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La fabrique de mariages, Vol. 2

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«Les officiers du 3e léger sont convoqués à un repas de corps qui aura lieu à Grenelle, château de la Savate, ruelle Saint-Fiacre, derrière la barrière des Paillassons.—Six heures et demie.»

Vital ne connaissait rien de tout cela. Un repas de corps ne fait pas événement. Il avait vaqué à ses occupations ordinaires, et, à l'heure dite, il s'était dirigé vers l'établissement indiqué.

Nous avons vu son étonnement à l'aspect du lieu choisi par ses collègues.

Jean Lagard vint au-devant de lui dans le vestibule.

—Bonjour, lieutenant, dit-il,—c'est moi qui suis les officiers du 3e léger, pour le moment.

Et comme Vital ne comprenait pas, Lagard ajouta:

—C'est une petite surprise qu'on a voulu vous faire, mon lieutenant, histoire de rire et de badiner.

—Et qui me fait ainsi des surprises? demanda Vital, qui n'était pas véhémentement attiré par l'extérieur du bon Jean.

—C'est moi, répondit Lagard en touchant son chapeau,—qu'ai l'avantage d'être votre cousin par droit de naissance... et qu'avais envie depuis pas mal de temps d'en casser un avec vous.

—Vous vous nommez?

—Jean Lagard, neveu et filleul de ma marraine, qui est votre bonne et respectable mère.

Le lieutenant devint très-pâle.—Jean Lagard fronça le sourcil.

—Vous n'avez pas honte de ma marraine, pas vrai? demanda-t-il en baissant la voix.

Le sang remonta vivement aux joues du lieutenant, qui eut un franc sourire et tendit la main à Lagard. Celui-ci la serra de bon cœur entre les siennes.

—C'est que, voyez vous, cousin, dit-il,—je me méfie des beaux, et vous êtes fièrement beau, sans vous faire de compliments... n'y en a pas beaucoup dans l'armée qui soient tapés comme vous... Ah! mais non!... La première fois que ma marraine vous montra à moi dans les rangs, je dis: «Excusez, maman, vous avez fameusement réussi ce garçon là!...» Qu'elle me répondit: «Un peu, mon neveu,» car elle n'a pas la réplique dans son pays,—comme moi mes papiers, chaque fois que je suis pour me marier...

Il se mit à rire.

—Cousin, dit le lieutenant,—je ne sais pas où sont vos papiers; mais on ne peut pas vous accuser d'avoir la langue dans votre poche.

—Vous me trouvez bavasse?... c'est rapport au contentement de la rencontre... Prenez-vous l'absinthe?

—Avec plaisir!

Lagard démolit une table d'un coup de poing. Les garçons accoururent tous à la fois, escortés de Barbedor.

—Vous, l'oncle, dit Lagard,—allez un petit peu voir à Montparnasse si j'y suis... vous mangez de la chèvre et du chou, ça ne me va pas... Les autres, amenez de la vieille-vieille qu'est à la cave, sous le cognac, là-bas, juste en face de la porte... à moins que vous n'ayez tout bu, papa?

Barbedor lui faisait des signes et l'appelait en lui montrant de loin le Journal des Débats. Lagard tourna le dos.

—N'y a pas longtemps que je sais les affaires de ma marraine, dit-il tout bas au lieutenant;—et encore, les affaires... je n'en sais qu'un tout petit bout... Elle a tourné plus d'un mois autour du pot avant de me dire: «Ce beau garçon-là est mon petit...» Écoutez donc, lui fallait bien quelqu'un, à c'te femme, pour parler de vous!

—Ce n'est pas moi qui m'éloigne d'elle..., commença Vital.

—Je sais... je sais! interrompit Jean Lagard;—si j'ai pris cette couleur pour vous faire arriver ici, c'est histoire de plaisanter entre cousins, pas vrai?... La maman dit comme ça que vous avez le cœur plus beau encore que le visage...

—Pauvre digne et sainte femme! murmura Vital avec émotion.

—Vous l'aimez bien?

—Est-ce qu'on peut jamais l'aimer assez?

—Touchez là! s'écria Jean Lagard; ça me fait plus de plaisir d'entendre ça que si l'on me nommait à une place du gouvernement où il y aurait bonne paye et pas beaucoup d'ouvrage.

Il tressaillit. Une main venait de se poser sur son épaule par derrière. Barbedor était auprès de lui, tenant le Journal des Débats ouvert.

—Lis ça, neveu! dit-il en mettant le doigt sur son cher article;—lis ça et dis-moi ton avis.

Lagard parcourut les premières lignes.

—Qu'est-ce que c'est que c'te charge-là? fit-il.

—Une charge!... une chose imprimée!... On va l'ouvrir: c'est comme qui dirait officiel!

Lagard avait lu. Il réfléchissait.

—Qué scélérate de diablerie veulent-ils lui faire faire? grommela-t-il à part lui.

—On va l'ouvrir, reprit Barbedor de cet air mystérieusement ému qui est un des premiers symptômes de l'ivresse;—ce n'est pas des gens du commun qui m'auraient obtenu ça au ministère... On plantera une allée d'acacias depuis la barrière des Paillassons jusque chez moi.

Jamais amant ne mit plus de douceur à prononcer le joli nom de sa maîtresse. Certes, ces mots: barrière des Paillassons, n'ont rien en eux de particulièrement poétique. Eh bien, dans la bouche de Jean-François Vaterlot, ils prenaient une euphonie comparable aux plus sonores hémistiches de Lamartine.

—Et vous avez avalé le poisson, papa? dit Jean Lagard.

Barbedor ferma ses deux poings.

—Tu m'hérisses à la fin! s'écria-t-il;—poisson toi même!... Si tu es du parti des deux coquines, c'est bon!

L'idée lui venait que son neveu Jean Lagard était peut-être soudoyé par la barrière de Sèvres et par la barrière des Écoles.

Il replia son Journal des Débats et le remit dans sa poche.

—Si c'est comme ça, grommela-t-il,—tu peux leur dire, aux deux coquines, qu'on ne les craint pas, entends-tu bien?... Et, quand l'allée d'acacias sera plantée, tu viendras me demander à travailler dans ma salle... trois francs les premières, deux francs les secondes, vingt sous les pourtours et dix francs pour entrée dans la loge des artistes... C'est chez moi que se feront toutes les réputations... Il y aura ici plus de gants jaunes qu'au grand Opéra... Est-ce que tu crois que je me passerai d'orchestre? J'aurai l'orchestre de Souflard: trente instruments à vent pour vingt-cinq francs... ça me ruinera-t-il?... Et le dimanche soir, on dansera: un bal comme il faut, tous bonnes et militaires... dix sous d'entrée pour les cavaliers, en consommation, les dames à l'œil; vingt centimes contredanses, valses et polkas... Et je ne veux plus de ce nom de château de la Savate... j'en ai honte!... Je vais faire peindre un grand tableau des dieux de la Fable, pas cher, avec un cadre... Mon enseigne sera: Aux travaux d'Hercule et à la ceinture de Vénus... les travaux d'Hercule pour la force et l'adresse, jeux olympiques et autres; la ceinture de Vénus pour la chose de la danse et des intrigues entre les deux sexes...

Il fit un pied de nez à son neveu et courut chercher une choppe, car sa gorge le brûlait. Il avait la fièvre du bonheur.

—Dans quel diable de taudis m'avez-vous amené ici, cousin? demanda le lieutenant Vital.

—Ce n'est pas moi qui peux répondre à cela, cousin, répliqua l'ancien fort-et-adroit,—et je trouve que maman Marguerite commence à se faire diantrement attendre!

—Ohé! Casseur! cria-t-il en se tournant vers la maison; servez toujours le potage pour deux, sans vous commander... Vous en tiendrez une bonne assiette chaude.

Et, quand ils furent attablés:

—N'empêche, reprit Lagard,—que je ne suis pas fâché de me trouver un petit instant seul avec vous... Voilà, je ne vous ressemble guère, cousin, comme quoi vous avez gagné tous vos grades par la bonne conduite et la tenue... Le potage n'est pas piqué, pas vrai? quoique ça soit ici un taudis, comme vous dites, chez mon vénérable oncle... Et ça nous donne un fameux exemple de la fragilité humaine, de voir un homme qu'est pas né méchant natif, et qui tourne au sauvage par rapport à une fixité qu'il a d'humilier censé les barrières de droite et de gauche... C'est comme ça une mélomanie qu'on dit, je crois, quand la jugeotte n'y est plus... J'ai ouï parler d'un juif riche à milliasses, qui voulait prendre la lune parce qu'il avait dans la tête que c'était un louis composé de tout l'or du monde... et ça y prête un tantinet quand la lune est dans son plein... Mon oncle se fiche de la lune, mais il veut faire un trou dans le mur d'enceinte pour qu'y ait une barrière des Paillassons... Je disais donc que vous étiez, comme ça, le vrai modèle des bons sujets, par la sagesse en tout... Prenez-vous un coup de blanc par-dessus la soupe?

Vital tendit son verre. Jean Lagard continua:

—Moi, différemment, j'ai pris des habitudes avec les forts-et-adroits, dont j'étais un des plus universels... Par quoi, ma marraine ne me dit pas tout, s'en faut!... Mangez-moi ça pendant que ça fume, cousin... J'ai roulé, voyez-vous, de-ci de-là, sans amasser de mousse... La marraine m'a empêché de faire pas mal de bêtises, mais j'en ai fait pas mal aussi, malgré elle... Voilà donc la chose: c'est un cœur d'or, et n'y a pas sa pareille au monde. Je l'aime, la, ce qui s'appelle à fond. Je me battrais pour elle avec n'importe quoi!... En plus, à cause d'elle qui vous adore, je vous aime aussi, cousin, et je vous le dis à la bonne franquette... Portez-vous bien!

Il choqua son verre contre celui de Vital et le replaça bruyamment sur la table.

—En sorte que, reprit-il sans transition, pendant que ses yeux hardis et rieurs se fixaient sur le jeune lieutenant,—nous faisons comme ça la cour à une comtesse?

Vital tressaillit violemment et fut sur le point de laisser tomber son verre.

—On dit ça, reprit Jean Lagard, qui le considérait toujours;—moi, je n'en sais pas plus long, vous sentez bien.

—Qui est-ce qui dit cela? demanda le lieutenant.

—Les uns... les autres..., répondit Lagard... Tenez, s'interrompit-il,—ce gros bonhomme que vous venez de voir vous connaît... Il y a ici un autre personnage dont nous parlerons tout à l'heure plus amplement. Le vieux Barbedor savait par moi que vous alliez venir... Il savait par d'autres que par moi ce que votre mère voudrait cacher à tous... Quand il a prononcé votre nom devant le personnage en question, j'ai entendu celui-ci qui s'écriait: «Ah! ah! l'amant de la comtesse de Mersanz!»

—Mais c'est une abominable calomnie! s'écria Vital.

—Ta ta ta! fit Lagard;—quant à ce qui est de moi, je n'en ai pas eu la chair de poule... Un joli garçon et une jolie femme, c'est fait pour s'entendre de toute éternité... Vous ne mangez plus, cousin?

—Non, répondit Vital;—je veux savoir le nom de l'homme qui a dit cela.

—Garnier de Clérambault, mon cousin... Et, si vous voulez que je lui casse quelque chose de votre part, ça va!

—Garnier de Clérambault! répéta le lieutenant, qui interrogeait vainement ses souvenirs.

Pendant qu'il réfléchissait, Lagard poursuivit:

—Avez-vous entendu parler jamais de madame la marquise de Sainte-Croix?

—Je la connais, repartit vivement Vital,—et je me souviens d'avoir vu chez elle ce Garnier de Clérambault.

—Vous allez donc chez cette marquise de Sainte-Croix?

—C'est elle qui m'a présenté à madame la comtesse de Mersanz.

A son tour, Lagard se prit à réfléchir. Il y alla de bon cœur et prit sa bonne grosse tête à deux mains pour n'avoir point de distraction.

—Au diable! s'écria-t-il au bout de quelques secondes,—tout ça n'est pas mon affaire. Je n'y vois goutte, là dedans; ça regarde ma marraine... Si elle voulait me dire tout ce qu'elle complote, quoi! je finirais peut-être par comprendre... mais un mot par-ci, un mot par-là, ça ne me suffit pas... Tel que vous me voyez, je lui donnerais mes deux bras et ma tête, à vot' maman, mon cousin... Eh bien, je dis qu'elle devrait avoir plus de confiance en moi!...

Vital gardait le silence. Un nom, prononcé par Jean Lagard, le fit tressaillir pour la seconde fois.

Jean Lagard avait dit, suivant le cours de sa vagabonde méditation:

—Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'elle va voir tous les jours cette Maxence et la petite demoiselle Césarine.

Vital fixa les yeux sur lui avec une sorte d'effroi. On eût dit que cet homme, sciemment ou sans dessein, scrutait un à un tous les replis de son âme.

Ce roman n'a point de héros, parce que notre beau Vital n'était pas un héros de roman. Nous vous le donnons tel qu'il était, n'ayant ni les vices prestigieux ni les vertus tragiques des jeunes premiers rôles de nos drames. Il portait l'épaulette de lieutenant à vingt-huit ans, ce qui exclut toute idée de splendeur. Il respectait les femmes, et ses camarades se moquaient de lui, disant qu'il était rangé comme une demoiselle.

Je crois qu'il avait eu deux ou trois duels en sa vie, mais c'était bien à son corps défendant. Il avait gagné son épaulette en Afrique, où il s'était battu comme un diable.

Il avait deux amours dans le cœur: l'un qui avait commencé avec sa vie, l'amour de sa mère; l'autre qui était tout jeune, sa passion timide et sans espoir pour mademoiselle Césarine de Mersanz.

Une troisième affection était en lui, douce, tendre, mêlée d'admiration et de respect: c'était la comtesse Béatrice qui lui avait inspiré ce dernier sentiment.

Peut-être parce qu'elle était la seconde mère de Césarine.

Il était loyal, mais timide à l'excès. Dieu ne l'avait point fait ainsi. Sa timidité venait des circonstances. Sa mère, exagérant jusqu'à la manie un sentiment raisonnable à son point de départ, sa mère lui avait inculqué cette défiance de lui-même et cette crainte du monde.

Sa mère lui avait défendu de la reconnaître en public.

Depuis qu'il avait l'épaulette d'officier, sa mère lui cachait sa demeure.

Elle avait honte, comment exprimer cette bizarrerie? elle avait honte d'être sa mère, pour lui qui était son orgueil et son cœur. Trop humble à force d'être glorieuse, elle s'éloignait de lui, qu'elle eût voulu voir sans cesse; elle faisait abstinence de ce grand amour maternel qui était sa vie, elle jeûnait de tendresse et de caresses.

Elle se souvenait. Son mari l'avait abandonnée autrefois, parce qu'il était devenu officier et qu'elle restait vivandière. Depuis lors, elle avait sans cesse descendu, selon sa propre appréciation. Elle avait été concierge, ce qui est bien au-dessous de cantinière; elle était maintenant marchande de plaisirs et connue comme le loup blanc dans le quartier des Invalides.

Elle se disait: si l'on savait que Vital est le fils de maman Carabosse, sa carrière serait perdue; ses chefs l'abandonneraient, il fléchirait sous la raillerie de ses camarades.

Y avait-il quelque chose de fondé dans ces appréhensions? Personne ne peut dire non d'une manière absolue. Pour quiconque connaît les mœurs militaires, le doute est de rigueur. En garnison, le même fait, produit dans les mêmes circonstances, peut amener des résultats directement opposés. Il y a le cœur qui est bon; il y a l'esprit qui est parfois un peu étroit.—Il y a un troisième élément dont nous demandons bien pardon de prononcer le nom: LA BLAGUE.

Tout dépend de la blague.

La blague est un souverain absolu, un autocrate qui ne connaît ni frein ni contrôle. Elle a droit de vie et de mort.

La blague est une puissance toute française. Nos alliés nous la reprochent et nous l'envient. Nos ennemis en ont peur.

Comme toutes les grandes choses, elle a beaucoup de bon et beaucoup de mauvais.

Elle soutient le soldat; elle est partie intégrante de sa gaieté, peut-être de son courage; elle pique l'émulation, elle exalte le point d'honneur.

Elle a de l'esprit; mais, nous le répétons, son esprit n'est ni très-haut ni très-large. La blague a besoin d'applaudissements pour vivre: c'est une chose d'art. Comme les applaudissements se comptent, la blague est l'esclave du nombre. Elle a son niveau, qui est juste à hauteur de grenadier. Elle berne aussi volontiers ce qui est au-dessus de cette taille que ce qui est au-dessous.

Rectifions: plus volontiers.

Jusqu'à l'heure où quelque coup de tonnerre consacre cette supériorité dont on s'est tant moqué.

La blague admet le succès, quitte à mordiller un peu le talon du triomphateur.

Quand le triomphe est complet, universel, brillant comme le soleil, la blague se couche à ses pieds et jappe comme un petit chien.

Elle prend alors les ridicules du héros sous sa protection; elle le rend populaire par le bout qu'elle déchirait la veille. S'il a des verrues, elle place ces verrues parmi les constellations du ciel,—ou bien encore, elle force la postérité à voir toujours sur les épaules d'un demi-dieu je ne sais quelle redingote grise.

Grattez un peu la blague, vous trouverez dessous Chauvin. Or, Chauvin est un ours muni du pavé bienveillant et fatal qui écraserait la gloire si la gloire n'avait la vie dure.

La mère de Vital connaissait tout cela. Elle avait peut-être vu la blague mettre son pied lourd sur de l'herbe de grand capitaine. Elle avait peur.

Et comme elle était ardente et, en toutes choses, extrême; comme Vital était son espoir et son trésor, elle ne voulait voir que le danger, afin de l'en mieux garder. Dès que Vital était en jeu, elle se défiait de ses chers tourlourous qu'elle aimait tant et qu'elle suivait, au pas, en promenade.

Voulez-vous que nous précisions les faits? Elle voyait Vital, l'épée à la main, sur le pré, parce qu'un camarade en méchante humeur l'avait appelé: le fils à maman Carabosse.—Elle voyait le chef du personnel au ministère de la guerre rester, la plume suspendue au-dessus de l'ordonnance qui nommait Vital capitaine, parce que le fils d'une marchande de plaisirs...

Mettons qu'elle eût grand tort. Elle était comme cela.

Vital avait dit l'exacte vérité: ce n'était pas lui qui fuyait sa mère; au contraire, Vital faisait ce qu'il pouvait pour vaincre les étranges scrupules de la petite bonne femme, c'était en vain. Son humilité ne l'empêchait point d'être obstinée. Quand elle avait dit: «Je veux,» il n'y avait pas à répliquer.

C'étaient de vraies parties fines, quand ils se voyaient. On se donnait rendez-vous en cachette. La petite bonne femme avait des joies d'enfant; elle faisait des surprises. Jugez! l'attrait du fruit défendu, ajouté à cet immense bonheur de la mère dans les bras de son fils!

Il y avait cependant une chose qui troublait cette joie et qui mettait un peu d'amertume dans ce plaisir. Marguerite Vital avait un reproche à se faire. Le lecteur se souvient de cette mission donnée par Roger à Garnier, lequel s'était présenté dans le pauvre logis de la Perlette et lui avait signifié que son mari voulait un des deux enfants. Depuis lors, Marguerite avait vécu dans la crainte continuelle de se voir séparée de son fils. C'est pour cela qu'elle avait abandonné son petit baril de vivandière. Si elle fût restée au régiment, son mari l'eût trop aisément retrouvée. L'état de concierge n'est ni brillant ni bruyant; Marguerite se crut bien cachée au fond d'une loge, et, par le fait, son mari ne l'inquiéta jamais.

Là n'était pas le mal.—Dans sa frayeur d'être séparée de son fils, Marguerite s'était creusé la cervelle. Elle ne pouvait ôter au petit Vital sa position d'enfant de troupe qui lui donnait des droits. Elle s'ingénia; l'adresse ne lui manquait pas. Elle commença par intervertir l'ordre des nom et prénom du petit Vital. Au lieu de Vital Roger, elle fit inscrire Roger (Vital) sur le registre du dépôt; puis, peu à peu, la parenthèse disparut; l'enfant se nomma Roger Vital,—puis Vital tout court.

De sorte que, par le fait, Marguerite avait enlevé à son fils le nom de son père.

Bien plus, le voulant toujours à elle et tout à elle, dans sa jalousie de mère, elle avait éludé ses curiosités d'enfant et ses questions de jeune homme. Vital croyait son père mort.

Quant à Roger, l'ancien tambour de la septième, s'il eût voulu chercher, ne fût-ce qu'un peu, la ruse naïve de la pauvre Perlette aurait été bien vite déjouée; mais Roger ne chercha pas, ou, s'il fit quelques démarches, ce fut trop tard et lorsque déjà Vital avait complétement changé de nom.

—Deux jolis brins de filles, cette Maxence et cette Césarine, reprit Lagard sans prendre garde au trouble de Vital;—mais vous ne vous êtes jamais soucié d'elles probablement, cousin, puisque vous vous occupez d'une autre... Moi, j'ai travaillé dans le chantier qui fait face à la pension... et j'ai vu des choses...

Il s'arrêta.

—Qu'avez-vous vu? demanda Vital.

—Parlons peu et parlons bien! fit Jean, qui eut par hasard fantaisie de discrétion;—m'est avis que ces choses-là ne nous regardent ni l'un ni l'autre... N'empêche qu'on peut causer, n'est-ce pas?... Eh bien, je vous dis, moi, qu'il y a tout un polisson de mystère là-dessous?

—Mais, enfin, quel mystère?

—Quel mystère? répéta Lagard.

Il réfléchit un instant et reprit, suivant le vagabond caprice de sa pensée:

—La maman vous le dira, si elle veut, cousin... Moi, je donnerais dix francs de bon cœur pour la voir ici.

Le lieutenant regarda à sa montre.

—Neuf heures! murmura-t-il.

La physionomie de Jean Lagard exprima un commencement d'inquiétude.

—Le Garnier est là-haut... La Vipère aussi... S'il arrive malheur à maman Marguerite, tonnerre du ciel, il y aura des pots cassés!...

—Au nom du ciel! s'écria Vital,—expliquez-vous!... Que parlez-vous de malheur à propos de ma mère?

—Est-ce qu'on peut vous dire? répliqua Jean, qui frappa la table de son gros poing fermé;—est-ce qu'on sait quelque chose en dehors de ce que maman Marguerite veut donner de son secret?

—Ce Garnier est son ennemi?

—Elle ne veut pas qu'on y touche!

—Et qui donc appelez-vous la Vipère?

—La marquise de Sainte-Croix.

Vital le regarda stupéfait.

—Cette femme si bonne et si pieuse!... murmura-t-il;—vous êtes fou, mon garçon!

—Si vous en êtes encore là, vous, s'écria Jean Lagard en se levant,—j'en aurais trop long à vous conter... Nous n'avons pas le temps... je veux savoir ce qui est arrivé à ma marraine.

—Ohé! mon oncle! appela-t-il.

Barbedor n'eut garde d'entendre. Il était à l'office, où le chef, les marmitons et les garçons festoyaient. Lagard avait payé un banquet à trois francs par tête. Barbedor leur lisait l'article du Journal des Débats et prédisait des jours de gloire à la ruelle Saint-Fiacre, aussitôt que les acacias seraient plantés. Le chef n'avait pas acquis son beau surnom de Casseur sans être un loustic assez agréable. Il donnait la réplique au bonhomme. Marmitons et garçons s'amusaient comme des bienheureux.

—Voilà! dit Lagard au lieutenant,—ça m'aurait fait plaisir de voir la petite bonne femme embrasser son grand fils. J'attendais toujours d'avoir de l'argent pour me payer cette fantaisie... La noce n'a pas réussi: bonsoir!... Ohé! mon oncle! avance ici qu'on te paye!

Comme l'oncle Barbedor ne se pressait point, Lagard remit son chapeau sur l'oreille et se dirigea vers la maison. Le lieutenant l'arrêta par le bras.

—Restez, dit-il.

Lagard imprima une brusque secousse à son bras pour le dégager; mais la main du beau lieutenant était inflexible comme un étau. Lagard s'arrêta, saisi d'admiration pour un poignet pareil.

—Restez, répéta Vital;—vous m'en avez dit trop et vous ne m'en avez pas dit assez.

—Plus que ça de tenailles! grommela Jean, qui n'essayait plus de se dégager,—est-ce que vous en êtes, cousin?

Vital ne comprit pas. Jean Lagard poursuivit:

—Quand vous tenez un homme comme ça par le bras, sauriez-vous bien l'empêcher de vous casser une patte.

—Oui, répliqua Vital.

—En quoi faisant?

—En lui cassant le bras.

—Voyons voir! s'écria Lagard, qui ne put résister au désir de faire un petit assaut.

Il adressa en même temps une ruade de premier choix au tibia gauche de Vital, qui changea de pied sur place.—Lagard poussa un cri de douleur et tomba sur ses deux genoux.

—Grâce! cria-t-il, moitié riant, moitié en colère.

Vital le lâcha. Lagard frotta son poignet meurtri et presque luxé.

—Cousin, dit-il avec admiration,—vous lèveriez le deux cents à bras tendus!... Si vous voulez, je vous ferai recevoir fort-et-adroit...

—Je ne veux qu'une chose, répondit Vital, savoir quel danger menace ma mère et pourquoi vous traitez avec si peu de respect madame la marquise de Sainte-Croix.

—D'abord, ça fait deux choses, dit Lagard; quant à la Vipère, du respect? Excusez... Je vous répète, cousin, que je donnerais cinquante francs pour que ma marraine...

Il n'acheva pas. Le lieutenant vit sa physionomie changer deux fois coup sur coup: la première fois pour réprimer une joie soudaine, la seconde fois, une vive et profonde anxiété.

Les yeux de Lagard étaient fixés sur la porte d'entrée. Vital se retourna. La petite bonne femme était là, debout, dans son costume des grands jours, appuyée contre le chambranle de la porte, mais si défaite et si pâle, qu'elle semblait près de s'affaisser sur elle-même.

—Qu'avez-vous, ma mère? s'écria-t-il.

—Nom de nom! gronda Lagard,—paraît que ça ne va pas comme elle veut!

La petite bonne femme passa le revers de sa main sur son front, qui dégouttait de sueur.

—Écoutez! fit-elle au moment où son fils s'élançait vers elle.

Son geste était si impérieux, que Vital s'arrêta.—Lagard, penché de côté, prêtait l'oreille.

On entendit un bruit lointain de voiture.

—J'ai été plus vite que le fiacre... murmura la petite bonne femme;—ce sont eux.

—Eux, qui? demanda Lagard.

—La marquise est seule en haut et les attend, dit la bonne femme au lieu de répondre.

—Seule avec le Clérambault, repartit Jean Lagard.

—Je viens de voir Clérambault rue de Babylone, prononça la vieille Marguerite lentement et avec fatigue.

Puis, elle dit encore:

—Écoutez!

Un bruit de porte qui se ferme eut lieu à l'étage supérieur.

Elle s'appuya sur l'épaule de Vital et pensa tout haut:

—Les voilà réunis tous les trois!

—La marquise, dit Lagard,—le Garnier... et puis qui?

—Léon Rodelet, répliqua maman Marguerite.

—Léon Rodelet! s'écria Vital;—je le connais, celui-là!... c'est un ami!

La petite bonne femme fixa sur lui ses yeux perçants et profonds.

—Léon Rodelet vient de tuer ta sœur, dit-elle.

Jean Lagard ferma ses deux poings.—Vital chancela comme s'il eût reçu un coup en pleine poitrine.

—Ma sœur! répéta-t-il;—j'ai donc une sœur!...

Sa tête se courba; il ajouta les larmes aux yeux:

—J'avais une sœur... je ne la verrai que morte!

Il prenait au pied de la lettre les paroles de la petite bonne femme. Nulle expression ne saurait dire le chemin prodigieux que fait la pensée en ces moments suprêmes. Il faudrait des volumes pour analyser le monde d'idées que peut enfanter un cerveau humain dans l'espace de quelques secondes.

Vital ne savait rien de sa famille, et les soins mêmes que sa mère mettait à l'isoler d'elle exagéraient l'opinion qu'il pouvait avoir de l'humilité de sa naissance. Il aimait et respectait sa mère: chaque fois que sa raison avait fait effort pour deviner le vrai de sa situation de famille, son cœur avait prononcé une sorte de veto dont la source était dans sa piété filiale. En cherchant, il craignait de trouver quelque chose qui fût contre sa mère.

Puis sa tendresse se révoltait contre cette crainte. N'était-ce pas là une insulte tacite et un manque de confiance?

Vital se débattait depuis son enfance au milieu de ces contradictions insolubles. Il n'interrogeait jamais sa mère. Leurs entrevues, rares et trop courtes, n'étaient pleines que de caresses.

C'était la première fois qu'il entendait parler de sa sœur.

Que pouvait être cette sœur dont on lui disait: «Elle vient d'être tuée par un homme?»

Je vous le dis: ce fut un monde entier de suppositions terribles et navrantes. Cette sœur, dont on lui avait caché jusqu'alors l'existence, ne pouvait être qu'une honte vivante pour son nom. Il était homme, lui; son sexe l'avait aidé à sortir de ces bas-fonds où se perdait son origine.—Mais une femme! une jeune fille!...

Une chose lui donna le frisson jusqu'aux fibres les mieux abritées du cœur. Si bas placée que fût sa mère dans l'échelle sociale, il avait reçu beaucoup d'elle. Souvent il s'était étonné de ses générosités inépuisables. Elle lui disait toujours: «Ça me donne de la chance de travailler pour toi, enfant chéri; grâce à Dieu, je gagne gros dans mon petit métier.»

Vital se dit en ce moment, au fond de son âme bourrelée:

—Si tout cet argent venait de ma sœur!...

A la façon dont il l'entendait, ce soupçon était une torture.

Et ne l'accusez pas. L'homme entouré de mystères croit à tout. D'ailleurs, l'esprit n'est point complice de ce travail acharné qui s'opère en dehors de la volonté. C'est l'œuvre de la fièvre.

S'il fallait une preuve, nous dirions que Vital, en dépit de ce laborieux combat qui se livrait en lui malgré lui-même, sentait naître et grandir dans son cœur une tendresse ardente pour cette sœur inconnue.

—Oh! se disait-il,—comme je l'aurais aimée!

La petite bonne femme avait sur lui ses yeux noirs brillants comme des escarboucles. Nous ne pouvons affirmer qu'elle eût deviné en détail et à la lettre les méditations complexes du beau lieutenant. Nous n'affirmerions pas le contraire non plus: c'était la dernière fée.

La première parole qu'elle prononça donnera peut-être au lecteur la mesure de sa science physiognomonique.

—Ta sœur, dit-elle,—a nom madame la comtesse de Mersanz.

—Béatrice! s'écria Vital stupéfait.

—Tiens, tiens! fit Lagard;—petit à petit, on saura l'histoire.

—Ma mère, reprit Vital tremblant,—vous avez parlé de mort...

La petite bonne femme s'était laissée tomber sur la chaise où Lagard s'asseyait tout à l'heure auprès de la table. Elle essuya son front baigné de sueur.

—Oui, oui..., j'ai parlé de mort, dit-elle.

Puis elle ajouta tout bas:

—Je les aurais bien empêchés de la tuer comme ils ont tué l'autre...

Vital vint à elle et la prit par la main en disant:

—Ma mère, ma mère, répondez-moi, je vous en prie!

La petite bonne femme le regarda fixement, puis elle le repoussa d'un geste convulsif.

—J'ai parlé de mort, répéta-t-elle;—n'est-ce pas mourir que de perdre à la fois son bonheur et son honneur?... Va, je me souviens du jour où je fus abandonnée et du jour où je l'abandonnai, pauvre enfant qui, la veille encore, pendait, souriante, à mon sein... Je n'ai vécu que pour toi... Elle n'a pas d'enfant pour qui vivre... elle est morte.

—Mais de quoi faut-il la venger? s'écria Vital;—que lui a-t-on fait?

—Ce qu'on lui a fait! repartit la petite bonne femme avec amertume.—Tu avais six ans, tu étais déjà fort... N'était-ce pas un crime de te garder pour la livrer à son père?... Ah! je t'aimais mieux qu'elle!... Maintenant qu'elle est malheureuse, je vais l'aimer mieux que toi.

—Vous ferez bien, ma mère, dit le lieutenant, qui pressa contre son cœur la main froide de Marguerite;—aimez-la!... aimons-la!... Dites-moi seulement ce qu'il faut faire pour la sauver ou pour la venger!

—Et parlez haut, sans vous commander, marraine, ajouta Lagard en s'avançant;—s'il faut de l'argent, j'ai le gousset en bon état; s'il faut des poignets, je croyais avoir le no 1, mais votre garçon est le coq à ce sujet... N'empêche que je garde le no 2 et que c'est à votre service.


—Victoire! s'écria M. Garnier de Clérambault en rentrant dans la chambre où madame la marquise de Sainte-Croix l'attendait.

—Je vous présente M. Léon Rodelet, ajouta-t-il en refermant la porte derrière le cinquième clerc.

La marquise ne leva pas les yeux tout de suite sur Léon. Quand elle le regarda enfin, un tic nerveux agita légèrement les ailes de son nez et ses tempes.

—N'est-ce pas, dit tout bas Clérambault, qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau à la pauvre Ernestine?

La marquise répondit sèchement:

—Il y a longtemps que je l'ai oubliée.

—Pas moi, grommela Garnier;—c'était une jolie fille.

La marquise se tourna vers Léon, qui restait près de la porte.

—Approchez, monsieur Léon, dit-elle.

Quand elle voulait, elle avait des airs de reine.

Léon avait trouvé l'habit bleu fidèle au rendez-vous, rue de Babylone, à la porte de maître Adalbert Souëf. Léon croyait apporter une mauvaise nouvelle, car il avait eu beau compulser pièce à pièce le dossier du comte Achille de Mersanz, le contrat de mariage était resté introuvable. Il fut fort étonné lorsqu'il vit Clérambault se frotter les mains avec enthousiasme en apprenant ce résultat.

—Ça ne vous fera pourtant pas gagner votre gageure, dit-il.

—Venez avec moi, mon cher enfant! s'écria l'habit bleu au lieu de répondre, venez avec moi.

Clérambault avait une voiture dans laquelle il fit monter Léon. Ils ne virent ni l'un ni l'autre une forme exiguë qui se détacha du noir d'une porte cochère et qui s'élança dans la même direction qu'eux, trottinant sur le pavé.

La petite bonne femme avait tout entendu.

Léon, cependant, n'était pas au bout de ses étonnements.

Le lieu où on le conduisait, d'abord, lui sembla de fort mauvais augure, et certes il ne s'attendait pas à trouver là une femme qu'on appelait madame la marquise. En chemin, M. Garnier de Clérambault lui avait bien fourni de longues et amphigouriques explications; mais Léon, distrait et réfléchissant à l'étrange succession d'événements qui avait rempli sa journée, n'aurait point su dire de quel sujet l'habit bleu l'avait entretenu.

Avant d'entrer au château de la Savate par la porte de derrière, donnant sur les marais, Léon s'arrêta devant cette maison à l'aspect véritablement sauvage, dont l'isolement paraissait complet, nous l'avons dit. De ce côté, rien n'indiquait la guinguette.

—Qu'allons-nous faire là? demanda-t-il.

—Avez-vous peur? répliqua l'habit bleu en riant.

—Je n'ai pas peur, dit Léon;—au point où j'en suis, on ne craint rien... mais je veux savoir.

—Au point où vous en êtes, on a beaucoup à perdre, mon bon, prononça lentement Clérambault;—depuis quelques heures, vous avez regagné diablement du terrain... Vous allez trouver ici une personne qui a votre avenir entre les mains.

Il voulut entrer. Léon le retint.

—Une question encore, dit-il.

—Faites, mais faites vite!

—Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce que vous savez sur ma mère?

Il faisait nuit noire. Léon ne put distinguer à ce moment la physionomie de M. Garnier. La voix de celui-ci était calme quand il répondit:

—Vous connaîtrez mes raisons, mon petit homme... Je suis franc comme l'or... Je ne vous cacherai rien... Entrez, entrez!

Il le poussa dans l'escalier, qu'ils montèrent à tâtons.

Un des premiers soins de l'habit bleu fut de dire tout bas à la marquise:

—Carabosse a parlé... Coupez dans le vif... attaquez l'histoire de la mère et arrangez ça comme vous pourrez.

Elle prit la main de Léon et l'attira vers elle.

—C'est bien le visage que je m'attendais à voir, dit-elle à demi-voix en se tournant vers Clérambault, attentif à donner la réplique, car il flairait quelque scène d'effrontée comédie;—je l'aurais reconnu rien qu'au souvenir de mon amie.

—Vous avez été l'amie de ma mère? s'écria Léon.

—Il demande si j'ai été l'amie d'Ernestine! déclama la marquise, qui sembla prendre Clérambault à témoin.

Son accent était mélancolique et plein d'émotion contenue.

L'habit bleu ne put que lever les yeux au ciel d'un air attendri. Il pensait à part lui:

—Cette femme là est le diable.

—Écoutez-moi, monsieur Léon, reprit la marquise avec bonté;—j'ignore ce que notre pauvre Ernestine a pu vous confier de son secret. Le malheur est défiant; attendez, pour lui annoncer que vous m'avez vue, le moment prochain où vous pourrez la rendre à l'aisance et au bonheur...

Elle s'interrompit en caressant la main du jeune homme maternellement, et dit à Clérambault, qui l'admirait:

—Elle avait ce regard doux et inquiet, vous souvenez-vous?

—Si je m'en souviens!... soupira l'habit bleu; ah! certes, je m'en souviens.

—Il est impossible, mon jeune ami, poursuivit la marquise,—que vous puissiez comprendre ce qui vous arrive aujourd'hui. Ne l'essayez pas. Il y a bien longtemps que je suis votre vie avec toute la sollicitude d'une mère. Ernestine était plus jeune que moi: je la regardais comme ma sœur cadette.

—Jamais, au grand jamais, balbutia Léon,—ma mère ne m'a parlé...

—Que vous disais-je! interrompit Flavie en regardant l'habit bleu;—j'aurais gagé que cette pauvre Ernestine ne lui eût pas dit un mot de moi!

—Madame la marquise avait, ma foi, deviné, appuya Clérambault.

—Tout ici doit vous sembler étrange et incompréhensible, continua Flavie, qui souriait bonnement;—le lieu même où nous nous trouvons... et ce moyen bizarre que M. de Clérambault a cru devoir employer pour se mettre en rapport avec vous.

Elle attira Léon tout contre elle et lui dit à l'oreille:

—C'est un vieux et fidèle serviteur qui a ses caprices. Il aurait pu vous dire tout uniment: «Ne vous tuez pas, pauvre enfant: vous avez à Paris une seconde mère...»

—Mais..., objecta Léon,—cette mission chez le notaire.

La marquise prit un ton sérieux.

—Cette mission était dans votre intérêt au moins autant que dans le nôtre... Je n'ai point d'explication à vous donner en ce lieu, mon jeune ami; mais je puis bien vous dire que nous sommes engagés dans une grande entreprise. Nous soutenons le faible contre le fort, et, si jamais le malheur dont votre mère fut la victime est réparé, n'aurez-vous pas quelque joie d'y avoir contribué même indirectement?

—Madame, dit Léon, qui se laissait prendre complétement à cette mystérieuse mise en scène,—je vous en supplie, dites-moi ce que vous voulez faire.

La marquise de Sainte-Croix secoua la tête avec lenteur.

—Nos ennemis sont puissants, murmura-t-elle,—et vous êtes bien jeune! Réfléchissez seulement, Léon, mon cher enfant, et jugez s'il faut des circonstances extraordinaires pour amener une femme comme moi dans un lieu pareil à celui-ci... Nous sommes entourés de dangers; la pureté de notre cause nous donnera la victoire, mais la moindre imprudence peut nous perdre... Léon, vous êtes jeune, vous avez du cœur sans doute... vous aimez... Voulez-vous être à la fois le bon ange de votre mère et le sauveur de Césarine de Mersanz?

—Ah! madame!... s'écria le pauvre Léon, qui joignit les mains comme s'il eût été devant une madone.

—Vous le voulez, c'est bien. Il ne faut pour cela qu'un peu de discrétion et de courage. Vous avez fait déjà aujourd'hui plus que vous ne pensez... Demain, je vous recevrai seul à mon hôtel de la rue de l'Université. Ne vous effrayez de rien. Votre histoire s'engage comme un roman, mais elle se dénouera au grand jour, honnête et heureuse... Ne vous étonnez de rien: ce lieu où nous sommes est un cabaret mal famé qui se nomme le château de la Savate. Vous vous souviendrez de ce lieu toute votre vie, comme du temple pur où vous reçûtes le premier baiser de votre meilleure amie, et nous y célébrerons bientôt dans le mystère la première fête de vos jeunes amours.

Ses lèvres effleurèrent le front de Léon.

—Adieu, mon fils, ajouta-t-elle.—Ne retournez pas à l'étude. Soyez prêt à toute heure. Vous êtes à nous. Je réponds de votre fortune et de votre bonheur.

Elle fit un geste; Clérambault se leva et dit:

—En route!

Il salua la marquise respectueusement.

—A dater d'aujourd'hui, dit Flavie tout haut,—cet enfant est riche. Veillez à ce qu'il ne manque de rien.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


DEUXIÈME PARTIE.

L'HOTEL DE MERSANZ.

I

—Une scène d'antichambre.—

L'esplanade des Invalides est bornée à l'est par le faubourg Saint-Germain, à l'ouest par le Gros-Caillou. Elle sépare deux mondes. Vers l'orient, ce sont de nobles hôtels, pas si nobles que ceux du Marais, car le faubourg Saint-Germain sentait encore à plein nez son parvenu du temps de Louis XIV, mais enfin des hôtels de qualité, puisqu'ils portent pour enseignes Rohan, Larochefoucault, Chastellux, Mortemart, etc.;—vers l'occident, ce sont des maisons bourgeoises, des guinguettes ou des usines.

L'esplanade, qui s'étale entre ces deux cités, est une belle et triste promenade, dont les bosquets silencieux donnent asile à quelques valétudinaires, vivants débris de la guerre ou du travail. Les bonnes d'enfants n'aiment pas ces parages, qui sont froids et tristes. Tout ce qui s'assied sur ces bancs a un aspect pauvre et suranné. C'est une infirmerie à ciel ouvert.

Parfois, cependant, on voit tout à coup une activité inaccoutumée réveiller ce paysage morne. C'est alors comme une résurrection bizarre au-devant de la façade dessinée par le grand roi. Un mouvement se fait dans le parterre; d'antiques uniformes montrent au soleil leurs dorures fanées. On voit s'agiter ce peuple de vieillards mutilés, qui vient ouïr encore une fois la voix des géants de bronze et s'enivrer aux fumets du salpêtre.

Le canon gronde,—la ville écoute.

Tantôt c'est un héritier qui pousse son premier cri dans la couche souveraine.—Cent un coups pour dire à la France de saluer le berceau de son maître.

Tantôt c'est comme un écho lointain de cet autre canon qui tonne contre l'étranger.—Cent un coups encore, c'est une victoire!

Il gronde, le canon des Invalides, pour célébrer les fêtes nationales; il gronde pour solenniser les illustres funérailles.

Ah! c'est une voix puissante, celle-là,—mais vaine.

Nous l'avons entendue quand tomba Charles de Bourbon, le dernier roi gentilhomme; quand Louis-Philippe d'Orléans vint aux Tuileries, elle tonna, cette voix, solennelle et vide comme les serments des hommes; elle tonna encore quand Louis-Philippe, roi, prit ce chemin obscur qui le menait à l'exil. La jeune république lui dit: «Éclate!» Elle s'enfla pour obéir à la jeune république. «Le peuple est roi!» criait-elle. Et du même ton, quelques années après: «Vive l'empereur!»

Ils sont là, prêts à tout, ces hurleurs de bronze. Ils sont là qui attendent.

Ils crient la mort et la vie, impassibles qu'ils sont dans leur esclavage turbulent.

C'est l'histoire qui n'a pas d'entrailles.

C'est la voix du destin,—et, chez nous, le destin parle si souvent!

Louis XIV n'aimait pas à voir les flèches de Saint-Denis, où était la sépulture royale.—Louis XIV, vivant et régnant de notre temps, ne passerait pas volontiers devant les canons des Invalides.


L'hôtel de Mersanz, situé vers l'extrémité de la rue Saint-Dominique, avait vue sur l'esplanade par ses jardins. C'était un grand bâtiment qui ne montrait point son importance au dehors. Le mur qui formait la cour intérieure était haut et lourd; on l'attribuait au comte Honoré de Mersanz, qui vivait sous Louis XVI et qui avait voulu fortifier sa demeure contre l'éventualité des attaques populaires.

Le peuple prit la Bastille, mais ce ne fut point pour se moquer de M. le comte Honoré de Mersanz.

La famille de Mersanz était flamande d'origine et de très-ancienne noblesse; mais, à dater du XVIIIe siècle, ses membres s'étaient plus ou moins mêlés de spéculations et d'agiotage.—Hector Mers, chevalier, baron de Mersanz, s'était ruiné trois fois et avait refait trois fois son immense fortune durant le règne de Law, sous la Régence.—D'autres de Mersanz avaient accepté à diverses reprises des fonctions de robe et de finance.—C'était une race ambitieuse et avide, qui, de temps à autre, donnait naissance à quelque fastueux grand seigneur.

Le titre de comte leur vint sous Louis XV et fut accordé au baron Achille de Mersanz, qui avait amusé le roi pendant trois jours entiers dans son château de Saintonge.

Derrière cette haute muraille, percée d'une porte lourde et chargée d'une corniche qui aurait pu supporter le crénelage, s'ouvrait une vaste cour, précédée d'un perron carré en granit brun couvert de mousse. La façade, de ce côté, présentait un aspect uniforme et sévère. Elle datait des premières années du XVIIe siècle, et l'encadrement des fenêtres montrait encore ces briquetages alternés qu'affectionnaient les architectes du temps de Louis XIII. Les croisées étaient démesurément hautes et sans ornements. Quand madame la comtesse Béatrice de Mersanz recevait, les voisins voyaient s'illuminer les énormes châssis derrière lesquels apparaissaient alors les plis floconneux de la mousseline des Indes. Les salons de l'hôtel étaient de ce côté.

Sur le jardin, l'aspect changeait. La façade, primitivement dessinée par Mansard neveu, avait subi de nombreux changements et enjolivements. Le goût Louis XV avait passé par là. Le perron coquet se contournait, fermé à droite et à gauche par une balustrade de pierre, ventrue et chargée de vases pompadour.—Au pignon, et c'était ce qui donnait à l'hôtel son caractère le plus singulier, on avait eu l'idée de bâtir, vers ce même temps de Louis XV, un péristyle corinthien qui servait de marquise. C'était sous ce vestibule extérieur que se trouvait la véritable entrée. Le portail de la grande cour était condamné. On arrivait au péristyle par une courte allée d'ormes, aboutissant à une grille qui donnait sur l'esplanade même, derrière la maison bourgeoise formant l'encoignure de la rue Saint-Dominique. Une masure servant de boutique à un marchand de vin s'élevait à gauche de la grille, et s'enclavait dans la propriété du comte. Une autre grille qui fermait le jardin se dressait au delà de la masure.

La masure valait bien mille écus, prix fort; le comte Achille venait de l'acheter cinquante mille francs pour la faire disparaître. Le marchand de vin n'avait plus qu'un mois ou deux à vendre ses demi-setiers aux Invalides.

De ce côté de l'hôtel, tout était neuf ou en réparation. La grille, d'un beau modèle et fraîchement dorée, laissait voir un coin du jardin admirablement entretenu. Une fois la masure partie, tout cela devait prendre un aspect véritablement seigneurial. Le comte était un homme de goût; la comtesse Béatrice, sa femme, avait un esprit charmant et d'une distinction rare. Avec la fortune qu'ils avaient, ce vieil hôtel de Mersanz ne pouvait manquer de devenir un palais entre leurs mains.

Nous savons que le comte Achille n'avait pas toujours habité cet hôtel, puisque le drame bizarre et triste qui avait eu pour dénoûment la mort de la première comtesse de Mersanz s'était passé au no 81 de la rue de l'Université. L'hôtel, vendu comme bien national en 93, était resté jusqu'à la fin de la Restauration entre des mains étrangères. Le comte Achille ne l'avait racheté qu'après avoir quitté le service en 1830.

C'était trois jours après les événements que nous avons racontés, et c'est encore le matin, par le joli soleil de mai, que nous reprenons notre histoire. Nous sommes à l'hôtel de Mersanz. Nous montons le maître-escalier, large et haut, un de ces escaliers où il y a tant de terrain perdu, pour employer le langage de nos maçons terribles; nous admirons en passant les moulures de la cage et la belle rampe en fer forgé qui entrelace ses M courants autour d'écussons de forme ovale, timbrés du diadème de baron. Nous arrivons ainsi au vestibule du premier étage, où nous trouvons à qui parler.

Baptiste, valet de chambre de monsieur, faisait faire ses habits par un jeune surnuméraire qui apprenait là le bel art du chambellan. Antoine, simple frotteur, était à sa besogne, et mademoiselle Jenny, camériste de madame, surveillait une lieutenante à elle qui faisait la volière.

Ce verbe fait s'emploie pour toute œuvre domestique indistinctement. On fait les bottes, les harnais, les chambres, les lits, les cuivres, les tapis, les pantalons, les couleurs.—On fait aussi les maîtres, dans une acception plus gaie et moins honnête.

M. Baptiste menait son employé comme aucun maître n'oserait traiter son valet: c'est la règle; mademoiselle Jenny étrillait sa subalterne de tout son cœur et la regardait travailler les mains dans ses poches. Le trotteur, armé de son bâton fendu, donnait de temps en temps un coup de brosse pour ne pas s'engourdir les jambes.

—Voilà le plus triste des métiers, disait M. Baptiste,—former un domestique!... Voyons, Martin, mon garçon, puisque vous vous appelez Martin, comme celui de la foire, donnez donc un peu de liberté à vos mouvements; n'ayez pas l'air emprunté comme cela...—Dire qu'un pataud semblable est de la même pâte que nous! s'interrompit-il en jetant un regard à mademoiselle Jenny, qui lui décocha un sourire.

M. Baptiste était un très-beau fonctionnaire de trente à trente-deux ans, l'air grave et calme, le front haut, la taille droite. Mademoiselle Jenny pouvait avoir vingt-six ans. Sa principale prétention était d'avoir l'air distingué. Sans cela, elle n'eût pas été trop mal.

Mademoiselle Jenny dit à Mariette, son esclave, qui faisait les oiseaux:

—Mon Dieu, ma fille, nous ne sommes pas ici dans une vacherie. On doit mettre à tout un certain moelleux que je ne peux pas vous donner, moi, si vous ne l'avez pas... Ce n'est pas une raison pour me regarder avec de gros yeux hébétés... Est-ce pour votre bien ou pour le mien que je vous parle?

Elle tourna le dos en haussant les épaules et se rapprocha de M. Baptiste.

—En vérité, reprit-elle,—on est aussi par trop à plaindre quand on est obligé d'avoir affaire aux domestiques!

Il y avait bien longtemps que mademoiselle Jenny, dame d'atours, et M. Baptiste, chambellan, ne se regardaient plus comme des domestiques.

M. Baptiste ne put manquer de faire chorus, et tous deux, d'un accord tacite, se dirigèrent vers la porte ouverte d'un petit salon situé à droite du vestibule. Il y avait là un autre frotteur que M. Baptiste congédia d'un geste souverain.

—Fermez la porte, ordonna mademoiselle Jenny.

Le frotteur obéissant sortit et rejoignit son collègue.—Aussitôt après le départ de M. Baptiste et de mademoiselle Jenny, ce premier frotteur s'était appuyé sur son bâton en homme bien décidé à ne plus rien faire. Mariette quitta la volière, Martin laissa les habits, et tous quatre commencèrent à goûter ces loisirs qu'un dieu faisait aux bergers de Virgile.

Bel état! superbe état! A contempler ces marauds des deux sexes, si gras, si heureux, si parfaitement exempts de soucis de toute sorte, on s'étonne de voir en notre univers des gens qui ont choisi volontairement une autre carrière que celle du service.

Ils sont libres comme l'air, figurez-vous bien cela. C'est vous qui êtes leurs serviteurs, vous qui leur payez des gages. Ils se moquent de vous: oseriez-vous leur rendre la pareille?—Eux seuls en l'univers ont droit d'insolence impunie. Ils reçoivent sans cesse et ne donnent jamais. Le monde leur appartient par la base;—le mépris qu'on a pour eux n'est que pure et simple jalousie.

Oh! démence des langues issues de la tour de Babel! On a coutume de dire par tous pays: heureux comme un roi, et le monde est plein de valets. Le jour où la philosophie entrera dans la grammaire, on dira: heureux comme un domestique,—et, dans les métaphores, l'antichambre enviée remplacera ce vieux paradis terrestre que personne n'a connu.

Mademoiselle Jenny s'assit sur la causeuse de madame, M. Baptiste se vautra dans le fauteuil de monsieur.

—Eh bien, dit M. Baptiste,—avons-nous du nouveau?

—C'est à vous qu'il faut demander cela, riposta mademoiselle Jenny.

—Eh! eh! fit le valet de chambre,—la lune de miel a duré onze ans.

—C'est honnête!

—C'est ridicule!

Disant cela, M. Baptiste croisa ses jambes l'une sur l'autre. Les Crispins du Théâtre-Français n'auraient pu retenir un mouvement d'admiration.

Je crois même qu'il se toucha le jabot.

—Ah! les hommes! les hommes! soupira mademoiselle Jenny.

—Ah! les femmes! les femmes! prononça du même ton le valet de comédie.

—C'est monsieur qui a commencé, posa la soubrette.

—Pardonnez-moi, c'est madame.

—Elle a encore pleuré toute la nuit.

—Parce que ce grand beau garçon de Vital n'est pas venu depuis trois jours.

—Ah! monsieur Baptiste!... fit Jenny indignée.

—Ah! mademoiselle Jenny!...

—Vous êtes méchant! murmura-t-elle.

Baptiste changea de jambe. Il avait un mollet de mille écus par an.

Jenny ajouta:

—C'est bien malheureux pour une pauvre jeune femme quand son mari l'abandonne, parce que le cœur parle, voyez-vous, monsieur Baptiste...

—Oui, répliqua celui-ci;—mais un lieutenant!

—Le fait est, dit Jenny,—que ça n'a pas de bon sens.

—J'ai été dans bien des maisons, mademoiselle Jenny... monsieur est mon cinquième comte... mais je n'ai jamais vu de comtesse... Que diable! un militaire...

—Je comprends bien, monsieur Baptiste, je comprends bien... moi... D'abord, les militaires... je crois que, si un général voulait me parler...

—Vous feriez très-bien, mademoiselle Jenny, l'interrompit Baptiste. Vous rappelez-vous ce major qui voulait se familiariser avec moi?... il court encore!... M. le comte a commandé le 4e hussards, mais c'était avant les immortelles...

On appelait ainsi par raillerie, dans le faubourg Saint-Germain, au salon et à l'office, ces pauvres journées de juillet.

Mademoiselle Jenny ouvrit sans façon le flacon de la comtesse Béatrice et versa de l'odeur dans son mouchoir.

—Après ça, dit-elle,—moi, je ne trouve pas que ça soit compromettant, un lieutenant... En bonne justice, ça ne commence à être homme, les troupiers, qu'au grade de colonel.

—Répétez donc ça devant le vieux Roger! s'écria Baptiste en riant.

Jenny se bouchonna le nez avec son mouchoir comme une grande soubrette qui va se trouver mal.

—Ne me parlez pas de cette caricature! fit-elle avec un dédain profond,—une vieille moustache grotesque!... Voilà le vrai, le grand, le seul tort que madame la comtesse a envers son mari, c'est de n'avoir pas pu se procurer un autre père!

M. Baptiste daigna sourire, car il était très-fort connaisseur en bons mots, et il encourageait volontiers le talent encore novice de Jenny.

—Une perruque de brigand de la Loire, quoi! dit-il;—j'ai vu Vernet aux Variétés dans un rôle comme cela, mais Vernet était à cent piques du bonhomme Roger... Pour en revenir, ma chère enfant, vous me demandiez s'il y a du nouveau... sur le grand sujet, vous savez?...

—Quel grand sujet?

Baptiste se rapprocha d'elle et glissa quelques mots à son oreille.

—Pas possible! s'écria Jenny, qui s'éventa vivement avec son mouchoir;—j'aurais été la femme de chambre d'une comtesse entretenue... moi!

—Ne vous évanouissez pas, conseilla Baptiste,—c'est inutile... on dit bien des choses dans ce Paris... La place est bonne, ici!... motus, jusqu'à ce que la révolution soit faite.

—Vous croyez donc qu'il va se passer quelque chose? demanda mademoiselle Jenny.

—Je crois, répondit Baptiste,—que, si j'avais un beau-père comme le capitaine Roger, je rétablirais le divorce de ma propre autorité.

—Ne plaisantez pas!... vous ne dites pas tout ce que vous savez.

Baptiste prit un air de diplomate. Les diplomates ont un air connu.

—Si on disait tout ce qu'on sait, ma chère enfant..., commença-t-il.

—Je vous en prie, Baptiste, ne me cachez rien! interrompit Jenny caressante.

Elle disposa, ma foi, les plis de sa robe assez joliment. En somme, après certaines comédiennes, bons singes, ce qui ressemble le plus à une grande dame, c'est sa fille de chambre.

Baptiste la lorgna et dit:

—Charmante... charmante... on ne peut rien vous refuser... M. le comte est amoureux.

—Ah bah!

—De fond en comble!

—Il vous l'a dit?

—Il me l'a prouvé.

—Et peut-on savoir...?

—N'est-ce donc pas assez, mademoiselle Jenny? interrompit Baptiste, qui reprit son air grave;—que vous faut-il de plus?... Monsieur est rentré à dix heures ce matin, et, d'après votre aveu, madame a passé la nuit à pleurer... Moi, je trouve ça complet.

—Sans doute, dit la camériste,—sans doute... c'est quelque chose... comme symptôme... mais je ne vois rien de positif.

Le valet de chambre la considéra un instant en dessous.

—Vous avez donc bien envie de voir quelque chose de positif, mademoiselle Jenny? prononça-t-il à voix basse.

—Moi... pourquoi cela?...

—Madame a été dure avec vous, peut-être.

—Madame!... c'est la douceur même.

—Bien vrai?

—Madame ne m'a pas réprimandée une seule fois depuis que je suis auprès d'elle... Après ça, vous savez, quand on est irréprochable...

Le Frontin salua.

Il y eut un silence, ensuite duquel M. Baptiste reprit, les yeux toujours fixés sur ceux de la camériste:

—Ne connaîtriez-vous pas une dame bien charitable et bien respectable qu'on nomme la marquise de Sainte-Croix.

La comtesse Béatrice de Mersanz avait du rouge dans un tiroir de sa toilette et n'en mettait jamais. Mademoiselle Jenny n'avait pas de rouge, mais elle mettait celui de la comtesse Béatrice. Cela n'empêcha point M. Baptiste, qui était un finaud, de remarquer son trouble.

—Si vous connaissez la marquise de Sainte-Croix..., reprit-il.

—Mais, interrompit mademoiselle Jenny,—je ne vous ai pas dit...

—C'est une supposition que je me permets... Si vous connaissez la marquise, monsieur doit nécessairement avoir quelque notion du lieutenant et de ses assiduités...

—Pourquoi cela?

—Parce que cela sert madame la marquise, et parce que madame la marquise paye comme un ange.

—Vous la connaissez donc, vous, monsieur Baptiste? demanda la femme de chambre.

Leurs regards cyniques se croisèrent effrontément.

Ils eurent tous deux le même sourire.

—Moi, j'ai fait tout le faubourg, répliqua Baptiste;—madame la marquise a été fort répandue en un temps.

—Est-ce vrai qu'il y a eu quelque chose autrefois entre elle et monsieur? demanda Jenny.

—J'ai dû trouver quelques lettres par-ci par-là, répondit le chambellan,—mais c'est de l'histoire ancienne.

—Ce n'est pas de madame la marquise que monsieur est amoureux?

Baptiste se mit à rire.

—Dame! fit Jenny,—quand elle veut... Je l'ai vue quêter à Saint-Thomas-d'Aquin le mercredi des cendres... elle était belle comme un astre.

—Monsieur a trente-huit ans, dit Baptiste, qui couvait un mot depuis le commencement de l'entretien;—il laisse là les vieux astres et découvre de jeunes planètes.

Jenny ne comprit pas, parce qu'elle négligeait trop la lecture des feuilletons qui rendent compte des travaux de l'Académie des sciences. M. Baptiste se promit de répéter son mot, le soir, au café de l'Industrie, qu'il honorait de sa prédilection.

—Dans tout cela, reprit cependant Jenny,—je ne vois rien de positif, et, si j'étais à la place de madame, je dormirais sur les deux oreilles.

—Je ne prétends pas que la position soit sans ressources, repartit M. Baptiste;—par exemple, moi, dans un cas pareil, si j'étais jolie femme, je crois sincèrement que je me tirerais d'affaire...

—Et moi donc!

—Vous aussi, mon ange... quoique vous n'ayez pas saisi mon mot sur les vieux astres et les jeunes planètes... Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a bien des choses contre elle. Comptons sur nos doigts:—d'abord, elle n'a pas d'enfants...

—Ça, c'est vrai, interrompit Jenny,—c'est fichant pour une femme.

—Fichant! répéta M. Baptiste scandalisé;—on dirait quelquefois que vous avez été grisette, ma chère mademoiselle Jenny.

—Moi, grisette! s'écria celle-ci;—je vous prie, monsieur Baptiste, de voir à ménager vos expressions... Je parle avec vous familièrement, n'est-ce pas?... je ne dirais pas fichant dans le grand monde.

—Deuxièmement, continua M. Baptiste,—elle a une belle-fille de dix-sept ans.

—Elles s'aiment toutes deux.

—Permettez-moi de n'avoir pas confiance en ces amitiés-là... C'est comme la France et l'Angleterre... mais ne parlons pas politique... Troisièmement, elle voit un lieutenant; quatrièmement, monsieur est amoureux; cinquièmement, elle a un père terrible qui suffirait, lui tout seul, à motiver le divorce; sixièmement, elle n'a pas de particule à son nom de demoiselle...

—Voilà! s'écria la femme de chambre,—voilà. Tenez, moi, je suis franche... C'est pour ça que je l'ai prise en grippe... Elle a eu trop de chance!... La fille d'un vieux tourlourou épouser le comte Achille de Mersanz!

—Ça crie vengeance! fit M. Baptiste en riant.—Moi, reprit-il,—j'avoue que je suis un peu libéral, au fond, et que je me moque de la particule.

—Vous serviriez un bourgeois, vous?...

—Ah! par exemple! s'écria M. Baptiste grandissant d'un demi-pied;—je parle pour me marier... La comtesse Béatrice a donc contre elle tout ce que j'ai eu l'avantage de vous énumérer... Mais tout cela n'est rien; si le monde trouve à mettre son doigt dans le joint, ce sera, ma foi, bien autre chose... Écoutez bien aux portes, mademoiselle Jenny, et, le jour où vous entendrez par le trou de la serrure ces paroles sacramentelles: RÉGULARISEZ VOTRE POSITION...

—Mais il faudrait pour cela..., voulut interrompre la camériste.

—Laissez-moi poursuivre: le jour où vous entendrez un oncle, une tante, un sportman, un prêtre, un franc-maçon ou même le perroquet de monsieur prononcer ces mots: Régularisez votre position, vous pouvez bien vous dire: «Madame est perdue.»

—Vous croyez, monsieur Baptiste.

—L'oncle, mademoiselle Jenny, la tante, le membre du Jockey-Club, le prêtre, le franc-maçon et le perroquet, composent ce qu'on appelle le monde, et je ne crains pas de vous dire...

Ici, M. Baptiste et mademoiselle Jenny sautèrent tous deux sur leur siége respectif comme s'ils eussent ressenti une secousse de tremblement de terre. La porte venait de s'ouvrir et une voix de tonnerre éclata dans le petit salon.

—Cartouchibus! gronda-t-elle,—je deviendrai paresseux ici... Je ne me suis éveillé, foutrimaquette! qu'au moment où le soleil est venu me brûler le bout du nez!

C'était une basse-taille insolente dans ses vibrations et du genre ophicléide. Elle appartenait à un vieillard maigre, droit, tout d'une pièce, boutonné dans la redingote demi-solde. Sa redingote, fermée jusqu'au cou, était ornée d'un énorme ruban rouge. Au-dessus de son revers un peu mûr se dressait un col de crin haut de quatre pouces. Au-dessus du col pendait une mâchoire maigre, ombragée par des moustaches de couleur grisâtre.

Un beau vieillard, du reste, nez aquilin, front étroit mais haut, œil vif sous des sourcils touffus, physionomie honnête et franche.

Mademoiselle Jenny et M. Baptiste se levèrent prestement.

—Monsieur le capitaine, dit Baptiste, qui essaya un salut militaire,—j'ai l'honneur de vous présenter mes respects.

Jenny fit une révérence de cour.

—Ne vous dérangez pas, mes enfants, ne vous dérangez pas, dit le vieux Roger;—je ne suis pas fier, moi... Les domestiques sont des hommes, n'est-ce pas?... Bonjour, Baptiste, ma vieille... Bonjour, chiffon.

Il prit le menton de Jenny, qui eut un sourire protecteur.

—Que vous faites donc un bon diable, capitaine, dit-elle.

—C'est ça! s'écria Roger;—bon diable!... on m'appelait Roger Bontemps à l'époque... Cartouchibus! si j'avais seulement quinze à vingt ans de moins.

—Foutrimaquette, capitaine, qu'est-ce que vous feriez? demanda la soubrette.

Le bonhomme lui lâcha le menton. Il eut très-vaguement la conscience de s'être exposé à trop de familiarité.

—Vous êtes curieuse, ma fille, dit-il.

—Voilà! reprit-il, déjà guéri de son remords;—c'est le chambertin de mon coquin de gendre qui m'a tapé la coloquinte hier au soir... Comment se porte ma fille?

—Madame la comtesse repose encore, répondit Jenny.

—Et mon gendre?

—M. le comte n'a pas encore sonné, répliqua Baptiste.

—Foutrimaçon! s'écria Roger en prenant ses moustaches à poignée,—je ne sais pas pourquoi ça me fait toujours plaisir d'entendre parler comme ça comte et comtesse!... je suis pourtant un ancien de la République, ayant fait avec gloire les campagnes d'Italie et d'Égypte... Il y chauffait... En Italie, ça allait encore: les si signor ressemblent un petit peu à l'Auvergnat, quoique différemment attifés, et portant le stylet au lieu de seaux d'eau... Mais les Turcs, voilà des citoyens bécasses avec leurs turbans et leur clinquant, le long du Nil, dont les inondations fertilisent la campagne... et des momies dans tous les trous, dont nos victoires ont procuré l'échantillon au musée du Louvre... Vous n'avez pas d'idée des pyramides avec quarante siècles au balcon pour contempler la bonne tenue de nos troupiers... C'est des souvenirs, mes enfants, qui sont gravés dans le dedans du cœur, ineffaçables jusqu'au dernier soupir où il cesse de battre pour la gloire et le pays!

Il avait les mains derrière le dos, et sa taille noble se redressait fièrement devant le valet de chambre et la soubrette, qui avaient grand'peine à tenir leur sérieux.

—J'étais donc tambour de la septième, reprit Roger,—il y a du temps de ça... En marche, dans ces pays lointains et sauvages, quoiqu'ils soient l'ancien berceau de la civilisation, dit l'histoire... en marche, le sable vous brûle les pieds... comme quoi, aux environs des ruines de Memphis, célèbre par Joseph et Putiphar, à l'époque du roi Pharaon, poursuivi par des songes, je me trouvai en arrière du peloton pour extirper une épine qui m'était entrée dans les pieds... ça arrive quand on ne prend pas garde... Je vois arriver un grand Soliman de Turc qui s'avance sur moi avec son cimeterre... C'est pour vous dire qu'avec le sang-froid et la valeur on passe partout, pour peu que l'adresse s'y mélange... J'étais sans armes, hormis ma caisse et mes baguettes. Je laisse venir le Mustapha qui me chante: «Allah ibah allah, patati, carabo, patata!» dans sa langue maternelle. Ça voulait dire qu'il nourrissait l'intention de me couper le cou. Au moment où son cimeterre me sifflait déjà aux oreilles, je plonge, je passe entre ses jambes, je le mets sur le dos, et, revenant pendant qu'il écumait comme un démon, je le coiffe de ma caisse défoncée.—Ah! cartouchibus! quand je le ramenai comme ça à la queue du bataillon, le major me dit que j'étais un drôle de petit tonnerre de foutrimaquet... Fallait entendre le Bajazet dans la caisse, ça enfle la voix: vous auriez dit d'un bœuf... outre l'humiliation d'être pris par un bambin... C'est des souvenirs ineffaçables!

—Ah! monsieur le capitaine, s'écria Jenny, que j'aime à vous entendre raconter des histoires!

—Quant à ça, appuya le valet de chambre, si M. Roger voulait narrer quelque événement comme ça au salon, les jours de réception, tout le monde se l'arracherait!

—Il y ajustement fête ce soir, reprit la camériste.

—Une fête? dit le vieux soldat;—j'en suis... Prenez mon uniforme en haut et donnez-lui un fion, l'ami Baptiste... vous brosserez tout ce qui est drap, vous passerez au tripoli tout ce qui est bouton et vous ferez revenir les épaulettes à l'eau seconde. Quelle heure est-il? Dix heures?... le sergent Niquet n'est pas venu me demander?

—Non, capitaine.

—Ni l'adjudant Palaproie... J'en ai vu encore hier, au travers de la grille, des anciens... Je vas les appeler aujourd'hui, s'ils passent.

M. Baptiste et madame Jenny échangèrent un regard à la dérobée. Le premier dit:

—M. Roger est ici chez lui.

—Je le crois pardieu bien! fit le bonhomme;—sans cela, ce ne serait pas la peine d'avoir un gendre!

Le petit salon donnait sur les jardins. On entendit en ce moment deux voix chevrotantes qui chantaient:

Soldat du drapeau tricolore,

D'Orléans, toi qui l'as porté...

Roger tendit l'oreille qu'il avait un peu paresseuse.

—Voilà Niquet et Palaproie! s'écria-t-il joyeusement.

—Il faudrait leur dire, s'écria Baptiste cédant à un premier mouvement,—que, dans l'hôtel du comte de Mersanz, on ne chante pas de pareilles platitudes.

—On chante ce qu'on veut partout, mon garçon, répondit superbement le vieux soldat,—quand on a l'honneur d'être l'ami du capitaine Roger... cartouchibus! Je ne serais pas libre chez mon gendre, à présent!

Mademoiselle Jenny toucha le bras du valet de chambre, qui s'inclina très-bas et dit en changeant soudain de ton:

—J'ai parlé sans réflexion et j'en demande bien pardon à M. le capitaine, d'autant que M. le comte a été deux fois aux Tuileries cet hiver... Nous nous rallions tout doucement... On ne peut pas toujours bouder.

Roger bâilla, puis il gagna la fenêtre et l'ouvrit brusquement.

—On y va, les vieux, on y va! cria-t-il.

Sous les massifs ombreux où les grands lilas se mêlaient aux cytises, on apercevait quelque chose de mouvant et d'informe: une masse de couleur bleue au-dessus de laquelle deux bonnets de police s'agitaient.

—Ça va bien? demanda Roger par la fenêtre.

La masse bleue s'ébranla. On vit s'avancer cahin-caha deux respectables invalides, déjà un peu pris de vin malgré l'heure matinale. Ils avaient une paire de jambes pour deux. Le sergent Niquet était amputé à droite, l'adjudant Palaproie était amputé à gauche, de sorte que, quand ils se mettaient au pas, ils étaient toujours sûrs de marcher au moins sur une bonne jambe. La bonne était, bien entendu, la jambe de bois. A chaque instant, on aurait cru qu'ils allaient perdre l'équilibre; mais le joyeux état où ce coup du matin les avait mis leur donnait je ne sais quel chancelant aplomb. Ils étaient comme cette tour de Pise qui penche toujours et qui ne tombe jamais.

—Ah! les bonnes têtes! les bonnes têtes! s'écria Roger, qui referma la fenêtre à tour de bras.

Toutes les vitres du salon vibrèrent et un coup de sonnette violent retentit dans l'antichambre.

—C'est mon gendre qui appelle, dit Roger en sortant à grands pas pour rejoindre sa paire d'invalides;—souhaitez-lui bien le bonjour de ma part.

Au lieu de se rendre à l'appel de son maître, M. Baptiste se rapprocha de la fenêtre où était mademoiselle Jenny. Tous deux se mirent à regarder la rencontre de Roger avec ses deux vieux camarades.

—Le fait est, dit Jenny,—que ce bonhomme Roger est une machine à démarier.

—De la force de cinq cents chevaux, ajouta M. Baptiste.

Second coup de sonnette, qui éclata sec et court.

—Cette fois, grommela le valet,—le cordon a dû lui rester dans la main... j'y vais.

La chambre à coucher de M. le comte Achille de Mersanz, charmante et pourvue de tout ce que le confortable d'hier peut ajouter au grand luxe d'autrefois, était située de l'autre côté du salon.

M. Baptiste traversa le salon à pas comptés. Il entr'ouvrit la porte du comte et vit celui-ci assis sur son lit, le visage empourpré par la colère.

—Qui donc fait tout ce tapage? demanda le comte doucement.

—C'est le beau-père de M. le comte, répliqua Baptiste.

Le comte étouffa une exclamation courroucée.

—Et pourquoi avez-vous tant tardé à venir?

—Le beau-père de M. le comte me retenait.

M. de Mersanz ouvrait la bouche pour parler, lorsqu'un grand fracas de rires avinés se fit dans le jardin.

—Qu'est cela? demanda-t-il.

—C'est le beau-père de M. le comte qui se divertit avec ses amis, répondit Baptiste.

—Quels amis?

—Deux militaires avec des jambes de bois... un sergent et un adjudant.

—Allez! dit le comte Achille, qui retomba, étouffé de rage, sur son oreiller.

En rentrant au petit salon, M. Baptiste dit à mademoiselle Jenny, qui l'attendait:

—La situation est comme le cordon de la sonnette, si tendue, qu'elle va casser!

II

—Trois invalides.—

—Quoi donc! disait Niquet, le sergent,—n'y en avait pas un seul comme Roger dans toute la brigade!

—Ah! mais non! appuya l'adjudant Palaproie.

Niquet était un grand bouffi aux cheveux blancs, jadis blonds, aux yeux à fleur de tête sous des sourcils incolores, à la langue épaisse, mais trop active, bredouillant le lieu commun soldatesque avec un aplomb imperturbable,—rond comme une boule, malgré ses infirmités, et fervent adorateur de Bacchus.

Palaproie avait la gravité de l'ivrogne émérite. Sa moustache encore noire couvrait complétement sa bouche mince et démeublée.—Il était obligé de la pousser de côté pour boire. Sa capote d'invalide, propre partout excepté aux coudes où trop souvent elle essuyait les tables des cabarets, faisait des plis si bizarres sur ce corps maigre et déjeté, qu'on eût dit qu'elle enveloppait une planche. La guerre et la petite vérole l'avaient balafré cruellement. Il gardait cependant quelques prétentions au titre d'ancien bourreau des cœurs.

Roger était le plus grand des trois, le plus jeune et le mieux conservé. Il ressortait entre ces deux caricatures comme un troupier héroï-comique de Charlet.

Palaproie et Niquet, les vieux braves, étaient un peu Picards. Ils mettaient depuis quelques jours Roger en coupe réglée et n'avaient qu'à s'entretenir un peu le matin à leurs frais, pour ne jamais rester entre deux vins.

C'était devant un admirable massif de lilas en pleines fleurs. Il y avait une table de jardin en fer avec cinq ou six siéges rustiques alentour. Sur la table, on voyait une double canette et trois verres, flanqués, chacun, d'une blague. Les pipes étaient en bouche.

Les blagues du sergent et de l'adjudant étaient vides systématiquement. Il y avait du tabac pour trois dans celle du capitaine.

Nos trois amis se carraient sur leurs siéges et semblaient être les plus heureux gaillards du monde. Ils avaient choisi le meilleur endroit du jardin. Le massif de lilas auquel ils s'adossaient, les protégeait contre le soleil et ne leur masquait point la vue. Ils avaient à leur droite une belle allée de tilleuls qui conduisait à l'hôtel, à leur gauche un labyrinthe dont les arbres au feuillage encore rare laissaient voir les hôtels voisins, donnant rue de Grenelle. Au-devant d'eux s'étalait la grande pelouse, entourant comme une mer l'archipel capricieux des petits îlots de fleurs. Après la pelouse, c'était l'esplanade qu'on apercevait à travers la grille.

—Hein! fit Niquet, c'est-il une chose étonnante que nous nous retrouvons tous les trois après tant d'années de traverses, et juste dans le quartier où était casernée la septième!

—Ah! mais oui! dit Palaproie.

Niquet avait une voix de ténor; Palaproie était baryton; Roger, basse-taille, fournit aussi sa note avec plaisir.

—C'est étonnant et ce n'est pas étonnant, prononça-t-il sentencieusement.—Paris est le rendez-vous de l'univers.

—Ça y est, dit Palaproie.

—Jamais embarrassé, Roger Bontemps! ajouta Niquet.

Et Palaproie conclut.

—Ah! mais non!

Ainsi étaient faites généralement les conversations de ce valeureux trio. Niquet poussait une flatterie, Palaproie l'approuvait à l'unanimité. Roger discutait un petit peu; le sergent et l'adjudant se rangeaient aussitôt à son opinion avec cette rigueur et cet ensemble qui distinguent les exercices militaires.

—Nous étions tout de même trois fameux lurons! reprit Niquet,—quoique Roger Bontemps nous fît la barbe à tous deux.

Palaproie: Ah! mais oui!

Niquet: Il buvait mieux, il se battait mieux, il plaisait davantage aux femmes, ce coquin de Roger!

Palaproie: Coquin! coquin!... ça y est!

Roger ôta sa pipe de sa bouche, et il se fit un grand silence.

—Chacun, dit-il, naît avec les avantages variés que la nature lui a communiqués. J'étais d'un tempérament vigoureux et même robuste; j'avais du courage, je possédais une tournure séduisante. C'est de quoi se pousser dans sa carrière, si l'on sait s'en servir, et jouir de plus d'agrément que le commun des martyrs.

Niquet: Il en a eu, de l'agrément, ce Roger Bontemps!

Palaproie: Ah! mais oui!

Niquet: Sans compter les épaulettes.

Palaproie: Ça y est!

Niquet: A la santé de l'ami Roger!

Palaproie: Des deux mains, par exemple!

Roger: Cartouchibus! les vieux, vous êtes de bons enfants!

Palaproie: Ah! mais oui!

Niquet, après avoir bu: C'est froid, la bière.

Palaproie: Il y a bière et bière, quant à ça.

Niquet, frappant sur l'épaule de Roger: En voilà un qui est l'heureux des heureux, quoi!... S'il trouve la bière trop froide, eh bien, il se fait servir du vin.

Palaproie: Ah! mais oui.

Niquet: Et il serait bien bête de se gêner!

Roger se mit à sourire en caressant à poignée sa grosse moustache.

—On a un gendre ou l'on n'en a pas, dit-il avec fatuité.

—Un gendre, appuya le sergent Niquet, qu'est la fleur des pois de l'ancien régime et qui a des millions de milliasses.

Palaproie dit:

—Ça y est!

—Et bon diable! reprit Roger, pas fier du tout... Moi, quand ça me rit, je lui tape tout uniment sur le ventre.

—Dame, fit Niquet, c'est comme qui dirait un enfant à toi, ce comte-là... Et dire que nous avons vu ce Roger petit tambour de la septième.

Roger: Tu étais déjà caporal, toi, Niquet.

Palaproie: Ah! mais oui.

Roger: Et toi, fourrier, je crois.

Palaproie: Ça y est!

Niquet, joignant les mains: Comme il nous a marché sur le corps, ce galopin-là, tout de même... mais je n'ai pas de rancune... Tu as monté parce que tu étais digne de ton sort... n'y a pas eu de passe-droit...

Palaproie: Ah! mais non!

Niquet: A la santé de Roger Bontemps... quoique ça soit dommage de porter ça avec de la petite bière... Si j'avais un gendre, moi...

Palaproie: Ah! ah!... et moi donc!

Roger: Qu'est-ce que vous feriez si vous aviez un gendre?

Niquet, caressant: Dame, vieux... un gendre a une cave ou il n'en a pas...

Palaproie: Ça y est!

Roger: La cave de mon gendre, foutrimaquette! Les anciens, il y a de quoi noyer dedans les invalides depuis le premier jusqu'au dernier!

—Oh! oh!... fit le sergent Niquet d'un air de doute.

Palaproie souffla dans ses joues et sa longue figure s'enfla comme une vessie. On put voir clairement que ce genre de mort ne lui était point du tout antipathique.

Roger se renversa sur sa chaise pour lancer au ciel une orgueilleuse bouffée de tabac.

—J'y suis descendu, reprit-il en scandant chaque syllabe,—histoire d'inspecter tout ça... car ils sont mariés, pas vrai?... La chose appartient à ma fille aussi bien qu'à mon gendre.

—Parbleu! fit Niquet.

—Ah! mais oui! ajouta Palaproie.

—Ça tombe sous le sens, continua Roger;—j'ai donc jeté un coup de pied jusqu'à la cave avec le sommelier, un jour que j'étais de bonne humeur... On dirait un chais du quai Saint-Bernard, ma parole! Il y a des perspectives de tonneaux, des horizons de planches à bouteilles... un caveau tout entier, rien que pour le rhum!

—Rien que pour le rhum! répéta le sergent.

L'adjudant répéta:

—Rien que pour le rhum!

Et tous deux ajoutèrent ensemble:

—Un caveau tout entier!

—Et pour le cognac aussi, poursuivit Roger,—et pour le kirsch de la forêt Noire... Ça vous a un flair quand on entre là dedans!

Les narines des deux invalides se gonflèrent.

—Le fait est, dit Niquet,—que ça doit sentir fièrement bon!

—Je ne parle pas des liqueurs, poursuivit encore Roger;—si quelqu'un s'amusait à aligner les bouteilles de curaçao et d'anisette qu'il y a, ça irait d'ici jusqu'au perron.

—C'est moi qui voudrais bien jouer à ce jeu-là, avoua Palaproie.

—Quant aux vins, dame, vous entendez. Le père du comte était un gourmet; le comte ne boit pas beaucoup, mais il a la gloriole de sa cave.

—A-t-il du beaune? demanda Niquet.

—Oh! le beaune! fit Palaproie avec mélancolie.

Roger haussa les épaules.

—Pour ces gens-là, dit-il,—le beaune est vin ordinaire, le médoc aussi... C'est une rangée de grands fûts qui n'en finit pas... Ce qu'il faut voir, c'est la chambre des hauts-bordeaux: le beranne-mouton, le cos d'Argelès, le château-laffitte, le château-margaux... tout bonnes années... un beaune!... Le chambertin et consorts ont aussi leur chapelle tout auprès de la première cave aux vins blancs.

—Eh! eh! dit Niquet,—le petit blanc!

—Sauterne à vingt francs la bouteille, riposta Roger.

L'adjudant et le sergent faillirent tomber à la renverse.

—Mais ce qui est curieux pour les connaisseurs, continua Roger,—ce sont les pierres à fusil, le vin du Rhin; corbleu! le plus beau vin du monde! Le comte a habité Aix et Cologne. Le cellier où sont ses rheinwein et ses moselwein est un palais. Il a de l'eucharinsberger de 1799, dont chaque bouteille vaut vingt thalers.

La langue de Niquet vint caresser ses lèvres. Palaproie but avec tristesse le reste de son verre de bière.

—Il a, reprit Roger,—du drohnerhofberger des crus du prince de Wagram, qui ressemble à de l'or liquide; il a du schwarzhofberger nonpareil, que les dieux de la Fable n'auraient pas pu se procurer... Je ne parle pas de son marckbrunner ni de son rüdesheimer, c'est du nectar... mais son rauenthaler-hinterhaus est au-dessus de tout,—et, quand M. le prince de Metternich vint goûter son schloss-johannisberg, à Cologne, en 1827, Son Altesse avoua qu'elle n'en avait pas de pareil!

—Mais c'est un paradis que c'te cave-là! s'écria Niquet.

—Ça y est! approuva Palaproie.

Roger se prit deux poignées de moustaches.

—On a un gendre, dit-il en souriant avec orgueil,—qui n'est pas absolument piqué des chenilles.

—Et tu nous auras mis comme ça l'eau à la bouche..., commença le sergent.

—Le vin, rectifia l'adjudant.

—Pour nous servir un méchant verre de bière! acheva Niquet;—ça n'est pas gentil!

—Ah! mais non! fit Palaproie.

Un léger embarras se peignit sur les traits du brave capitaine.

—C'est que..., dit-il,—M. le comte de Mersanz...

—Il te refuserait une demi-douzaine de bouteilles?

—Les convenances, mes braves, les convenances!... Vous n'êtes pas très-forts là-dessus, je le sais bien, parce que vous n'avez pas fréquenté la grande société... mais...

—On a un gendre ou l'on n'en a pas! s'écria Niquet,—c'est toi qui l'as dit.

—Ah! mais oui! soutint Palaproie.

—Est-ce boire que vous voulez? dit Roger;—on peut faire venir du blanc et du rouge de chez le débitant ici près.

Palaproie et Niquet se regardèrent.

—En voilà une situation! grommela Niquet;—avoir un comte pour gendre... un comte qui possède une cave comme celle de la Société œnophile! et envoyer chercher son vin au cabaret!

—C'est que ça y est! ricana Palaproie.

Roger fronça le sourcil.

—Ne te fâche pas, vieux, reprit Niquet;—tu as peur de ton gendre. Ça se voit, ces choses-là... on ne t'en veut pas.

—Cartouchibus! s'écria Roger piqué au vif, vous allez voir si j'ai peur de quelqu'un.

Il prit le pot de bière vide et frappa à tour de bras sur la table de fer. La table ainsi maltraitée rendit ce son éclatant qui sort parfois des ateliers de taillanderie.

En ce moment, la fenêtre de l'hôtel de Tresnoy qui donnait sur le jardin s'ouvrit; plusieurs dames parurent sur le balcon et de petits éclats de rire s'élevèrent. En même temps, une cavalcade passa devant la grille, quatre ou cinq parfaits gentlemen, bien à cheval et merveilleusement montés.

L'un d'eux s'arrêta.

—Voici Achille qui déjeune en plein air, dit-il avec étonnement.

Il salua de la main.

—Prends ton lorgnon, vicomte! lui cria un de ceux qui étaient en avant.

Le vicomte, suivant ce conseil, mit son lorgnon à l'œil.

—Charmant, charmant! s'écria-t-il en riant de tout son cœur,—j'aurais dû m'en douter, c'est le fameux beau-père!

Il rejoignit ses compagnons, qui riaient aussi.

—Ah çà! dit-il,—ce pauvre Achille est affligé là d'un bien terrible inconvénient!... Où diable a-t-il pêché un pareil entourage?

—Achille est un original, répondit M. Frémieux, gentleman bourgeois, ennobli par le commerce des bêtes.

—Et la comtesse Béatrice est ravissante! ajouta le baron Montmorin, qui se baissa jusqu'à la crinière de son cheval pour saluer le groupe de femmes que nous venons de voir au balcon de l'hôtel du Tresnoy.

Les autres cavaliers firent de même.

Le vicomte de Grévy, celui qui avait pris le vieux Roger pour Achille, demanda:

—Qui donc saluons-nous là-bas?... Les dames du Tresnoy ne sont pas seules.

—Ma parole d'honneur! s'écria Frémieux,—la myopie de Grévy devient intéressante! Il ne reconnaît plus sa femme!

—Dangereux! fit observer Montmorin;—Grévy nous donnera quelque jour un sujet de comédie: il fera la cour à sa femme sans le savoir.

Le vicomte salua de nouveau ces dames et riposta:

—Frémieux me chercherait querelle!

—Outre la vicomtesse, reprit Montmorin,—nous avons là-haut une revenante et un astre nouveau... Madame la marquise de Sainte-Croix, qui rentre dans le monde pour présenter sa fille.

—On la dit adorable! s'écria Grévy.

—Un miracle de beauté, tout simplement, répliqua Frémieux.

—Est-elle plus belle que la comtesse Béatrice?

—Elle est plus neuve... C'est une figure qui promet un esprit de démon!

—D'où sort cette comète?

—D'un horizon un peu bourgeois, la pension Géran.

—Peste! dit Montmorin,—bonne provenance! C'est de là que sort aussi la petite Césarine de Mersanz, un astre blond, rieur... ou plutôt un bouton de rose; car la métaphore céleste est naturellement fatigante...

—Un bouton de rose, interrompit Frémieux,—dont la tige a huit cent mille livres de rente!

—Chère fleur! conclut le vicomte de Grévy en soupirant.

—Ne parle-t-on de rien pour ces demoiselles? reprit-il.

Ils arrivaient au boulevard des Invalides. Montmorin mit son cheval au pas; les autres firent comme lui.

—Serez-vous discrets? demanda-t-il.

—Parbleu! lui fut-il répondu à l'unanimité.

Il sembla hésiter.

—Allons! fit la cavalcade,—fallait-il te promettre d'être indiscrets?

—C'est que, dit Montmorin,—la chose est grave.

—Voyons! voyons!

—Eh bien, il y a des bruits étonnant, voilà!

—Quels bruits?

—Vous savez qu'Achille s'est marié en Belgique.

—A Namur, dit Frémieux,—qui était alors au roi de Hollande.

Montmorin arrêta tout à fait son cheval et prononça tout bas:

—En Belgique, ils ont le divorce.

—Chansons! s'écria Grévy.

—Chansons! répéta Frémieux,—en ce sens que les nouvelles de Montmorin sont de l'eau sucrée à côté des miennes... Pour épouser la belle Maxence, Achille n'aurait pas même besoin de la loi belge ni du divorce...

—Comment? comment?

—Expliquez-vous!

—Oh! devinez! dit Frémieux, qui poussa son alezan et prit un temps de galop.—La comtesse Béatrice reçoit ce soir; allez-y: vous verrez!...

Sur le balcon de l'hôtel du Tresnoy, on causait aussi. Madame la vicomtesse de Grévy, charmante blonde un peu passée, aussi clairvoyante que son mari était myope, jalouse de la comtesse Béatrice parce que celle-ci est plus jeune qu'elle et plus belle, tournait de bien bon cœur en ridicule la position du comte Achille. Les dames du Tresnoy, la mère et deux demoiselles, faisaient chorus tant qu'elles pouvaient. Maxence écoutait, silencieuse et froide; madame la marquise de Sainte-Croix n'ouvrait la bouche que pour placer quelque douce et bonne parole.

C'était là qu'on pouvait bien voir si le faubourg Saint-Germain avait raison de regarder la marquise de Sainte-Croix comme la meilleure personnification de la charité chrétienne embellie et parée de tout l'esprit du monde.

Madame du Tresnoy, veuve de l'illustre jurisconsulte, pair de France, qui présida dans les dernières années de la Restauration à la police parisienne, était fort lancée dans les bonnes œuvres. Son mari ne lui avait laissé qu'une fortune modeste: c'était un vrai gentilhomme de robe, austère en ses mœurs, probe jusqu'au scrupule et généreux de son labeur. Ceux-là n'atteignent que bien rarement les jours de la vieillesse; ils ne font jamais fortune. Madame la marquise de Sainte-Croix, en se retirant du monde, avait gardé avec la baronne du Tresnoy des relations de bienfaisance. Aujourd'hui qu'elle désirait produire sa fille, madame du Tresnoy était sa première visite.

Les deux demoiselles du Tresnoy étaient laides, grandes et très-élégantes. Au bal, elles ne dansaient pas toujours autant qu'elles l'eussent voulu. Cela les rendait un peu libres avec les hommes qu'elles voulaient attirer et très-peu charitables vis-à-vis des femmes. Elles accablaient, ce matin, Maxence de compliments et de gentillesses. Elles la détestaient déjà. On la regardait très-spécialement parmi leurs connaissances comme de la graine de vieilles filles. L'aînée avait vingt ans, la cadette dix-huit. Elles s'appelaient Juliette et Dorothée.

—Est-ce qu'il y a longtemps qu'il se passe ainsi de joyeuses choses à l'hôtel de Mersanz? demandait madame la vicomtesse de Grévy.

—Au moins trois semaines, répondit Dorothée;—nous ne nous serions jamais doutés que ce brave homme fût le père de madame la vicomtesse.

—Oh!... fit madame de Grévy;—j'ai toujours pensé... il y a en elle quelque chose...

—C'est une des plus charmantes femmes que j'aie eu occasion d'admirer en ma vie, dit très-simplement la marquise de Sainte-Croix.

Madame de Grévy sourit avec malice en mordillant le coin de son mouchoir brodé.

Vous ne l'eussiez pas reconnue, cette marquise de Sainte-Croix. Si quelqu'un vous eût dit, quelqu'un de sérieux et de croyable: «J'ai vu cette femme dans un bouge du boulevard extérieur, attablée devant une bouteille d'eau-de-vie,» vous auriez répondu: «Vous mentez, ou vous êtes fou.» Elle était belle, mais sans aucune arrière-nuance de prétentions à plaire; elle était belle de la sereine et grave beauté des mères. Sa beauté se complétait et s'éclairait en quelque sorte par celle de Maxence.

Les deux demoiselles du Tresnoy s'étaient déjà dit en regardant celle-ci:

—En voici une qui n'a pas l'air embarrassé!

Par le fait, l'air pensif et un peu triste de cette belle Maxence ne se mêlait à aucune apparence de timidité.—Elle semblait indifférente à ce qui l'entourait, et ces petits émois qui prennent les fillettes à leur entrée dans le monde ne se montraient point en elle.

—Figurez-vous, reprit Juliette du Tresnoy en s'adressant à Maxence,—que ce bonhomme fait notre joie! On l'entend d'ici raconter ses batailles!

—Il connaît tous les invalides, ajouta Dorothée, la jeune sœur.

—Tous ces vieux, dit madame de Grévy, vont finir par se croire un peu les beaux-pères du comte.

Les deux demoiselles du Tresnoy éclatèrent de rire et la vicomtesse acheva:

—De sorte que M. Mersanz fera pendant à la fille du régiment: ce sera le gendre de l'hôtel royal des Invalides.

—Que vous êtes méchante, chère belle! fit madame du Tresnoy quand la gaieté fut calmée; vous scandalisez madame la marquise.

—Je ne suis plus du monde, madame, répliqua Flavie en souriant doucement;—madame la vicomtesse a la bonne humeur du bonheur et de la jeunesse... A mon âge, on ne voit plus les choses de la même façon: la conduite de M. le comte de Mersanz envers l'homme que vous appelez son beau père me plaît et m'attire... Ne peut-on passer quelques légers ridicules à ces pauvres vieux soldats qui ont été notre gloire?... A juger le fait d'un esprit plus sérieux, depuis quand y a-t-il déshonneur pour un gentilhomme français à épouser la fille d'un soldat?

—Déshonneur, non..., dit la vicomtesse;—je n'emploie guère ces gros mots, madame.

—Ridicule, aurais-je dû dire... Chez nous, le ridicule tue mieux encore que le déshonneur... Si donc M. le comte Achille de Mersanz a pris pour femme la fille de ce pauvre capitaine Roger, je ne vois que le côté honorable et même touchant de sa conduite...

—Notez, dit tout bas la vicomtesse à madame du Tresnoy,—que madame la marquise va beaucoup plus loin que moi, sans avoir l'air d'y toucher... Avez-vous remarqué comme elle parle? «L'homme que vous appelez son beau père... Si M. le comte a pris pour femme...» Le doute est honnêtement exprimé... et je trouve, moi, que la charité chrétienne est une bien admirable vertu!

Dorothée et Juliette avaient des oreilles de mohicans. On avait beau baisser la voix, elles entendaient toujours. Elles se pincèrent les lèvres en échangeant un regard moqueur.

Maxence avait les yeux fixés sur les fenêtres de l'hôtel de Mersanz, qu'on voyait au travers des arbres. Elle rêvait.

—Vous êtes l'intime amie de mademoiselle Césarine? lui demanda Juliette.

—Je l'aime de tout mon cœur, répondit Maxence.

—Quelle ravissante enfant! s'écria Dorothée.

—J'espère, madame la marquise, reprit la baronne,—que nous aurons le plaisir de vous voir à la réunion de ce soir?

—Non, madame, répondit Flavie.

—M'est-il permis de vous demander pourquoi?

La marquise baissa les yeux et joua l'embarras.

—Maxence est si jeune!... prononça-t-elle du bout des lèvres;—voilà trois jours, elle était encore en pension... Notez que je ne crois pas un mot de tout ce qui se dit; mais enfin...

—Qu'est-ce qui se dit? interrompit vivement madame de Grévy.

—Si vous ne le savez pas, madame, répondit Flavie avec une gravité presque sévère,—Dieu me garde de vous en instruire.

Elle prit congé au moment où on apportait des siéges sur la terrasse. Dorothée et Juliette embrassèrent Maxence.

—Quelle poupée! dit Juliette quand madame de Sainte-Croix et sa fille furent parties.

—Et un air de supériorité! ajouta Dorothée.

La mère fronça les lèvres pour les faire taire.

—Mon Dieu! s'écria madame la vicomtesse de Grévy,—je n'ai pas l'âge qu'il faut pour connaître à fond l'histoire ancienne, mais il me semble que cette madame de Sainte-Croix n'est pas en position de donner comme cela des leçons à tout le monde.

—C'est une femme d'une grande vertu, dit la baronne.

Elle ne riait pas, cette présidente, mais on sentait en quelque sorte la pointe du sarcasme entre cuir et chair.

—Bon, bon! fit madame de Grévy,—je sais qu'elle s'est faite ermite, à l'instar du diable devenu vieux...

—Oh! chère belle!...

Dorothée et Juliette étaient aux anges.

—Mais, reprit la vicomtesse,—j'ai ouï dire...

Un regard de madame du Tresnoy l'arrêta.

Juliette et Dorothée restèrent la bouche ouverte. On leur ôtait le pain d'entre les dents.

—Puisque vous m'interrompez, dit la vicomtesse,—c'est que vous en savez plus long que moi... Maintenant, je ne vous tiens pas quitte d'un renseignement que vous pouvez me fournir, j'en suis certaine. Que signifient ses dernières paroles? J'ai vraiment honte d'être si peu au courant! cela m'humilie!... On dit donc quelque chose?

—J'ignore complétement..., commença la baronne.

—Ah! maman!... interrompit Juliette.

Elle ne continua pas et rougit jusqu'aux oreilles sans rire, tandis que sa sœur Dorothée riait en rougissant.

—On n'est jamais trahi que par les siens! s'écria la vicomtesse;—voyons, bonne amie, dites-moi cela à l'oreille, bien bas... Ces demoiselles n'ont pas besoin d'entendre l'histoire, puisqu'elles la savent déjà.

Elle s'inclina de façon à mettre son oreille curieuse au niveau des lèvres de la baronne. Celle-ci se recula en souriant et se fit prier durant une bonne minute. Juliette et Dorothée étaient sur le gril. C'est dans ces moments qu'on sent tout le malheur de l'état de demoiselle.—Si Tantale, fils de Jupiter, eût été une demoiselle, les dieux, pour punir ses forfaits, ne l'auraient condamné ni à la faim ni à la soif; les dieux l'eussent plongée, cette demoiselle Tantale, dans un océan de médisances après lui avoir préalablement coupé la langue.

La baronne prononça enfin quelques mots à l'oreille de la vicomtesse de Grévy. Juliette et Dorothée respirèrent comme si on leur eût ôté un poids de la poitrine.

—Vraiment! fit la vicomtesse;—on dit cela!

—Le monde est méchant, formula mollement la baronne.

—Très-méchant! approuva madame de Grévy;—mais voulez-vous savoir mon opinion? je crois que le monde se trompe.

Les deux demoiselles sourirent d'un air incrédule et madame du Tresnoy se hâta de répliquer:

—Pour ce qui me regarde, je le souhaite de tout mon cœur.

—Je crois que le monde se trompe, reprit la vicomtesse,—parce qu'il y a quelque chose.

—Quelle chose?

—J'admets parfaitement que le comte Achille ait pu braver les bienséances. Il se sent fort, il est de qualité, il a huit cent mille livres de rente... mais je n'admets pas que le comte Achille, fait comme il est, entouré d'un troupeau de lions toujours prêts à rugir la raillerie, ait gardé seulement vingt-quatre heures un beau-père comme celui-ci (elle montrait le bon capitaine Roger), s'il avait un moyen facile de le mettre à la porte. Le comte Achille est de ceux qui craignent le ridicule plus que la mort. Il n'a pas ce qu'il faut de courage pour me faire croire ce que dit ici la chronique...

—Vous sentez bien, chère petite..., voulut dire la baronne.

—Je sais que vous avez bon cœur, vous, madame, interrompit la vicomtesse pendant que Dorothée et Juliette pinçaient leurs lèvres moqueuses; je sais aussi que je suis méchante... c'est convenu: ma langue ne vaut rien... Mais, si Béatrice est malheureuse, je prends son parti, voyez-vous! je me fais son amie, et, toute méchante que je suis, je me mets sans façons entre elles et les bonnes âmes qui sont jalouses d'elle... Croyez que je ne parle pas pour vous: vous savez que je ne me gêne pas.

Elle était jolie en ce moment, cette vicomtesse de Grévy; son teint s'animait, ses yeux brillaient. La jeunesse de son cœur rajeunissait son charmant visage.

La baronne lui serra la main.—Dorothée montra du doigt la table où Roger et ses complices festoyaient. Juliette s'écria:

—S'ils boivent toutes ces bouteilles, nous allons avoir une représentation complète.

Le trio des anciens militaires devenait de plus en plus bruyant. A l'appel de Roger, frappant sur la table avec son pot de bière, un domestique était venu. C'était Martin, l'esclave de M. Baptiste. Roger lui avait dit:

—Monte-moi une bouteille de chambertin, une bouteille de sauterne, une bouteille de romanée, une bouteille de clos-vougeot et une bouteille de marckbrunner...

Et, comme Martin le regardait, ébahi, Roger avait ajouté fièrement:

—J'en tiendrai compte à mon gendre, cartouchibus!

—Allons, pied plat! s'écria Niquet,—en route! on a de quoi payer!

—Oh! mais oui! sanctionna Palaproie.

Martin alla consulter son commandant, M. Baptiste. M. Baptiste manda le sommelier. Celui-ci descendit à la cave et se rendit lui-même au jardin, escorté de deux valets, portant les bouteilles demandées.

Les domestiques de l'hôtel de Mersanz étaient tous aux fenêtres pour voir cela.

—C'est bon! dit Roger au sommelier;—nous allons déguster ça!

—Et nous vous en dirons des nouvelles, l'ami, ajouta Niquet.

Palaproie garda le silence, cette fois, occupé qu'il était à rejeter à droite et à gauche ses immenses moustaches pour faire un passage au liquide généreux contenu dans les bouteilles.

La première fut débouchée: c'était le chambertin.—On déposa les pipes, et la tournée eut lieu.

—Hein? demande Roger en faisant claquer sa langue.

—Ah! fichtre! répliqua Niquet.

—Tonnerre! gronda Palaproie.

—Redoublons!

—C'est du baume.

—Ah! mais oui!

—On a un gendre ou on n'en a pas! conclut Roger.

Madame du Tresnoy venait de serrer la main de la vicomtesse.

—Bonne petite, dit-elle, vous intéressez-vous véritablement à la comtesse Béatrice?

—Depuis dix minutes, passionnément, répondit madame de Grévy;—je ne sais pourquoi il me semble qu'il y a contre elle une ligue sourde et déloyale, formée par les méchants dont les sots se font les complices... Je sens que je déteste les ennemis de la comtesse.

Madame du Tresnoy surprit les regards sournoisement avides de Dorothée et de Juliette.

—Mesdemoiselles, dit-elle,—allez au piano. Vous devez chanter demain, Dorothée, et Juliette ne sait pas l'accompagnement.

Quand elle fut seule avec madame de Grévy:

—Je ne vous ai pas tout dit, reprit-elle,—et moi-même, je suis loin de tout savoir... Vous avez raison: il y a une ligue contre cette pauvre jeune femme... Madame de Sainte-Croix a un rôle là-dedans... On va jusqu'à parler du mariage du comte Achille avec cette belle Maxence que vous venez de voir...

Comme la vicomtesse, étonnée, ouvrait la bouche pour demander de plus amples renseignements, un grand bruit se fit dans le jardin. Les trois vieux compagnons s'étaient levés et criaient tous à la fois en agitant leurs verres. En même temps, madame de Grévy aperçut à l'entrée de la grille un homme d'énorme corpulence, portant la veste étoupée du marchand de vin et coiffé d'une grosse casquette de loutre.

Les trois vieux soldats s'élancèrent vers lui les bras ouverts, Roger en tête. Le gros homme les embrassa tour à tour, et on l'entraîna vers la table chargée de bouteilles.—Ainsi fit son entrée solennelle à l'hôtel de Mersanz Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, maître, après Dieu, du château de la Savate.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.


TABLE DES CHAPITRES.

PREMIÈRE PARTIE.—LA PETITE BONNE FEMME.
(SUITE.)
IX. La marquise de Sainte-Croix 7
X. La Perlette 29
XI. La première femme du comte Achille 53
XII. La décadence de Flavie 83
XIII. Repas de corps 107
DEUXIÈME PARTIE.—L'HOTEL DE MERSANZ.
I. Une scène d'antichambre 145
II. Trois invalides 173

FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.

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