend quelqu’un marcher de droite et de gauche dans une pièce voisine.

Il ouvre la porte et aperçoit un homme de haute taille, revêtu de l’uniforme de la marine allemande et qui, à sa venue, s’arrête et se tourne vers lui.

—Kammitz! s’écrie Tornten, à la fois surpris et ému.

—C’est bien moi, Tornten, répond le comte, aussi calme que si sa visite dans la demeure de son ancien ami n’avait rien que de très ordinaire.

—Qu’est-ce qui t’amène chez moi? demande l’officier blond après un court silence.

—Le désir de te parler et de t’apporter d’importantes nouvelles.

—Comment es-tu entré dans mon appartement?

—C’est ton valet de chambre qui m’a introduit il y a quelques minutes.

Thor ne peut s’expliquer pourquoi il n’a pas vu Toman, mais la présence du comte Kammitz le dispense de plus amples réflexions.

—Prends un siège, fait-il en fermant derrière lui la porte au verrou.

—Merci, Tornten. J’ai peu de choses à te dire et il vaut mieux que nous nous parlions debout et face à face, d’homme à homme.

—Viens-tu me raconter que vous êtes victorieux?

—Ici, au moins, nous sommes restés vainqueurs, répond le comte. La capitale est à nous et, dans toute la région du Nord, il n’y a pas une force adverse pour nous inquiéter. Pour le Sud, nous en viendrons facilement à bout.

«Ensuite viendra la danse avec l’ennemi extérieur, qui se terminera à notre avantage, car alors tout l’empire allemand sera soumis au kaiser.

—Tu veux dire opprimé par le kaiser, dit Thor amèrement.

Le comte le regarde presque douloureusement.

—As-tu donc toujours de nous et de nos entreprises une opinion aussi fausse? Ne vois-tu pas clairement, Tornten, que nous faisons le bien du peuple en le forçant à reconnaître notre maître?

—Qu’est-il?... Un homme, après tout!... Où prend-il le droit de régenter d’autres hommes?

—Il est le pouvoir! s’écrie Kammitz d’une voix forte, et aucun peuple ne peut grandir sans un pouvoir qui le dirige.

—Et les autres nations qui n’ont pas de kaiser? Qui gouverne, en France; qui, aux Etats-Unis?

—Le roi Franc et l’empereur Dollar. Heureux le peuple qui n’a pas à s’incliner devant une semblable autorité!

—Tu ne saurais me convaincre, Kammitz. Je conserve l’opinion que je dois à un autre ami, animé de sentiments plus nobles que les tiens.

—Tu parles de Grotthauser?

—De lui-même.

—Ignores-tu son sort?

—Je l’ignore.

—Je suis venu pour te l’apprendre... Il est entre nos mains. Hier, il a été arrêté; aujourd’hui, la cour martiale prononce son arrêt, et, demain, la sentence...

Thor voit une nuée d’étoiles scintiller et s’interposer entre lui et son interlocuteur; il veut crier, mais aucun son ne sort; il reste figé devant son camarade; ce dernier grandit, grandit jusqu’à atteindre la taille d’un géant et sa silhouette familière s’érige, maintenant, menaçante, comme un mur de rochers.

—...Et la sentence? gémit le délirant.

—La sentence: douze balles dans la peau!... Est-il répondu dans un grondement de tonnerre, tandis que le scintillement des étoiles se noie et se perd dans la fumée et dans le sang...

IX

Dehors, l’aube blanchit. Dans la lucarne carrée de l’étroite cellule, les premières lueurs d’un jour indécis flottent et se glissent à travers les barreaux de fer. Le froid filtre par les crevasses, par les fentes des moellons mal assemblés; l’air, empuanti, sent la pourriture et donne la nausée. Du plafond suinte une humidité abondante qui inonde le sol d’une boue visqueuse.

Où donc Tornten est-il?

Il se le demande, car il éprouve et vit ce spectacle; ses yeux reflètent, son esprit embrasse le triste spectacle de misère et d’horreur sans qu’il ait lui-même l’impression de froid et d’humidité, sans que l’odeur de charogne pénètre ses sens.

Ce n’est pas lui qui est dans le cachot lugubre, assis sur le tabouret devant la misérable fenêtre ou étendu sur le lit de camp, où repose pourtant un corps.

A-t-il la faculté de planer au-dessus de toutes ces laideurs ou bien les contemple-t-il simplement par une ouverture du réduit? Mais non, il peut s’y déplacer, s’approcher de l’étroite lucarne et regarder en bas, dans la cour de la forteresse. Rien ne l’empêche de se pencher sur l’hôte silencieux du lit de camp, où il reconnaît Grotthauser qui dort là d’un sommeil agité, peuplé de cauchemars et de visions d’horreur. Dans ce moment même, en effet, il a de grands gestes de bras comme pour repousser une apparition terrifiante.

Il s’éveille.

—Jacob! a crié Tornten.

Le dormeur s’est redressé, s’est assis sur le bord de sa couchette, a caché sa tête dans ses mains, mais n’a pas paru l’entendre.

—Jacob! a répété Tornten, en essayant d’enfler la voix.

Mais elle retentit si sombre et si creuse que lui-même en est saisi d’angoisse.

De son côté, Grotthauser n’a pas un mouvement vers son ami; rien n’indique qu’il ait perçu son appel. Thor pose la main sur l’épaule du prisonnier et le secoue, mais il ne s’éveille pas de sa rêverie et n’a pas l’air d’avoir senti le contact; il soupire profondément et persiste dans son indifférence.

...Et Thor de Tornten découvre ainsi qu’il n’est lui-même qu’une Idée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour naissant, d’un gris de plomb, monte à travers les barreaux de la cellule et Thor distingue de plus en plus nettement Jacob Grotthauser et son ambiance.

Derrière l’huis se fait entendre un bruit de voix et de pas. Une clef grince dans la serrure et la porte s’ouvre. Dehors, dans un couloir qui flaire le salpêtre et la vermine, des soldats s’alignent à la lueur d’une lanterne.

Un officier entre, suivi de deux gardiens. Il s’adresse à l’homme taciturne, toujours assis sur le rebord du lit de camp:

—Jacob Grotthauser, prononce-t-il.

Celui-ci se redresse en s’écriant:

—Est-ce donc déjà l’heure?

—Elle est proche... Ne me rendez pas ma tâche difficile.

Parmi les soldats, devant l’entrée du cachot, apparaît un civil qui pénètre dans la cellule. C’est le prêtre qui va assister le condamné dans son dernier voyage. Il place son bras sous celui de Grotthauser et entraîne doucement le petit homme barbu au dehors.

Thor de Tornten veut crier, car il sait maintenant ce qui va se passer, mais il sent que sa voix ne rend aucun son. Il suit, par les couloirs étroits et moisis, les soldats qui escortent et encadrent Grotthauser; il entend les paroles consolatrices du pasteur; lui-même voudrait parler à son ami, la douleur l’étreint; mais ses efforts restent vains, il flotte comme une Idée derrière le cliquetis des armes et assiste, impondérable et impuissant, à toute la cruauté du spectacle.

Ils arrivent dans la cour qui semble plus sombre encore en ce moment même où toute la lumière du matin l’emplit. Entre les pavés pousse une herbe d’automne d’un vert grisâtre; gris sont les murs, gris est le ciel qui éclaire cette minute, gris semblent à Thor de Tornten les visages des nommes casqués, et gris encore les traits du condamné et du pasteur qui l’assiste.

L’officier lit la sentence. Thor l’entend mot pour mot, mais les mots n’ont pas de sens pour lui; quelques-uns, seulement, isolés, accrochent son esprit et sa mémoire.

...Haute trahison... Participation à la révolte... Conseil de guerre... Cour martiale... Mort!...

Mort! ce dernier mot l’a frappé comme un coup de massue.

Atterré, il s’élance vers Jacob Grotthauser qui n’a pas entendu la voix monotone du greffier, mais il constate à ce moment qu’il n’est visible pour personne, ni pour le condamné, ni pour ses bourreaux, et, cependant, lui-même il perçoit les exhortations du pasteur et la réponse de Grotthauser:

—C’est bon, mon révérend, je crois à tout ce qui, dans ce monde, est, a été ou sera bon et grand; et nul ne l’a été plus que Jésus-Christ, soit comme fils de Dieu, soit comme fils de l’homme.

Ensuite il s’écarte et parlemente avec l’officier:

—Non, je ne veux pas de bandeau!

—A votre aise!

Jacob Grotthauser marche seul jusqu’au mur où il va recevoir la mort. Personne ne le conduit, seul Thor est à son côté. Mais il sait qu’il flotte invisible autour de l’ami d’enfance.

Le condamné se redresse devant le peloton. Il semble à Tornten que lui-même ait passé son bras autour de la taille de Grotthauser. Les larmes sont à ses yeux, des sanglots le secouent, mais aucun des hommes qui sont en face, alignés, ne voit ses pleurs.

—Jacob, je suis près de toi, dit-il de tout son cœur.

Mais celui qui va mourir ne l’entend pas.

Les soldats manœuvrent leurs armes qui vibrent en un cliquetis sec; les bouches sombres des canons ouvrent, en face du condamné, leurs trous noirs. Thor les voit comme lui; un silence inhumain règne alentour:

—Feu!

Dans la détonation des fusils, dans l’éclair qui lance la mort, Thor de Tornten hurle de douleur, comme une bête blessée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Thor est seul auprès du mort. Un silence profond pèse sur lui. Les hommes ont quitté le lieu du supplice.

La dépouille de Jacob Grotthauser gît le long du mur, à l’endroit même où le condamné s’est affaissé. Tornten croit avoir été, lui aussi, atteint par les coups de feu.

Une atroce sensation de brûlure lui a traversé le crâne, comme si une balle l’y avait frappé. Il lui semble, maintenant, qu’un feu d’enfer flambe dans sa tête et sa douleur croît, d’instant en instant, jusqu’à devenir d’une violence inouïe. Il pense être accroupi devant le corps de son ami, mais encore une fois il sent qu’il flotte autour de lui.

Il le voit de la sorte, allongé dans l’immobilité d’une dernière convulsion, comme grandi par la mort. Les trous béants des blessures lui apparaissent comme des bestioles hideuses, sanglantes, au visage, à la poitrine, au ventre. La bouche est restée entr’ouverte et, dans la fente des lèvres barbues, brille l’émail des dents. Au bout des bras, qu’a déjà envahis la rigidité de la mort, les poings se sont crispés et Thor croit lire une malédiction dans les yeux ouverts, inhumains et troubles de son ami mort.

Il se penche et l’embrasse au front. Mais, horreur! à ce contact, il lui semble que la tête a remué. Il recule et regarde les traits du cadavre qui, subitement ont repris l’animation de la vie.

Ne se trompe-t-il pas?

Les yeux du mort ont maintenant retrouvé leur ancienne expression. Jacob Grotthauser lui rit, de son sourire cordial et familier, il parle même:

—Es-tu venu, ami, me rappeler ma promesse?

—Quelle promesse?

—Je te conduirai là où tu pourras assouvir ta vengeance.

—Tu es mort! s’écrie Thor horrifié, mais, quand il veut se relever, la main du mort qui l’a saisi au poignet l’immobilise.

—Reste, ne te sauve pas, murmure la voix de Grotthauser, et suis-moi, car le même esprit nous guide et tous deux nous sommes également morts.

«Viens, la route est longue que nous avons à parcourir avant que le soleil ait atteint la moitié de sa course.

La résistance de Thor cesse; il se relève, en même temps que le mort et laisse Grotthauser, qui continue à tenir sa main, le diriger comme il ferait d’un aveugle.

Ils traversent ainsi la cour pavée, parviennent au porche fermé qui s’ouvre devant eux, et sortent dans la campagne. Sous leurs yeux, une route s’allonge à l’infini, si loin, si loin, qu’à l’autre bout ce n’est plus qu’un point à peine perceptible. A droite et à gauche s’alignent des rangées d’arbres entre lesquelles la chaussée s’étend, nue et déserte.

Et ils cheminent, ils cheminent interminablement et sans répit. Le compagnon de Thor ne lâche pas sa main hésitante. Chaque fois que l’ex-officier veut s’arrêter, et il lui semble, à chaque instant, qu’il lui faille interrompre sa marche, l’autre resserre son étreinte et l’entraîne. Parfois, aussi, il dit d’une voix sourde:

—Viens, la vengeance t’attend!

Combien de temps ont-ils marché? Un temps prodigieux, à coup sûr, mais Thor ne peut l’apprécier. Il se sent las, endolori, lorsqu’il voit enfin la longue route aboutir à un but. Elle pénètre dans une ville. Des alignements de maisons remplacent, de part et d’autre, les longues files d’arbres. Mais elles sont vieilles, tortues, bancales et branlantes. Les fenêtres semblent des yeux d’aveugles; derrière leurs persiennes closes, nul visage humain ne paraît.

Mais cette vision ne dure pas longtemps. Maintenant ce sont, parmi des jardins riants, des palais somptueux et toute la féerie de la richesse accompagne les pas des deux voyageurs. Derrière les grilles, Thor voit des pelouses bien tenues, d’un gazon vert et dru, au milieu desquelles scintille l’eau des étangs peuplés de cygnes, enjambés par de légers ponceaux.

Mais d’hommes, toujours point. Le décor prestigieux n’est habité que par la solitude et le silence.

Enfin, les voyageurs parviennent à un portail fermé. Jacob Grotthauser le heurte du poing et il s’ouvre. Un parc, avec de vieux et beaux arbres s’étend d’autre part et accueille Thor et son guide.

Tornten reste interdit. Il croit reconnaître le paysage.

—Qu’as-tu? Pourquoi hésites-tu? lui demande son ami mort.

—Je crois que nous sommes à Amerongen.

—Qu’importe où nous sommes, si nous y trouvons ce que nous cherchons.

Tornten essaie de s’arracher à l’étreinte de son camarade, mais déjà une apparition qui surgit dans la verdure du parc s’est emparée de son attention.

C’est un homme qui marche lentement, là-bas, au long d’une allée. Il porte une canne à béquille et s’en sert pour décapiter distraitement quelques tiges de plantes qui poussent en bordure de la pelouse.

Thor de Tornten n’a pas de peine à identifier l’image, car il l’a vue, maintes fois, sous les ombrages du parc d’Amerongen. Il lui semble revenir aux jours de paix qu’il a vécus alors, en ce même endroit, hors les frontières de son pays.

Jacob Grotthauser s’arrête et retient son ami d’une main de fer.

—Le vois-tu, Tornten?

—Oui, c’est lui!

Thor pense à Carry; il revoit, dans les rues sombres de Berlin, les hommes jetés bas par la fusillade. La colère s’empare de lui.

Il pousse un cri et s’élance, mais son cri n’a pas de répercussion et son mouvement passe inaperçu. Il n’en bondit pas moins vers l’apparition; ses mains s’accrochent au col du proscrit. Elles n’ont saisi que le vide; ce sont bien les traits, la stature du souverain déchu,—il les connaît trop pour s’y tromper—mais il semble à Tornten que le banni, inconscient de sa présence, passe au travers de lui.

Et, par là, Thor reconnaît que pour celui-là aussi il n’est qu’une Idée; il comprend qu’il n’est qu’une Idée pour des centaines, des milliers d’êtres et qu’il n’a pas plus le pouvoir d’émouvoir celui-là que tous les autres.

Car le kaiser poursuit sa route, insoucieux; un sourire erre sur son visage, à l’ordinaire si grave et rien ne montre qu’il ait senti passer le souffle de haine qui s’est abattu sur lui, sans défense, pour s’évanouir aussitôt ensuite.

Derrière lui, Thor s’est écroulé; il sent, maintenant, l’étreinte du Néant qui, soudain, dépeuplé de songes, mais d’autant plus effroyable et irrésistible, s’abat sur lui. Il se débat en une résistance désespérée, mais la mort le tient de toute sa puissance.

Une fois encore, il croit voir le visage de Jacob Grotthauser, marqué des stigmates de la mort, se pencher sur lui; il sent l’ami qui l’a précédé dans la tombe, caresser doucement encore son front douloureux; puis, tout de suite, c’est Carry qui survient, qu’il appelle dans un désir passionné.

Puis, enfin, il sombre dans l’abîme d’où il n’est pas de retour et s’enfonce toujours plus loin... plus loin...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

—Il est mort! s’écria le professeur qui, en se redressant, venait de laisser retomber le bras inerte de Tornten, dont il avait, tout à l’heure, tâté le pouls.

Et, comme Carry Bolton sanglotait et donnait libre cours à ses larmes réprimées à grand peine pendant la douloureuse agonie du blessé, le vieux médecin, plein de cordialité, continua:

—Vous pleurez, miss Bolton, comme si quelqu’un de très cher vous était enlevé.

—Je suis vivement affectée par cette mort, en effet, à cause de l’enfant qui tenait tant à son père, murmura-t-elle en rougissant beaucoup.

—Croiriez-vous, par hasard, miss Bolton, qu’il soit mauvais ou honteux d’aimer? Non, mon enfant, les belles natures seules éprouvent cet admirable sentiment dans toute sa sincérité. Et je puis en témoigner, moi qui vous ai observée durant ces cinq jours et ces cinq nuits, vous, vous n’êtes pas de celles qui ne voient dans l’amour que des droits, vous en préférez les devoirs.

«Il faut que je vous laisse, fit encore le docteur en jetant un dernier regard sur le lit où le mort reposait de son dernier sommeil, car j’ai à faire part du décès de leur ami à ces deux messieurs qui attendent des nouvelles, dans la pièce voisine.»

Il quitta la chambre spacieuse et riante où, à l’hôpital, Thor de Tornten avait passé les dernières heures de sa jeune existence. Et, si la curiosité n’avait pas été un sentiment inconnu pour lui, il aurait pu voir en se retournant, auprès du lit du trépassé, Carry Bolton à genoux, enfouir en ses mains son frais visage et continuer de pleurer celui qui n’était plus.

Le vieux médecin passa dans le salon d’attente où Jacob Grotthauser et le comte Kammitz s’entretenaient à voix basse, près d’une fenêtre. Ces deux hommes avaient appris à se connaître ici même, depuis peu de jours, au chevet de leur ami et s’étaient sentis unis dans leur commune sollicitude pour sa souffrance.

Ils observaient anxieusement le visage grave du professeur, et, avant même qu’il eût parlé, ils avaient compris.

—Messieurs, déclara le praticien avec émotion, le lieutenant de vaisseau Thor de Tornten a subi le sort dont aucune main humaine ne pouvait le préserver. Il vient de franchir, il y a quelques instant à peine, le seuil de l’éternité.

Jacob Grotthauser et le brillant officier qui était avec lui courbèrent la tête; le silence régna dans l’appartement, peu élégant, mais convenable toutefois, où ils se trouvaient réunis.

Le professeur reprit alors la parole:

—J’ai dû, lorsque votre ami me fut confié, cinq jours après le fatal accident du balcon de Dahlem, attirer votre attention sur la gravité de son cas. L’espoir de le guérir, par une intervention chirurgicale, cette fracture complexe de la boîte crânienne était tellement minime que j’ai préféré laisser à la nature le soin d’accomplir ce miracle. Malheureusement, il ne s’est pas produit. Le lieutenant de vaisseau Thor de Tornten a été pris d’une fièvre traumatique de la plus extrême violence et, tombé dans le coma, n’a plus, depuis, repris connaissance.

—C’est atroce! gémit Jacob Grotthauser. Quand je pense que, quelques heures avant l’accident—si l’on peut ainsi dire—nous devisions amicalement tous deux dans le train de Hanovre! Un homme si bien portant, si vigoureux!

—Un homme magnifique, approuva Kammitz en hochant la tête.

Le médecin haussa les épaules:

—Il a reçu un coup à déraciner un arbre.

Il y eut un long silence qu’interrompit enfin Grotthauser:

—Notre devoir, en qualité d’ami du défunt, est de vous remercier, monsieur le professeur, des bons soins que vous avez bien voulu lui prodiguer.

—Et, ajouta Kammitz, nous désirons vivement voir une fois encore la dépouille de notre ami.

—Le remerciement est superflu et votre désir par trop naturel, répliqua le médecin. Entrez dans la chambre mortuaire. Vous avez témoigné, au cours de cette journée, trop d’attachement à votre ami pour que ce ne me soit un devoir en même temps qu’un plaisir de pouvoir déférer à votre désir.

Il ouvrit la porte et laissa les deux hommes en franchir le seuil, tandis qu’il s’éloignait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir qui suivit l’enterrement de Thor de Tornten, les lieutenants de vaisseau que nous connaissons se trouvaient de nouveau réunis dans le cabinet du Schwanbach, comme le jour où leur ami défunt était venu les y rejoindre.

Mais il n’y régnait plus le même entrain; les esprits étaient émus et la conversation traînait péniblement entre les amis.

—Ainsi, le sort frappe les meilleurs et en fait le jouet de ses fantaisies! prononça le comte Kammitz, revenu profondément affecté de la tombe de son camarade. Qui aurait cru qu’un Thor de Tornten quitterait la vie d’aussi misérable façon?

—Ah! les femmes, répondit Rittersdorf. Quand elles s’en mêlent, le meilleur des hommes ne pèse pas un fétu avec elles.

—Laissez donc les femmes! objecta Arno de la Rieth. Il est loin d’être établi que celle de Tornten se trouvait chez le capitaine d’Unstett quand son mari est entré chez celui-ci.

Rittersdorf eut un sourire ironique.

—Croyez-vous que cela ait besoin d’être établi? Pensez-vous, Rieth, que notre pauvre Tornten se serait jeté par-dessus le balcon avec le capitaine d’Unstett par simple sport.

—Messieurs, intima le comte Kammitz, je vous prie de ne plus parler de ce scandale; il est bien assez pénible qu’il ait fait le tour de la société et que chaque jour donne naissance à de nouvelles versions de ce drame nocturne, qui n’eut pas de témoins.

«Tornten est mort; c’est pour nous le plus triste. Le reste ne nous regarde pas. Pour mon compte, je n’ai entrevu Mme de Tornten qu’une seule fois dans ma vie, et je ne saurais dire comment elle est.

—Une fort jolie femme, assura Rieth devenu rêveur.

—Tout de même, quel aveu de sa faute que de n’avoir pas trouvé bon de venir une seule fois au chevet de son mari mourant, ajouta l’aîné des Walding.

—C’est inimaginable! glapit le cadet du bout de la table.

—Je demande encore une fois qu’on fasse le silence sur cet incident, insista le comte. Pour nous il est clos.

—Je voudrais encore savoir quelque chose, interrogea Rittersdorf; qu’est devenu ce fameux capitaine de cavalerie d’Unstett, qui fut la deuxième victime du drame?

—Il semble avoir définitivement perdu l’usage de sa jambe gauche, affirma Kammitz; il aura donc conservé un souvenir inoubliable de cette affreuse nuit.

—Il aurait fallu que notre pauvre Tornten l’apprît!

—Il a eu une agonie si pénible! Comment sa vigoureuse constitution s’est-elle comportée en face de la mort?

—Ah! Kammitz, ce fut atroce. La première fois que j’ai été le voir, il se débattait dans le délire de la fièvre.

—Que n’a-t-il raconté à tort et à travers! rappela Sellenkamp. Il devait avoir sous les yeux d’effroyables hallucinations, car il poussait des cris atroces et c’est à peine si l’on parvenait à le maintenir sur son lit.

—Une fois que je me trouvais auprès de lui, raconta Kammitz, il nous a tous appelés par nos noms et il ne semble pas, dans son délire avoir eu pour nous des sentiments bien tendres! Une chose aussi que je ne m’explique pas, c’est de l’avoir entendu prononcer, à diverses reprises, le nom de Juan-Fernandez.

—Mon Dieu, le délire dénature tout, expliqua l’aîné des Walding. Il a bien parlé du kaiser, sans cacher des sentiments de haine pour lui!

—Je crois que dans la fièvre on peut rêver assez fortement pour avoir la sensation de se trouver au milieu des événements, fit entendre Sellenkamp après un moment de réflexion; c’est du moins ce qui m’est arrivé quand j’ai eu ma pneumonie. Des visions se suivaient l’une, l’autre, et, plus tard, je me suis rappelé certaines scènes avec une effrayante précision.

—Possible! approuva le comte Kammitz, et il n’est pas douteux que le délire de Tornten ait été inspiré par les derniers événements, si puissamment marqués, qui ont précédé sa blessure. Ses conversations avec ce M. Grotthauser—qui, à ses idées politiques près est un fort galant homme—ont pu déterminer, à l’égard du proscrit d’Amerongen, des sentiments dénués d’aménité.

—Grotthauser? C’est bien ce petit monsieur avec toute sa barbe que j’ai vu une fois dans la salle d’attente de l’hôpital? s’informa Rittersdorf.

—Lui-même.

—En voilà un auquel j’aurais aimé à dire ma façon de penser. Il est d’ailleurs, si je ne me trompe, membre du Conseil national?

—En effet, il y siège au centre gauche. Mais c’est, comme je vous l’ai dit, un homme aimable, cultivé, qui était intimement lié avec Tornten. Il s’est beaucoup préoccupé du blessé; tous les jours il est venu le voir.

—Et cette jeune fille qui a soigné Tornten et qui ne l’a pas quitté? questionna encore Heinz de Walding.

—Ah! en cela, j’envie le mort, s’écria Arno de la Rieth, dont la nature était romanesque, car cette jeune personne l’a bien aimé.

—Vous êtes dans le vrai, je crois, appuya Kammitz songeur. Je vous dirai, sous le sceau du secret, messieurs, que, lorsque je suis entré avant-hier dans la chambre mortuaire, j’ai vu cette jeune fille agenouillée au pied du lit et donner au défunt un long baiser d’amour.

—Oui, l’amour passe les bornes de la vie, affirma de la Rieth, mais le cas est d’autant plus curieux que la jeune Anglaise n’avait vu Tornten qu’une fois avant son accident. Ce dût être le coup de foudre.

—Cela arrive, déclara mélancoliquement Paul de Walding, dont les passions ont presque toujours été malheureuses.

On garda le silence autour de la table, tandis que le vin circulait.

La voix de Sellenkamp se fit entendre de nouveau:

—Est-il vrai que le kaiser reste en Hollande?

—Qui peut savoir ce qu’en ont décidé les sages de l’Entente?

—Les sages, railla Kammitz, se seraient mis d’accord pour laisser tomber le procès du kaiser; mais les cerveaux creux, qui veulent goûter, jusqu’à la lie, l’ivresse du triomphe, ne désarment pas.

—L’Amérique a déclaré qu’elle s’en désintéressait.

—Elle ne sera pas la seule. J’espère que cette honte nous sera épargnée. Mais qui peut prévoir les événements, dans cet univers si fertile en surprises?

—Tout est possible, prononça Sellenkamp, même l’éventualité d’un retour du kaiser.

Kammitz hocha la tête:

—Je crains, mon cher Sellenkamp, que notre défunt ami Tornten ait eu raison de dire que ce retour ne nous procurerait qu’un minimum de bonheur. On peut penser du kaiser ce que l’on voudra, mais, après toutes ces secousses, ce qu’il nous faut, c’est du repos, encore du repos et toujours du repos!

Et il eut un haussement d’épaules en remarquant que ses paroles soulevaient déjà autour de lui des controverses irritantes, au milieu d’une explosion de colère du fait de ses amis.

FIN

 

 


1388-2-22.—Imp. HENRY MAILLET, 3, rue de Châtillon, Paris.

LIBRAIRIE J. FERENCZI
9, Rue Antoine-Chantin—PARIS (XIVe)


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