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La Douleur; Le vrai mistère de la Passion

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LA DOULEUR

La douleur s'affirme comme le principe de toute poésie.

Ouvrez n'importe lequel de ces grands livres, monuments indestructibles de la pensée humaine que, de leurs mains diligentes, avec des matériaux purs comme l'or et solides comme le bronze, élèvent, d'âge en âge, les poètes souverains, une plainte infinie émane des cantiques, des nombres harmonieux, des strophes où leur cœur dolent s'est épanché. L'Humanité se plaît à orner ses tristesses, à cultiver des fleurs sur les champs de bataille comme sur les tombeaux. Elle se plaît à magnifier les tourments qui la déchirent et, par des incantations voluptueuses, à détourner les orages qui grondent sur sa tête. Aussi bien dans les poèmes lyriques où le meneur du jeu parle en son propre nom, que dans les fictions objectives de l'épopée et du drame, les fils de la douleur, c'est-à-dire tous les hommes dignes de ce nom, recherchent l'alibi intellectuel, cette ivresse miraculeuse qui naît spontanément de la parole cadencée et qui, sans nul grossier breuvage, porte dans les esprits une délectation plus qu'humaine, enfonce dans les cœurs mainte épine délicieuse, transforme le désespoir en mélancolie, ouvre les chemins du rêve, nuance de teintes chaudes ou délicates les horizons quotidiens, les rudes et banales perspectives de l'existence coutumière.

La poésie : auguste religion, culte le premier de tous, le plus universel qui, parmi tant de ruines et de funestes décombres, élève en plein azur, tel au printemps du monde, le sanctuaire de sa jeunesse, tantôt en pierre grise comme Notre-Dame, tantôt en marbre blanc, comme le Parthénon ; qui sourit au désastre ; qui, victorieux du temps et des révolutions, prépare aux blessés, aux meurtris, un asile pacifique et des refuges amicaux. A l'amour déçu, à l'orgueil outragé, à la tristesse de vieillir, la Muse, comme un baume réparateur, comme un électuaire de Jouvence éternelle, propose les grandes images des poètes fantômes éplorés dont les voix mélancoliques, s'accordant au rythme des sanglots, effacent dans la mémoire les deuils, les revers, les humiliations, dispersent les regrets et font moins rude le chemin.

Évoquer les aspects de la douleur chez les poètes serait déduire l'histoire de la poésie elle-même, dérouler comme une fresque, sur les fonds orageux de la passion et du rêve, toutes les figures pathétiques, les ombres dolentes ou furieuses que trente siècles ont produites à la lumière, que rhapsodes, troubadours et minnesingers, comme Faust ramenant Hélène, de la nuit primordiale ont revêtues d'une existence plastique, d'une forme impérissable désormais. Faces livides, regards noyés de pleurs, visages convulsés par de suprêmes angoisses, mains suppliantes, fronts voilés, bras tendus pour l'imprécation ou la prière, le groupe passe, à travers les siècles, telle une sombre et lente panathénée. Avec des gestes furieux ou lamentables, chacun des fantômes atteste la pérennité de la souffrance, le tourment quotidien, la rapidité des jours qui nous emportent, la misère, la peine, les vains soucis, les efforts démesurés, la volonté même de vivre qui, suivant Schopenhauer, est le pire des tourments. Et ce sont les mères en deuil, les amants délaissés, les rois déchus, les guerriers en déroute, les héros calomniés, la Fatalité posant une chape de plomb sur les plus fiers désirs, la mort injuste ou prématurée qui fauche dans sa première fleur la beauté, le génie et l'espérance, les veuves et les mères en larmes devant les ondes meurtrières et, sur les bûchers funèbres, les jeunes hommes couchés sous les yeux de leurs parents.

De Priam, arrachant sa barbe grise aux pieds d'Achille, embrassant les genoux du meurtrier pour en obtenir le cadavre de son fils, jusqu'au roi Lear hululant sa folie et l'horreur de sa détresse par la bruyère déserte des Cornouailles, tandis que le vent gémit et que vocifère la tempête, jusqu'au père Goriot râlant son agonie sur le grabat de la pension Vauquer ; depuis Ariane abandonnée au rocher de Naxos, jusqu'à Gretchen dans son réduit gothique, lamentant aux pieds de la Vierge maternelle sa faute et le départ du tant aimé ; depuis Hécube, la vieille Hécube, tantôt hurlant comme une chienne, au bord des flots, son deuil de reine et son deuil de mère, tantôt aveuglant l'assassin perfide, l'hôte parjure de son dernier-né, vengeant le sang des priamides sur la race de Polymestor ; depuis Niobé, voilant son front de marbre devant sa jeune postérité succombant autour d'elle, sous l'arc du dieu qui commande à Ténédos, jusqu'à Rachel accroupie et gémissante, pleurant, sous un palmier, les fils de ses entrailles dans la maison joyeuse et ne voulant pas être consolée à cause qu'ils ne sont plus ; depuis Xerxès en fuite, exécrant Salamine et la chute du grand royaume, jusqu'à Rodrigue, vagabond, parcourant après la défaite le désert de la Sierra et jetant aux aigles ses cris désespérés ; depuis Job sur son fumier, disant aux vers du sépulcre : « Vous êtes mes frères! », jusqu'à Timon dans sa caverne, crachant aux parasites la haine et le dégoût de son vieux cœur, partout, sans acception de climat, d'époque ou de langage, sous l'armure aux nielles d'or, sous le chiton dorien aux plis bien ordonnés, parmi les lauriers-roses et les myrtes d'Hellas, ou dans le ténébreux décor du moyen âge, qu'elle inspire les amènes odelettes d'Horace ou le kinnoth effréné du Psalmiste, la Muse, toujours au laurier des poètes conjugue les rameaux funestes et du cyprès. Un fleuve de sang et de larmes jaillit parmi les fontaines du Parnasse. Une plainte éperdue, à travers les échos des civilisations, une plainte se répercute. Elle gronde comme un ouragan ; elle gémit comme la bise d'automne, elle pleure à l'unisson des abandonnés et de sa plainte eurythmique les console pieusement.

Tel, aux bords du Strimon désert, par les campagnes jamais exemptes de frimas quand, parmi les sacra des dieux et l'orgie du nocturne Bacchus, les femmes sarmates eurent dispersé à travers champs les membres dilacérés d'Orpheus, la tête arrachée au col marmoréen, que, dans un tourbillon, l'Hebrus aux froides ondes roulait, de sa bouche glacée, invoquait Eurydice. « Ah! lamentable Eurydice », appelait son âme fugitive. Le fleuve et les rivages soupiraient : « Eurydice » après lui!

*
*  *

Dans ce lourd et somptueux héritage, dans ce trésor de larmes amassé par les poètes d'autrefois et légué à l'attentive postérité, il convient,

Ainsi qu'on choisit une rose
Dans les guirlandes de Saaron,

de prendre quelques types caractéristiques et nettement définis. Afin de circonscrire un sujet trop vaste qui, pareil à la mer, n'a d'autre limite qu'un horizon sans cesse reculé, que des vagues fécondes en naufrages, il faut borner sa route et choisir son chemin.

Voici, d'abord, le monde biblique, monde si loin de nous et, pourtant, si fort incorporé à notre vie actuelle. Dans la Bible des Hébreux, les pauses de douceur n'abondent guère. Elles apparaissent d'autant plus suaves qu'elles forment avec l'aridité générale un contraste délicieux.

C'est un chant de rossignol dans la tourmente. C'est une fleur d'asphodèle. C'est un lis éclos parmi les roches sanglantes et les durs cailloux du Sinaï. L'épisode si noble, si émouvant de Jacob, défendu par son plus jeune fils, remettant sa vieillesse à la tutelle de ce dernier-né, le geste de l'Œdipe biblique appuyé sur l'épaule du berger adolescent trouva, dans le Joseph de Méhul, une sobre illustration musicale dont M. Delmas, impeccable et fier artiste, vous fera goûter la ligne pure et les fraîches couleurs.

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Bientôt, le soleil décline à l'horizon du monde attique.

« La Grèce, dit Renan, avait créé la science, l'art, la philosophie, la civilisation, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d'art tellement fines que les raffinés d'à présent les conçoivent à peine. »

Mais, bientôt, la sève s'est tarie. En pleine jeunesse, l'Hellade aimée des dieux est morte comme Achille, frappée en plein combat. Elles ont vécu, les républiques de Phidias et de Platon! Alexandre, qui porta le surnom de Grand, grand surtout par l'abaissement des peuples qui l'entourent, a vendu trente mille Grecs, au lendemain de Chéronée.

Et, depuis, Rome, poursuivant son œuvre et continuant son empire, dicte des lois à l'univers. Octave, à présent revêtu de la pourpre impériale, a fermé le temple de la Guerre, fait son concordat avec le parti des riches et le pouvoir sacerdotal. Après quatre cents ans de luttes et de conquêtes, le rêve de Socrate se réalise en tout point. L'univers n'a plus qu'un seul maître. La Paix romaine est proclamée.

Or, voici qu'un malade charmant, poète officiel qui — dirait Veuillot — « fait des vers pieux, sur commande », le librettiste du Chant Séculaire et de La Cantate à Drusus, l'aimable Horace, fuyant les embarras de la Cour, au pays sabin, dans sa villa du mont Soracte, plaint, à son tour, les voluptés éphémères, les jours fugaces et la brièveté des roses. Mais, puisqu'il faut rejoindre, tôt ou tard, le vieil Énéas, dans la demeure des ombres ; puisque les lunes diligentes réparent le décri des célestes demeures ; puisque les amours s'envolent et que le règne de Cynara est à jamais fini, que le jeune esclave apporte des parfums : il sied de boire, de couronner son front en écoutant la voix de Néère aux chants mélodieux.

Cette acceptation de la vie et le calme sourire du poète devant les lois inéluctables, cette acceptation de la Mort et de la Vieillesse ne va pas sans grandeur. Le polythéisme gréco-latin avait fait les âmes des hommes à l'image de ses dieux, pacifiques et lumineuses, pleines de raison, de sérénité.

Aux confins de l'ancien monde, vers les bords mystérieux où se lève l'aurore, un poète qui, certes, ne connaissait point Horace, ému comme lui par la fragilité des choses et les dons précaires du bonheur, a, comme lui, célébré les festins, les coupes débordantes et, sous les pêchers en fleurs, la joie incomparable de boire comme un immortel. C'est Li-taï-pé. Remplacez le khin du Chinois par la lyre ou la flûte. Au lieu du singe oriental qui pleure sur les tombeaux, faites gémir le nocturne hibou, la chevêche de mauvais augure : La Chanson du Chagrin, composée au IXe siècle par un favori de l'empereur, Ming-Hoang, aura place dans chaque florilège entre les vers de Flaccus et ceux d'Anacréon. La voici :

Le maître de céans a du vin : mais ne le versez pas encore.
Attendez que je vous aie chanté La Chanson du Chagrin,
Quand le chagrin vient, si je cesse de chanter ou de rire,
Personne, dans ce monde, ne connaîtra ces sentiments de mon cœur.
Seigneur, vous avez quelques mesures de vin :
Et, moi, je possède un khin de trois pieds.
Jouer du luth et boire du vin sont deux choses qui s'accordent bien ensemble.
Une tasse de vin vaut, en son temps, mille onces d'or.
Bien que le ciel ne périsse point, bien que la terre soit de longue durée,
Combien pourra durer pour nous la possession de l'or et du jade?
Cent ans au plus! Voilà le terme de la plus longue espérance.
Vivre et mourir une fois, voilà ce dont tout homme est assuré.
Écoutez, là-bas, sous les rayons de la lune, écoutez le singe accroupi qui pleure tout seul sur les tombeaux!
Et, maintenant, emplissez ma tasse! Il est temps de la vider d'un seul trait!
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La douleur agrandit l'âme et la rend plus profonde ; car elle est comme la mer ; elle creuse le roc et toujours s'infiltre plus avant ; les cœurs généreux, capables de la contenir, accèdent aux pensers les plus hauts et, comme le cygne de Virgile, abandonnent la terre pour, de leur chant sublime, tenter les étoiles et s'abîmer dans les cieux.

Le paganisme, épris de la vie et de la beauté seules, méconnut cette noblesse intime de la douleur et, comme dit Bossuet, « ce je ne sais quoi d'achevé que le malheur ajoute à la vertu ».

Il appartenait à la religion du christianisme d'ennoblir et d'exalter la souffrance.

En présence de la douleur, Épictète et Marc-Aurèle ne savaient que s'abstenir. « Douleur, tu n'es qu'un mot », affirmaient les sages. Mais, pour les disciples du Christ, elle apparaît, cette douleur, comme un signe manifeste de la bonté divine, comme un gage de pardon et d'éternelle béatitude. Le patient est un élu, car sa peine est l'aiguillon de la vie intérieure, le sel de l'âme qui préserve l'homme intérieur de la contagion et du péché. Baudelaire a magnifiquement exprimé ces choses dans le grave et religieux finale de sa Bénédiction.

En présence de l'auguste misère, en présence du rachat par le sacrifice, qui donc oserait se plaindre? Qui donc refuserait de porter son fardeau? Mères en deuil, pleureuses aux voiles noirs, les mères elles-mêmes, veuves de leurs enfants, endorment cette angoisse quand elles prennent pour consolatrice la Mère-aux-Sept-Glaives, qui leur sourit à travers ses pleurs :

Elle était là, debout, la Mère douloureuse.
L'obscurité livide, aveugle, sourde, affreuse,
Planait de toutes parts autour du Golgotha.
Christ! le jour devint noir, lorsqu'on vous en ôta,
Et votre dernier souffle éteignit la lumière.
Elle était là, debout, près du gibet, la Mère!
Et je me dis : « Voilà la douleur. » Et je vins.
« Qu'avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins? »
Alors, auprès du fils saignant du coup de lance,
Elle tendit sa droite et l'ouvrit en silence,
Et je vis dans sa main l'étoile du matin.

Les larmes ne sont plus, dorénavant, un signe de bassesse ou de pusillanimité, mais — comme l'a dit Renan — la libation du cœur, le sang incolore de l'âme, l'hostie éternelle d'espérance et de propitiation.

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Le Romantisme, réaction idéaliste et chrétienne contre la sécheresse de la littérature impériale, fut une grande école de mélancolie. En 1802, Chateaubriand, avec Le Génie du Christianisme, et, cinq ans plus tard, avec Les Martyrs, fait entendre à la vieille Europe les cris de son âme orgueilleuse et dolente. Il revient de pays lointains et magnifiques. Sous les chênes et les tulipiers de la Floride, près des lacs aux froides eaux, il a promené sa langueur et son amertume. Au hurlement des cataractes, au fracas des rapides, au silence de la prairie, il a mêlé ses cris d'angoisse. Il a gémi dans la savane, abrité sous la tente fumeuse du Sachem la tristesse incurable de René. Ce fut un grand poète, mais qui ne s'exprimait point en vers.

Lamartine, donc, plus jeune que Chateaubriand de vingt-deux années, ouvre le siècle XIXe. Cette tristesse marque le grand cycle de la poésie individuelle, que Verlaine et Baudelaire ont fermé, depuis, avec une splendeur sans égale.

Une Méditation de Lamartine, un sonnet de Verlaine, marqueront le point de départ et le terme de cette évolution. Lamartine, imbu de christianisme, a, dans Le Crucifix, manifesté ses dons les plus heureux : noblesse, harmonie, émotion, charme et grandeur virgiliennes, avec une concentration qui ne lui est pas habituelle : c'est, à coup sûr, un des plus beaux poèmes de la langue française.

En regard de cette élégie, si purement classique et belle, voici, non moins pénétrants, non moins émus, non moins douloureux, quatorze vers de Paul Verlaine.

Ici, plus de rhétorique, ni de développement. La passion y parle toute pure, comme dans la chanson d'Alceste, et frappe droit au cœur :

Et j'ai revu l'enfant unique : il m'a semblé
Que s'ouvrait dans mon cœur la dernière blessure,
Celle dont la douleur plus exquise m'assure
D'une mort désirable en un jour consolé.
La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure!
En ces instants choisis elles ont éveillé
Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,
Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.
J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir
Si douce! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir,
J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées,
Innocence, avenir! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez nos yeux!
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Victor Hugo domine le XIXe siècle, dont il occupe chaque avenue et qu'il possède tout entier. Poète, romancier, orateur, il exprime la pensée ordinaire et moyenne de ses contemporains avec une richesse verbale, une plasticité de formes que Ronsard lui-même n'a pas atteintes. C'est le maître du Verbe, l'artiste souverain. Un tel don, par sa richesse même, semble, parfois, exclure l'émotion. Mais que cet incomparable manieur de rythmes et de rimes soit atteint dans son orgueil ou dans la tendresse paternelle, si profonde en lui, son cœur laisse jaillir le torrent de la colère, le flot sacré des larmes ; les paroles abondent, l'éloquence du cœur monte, exècre ou gémit dans sa grande voix.

Il écrit Les Châtiments ou Pauca meæ.

Écoutez la plainte douloureuse de ce père à qui la plus banale catastrophe ravit l'enfant de sa prédilection. Pour entendre la pièce que M. Leitner, avec sa maîtrise accoutumée, aura l'honneur d'animer devant vous, il faut se rappeler que la fille de Victor Hugo, mariée à peine depuis six mois, dans une promenade en barque et sous les yeux même du père, impuissant à lui donner secours, fut, le 4 septembre 1843, engloutie, en touchant presque le rivage.

Voici donc, glorifiée et maîtresse du monde, la douleur, cette ennemie antique de l'Humanité. Chacun, désormais, lui rend hommage comme à la suzeraine de la terre.

Quels que soient les fléaux, les malheurs qui l'atteignent, les ruines qui le frappent dans ses intérêts ou dans ses amitiés, l'homme ne maudit plus cette initiatrice de l'effort et de la Volonté.

Pour avoir eu pitié des pauvres, des humbles, des petits, des opprimés, de ceux que Nietzsche, dédaigneusement, traite de « tchandalas », souffre-douleur obscurs, blessés dans leur esprit et dans leur chair, le Christianisme n'en a pas moins compris l'utilité divine de la joie et que l'homme ne saurait vivre sans bonheur.

La grande fête de la compassion et des larmes est, en même temps, celle de la renaissance et de la vie. La Magdaléenne en pleurs, au pied de la croix, devance l'heureux espoir de l'ascension future et chante, avant qu'il ne succombe, la résurrection du bien-aimé.

Après les jours de ténèbres et les trêves luctueuses, après le silence des orgues, voici que les cloches pascales égrènent dans le ciel printanier leur allégresse revenue. Un clair soleil monte à l'orient. La pierre du sépulcre est renversée, et, tandis que, dans sa robe de lin blanc et sous une auréole mystique, le Christ, affranchi du tombeau, pour la dernière fois montre ses mains sanglantes aux apôtres assemblés, la Nature célèbre le retour jubilaire du printemps. L'air se fait plus léger ; sous l'écorce dure, pointent les bourgeons, et bientôt, avec les feuilles vertes, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs.

De toutes les métamorphoses, de tous les changements imposés par le Christianisme aux civilisations antiques, il n'est transformation plus radicale ni plus profonde que celle de l'amour. Ce n'est plus, maintenant, le conflit des sexes, mais l'étreinte pure des âmes, s'embrassant avec délices dans l'azur immatériel.

Béatrice montre à son poète la route de l'ascension et les chemins du Paradis. Cette conception nouvelle d'un amour à la fois plus ardent et plus chaste, inspirateur des gestes chevaleresques et des prouesses magnanimes, mêle aux extases de la jeunesse un élément inconnu, ou peu s'en faut, du monde antique : la Bonté. Le cruel Eros d'Euripide, « Eros, tyran des hommes et des dieux », baptisé, purifié, grandi par le renoncement et par le sacrifice, a pris un nom qui dément ses origines ténébreuses. Il s'appelle, désormais, la « Charité ». L'homme ne trouve dans son âme qu'indulgence et que pardon.

J'AI PARDONNÉ

J'ai pardonné,
Jouet infortuné
D'un amour profané.
Mon cœur s'était donné,
J'ai pardonné.
De ces brillants, le feu ruisselle ;
Mais dans tes yeux nulle étincelle
N'a rayonné.
J'ai pardonné (bis).
Mon cœur s'était donné,
J'ai vu ton âme en songe,
J'ai vu la nuit où sa douleur la plonge,
Et le regret à tes pas enchaîné,
Et ton printemps aux larmes destiné.
J'ai pardonné.

Une même douceur embaume les chagrins de Marguerite. Parmi les compositions ardentes ou plaintives que la douce figure de Gretchen inspira aux musiciens, il n'en est pas de plus forte ni de plus chaleureuse que Le Lied romantique de Schumann. C'est la plainte d'un cœur épris jusqu'à la mort, le chant d'une victime plus que résignée et ne demandant à vivre que le temps de pardonner.

Le héros frappé dans sa vigueur et dans sa jeunesse, le guerrier adolescent qui, pour défendre la terre paternelle et suivre l'hetman de son hameau, a coiffé le bonnet du Cosaque et monté le cheval de l'Ukraine, tombe frappé au cœur par la balle d'un mécréant. Il reste, néanmoins, sans colère comme sans peur et sans reproche, faisant face à la mort comme à l'ennemi. Cependant, il recorde l'héroïque chevauchée. Il rêve! Que, parfois, sur le chemin que bordera sa tombe, passe avec les clairons, au galop des coursiers frénétiques, son régiment, le noble régiment de l'Ukraine, son ombre ingénue et guerrière s'endormira consolée à jamais.

Douleur païenne, douleur chrétienne! Entre ces deux bornes, le monde moderne évolue et se cherche depuis bientôt deux mille ans. L'orgueil réconforte le stoïcien, l'amour porte au delà du monde le chrétien abattu.

L'exhortation du Portique s'adresse à la raison. Elle est purement cérébrale. Au cœur, tendent les efforts de la « consolation internelle » promulguée à l'ombre de la Croix. Sénèque, saint Jérôme, en ont déduit les formules contradictoires. Sénèque, dans une langue érudite, compassée et redondante qui, déjà, fleure le gongorisme et l'emphase espagnols, discute la souffrance, en fait, peut-on dire, l'anatomie. Il conteste l'être aux maux dont gémissent les hommes : « Douleur, tu n'es qu'un mot », tandis que Jérôme, Dalmate passionné, se garde bien d'argumenter. Il gémit et pleure. Son latin barbare, qui traduit la Bible, émeut les patriciennes de Rome, qui l'entendent à merveille. Entre ces deux phares extrêmes, situés sur des faîtes opposés, Boëce reluit d'un pur éclat.

Homme officiel, chrétien comme la plupart des notables qui, de son temps, occupèrent les fonctions publiques, Boëce n'en était pas moins, par alliance, le petit-fils du grand Symmaque, du dernier Romain, de celui qui lutta contre Ambroise de Milan pour la Victoire du Capitole, et défendit les anciens dieux.

Sa Consolation apportait des arguments chrétiens au stoïcisme. Les néo-convertis, en pouvant passer en un jour de Marc-Aurèle au Christ, faisaient station entre le Portique et l'Église, dans un état d'âme indécis et passionné. Boëce comprenait la beauté des choses, mêlait aux hymnes liturgiques, modulées encore sur les rythmes d'Horace, des chants naturalistes, jetait des apostrophes amicales aux bois, aux campagnes, au printemps revenu. Il fêtait le pervigilium Veneris.

Heureux celui qui, comme Boëce, s'assied dans la blanche lumière des parvis!

Il écoute le chant lointain des orgues, le murmure des cantiques, le frémissement des prières qui, pareilles à des colombes amoureuses, montent en plein azur. Il rêve au pied de toutes les Acropoles et suit d'un regard lucide la marche sereine des constellations.

Mais plus heureux encore celui qui trouve dans la douleur un principe d'énergie et de commisération humaines, qui, pour apaiser tant de soucis et de chagrins inhérents à notre existence, envisage le mal de vivre comme un principe d'action et de miséricorde, comme un perpétuel enseignement de travail et de pitié.

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