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La dernière nuit de Don Juan: poème dramatique en deux parties et un prologue
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PREMIÈRE PARTIE
[Dix ans après. Un palais à Venise. Une grande salle ouverte
sur l'Adriatique, où plongent des degrés de marbre. Au
milieu, une table servie, éclairée par des flambeaux.]
SCÈNE PREMIÈRE
DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Arabella… Lucinde… Isabelle… Isabeau…
SGANARELLE.
Les dix ans sont passés, monsieur.
DON JUAN.
Comme il fait beau!
Je viens du Grand Canal.
SGANARELLE.
Ah?
DON JUAN.
Sur l'eau rose et brune,
Chaque bateau traîne un tapis, et la lagune,
Comme une Putiphar qui voit fuir un manteau,
Semble par son tapis retenir le bateau.
Mais, dans ce coin désert, l'eau verte et plus sournoise
Sommeille sous un ciel de soufre et de turquoise,
Comme, avant mon passage, une glauque vertu.
J'ai toujours eu le goût de l'eau qui dort. Sais-tu
Pourquoi l'Adriatique à ce point m'intéresse?
SGANARELLE.
Non.
DON JUAN.
Elle est mariée.
SGANARELLE.
Ah?
DON JUAN.
Elle est Dogaresse.
Le Doge est son mari; moi, je suis son amant.
C'est moi qui te comprends, Lagune!
SGANARELLE.
Évidemment!
DON JUAN.
Je veux, pour qu'avec moi cette onde se débauche
Lui jeter une bague, aussi… de la main gauche!
[Il lance la bague dans la mer.]
SGANARELLE, avec effroi.
Le rubis?
DON JUAN.
Non. L'anneau de verre.
SGANARELLE.
Ah?
DON JUAN.
Oui.
SGANARELLE.
Le sien?…
Celui de?… Mais alors?…
DON JUAN.
Oui.
SGANARELLE.
Fini?… Vieux?… Ancien?…
DON JUAN.
Venise!… Ah! la cité du fragile, c'est elle.
La colonne est en stuc, la pierre est en dentelle,
Le mur est en miroir, et la rue est en eau!
Et lorsque deux amants échangent un anneau,
Cet anneau, Sganarelle, a l'esprit d'être en verre!
SGANARELLE.
Les dix ans sont passés, et vous…
DON JUAN.
Je persévère.
SGANARELLE.
Ce soir?
DON JUAN.
Bal.
SGANARELLE.
Vous rentrez?
DON JUAN.
Non. Plus fort qu'Annibal,
Je profite de la victoire… après le bal!
SGANARELLE.
Monsieur, si l'heure vient, tant de belle insolence…
[Une horloge sonne.]
DON JUAN.
Quand on parle de l'heure, elle sonne.
SGANARELLE.
Oh!
DON JUAN.
Silence!
Du campanile écoutons-la se détacher.
SGANARELLE.
Le plaisir d'appeler campanile un clocher
Vaut-il que sous ce ciel, monsieur, on s'éternise?
DON JUAN.
J'aime les souliers blancs des filles de Venise,
Et, pour entremetteur, d'avoir un gondolier
Qui chante, fait des vers et devient familier.
Les dames de Venise usent d'un bain de cèdre
Qui mettrait Hippolyte à la merci de Phèdre!
Venise est un endroit rempli d'occasions,
De régates, de bals… et de processions.
J'aime Venise! Et puis, son lion me ressemble,
Au pied duquel un vol de colombes s'assemble,
Et qui renonce, avec un grand dédain amer,
Pour régner sur l'amour, à régner sur la mer!
Oui, comme toi, voulant, Cité folle et profonde,
Vivre sur mon reflet, j'ai bâti sur de l'onde!
SGANARELLE.
Cette ville est mortelle.
DON JUAN.
Et quand vous le seriez,
Ville où viennent finir tous les aventuriers
Qui veulent en mourant briser le plus beau verre,
Je me refuse à fuir sous un ciel plus sévère.
Une ville d'amour a vu mon premier jour,
Mon dernier jour doit voir une ville d'amour.
Une seule épitaphe est à Don Juan permise:
«Il naquit à Séville et mourut à Venise!»
Ce que j'en dis, d'ailleurs, n'est que pour t'effrayer:
J'estime que le Diable a dû nous oublier!
SGANARELLE.
Nous!
DON JUAN.
Non, tu n'en es pas, c'est vrai. Toi, tu hérites!
SGANARELLE.
Ah! de quoi?
DON JUAN.
De m'avoir approché. Tes mérites
Prendront près des seigneurs un poids plus concluant
Quand tu diras: «Je sors de chez monsieur Don Juan!»
Quant aux dames…
SGANARELLE.
Quoi donc?
DON JUAN.
Ne crains pas les détresses:
Tu trouveras toujours un maître… et des maîtresses.
SGANARELLE.
Des?…
DON JUAN.
Oui, mon cher. La femme, adorant mon reflet,
Quand Don Juan n'est pas là couche avec son valet!
Bon comptable indigné des cœurs que j'ai fait battre,
Quel chiffre? Mille et…
SGANARELLE.
Trois. N'atteignons pas le quatre.
DON JUAN.
Je n'ai jamais été plus dispos et plus frais.
J'ai, pour mes billets doux cherchant quelques coffrets,
Été voir les doreurs travailler dans leur bouge;
Et je me sens, ce soir, un cœur de laque rouge,
Avec des Chinois d'or dessus, comme ils en font.
Soupons! Tout est en or! Je vois ma vie au fond…
On dore tout ici, jusqu'aux écailles d'huître!
Qui nous dit que le Diable existe encor, bélître?
Il est fini, disait déjà Tertullien!
Je vois ma vie, au fond d'un parc italien,
Choir d'amour en amour comme de vasque en vasque!
Tu me prépareras mon épée et mon masque.
L'avenir m'appartient. Je vais…
UNE VOIX, très loin.
Burattini!
DON JUAN.
Ces vieux cris de Venise ont un charme infini!
LA VOIX, [se rapprochant.]
Burattini!
DON JUAN.
La voix se traîne dans l'espace.
SGANARELLE, [allant regarder à une fenêtre.]
C'est le montreur de marionnettes qui passe.
DON JUAN.
Fais-le monter.
SGANARELLE, [faisant des signes au Montreur.]
Le vieux du quai des Esclavons.
DON JUAN.
Pulcinella! C'est lui! Ça y est! Nous l'avons!
Je vais souper en regardant Polichinelle,
Comme Trimalcion devant le pantin frêle
Qu'il regardait danser en suçant un noyau.
[Entre le Montreur, portant son attirail.]
SCÈNE II
DON JUAN, SGANARELLE, LE MONTREUR DE MARIONNETTES
LE MONTREUR, obséquieux, s'inclinant.
Burattini… Li far ballar…
Montrant un parchemin.
Privileggio…
SGANARELLE.
Quatre montants de bois, un vieux sac, un vieux store…
LE MONTREUR.
Casteletto. Permis de l'instaurer?
DON JUAN.
Instaure.
D'où es-tu?
LE MONTREUR, [installant son petit théâtre.]
De partout. J'ai voyagé partout.
Connu des écrivains. Des artistes. Beaucoup.
J'avais pour spectateur monsieur Bayle en Hollande.
DON JUAN.
J'ai voyagé moi-même ainsi qu'une légende.
Théâtre où j'apprenais la vie et le bâton,
Vous avez toujours l'air, avec votre fronton,
D'un petit temple grec monté sur des échasses.
L'enfance!
[Au Montreur.]
J'aimerais que tu te rapprochasses.
[Puis se parlant à lui-même.]
Je crois revoir encor, pour tendre un gobelet,
—«N'oubliez pas Polichinelle, s'il vous plaît!»—
Le montreur soulever cette toile éternelle…
A Sganarelle.
Va-t'en. Laisse-moi seul avec Polichinelle.
[Sganarelle sort. Le Montreur entre dans le guignol, où l'on verra
paraître tour à tour ses marionnettes.]
SCÈNE III
DON JUAN, LE MONTREUR
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [surgissant dans le guignol.]
Raoutaoutaou!… Raoutaoutaou!…
DON JUAN.
Ah! c'est lui! le voilà!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
C'est moi Pul! c'est moi ci! c'est moi nel! c'est moi la!
C'est moi cognant mon nez à toutes les coulisses!
DON JUAN.
Ah! ce théâtre-là fit toujours mes délices!
Pourquoi te cognes-tu?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Pourquoi se cogne-t-on?
Parlant du nez pour imiter le mirliton,
Et frappant de grands coups pour imiter la gloire,
Je chante un air qu'en France on m'apprit à la foire.
[Il chante.]
«C'est moi le fameux Mignolet,
Général des Espagnolets,
Qui fais trembler toutes les femmes!»
DON JUAN, levant une coupe et chantant.
C'est moi le fameux Burlador,
Qui porte à sa ceinture d'or
Le trousseau des clefs de leurs âmes!
S'interrompant, à Polichinelle.
Je fais aussi des vers!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Et chevillés, encor!
DON JUAN.
Apprends que les beaux vers comme les belles filles
Peuvent négligemment laisser voir leurs chevilles!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Tu dis toujours le mot qui sent un peu la chair,
Don Juan!
DON JUAN.
Tu sais mon nom?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Oui, confrère!
DON JUAN, un peu choqué.
Oh! mon cher,
En quoi confrère?
LA MARIONNETTE DE POUCHINELLE.
En paillardise!
DON JUAN, l'imitant.
En paillardise?
Tu dis toujours les mots qu'il ne faut pas qu'on dise,
Pulcinella!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Je suis plus rouge et toi plus fat:
Mais nous serons pareils le jour de Josaphat!
DON JUAN.
Drôle!
Polichinelle sonne.
Que sonnes-tu?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Mais l'heure solennelle
Qui confronte Don Juan avec Polichinelle!
DON JUAN.
Alors, vous me traitez de…
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Pour être poli,
Ne disons pas Poli… chinelle, mais Poly…
Game!
DON JUAN.
Et, pour être exact, disons myriagame!
Et rends-moi mon enfance en nasillant ta gamme!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Do, ré, mi, fa, sol…
DON JUAN.
Oui…
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Marchand de parasol!
DON JUAN, [se souvenant.]
Je revois un petit garçon pâle, au grand col,
Pale d'être à Guignol auprès…
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
De qui?
DON JUAN.
Des filles,
Dont le rire absolvait toutes tes peccadilles!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Do, ré, mi…
LA MARIONNETTE DE CASSANDRE, [apparaissant dans le guignol.]
Tu m'as pris ma fille, suborneur!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Vous m'ennuyez!
Il le tue.
DON JUAN.
C'était déjà le Commandeur!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
J'aime Charlotte!
LA MARIONNETTE DE PIERROT, [apparaissant dans le guignol.]
Elle est à moi!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Mais il m'ennuie!
Marchand de parapluie!
Il le tue.
Il faut vivre sa vie!
UN CHIEN [apparaissant dans le guignol et sautant à la tête de
Polichinelle.]
Ouah!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Ce chien vit sa vie: il m'a mangé le nez!
DON JUAN.
Ah! comme elles riaient de tous les coups donnés
Sur les Pierrot naïfs et les Cassandre probes!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Qui?
DON JUAN.
Les filles. J'étais assis entre leurs robes.
Leur beauté m'étonnait.
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Leurs mollets étaient nus?
DON JUAN.
Tais-toi!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Car la beauté, moi, tu sais!… Je connus
Le philosophe Bayle à Rotterdam. Ce Bayle
N'était même plus sûr qu'Hélène eût été belle.
DON JUAN.
Le cuistre! La beauté d'Hélène! Cuistre impur!
La seule chose au monde, encor, dont je sois sûr!
Hélène! Hélène! où donc est-elle, que je parte?
[Une Poupée apparaît dans le guignol: Il pousse un cri.]
Oh!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Déjà de retour de ton voyage à Sparte?
DON JUAN.
Hélas! sous le ciel gris de ce siècle étouffant,
La grande Hélène est morte!
[Contemplant avec admiration la Poupée.]
Oh! la jolie enfant!
Quoi! cet astre éclatant sur cette obscure scène?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Car pour le consoler de la perle d'Hélène
Il suffit d'une bûche avec des cheveux blonds!
Vous voyez bien, Signor, que nous nous ressemblons!
A la Poupée.
Je t'aime!
DON JUAN.
Nous n'avons pas le même système!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [à Don Juan.]
Plaît-il?
DON JUAN.
On est brûlé quand on a dit: «Je t'aime!»
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Comment faut-il agir?
DON JUAN.
Ni trop tôt, ni trop tard!
Ah! voyons, séduis-la…
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Que faire?
DON JUAN.
C'est un art.
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Du pied?
DON JUAN.
C'est trop serin!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Ou de l'œil?
DON JUAN.
C'est trop carpe!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
De quoi dois-je avoir l'air?
DON JUAN.
D'un gouffre!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Je m'escarpe!
DON JUAN.
Elle attend. Elle sent qu'on va l'avoir. On l'a.
Et l'on regarde ailleurs…
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Ah! oui, comme cela?
DON JUAN.
Un silence effrayant, c'est mon système. On trompe
Sans mentir, comme fait l'horizon.
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Je m'estompe!
DON JUAN.
Et la femme s'embarque. Ah! goûtons ce moment
Où la planche qu'il faut à tout embarquement
Tremble à cause du pas qui se pose sur elle…
Car la barque jamais ne vaut la passerelle!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Ça ne vient pas.
DON JUAN.
Que vas-tu faire maintenant?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Si je lui faisais lire un livre inconvenant?
DON JUAN.
La devoir à Boccace ou bien à Straparole?
J'aurais l'horreur de ça!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [à la Poupée.]
Charlotte, une parole?
Non?
Il la frappe.
Pan!
DON JUAN.
Nous différons encor dans les moyens.
On ne bat pas la femme, on la fait souffrir.
LA POUPÉE, [intéressée, à Don Juan.]
Tiens?
Comment?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [à Don Juan.]
Toi, tu veux plaire à ma marionnette…
Il frappe encore la Poupée.
Elle est honnête! Elle est honnête! Elle est honnête!
DON JUAN.
Elle est morte!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
C'est ce que je disais!
[Lançant le corps de la Poupée en l'air.]
Hop là!
DON JUAN.
Alors, le Diable vient?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Non, le guet.
DON JUAN.
Coupons la
Scène du guet.
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Couper cette admirable scène.
Soit! Le juge!
DON JUAN.
Coupons!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Cette scène où j'assène?…
Soit! Le bourreau!
DON JUAN.
Coupons!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Oh! si l'on coupe tout!
DON JUAN.
Selon l'heure, on adapte un chef-d'œuvre à son goût;
Et, ce soir,—le surplus me semble expédiable,—
J'aimerais voir quelqu'un emporté par le Diable!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Ce soir?
Il agite sa cloche.
DON JUAN.
Que sonnes-tu?
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
L'heure du loup-garou!
Tremblant.
J'ai peur… Je sens qu'il vient… Il va venir…
DON JUAN.
Par où?
Par derrière… Pourquoi retournes-tu la tête?
LA MARIONNETTE DU DIABLE, [apparaissant dans le guignol.]
Crrrrr!…
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [tapant sur le Diable.]
Pan!—Tiens! mon bâton s'est cassé! Sale bête!
[Le Diable a disparu.]
DON JUAN.
Tu changes de bâton?
LA MARIONNETTE DU DIABLE, [reparaissant.]
Crrrrr!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [tapant de nouveau.]
Pan! C'est inouï!
[Le Diable a disparu encore.]
DON JUAN.
On ne bat pas le Diable!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
On le fait souffrir?
DON JUAN.
Oui.
LA MARIONNETTE DU DIABLE, reparaissant.
Tiens! comment?
DON JUAN.
Tu verras quand tu seras grand.
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Peste!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [tapant à tour de bras sur le petit
Diable.]
Pan! un autre bâton!… Pan! un autre… Pan!…
DON JUAN.
Reste
Calme!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
C'est que j'ai peur!
DON JUAN.
Sans peur et sans remord…
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Il faut vivre sa vie…
DON JUAN.
Il faut mourir sa mort!
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE.
Il m'emporte! à quoi bon être brave? Je miaule!
DON JUAN, [au petit Diable.]
Alors, vous l'emportez comme ça sur l'épaule?
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
N'est-ce pas que c'est effrayant?
DON JUAN.
C'est curieux.
Mais comme il se tient mal!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Toi, tu te tiendrais mieux?
DON JUAN.
Oui.
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Toi, tu me ferais souffrir?
DON JUAN.
Oui. Ça te navre?
LA MARIONNETTE DU DIABLE, [changeant tout à coup de voix.]
Ça m'intrigue. Je pose un instant mon cadavre.
Je voudrais bien savoir, mon cher, par quel moyen…
DON JUAN.
Tiens!… et ça t'a coupé l'accent italien?
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
… Tu me ferais souffrir?
DON JUAN.
Tu sais bien que tu souffres
Quand tu suspens un être au-dessus de tes gouffres
Sans qu'il pâlisse! Quand tu l'emportes, tu veux
Qu'il se fasse traîner longtemps par les cheveux
Et s'accroche à tous les piliers du péristyle!
Tes cornes, sur le feu que ton mufle ventile,
Ne veulent secouer qu'un lutteur décousu…
Moi, quand tu m'auras pris, tu ne m'auras pas eu!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Pas eu? J'aime «pas eu»!
DON JUAN.
Pour m'avoir, mon bonhomme
Il faudrait m'avoir fou, rageant, et hurlant comme
Ce pitre! Ou bien l'œil clos, pâle, le souffle à bout,
Gisant… comme j'avais les femmes! Mais, debout,
On ne m'a pas! Je ris sous la porte où le Dante
N'a pas gravé pour moi sa phrase intimidante,
Car j'ai des souvenirs plus brûlants que tes crocs!
Seulement, moi, c'est moi!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
C'est-à-dire?
DON JUAN.
Un héros!
Fils des Conquistadors, la Femme est ma Floride.
Car, aussi brave qu'eux, j'ai voulu, plus avide,
Voir, de l'Inde où je suis, toujours, l'Inde où j'irai!
Ceux qui croient qu'en mourant je me repentirai
Ne m'ont pas regardé quand je sors d'une alcôve.
Je suis le monstre avec une âme, Archange fauve
Qui laisse vivre encor son aile de déchu!
Si, quand je passe, un souffle agite le fichu,
C'est que je n'ai pas fait comme Polichinelle
Qui porte dans son dos le cercueil de son aile!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Alors, tu n'as pas peur?
DON JUAN.
Ni de toi, ni des tiens!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Les flammes?
DON JUAN.
J'en fournis!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Et les cornes.
DON JUAN.
J'en tiens
Les plus braves ont peur; le maréchal Trivulce
Devant un diablotin en mourant se convulse;
Mais moi, je n'ai jamais tremblé que de désir.
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Toi, tu me supplieras de ne pas te saisir!
Je ne t'emporterai que vaincu.
DON JUAN.
Prends-en note:
Je suis sauvé!
LA MARIONNETTE DU DIABLE, [tendant sa petite main en dehors du guignol.]
Topons!
DON JUAN.
Tope dans ta menotte!
LA MARIONNETTE DU DIABLE.
Et tope dans ta main!
[La marionnette du Diable disparaît.]
DON JUAN.
Qu'est-ce que je fais là?
Et d'où vient qu'ayant bu si peu de Marsala,
Et quand déjà du bal l'heure charmante approche,
Je me laisse…
[On entend une cloche dans le guignol.]
Pourquoi sonne-t-il cette cloche?
D'où vient…
[Un fanal s'éteint sur la mer.]
—Et ce fanal, pourquoi s'est-il éteint?—
… Que je me laisse aller à dire à ce pantin
Des choses qu'à personne encor je n'avais dites?
Allons! c'est un couplet, Don Juan, que vous perdîtes!
Et l'heure…
[A ce moment, le Montreur sort du guignol. Mais il a rejeté son
costume de montreur, qui n'était qu'un déguisement. Il est le
Diable lui-même.]
Ah! c'était toi? Je comprends mon couplet!
SCÈNE IV
DON JUAN, LE DIABLE
LE DIABLE.
N'oubliez pas Polichinelle, s'il vous plaît!
DON JUAN.
Mais ce qu'il faut, ce soir, mettre dans ta sébile?…
LE DIABLE.
C'est votre âme!
DON JUAN.
Adieu donc, vous, la donna mobile!
LE DIABLE.
Le vieux montreur, signor, je suis le vieux montreur!
J'emporte dans mon sac un juge, un empereur,
Trois gueux; j'ai, profitant de leurs apoplexies,
Raflé deux sénateurs sous les Procuraties.
Venez-vous dans mon sac?
DON JUAN.
Non. Je peux marcher droit!
LE DIABLE.
Le vieux montreur, signor… En enfer!
DON JUAN.
Maladroit!
La cruauté, c'était de ne pas venir vite.
Naïf qui vient parler d'enfer, et qui m'évite
Le seul devant lequel Don Juan eût défailli!
LE DIABLE.
Oh! non, je te connais, tu n'aurais pas vieilli.
DON JUAN.
Si vous ôtiez vos gants à griffes de panthère
Pour souper avec moi, puisque, ce soir, j'enterre
Ma vie?…
LE DIABLE.
Oui… de garçon. Deux fauteuils de velours?
DON JUAN.
Toujours!
LE DIABLE.
Et deux couverts?
DON JUAN.
Toujours. J'attends toujours
Le Diable… ou Cléopâtre arrivant de Bubaste.
Quand c'est la Reine, all right! quand c'est le Diable, baste!
On entend une musique.
Et mon orchestre au loin…
LE DIABLE.
Toujours?
DON JUAN.
Toujours! Pas laid?
LE DIABLE.
Partons!
DON JUAN.
Ah!… mon manteau… hein?…
LE DIABLE.
Superbe.
DON JUAN.
Il fallait.
Très important, tout ça.—Nous partons?—Hein, la manche.
C'est un peu mieux coupé que par monsieur Dimanche?
Votre gondole est là?
Il appelle.
Le gondolier Caron?
Car c'est toujours Caron, j'espère?
LE DIABLE.
Fanfaron!
DON JUAN.
Oui, je suis un très grand fanfaron.
LE DIABLE.
Le beau sexe
L'exigeait.
DON JUAN.
Partons-nous?
LE DIABLE.
Pas encore.
DON JUAN.
Il vous vexe
De m'emporter léger?
LE DIABLE.
Soupons!
[Ils se mettent tous les deux à table.]
DON JUAN.
Espérez-vous
Que j'aurai le vin triste?
LE DIABLE.
On verra.
DON JUAN.
Sec ou doux?
LE DIABLE.
Sec!
DON JUAN.
Comment trouvez-vous la table avec les roses?
C'est un peu mon métier d'organiser ces choses.
LE DIABLE.
Très important aussi?
DON JUAN.
Oh! voyons! le décor!
Les meubles sont du Brustolone.
LE DIABLE.
Ah! c'est encor?…
DON JUAN.
Voyons, le bibelot… il encombre Cythère!
LE DIABLE.
Vous êtes tapissier?
DON JUAN.
Pour chambres d'adultère!
Et comment trouvez-vous le menu?
LE DIABLE.
Cuisinier?
DON JUAN.
Oh! voyons!… qui pourrait l'importance nier
Du jus dont on arrose et du lard dont on barde
Le lièvre romagnol et la caille lombarde?
Il faut se cuisiner soi-même pour l'amour!
On se met l'art et la littérature autour.
Les femmes ne sont pas si bêtes que l'on pense.
Elles savent très bien faire la différence,
Et que c'est bien meilleur avec un…
LE DIABLE.
Tapissier,
Chef d'orchestre, tailleur, cuisinier?…
DON JUAN.
Dame! il sied
Que la faute chatoie, intéresse et rutile!
Pourquoi donc es-tu noir, au fait? C'est inutile.
C'est un peu bête.
LE DIABLE.
Ah! oui?
DON JUAN.
Qu'est-ce qui t'a fait ça?
LE DIABLE.
L'encrier que Luther à ma tête lança!
DON JUAN.
Je t'aimais mieux en vert.
LE DIABLE.
Tu m'as vu?
DON JUAN.
L'Éden! Ève!
LE DIABLE.
Tu m'as?…
DON JUAN.
J'étais Adam!
LE DIABLE.
Tu t'en souviens?
DON JUAN.
En rêve.
Je crois nous voir encor sous le pommier bossu.
Quel est ce grand secret qu'alors nous avons su?
Nul ne l'a jamais dit… J'étais le premier homme.
Je mordais dans la pomme… et je vis, dans la pomme,
Souple et blanc,—comme toi, dans l'arbre, souple et vert,—
Onduler ton affreux diminutif…
LE DIABLE.
Le ver?
DON JUAN.
Je crache! et tu me dis: «Dans une autre il faut mordre.»
Je vis dans l'autre fruit le même ver se tordre;
Je crache! Tu dis: «Mords dans les autres!» Je mords:
Un ver! Je mords: un ver! Je mords: un ver! Alors:
«Tout beau fruit, nous dis-tu, n'est qu'un ver qui se cache.
Voilà ce grand secret qu'il ne faut pas qu'on sache.
Essayez maintenant de vivre en le sachant!»
LE DIABLE.
Essayez!
DON JUAN.
Nous avons réussi sur-le-champ.
Le feuillage ou, depuis, la Femme se dérobe,
Nous octroya le vice en nous donnant la robe,
Et le moyen par nous fut bientôt découvert
D'oublier un instant que tout contient un ver!
LE DIABLE.
De là Don Juan.
DON JUAN.
De là le héros qui se venge
Et crie en s'éloignant: «Lève ton glaive, Archange,
Pour garder le jardin du maître généreux
Qui nous a fait cadeau d'un arbre aux fruits véreux;
Quant à moi, j'y renonce, et, lâchant avec joie
L'échelle de Jacob pour l'échelle de soie,
Je ris du Paradis qu'aux purs vous réservez,
Car, pour un de perdu, mille de retrouvés!»
LE DIABLE.
Mille et trois!—Je ne suis pas très enthousiaste
D'une explication qui sent l'Ecclésiaste!
DON JUAN.
Oui, puisque tout n'est rien…
LE DIABLE.
Tâchons qu'un rien soit tout!
DON JUAN.
J'ai su créer un fruit du plus sublime goût!
LE DIABLE.
Alors, le ciel?
DON JUAN.
Quand je m'empare d'un visage,
Je réduis dans les yeux le ciel à mon usage!
LE DIABLE.
La vérité?
DON JUAN.
Sortant d'un puits de falbala,
C'est la femme!
LE DIABLE.
La gloire?
DON JUAN.
Il n'en est qu'une: la
Seule Victoire qui, sans fiction verbale,
Vienne vraiment chez nous dénouer sa sandale!
LE DIABLE [se lève, la main posée sur l'épaule de Don Juan.]
Et je t'emporte donc, ravi d'avoir été?…
DON JUAN, [se levant aussi.]
Le seul héros qu'admire au fond l'humanité!
Mais lis leurs livres! vois leurs drames! tout l'atteste!
Vois de quel œil luisant la vertu me déteste:
Qu'attendent du pouvoir tant d'hommes plats et lourds
Que se croire un instant ce que je suis toujours?
Vois avec quelle ardeur d'exégèse et d'envie
Le nez des professeurs s'est fourré dans ma vie!
Qui n'admire en secret que j'ose le baiser
Qu'il s'est senti trop lâche ou trop laid pour oser?
Je suis leur nostalgie à tous! Il n'est pas d'œuvre
—Malgré ton sifflotis d'ancienne couleuvre,—
Il n'est pas de vertu, de science ou de foi
Qui ne soit le regret de ne pas être moi!
LE DIABLE.
Que va-t-il t'en rester?
DON JUAN.
Ce qui reste à la cendre
D'Alexandre: elle sait qu'elle fut Alexandre
Mais puisque j'ai moi-même été tous mes soldats,
Moi, j'ai moi-même possédé!
LE DIABLE.
Tu possédas?
Posséder, c'est leur mot. Mais, cher immoraliste,
Qu'as-tu donc possédé?
DON JUAN, appelant.
Sganarelle!…
SCÈNE V
DON JUAN, LE DIABLE, SGANARELLE
DON JUAN, [à Sganarelle qui entre.]
Ma liste!
SGANARELLE, [épouvanté à la vue du Diable.]
Oh!
DON JUAN.
Oui. Prends le rubis. Et pars.
SGANARELLE, [au Diable.]
Vade retro!
[A Don Juan, en lui remettant la liste.]
Faudra-t-il que je dise à?…
DON JUAN.
Non. Elles sont trop…
[Sganarelle sort.]
SCÈNE VI
DON JUAN, LE DIABLE
LE DIABLE.
Personne?… Pas un fils?
DON JUAN.
Ce n'était pas la peine.
C'est Staphylus, le fils de l'ivrogne Silène,
Qui, le premier, coupa le vin noir d'un peu d'eau.
Qu'un fils mette de l'eau dans mon vin?… Non. Rideau.
E finita… Bonsoir!—Partons-nous?
LE DIABLE.
Pas encore!
C'est ce mot «posséder» qui me… Non que j'ignore
Ce que le Diable entend par la possession;
Mais l'homme… posséder… posséder!… Hein! si on
Fixait un peu le sens de ce verbe actif?
DON JUAN.
Faune!
Je vois l'obscénité luire dans ton œil jaune!
LE DIABLE.
Dans le plat des grands mots je mets mon pied…
DON JUAN.
De bouc!
LE DIABLE.
«Chacun s'en fut coucher», est-il dit dans Marlbrough:
C'est cela, posséder? Ce n'est pas plus terrible?
DON JUAN.
«Alors, il la connut», est-il dit dans la Bible.
Posséder, c'est connaître! Ah! connaître! ah! savoir!
Et tu vois bien que c'est terrible!
LE DIABLE.
Il faut avoir
Connu pour?…
DON JUAN.
Posséder!
LE DIABLE.
Et tu les as connues?
DON JUAN.
J'ai serré contre moi leurs âmes toutes nues.
Pas un ne lisait mieux dans leur jeu! Qui? Lauzun?
Richelieu?… Des enfants qui me singeaient! Pas un
Ne leur a fait pétrir, par sa vision claire,
Tant de petits mouchoirs en tampons de colère!
Ah! je peux déchirer la liste!
LE DIABLE.
Oui, c'est cela,
Déchirons-la!
DON JUAN.
Je sais les noms!
LE DIABLE.
Déchirons-la!
DON JUAN.
Je sais le nom, le jour, la raison, le mensonge!
Tous leurs secrets sont là! Ma main distraite plonge
Dans tous ces souvenirs d'un soir ou d'un matin,
Et le vainqueur pensif joue avec son butin!
Je t'en raconterai si cela t'intéresse!
Il suffit, pour que tout un être m'apparaisse,
Qu'entre mes dents je mâche un nom, comme une fleur.
LE DIABLE.
Mettons dans ton chapeau les morceaux de ton cœur!
DON JUAN.
Et, tu sais, pas un nom de personne facile
Là-dedans!
LE DIABLE.
Déchirons! Il faut en faire mille
Et trois…
DON JUAN.
Car je tenais à flairer le remords.
LE DIABLE.
Déchirons!
DON JUAN.
Les lions ne touchent pas aux morts.
Je ne touchais qu'aux chairs qui sentent encor l'âme.
Tiens! à nous deux, nous déchirons toute la femme!
LE DIABLE.
Je vois que l'alphabet tout entier vous aima,
Depuis A jusqu'à Z…
DON JUAN.
Je tiens le Z… Zulma.
Il reste encor du B. Là… les quatre Brigittes…
C'est fini.
LE DIABLE.
Maintenant…
[D'un geste d'escamoteur, il fait brusquement apparaître un petit
violon.]
DON JUAN.
Quoi! tu prestidigites?
LE DIABLE.
J'ai toujours dans ma poche un petit violon…
Le vieux montreur est un maître de danse… et lon
Lon la!… qui fait tourner jusqu'aux feuilles dormantes…
Chante, toi dont, la nuit, le diable va jouant,
Violon fait du bois dont on fait les amantes,
Sous l'archet fait du bois dont on fait les Don Juan!
Tout en jouant, il parle aux petits morceaux de papier, qui se
mettent à frémir mystérieusement.
Dansez, petits débris d'une vie enivrée!
Gavotte…
DON JUAN.
Qu'as-tu donc à danser comme un fol?
LE DIABLE.
C'est la Gavotte de la Liste Déchirée…
Soulevés par vos noms, palpitez sur le sol!
DON JUAN, regardant tourner les morceaux de la liste.
Où vont-ils? Où vont-ils?
LE DIABLE.
Je crois qu'ils ont envie
De s'envoler! Ah! ah! Si vous vous envolez,
Papillons que devait devenir cette vie,
Envolez-vous, blancs, blancs, sur la lagune! allez!…
Les débris ont tourbillonné dans l'air, et, s'éparpillant au loin
comme une neige, ils retombent sur l'eau.
Farandole…—Et soudain, sur l'eau qu'un souffle moire,
Chacun des doux morceaux qui porte un nom charmant
Grandit! grandit! s'allonge en silhouette noire,
Devient une gondole, et glisse lentement!
A ce moment des gondoles apparaissent sur la lagune.
DON JUAN.
Quelle est cette flottille étrange?
LE DIABLE.
Barcarolle!
N'étant qu'un bercement, qu'une étreinte et qu'un deuil,
Chacun de tes amours n'était qu'une gondole;
Regarde-le passer, barque, alcôve et cercueil!
DON JUAN.
Oh! comme mes amours vont vite au clair de lune!
LE DIABLE.
Vois-les s'entrecroiser, aigus, sombres, étroits…
DON JUAN.
Des gondoles encore!
LE DIABLE.
Elles sont mille et une!
Elles sont mille et deux! Elles sont mille et trois!
[Aux gondoles, qu'on voit déjà se rapprocher de la terrasse.]
Venez! venez!…
DON JUAN.
Chacune est un astre qui rode!
LE DIABLE.
… Gondoles dont mon geste est le seul gondolier!
Veux-tu que cette longue au fanal d'émeraude
Dépose son fantôme au bas de l'escalier?
DON JUAN, tressaillant.
Comment?
LE DIABLE.
Dois-je héler le fanal d'améthyste?
DON JUAN.
Ces prestiges flottants ne sont pas vides?
LE DIABLE.
Non.
Chaque gondole, étant un morceau de la liste,
Porte une ombre de femme éclose de son nom!
Toutes sont là! Car, plus puissant que Paracelse,
J'ai dédoublé leur vie ou réveillé leur mort.
Laquelle, se levant des coussins noirs du felse,
Veux-tu voir, sur le quai, poser son soulier d'or?
DON JUAN.
Plusieurs!
LE DIABLE, criant, penché vers l'eau.
Hop! débarquez!
DON JUAN, prenant le candélabre de vermeil, va se poster immobile
au haut de l'escalier.
Ils montent, les fantômes!
Des femmes, une à une, apparaissent au haut de l'escalier émergeant
de l'ombre.
LE DIABLE.
Tous du grand masque blanc de Venise masqués!
DON JUAN.
Souliers blancs, sur le marbre écrasez des aromes!
Et, posant la girandole, il se jette dans un fauteuil.
LE DIABLE, gambadant et jouant du violon.
Hop! débarquez!
UNE OMBRE.
Bonsoir, Don Juan!
LE DIABLE.
Hop! débarquez!
Des femmes, lentement, toutes pareilles, avec le grand manteau,
le masque et l'éventail, continuent d'émerger.
DON JUAN.
C'est le débarquement de Cythère!
LE DIABLE, redescendant, à Don Juan, tout en jouant toujours.
Et, remarque,
Peint par l'inquiétant Longhi, pas par Watteau!
Il n'est plus là, le doux Watteau, quand on débarque!
DON JUAN.
Les ombres d'argent bleu montent l'escalier d'eau!
LE DIABLE.
Chacune exactement sur l'autre se compose,
Résumant tout l'amour dans son frêle attirail:
Le masque, le manteau, l'éventail et la rose…
DON JUAN.
La rose, le manteau, le masque et l'éventail!
Toute la scène est envahie d'Ombres qui ne cessent de débarquer.
SCÈNE VII
DON JUAN, LE DIABLE, LES MILLE ET TROIS OMBRES
TOUTES LES OMBRES.
Bonsoir, Don Juan!
DON JUAN, galamment, aux Ombres.
Vous offrirai-je quelque chose?
Une glace? un beau fruit? le plus léger gâteau?
Et, tout en vous laissant l'éventail et la rose,
Puis-je vous enlever le masque et le manteau?
LE DIABLE, vivement, et frappant sèchement de l'archet le bois du violon.
Non!
Don Juan se lève, regardant le Diable avec surprise. Celui-ci
reprend plus doucement, en saluant:
Mais dans le manteau chacune restant close,
Derrière l'éventail, en trois mots, te fera
Le portrait de son âme en effeuillant sa rose,
Et si tu dis son nom le masque tombera!
UNE OMBRE.
Moi…
Elle continue à l'oreille de Don Juan.
DON JUAN.
Tout bas?
LE DIABLE.
A moins que l'on ne trouve une femme
Pouvant se raconter tout haut!
DON JUAN, caressant la main de l'Ombre.
Vous…
LE DIABLE.
Rien que l'âme!
Pas de chair!
DON JUAN, à l'Ombre.
Chaque fois, un remords régulier?
Vous avez toujours eu la vertu d'escalier,
Lucile!
UNE OMBRE.
Ah! le charmeur!
DON JUAN.
Tu vois que c'est facile!
LA MÊME OMBRE.
Rien qu'en disant: Lucile…
DON JUAN.
Oui, je dis bien: Lucile.
L'OMBRE.
Vous me persuaderiez que je la suis…
DON JUAN.
Quoi?
LA MÊME OMBRE.
Non!
DON JUAN.
Mais…
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Vous…
[Il veut encore prendre la main de l'Ombre.]
LE DIABLE, lui donnant un coup d'archet sur les doigts.
Pas de chair!
DON JUAN.
Oh! je sais votre nom!
Vous… vous… vous… Quelle erreur voudrait-on que je fisse?
Vous… c'est vous, vous savez… soir de feu d'artifice…
Dans la foule on perdit votre mère et son chien…
LA MÊME OMBRE.
Oui, je me tenais mal…
DON JUAN.
Mais je vous tenais bien,
Suzanne!
LA MÊME OMBRE.
Non!
DON JUAN.
Comment? Mais ces détails…
LE DIABLE.
Sommaires.
DON JUAN.
C'est vrai que dans ma vie il y eut tant de mères,
Tant de chiens et tant de feux d'artifice!…
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Vous… vous… vous… vous… Comment? Déçue un peu? Pourquoi?
On ne fait jamais bien l'amour sur une cime:
Votre Altesse toujours fut trop sérénissime!
LA MÊME OMBRE.
Non!
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Vous… Bellaggio… Villa des Anthémis…
Miss Ethel…
LA MÊME OMBRE.
Non!
DON JUAN.
Comment?
LE DIABLE.
Pas plus Ethel… que Miss!
DON JUAN.
Attendez donc… Ce cœur nostalgique, où donc l'ai-je?…
Ah! c'est la fille du concierge du collège!
LA MÊME OMBRE.
Non!
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Ce cœur crevant comme un œillet trop gros…
Ah! c'est mon petit soir de course de taureaux,
Conchita!
LA MÊME OMBRE.
Non!
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Ah! cette fois-ci…
LE DIABLE.
Qui est-ce?
DON JUAN.
Ma tante… qui fut si jalouse de ma nièce!
LA MÊME OMBRE.
Non!
DON JUAN.
Par exemple!
Il écoute une autre Ombre.
Ah! vous… Ce mot vous divulgua:
Démasquez votre nez kalmouck, princesse Olga!
L'OMBRE.
Non!
DON JUAN.
Comment?
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Lucy… Vous avez lu Brantôme.
LA MÊME OMBRE.
Non…
DON JUAN, la repoussant.
Oh!
LE DIABLE.
Tu ne vas pas m'abîmer un fantôme!
DON JUAN.
On me trompe!
LE DIABLE.
On te dit la vérité.
DON JUAN, prêtant l'oreille à une Ombre.
Eh bien?
Au Diable.
Elle ne me dit rien?
LE DIABLE.
C'est qu'il n'y avait rien!
DON JUAN.
Luce… Anne… Emma… Zoé… Berthe… Emmeline…
LE DIABLE.
Cherche!
UNE AUTRE OMBRE.
Moi?…
DON JUAN.
Vous? Il est tourné… Vous, tendez-moi la perche!
Ôtez ce masque!
[L'Ombre ôte son masque, et apparaît encore masquée.]
Un autre?
[Et, sans se démasquer, elle ôte successivement plusieurs masques.]
Un autre? Un autre? Elle a
Encor?… toujours?…
LE DIABLE.
Toujours. Elle est de celles-là
Qui pour visage n'ont que des couches de masques.
DON JUAN.
Mais je ne suis pas gris! Le vin est dans les flasques!
J'ai peur de tous ces yeux qui me regardent droit!
Oh! les yeux, ce n'est pas de la chair, j'y ai droit!
Les yeux vont m'éclairer!… L'obscurité redouble?
Ils ne sont plus énigmatiques?
LE DIABLE.
Ça te trouble?
DON JUAN.
C'est difficile à reconnaître!
LE DIABLE.
Oui, sans la peau.
Sans les cheveux, et même un peu sans le chapeau!
DON JUAN.
Je ne retrouve pas ces regards de bacchantes!
LE DIABLE.
Les bacchantes n'étaient peut-être pas fréquentes!
DON JUAN.
C'est la première fois qu'il me semble les voir,
Ces yeux simples et grands!
LE DIABLE.
C'est qu'elles ont, ce soir,
Avec le vrai regard qui vient de leurs aïeules,
Les yeux qu'elles avaient quand elles étaient seules!
DON JUAN.
Tu mens!
LES OMBRES, [riant.]
Ah! ah! ah! ah!
DON JUAN.
Oui, oui, riez, riez!
Je savais bien enfin que vous vous trahiriez!
On reconnaît la gorge au rire! et l'on peut dire…
Mais quel rire, ce soir, ont-elles donc?
LE DIABLE.
Le rire
Qu'entre elles quelquefois peut-être elles ont eu,
Mais qui ne fut jamais d'aucun homme entendu!
DON JUAN.
Non, je le connaissais!
LE DIABLE.
Ah! ah! un être! un être!
Est-ce qu'on le connaît? Est-ce qu'on peut connaître?
DON JUAN.
Il a beau gambader comme un singe, il a beau…
Je les reconnaîtrai… je prendrai le flambeau…
UNE OMBRE.
Ah!
DON JUAN.
Ce rire, là-bas, si méchamment fantasque…
Archangela Tarabotti, la Monégasque!
LA MÊME.
Non!
[De nouvelles Ombres arrivent sans cesse.]
DON JUAN.
Il en vient encor!
LE DIABLE.
Débarquez!
DON JUAN.
Terre et cieux!
J'en connaissais bien une! Allons, donnez vos yeux!
Je vous dis de donner vos yeux!… Non, plus un rire!
Elvire est parmi vous: je l'ai connue, Elvire!
LE DIABLE.
Cherche donc!
DON JUAN.
Je prendrai le grand flambeau doré…
[Il saisit le flambeau.]
LE DIABLE.
Cherche!
DON JUAN.
Et toute la nuit, s'il faut, je scruterai,
Promenant la lumière à hauteur de vos têtes,
Ces deux gouffres étroits au fond desquels vous êtes!
LE DIABLE.
Chante, mon violon.
DON JUAN.
Oh!
LE DIABLE.
Pourquoi ces fureurs?
Cherche!
DON JUAN.
Oui, toute la nuit… Doucement! Mes erreurs
Ne comptent pas. C'est maintenant que je commence.
Ces yeux de drame… Olga?
L'OMBRE.
Non!
DON JUAN, [s'adressant à une autre Ombre.]
Ces yeux de romance…
Lucy?
L'OMBRE.
Non!
DON JUAN.
Doucement… Si l'on recommençait?
Ces yeux-là… Doucement… Ces yeux-là… c'est… c'est… c'est…
[Et Don Juan, d'Ombre en Ombre, cherche. Le rideau tombe
lentement.]
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