← Retour
La dernière nuit de Don Juan: poème dramatique en deux parties et un prologue
16px
100%
PERSONNAGES
- DON JUAN
- LA STATUE DU COMMANDEUR
- LE DIABLE
- LE PAUVRE
- SGANARELLE
- L'OMBRE BLANCHE
- LES MILLE ET TROIS OMBRES
PROLOGUE
On ne voit rien qu'un étroit escalier vaguement éclairé, dont la spirale se perd en haut, et qui s'enfonce dans un gouffre. Un reflet vert et sulfureux éclabousse les marches du bas.
Au lever du rideau, la Statue du Commandeur apparaît, descendant d'un pas pesant. Elle tient par le bras Don Juan, magnifiquement calme.
DON JUAN.
Lâchez-moi le poignet, je descendrai tout seul.
[Il récite un nom à chaque marche.]
Ninon… Laure… Agnès… Jeanne…
[On entend les plaintes d'un chien. Don Juan écoute.]
Ah! tiens, mon épagneul
Qui me pleure. C'était une admirable bête,
Monsieur.
[Il continue à descendre.]
Armande… Elvire…
[Il s'arrête.]
Ah! souffrez qu'on s'arrête
Et, seigneur Commandeur, que, prêtant, s'il vous plaît,
Une oreille à la voix du fidèle valet
Qui me tenait là-haut tant d'honnêtes langages,
Je connaisse le cri de sa douleur.
LA VOIX DE SGANARELLE, [d'en haut.]
Mes gages!
DON JUAN, [à la Statue.]
Pourrais-je remonter, monsieur, quelques instants,
Pour lui payer, ce que je lui dois?
LA STATUE.
Oui. J'attends.
DON JUAN.
Mille grâces.
[Il remonte l'escalier.]
LA STATUE, [seule.]
Reviendra-t-il?
DON JUAN, [redescendant.]
Là, je suis quitte.
Il a le coup de pied dans le cul qu'il mérite.
LA STATUE.
Vous êtes revenu?
DON JUAN.
Cela m'a fait du bien.
Ah! J'en brûlerai mieux.
LA STATUE.
Vous n'avez peur de rien,
Don Juan. Et mon vieux cœur de porteur de cuirasse
Est sensible au courage. Allons, je vous fais grâce.
Remontez.
DON JUAN.
Il fallait me le dire plus tôt.
Mais je me sens happé par le bas du manteau.
Sur l'ourlet de brocart une griffe se pose.
Il est trop tard.
[A l'énorme Griffe qui vient, en effet, de saisir le bord du manteau.]
Monsieur le Diable, je suppose?
[Un coq chante au loin.]
LA STATUE.
Don Juan, le jour va poindre et ce cri de métal
M'oblige à regagner déjà mon piédestal.
Tâchez de vous tirer de cette Griffe.
[La Statue remonte.]
DON JUAN.
Certe.
Mais veuillez, en sortant, laisser la tombe ouverte.
[Tirant doucement sur son manteau.]
Causons, Griffe. Il n'est pas, au fond, pour vous fâcher
Que cet excellent marbre ait daigné me lâcher.
Accordez-moi cinq ans? ou dix? Dix, je préfère.
Il me reste là-haut pas mal de mal à faire.
Ah! cela vous décide? Entre nous, convenons
Que je n'ai sur ma liste, encor, que peu de noms.
C'est la peine avec moi, Griffe, de faire un pacte.
Je suis celui qui fait le plus commettre l'Acte,
Le meilleur rabatteur de votre chasse. Et puis,
—Allons, voyons, laissez ce manteau!—moi, je suis
Autre chose qu'un docteur Faust, qui ne demande
Qu'une bonne petite ouvrière allemande,
Et qui, navré d'avoir, le sot, fait un enfant,
Appelle au dénouement l'Ange qui le défend!
Les doigts du spectre au bras m'ont marqué de cinq flammes
J'aimerais bien montrer ce tatouage aux femmes!
Lâchez ce bout de drap, Seigneur! et j'irai loin.
Plus d'un sommeil d'Infante espagnole a besoin
Que j'aille le troubler dans son blanc moustiquaire.
Étant le corrupteur, je suis votre vicaire.
Mais lâchez donc!
[La Griffe se desserre et se retire.]
Enfin! Dix ans sont suffisants.
Votre Grâce viendra me chercher dans dix ans.
Qu'elle compte sur moi: moi, je compte sur elle.
[Il remonte l'escalier, en récitant, de marche en marche.]
Rose… Lise… Angélique… Armande…
[Et sa voix se perd. Il disparaît. Après un moment, on l'entend qui
crie:]
Hep! Sganarelle!
Chargement de la publicité...