La fabrique de mariages, Vol. 2
The Project Gutenberg eBook of La fabrique de mariages, Vol. 2
Title: La fabrique de mariages, Vol. 2
Author: Paul Féval
Release date: November 24, 2011 [eBook #38122]
Language: French
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Notes de transcription:
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COLLECTION HETZEL.
LA FABRIQUE DE MARIAGES
PAR
PAUL FÉVAL.
II
Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
interdite pour la France.
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LEIPZIG,
ALPH. DURR, LIBRAIRE-EDITEUR.
1858
BRUXELLES.—TYP. DE J. VANBUGGENHOUDT,
Rue de Schaerbeek. 12.
TABLE DES CHAPITRES
PREMIÈRE PARTIE.
LA PETITE BONNE FEMME.
(SUITE.)
IX
—La marquise de Sainte-Croix.—
Vous voyez bien que ce pauvre Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, n'était pas un coquin. Il y allait de bon cœur et n'eût pas demandé mieux en ce moment que de prodiguer à Garnier de Clérambault tout ce qu'un fort-et-adroit peut fournir de coups de poing, de coups de pied, etc., etc.
Malheureusement, Barbedor avait une passion.
L'habit bleu tira sa boîte à cigares de sa poche, ce qui était sa ressource dans les grandes occasions. Il choisit un havane sans défauts et s'en alla paisiblement l'allumer au cigare que Jean avait laissé sur la table.
—Niaiseries, niaiseries que tout cela, dit-il;—nous nous connaissons bien tous les trois, que diable!... Quand M. Lagard aura l'idée de m'assommer, on lui montrera ce qu'on sait faire... En attendant, comme il peut jeter des bâtons dans nos roues, on ne refuse pas de lui faire de temps en temps un petit cadeau pour entretenir l'amitié... mais mille francs d'un coup, c'est sec!... Pour ne pas se manger entre camaros, on n'a pas besoin de s'entr'adorer.
Ces termes d'argot ont quelque chose de plus ignoble quand ils sont prononcés par flatterie.
Dès que l'habit bleu eut remis le cigare de Jean sur la table, celui-ci le prit, le jeta par terre et l'écrasa sous son pied.
—Allons, dit le bonhomme,—en voilà assez, monsieur Garnier... Au large!
Mais sa voix n'était plus déjà si ferme. L'habit bleu avait cligné de l'œil en le regardant.—Jean Lagard mit ses mains dans ses poches et se promena de long en large en sifflant.
—Mon vieux Barbedor, murmura Garnier au moment où il avait le dos tourné,—notre intérêt serait de vous planter là; car nous n'avons plus guère besoin de vous... Il y en aurait joliment qui vous prendraient au mot et qui fileraient sans rien dire... mais, moi... la loyauté, je ne connais que ça... Je ne veux pas vous priver de votre part dans les bénéfices pour un petit instant d'humeur...—Ne vous gênez pas! s'interrompit-il en voyant revenir Jean Lagard;—faites semblant de me dire des injures... ça fera bien... Il n'en est pas moins vrai que j'ai dans ma poche un journal qui vaut de l'argent pour vous...
—Un journal! répéta Barbedor.
—Le Journal des Débats.
—Qui vaut de l'argent pour moi?
—Grondez, papa!... le neveu vous regarde!...
Jean avait, en effet, les yeux fixés sur son oncle. Il s'arrêta un instant, puis il eut un sourire et tourna le dos.
L'habit bleu n'attendait que cela pour frapper le grand coup.
Il tira lestement de sa poche un numéro du Journal des Débats et mit le doigt sur un fait divers ainsi conçu:
«Sur l'initiative du ministre de l'intérieur, avec l'approbation du ministre des travaux publics et du directeur des douanes, la préfecture de la Seine va, dit-on, ouvrir une enquête pour le percement de la barrière des Paillassons.»
Barbedor saisit le journal à deux mains; mais ses mains tremblaient, il ne pouvait pas lire.—Il chercha ses lunettes dans la poche de sa veste.
—Paillassons!... murmurait-il;—j'ai vu qu'il s'agissait de la barrière!
—Le pauvre vieux est repincé en grand, pensait Jean Lagard;—ma foi, va comme je te pousse!... Qu'y faire?
C'était l'insouciance personnifiée. Du moment qu'il s'agissait d'autre chose que de donner ou de recevoir des coups, le courage lui manquait.
—C'est un bon journal, disait cependant Barbedor en lisant le titre empâté de la feuille ministérielle;—je me souviens qu'il disait de belles choses sur les droits du peuple le 30 juillet 1830.
Il épela péniblement le paragraphe que nous venons de transcrire.
—Hein! s'écria-t-il tout pâle de bonheur,—l'avais-je dit?... Il faut faire afficher cela sur les propres piliers des deux coquines!
—Et c'est au moment où je vous apportais cette nouvelle..., reprit l'habit bleu.
—On est vif, monsieur Garnier, interrompit le bonhomme.—Où donc est allé mon neveu Jean?
Celui-ci avait fait le tour de la maison et se promenait sous les marronniers.
—C'est l'enfant qui est cause de cela, reprit le bonhomme;—vous avez bien vu, pas vrai? Et dites-moi... quand et comment avez-vous obtenu la chose?
M. Garnier n'avait rien obtenu du tout. Il avait corrompu les ciseaux du Journal des Débats; ces ciseaux coupables avaient glissé, parmi les faits divers, cette nouvelle, qui pouvait être vraie et qui, dans tous les cas, ne devait nuire à personne.
Un peu de clémence pour les ciseaux du Journal des Débats!
—Madame la marquise, répondit l'habit bleu, à qui l'absence de Jean laissait le champ libre,—a tant fait des pieds et des mains auprès du ministre...
—Mais il y a encore autre chose! interrompit Barbedor:—je vois encore une fois le mot Paillassons... nom d'un cœur! et voilà que le château de la Savate est imprimé... en toutes lettres!
L'émotion débordait de son cœur. Il tendit la main à l'habit bleu, qui la toucha légèrement et avec dignité.
—Voyons ce qu'ils disent! voyons ce qu'ils disent! reprit le bonhomme, qui rajusta ses lunettes.
Il lut:
«Beaucoup de Parisiens ignorent le nom et la position de cette barrière...»
—Des oies que ces Parisiens! grommela Barbedor entre parenthèse.
«... De cette barrière qui n'en est pas une...»
—Elle le sera, nom d'un nom!... Je l'ai toujours dit!
«... Qui n'en est pas une. Elle consiste en un bâtiment d'aspect singulier qui fut construit en même temps que le mur d'octroi, sous Louis XVI, vers l'année 1783, sur les sollicitations des fermiers généraux. Comme toutes les autres barrières, elle a eu Ledoux pour architecte. Les plus remarquables de ces constructions sont celles de Montmartre, du Roule, du Trône, de l'Étoile, du Maine, d'Enfer et d'Italie...»
—La nôtre le sera aussi, remarquable!
«... Et d'Italie. Quant au développement total du mur d'octroi, il est de vingt-huit mille deux cent quatre-vingt-sept mètres...»
—Ça, je m'en fiche! s'interrompit Barbedor en sautant plusieurs lignes;—j'arrive au château de la Savate.
«... Un établissement... hum! hum!... connu sous le nom du château de la Savate... rendez-vous des forts-et-adroits...»
—Il aurait bien pu mettre aussi: «Et de la bonne société!...»
«... Va se trouver sur l'alignement de la nouvelle rue des Paillassons et acquérir tout à coup une vogue extraordinaire... L'homme dévoué qui a voulu faire renaître chez nous les fêtes du gymnase antique est célèbre parmi ses confrères sous le nom de Barbedor... C'est lui qui lutta, en 1828, contre Maxwell, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, pour soutenir l'honneur des athlètes français... On assure que son crédit personnel n'est pas étranger au percement de la nouvelle barrière.»
Le bonhomme replia le journal. Il était rouge comme une pivoine et sa joie orgueilleuse l'étouffait.
—Asseyez-vous là, monsieur Garnier, dit-il, et prenez un verre d'absinthe avec moi... Ceux qui ne seront pas contents, voilà!... Combien que ça dure, une enquête?
—Un mois... deux mois...
—Nous aurions ça au mois d'août... le temps de faire des réparations à mon immeuble... Je veux mettre la baraque sur un pied... vous verrez... Trinquons!
—Si le neveu revenait?... objecta l'habit bleu en riant avec malice.
—Je me moque du neveu comme d'une guigne! s'écria Barbedor;—est-ce que je ne suis pas maître chez moi?
—Bon! bon!... A votre santé, monsieur Garnier... et à celle de madame, nom d'un cœur!...
—C'est l'argent qui me chiffonne, reprit-il après avoir sifflé son verre d'absinthe;—pour faire les réparations, il faut de l'argent.
—Un bonheur ne vient jamais seul, mon bon, répliqua l'habit bleu;—vos fonds ont gagné cinquante pour cent...
—Est-ce vrai?...
—Peut-être le double.
—Et vous êtes en mesure de me rembourser?
—Aujourd'hui, non... mais sous peu... Nous avons une affaire...
Il se baisa le bout des doigts et ajouta:
—Je ne vous dis que ça!
—C'est que, fit Barbedor un peu refroidi,—nous en avons eu déjà tant comme ça, des affaires...
Il baisa, lui aussi, le bout de ses doigts, mais d'un air incrédule.
—Huit cent mille livres de rente! prononça solennellement l'habit bleu.
—Et amoureux?
—Comme un fou.
—De la petite Maxence?
—De mademoiselle Maxence de Sainte-Croix.
—Ah! diable! on lui a donné les honneurs du nom, à celle-là?
—C'est la fille unique de madame la marquise, répondit gravement l'habit bleu.
—A la bonne heure! repartit le bonhomme, qui riait innocemment,—à la bonne heure! Nous avons eu assez de nièces, ça ne coûte pas davantage et ça sonne mieux... Fera-t-on quelque chose ici?
—Peut-être... En tous cas, peut-on compter sur vous?
—A la vie, à la mort! répliqua le bonhomme, qui posa le journal sur son cœur.
—Le neveu ne mettra pas de bâtons dans nos roues?
—Le neveu ira au diable!
—Ne le brusquez pas!... Qu'est-il venu faire ici?
—Dîner.
—Tout seul?
—Avec maman Carabosse et un grand garçon que vous ne connaissez pas... un militaire.
—Je connais plus de monde que vous ne pensez, papa... Comment appelez-vous ce militaire?
—Le lieutenant Vital.
—L'amant de mademoiselle la comtesse de Mersanz! s'écria Garnier, tandis que Barbedor le regardait ébahi;—celui-là, mon vieux, est de nos amis sans le savoir... je ne donnerais pas sa besogne pour vingt mille écus!... Maman Carabosse nous sert aussi à sa manière... Donnez-leur un bon dîner et laissez-nous faire.
—Par ici, lieutenant, par ici! cria en ce moment Jean Lagard, qui était à une fenêtre du premier étage.
Garnier se leva aussitôt.
—Je ne veux pas qu'il me voie, dit-il;—la petite bonne femme non plus... Venez! j'ai encore quelque chose à vous dire.
—Lagard leur apprendra que vous êtes ici, objecta Barbedor.
—Vous irez les retrouver comme si nous étions partis... Madame la marquise et moi, nous sommes espionnés... je ne peux plus la recevoir chez moi ni me présenter chez elle... Nous choisissons décidément votre maison pour nous réunir, vous sentez bien, mon bon, comme nous en pourrions choisir une autre: ce n'est pas là l'embarras... Remarquez un fait qui étonne toujours les observateurs: c'est quand on est près de toucher le but que les obstacles augmentent...
Il entraîna Barbedor vers le bosquet, au moment où le lieutenant Vital se montrait au tournant de la ruelle.
—Est-ce ici que dînent les officiers? demanda celui-ci de loin.
—Juste, mon lieutenant, répondit Jean Lagard par la fenêtre.
Vital regarda la maison, puis les alentours. Cet examen ne fut pas en faveur du château de la Savate, car un sourire d'étonnement se montra sous la fine moustache du beau lieutenant.
—Drôle de pays! murmura-t-il;—je n'aurais jamais choisi cet endroit-là pour faire un repas de corps!
—Voilà la chose, disait Garnier de Clérambault sous les marronniers.—Vous avez connu le capitaine Roger autrefois?
—C'est mon cousin issu de germain..., répondit Barbedor, ce qui fait que la comtesse de Mersanz, sa fille, est un peu ma nièce... et, si un autre que vous avait parlé d'amant à propos d'elle, il aurait fallu s'aligner!
—Vous savez..., fit l'habit bleu;—on dit ça... le monde...
—Et puis, reprit le bonhomme,—c'est devenu fier depuis que c'est comtesse... Je n'ai seulement jamais eu l'idée d'aller la voir.
—Il faut y aller, dit Clérambault,—dès demain.
—Pourquoi faire?
—Pas pour la fille... pour le père.
—Bah!... le vieux Roger est à Paris?
—Et il a bonne envie d'en fumer une vieille avec vous.
—Vrai?... Il se souvient des anciens?
—Pour ce qui est de moi, répliqua Clérambault avec embarras,—nous avons eu quelque chose ensemble... il me garde rancune... mais je sais par le sergent Michel qu'il a parlé de vous.
—Et il est installé à l'hôtel du comte?
—Installé, c'est le mot... comme chez lui... Toute la maison est à sa disposition... il tient table ouverte... et la cave du comte est bonne.
—Oui-da! fit Barbedor:—eh bien, quand j'irai de ce côté-là...
—Vous ne m'avez donc pas compris? dit l'habit bleu, qui le prit par un bouton de sa houppelande:—c'est demain qu'il y faut aller.
—Pourquoi faire? demanda Barbedor étonné.
—Causer, fumer, boire...
—Voilà tout?
—Causer haut, fumer fort, boire beaucoup.
—Mais tout ça doit mal aller dans l'hôtel du comte.
—Tout ça va très-bien... et puis ça n'est pas inutile pour le succès de notre affaire.
Barbedor passa une bonne minute à se creuser la cervelle. Il ne pouvait pas deviner en quoi une bamboche commémorative, faite en compagnie du vieux Roger, pouvait aider aux projets de madame la marquise de Sainte-Croix.
Car Barbedor savait que celle-ci était le véritable chef de file.
—J'irai, dit-il enfin,—puisque le vin est bon... Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal.
C'était dans la chambre où nous avons vu déjà une fois réunis M. Garnier de Clérambault, Barbedor et une femme voilée, lors de l'entrevue projetée entre Justine et le baron allemand. Cette chambre, comme nous avons dû le dire, communiquait par un escalier de service avec la sortie ouverte sur les derrières de la maison.
Clérambault et la marquise l'avaient choisie pour le lieu de leurs réunions. Seulement, l'expérience avait porté fruit. Pour éviter les yeux et les oreilles indiscrets, on avait mis une double porte du côté du corridor, en souvenir de Jean Lagard.
Cette marquise de Sainte-Croix, qui buvait de l'eau-de-vie et qui venait s'installer sans façon au château de la Savate, n'était pourtant pas une aventurière à la douzaine. On en voit tant de ces grandes dames pour rire qui ont ramassé leur titre au pied d'une borne! C'est la mode, et toute fille de concierge qui a pu se faire donner un coupé, s'offre à elle-même un petit écusson qu'elle timbre pour le moins d'une couronne comtale. Une lorette qui n'est que baronne fait preuve de trop de modestie.
Ce sont, en général, des noms allemands. Leur père était chambellan d'un prince régnant dans les contes fantastiques d'Hoffmann. Leur mari, qui n'a pas pu les comprendre,—elles l'ont épousé si jeunes!—occupe un poste diplomatique en Russie. Il leur fait une pension qui ne suffit pas à leurs besoins.
Il est à Paris trois ou quatre cents gaillards, frais et bien portants, qui arrêtent les passants avec cette formule: «Nous sommes sept enfants à la maison et nous n'avons pas de pain.»
Quelle bourse ne dénoue pas ses cordons à cet appel.
Et pourtant, quand on réfléchit, est-il vraisemblable que ces jeunes gaillards aient tout justement six petits frères.
Jamais la formule ne varie, jamais! Ils sont toujours sept enfants à la maison.
L'histoire de la dame qui a une couronne de comtesse ne varie pas davantage: fille de chambellan, femme de diplomate étranger... forcée de s'ingénier un peu à cause de l'insuffisance de la libéralité conjugale.
Il se trouve sans cesse des simples pour les croire,—si elles sont jolies,—et même si elles sont laides. Certains architectes vivent à faire exclusivement le petit hôtel pour la femme de diplomate, fille de chambellan, que son mari a eu le tort de ne point comprendre.
Pourquoi l'épousa-t-elle si jeune!
Vers l'année 1810, au cœur de l'Empire, une petite demoiselle débarqua à Paris par le coche de Bordeaux. Elle avait ces traits affilés, ce type de furet de celles qui vont fouillant, sapant, et qui prennent la fortune par la mine; mais elle avait aussi le regard vaillant des conquérantes. La brèche ouverte, celle-là devait monter à l'assaut bravement.
Elle n'était pas jolie, mais elle avait une de ces figures qui frappent fort et qu'on n'oublie pas. Cela vaut mieux parfois que d'être jolie. Du reste, à cet égard, on ne pouvait guère la juger. Sa taille n'était point encore formée; elle était dans la mue. En outre, sa pauvre toilette ne la montrait point à son avantage.
C'était la fille d'un courtier de commerce de Bordeaux. Elle se nommait Flavie Soyer. Elle avait bientôt quinze ans. Elle s'était enfuie de la maison paternelle toute seule pour venir à Paris.
Il s'en trouve comme cela: des natures belliqueuses et hardies qui n'ont pas besoin de l'amour pour s'envoler hors du nid avant l'âge. Flavie Soyer avait rêvé Paris. Ce n'était point pour y être aimée; c'était pour y combattre, pour y vaincre, que sais-je! une ambition déjà implacable et naïve encore cependant, comme tout ce qui est dans l'esprit d'une fillette innocente.
Nous voudrions avoir le temps de vous dire au juste et en détail ce que c'était que l'innocence de Flavie Soyer.—Son cœur n'avait point encore parlé, mais il devait toujours se taire. Ses sens restaient dans les limbes: on pouvait deviner qu'ils auraient le réveil violent. Elle n'avait jamais lu ni romans ni poésies: son père la faisait travailler aux livres de commerce comme un petit employé.
Mais son intelligence diabolique avait deviné le monde par des trous de serrure. Elle savait à peu près. Il ne lui fallait qu'un grain d'expérience pour jouer sous jambe les prudents et les forts.
Dans le compartiment de la voiture où elle avait loué sa place se trouvait un jeune militaire nommé Garnier, qui allait rejoindre à Paris. Ce Garnier eût été bon commis voyageur: il voulut s'amuser aux dépens de la fillette. Celle-ci vécut à ses crochets tout le long de la route (quatre jours et quatre nuits en 1810) et se moqua de lui.
On arriva. Garnier était le fils d'un honnête homme qui remplissait le rôle de domestique de confiance auprès de M. le marquis de Sainte-Croix, vieux gentilhomme fort riche encore, malgré les pertes essuyées sous la République. Flavie avait raconté à Garnier ce qu'elle avait voulu. Garnier la mena chez sa mère, près de qui Flavie joua le rôle de colombe persécutée avec une rare perfection.
Madame la marquise de Sainte-Croix, pour son malheur, eut besoin d'une lectrice. Le père et la mère Garnier étaient déjà épris de cette petite Flavie presque autant que leur fils. Elle fut présentée à madame la marquise comme un trésor. La marquise la mit auprès d'elle.
Deux ans après, la marquise était en terre, et Flavie se nommait madame la marquise de Sainte-Croix.
Une chose semblable peut arriver tout naturellement, et nous n'avons rien à en dire.
Garnier vint passer un semestre chez le marquis.—Celui-ci était un bonhomme assez doux de mœurs qui n'aimait ni le monde, ni le luxe, ni le bruit, ni rien de ce qu'adorait Flavie. Par une belle nuit d'été, le marquis se laissa mourir en son château de la Sologne. Il fut assisté à ses derniers moments par Flavie et Garnier fils. Le médecin de campagne, arriva trop tard.
Quand elle devint veuve ainsi, Flavie avait dix-neuf ans.
Feu son mari lui laissait tous ses biens par testament.
Les héritiers du marquis de Sainte-Croix lui firent un procès qu'elle gagna. Elle prit tout de suite la position d'une jeune femme très-sévère, très-amie du luxe, très-prodigue et très-décidée à ne point se remarier.
La fortune du marquis de Sainte-Croix, toute considérable qu'elle était, ne pouvait suffire à ses dépenses. Elle songea au jeu pour augmenter ses revenus. Du premier coup, elle fut une joueuse frénétique. Le sort ne lui fut pas favorable. Sa fortune croula—mais sans bruit.
Elle garda son apparence et son crédit.
Ce fut vers le moment de sa ruine qu'elle fit la connaissance de M. Rodelet, ancien fournisseur des armées et qui comptait par millions. M. Rodelet avait une fille unique, nommée Ernestine, qui passait pour un des meilleurs partis du commerce.—Garnier était alors un beau garçon, jeune, hardi et ne manquant pas d'expérience auprès des femmes. Pendant que la marquise s'attaquait au père, Garnier aurait pu se charger de la fille; mais Flavie ne l'entendait pas ainsi. Elle était jalouse de ce Garnier, si inférieure à elle sous tous les rapports: ils s'étaient promis de se marier quand leur fortune serait faite.
On choisit un commis du fournisseur; Garnier l'endoctrina. Ernestine était charmante, et le commis voyait au dénoûment de cette intrigue d'amour l'éblouissante perspective de la dot. La marquise, introduite dans l'intimité de la famille, fit naître les occasions; elle jeta elle-même dans le cœur d'Ernestine, naïf et tout neuf, le germe d'une passion qui devait servir ses intérêts.
Cela dura un an.—Le lieu de la scène était le no 81 de la rue de l'Université, où il y avait pour concierge une femme du nom de Marguerite Vital. Nous parlons ici de cette Marguerite Vital, parce qu'elle monta une fois chez M. Rodelet, avant la catastrophe, et qu'elle l'entretint pendant une grosse demi-heure. A la suite de cette entrevue, M. Rodelet était résolu à chasser son commis, à rompre avec la marquise et à fermer sa porte à Garnier.
Voici maintenant ce qui résulta pour le public de toutes les peines et soins que voulurent bien se donner madame la marquise de Sainte-Croix et M. Garnier, son fidèle ami.
D'abord, Ernestine devint enceinte. Le commis coupable s'embarqua un beau matin pour l'Amérique.—La raison de ce départ fut une scène admirablement jouée par Flavie et son éternel complice. On effraya le commis; on lui montra M. Rodelet implacable et les tribunaux toujours prêts à punir un détournement de mineure.
Sans le départ du commis, Flavie et Garnier eussent perdu le meilleur de leur proie, car M. Rodelet, excellent homme et qui n'avait d'autre défaut que l'excès même de sa bonté dégénérant en faiblesse, aurait marié les deux enfants,—et tout eût été dit.
Une fois le commis éloigné, les deux associés étaient maîtres de la place.
Les amis de M. Rodelet apprirent un jour avec stupéfaction et tout à la fois les faits suivants qui s'étaient passés en quelques semaines.
L'ancien fournisseur avait maudit et chassé sa fille déshonorée. Il s'était jeté à corps perdu, pour s'étourdir sans doute, dans une vie de désordres qui contrastait avec son âge et plus encore avec son caractère.—On l'avait vu ivre dans les maisons de jeu du Palais-Royal, où le dévouement de ce bon Garnier lui avait épargné encore quelques extravagances; car ce pauvre Garnier le suivait comme un chien et le suppliait sans relâche de mettre un terme à ses folies désespérées.—Madame la marquise de Sainte-Croix avait fait aussi tout ce qu'elle avait pu.
Rodelet avait réalisé toute sa fortune le jour même où il avait appris la faute de sa fille.—En quelques mois, cet énorme capital avait fondu comme la neige au printemps. Comment? C'est l'éternelle question quand les millionnaires se tuent.
Rodelet avait même manqué à plusieurs de ses engagements,—et, auprès de son corps, pendu à l'anneau du lustre dans son cabinet, on trouva une liasse de papiers timbrés.
Marguerite Vital, la portière, fut chassée d'abord, puis mise en prison, pour avoir dit que madame la marquise de Sainte-Croix et Garnier savaient bien où s'en était allée la fortune de l'ancien fournisseur.
Cette mort violente du chef de la maison Rodelet fit beaucoup de bruit. Il fallut pour l'étouffer le retentissement des événements politiques qui précipitèrent la chute de l'Empire. Mais une chose surnagea, ce fut le souvenir de la digne conduite de Garnier et des efforts généreux de madame la marquise de Sainte-Croix pour arrêter ce malheureux sur le penchant de sa ruine.
Madame la marquise fit, à quelque temps de là, un héritage considérable,—une vieille parente qu'elle avait en Hongrie. Les dettes furent payées et son train augmenta.
Quant à Ernestine Rodelet, elle alla cacher sa honte loin de Paris, et le monde qui tressait des couronnes à madame la marquise de Sainte-Croix, le monde clairvoyant et juste, l'accusa tout naturellement d'avoir causé la mort de son père.
Cette Marguerite Vital, qui avait osé accuser madame la marquise et son ami Garnier, était une petite femme de jolie figure, bien qu'elle eût dépassé la trentaine. Son propriétaire l'avait expulsée à regret, car elle tenait sa loge et la maison dans un état de propreté admirable. Mais le moyen de garder une portière qui fait de pareils cancans!
Marguerite, citée devant le tribunal, fut obligée de raconter sa petite histoire. Elle était veuve de militaire, à ce qu'elle disait,—mais elle ne put représenter l'acte de décès de son mari, qui ne portait point le même nom qu'elle.—Elle avait un beau garçon de sept ans qui était enfant de troupe à la 7e demi-brigade.
Nous sommes forcé de nous occuper un peu du passé de Marguerite, parce que, parmi les personnages de l'humble drame de sa jeunesse, se trouvait le digne M. Garnier.
X
—La Perlette.—
Garnier était, au temps de la jeunesse de Marguerite Vital, tambour de la 7e demi-brigade, en garnison à Paris. Il avait pour collègue et camarade intime un gros garçon du nom de Roger qu'on appelait Roger Bontemps, à cause de son joyeux caractère. Garnier et Roger étaient deux inséparables. Comme presque tous les tambours et trompettes de régiment, qui sont exposés à de fréquentes railleries, ils étaient fort assidus à la salle d'armes et passaient pour de dangereux tireurs.
Roger Bontemps n'était pas querelleur, mais il allait sur le terrain comme on va à la noce. Garnier, au contraire, se montrait singulièrement pointilleux; il faisait le crâne à tout propos et se donnait le plaisir de tailler en pièces les conscrits imprudents qui traduisaient tambour par tapin.—Seulement, on avait pu remarquer que Garnier laissait volontiers à Roger, son Pylade, le soin de punir les troupiers qui passaient pour malins au noble jeu de la pointe.
C'était sous le Consulat. Roger avait vingt-quatre ans; Garnier atteignait à peine sa vingtième année. Roger attendait avec impatience l'occasion d'aller au feu; Garnier faisait semblant d'avoir la même envie.
Et tous deux étaient amoureux, tous deux amoureux de la Perlette, une petite vivandière comme on n'en vit jamais, leste, pimpante, plus jolie qu'un amour, gracieuse, avisée, bonne, et sachant des milliers de chansons qu'elle disait, le sourire aux lèvres, d'une voix sonore et gaillarde; un bijou de vivandière. Tout le régiment (pour ne plus parler de demi-brigade, ce qui est fatigant), tout le régiment était fou de la Perlette, qui était notre Marguerite Vital, à l'âge de vingt ans. Elle aurait pu épouser un sergent-major!
Ce fut elle-même qui alla demander au colonel la permission de prendre Roger Bontemps pour mari. Un tambour!
Garnier félicita chaudement son camarade et ils firent gamelle à trois. N'ayez aucune inquiétude sur les entreprises de ce Garnier vis-à-vis de la Perlette. La Perlette n'avait, parbleu! besoin de personne pour se défendre contre les galants. C'était un petit diable avec son baril sur le dos, et le sabre du fantassin n'était point du tout trop lourd pour elle.
Au bout de neuf mois, un beau petit enfant vint: un garçon qui fut baptisé Vital pour garder le nom de sa mère avec le nom de son père.
Presque aussitôt après, le régiment partit. Marguerite, faible encore, voulut suivre son Roger.
—Je n'en ai qu'un de plus à qui donner à boire, disait-elle en montrant le maillot de son poupon;—ne voilà-t-il pas une belle affaire?
Toutes les compagnies de tous les bataillons intercédèrent avec ensemble pour que le colonel la laissât venir. On lui fit une petite place dans un fourgon, et en route!
Je ne sais trop où ils allèrent, mais ce fut loin et l'on se battit ferme. La Perlette ne resta pas longtemps dans son fourgon. Elle reprit son poste derrière son mari, toujours leste, toujours pimpante, portant son tonneau à droite, son enfant à gauche, chantant comme un loriot et ne manquant jamais de mots pour rire.
Ce Roger Bontemps était bien le plus heureux des tambours!
En secret, Garnier, son bon ami, son frère de baguettes, était jaloux de lui terriblement et le détestait de tout son cœur.
Au bout d'un an, Garnier et Roger passaient caporaux le même jour. La Perlette avait déjà vu le feu, et Dieu sait qu'elle ne se gênait guère pour courir dans les rangs à l'heure la plus chaude. Son petit Vital restait au dépôt. Elle disait:
—Est-ce que le bon Dieu voudrait faire un orphelin de ce chérubin-là! C'est lui qui nous garde.
Les jours de bataille, son tonneau était intarissable. Elle allait porter la goutte aux avant-postes. Chemin faisant, elle soignait les blessés, et ses poches étaient toujours pleines de charpie.
L'admiration et la tendresse que tout le régiment avait pour elle rejaillissait sur Roger, qui, du reste, était un très-bon soldat. Il fut sous-officier avant son ami Garnier.
Un soir, après une marche forcée, celui-ci lui dit:
—Sommes-nous toujours des frères?
—Pourquoi pas? demanda Roger.
—Peut-on te parler franchement comme autrefois?
—Je t'écoute.
—J'ai un secret à te révéler, fit Garnier, qui semblait hésiter.
—On te dit qu'on t'écoute!
—C'est que... Tu aimes bien Marguerite, n'est-ce pas, mon pauvre Roger?
Celui-ci devint tout pâle.
—Je ne l'ai pas vue ce soir..., dit-il;—est-ce qu'il lui serait arrivé malheur?
—Non... je préférerais cela pour toi.
Roger le regarda dans le blanc des yeux et Garnier détourna la tête.
—Est-ce que tu as quelque chose à me dire contre Marguerite? demanda Roger, qui affectait un grand calme, mais dont la voix était changée.
—Contre elle, répondit Garnier,—non... pas encore... mais un malheur est bien vite arrivé... Le lieutenant Moreau la regarde.
Roger respira bruyamment, puis il s'étendit sur sa paille et mit son sac en manière d'oreiller sous sa tête.
—Tu m'as fait peur, dit-il en riant.—Bien, bien, vieux... je te remercie... tout le monde la regarde, parbleu!
Il ronflait déjà.
Garnier resta longtemps assis, la tête appuyée sur sa main.
—Je ne sais plus si je l'aime ou si je la déteste!... murmura-t-il enfin.
Ceci se passait en 1809. Le petit Vital avait deux ans.—Le lieutenant Moreau était un beau jeune homme, brave comme son épée et que l'empereur avait décoré de sa propre main.
Roger avait dormi toute la nuit sur les deux oreilles; le lendemain, il fit attention à ce lieutenant Moreau.—Par hasard, il vit la Perlette lui sourire.
Garnier ne lui parla plus de cela. Le coup était porté.
Au combat de Kehl, le lieutenant Moreau fut frappé d'une balle en pleine poitrine. La Perlette passait. Elle s'agenouilla près de lui et voulut le panser. Le lieutenant lui dit:
—Il n'est plus temps, ma belle... Sais-tu ta prière?
Marguerite récita bien pieusement le Pater et l'Ave.—Il n'eût pas fallu lui en demander davantage.
Le lieutenant détacha sa croix et la lui donna.—Comme Marguerite tendait sa main pour la prendre, le lieutenant toucha cette main de ses lèvres mourantes et lui dit:
—Tu porteras ce baiser à ma mère... La croix est à toi.
La charge battait. Le bataillon de Roger et de Garnier passait au pas redoublé.—Garnier montra du doigt, à Roger, le groupe formé par le lieutenant et la vivandière, au moment où Moreau confiait à Marguerite le baiser d'adieu pour sa mère.
Roger, ce jour-là, ne fit point de quartier.
Le soir, la Perlette était triste.
—Porteras-tu le deuil de veuve? lui demanda Roger amèrement.
Marguerite ne comprit point.
Pendant qu'elle dormait, Roger fouilla dans son sac et trouva la croix du lieutenant.
Il était jaloux. Garnier triompha.
Vers le commencement de l'année 1810, Marguerite Vital devint enceinte pour la seconde fois. Vital avait trois ans. On lui avait fait un petit costume d'enfant de troupe. Quand Marguerite venait le voir au départ, c'étaient des joies et des caresses.
—Voyez-vous bien cet enfant-là, disait-elle,—je parie qu'il sera général!
Et tout le monde acceptait l'augure. Après Marguerite, ce que le régiment aimait le mieux, c'était son petit Vital.
Un soir du mois de février, l'armée marchait malgré la neige. Il s'agissait de tourner la position des alliés, et il fallait, pour cela, s'ouvrir un passage à travers les grands bois d'Einengen. La nuit était sans lune; la marche n'était éclairée que par les vagues réverbérations de ce linceul blanc qui couvrait au loin la campagne.
Des coups de feu se firent entendre sous bois, à quatre ou cinq cents pas de distance.—Le colonel, qui était tout près de la Perlette, dit:
—C'est sous le château d'Einengen... Cela devait arriver... Le général S*** aura voulu revoir une dernière fois sa belle comtesse.
Il fit faire halte et attendit quelques minutes.
On crut entendre comme des gémissements sous le couvert.
—Dix hommes de bonne volonté et une battue de trois minutes! dit le colonel,—mais pas de bruit!... Le mouvement que nous opérons décidera peut-être du sort de la campagne!
Dix hommes s'engagèrent aussitôt sous bois. Un officier les commandait; c'était le neveu du colonel.
—Est-ce que celui-là a remplacé le lieutenant Moreau? dit Roger, qui toucha le bras de Garnier.
Il en était là déjà.
—Le neveu du colonel est riche, répondit Garnier;—mais tu vas trop loin!
—Quant à ça, reprit Garnier, si tu n'avais pas une vivandière au cou, avec tes talents militaires, tu ferais un fier chemin!
La Perlette s'était élancée sur les pas du détachement.
Au bout de trois minutes, montre en main, le détachement revint, mais sans l'officier ni la Perlette.
Le colonel ordonna:
—En avant, marche!
Sa voix tremblait et il avait les larmes aux yeux.
Roger fit un mouvement pour se jeter hors des rangs.
—Désertion en face de l'ennemi!... murmura Garnier à son oreille.
Le régiment continua sa route dans la nuit.—A l'appel du matin, le neveu du colonel ne répondit pas. Ce fut Marguerite Vital qui rendit compte de sa mort plus tard. Le jeune officier, ardent et désireux de rendre un bon office personnel à l'un des généraux les plus distingués de l'armée française, avait devancé imprudemment son détachement. Un corps ennemi l'avait cerné. Il était tombé comme d'Assas; car, au moment où les baïonnettes autrichiennes s'appuyaient déjà sur sa poitrine, il avait pu faire à haute et intelligible voix le commandement de rallier.
Les dix hommes de bonne volonté, ignorant le sort de leur chef, avaient dû obéir.
C'était tout près de la lisière du bois d'Einengen, à quelques centaines de pieds de la grille du parc. Il y avait, sur la droite, un ravin profond où les arbres, plantés drus, se croisaient au-dessus d'un cours d'eau qui était alors gelé. Marguerite avait fait comme le neveu du colonel; elle avait pris les devants. Le hasard l'avait fait passer à cinquante ou soixante pas de la patrouille autrichienne. Elle entendit le dernier cri du jeune officier français.
Elle entendit encore autre chose. Des plaintes s'élevaient du fond du ravin. Marguerite était leste et brave. Elle descendit en s'aidant des pieds et des mains. Au bord du ravin, elle trouva un homme blessé auprès d'un cheval abattu.
L'homme avait deux coups de feu, sans compter les blessures reçues dans sa chute. Le cheval ne bougeait plus. La Perlette fit fondre de la neige dans ses mains et lava les plaies avant de les bander. Tout à coup, au moment de poser la charpie, elle mit brusquement sa main sur la bouche du blessé, qui continuait de gémir par intervalles.
Il se débattit; elle le maintint de toute sa force.
On voyait une ombre noire qui rampait dans la neige sur le bord du ravin et qui descendait lentement vers l'eau.
La Perlette resta un instant immobile et retenant son souffle. L'ombre avançait toujours. Quand la Perlette eut acquis la conviction que l'ombre venait droit à eux, elle ôta sa main qui comprimait la bouche du blessé. Celui-ci respira fortement et rendit une plainte.
L'ombre s'arrêta;—puis elle recommença à descendre tout doucement, comme eût pu faire un animal sauvage en quête de sa proie dans cette sombre nuit.
La Perlette laissa échapper ses bandes et sa charpie. Il ne s'agissait plus de cela. Elle glissa sa main droite derrière le corps du blessé et dégaina sans bruit son épée, qui était engagée sous le cheval.—L'épée n'avait pas été brisée dans la chute.—La Perlette eut comme un sourire.
Elle attendit, immobile et calme.—Elle devinait bien que le groupe formé par elle, le blessé et sa monture, apparaissait vivement, comme une large tache noire parmi la blancheur de la neige, mais qu'on ne pouvait point voir de loin les mouvements ni la pose des personnages composant le groupe.
Elle attendit.
Arrivée au fond du ravin, l'ombre se releva.—C'était un grand diable de sous-officier bavarois avec un bonnet à poil long d'une aune et un costume tout chamarré de clinquant.
Au moment où il dégainait sa latte, le blessé se réveilla en sursaut et le vit.
—Mon épée! s'écria-t-il en faisant un effort pour se mettre sur ses genoux.
La Perlette ne bougea pas plus que si elle eût été une statue de pierre.
Le Bavarois poussa un hourra en brandissant son sabre. La Perlette le laissa venir.—A l'instant où le sabre tournoyait au-dessus de la tête nue du blessé, elle plongea l'épée jusqu'à la garde dans le cœur du Bavarois, qui tomba lourdement sans pousser un seul cri.
Le blessé s'appuya de ses deux mains au sol pour la regarder, stupéfait qu'il était. Il ne l'avait pas encore aperçue.
—Qui êtes-vous? demanda-t-il.
—La paix, s'il vous plaît, mon général, répondit-elle à voix basse,—il y en a d'autres ici près, et nous ne sommes peut-être pas au bout de nos peines!
Le général se tut. La faiblesse le reprit. Marguerite pansa ses blessures adroitement et vite.
—Maintenant, dit-elle,—il faut tâcher de vous en aller.
On entendait sous bois des pas sourds qui frappaient pesamment la neige et qui allaient tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant. Les Autrichiens continuaient leur battue.
Le blessé regarda tristement son cheval immobile.
—Il n'est pas mort, dit la Perlette.
—Tâchez de le saigner sous la langue avec la pointe de mon épée, dit le blessé.
—Jamais bon animal n'a trop de sang, répondit Marguerite;—je ferai mieux,—vous allez voir.
Elle emplit sa main de neige et versa dessus de l'eau-de-vie. Avec ce mélange, elle frotta les naseaux du cheval, qui souffla bruyamment. Elle lui ouvrit la bouche et y introduisit le reste de son vulnéraire improvisé.
Elle fut obligée de se jeter de côté pour n'être point renversée par le cheval, qui se remettait brusquement sur ses pieds.
—Plût à Dieu, mon général, dit-elle,—que vous en fussiez quitte à si bon marché que lui... Allons! ne craignez pas de vous appuyer sur moi: je suis forte comme un Turc!... Les voilà qui se rapprochent: nous n'avons que le temps de nous mettre en selle.
Le blessé parvint à remonter sur son cheval. La Perlette sauta en croupe.
—Je vais vous tenir, mon général, dit-elle encore;—car, ce soir, vous faites un pauvre cavalier!
Il était temps. Les silhouettes noires des soldats ennemis se détachaient au sommet du ravin.—Deux ou trois coups de feu retentirent.
—Jouons des éperons! cria la Perlette;—tournez à gauche et suivez le cours de l'eau!
Une décharge générale illumina le bois. Une grêle de balles siffla aux oreilles des fugitifs.—Le cheval prit le galop.
—Vous avez de la chance, mon général, fit la Perlette;—mon épaule droite vous a garé d'une balle.
—Seriez-vous blessée? s'écria vivement le général.
—Bah! répliqua tranquillement Marguerite;—ça me connaît!... La balle s'est relevée et n'a fait qu'une égratignure... J'ai dans mon tonneau de quoi guérir cent mille plaisanteries comme ça... Tournez à droite maintenant, car il ne faut pas leur laisser le temps de recharger.
Une demi-heure après, ils étaient au village d'Einengen, encore occupé par l'arrière-garde de l'armée française.
—Aussi jolie que brave! dit le général en la voyant pour la première fois aux lumières...—Mon enfant, reprit-il d'un accent sérieux et pénétré,—vous m'avez sauvé plus que la vie, car il est des jeux où un général français n'a pas le droit de risquer sa tête... Quelle récompense voulez-vous?
—Mon général, répondit la Perlette,—j'ai mon mari qui est sergent: s'il passait officier, ça le rendrait bien content.
—Et vous? demanda S***.
Marguerite hésita.
—Moi, répliqua-t-elle enfin,—je ne sais trop... Il a déjà honte de moi parce que je suis vivandière.
—Alors, choisissez une autre récompense.
—Non.—Je choisis celle-là... Je l'aime.
Le général prit le nom de Roger sur ses tablettes.
Napoléon portait à la garde de son épée le roi des diamants: le Régent. Cela faisait mode. La plupart des officiers généraux avaient à leur ceinturon une agrafe de diamants. Le général S*** en avait une très-belle. Il y porta la main.
—Excusez si je vous demande une dernière grâce, mon général, dit la Perlette;—je voudrais que la chose fût arrangée de manière que mon mari ne sût point que son avancement lui est venu par moi.
S*** caressa paternellement la joue rougissante de Marguerite.
—Ce sergent Roger est plus heureux que bien des ducs et princes, dit-il; vous êtes une bonne femme!
Il détacha en même temps sa belle agrafe de diamants.
—Comment avez-vous nom? interrogea-t-il.
—Marguerite Vital, femme Roger.
—Je ne veux écrire ce nom-là que dans ma mémoire, dit le général en souriant;—si jamais je pouvais l'oublier, prenez ceci, mon enfant... A quelque heure, en quelque lieu que ce soit, quand vous aurez besoin de moi, venez: ceci est un gage entre nous.
—Ah! mon général! s'écria Marguerite tristement, ceci doit valoir beaucoup d'argent et vous voulez me payer!
—Qu'importe le prix, Marguerite, si vous ne le vendez jamais?
Marguerite tendit la main et le général serra doucement cette main entre les siennes.
—Ceci ne me quittera point, dit-elle en glissant l'agrafe dans son sac; ça me rappellera que j'ai sauvé la vie d'un héros... je mourrais de faim auprès!
—Et maintenant, Marguerite, reprit S***,—il faut aller vous reposer.
—Je suis de la septième, répliqua-t-elle;—j'ai plus de trois lieues à faire pour rejoindre... Que Dieu vous bénisse, mon général, et au revoir!
Elle s'en alla, suivant les traces de la septième dans la neige. Quand elle arriva au bivac, Roger dormait, la tête sur un fagot. Marguerite s'étendit près de lui et le sommeil la prit tout de suite. D'ordinaire, elle était toujours sur pied avant le premier roulement de tambour, mais elle avait tant travaillé cette nuit, qu'elle n'entendit point battre le réveil.
Roger et Garnier s'éveillèrent avant elle.
—Tiens! fit Roger, qui affectait maintenant une sorte de dédain pour celle qu'il avait tant aimée,—voilà mon épouse!
—Le pauvre sous-lieutenant n'est pas revenu, repartit Garnier;—elle les tue tous... Dis donc! l'autre lui avait donné sa croix... celui-ci n'avait pas de croix, mais je lui ai vu de beaux bijoux au bal, quand l'empereur vint à Aix...
—On peut regarder, dit Roger, qui ouvrit le sac de la Perlette.
Ils se penchèrent tous deux curieusement et se relevèrent, éblouis à la vue de l'agrafe du général S***.
—A la bonne heure! dit Garnier.
Ce mot avait dans sa bouche une portée si outrageante, que Roger mit la main à son sabre.
Mais il se ravisa, lâcha un juron, referma le sac et dit:
—C'est fini!
Ce Roger n'était pas du tout un méchant cœur.—Seulement, il ne venait pas à la cheville de sa femme Marguerite.
On ne s'expliqua point, parce que Garnier avait dit: «Si tu lui fais des reproches, elle t'entortillera.»
Quelques jours après, Roger reçut son brevet de sous-lieutenant.—Garnier en faillit mourir de jalousie. Il était toujours caporal. Il se dit:
—Du moins, je lui prendrai sa femme!
S'il avait su au juste ce que valait l'agrafe de diamants, c'eût été l'agrafe qu'il eût prise la première.
En passant officier, Roger quittait la septième demi-brigade pour entrer dans l'infanterie légère. Marguerite voulut le suivre; il lui remit une feuille de route toute signée qui la dirigeait sur Paris pour cause d'enceintement.
Elle se pendit à son cou.
—Mon homme, lui dit-elle,—je pense bien que je ne te reverrai plus... Ce Garnier t'a perdu, et puis tu as bien de l'orgueil... Adieu! aie de la chance... Dans vingt ans comme aujourd'hui, si tu as besoin de moi, je suis ta femme!
A cette heure de la séparation, le cœur de Roger se révolta contre sa propre conduite. Il serra Marguerite sur sa poitrine. Elle eut un moment d'espoir, car une larme brillait dans les yeux de Roger.—Mais, sous la tente, une voix trop connue se mit à chanter la chanson de Panard:
Je ris
De ces maris,
Bonnes âmes!...
C'était Garnier.
Les bras de Roger tombèrent.
—Baise ton garçon! lui dit la Perlette d'un ton ferme.
Et, quand Roger eut embrassé le petit Vital, la Perlette tourna le dos. Elle ne pleurait pas.
Elle vint comme cela jusqu'à Paris, où elle arriva bien malade. C'était son cœur qui était blessé.—Elle accoucha bientôt d'un second enfant: une fille.
Elle écrivit à Roger, qui ne lui répondit point.
Il y avait pour elle, dans ce quartier des Invalides où elle avait loué une chambrette, tout un monde de souvenirs. Au temps où son Roger, tambour, lui faisait les doux yeux, ils étaient casernés tous deux à l'École militaire. Que d'hommages en ce temps-là! et comme elle était bien la petite reine de ce brave régiment!—Le colonel lui-même avait pour elle des sourires, et les officiers disaient quand elle passait:
—Bonjour, petite Perlette.
Où sont les jeunes fleurs du printemps, quand vient le vent d'automne?
Tout cela était mort, il n'en restait plus rien.
Elle allait, avec sa petite fille dans ses bras et tenant par la main son Vital chéri, sur les terre-pleins de ce Champ de Mars où tant de fois elle avait suivi la septième demi-brigade parmi les nuages de poussière poudroyant au soleil.
C'étaient d'autres soldats qui tenaient l'École. Ils ne la connaissaient plus. Seulement, comme Vital était habillé en enfant de troupe, les vieux lui faisaient signe de la tête en disant:
—Salut, la petite mère.
Quelques-uns lui demandaient si son homme était mort. Sa tristesse profonde parlait de veuvage mieux qu'une robe de deuil.
Un soir qu'elle était seule avec ses deux enfants dans sa chambrette, on frappa à sa porte.—Cela n'arrivait pas souvent.
Vital dormait dans son berceau; la petite Béatrice pendait au sein.
Marguerite ouvrit; ce fut Garnier qui entra. Il avait le costume de sergent-major.
Il y a des choses honteuses et hideuses qu'on ne peut point raconter en détail. Garnier trouva Marguerite plus belle dans ses larmes. Il parla d'amour, ou plutôt il proposa un marché infâme. Il dit à Marguerite:
—Si vous voulez, Roger vous rappellera près de lui, je me charge de cela.
Les dédains de la jeune femme le rendirent furieux.
Nous connaissons Marguerite: elle le chassa.
En s'en allant, Garnier dit:
—Je me vengerai.
Et il se vengea tout de suite, car il ajouta:
—Roger veut un de ses enfants. Préparez-vous, car je repars dans huit jours, et c'est moi qui le lui mènerai.
Quand il fut sorti, Marguerite s'affaissa sur elle-même. Elle n'avait point prévu cette nouvelle torture.—Choisir entre ses deux enfants.
La petite Béatrice souriait déjà, et si vous saviez comme elle était jolie! Mais Vital, le premier-né, Vital, qui était le cœur même de sa mère!
Ce fut une nuit de larmes et de sanglots. Vital dormait, le cher enfant! Béatrice pleurait, parce que le sein qui l'allaitait venait de se tarir sous le coup de cette immense douleur. Marguerite regardait tour à tour Vital et Béatrice.
Comment se séparer de celle-ci, qui avait tant besoin de sa mère?—Mais une chose encore plus impossible, c'était d'abandonner Vital!
A force de pleurer, Béatrice ferma les yeux et s'endormit. Marguerite, engourdie par l'angoisse, resta jusqu'au jour entre les deux berceaux.
Elle se disait:
—Il faut choisir!... il faut choisir!
Et, chaque fois qu'elle voulait faire ce choix navrant, son âme se déchirait.
Dès le matin, elle alla consulter un homme de loi pour savoir si son mari avait le droit de lui enlever un de ses enfants. L'homme de loi lui fit une réponse très-catégorique, appuyée sur des textes nombreux. De cette réponse, il résultait que certaines cours avaient décidé l'affirmative, tandis que d'autres avaient consacré la négative.
La loi, disait l'avocat, était plus claire que le jour,—luce clarior;—mais on pouvait l'appliquer de différentes manières,—selon le point de vue.
Pour obtenir les enfants jusqu'à l'âge de sept ans, la première chose à faire était de provoquer un jugement en séparation de corps;—ensuite...
Marguerite n'attendit pas le reste. Elle paya l'avocat et retourna toujours courant à sa chambrette, où les deux petits avaient pu s'éveiller en son absence.
Le lait ne revint pas. Béatrice fut ainsi sevrée.
La Perlette quitta sa petite chambre et alla se cacher ailleurs.
Mais elle ne voulait point désobéir à son mari; c'était seulement pour éviter l'entrevue de cet odieux Garnier.—Le jour et la nuit, la Perlette pleurait entre les deux berceaux, se répétant à elle-même comme une pauvre folle:
—Il faut choisir!... il faut choisir!
La chambre où elle avait cherché un refuge était dans les combles du no 81, rue de l'Université. Garnier lui avait appris que son mari, passé lieutenant, était de retour en France et tenait garnison à Bordeaux. La Perlette mit Béatrice dans un petit berceau bien blanc et la descendit chez M. Rodelet, qui faisait partir chaque semaine des voyageurs pour le Midi. C'était un brave homme que ce père Rodelet. Il fut touché de la situation de Marguerite. Non-seulement il se chargea de faire voyager le petit ange qui était dans le berceau, mais encore il obtint pour Marguerite le poste de concierge de la maison.
A dater de cet instant, Marguerite Vital n'entendit plus parler de son mari.—Mais elle devait avoir encore, et cela bien souvent, des nouvelles de l'ami Garnier.
Ce fut lors de ce voyage de Bordeaux à Paris que Garnier se trouva dans le coche avec cette petite Flavie, fille d'un courtier de commerce, qui devait jouer plus tard un si lugubre rôle sous le nom de marquise de Sainte-Croix.
Garnier, par suite de sa liaison avec la marquise, quitta bientôt l'état militaire et s'établit décidément à Paris.
Il cessa toutes relations avec Roger, qu'il avait toujours haï et jalousé du meilleur de son cœur,—et n'eut pas mieux demandé que d'oublier la Perlette, qui était maintenant beaucoup trop au-dessous de lui, si le hasard ne l'eût jetée de temps en temps sur son chemin comme une menace vivante de châtiment.
XI
—La première femme du comte Achille.—
Pendant les premières années de la Restauration, vous n'auriez certes pas reconnu Flavie, cette pâle et maigre petite fille qui avait, un beau jour, déserté la maison de son père, sans regret comme sans entraînement de cœur. La puberté l'avait agrandie en tous sens. Elle était belle, non point de cette beauté régulière qui charme par les lignes et l'harmonie des contours, mais de cette splendeur, si l'on peut ainsi s'exprimer, qui rayonne au front des filles du soleil.
Vous avez vu là-bas, au delà de Bordeaux, et d'autant plus souvent qu'on se rapproche des Pyrénées, vous avez dû voir de ces étonnantes transformations. On dirait que la fillette humble et noire jette sa peau de chrysalide pour se faire femme, comme ces chenilles velues qui s'élancent tout à coup, radieux papillons, parmi les fleurs amoureuses et charmées.
On dirait cela, tant la métamorphose est brusque et complète. Entre deux printemps, Cendrillon s'est éveillée princesse.
Écoutez! ce sont là les reines de la séduction. Dieu mit à rendre plus exquis les enchantements de ces sirènes toutes les longues années de l'enfance et de la jeunesse.
Il y a eu là un travail latent et merveilleux. C'est un jet qui monte plus haut pour avoir été mieux comprimé.
Flavie eut les enviables honneurs de la mode. Elle put, sans se compromettre aucunement placer M. Garnier sur un assez bon pied,—non pas pour faire des mariages, on ne fait pas de mariages, surtout dans le grand monde, mais pour plumer pigeons errants et colombes égarées sous prétexte de mariage. Vers cette époque, Garnier s'établit seigneur de Clérambault. Clérambault est un petit tas de boue situé entre Pontoise et Meaux. Il y a trois maisons. Garnier avait été là en nourrice.
Mais il eut beau s'anoblir. C'était le domestique de Flavie et non point son égal. Quelque étroite que fût leur association pour mal faire, une distance énorme restait entre eux deux.—Le vent qui porte sur la montagne nue la semence des cèdres peut laisser tomber une graine de grande dame dans la boutique d'un courtier de commerce. La graine germe où le sort l'a mise, et la grande dame en herbe, souffrant à respirer cet air hypobourgeois, s'envole un matin pour fleurir à Paris, qui est la patrie unique des grandes dames honnêtes et des grandes dames perdues.—Flavie était grande dame. Elle eût été grande dame en vendant des pommes à deux sous le tas,—contrairement à ces paquets de soie, de velours et d'or qui ont beau se guinder tout au haut de leurs millions, et qui ne peuvent être jamais que d'anciennes débitantes, faisant honte à leur toilette et déconcertées devant leur fille de chambre.
Flavie était grande dame comme Molière était poëte, comme Cromwell était général, comme Colomb était navigateur, en dehors de tout et malgré tout. Ses vices n'y faisaient rien. Elle les cachait, s'il le fallait; si elle pouvait, elle se drapait dedans. Ce monde délicieux du faubourg Saint-Germain où tant de haute vertu est dupée et non salie par tant de turpitudes étrangères, ce monde était son domaine. Elle avait la quintessence de son esprit, elle avait la perfection de ses élégances. Elle y était reine du consentement de ses rivales illustres.
Cela dura peu: qu'importe? Cela fut.
M. Garnier de Clérambault, esprit vantard, grossièrement finaud et ne se sauvant que par une sorte de rondeur brutale que certains confondent obstinément avec la franchise,—parleur emphatique et vulgaire,—ignorant, gauche malgré son aplomb, timide hors de propos, trop hardi quand l'occasion exigeait de la mesure, M. Garnier de Clérambault n'eût pas même pu être toléré dans ce monde qui demande avant tout du tact et de la tenue.—On y excusait ses rares apparitions en le faisant passer pour un ancien officier de cavalerie.
L'ancien officier de cavalerie a, en général, d'alarmants priviléges.
M. Garnier de Clérambault était, en somme, un faiseur de mauvais ton. A peine aurait-on pu lui pardonner son habit bleu s'il eût été le plus honnête homme de la terre.—Mais il savait par cœur sa marquise depuis le coche de Bordeaux jusqu'à l'heure présente.
C'était beaucoup.—Ce n'était pas assez. Flavie était femme à se débarrasser d'un fâcheux en un tour de main.
Mais M. Garnier de Clérambault avait pour lui la force de l'habitude.—Demandez aux sculpteurs combien est précieux l'outil qui est à la main.
La matière ici est insignifiante. La gouge que l'on connaît, les burins d'habitude, eussent-ils des manches de sapin, sont mille fois préférables à des lames inconnues, emmanchées qu'elles seraient d'argent ou d'or.
Voilà pourquoi madame la marquise de Sainte-Croix ne se défaisait point de son Garnier. Il ne la gênait point; elle avait usé ses aspérités. Pour un geste, il venait; pour un signe, il rentrait sous terre. Il eût fallu du temps pour former un autre instrument pareil.
Comme on le pense bien, la marquise, avec ou sans son Garnier, fit travailler rudement l'argent de ce malheureux Rodelet. Elle mit à bien, sous Louis XVIII et Charles X, quelques belles opérations, mais sa manie de joueuse dévorait tout. Elle jouait à la bourse, à la loterie; elle jouait par procureurs à tous les tripots de Paris. La chance la poursuivait. Nous l'avons dit: le jeu faisait d'elle un gouffre.
Nous laisserons de côté l'histoire de ses entreprises pendant la Restauration. La haute place qu'elle s'était acquise dans les salons fléchit peu à peu par des bruits qui coururent, mais elle était trop profondément habile pour tomber jamais au-dessous d'un certain niveau. Elle conserva toujours des dehors princiers, même en faisant cette évolution qui s'appelle «se retirer du monde,» et qui consiste à mettre de côté certaines obligations gênantes, des devoirs niais, des fatigues, des corvées, pour ne garder du monde que ses avantages réels et ses vraies joies.
On est bonne âme au faubourg et charitable avec ostentation; les médisances y profitent souvent à la victime désignée. Certaines maréchales de la France élégante ont gagné leur bâton fleuri en se drapant dignement dans ces lâches médisances, à propos dépréciées par l'adroite substitution du mot calomnie.
Il y a tant d'intéressant attrait autour d'une femme calomniée!
Si Flavie n'eût pas été joueuse incorrigiblement, et, par conséquent, toujours réduite à payer de sa personne pour conquérir des proies nouvelles, nul ne peut savoir jusqu'à quelle hauteur cette noble foule, toujours un petit peu myope, eût élevé son piédestal.
Arrivons tout de suite à un événement qui se lie très-intimement à notre drame et qui eut lieu peu de temps avant la révolution de juillet.
Madame la marquise de Sainte-Croix fut amoureuse une fois en sa vie. Le diable dut rire à gorge déployée. Voici l'aventure telle quelle:
Au mois de février 1828, le 4e hussards vint en garnison à Paris. Le colonel, M. le comte Achille de Mersanz, était un homme de trente ans à peu près et le plus beau cavalier qui se pût voir. En 1828, ce n'était pas comme sous la royauté de juillet; le faubourg partageait franchement avec M. Scribe, la passion des jeunes colonels. D'ailleurs, M. de Mersanz, que l'on disait homme de haute distinction et qu'on savait fort riche, tenait, par alliance ou parenté, à toutes les familles considérables de la ville noble. Il arriva, précédé de l'avant-goût le plus flatteur.
Il n'y a pas à dire, et M. Scribe avait raison: un jeune colonel de hussards est une chose charmante, surtout quand il a huit cent mille livres de rente, beau nom et belle mine. M. de Mersanz eut un fort joli succès, et sa femme eut un succès de vogue.
Elle avait vingt-quatre ans. Elle adorait son mari. C'était un visage doux et fin, aux traits légèrement effacés, au sourire pâle: une de ces têtes de vierge qui passaient dans les nuits d'Abbotsford quand Walter Scott peignait Alice Lee ou Lucy Bertram. Elle avait une petite fille de sept ans, jolie comme un ange et qu'elle aimait passionnément.—Je ne sais trop pourquoi le monde lui faisait cette fête bruyante et brillante, car elle ne semblait chercher ni le bruit ni l'éclat.
C'était à cause de cela peut-être.
Le comte Achille était, au contraire, un homme de plaisirs. Il aimait beaucoup sa femme, mais sans se montrer exclusif. La jeune comtesse, sentimentale et un peu triste, souffrait.
Césarine, sa petite fille, blond lutin dont le sourire petillait comme une flamme, lui demandait souvent:
—Mère, pourquoi pleures-tu?
Ce fut de M. le comte Achille de Mersanz que Flavie devint amoureuse.
Jusqu'alors, elle n'avait jamais eu l'ombre d'une intrigue dans le monde où elle vivait. Nous ne vous la donnons pas pour vertueuse, mais pour habile. On garde si aisément les dehors quand on se distrait hors de son cercle! La marquise n'avait qu'une vraie passion: le jeu. Or, jamais elle ne touchait une carte dans son monde.
Elle ne dansait plus depuis longtemps, bien qu'elle n'eût que trente-quatre ans et qu'elle fût dans toute la maturité de son charme.—Le jour où le comte lui fut présenté, elle ne lui parla que de sa femme et de sa fille.
En résultat, ils se déplurent. Flavie jugea que M. le comte était un fat; elle le dit. Achille trouva et déclara que madame la marquise tournait à la vieille femme.
Huit jours après, M. le comte faisait à madame la marquise une cour assidue.
Personne n'est à l'abri de ces orateurs idiots qui font d'odieux discours sur toutes choses. Qui n'a entendu un petit rentier disserter sur les mœurs du grand monde? Moins on connaît une chose, mieux on en parle ex professo. Il y a vraiment une certaine gaieté dans les fantastiques harangues de ces messieurs. Par quelle porte d'antichambre mal fermée ont-ils vu le grand monde? Voilà la question.
Toujours est-il que c'est l'abomination de la désolation. Le grand monde est un sépulcre blanchi. Toute cette soie, tout ce velours ne servent qu'à recouvrir des infamies.—Connaissez-vous la Tour de Nesle?—Il y a au moins trois ou quatre Marguerite de Bourgogne dans chaque hôtel de la rue de Varennes.
La civilisation leur a seulement appris à ne plus jeter leurs amants à la rivière,—ce qui était une prodigalité.
Les grandes dames sont capables de tout! Je crois que les marquis vont rétablir le droit du seigneur! On ne sait pas, on ne saura jamais ce qui se passe dans ces rues froides et sévères où la vertu fugitive ne peut même pas s'abriter dans les magasins de modistes!—Horreur! Il n'y a pas de boutiques dans ce quartier maudit! Comment l'assainir?
Au fond de la bêtise épaisse de ces fadaises, il y a pourtant quelque chose de vrai. Le faubourg Saint-Germain aime les aventuriers. Cela le compromet.—Et c'est pour cette raison que tous les coquins un peu distingués prennent tout d'abord titre de vicomte. Qu'il vienne à Paris un forçat déguisé en prêtre, un faussaire habillé en marquis, une échappée de Saint-Lazare grimée en duchesse, soyez sûrs et certains que le faubourg lui ouvrira avidement ses deux bras!
Il faut dire encore que quand une fois les vrais marquis s'égarent là-bas du côté de la petite bourse... mais ils ont bien promis de n'y plus aller.
Au fond, les orateurs rentiers ou autres ont tort de parler de ce qu'ils ne connaissent point.—Méry nous raconterait-il si savamment les miracles de l'Inde s'il n'y avait passé les trente plus belles années de sa vie, sans franchir les limites de la vérité vraie.
On pourrait dire à ces orateurs pudibonds: Dans cette Tour de Nesle, les mœurs sont un peu meilleures que chez vous, ce qui ne les fait pas toujours bonnes. Le commerce français, qui est pourtant très-honorable, compte une fâcheuse minorité d'escrocs. De même, le faubourg Saint-Germain, cette bergerie chevaleresque, donne malheureusement asile à plus d'un loup.
On y trouve aussi des louves.
Mais la galanterie, nous y revenons parce que c'est votre grand cheval de bataille, la galanterie n'y descend jamais si bas que dans vos arrière-magasins, quoiqu'elle y prenne des formes beaucoup plus dignes et un aspect infiniment plus aimable.
Madame la marquise de Sainte-Croix fut flattée des assiduités de ce brillant jeune homme que les meilleurs salons s'arrachaient. En outre, elle entendait trop parler de la jeune comtesse de Mersanz: cela lui rompait les oreilles. Elle la vit; elle la détesta. Mais les affaires du comte Achille n'en avancèrent pas beaucoup plus pour cela. Entre toutes les conquêtes, dans de certaines conditions, celle d'une femme comme Flavie est et sera toujours la plus difficile.
Cependant, elle aimait,—comme elle pouvait aimer.
Le comte Achille devenait fou. Cela lui arrivait chaque fois qu'on lui résistait.
Le comte Achille eût soulevé des montagnes pour vaincre la résistance de cette femme qui lui laissait voir sa tendresse, mais qui se retranchait, tout émue, derrière son inexpugnable vertu.
Dans le tête-à-tête, on laisse échapper de ces choses qui ont, selon les cas, beaucoup ou pas du tout de portée. Un soir que le comte Achille et Flavie étaient seuls dans le boudoir de cette dernière, elle dit:
—J'ai cinq ans de plus que vous.
—Vous le dites, il faut bien le croire, répliqua le comte;—moi, je vous vois plus jeune et plus belle que mon premier rêve d'amour.
—Ce n'est pas votre femme que vous avez aimée la première? demanda Flavie.
Achille se mit à rire. Il était colonel.
—Dites..., insista la marquise.
—Je ne m'en souviens plus, repartit le comte, qui souriait toujours.
—Vous êtes trop militaire de comédie quelquefois, murmura Flavie.
Elle eut un soupir et reprit:
—Je n'ai jamais vu de femme si charmante que la comtesse.
Achille s'inclina.
—Je vous en veux de ne plus l'aimer, ajouta Flavie.
—Si madame la comtesse de Mersanz connaissait l'intérêt que vous voulez bien lui porter, dit Achille, qui se mordit la lèvre,—elle en serait assurément très-reconnaissante.
—Vous ne dites pas ce que vous pensez, répliqua Flavie.
Il y eut un silence.
Achille espérait. Jamais l'entretien n'avait entamé un sujet si brûlant.
C'était en quelque sorte la marquise qui entrait aujourd'hui d'elle-même dans ce sentier périlleux.
—Le jour où vous m'avez dit: «Je vous aime,» reprit Flavie, qui semblait rêver,—j'ai eu l'enfantillage de me sentir tout heureuse...
—Ah! madame... commença le comte, qui vit le moment excellent pour livrer l'assaut.
—Laissez!... interrompit la marquise;—vous vous trompez... Ne vous mettez jamais dans l'esprit près de moi, mon pauvre beau colonel, que vous êtes au théâtre du Gymnase... La comédie m'amuse quelquefois... il ne m'arrive jamais d'y prendre un rôle.
Achille resta muet.
Il avait cru la brèche ouverte, et le rempart tout neuf n'était même pas entamé.
Ce fut encore la marquise qui parla.
—Depuis votre mariage, dit-elle,—à combien de femmes avez-vous dit cela: «Je vous aime?»
—Je ne sais, madame.
—Eh! madame! s'écria le comte avec colère,—en vérité, vous me traitez comme un enfant.
—C'est que, dit sérieusement Flavie,—je suis si vieille auprès de vous!
Il y avait dans son accent une mélancolie profonde.
Le comte se demandait:
—Où veut-elle en venir?
Pour répondre à pareil scrupule, il avait déjà parlé de son premier rêve d'amour. Ce sont là des phrases dures à prononcer, et la marquise venait de traiter sévèrement le Gymnase. Il essaya néanmoins de protester.
—Taisez-vous, dit la marquise,—si vous étiez libre, vous ne m'épouseriez pas.
—Sur mon honneur! s'écria le comte chaleureusement,—je vous jure que je serais trop heureux d'obtenir votre main.
—Ces choses-là se disent...
—Quel gage pourrais-je vous donner?
Elle regardait le comte Achille en face. Celui-ci crut voir ses beaux yeux se charger de langueur.
Tout à coup elle tressaillit violemment, et changeant de ton:
—Ah çà! dit-elle,—savez-vous que nous sommes fous à lier, tous deux!... Que Dieu vous conserve votre femme, qui est un ange!
Elle se leva et sonna.
Le comte Achille prit congé.
Elles ont beau être habiles et même pis que cela, elles restent femmes. En cherchant le sommeil sur son oreiller, ce soir-là, Flavie se disait:
—Il est sincère, j'en suis sûre... Si elle mourait, il m'épouserait...
A quelques jours de là, on pouvait déjà remarquer un changement dans la personne de la jeune comtesse de Mersanz. Elle avait maigri; sa jolie pâleur se plombait. Un cercle sombre se creusait sous ses yeux.
Son mari la surprit plusieurs fois à pleurer. Elle ne voulut point lui dire la cause de ses larmes.
Une nuit, il crut entendre parler dans la chambre de sa femme. Il vint. La comtesse avait un spasme. Une expression de terreur profonde était sur son visage.
A toutes les questions affectueuses et empressées de son mari, elle refusa obstinément de répondre.
Les nuits suivantes, le comte était absent.
Il n'entendit plus jamais cette voix qui l'avait effrayé.
La jeune comtesse avait une femme de chambre nommée Thérèse, qui prit, à dater de cette époque, un caractère taciturne et sombre. Elle avait toujours été fort gaie avant cela. On ne l'avait jamais entendue parler d'économie. Elle mit de l'argent à la caisse d'épargne.
Le médecin de M. de Mersanz lui déclara que sa femme se mourait d'une maladie de langueur. Il conseilla la distraction, les eaux, les bains de mer.
La comtesse ne voulut point quitter Paris.
Le comte Achille avait bon cœur. Il aimait tendrement la mère de sa fille, mais la vie d'intérieur lui pesait. Il y a des gens comme cela.
Pour guérir la tristesse que lui causait la maladie de sa femme, le comte Achille allait un peu plus souvent chez la marquise de Sainte-Croix.
Si vous saviez comme celle-ci prenait intérêt à la santé de cette pauvre petite comtesse. Mourir comme cela, toute jeune et si heureuse! Il fallait s'ingénier, il fallait consulter d'autres médecins...
Que sais-je?... Enfin on ne laisse pas mourir comme cela une jeune femme!...
Il y avait dans la maison occupée par les de Mersanz, au no 34 de la rue de Grenelle, une concierge qui ne ressemblait guère à ses pareilles. Elle était propre jusqu'à la minutie, complaisante, vigilante et discrète.
Nous avons hésité longtemps avant d'écrire ce dernier mot, craignant de perdre en une seule fois toute la confiance que le lecteur peut avoir en nous. Mais l'audacieux Boileau Despréaux, ami des roides antithèses, a dit: «Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.» Nous soutenons, mordieu, que la portière dont nous parlons était discrète.—C'était Marguerite Vital, qui avait maintenant un grand fils de vingt-deux ans.
Elle aimait madame la comtesse de Mersanz, parce que, dans une maladie que son fils avait faite, la comtesse, gracieuse et charitable, n'avait cessé de prodiguer à Marguerite les mille petites douceurs qui consolent et amusent la souffrance.
Il s'était passé bien des années depuis le temps où Marguerite Vital courait les bivacs d'Allemagne sous le gentil sobriquet de la Perlette, bien du temps aussi depuis l'époque funeste où la marquise de Sainte-Croix et son complice Garnier avaient apporté la désolation dans la maison du malheureux Rodelet; mais Marguerite avait peu changé: c'était toujours la même nature vaillante et originale.
Pour justifier cette dernière épithète, nous fournirons un exemple.
Le fils de Marguerite était sergent, et sur le point de passer officier. Pendant sa maladie, Marguerite n'avait point voulu qu'il restât à l'hôpital, mais elle n'avait pas voulu non plus le mettre dans sa loge. Elle n'avait pas honte pour elle-même de son état, exercé si honnêtement, mais pour son fils, c'était différent. Son fils allait porter l'épaulette; sa place n'était pas dans la loge. Marguerite avait loué une chambre, ou plutôt madame de Mersanz, qui était la bonté même, avait feint de lui affermer une chambre. Le jeune sergent était là, soigné et choyé par tous les domestiques de l'hôtel.
Marguerite avait ouvert son cœur à la comtesse, qui savait son histoire et ne croyait point déroger en se faisant la confidente de sa concierge. Marguerite lui avait dit:
—Mon fils n'avancerait pas sous les drapeaux, si on savait l'état de sa mère.
Elle avait suivi l'armée; elle connaissait ces choses mieux que nous.
Et son ambition était si ardente—pour son fils.
Marguerite Vital se serait mise au feu pour madame la comtesse de Mersanz.
Le sergent était rétabli et parti.
—Tous les jours, plutôt dix fois qu'une, depuis que la comtesse était malade, Marguerite montait. Le plus souvent, la comtesse la faisait entrer dans sa chambre.
Elle lui parlait de sa mort prochaine.
Évidemment, quelque accident qui était un mystère pour tout le monde avait frappé l'imagination de la jeune femme.
Comme Marguerite s'étonnait de la voir toujours seule, gardée par des domestiques, elle qui avait à Paris tant d'amis et de parents, la comtesse lui dit un jour de sa voix brève et toute changée:
—Vous vous trompez: je n'ai ni amis ni parents à qui je puisse me confier.
Puis elle ajouta tout bas et avec un frisson:
—Ma mère me l'a dit...
Or, la comtesse avait perdu sa mère dès sa petite enfance.
Marguerite eût l'idée qu'elle était folle.
—Votre mère... répéta-t-elle;—vous avez donc eu des visions, ma chère madame?
La comtesse se leva toute droite sur son lit.
—Qui vous a dit cela? demanda-t-elle avec force;—ce n'est pas moi qui vous ai dit cela!
Elle retomba sur son oreiller et ne voulut plus parler.
Le lendemain, elle dit à Marguerite, qui lui trouvait l'air un peu moins défait:
—Je veux aller au bois aujourd'hui.
Marguerite lui tâta le pouls.
—Vous avez la fièvre, dit-elle.
—Je sais bien, répliqua la comtesse, mais je veux aller au bois tout de même... Il le faut... on me l'a ordonné.
—Qui vous l'a ordonné? demanda Marguerite.
La comtesse la regarda d'un air défiant et effrayé.
—Sonnez, dit-elle; c'est une voiture de louage que je veux.
Marguerite sonna.
Le comte était absent, suivant son habitude.
On n'osa point désobéir à la pauvre malade.
L'air était doux; il faisait beau soleil. Marguerite enveloppa elle-même la comtesse dans une douillette et l'aida à descendre le perron. La comtesse était si faible, qu'elle eut peine à monter en voiture. Quand elle fut enfin assise, elle fit signe à Marguerite d'approcher son oreille.
—Venez, prononça-t-elle tout bas,—montez près de moi... ma mère ne m'a jamais dit de me défier de vous.
Marguerite obéit. La comtesse lui fit fermer tous les stores du coupé.
—Il ne nous verra pas!... murmura-t-elle.
Puis elle se tut après avoir ajouté:
—Qu'on nous mène au rond-point de la Muette.
Elle tint les yeux baissés pendant toute la route, comme si la lumière l'eût blessée.
Marguerite se sentait venir des larmes, à la voir si changée et si pâle.
Quand la voiture s'arrêta, la comtesse souleva l'étoffe du store.
—C'est ici, dit-elle en reconnaissant le saut de loup de la Muette;—si j'avais pris une de nos voitures, cela n'aurait rien valu... Nous allons voir si ma mère a dit vrai.
Marguerite ouvrait la bouche pour répondre. La comtesse lui imposa silence d'un geste et resta immobile, les yeux fixés sur la grille qui ferme l'avenue du Ranelagh.
Elle ne parla qu'une fois, ce fut pour dire:
—Ma mère n'a pu mentir... mais ce sont peut-être des rêves.—Oh! Seigneur mon Dieu! s'interrompit-elle avec une ferveur passionnée,—faites que j'aie rêvé tout cela!
Au moment où elle achevait, sa bouche resta béante et sa respiration siffla dans sa poitrine tout à coup oppressée.
—Là-bas! là-bas! fit-elle;—ma mère a dit vrai!...
Sa main, crispée convulsivement, montrait un objet qu'elle-même ne voyait plus, car il y avait un voile sur ses yeux. Marguerite, qui avait soulevé la portière à son tour, et dont le regard suivait tous les mouvements de la comtesse, aperçut une calèche découverte qui venait d'entrer au bois par la grille du Ranelagh.
Elle poussa un grand cri et retomba comme paralysée au fond de la voiture.
Dans la calèche découverte, elle avait reconnu le comte Achille de Mersanz et madame la marquise de Sainte-Croix.
Elle eut cette angoisse du médecin honnête homme qui découvre chez un malade le premier symptôme de l'empoisonnement.
Elle devina vaguement que cette pauvre jeune femme se mourait assassinée.
Que s'était-il passé? Pourquoi la comtesse parlait-elle si souvent de sa mère?—Marguerite, ne l'oublions pas, savait l'histoire du premier mariage de madame de Sainte-Croix.
Elle regarda encore par la portière. La calèche s'éloignait au grand trot de ses deux beaux chevaux.
Elle prit dans ses bras la comtesse qui était raide et glacée. Elle la réchauffa de son mieux, et le cocher eut ordre de retourner à l'hôtel.
A l'heure du dîner, le comte ne revint pas.
Vers six heures, la comtesse demanda son confesseur. Il sortit de la chambre à sept heures. Elle était plus calme.
On lui amena sa petite Césarine qui joua un quart d'heure auprès de son lit.
Le comte Achille n'était pas encore rentré à huit heures.
Marguerite entendit soupirer, puis sangloter dans le cabinet de toilette voisin. Elle y courut. Thérèse, la femme de chambre, était à genoux sur le tapis. Elle se frappait la poitrine en pleurant.
Marguerite l'interrogea. Thérèse répondit:
—Est-ce vrai qu'elle va mourir?
Puis elle ajouta en se tordant les bras:
—Si elle meurt, je mourrai!
La comtesse appelait.
Neuf heures sonnaient aux horloges des ministères.
La comtesse dit:
Fermez les portes de ma chambre, Marguerite; j'ai à vous parler.
Quand les portes furent fermées:
—J'ai embrassé ma petite Césarine pour la dernière fois, reprit la comtesse.
Marguerite voulut se récrier.
—Je sens que je m'en vais, poursuivit la jeune femme;—je serai morte quand M. le comte rentrera...
Ne me parlez pas, dit-elle encore;—quand j'entends parler, ma pensée s'échappe... Il n'épousera jamais cette femme... mais elle lui fera encore bien du mal... Essuyez mon front: la sueur s'y glace.
Marguerite, navrée, passa un mouchoir sur le front de la jeune comtesse, où se mêlaient les boucles naguère si brillantes de son admirable chevelure.
Elle n'avait plus de regard, et vous eussiez dit une morte sans le mouvement de ses lèvres blêmes.
—Merci, reprit-elle;—j'ai des choses à dire et je ne peux pas... l'air ne passe pas bien dans ma gorge... essayez de me donner à boire.
A l'aide d'une petite cuiller, Marguerite parvint à lui faire avaler quelques gorgées d'eau.
—Merci, fit-elle;—vous vous souviendrez toujours de moi, ma pauvre Marguerite... on n'oublie pas ceux qu'on a vus mourir... Prenez ma bague de mariage et conservez-la pour l'amour de moi: c'est ce que j'avais de plus cher au monde. Vous rappelez-vous?... je ne sais plus combien il y a de temps de cela... je commençai tout à coup à maigrir et à pâlir... C'est que j'avais appris qu'il aimait une autre femme... Ma mère me l'avait dit la nuit... et j'étais bien éveillée... ce n'était pas un rêve.
—Et vous l'avez vue, madame? interrompit Marguerite, en qui une idée confuse essayait de naître; vous avez vu votre mère?
—Non, répondit la comtesse;—jamais elle ne s'est montrée à moi... Elle me parlait...
—Vous reconnaissiez sa voix?...
—Je n'avais que six ans quand je l'ai perdue.
—Comment pouviez vous savoir?...
—Elle me l'a dit... elle m'a dit: «Je suis ta mère...» Une fois, la nuit, mon mari vint pendant qu'elle parlait... mais elle se tut... elle ne voulait être entendue que de moi... J'ai su par elle le nom de cette marquise, les heures où Achille va la voir... j'ai su tout... tout!
Marguerite avait peine à maîtriser son agitation.
Elle sonna.
Ce fut un domestique qui vint à son appel.
—Madame veut parler à Thérèse, dit-elle.
—Pourquoi?... demanda la mourante quand le domestique fut parti.
—Ayez de la force, au nom du ciel, madame! s'écria Marguerite en joignant les mains;—votre mari vous aime... vous serez heureux.
La malade sourit tristement et secoua la tête.
A ce moment, le domestique revint.
—On ne trouve Thérèse nulle part, dit-il.
—Ma mère ne m'a jamais caché que j'en mourrais, reprit la comtesse;—je savais jour par jour le progrès de cette passion qui me tue... Ah! ma pauvre Marguerite, que j'ai eu une terrible agonie!
Je ne sais pas pourquoi un doute, s'interrompit-elle, me vint. Je crois que c'était avant-hier... je dis à Thérèse pendant que nous étions à ma toilette:—Je veux prendre le dessus; je me fais des idées... je veux retourner dans le monde... je veux vivre... je veux lutter.
—A Thérèse!... pensa tout haut Marguerite;—c'est à Thérèse que vous parlâtes ainsi!
—La pauvre fille ne pouvait guère savoir ce que cela signifiait, n'est-ce pas? reprit la malade dont la voix s'affaiblissait;—elle fut tout étonnée.
—Et sortit-elle ce jour là?
—Oui... longtemps.
—Et qu'arriva-t-il la nuit suivante?
—Les morts entendent tout ce qui se dit sur la terre. Ma mère vint la nuit suivante. Mes doutes l'avaient courroucée. Elle me dit:—Rends-toi demain à trois heures au rond-point de la Muette: tu verras si j'ai menti...
—Horrible! horrible comédie! s'écria Marguerite, qui comprenait tout désormais.
—J'y suis allée, murmura la comtesse.—Vous savez ce que j'ai vu.
Elle eut un spasme. Le docteur, qui avait pris le temps de bien dîner, arriva. Il lui donna je ne sais quoi de bien bon. Elle mourut vers dix heures après avoir passé son anneau de mariage au doigt de Marguerite.
Le comte rentra sur les onze heures.
Il y avait dans la cour un grand puits ouvert.
On trouva le lendemain le corps de la femme de chambre Thérèse au fond de l'eau. Cela donna des soupçons.
L'autopsie de la comtesse eut lieu.
Il n'y avait nulle trace de poison.
Comment accuser? quelles preuves fournir? Marguerite Vital acquit la certitude que durant ces dernières semaines, Thérèse avait été plusieurs fois chez madame la marquise de Sainte-Croix.
Mais Thérèse était morte.
Et quand on se sert de ce poison subtil: la pensée, qui opère sur le cœur et ne laisse point de trace, que peut la justice humaine?
Marguerite se tut, même vis-à-vis du comte, parce que le comte partit pour son château de Saintonge sans revoir la marquise de Sainte-Croix.
Ce coup l'avait frappé en plein cœur. Sa femme était l'amour de sa jeunesse. Il fut du temps avant d'avoir le courage d'embrasser Césarine.
On la mit en pension, le lendemain de la mort de sa mère, chez les demoiselles Géran.
Garnier n'avait été mêlé à tout ceci que très-indirectement. Il avait voulu profiter du moment où le fer était chaud et (pour employer son style) découper une aile à M. le comte pendant que le caprice de ce dernier était à son comble. Il y avait même eu commencement d'exécution, car, un soir que Garnier et Achille étaient seuls, il fut parlé d'affaires. Le château de Sainte-Croix allait être vendu, au dire de Garnier, faute d'une misérable somme de cent mille écus.
Le comte proposa aussitôt ses services.
Mais la marquise arrêta le zèle de son Garnier, qu'elle accusa de chasser la petite bête. Ce n'était pas trois cent mille francs qu'il lui fallait.
Quand elle apprit le départ précipité du comte, elle ne s'étonna point. Elle dit:
—Lâchons la ligne... nous le tenons.
Des mois se passèrent. Elle disait toujours:
—Il reviendra.
Il revint au bout de deux ans, et madame la marquise en faillit étouffer de rage.
Il revint marié à une femme de dix-huit ans, qui était plus belle que la première comtesse de Mersanz et que le comte Achille entourait d'une véritable adoration.
—Vous voyez bien, dit à ce sujet le sage Garnier de Clérambault,—que nous aurions bien fait de prendre toujours les cent mille écus.
La marquise dit:
—Tout n'est pas fini... Je déclare la guerre à celle-là: une guerre à mort.
—Le diable, pensait Clérambault ce soir-là en allant se coucher,—c'est que nous attaquons notre huitième lustre... Nous avons juste le double de l'âge de notre rivale, ou dix-huit ans contre trente-six!... Je maintiens que nous aurions bien fait de prendre les cent mille écus.
XII
—Madame la marquise de Sainte-Croix.—
Six années avaient passé depuis le retour du comte Achille à Paris; c'était huit ans depuis la mort si étrange et si malheureuse de sa première femme.
Nous revenons à ce beau jour du mois de mai 1836, qui éclaira le début de ce récit dans l'avenue de Saxe, entre la pension Géran et la porte de ce chantier du Vrai Garde national, où travaillait Jean Lagard.
Quand j'étais lecteur avant d'être écrivain (et que c'est un bien meilleur métier!), j'aimais ces histoires où l'esprit, libre en son caprice, peut se porter en arrière aussi bien qu'en avant, trouvant partout les personnages du drame, ici tout jeunes, là vieillis déjà, toujours vivants.
Il me semblait que ces histoires étaient vraies.
Frédéric Soulié, le grand conteur qui n'est plus, me disait: «Les choses se passent-elles autrement dans le monde? Ne vit-on pas longtemps avec son voisin sans connaître le secret de son existence? L'ordre logique existe seulement dans les drames inventés à plaisir.»
J'écris une histoire vraie. Je la laisse aller comme les événements la firent. Je ne sais si je reviendrai encore sur mes pas, mais où serait le mal?
Il est huit heures du soir, et nous sommes au château de la Savate, chez Jean-François Vaterlot, dit Barbedor.
Cette femme que nous avons laissée toute seule, devant une bouteille d'eau-de-vie, dans la chambre donnant sur l'escalier de service, cette femme était bien la marquise de Sainte-Croix, la petite voyageuse du coche de Bordeaux, la lectrice de la première marquise de Sainte-Croix, morte on ne sait comment, l'amie du fournisseur Rodelet, dont le décès violent s'entoura de mystère, la rivale de la première comtesse de Mersanz, pauvre faible créature qui fut empoisonnée par un rêve; c'était bien Flavie, la fière, l'implacable, la belle Flavie.
Mais il vous eût fallu, en vérité, le deviner, car elle était bien misérablement changée.
Six années de réussites et de victoires pèsent lourdement sur un front de conquérant. Est-ce un poids double ou triple qui charge, durant le même espace de temps, le front désolé du vaincu?
Ces six années avaient été, pour madame la marquise, une période de revers et de décadence.
Elle vieillissait vite et beaucoup. Son crédit tombait.
Elle avait décidément dit adieu au monde, pour que le monde, prenant les devants, n'eût pas l'idée de lui donner congé.
Seulement, elle s'était retirée avec les honneurs de la guerre, et le peu de relations conservées par elle étaient éminemment respectables.
Elle pouvait encore se relever par un coup d'éclat.—Elle était ici à sa besogne.
Quand le garçon qui l'avait introduite eut apporté la bouteille d'eau-de-vie et le verre qu'on avait l'habitude de lui servir sans qu'elle le demandât, la marquise lui montra du doigt la porte.
Il sortit. Elle releva son voile.
C'était un visage osseux, pâli et ravagé. A quinze ans, elle était laide. Elle atteignait maintenant sa quarante-deuxième année. La laideur n'était pas revenue, mais il y avait quelque chose d'effrayant dans ces restes ruines de beauté. Elle avait négligé sa toilette, sachant d'avance l'emploi de sa soirée. Ses cheveux mal en ordre laissaient voir quelques poils blancs vers les tempes; les rides de son front se creusaient vivement. La maigreur avait rendu plus apparente la saillie un peu exagérée de son nez très-mince et aquilin; des plis profonds et amers arrêtaient les coins de sa bouche. Il n'y avait de vraiment beau que ses yeux aux rayons fauves et chauds qui semblaient brûler sous la ligne trop touffue de ses sourcils.
Ces yeux, grands, hardiment fendus, et qui concentraient en eux toute la vie de cette physionomie morne, éteignaient souvent leur flamme.—Alors, il y avait sur ce visage une expression indicible de cynisme et d'abrutissement.
En revanche, sa taille avait gardé toute sa noble richesse, et sa robe noire amplement drapée lui donnait, quand elle se redressait, un port de reine.
Elle avait des pieds de fée et d'admirables mains.
Elle consulta sa montre et se versa la valeur de quatre petits verres d'eau-de-vie, qu'elle but d'un trait, comme vous avaleriez une gorgée d'eau.
Un peu de sang remonta à ses joues; sa prunelle eut un éclair. Elle repoussa la bouteille et le verre.
Ce n'était pas tout à fait un vice; c'était le résultat d'un ensemble de vices. Épuisée et presque anéantie, cette femme buvait l'eau-de-vie en guise de potion. Cela la réchauffait pour quelques minutes. En dehors de la vie transitoire et factice qu'elle trouvait au fond du verre, elle n'éprouvait à boire ni dégoût ni plaisir. Elle ne cherchait pas l'ivresse, mais l'ivresse l'avait parfois surprise.
—Est-ce que le Garnier me ferait attendre! se dit-elle;—cœur de maraud!... s'il me voit à terre, il lèvera le pied pour m'écraser.
Cette parole était bien injuste. Nous savons que Garnier était en bas, près de Barbedor, et qu'il travaillait pour elle.
—Quand donc aurai-je fini de combattre? poursuivit-elle;—les négociants achètent des châteaux, les procureurs vendent leur étude, toutes les rapines mènent au repos honorable et bouffi... il n'y a pas jusqu'aux soldats eux-mêmes, ces brebis enragées, qui n'aient une retraite sur leurs vieux jours... Moi, je tombe, je tombe, je tombe... et pourtant j'ai gagné assez d'argent pour enrichir et mettre en château dix négociants obèses, vingt procureurs crochus... pour retraiter toute une armée... J'étais habile; j'avais la veine... Est-ce qu'il y a une Providence... et prend-elle la peine de se moquer de moi?
Son regard fit le tour de la chambre. Elle croisa les mains sur ses genoux.
—Ignoble! ignoble! murmura-t-elle;—il faut la jeunesse que je n'ai plus pour affronter gaiement ces aventures... L'endroit est bon... il y a deux cents pas d'ici à la rue de Varennes... mais cela soulève le cœur.
Elle eut un sourire et répéta:
—Le cœur!
Son accent vous eût mis du froid dans les veines.
—Ma foi, oui, l'endroit est bon, reprit-elle;—on y peut jouer encore plus d'une partie.
Elle avança la main machinalement pour prendre la bouteille, mais son bras retomba avec fatigue.
—Je voudrais aimer cela, dit-elle;—j'ai entendu parler de femmes qui s'enferment pour s'enivrer toutes seules... ce doit être une vie de prestige et de fièvre... Si j'aimais cela, je m'y noierais... je deviendrais folle... Et qu'est-ce que la folie, sinon le repos?
Sa paupière alourdie se baissa. Elle pensait:
—C'est sans doute ce qui fait la supériorité des hommes. La nausée leur vient moins vite. Les femmes naissent avec le tort de leur faiblesse.
Puis, comme en un rêve:
—Soixante-quinze centimes de hausse sur la nouvelle de la défaite des christinos en Navarre... C'est fait pour moi... Deux fois... deux fois dans la même soirée, trouver brelan carré contre brelan d'as!...
On frappa à la porte. Elle ne s'éveilla point en sursaut. Elle était de celles qui ont de la peine à secouer l'engourdissement du corps et de l'esprit. Elle ouvrit seulement les yeux à moitié.
—Eh bien, fit M. Garnier de Clérambault en entrant,—quelles nouvelles?
En attendant la réponse, il referma soigneusement les deux portes derrière lui.
—Cela n'arriverait pas, dit la marquise au lieu de répondre,—si l'on pouvait jouer soi-même;—mais l'entrée de la bourse est interdite aux femmes, mais une femme ne peut pas mettre le pied à Frascati sans se perdre... et il n'y a que les petites folles ou les vieilles abandonnées pour oser prendre les cartes dans un salon à une table un peu sérieuse... J'ai ma tribune chez la Sauvel... mais on se mange le sang dans ces loges grillées... et mon joueur ne traduit pas toujours comme il faut les sons du timbre.
Ceci demande une courte explication.
Au temps où la ferme des jeux avait ses maisons ouvertes, et la clôture n'en eut lieu que deux ans après, en 1838, il y avait comme aujourd'hui des tripots particuliers. Bien que la police fût très-sévère pour sauvegarder les bénéfices de l'État, associé au monopole, on comptait à Paris deux ou trois établissements très-connus et montés sur une magnifique échelle. Madame veuve Sauvel de Bellefonds avait le sien rue Béthisy, dans un ancien hôtel où Gondez, cardinal de Retz, avait, dit-on, rassemblé bien souvent les mécontents à l'époque de la Fronde. C'était un vrai palais. Outre la roulette, le trente et quarante, etc., il y avait d'immenses salons où se jouaient toutes sortes de jeux. On était là merveilleusement à l'aise pour se ruiner. Les gens qui ne voulaient pas être connus avaient l'entrée particulière donnant sur la rue Tirechasse et les tribunes. Dans chaque salle, en effet, il y avait un rang de loges grillées; chaque loge avait un timbre. Les personnes discrètes qui voulaient tenter la fortune sans être vues avaient leur joueur assis à la table commune. La tribune dirigeait les évolutions de ce joueur à l'aide du timbre et de certains signaux télégraphiques.
Le lecteur doit comprendre maintenant de quoi se plaignait madame la marquise de Sainte-Croix.—Ces pauvres femmes sont, en vérité, bien malheureuses!
—Nous avons encore perdu! dit Clérambault avec mauvaise humeur.
—Pas à la loterie, repartit la marquise,—j'ai eu un terne: trente-huit mille six cents francs et une fraction... J'avais placé environ dix-huit mille francs dans les divers bureaux; ça fait une mise doublée... nous n'avons plus que trois tirages avant la suppression... Au moment où je commençais à gagner...
—Et chez la Sauvel?
—Vous ai-je dit pour mes deux brelans d'as... deux fois mon tout: un de six mille et l'autre de quinze mille!... Au dernier tour, décavée de treize cent louis avec trente et un et as, moi première... j'avais la carre... A la roulette, le manque m'a passé neuf fois sur le corps: j'avais commencé au cinquième coup; cela fait quatorze coups... au quinzième, j'ai passé, le trente-six est venu!
—Et la bourse?
—Une hausse absurde!
—Vous étiez à la baisse?
—Je crois bien!... Cabrera est entré à Pampelune... Vous aurez à payer demain un mandat de soixante-douze mille francs.
—Et où diable voulez-vous que je les prenne? s'écria Clérambault, dont les oreilles étaient rouges comme du sang.
—Où vous voudrez, répondit tranquillement la marquise.
Clérambault fit deux ou trois tours de chambre à grands pas.
—Voyons, Flavie, dit-il en s'arrêtant devant elle,—madame... vous savez bien que je suis à bout de ressources... Vous-même vous n'avez plus aucune valeur commerçable... Nous sommes sur le point de faire un coup de fortune: ne pouvez-vous demeurer en repos pendant quelques jours.
—Je gagnerai demain, répliqua Flavie;—j'en suis sûre.
Et, comme Garnier haussa les épaules, elle ajouta:
—Vous devenez insolent!
Autre injustice. L'habit bleu, que nous avons vu toujours et partout si impertinent, était auprès de madame la marquise d'une aménité parfaite.
Au lieu de se cabrer, il fit un souriant salut.
—Vous avez de l'humeur ce soir, madame, dit-il;—c'est sans doute parce que vous sentez aussi bien que moi l'impossibilité où je suis d'acquitter ce mandat.
—Ce mandat sera payé de manière ou d'autre, repartit la marquise;—vous vous saignerez aux quatre membres... n'en parlons plus.
Elle se renversa sur son siége et ferma les yeux avec lassitude.
—Demeurer en repos! répéta-t-elle,—cela veut dire ne plus jouer, n'est-ce pas? Ils sont comme cela! Ceux mêmes qui se prétendent les plus dévoués et les plus soumis! Ils disent à une femme: «Dépouillez votre vie comme un vêtement!... Car il est certaines passions qui sont l'existence même... «Jetez de côté l'aimant qui vous attire, éloignez-vous de l'objet qui vous fait battre le cœur si vous êtes jeune, le pouls si le cœur fatigué ne bat plus... Pourquoi? Parce que vous êtes femme et qu'il est toujours quelqu'un qui pense vous tenir en tutelle...» Je suis trop vieille pour être votre pupille, monsieur Garnier, et je n'ai jamais été, que je sache, votre maîtresse entretenue... Si nous faisions notre compte, nous verrions bien lequel a coûté de l'argent à l'autre.
—Madame..., voulut interrompre Garnier.
—Vous n'étiez qu'un sous-officier quand vous m'avez rencontrée dans la diligence de Bordeaux, reprit Flavie, qui s'animait;—combien, depuis ce temps-là, où vous vous seriez damné pour trois ou quatre écus de six livres, combien de mille livres vous ont passé par les mains?
—Passé, répéta Clérambault,—sous le nez!... Si j'avais gardé mes parts de prises, je serais un gros bonnet, c'est vrai; mais vous avez toujours fini par manger ma part avec la vôtre... Nous travaillons pour la Sauvel, pour l'administration de la loterie et la respectable compagnie des agents de change... C'est bête, voilà mon opinion... Mais ne vous fâchez pas, ma souveraine; vous êtes plus forte que moi, je le sais bien... Le jour où vous cesserez de jeter votre gain dans un puits sans fond, vous serez riche comme le roi... et vous m'indemniserez... Demain, je payerai votre mandat... avec vos diamants, que j'engagerai.
Ils se mirent tous deux à rire. Garnier prit un cigare dans sa boîte.
—La fumée de tabac vous incommode-t-elle? dit-il;—c'est comme ça que je commençai la conversation, il y a tantôt vingt-six ans, dans le coche de Bordeaux.
Flavie cessa de rire.
—Qu'ai-je fait pendant ces longues années? murmura-t-elle;—j'ai souffert.
—Il y a bien eu un peu de bon temps, soyons juste!
—Je ne m'en souviens pas.
—Comment!... la joie d'être marquise?...
—Cela dura quinze jours.
—Huit jours.
—Et les beaux millions de Rodelet?...
Flavie passa la main sur son front.
—Est-ce que vous n'avez jamais eu envie de vous tuer, vous? demanda-t-elle.
—Pour ça, non, répondit Garnier.
—Moi, prononça lentement la marquise,—cette idée-là me vient souvent... Si je savais ce qu'il y a au delà de la mort...
—Ah çà! s'écria l'habit bleu, qui eût forfait à toutes les promesses de sa physionomie et de sa tournure s'il n'eût été un voltairien fini,—nous croyons donc tout de même en Dieu un petit peu?
La marquise répliqua:
—Il y a des nuits où je crois à l'enfer.
Elle se versa un grand verre d'eau-de-vie.
Elle parlait maintenant d'un ton bref et précis. Son œil avait de sombres lueurs. La fièvre sourde mettait deux taches rouges aux pommettes saillantes de ses joues.
—J'ai aimé le comte Achille, dit-elle;—voilà longtemps que je ne l'aime plus... mais je haïrai toujours cette Béatrice... Maxence est une admirable enfant qui comprend tout... Maxence est ambitieuse comme moi, plus hardie que moi... J'étais dix fois moins belle que Maxence... Si Maxence était ma vraie fille, je baiserais la terre pour obtenir de Dieu mon pardon et je deviendrais une sainte.—Ne souriez pas! tout à l'heure, je vais dire des choses qui seront à votre portée... Je n'aime pas Maxence, parce que je n'aime personne: je donnerais le reste de ma vie pour l'aimer... Il n'y a qu'une joie ici-bas, je le sais bien, c'est la folie des mères... Rien qu'à penser que j'aurais pu être mère, je sens un cœur dans le vide de ma poitrine... Ne prenez pas non plus cet air sérieux: c'est une illusion; je n'ai pas de cœur... Maxence nous secondera... Seulement, j'ai peur qu'elle ne l'aime.
—Bah! fit Garnier;—elle a seize ans.
—C'est une noble créature!... Mais vous avez beau regarder ce livre. Il est écrit tout entier en une langue qui vous est inconnue... Le comte est amoureux fou de Maxence... fou, vous entendez bien... Le comte m'a dit, à moi...—Mais que ne disent pas ces malades d'amour! s'interrompit-elle.
—Les amours de M. le comte ne durent pas très-longtemps, objecta Clérambault.
—Jugez! s'écria Flavie, qui n'écoutait pas; jugez s'il aime avec aveuglement... avec extravagance!... Il est venu à moi... à moi!... me demander mon aide!... Et il n'a pas même eu l'idée que je pourrais me venger!
—Il n'a pas parlé de mariage?
—Il a pleuré comme une femme...
—Il n'a pas parlé de mariage? répéta Garnier.
—Il s'est roulé à mes pieds...
—Nous allons savoir dans une heure s'il est ou non marié, dit Garnier.
Il raconta la mission qu'il avait donnée à Léon.
—Cette femme souffrira plus si on la chasse que si on la tue..., murmura Flavie.
—Est-ce adroit, ce que j'ai fait? demanda Clérambault.
Flavie réfléchissait.
—Il faut que ce jeune homme nous serve encore à autre chose, dit-elle.
—Quand vous saurez son nom, répliqua Garnier à voix basse,—vous aurez peut-être de la répugnance à trop vous servir de lui.
—Comment donc s'appelle-t-il?
—Léon Rodelet.
Flavie eut un imperceptible tressaillement. Garnier l'examinait. L'émotion, si elle en eut, ne dura pas le temps que nous mettons à écrire cette ligne.
—C'est vrai, murmura-t-elle;—et c'est étonnant comme tous ces souvenirs sont en moi présents et précis... Cette pauvre Rodelet s'appelait Ernestine... je reconnaîtrais le grand nigaud de commis que nous lançâmes en Amérique... Le temps passe; il y a de cela vingt-trois ans: l'enfant d'Ernestine doit être un homme... on peut l'employer.
—Vous n'y répugneriez pas?... commença l'habit bleu.
—Non, répondit Flavie.
—J'avoue, moi, dit Garnier,—que, si je n'avais pas eu vis-à-vis de moi-même une sorte de prétexte... car, en définitive, je l'ai empêché de se brûler la cervelle... j'avoue que je n'y allais pas de bon cœur.
La marquise répliqua froidement:
—Il y a des races de dupes.
—Et que voulez-vous faire de Léon Rodelet? demanda Garnier.
—Cette petite Césarine, répondit Flavie,—est l'épine la plus gênante que nous ayons au pied... Je veux que le comte Achille l'éloigne et la déshérite.
—Par exemple! s'écria Garnier, ne comptez pas là-dessus!
—Pourquoi, s'il vous plaît?
—Parce que le comte adore sa fille...
—Le comte est comme tous les hommes à femmes, il est aux trois quarts femme... Le comte est un honnête seigneur, très-élégant, très-spirituel, très-probe même quand il ne s'agit que d'argent... Mais avez-vous rencontré parfois de ces mères de trente-six ans qui sont belles encore et qui ont de grandes filles? Il y a un moment où ces mères, si bonnes que vous le puissiez supposer, détestent leurs filles: cela est positif... Eh bien, le comte Achille, amoureux d'une fillette de seize ans, est vieilli par sa fille, qui atteint sa dix-septième année... Sa fille lui déplaît auprès de Maxence; la vue de sa fille lui crie: «Tu pourrais être amplement et largement le père de ta maîtresse...» Un monsieur comme le comte Achille se tuerait s'il se voyait ridicule dans son miroir... le cuisinier Vatel n'est pas le plus grotesque des suicideurs... Et croyez-moi, je ne fais point ici de vaines théories, je parle d'affaire; je dis ce qui est... Si l'on donne un prétexte au comte Achille,—qui adore sa fille,—pour envoyer sa fille aux antipodes, le comte Achille se jettera sur le prétexte comme un enfant gourmand sur une pomme... Conclusion: Léon Rodelet enlèvera bel et bien mademoiselle Césarine de Mersanz.
Voilà pourquoi M. Garnier de Clérambault était l'esclave de cette femme. Elle avait de ces aperçus rapides et profonds qui gagnent les batailles. Elle coûtait cher, mais elle rapportait gros. Il fallait son malfaisant génie pour faire aboutir ces spéculations impossibles.
Ici, par exemple, le problème se posait ainsi: étant donné un homme jeune, marié à une jeune femme et père d'une fille en pleine santé, recueillir à courte échéance l'héritage de cet homme.
Nous disons marié, bien qu'il y eût des doutes à cet égard.
Le fait du mariage n'inquiétait pas autrement la marquise. C'était M. Garnier de Clérambault qui n'était pas à la hauteur et qui prêtait à ce détail une importance démesurée.
Il va sans dire que, dans l'énoncé du problème nous avons sous-entendu cette condition nécessaire: la razzia devait avoir lieu doucement, sans trop de bruit ni de scandale, avec toutes garanties de sécurité pour les membres de l'expédition.
L'emploi du fer, du feu, du poison et de toutes autres naïvetés scélérates était expressément prohibé comme dangereux.
Garnier ne fit qu'une objection.
—Maxence aime Césarine de tout son cœur, dit-il.
—Maxence aime le comte Achille, répondit Flavie.—Maintenant, aux détails!... Le père de Béatrice est arrivé?
—Depuis longtemps.
—En perfection... mais il fera mieux encore... Barbedor ira le voir demain.
—Demain, moi aussi, je travaillerai, reprit la marquise;—il faut que l'affaire marche!
—Mais, dit Garnier,—j'y songe... Si Maxence aime le comte comme vous le dites...
—On ne déteste bien que les gens qu'on a aimés, repartit Flavie;—quand nous en serons là, fiez-vous à moi!
Elle consulta sa montre.
—Dix heures, reprit-elle;—allez me chercher votre Léon Rodelet.
Garnier se leva.
—Voulez-vous que je vous envoie Barbedor? demanda-t-il.
—Non... à quoi bon?
En ce moment, un joyeux éclat de rire monta du rez-de-chaussée par la fenêtre entr'ouverte.
Clérambault, qui était déjà tout près de la porte, se retourna vivement.
—A propos, s'écria-t-il en se frappant le front,—vous ai-je dit quels gens nous avons en bas?... On conspire contre nous... Ceux que vous entendez ne sont pas nos amis.
—Avons-nous des amis? dit Flavie avec son rire amer;—qui donc est en bas?
—Jean Lagard, le lieutenant Vital et maman Carabosse.
—Ah!... fit la marquise d'un air d'indifférence.
Puis elle ajouta tranquillement:
—Allez en paix... nous ne mourrons qu'une fois.
Quand l'habit bleu fut parti, elle se leva et gagna la croisée, qu'elle ouvrit toute grande. La nuit commençait à être noire. Elle se pencha en dehors pour entendre ce qui se disait dans la chambre du rez-de-chaussée.
Mais il ne lui venait que des sons confus, entremêlés de rires.
—Quand même j'entendrais?... murmura-t-elle;—ai-je besoin d'entendre pour savoir?
Elle resta un instant accoudée contre l'appui de la croisée.
C'était une belle soirée du mois de mai. Le ciel était sans lune, mais les astres pendaient plus brillants au firmament limpide. L'air était calme; une faible brise du nord apportait les murmures de la grande ville, qui ressemblent si bien aux voix lointaines de la mer. L'ombre, qui allait s'épaississant, donnait au paysage je ne sais quels aspects pittoresques et mystérieux. La nuit est une enchanteresse; elle sait draper son voile sur la platitude de nos réalités, et chaque objet que touche sa baguette magique revêt en se transformant les capricieuses beautés du rêve.
Nous l'avons dit: autour du château de la Savate, c'était un vilain marais au sol bas, uniforme et pourri, tout émaillé de cloches de verre, tout noirci par le fumier, où l'arrosoir, promené sans cesse, faisait pousser des choux aqueux et des artichauts lymphatiques.
En thèse générale, il n'y a rien de hideux comme un marais de Paris.
Mais la nuit peut changer un carré de choux en noble pelouse, la nuit jette son manteau sur un champ d'artichauts et même sur ces sillons alignés selon l'art où pousse la visqueuse laitue. Tout cela se fait plaine. Pour peu qu'il y ait çà et là quelques plants d'humbles cassis, vous avez des buissons;—la couche où fermente le melon prend un aspect de colline;—j'ai vu des pruniers rabougris grandir et se camper comme d'orgueilleux sycomores.
Nous n'exagérons point. Il n'est pas nécessaire d'aller dans le désert ni même aux terribles grèves du mont Saint-Michel pour connaître le phénomène du mirage. Toute nuit en plein air produit le mirage. On dirait que l'élément prosaïque se met au lit chaque soir en même temps que le soleil, dieu des vers alexandrins. Aussitôt que ce blond Phébus est couché, dès qu'il a rabattu son bonnet de coton sur ses oreilles frileuses, la poésie des rêveurs sort de son nid et plane dans l'atmosphère rafraîchie. Les fleurs épandent violemment leurs parfums, le rossignol chante et le firmament allume la splendeur infinie de ses girandoles.
Eh bien, oui, c'était une vaste plaine qui entourait Flavie.—Çà et là des fantômes blancs paraissaient dans le noir.—Au loin, les maisons de Grenelle tranchaient sur le clair-obscur du ciel, affectant de bizarres architectures.
Il n'y avait pas jusqu'aux tilleuls malades, plantés au revers de la rue de l'École, qui ne prissent une grandiose apparence.
Flavie n'essayait plus de saisir les quelques paroles qui venaient d'en bas jusqu'à elle. Sa tête se penchait sur sa main. Elle rêvait.
—Si j'avais eu une mère!... murmura-t-elle.
Était-ce là l'expression indirecte d'un remords?
Elle resta longtemps sans parler, puis elle dit:
—Si j'avais une fille!...
Sa voix était douce et avait des caresses.—C'était bien l'expression d'un désir et d'un regret.
Elle frissonna bientôt au souffle de cette brise fraîche qui venait du dehors. Elle se retira vivement et ferma la fenêtre.
La lumière de la lampe éclaira le sarcasme de son sourire.
—Je n'ai pas eu de mère et je n'ai pas de fille, prononça-t-elle d'un cœur dégagé;—tant mieux!
Elle revint s'asseoir auprès de la table. Elle avait froid. Elle se versa une troisième rasade.—Elle dit en reposant son verre, vidé d'un trait:
—Si Maxence était ma fille, je me tuerais, parce que je serais sans armes contre les autres et contre ma conscience... mais je n'ai pas d'enfant... je suis libre, grâce au hasard... Maxence est une machine de guerre... Par elle, nous entrerons dans la place... Et je mourrai dans mon lit, avant d'avoir vu la fin des millions du comte Achille...
XIII
—Repas de corps.—
M. Garnier de Clérambault s'était trompé en plaçant maman Carabosse au nombre des convives du rez-de-chaussée. La petite bonne femme manquait à l'appel. Il n'y avait là que le beau lieutenant Vital, Jean Lagard et le père Barbedor, qui s'était grisé tout doucement à force de couper sa bière par des gouttes d'eau-de-vie, en lisant le fameux article du Journal des Débats sur la barrière des Paillassons.
Le bruit et les rires venaient de l'office, où marmitons et garçons festoyaient, grâce aux largesses du neveu Lagard, qui faisait ainsi danser les finances de l'habit bleu.
Ce jour-là, vers midi, Vital avait reçu une lettre ainsi conçue: