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La faute de l'abbé Mouret

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XIV.

Dès le lendemain, Serge se barricada dans sa chambre. L'odeur du parterre l'exaspérait. Il tira les rideaux de calicot, pour ne plus voir le parc, pour l'empêcher d'entrer chez lui. Peut-être retrouverait-il la paix de l'enfance, loin de ces verdures, dont l'ombre était comme un frôlement sur sa peau. Puis, dans leurs longues heures de tête-à-tête, Albine et lui ne parlèrent plus ni des roches, ni des eaux, ni des arbres, ni du ciel. Le Paradou n'existait plus. Ils tâchaient de l'oublier. Et ils le sentaient quand même là, tout-puissant, énorme, derrière les rideaux minces; des odeurs d'herbe pénétraient par les fentes des boiseries; des voix prolongées faisaient sonner les vitres; toute la vie du dehors riait, chuchotait, embusquée sous les fenêtres. Alors, pâlissants, ils haussaient la voix, ils cherchaient quelque distraction qui leur permît de ne pas entendre.

-- Tu n'a pas vu? dit Serge un matin, dans une de ces heures de trouble; il y a là, au-dessus de la porte, une femme peinte qui te ressemble.

Il riait bruyamment. Et ils revinrent aux peintures; ils traînèrent de nouveau la table le long des murs, cherchant à s'occuper.

-- Oh! non, murmura Albine, elle est bien plus grosse que moi. Puis, on ne peut pas savoir: elle est si drôlement couchée, la tête en bas!

Ils se turent. De la peinture déteinte, mangée par le temps, se levait une scène qu'ils n'avaient point encore aperçue. C'était une résurrection de chairs tendres sortant du gris de la muraille, une image ravivée, dont les détails semblaient reparaître un à un, dans la chaleur de l'été. La femme couchée se renversait sous l'étreinte d'un faune aux pieds de bouc. On distinguait nettement les bras rejetés, le torse abandonné, la taille roulante de cette grande fille nue, surprise sur des gerbes de fleurs, fauchées par de petits Amours, qui, la faucille en main, ajoutaient sans cesse à la couche de nouvelles poignées de roses. On distinguait aussi l'effort du faune, sa poitrine soufflante qui s'abattait. Puis, à l'autre bout, il n'y avait plus que les deux pieds de la femme, lancés en l'air, s'envolant comme deux colombes roses.

-- Non, répéta Albine, elle ne me ressemble pas... Elle est laide.

Serge ne dit rien. Il regardait la femme, il regardait Albine, ayant l'air de comparer. Celle-ci retroussa une de ses manches jusqu'à l'épaule, pour montrer qu'elle avait le bras plus blanc. Et ils se turent une seconde fois, revenant à la peinture, ayant sur les lèvres des questions qu'ils ne voulaient pas se faire. Les larges yeux bleus d'Albine se posèrent un instant sur les yeux gris de Serge, où luisait une flamme.

-- Tu as donc repeint toute la chambré? s'écria-t-elle, en sautant de la table. On dirait que ce monde-là se réveille.

Ils se mirent à rire, mais d'un rire inquiet, avec des coups d'oeil jetés aux Amours qui polissonnaient et aux grandes nudités étalant des corps presque entiers. Ils voulurent tout revoir, par bravade, s'étonnant à chaque panneau, s'appelant pour se montrer des membres de personnages qui n'étaient certainement pas là le mois passé. C'étaient des reins souples pliés sur des bras nerveux, des jambes se dessinant jusqu'aux hanches, des femmes reparues dans des embrassades d'hommes, dont les mains élargies ne serraient auparavant que le vide. Les Amours de plâtre de l'alcôve semblaient eux-mêmes se culbuter avec une effronterie plus libre. Et Albine ne parlait plus d'enfants qui jouaient, Serge ne hasardait plus des hypothèses à voix haute. Ils devenaient graves, ils s'attardaient devant les scènes, souhaitant que la peinture retrouvât d'un coup tout son éclat, alanguis et troublés davantage par les derniers voiles qui cachaient les crudités des tableaux. Ces revenants de la volupté achevaient de leur apprendre la science d'aimer.

Mais Albine s'effraya. Elle échappa à Serge dont elle sentait le souffle plus chaud sur son cou. Elle vint s'asseoir à un bout du canapé, en murmurant:

-- Ils me font peur, à la fin. Les hommes ressemblent à des bandits, les femmes ont des yeux mourants de personnes qu'on tue.

Serge se mit à quelques pas d'elle, dans un fauteuil, parlant d'autre chose. Ils étaient très las tous les deux, comme s'ils avaient fait une longue course. Et ils éprouvaient un malaise, à croire que les peintures les regardaient. Les grappes d'Amours roulaient hors des lambris, avec un tapage de chairs amoureuses, une débandade de gamins éhontés leur jetant leurs fleurs, les menaçants de les lier ensemble, à l'aide des faveurs bleues dont ils enchaînaient étroitement deux amants, dans un coin du plafond. Les couples s'animaient, déroulaient l'histoire de cette grande fille nue aimée d'un faune, qu'ils pouvaient reconstruire depuis le guet du faune derrière un buisson de roses, jusqu'à l'abandon de la grande fille au milieu des roses effeuillées. Est-ce qu'ils allaient tous descendre? N'était-ce pas eux qui soupiraient déjà, et dont l'haleine emplissait la chambre de l'odeur d'une volupté ancienne?

-- On étouffe, n'est-ce pas? dit Albine. J'ai eu beau donner de l'air, la chambre a toujours senti le vieux.

-- L'autre nuit, raconta Serge, j'ai été réveillé par un parfum si pénétrant, que je t'ai appelée, croyant que tu venais d'entrer dans la chambre. On aurait dit la tiédeur de tes cheveux, lorsque tu piques dedans des brins d'héliotrope... Les premiers jours, cela arrivait de loin, comme un souvenir d'odeur. Mais à présent, je ne puis plus dormir, l'odeur grandit jusqu'à me suffoquer. Le soir surtout, l'alcôve est si chaude que je finirai par coucher sur le canapé.

Albine mit un doigt à ses lèvres, murmurant:

- C'est la morte, tu sais, celle qui a vécu ici.

Ils allèrent flairer l'alcôve plaisantant, très sérieux au fond. Assurément, jamais l'alcôve n'avait exhalé une senteur si troublante. Les murs semblaient encore frissonnants d'un frôlement de jupe musquée. Le parquet avait gardé la douceur embaumée de deux pantoufles de satin tombées devant le lit. Et, sur le lit lui-même, contre le bois du chevet, Serge prétendait retrouver l'empreinte d'une petite main, qui avait laissé là son parfum persistant de violette. De tous les meubles, à cette heure, se levait le fantôme odorant de la morte.

-- Tiens! voilà le fauteuil où elle devait s'asseoir, cria Albine. On sent ses épaules, dans le dossier.

Et elle s'assit elle-même, elle dit à Serge de se mettre à genoux pour lui baiser la main.

-- Tu te souviens, le jour où je t'ai reçu, en te disant: "Bonjour, mon cher seigneur..." Mais ce n'était pas tout, n'est-ce pas? Il lui baisait les mains, quand ils avaient refermé la porte... Les voilà, mes mains. Elles sont à toi.

Alors, ils tentèrent de recommencer leurs anciens jeux, pour oublier le Paradou dont ils entendaient le grand rire croissant, pour ne plus voir les peintures, pour ne plus céder aux langueurs de l'alcôve. Albine faisait des mines, se renversait, riait de la figure sotte que Serge avait à ses pieds.

- Gros bêta, prends-moi la taille, dis-moi des choses aimables, puisque tu es censé mon amoureux... Tu ne sais donc pas m'aimer?

Mais dès qu'il la tenait, qu'il la soulevait brutalement, elle se débattait, elle s'échappait, toute fâchée.

- Non, laisse-moi, je ne veux pas!... On meurt dans cette chambre.

A partir de ce jour, ils eurent peur de la chambre, de même qu'ils avaient peur du jardin. Leur dernier asile devenait un lieu redoutable, où ils ne pouvaient se trouver ensemble, sans se surveiller d'un regard furtif. Albine n'y entrait presque plus; elle restait sur le seuil, la porte grande ouverte derrière elle, comme pour se ménager une fuite prompte.
Serge y vivait seul, dans une anxiété douloureuse, étouffant davantage, couchant sur le canapé, tâchant d'échapper aux soupirs du parc, aux odeurs des vieux meubles. La nuit, les nudités des peintures lui donnaient des rêves fous, dont il ne gardait au réveil qu'une inquiétude nerveuse. Il se crut malade de nouveau; sa santé avait un dernier besoin pour se rétablir complètement, le besoin d'une plénitude suprême, d'une satisfaction entière qu'il ne savait où aller chercher. Alors, il passa ses journées, silencieux, les yeux meurtris, ne s'éveillant d'un léger tressaillement qu'aux heures où Albine venait le voir. Ils demeuraient en face l'un de l'autre, à se regarder gravement, avec de rares paroles très douces, qui les navraient. Les yeux d'Albine étaient encore plus meurtris que ceux de Serge, et ils l'imploraient.

Puis, au bout d'une semaine, Albine ne resta plus que quelques minutes. Elle paraissait l'éviter. Elle arrivait, toute soucieuse, se tenait debout, avait hâte de sortir. Quand il l'interrogeait, lui reprochant de n'être plus son amie, elle détournait la tête, pour ne pas avoir à répondre. Jamais elle ne voulait lui conter l'emploi des matinées qu'elle vivait loin de lui. Elle secouait la tête d'un air gêné, parlait de sa paresse. S'il la pressait davantage, elle se retirait d'un bond, lui jetait le soir un simple adieu au travers de la porte. Cependant, lui, voyait bien qu'elle devait pleurer souvent. Il suivait sur son visage les phases d'un espoir toujours déçu, la continuelle révolte d'un désir acharné à se satisfaire. Certains jours, elle était mortellement triste, la face découragée, avec une marche lente qui hésitait à tenter plus longtemps la joie de vivre. D'autres jours, elle avait des rires contenus, la figure rayonnante d'une pensée de triomphe, dont elle ne voulait pas parler encore, les pieds inquiets, ne pouvant tenir en place, ayant hâte de courir à une dernière certitude. Et, le lendemain, elle retombait à ses désolations, pour se remettre à espérer le jour suivant. Mais ce qu'il lui devint bientôt impossible de cacher, ce fut une immense fatigue, une lassitude qui lui brisait les membres. Même aux instants de confiance, elle fléchissait, elle glissait au sommeil, les yeux ouverts.

Serge avait cessé de la questionner, comprenant qu'elle ne voulait pas répondre. Maintenant, dès qu'elle entrait, il la regardait avec anxiété, craignant qu'elle n'eût plus la force un soir de revenir jusqu'à lui. Où pouvait-elle se lasser ainsi? Quelle lutte de chaque heure la rendait si désolée et si heureuse? Un matin, un léger pas qu'il entendit sous ses fenêtres le fit tressaillir. Ce ne pouvait être un chevreuil qui se hasardait de la sorte. Il connaissait trop bien ce pas rythmé dont les herbes n'avaient pas à souffrir. Albine courait sans lui le Paradou. C'était du Paradou qu'elle lui rapportait des découragements, qu'elle lui rapportait des espérances, tout ce combat, toute cette lassitude dont elle se mourait. Et il se doutait bien de ce qu'elle cherchait, seule, au fond des feuillages, sans une parole, avec un entêtement muet de femme qui s'est juré de trouver. Dès lors, il écouta son pas. Il n'osait soulever le rideau, la suivre de loin à travers les branches; mais il goûtait une singulière émotion, presque douloureuse, à savoir si elle allait à gauche ou à droite, si elle s'enfonçait dans le parterre, et jusqu'où elle poussait ses courses. Au milieu de la vie bruyante du parc, de la voix roulante des arbres, du ruissellement des eaux, de la chanson continue des bêtes, il distinguait le petit bruit de ses bottines, si nettement, qu'il aurait pu dire si elle marchait sur le gravier des rivières, ou sur la terre émiettée de la forêt, ou sur les dalles des roches nues. Même il en arriva à reconnaître, au retour, les joies ou les tristesses d'Albine au choc nerveux de ses talons. Dès qu'elle montait l'escalier, il quittait la fenêtre, il ne lui avouait pas qu'il l'avait ainsi accompagnée partout. Mais elle avait dû deviner sa complicité, car elle lui contait ses recherches, désormais, d'un regard.

-- Reste, ne sors plus, lui dit-il à mains jointes, un matin qu'il la voyait essoufflée encore de la ville. Tu me désespères.

Elle s'échappa, irritée. Lui, commençait à souffrir davantage de ce jardin tout sonore des pas d'Albine. Le petit bruit des bottines était une voix de plus qui l'appelait, une voix dominante dont le retentissement grandissait en lui. Il se ferma les oreilles, il ne voulut plus entendre, et le pas, au loin, gardait un écho, dans le battement de son coeur. Puis, le soir, lorsqu'elle revenait, c'était tout le parc qui rentrait derrière elle, avec les souvenirs de leurs promenades, le lent éveil de leurs tendresses, au milieu de la nature complice. Elle semblait plus grande, plus grave, comme mûrie par ses courses solitaires. Il ne restait rien en elle de l'enfant joueuse, tellement qu'il claquait des dents parfois, en la regardant, à la voir si désirable.

Ce fut un jour, vers midi, que Serge entendit Albine revenir au galop. Il s'était défendu de l'écouter, lorsqu'elle était partie. D'ordinaire, elle ne rentrait que tard. Et il demeura surpris des sauts qu'elle devait faire, allant droit devant elle, brisant les branches qui barraient les sentiers. En bas, sous les fenêtres, elle riait. Lorsqu'elle fut dans l'escalier, elle soufflait si fortement, qu'il crut sentir la chaleur de son haleine sur son visage. Et elle ouvrit la porte toute grande, elle cria:

-- J'ai trouvé!

Elle s'était assise, elle répétait doucement, d'une voix suffoquée:

-- J'ai trouvé! J'ai trouvé!

Mais Serge lui mit la main sur les lèvres, éperdu, balbutiant:

-- Je t'en prie, ne me dis rien. Je ne veux rien savoir. Cela me tuerait, si tu parlais.

Alors, elle se tut, les yeux ardents, serrant les lèvres pour que les paroles n'en jaillissent pas malgré elle. Et elle resta dans la chambre jusqu'au soir, cherchant le regard de Serge, lui confiant un peu de ce qu'elle savait, dès qu'elle parvenait à le rencontrer. Elle avait comme de la lumière sur la face. Elle sentait si bon, elle était si sonore de vie, qu'il la respirait, qu'elle entrait en lui autant par l'ouïe que par la vue. Tous ses sens la buvaient. Et il se défendait désespérément contre cette lente possession de son être.

Le lendemain, lorsqu'elle fut descendue, elle s'installa de même dans la chambre.

-- Tu ne sors pas? demanda-t-il, se sentant vaincu, si elle demeurait là.

Elle répondit que non, qu'elle ne sortirait plus. A mesure qu'elle se délassait, il la sentait plus forte, plus triomphante. Bientôt elle pourrait le prendre par le petit doigt, le mener à cette couche d'herbe, dont son silence contait si haut la douceur. Ce jour-là, elle ne parla pas encore, elle se contenta de l'attirer à ses pieds, assis sur un coussin. Le jour suivant seulement, elle se hasarda à dire:

-- Pourquoi t'emprisonnes-tu ici? Il fait si bon sous les arbres!

Il se souleva, les bras tendus, suppliant. Mais elle riait.

-- Non, non, nous n'irons pas, puisque tu ne veux pas... C'est cette chambre qui a une si singulière odeur! Nous serions mieux dans le jardin, plus à l'aise, plus à l'abri. Tu as tort d'en vouloir au jardin.

Il s'était remis à ses pieds, muet, les paupières baissées, avec des frémissements qui lui couraient sur la face.

-- Nous n'irons pas, reprit-elle, ne te fâche pas. Mais est-ce que tu ne préfères pas les herbes du parc à ces peintures? Tu te rappelles tout ce que nous avons vu ensemble... Ce sont ces peintures qui nous attristent. Elles sont gênantes, à nous regarder toujours.

Et comme il s'abandonnait peu à peu contre elle, elle lui passa un bras au cou, elle lui renversa la tête sur ses genoux, murmurant encore, à voix plus basse:

-- C'est comme cela qu'on serait bien, dans un coin que je connais. Là, rien ne nous troublerait. Le grand air guérirait ta fièvre.

Elle se tut, sentant qu'il frissonnait. Elle craignait qu'un mot trop vif ne le rendit à ses terreurs. Lentement, elle le conquérait, rien qu'à promener sur son visage la caresse bleue de son regard. Il avait relevé les paupières, il reposait sans tressaillements nerveux, tout à elle.

-- Ah! si tu savais! souffla-t-elle doucement à son oreille.

Elle s'enhardit, en voyant qu'il ne cessait pas de sourire.

-- C'est un mensonge, ce n'est pas défendu, murmura-t-elle. Tu es un homme, tu ne dois pas avoir peur... Si nous allions là, et que quelque danger me menaçât, tu me défendrais, n'est-ce pas? Tu saurais bien m'emporter à ton cou? Moi, je suis tranquille, quand je suis avec toi... Vois donc comme tu as des bras forts. Est-ce qu'on redoute quelque chose, lorsqu'on des bras aussi forts que les tiens!

D'une main, elle le flattait, longuement, sur les cheveux, sur la nuque, sur les épaules.

-- Non, ce n'est pas défendu, reprit-elle. Cette histoire-là est bonne pour les bêtes. Ceux qui l'ont répandue, autrefois, avaient intérêt à ce qu'on n'allât pas les déranger dans l'endroit le plus délicieux du jardin... Dis-toi que, dès que tu seras assis sur ce tapis d'herbe, tu seras parfaitement heureux. Alors seulement nous connaîtrons tout, nous serons les vrais maîtres... Ecoute-moi, viens avec moi.

Il refusa de la tête, mais sans colère, en homme que ce jeu amusait.

Puis, au bout d'un silence, désolé de la voir bouder, voulant qu'elle le caressât encore, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda:

- Où est-ce?

Elle ne répondit pas d'abord. Elle semblait regarder au loin.

-- C'est là-bas, murmura-t-elle. Je ne puis pas t'indiquer. Il faut suivre la longue allée, puis on tourne à gauche, et encore à gauche. Nous avons dû passer à côté vingt fois... Va, tu aurais beau chercher, tu ne trouverais pas, si je ne t'y menais par la main. Moi, j'irais tout droit, bien qu'il me soit impossible de t'enseigner le chemin.

-- Et qui t'a conduite?

-- Je ne sais pas... Les plantes, ce matin-là, avaient toutes l'air de me pousser de ce côté. Les branches longues me fouettaient par-derrière, les herbes ménageaient des pentes, les sentiers s'offraient d'eux-mêmes. Et je crois que les bêtes s'en mêlaient aussi, car j'ai vu un cerf qui galopait devant moi comme pour m'inviter à le suivre, tandis qu'un vol de bouvreuils allait d'arbre en arbre, m'avertissant par de petits cris, lorsque j'étais tentée de prendre une mauvaise route.

-- Et c'est très beau?

De nouveau, elle ne répondit pas. Une profonde extase noyait ses yeux. Et quand elle put parler:

-- Beau comme je ne saurais le dire... J'ai été pénétrée d'un tel charme, que j'ai eu simplement conscience d'une joie sans nom, tombant des feuillages, dormant sur les herbes. Et je suis revenue en courant, pour te ramener avec moi, pour ne pas goûter sans toi le bonheur de m'asseoir dans cette ombre.

Elle lui reprit le cou entre ses bras, le suppliant ardemment, de tout près, les lèvres presque sur ses lèvres.

-- Oh! tu viendras, balbutia-t-elle. Songe que je vivrais désolée, si tu ne venais pas... C'est une envie que j'ai, un besoin lointain, qui a grandi chaque jour, qui maintenant me fait souffrir. Tu ne peux pas vouloir que je souffre?... Et quand même tu devrais en mourir, quand même cette ombre nous tuerait tous les deux, est-ce que tu hésiterais, est-ce que tu aurais le moindre regret? Nous resterions couchés ensemble, au pied de l'arbre; nous dormirions toujours, l'un contre l'autre. Cela serait très bon, n'est-ce pas?

-- Oui, oui, bégaya-t-il, gagné par l'affolement de cette passion toute vibrante de désir.

-- Mais nous ne mourrons pas, continua-t-elle, haussant la voix, avec un rire de femme victorieuse; nous vivrons pour nous aimer... C'est un arbre de vie, un arbre sous lequel nous serons plus forts, plus sains, plus parfaits. Tu verras, tout nous deviendra aisé. Tu pourras me prendre, ainsi que tu rêvais de le faire, si étroitement, que pas un bout de mon corps ne sera hors de toi. Alors, j'imagine quelque chose de céleste qui descendra en nous... Veux-tu?

Il pâlissait, il battait des paupières, comme si une grande clarté l'eût gêné.

-- Veux-tu? Veux-tu? répéta-t-elle, plus brûlante, déjà soulevée à demi.

Il se mit debout, il la suivit, chancelant d'abord, puis attaché à sa taille, ne pouvant se séparer d'elle. Il allait où elle allait, entraîné dans l'air chaud coulant de sa chevelure. Et comme il venait un peu en arrière, elle se tournait à demi; elle avait un visage tout luisant d'amour, une bouche et des yeux de tentation, qui l'appelaient, avec un tel empire, qu'il l'aurait ainsi accompagnée, partout en chien fidèle.

 

 

XV.

Ils descendirent, ils marchèrent au milieu du jardin, sans que Serge cessât de sourire. Il n'aperçut les verdures que dans les miroirs clairs des yeux d'Albine. Le jardin, en les voyant, avait eu comme un rire prolongé, un murmure satisfait volant de feuille en feuille, jusqu'au bout des avenues les plus profondes. Depuis des journées, il devait les attendre, ainsi liés à la taille, réconciliés avec les arbres, cherchant sur les couches d'herbe leur amour perdu. Un chut solennel courut sous les branches. Le ciel de deux heures avait un assoupissement de brasier. Des plantes se haussaient pour les regarder passer.

-- Les entends-tu? demandait Albine à demi-voix. Elles se taisent quand nous approchons. Mais, au loin, elles nous attendent, elles se confient de l'une à l'autre le chemin qu'elles doivent nous indiquer... Je t'avais bien dit que nous n'aurions pas à nous inquiéter des sentiers. Ce sont les arbres qui me montrent la route, de leurs bras tendus.

En effet, le parc entier les poussait doucement. Derrière eux, il semblait qu'une barrière de buissons se hérissât, pour les empêcher de revenir sur leurs pas; tandis que, devant eux, le tapis des gazons se déroulait, si aisément, qu'ils ne regardaient même plus à leurs pieds, s'abandonnant aux pentes douces des terrains.

-- Et les oiseaux nous accompagnent, reprenait Albine. Ce sont des mésanges, cette fois. Les vois-tu?... Elles filent le long des haies, elles s'arrêtent à chaque détour, pour veiller à ce que nous ne nous égarions pas. Ah! si nous comprenions leur chant, nous saurions qu'elles nous invitent à nous hâter.

Puis, elle ajoutait:

-- Toutes les bêtes du parc sont avec nous. Ne les sens-tu pas? Il y a un grand frôlement qui nous suit: ce sont les oiseaux dans les arbres, les insectes dans les herbes, les chevreuils et les cerfs dans les taillis, et jusqu'aux poissons, dont les nageoires battent les eaux muettes... Ne te retourne pas, cela les effrayerait; mais je suis sûre que nous avons un beau cortège.

Cependant, ils marchaient toujours, d'un pas sans fatigue. Albine ne parlait que pour charmer Serge de la musique de sa voix. Serge obéissait à la moindre pression de la main d'Albine. Ils ignoraient l'un et l'autre où ils passaient, certains d'aller droit où ils voulaient aller. Et, à mesure qu'ils avançaient, le jardin se faisait plus discret, retenait le soupir de ses ombrages, le bavardage de ses eaux, la vie ardente de ses bêtes. Il n'y avait plus qu'un grand silence frissonnant, une attente religieuse.

Alors, instinctivement, Albine et Serge levèrent la tête. En face d'eux était un feuillage colossal. Et, comme ils hésitaient, un chevreuil, qui les regardait de ses beaux yeux doux, sauta d'un bond dans les taillis.

-- C'est là, dit Albine.

Elle s'approcha la première, la tête de nouveau tournée, tirant à elle Serge; puis, ils disparurent derrière le frisson des feuilles remuées, et tout se calma. Ils entraient dans une paix délicieuse.

C'était, au centre, un arbre noyé d'une ombre si épaisse, qu'on ne pouvait en distinguer l'essence. Il avait une taille géante, un tronc qui respirait comme une poitrine, des branches qu'il étendait au loin, pareilles à des membres protecteurs. Il semblait bon, robuste, puissant, fécond; il était le doyen du jardin, le père de la forêt, l'orgueil des herbes, l'ami du soleil qui se levait et se couchait chaque jour sur sa cime. De sa voûte verte, tombait toute la joie de la création: des odeurs de fleurs, des chants d'oiseaux, des gouttes de lumière, des réveils frais d'aurore, des tiédeurs endormies de crépuscule. Sa sève avait une telle force, qu'elle coulait de son écorce; elle le baignait d'une buée de fécondation; elle faisait de lui la virilité même de la terre. Et il suffisait à l'enchantement de la clairière. Les autres arbres, autour de lui, bâtissaient le mur impénétrable qui l'isolait au fond d'un tabernacle de silence et de demi-jour; il n'y avait là qu'une verdure, sans un coin de ciel, sans une échappée d'horizon, qu'une rotonde, drapée partout de la soie attendrie des feuilles, tendue à terre du velours satiné des mousses. On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidité verdâtre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, tout restait vague, transparent, innommé, pâmé d'un bonheur allant jusqu'à l'évanouissement des choses. Une langueur d'alcôve, une lueur de nuit d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans l'immobilité des branches que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d'êtres embrassés, chambre vide, où l'on sentait quelque part, derrière des rideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. Par moments, les reins de l'arbre craquaient; ses membres se raidissaient comme ceux d'une femme en couches; la sueur de vie qui coulait de son écorce pleuvait plus largement sur les gazons d'alentour, exhalant la mollesse d'un désir, noyant l'air d'abandon, pâlissant la clairière d'une jouissance. L'arbre alors défaillait avec son ombre, ses tapis d'herbe, sa ceinture d'épais taillis. Il n'était plus qu'une volupté.

Albine et Serge restaient ravis. Dès que l'arbre les eut pris sous la douceur de ses branches, ils se sentirent guéris de l'anxiété intolérable dont ils avaient souffert. Ils n'éprouvaient plus cette peur qui les faisait se fuir, ces luttes chaudes, désespérées, dans lesquelles ils se meurtrissaient, sans savoir contre quel ennemi ils résistaient si furieusement. Au contraire, une confiance absolue, une sérénité suprême les emplissaient; ils s'abandonnaient l'un à l'autre, glissant lentement au plaisir d'être ensemble, très loin, au fond d'une retraite miraculeusement cachée. Sans se douter encore de ce que le jardin exigeait d'eux, ils le laissaient libre de disposer de leur tendresse; ils attendaient, sans trouble, que l'arbre leur parlât. L'arbre les mettait dans un aveuglement d'amour tel, que la clairière disparaissait, immense, royale, n'ayant plus qu'un bercement d'odeur.

Ils s'étaient arrêtés, avec un léger soupir, saisis par la fraîcheur musquée.

-- L'air a le goût d'un fruit, murmura Albine.

Serge, à son tour, dit très bas:

-- L'herbe est si vivante, que je crois marcher sur un coin de ta robe.

Ils baissaient la voix par un sentiment religieux. Ils n'eurent pas même la curiosité de regarder en l'air, pour voir l'arbre. Ils en sentaient trop la majesté sur leurs épaules. Albine, d'un regard, demandait si elle avait exagéré l'enchantement des verdures. Serge répondait par deux larmes claires, qui coulaient sur ses joues. Leur joie d'être enfin là restait indicible.

-- Viens, dit-elle à son oreille, d'une voix plus légère qu'un souffle.

Et elle alla, la première, se coucher au pied même de l'arbre. Elle lui tendit les mains avec un sourire, tandis que lui, debout, souriait aussi, en lui donnant les siennes. Lorsqu'elle les tint, elle l'attira à elle, lentement. Il tomba à son côté. Il la prit tout de suite contre sa poitrine. Cette étreinte les laissa pleins d'aise.

-- Ah! tu te rappelles, dit-il, ce mur qui semblait nous séparer... Maintenant, je te sens, il n'y a plus rien entre nous... Tu ne souffres pas?

-- Non, non, répondit-elle. Il fait bon.

Ils gardèrent le silence, sans se lâcher. Une émotion délicieuse, sans secousse, douce comme une nappe de lait répandue, les envahissait. Puis, Serge promena les mains le long du corps d'Albine. Il répétait:

--Ton visage est à moi, tes yeux, ta bouche, tes joues... Tes bras sont à moi, depuis tes ongles jusqu'à tes épaules... Tes pieds sont à moi, tes genoux sont à moi, toute ta personne est à moi.

Et il lui baisait le visage, sur les yeux, sur la bouche, sur les joues. Il lui baisait les bras, à petits baisers rapides, remontant des doigts jusqu'aux épaules. Il lui baisait les pieds, il lui baisait les genoux. Il la baignait d'une pluie de baisers, tombant à larges gouttes, tièdes comme les gouttes d'une averse d'été, partout, lui battant le cou, les seins, les hanches, les flancs. C'était une prise de possession sans emportement, continue, conquérant les plus petites veines bleues sous la peau rose.

-- C'est pour me donner que je te prends, reprit-il. Je veux me donner à toi tout entier, à jamais; car, je le sais bien à cette heure, tu es ma maîtresse, ma souveraine, celle que je dois adorer à genoux. Je ne suis ici que pour t'obéir, pour rester à tes pieds, guettant tes volontés, te protégeant de mes bras étendus, écartant du souffle les feuilles volantes qui troubleraient ta paix... Oh! daigne permettre que je disparaisse, que je m'absorbe dans ton être, que je sois l'eau que tu bois, le pain que tu manges. Tu es ma fin. Depuis que je me suis éveillé au milieu de ce jardin, j'ai marché à toi, j'ai grandi pour toi. Toujours, comme but, comme récompense, j'ai vu ta grâce. Tu passais dans le soleil, avec ta chevelure d'or; tu étais une promesse m'annonçant que tu me ferais connaître, un jour, la nécessité de cette création, de cette terre, de ces arbres, de ces eaux, de ce ciel, dont le mot suprême m'échappe encore... Je t'appartiens, je suis esclave, je t'écouterai, les lèvres sur tes pieds.

Il disait ces choses, courbé à terre, adorant la femme. Albine, orgueilleuse, se laissait adorer. Elle tendait les doigts, les seins, les lèvres, aux baisers dévots de Serge. Elle se sentait reine, à le regarder si fort et si humble devant elle. Elle l'avait vaincu, elle le tenait à sa merci, elle pouvait d'un seul mot disposer de lui. Et ce qui la rendait toute-puissante, c'était qu'elle entendait autour d'eux le jardin se réjouir de son triomphe, l'aider d'une clameur lentement grossie.

Serge n'avait plus que des balbutiements. Ses baisers s'égaraient. Il murmura encore:

-- Ah! je voudrais savoir... Je voudrais te prendre, te garder, mourir peut-être, ou nous envoler, je ne puis pas dire...

Tous deux, renversés, restèrent muets, perdant haleine, la tête roulante. Albine eut la force de lever un doigt, comme pour inviter Serge à écouter.

C'était le jardin qui avait voulu la faute. Pendant des semaines, il s'était prêté au lent apprentissage de leur tendresse. Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l'alcôve verte. Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l'amour. Du parterre, arrivaient des odeurs de fleurs pâmées, un long chuchotement, qui contait les noces des roses, les voluptés des violettes; et jamais les sollicitations des héliotropes n'avaient eu une ardeur plus sensuelle. Du verger, c'étaient des bouffées de fruits mûrs que le vent apportait, une senteur grasse de fécondité, la vanille des abricots, le musc des oranges. Les prairies élevaient une voix plus profonde, faite des soupirs des millions d'herbes que le soleil baisait, large plainte d'une foule innombrable en rut, qu'attendrissaient les caresses fraîches des rivières, les nudités des eaux courantes, au bord desquelles les saules rêvaient tout haut de désir. La forêt soufflait la passion géante des chênes, les chants d'orgue des hautes futaies, une musique solennelle, menant le mariage des frênes, des bouleaux, des charmes, des platanes, au fond des sanctuaires de feuillage; tandis que les buissons, les jeunes taillis étaient pleins d'une polissonnerie adorable, d'un vacarme d'amants se poursuivant, se jetant au bord des fossés, se volant le plaisir, au milieu d'un grand froissement de branches. Et, dans cet accouplement du parc entier, les étreintes les plus rudes s'entendaient au loin, sur les roches, là où la chaleur faisait éclater les pierres gonflées de passion, où les plantes épineuses aimaient d'une façon tragique, sans que les sources voisines pussent les soulager, tout allumées elles-mêmes par l'astre qui descendait dans leur lit.

-- Que disent-ils? murmura Serge, éperdu. Que veulent-ils de nous, à nous supplier ainsi?

Albine, sans parler, le serra contre elle.

Les voix étaient devenues plus distinctes. Les bêtes du jardin, à leur tour, leur criaient de s'aimer. Les cigales chantaient de tendresse à en mourir. Les papillons éparpillaient des baisers, aux battements de leurs ailes. Les moineaux avaient des caprices d'une seconde, des caresses de sultans vivement promenées au milieu d'un sérail. Dans les eaux claires, c'étaient des pâmoisons de poissons déposant leur frai au soleil, des appels ardents et mélancoliques de grenouilles, toute une passion mystérieuse, monstrueusement assouvie dans la fadeur glauque des roseaux. Au fond des bois, les rossignols jetaient des rires perlés de volupté, les cerfs bramaient, ivres d'une telle concupiscence, qu'ils expiraient de lassitude à côté des femelles presque éventrées. Et, sur les dalles des rochers, au bord des buissons maigres, des couleuvres, nouées deux à deux, sifflaient avec douceur, tandis que de grands lézards couvaient leurs oeufs, l'échine vibrante d'un léger ronflement d'extase. Des coins les plus reculés, des nappes de soleil, des trous d'ombre, une odeur animale montait, chaude du rut universel. Toute cette vie pullulante avait un frisson d'enfantement. Sous chaque feuille, un insecte concevait; dans chaque touffe d'herbe, une famille poussait; des mouches volantes, collées l'une à l'autre, n'attendaient pas de s'être posées pour se féconder. Les parcelles de vie invisibles qui peuplent la matière, les atomes de la matière eux-mêmes, aimaient, s'accouplaient, donnaient au sol un branle voluptueux, faisaient du parc une grande fornication.

Alors, Albine et Serge entendirent. Il ne dit rien, il la lia de ses bras, toujours plus étroitement. La fatalité de la génération les entourait. Ils cédèrent aux exigences du jardin. Ce fut l'arbre qui confia à l'oreille d'Albine ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces.

Albine se livra. Serge la posséda.

Et le jardin entier s'abîma avec le couple, dans un dernier cri de passion. Les troncs se ployèrent comme sous un grand vent; les herbes laissèrent échapper un sanglot d'ivresse; les fleurs, évanouies, les lèvres ouvertes, exhalèrent leur âme; le ciel lui-même, tout embrasé d'un coucher d'astre, eut des nuages immobiles, des nuages pâmés, d'où tombait un ravissement surhumain. Et c'était une victoire pour les bêtes, les plantes, les choses, qui avaient voulu l'entrée de ces deux enfants dans l'éternité de la vie. Le parc applaudissait formidablement.

 

 

XVI.

Lorsque Albine et Serge s'éveillèrent de la stupeur de leur félicité, ils se sourirent. Ils revenaient d'un pays de lumière. Ils redescendaient de très haut. Alors, ils se serrèrent la main, pour se remercier. Ils se reconnurent et se dirent:

-- Je t'aime, Albine.

-- Serge, je t'aime.

Et jamais ce mot: "Je t'aime" n'avait eu pour eux un sens si souverain. Il signifiait tout, il expliquait tout. Pendant un temps qu'ils ne purent mesurer, ils restèrent là, dans un repos délicieux, s'étreignant encore. Ils éprouvaient une perfection absolue de leur être. La joie de la création les baignait, les égalait aux puissances mères du monde, faisait d'eux les forces mêmes de la terre. Et il y avait encore, dans leur bonheur, la certitude d'une loi accomplie, la sérénité du but logiquement trouvé, pas à pas.

Serge disait, la reprenant dans ses bras forts:

-- Vois, je suis guéri; tu m'as donné toute ta santé.

Albine répondait, s'abandonnant:

-- Prends-moi toute, prends ma vie.

Une plénitude leur mettait de la vie jusqu'aux lèvres. Serge venait, dans la possession d'Albine, de trouver enfin son sexe d'homme, l'énergie de ses muscles, le courage de son coeur, la santé dernière qui avait jusque-là manqué à sa longue adolescence. Maintenant, il se sentait complet. Il avait des sens plus nets, une intelligence plus large. C'était comme si, tout d'un coup, il se fût réveillé lion, avec la royauté de la plaine, la vue du ciel libre. Quand il se leva, ses pieds se posèrent carrément sur le sol, son corps se développa, orgueilleux de ses membres. Il prit les mains d'Albine, qu'il mit debout à son tour. Elle chancelait un peu, et il dut la soutenir.

-- N'aie pas peur, dit-il. Tu es celle que j'aime.

Maintenant, elle était la servante. Elle renversait la tête sur son épaule, le regardant d'un air de reconnaissance inquiète. Ne lui en voudrait-il jamais de ce qu'elle l'avait amené là? Ne lui reprocherait-il pas un jour cette heure d'adoration dans laquelle il s'était dit son esclave?

-- Tu n'es point fâché? demanda-t-elle humblement.

Il sourit, renouant ses cheveux, la flattant du bout des doigts comme une enfant. Elle continua:

-- Oh! tu verras, je me ferai toute petite. Tu ne sauras même pas que je suis là. Mais tu me laisseras ainsi, n'est-ce pas? dans tes bras, car j'ai besoin que tu m'apprennes à marcher... Il me semble que je ne sais plus marcher, à cette heure.

Puis elle devint très grave.

-- Il faut m'aimer toujours, et je serai obéissante, je travaillerai à tes joies, je t'abandonnerai tout, jusqu'à mes plus secrètes volontés.

Serge avait comme un redoublement de puissance, à la voir si soumise et si caressante. Il lui demanda:

-- Pourquoi trembles-tu? Qu'ai-je donc à te reprocher?

Elle ne répondit pas. Elle regarda presque tristement l'arbre, les verdures, l'herbe qu'ils avaient foulée.

-- Grande enfant! reprit-il avec un rire. As-tu donc peur que je ne te garde rancune du don que tu m'as fait? Va, ce ne peut être une faute. Nous nous sommes aimés comme nous devions nous aimer... Je voudrais baiser les empreintes que tes pas ont laissées, lorsque tu m'as amené ici, de même que je baise tes lèvres qui m'ont tenté, de même que je baise tes seins qui viennent d'achever la cure, commencée, tu te souviens? par tes petites mains fraîches.

Elle hocha la tête. Et, détournant les yeux, évitant de voir l'arbre davantage:

-- Emmène-moi, dit-elle à voix basse.

Serge l'emmena à pas lents. Lui, largement, regarda l'arbre une dernière fois. Il le remerciait. L'ombre devenait plus noire dans la clairière; un frisson de femme surprise à son coucher tombait des verdures. Quand ils revirent, au sortir des feuillages, le soleil, dont la splendeur emplissait encore un coin de l'horizon, ils se rassurèrent, Serge surtout, qui trouvait à chaque être, à chaque plante, un sens nouveau. Autour de lui, tout s'inclinait, tout apportait un hommage à son amour. Le jardin n'était plus qu'une dépendance de la beauté d'Albine, et il semblait avoir grandi, s'être embelli, dans le baiser de ses maîtres.

Mais la joie d'Albine restait inquiète. Elle interrompait ses rires, pour prêter l'oreille, avec des tressaillements brusques.

-- Qu'as-tu donc? demandait Serge.

-- Rien, répondait-elle, avec des coups d'oeil jetés furtivement derrière elle.

Ils ne savaient dans quel coin perdu du parc ils étaient. D'ordinaire, cela les égayait, d'ignorer où leur caprice les poussait. Cette fois, ils éprouvaient un trouble, un embarras singulier. Peu à peu, ils hâtèrent le pas. Ils s'enfonçaient de plus en plus, au milieu d'un labyrinthe de buissons.

-- N'as-tu pas entendu? dit peureusement Albine, qui s'arrêta essoufflée.

Et comme il écoutait, pris à son tour de l'anxiété qu'elle ne pouvait plus cacher:

-- Les taillis sont pleins de voix, continua-t-elle. On dirait des gens qui se moquent... Tiens, n'est-ce pas un rire qui vient de cet arbre? Et, là-bas, ces herbes n'ont-elles pas eu un murmure, quand je les ai effleurées de ma robe?

-- Non, non, dit-il, voulant la rassurer; le jardin nous aime. S'il parlait, ce ne serait pas pour t'effrayer. Ne te rappelles-tu pas toutes les bonnes paroles chuchotées dans les feuilles?... Tu es nerveuse, tu as des imaginations.

Mais elle hocha la tête, murmurant:

-- Je sais bien que le jardin est notre ami... Alors, c'est que quelqu'un est entré. Je t'assure que j'entends quelqu'un. Je tremble trop! Ah! je t'en prie, emmène-moi, cache-moi.

Ils se remirent à marcher, surveillant les taillis, croyant voir des visages apparaître derrière chaque tronc. Albine jurait qu'un pas, au loin, les cherchait.

-- Cachons-nous, cachons-nous, répétait-elle d'un ton suppliant.

Et elle devenait toute rose. C'était une pudeur naissante, une honte qui la prenait comme un mal, qui tachait la candeur de sa peau, où jusque-là pas un trouble du sang n'était monté. Serge eut peur, à la voir ainsi toute rose, les joues confuses, les yeux gros de larmes. Il voulait la reprendre, la calmer d'une caresse; mais elle s'écarta, elle lui fit signe, d'un geste désespéré, qu'ils n'étaient plus seuls. Elle regardait, rougissant davantage, sa robe dénouée qui montrait sa nudité, ses bras, son cou, sa gorge. Sur ses épaules, les mèches folles de ses cheveux mettaient un frisson. Elle essaya de rattacher son chignon; puis, elle craignit de découvrir sa nuque. Maintenant, le frôlement d'une branche, le heurt léger d'une aile d'insecte, la moindre haleine du vent, la faisaient tressaillir, comme sous l'attouchement déshonnête d'une main invisible.

-- Tranquillise-toi, implorait Serge. Il n'y a personne... Te voilà rouge de fièvre. Reposons-nous un instant, je t'en supplie.

Elle n'avait point la fièvre, elle voulait rentrer tout de suite, pour que personne ne pût rire, en la regardant. Et, hâtant le pas de plus en plus, elle cueillait, le long des haies, des verdures dont elle cachait sa nudité. Elle noua sur ses cheveux un rameau de mûrier; elle s'enroula aux bras des liserons, qu'elle attacha à ses poignets; elle se mit au cou un collier, fait de brins de viorne, si longs, qu'ils couvraient sa poitrine d'un voile de feuilles.

-- Tu vas au bal? demanda Serge, qui cherchait à la faire rire.

Mais elle lui jeta les feuillages qu'elle continuait de cueillir. Elle lui dit à voix basse, d'un air d'alarme:

-- Ne vois-tu pas que nous sommes nus?

Et il eut honte à son tour, il ceignit les feuillages sur ses vêtements défaits.

Cependant, ils ne pouvaient sortir des buissons. Tout d'un coup, au bout d'un sentier, ils se trouvèrent en face d'un obstacle, d'une masse grise, haute, grave. C'était la muraille.

-- Viens, viens! cria Albine.

Elle voulait l'entraîner. Mais ils n'avaient pas fait vingt pas, qu'ils retrouvèrent la muraille. Alors, ils la suivirent en courant, pris de panique. Elle restait sombre, sans une fente sur le dehors. Puis, au bord d'un pré, elle parut subitement s'écrouler. Une brèche ouvrait sur la vallée voisine une fenêtre de lumière. Ce devait être le trou dont Albine avait parlé, un jour, ce trou qu'elle disait avoir bouché avec des ronces et des pierres; les ronces traînaient par bouts épars comme des cordes coupées, les pierres étaient rejetées au loin, le trou semblait avoir été agrandi par quelque main furieuse.

 

 

XVII.

-- Ah! je le sentais! dit Albine, avec un cri de suprême désespoir. Je te suppliais de m'emmener... Serge, par grâce, ne regarde pas!

Serge regardait, malgré lui, cloué au seuil de la brèche. En bas, au fond de la plaine, le soleil couchant éclairait d'une nappe d'or le village des Artaud, pareil à une vision surgissant du crépuscule dont les champs voisins étaient déjà noyés. On distinguait nettement les masures bâties à la débandade le long de la route, les petites cours pleines de fumier, les jardins étroits plantés de légumes. Plus haut, le grand cyprès du cimetière dressait son profil sombre. Et les tuiles rouges de l'église semblaient un brasier, au-dessus duquel la cloche, toute noire, mettait comme un visage d'un dessin délié; tandis que le vieux presbytère, à côté, ouvrait ses portes et ses fenêtres à l'air du soir.

-- Par pitié, répétait Albine, en sanglotant, ne regarde pas, Serge!... Souviens-toi que tu m'as promis de m'aimer toujours. Ah! m'aimeras-tu jamais assez, maintenant!... Tiens, laisse-moi te fermer les yeux de mes mains. Tu sais bien que ce sont mes mains qui t'ont guéri... Tu ne peux me repousser.

Il l'écartait lentement. Puis, pendant qu'elle lui embrassait les genoux, il se passa les mains sur la face, comme pour chasser de ses yeux et de son front un reste de sommeil. C'était donc là le monde inconnu, le pays étranger auquel il n'avait jamais songé sans une peur sourde. Où avait-il donc vu ce pays? De quel rêve s'éveillait-il, pour sentir monter de ses reins une angoisse si poignante, qui grossissait peu à peu dans sa poitrine, jusqu'à l'étouffer? Le village s'animait du retour des champs. Les hommes rentraient, la veste jetée sur l'épaule, d'un pas de bêtes harassées; les femmes, au seuil des maisons, avaient des gestes d'appel; tandis que les enfants, par bandes, poursuivaient les poules à coups de pierre. Dans le cimetière, deux galopins se glissaient, un garçon et une fille, qui marchaient à quatre pattes, le long du petit mur, pour ne pas être vus. Des vols de moineaux se couchaient sous les tuiles de l'église. Une jupe de cotonnade bleue venait d'apparaître sur le perron du presbytère, si large, qu'elle bouchait la porte.

-- Ah! misère! balbutiait Albine, il regarde, il regarde... Ecoute-moi. Tu jurais de m'obéir tout à l'heure. Je t'en supplie, tourne-toi, regarde le jardin... N'as-tu pas été heureux, dans le jardin? C'est lui qui m'a donnée à toi. Et que d'heureuses journées il nous réserve, quelle longue félicité, maintenant que nous connaissons tout le bonheur de l'ombre!... Au lieu que la mort entrera par ce trou, si tu ne te sauves pas, si tu ne m'emportes pas. Vois, ce sont les autres, c'est tout ce monde qui va se mettre entre nous. Nous étions si seuls, si perdus, si gardés par les arbres!... Le jardin, c'est notre amour. Regarde le jardin, je t'en prie à genoux.

Mais Serge était secoué d'un tressaillement. Il se souvenait. Le passé ressuscitait. Au loin, il entendait nettement vivre le village. Ces paysans, ces femmes, ces enfants, c'était le maire Bambousse, revenant de son champ des Olivettes, en chiffrant la prochaine vendange; c'étaient les Brichet, l'homme trainant les pieds, la femme geignant de misère; c'était la Rosalie, derrière un mur, se faisant embrasser par le grand Fortuné. Il reconnaissait aussi les deux galopins, dans le cimetière, ce vaurien de Vincent et cette effrontée de Catherine, en train de guetter les grosses sauterelles volantes, au milieu des tombes; même ils avaient avec eux Voriau, le chien noir, qui les aidait, quêtant parmi les herbes sèches, soufflant à chaque fente des vieilles dalles. Sous les tuiles de l'église, les moineaux se battaient, avant de se coucher; les plus hardis redescendaient, entraient d'un coup d'aile, par les carreaux cassés, si bien qu'en les suivant des yeux, il se rappelait leur beau tapage, au bas de la chaire, sur la marche de l'estrade, où il y avait toujours du pain pour eux. Et, au seuil du presbytère, la Teuse, en robe de cotonnade bleue, semblait avoir encore grossi; elle tournait la tête, souriant à Désirée, qui revenait de la basse-cour, avec de grands rires, accompagnée de tout un troupeau. Puis, elles disparurent toutes deux. Alors, Serge, éperdu, tendit les bras.

-- Il est trop tard, va! murmura Albine, en s'affaissant au milieu des bouts de ronces coupés. Tu ne m'aimeras jamais assez.

Elle sanglotait. Lui, ardemment, écoutait, cherchant à saisir les moindres bruits lointains, attendant qu'une voix l'éveillât tout à fait. La cloche avait eu un léger saut. Et, lentement, dans l'air endormi du soir, les trois coups de l'Angelus arrivèrent jusqu'au Paradou. C'étaient des souffles argentins, des appels très doux, réguliers. Maintenant, la cloche semblait vivante.

-- Mon Dieu! cria Serge, tombé à genoux, renversé par les petits souffles de la cloche.

Il se prosternait, il sentait les trois coups de l'Angelus lui passer sur la nuque, lui retentir jusqu'au coeur. La cloche prenait une voix plus haute. Elle revint, implacable, pendant quelques minutes qui lui parurent durer des années. Elle évoquait toute sa vie passée, son enfance pieuse, ses joies du séminaire, ses premières messes, dans la vallée brûlée des Artaud, où il rêvait la solitude des saints. Toujours elle lui avait parlé ainsi. Il retrouvait jusqu'aux moindres inflexions de cette voix de l'église, qui sans cesse s'était élevée à ses oreilles, pareille à une voix de mère grave et douce. Pourquoi ne l'avait-il plus entendue? Autrefois, elle lui promettait la venue de Marie. Etait-ce Marie qui l'avait emmené, au fond des verdures heureuses, où la voix de la cloche n'arrivait pas? Jamais il n'aurait oublié, si la cloche n'avait cessé de sonner. Et, comme il se courbait davantage, la caresse de sa barbe sur ses mains jointes lui fit peur. Il ne se connaissait pas ce poil long, ce poil soyeux qui lui donnait une beauté de bête. Il tordit sa barbe, il prit ses cheveux à deux mains, cherchant la nudité de la tonsure; mais ses cheveux avait poussé puissamment, la tonsure était noyée sous un flot viril de grandes boucles rejetées du front jusqu'à la nuque. Toute sa chair, jadis rasée, avait un hérissement fauve.

-- Ah! tu avais raison, dit-il, en jetant un regard désespéré à Albine; nous avons péché, nous méritons quelque châtiment terrible... Moi, je te rassurais, je n'entendais pas les menaces qui te venaient à travers les branches.

Albine tenta de le reprendre dans ses bras, en murmurant:

-- Relève-toi, fuyons ensemble... Il est peut-être temps encore de nous aimer.

-- Non, je n'ai plus la force, le moindre gravier me ferait tomber... Ecoute. Je m'épouvante moi-même. Je ne sais quel homme est en moi. Je me suis tué, et j'ai de mon sang plein les mains. Si tu m'emmenais, tu n'aurais plus jamais de mes yeux que des larmes.

Elle baisa ses yeux qui pleuraient. Elle reprit avec emportement:

-- N'importe! M'aimes-tu?

Lui, terrifié, ne put répondre. Un pas lourd, derrière la muraille, faisait rouler les cailloux. C'était comme l'approche lente d'un grognement de colère. Albine ne s'était pas trompée, quelqu'un était là, troublant la paix des taillis d'une haleine jalouse. Alors, tous deux voulurent se cacher derrière une broussaille, pris d'un redoublement de honte. Mais déjà, debout au seuil de la brèche, Frère Archangias les voyait.

Le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d'homme rencontrant une ordure au bord d'un fossé.

-- Je m'en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. On avait dû le cacher là.

Il fit quelques pas, il cria:

-- Je vous vois, je sais que vous êtes nus... C'est une abomination. Etes-vous une bête, pour courir les bois avec cette femelle? Elle vous a mené loin, dites! Elle vous a traîné dans la pourriture, et vous voilà tout couvert de poils comme un bouc... Arrachez donc une branche pour la lui casser sur les reins!

Albine, d'une voix ardente, disait tout bas:

-- M'aimes-tu? M'aimes-tu?

Serge, la tête basse, se taisait, sans la repousser encore.

-- Heureusement que je vous ai trouvé, continua Frère Archangias. J'avais découvert ce trou... Vous avez désobéi à Dieu, vous avez tué votre paix. Toujours la tentation vous mordra de sa dent de flamme, et désormais vous n'aurez plus votre ignorance pour la combattre... C'est cette gueuse qui vous a tenté, n'est-ce pas? Ne voyez-vous pas la queue du serpent se tordre parmi les mèches de ses cheveux? Elle a des épaules dont la vue seule donne un vomissement... Lâchez-la, ne la touchez plus, car elle est le commencement de l'enfer... Au nom de Dieu, sortez de ce jardin!

- M'aimes-tu? M'aimes-tu? répétait Albine.

Mais Serge s'était écarté d'elle, comme véritablement brûlé par ses bras nus, par ses épaules nues.

-- Au nom de Dieu! Au nom de Dieu! criait le Frère d'une voix tonnante.

Serge, invinciblement, marchait vers la brèche. Quand Frère Archangias, d'un geste brutal, l'eut tiré hors du Paradou, Albine, glissée à terre, les mains follement tendues vers son amour qui s'en allait, se releva, la gorge brisée de sanglots. Elle s'enfuit, elle disparut au milieu des arbres, dont elle battait les troncs de ses cheveux dénoués

 

 

LIVRE TROISIÈME

I

Après le Pater, l'abbé Mouret, s'étant incliné devant l'autel, alla du côté de l'Epître. Puis, il descendit, il vint faire un signe de croix sur le grand Fortuné et sur la Rosalie, agenouillés côte à côte, au bord de l'estrade.

-- Ego conjugo vos in matrimonium; in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti.

-- Amen, répondit Vincent, qui servait la messe, en regardant la mine de son grand frère, curieusement, du coin de l'oeil.

Fortuné et Rosalie baissaient le menton, un peu émus, bien qu'ils se fussent poussés du coude en s'agenouillant, pour se faire rire. Cependant, Vincent était allé chercher le bassin et l'aspersoir. Fortuné mit l'anneau dans le bassin, une grosse bague d'argent tout unie. Quand le prêtre l'eut béni en l'aspergeant en forme de croix, il le rendit à Fortuné qui le passa à l'annulaire de Rosalie, dont la main restait verdie de taches d'herbe que le savon n'avait pu enlever.

-- Il nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti, murmura de nouveau l'abbé Mouret, en leur donnant une dernière bénédiction.

-- Amen, répondit Vincent.

Il était de grand matin. Le soleil n'entrait pas encore par les larges fenêtres de l'église. Au-dehors, sur les branches du sorbier, dont la verdure semblait avoir enfoncé les vitres, on entendait le réveil bruyant des moineaux. La Teuse, qui n'avait pas eu le temps de faire le ménage du bon Dieu, époussetait les autels, se haussait sur sa bonne jambe pour essuyer les pieds du Christ barbouillé d'ocre et de laque, rangeait les chaises le plus discrètement possible, s'inclinant, se signant, se frappant la poitrine, suivant la messe, tout en ne perdant pas un seul coup de plumeau. Seule, au pied de la chaire, à quelques pas des époux, la mère Brichet assistait au mariage; elle priait d'une façon outrée; elle restait à genoux, avec un balbutiement si fort, que la nef était comme pleine d'un vol de mouches. Et, à l'autre bout, à côté du confessionnal, Catherine tenait sur ses bras un enfant au maillot; l'enfant s'étant mis à pleurer, elle avait dû tourner le dos à l'autel, le faisant sauter, l'amusant avec la corde de la cloche qui lui pendait juste sur le nez.

-- Dominus vobiscum, dit le prêtre, se tournant, les mains élargies.

-- Et cum spiritu tuo, répondit Vincent.

A ce moment, trois grandes filles entrèrent. Elles se poussaient, pour voir, sans oser pourtant trop avancer. C'étaient trois amies de la Rosalie, qui, en allant aux champs, venaient de s'échapper, curieuses d'entendre ce que monsieur le curé dirait aux mariés. Elles avaient de gros ciseaux pendus à la ceinture. Elles finirent par se cacher derrière le baptistère, se pinçant, se tordant avec des déhanchements de grandes vauriennes, étouffant des rires dans leurs poings fermés.

-- Ah bien! dit à demi-voix la Rousse, une fille superbe, qui avait des cheveux et une peau de cuivre, on ne se battra pas à la sortie!

-- Tiens! le père Bambousse a raison, murmura Lisa, toute petite, toute noire, avec des yeux de flamme; quand on a des vignes, on les soigne... Puisque monsieur le curé a absolument voulu marier Rosalie, il peut bien la marier tout seul.

L'autre, Babet, bossue, les os trop gros, ricanait.

-- Il y a toujours la mère Brichet, dit-elle. Celle-là est dévote pour toute la famille... Hein! entendez-vous comme elle ronfle! Ça va lui gagner sa journée. Elle sait ce qu'elle fait, allez!

-- Elle joue de l'orgue, reprit la Rousse.

Et elles partirent de rire toutes les trois. La Teuse, de loin, les menaça de son plumeau. A l'autel, l'abbé Mouret communiait. Quand il alla du côté de l'Epitre se faire verser par Vincent, sur le pouce et sur l'index, le vin et l'eau de l'ablution, Lisa dit plus doucement:

-- C'est bientôt fini. Il leur parlera tout à l'heure.

-- Comme ça, fit remarquer la Rousse, le grand Fortuné pourra encore aller à son champ, et la Rosalie n'aura pas perdu sa journée de vendange. C'est commode de se marier matin... Il a l'air bête, le grand Fortuné.

-- Pardi! murmura Babet, ça l'ennuie, ce garçon, de se tenir si longtemps sur les genoux. Bien sûr que ça ne lui était pas arrivé depuis sa première communion.

Mais elles furent tout d'un coup distraites par le marmot que Catherine amusait. Il voulait la corde de la cloche, il tendait les mains, bleu de colère, s'étranglant à crier.

-- Eh! le petit est là, dit la Rousse.

L'enfant pleurait plus haut, se débattait comme un diable.

-- Mets-le sur le ventre, fais-le têter, souffla Babet à Catherine.

Celle-ci, avec son effronterie de gueuse de dix ans, leva la tête et se prit à rire.

-- Ça ne m'amuse pas, dit-elle, en secouant l'enfant. Veux-tu te taire, petit cochon!... Ma soeur me l'a lâché sur les genoux.

-- Je crois bien, reprit méchamment Babet. Elle ne pouvait pas le donner à garder à monsieur le curé, peut-être!

Cette fois, la Rousse faillit tomber à la renverse, tant elle éclata. Elle se laissa aller contre le mur, les poings aux côtes, riant à se crever. Lisa s'était jetée contre elle, se soulageant mieux, en lui prenant aux épaules et aux reins des pincées de chair. Babet avait un rire de bossue, qui passait entre ses lèvres serrées avec un bruit de scie.

-- Sans le petit, continua-t-elle, monsieur le curé perdait son eau bénite... Le père Bambousse était décidé à marier Rosalie au fils Laurent, du quartier des Figuières.

-- Oui, dit la Rousse, entre deux rires, savez-vous ce qu'il faisait, le père Bambousse? Il jetait des mottes de terre dans le dos de Rosalie, pour empêcher le petit de venir.

-- Il est joliment gros, tout de même, murmura Lisa. Les mottes lui ont profité.

Du coup, elles se mordaient toutes trois, dans un accès d'hilarité folle, lorsque la Teuse s'avança en boitant furieusement. Elle était allée prendre son balai derrière l'autel. Les trois grandes filles eurent peur, reculèrent, se tinrent sages.

-- Coquines! bégaya la Teuse. Vous venez encore dire vos saletés, ici!... Tu n'as pas honte, toi, la Rousse! Ta place serait là-bas, à genoux devant l'autel, comme la Rosalie... Je vous jette dehors, entendez-vous! si vous bougez.

Les joues cuivrées de la Rousse eurent une légère rougeur, pendant que Babet lui regardait la taille, avec un ricanement.

-- Et toi, continua la Teuse en se tournant vers Catherine, veux-tu laisser cet enfant tranquille! Tu le pinces pour le faire crier. Ne dis pas non!... Donne-le-moi.

Elle le prit, le berça un instant, le posa sur une chaise, où il dormit, dans une paix de chérubin. L'église retomba au calme triste, que coupaient seuls les cris des moineaux, sur le sorbier. A l'autel, Vincent avait reporté le Missel à droite, l'abbé Mouret venait de replier le corporal et de le glisser dans la bourse. Maintenant, il disait les dernières oraisons, avec un recueillement sévère, que n'avaient pu troubler ni les pleurs de l'enfant ni les rires des grandes filles. Il paraissait ne rien entendre, être tout aux voeux qu'il adressait au ciel pour le bonheur du couple dont il avait béni l'union. Ce matin-là, le ciel restait gris d'une poussière de chaleur, qui noyait le soleil. Par les carreaux cassés, il n'entrait qu'une buée rousse, annonçant un jour d'orage.

Le long des murs, les gravures violemment enluminées du chemin de la Croix étalaient la brutalité assombrie de leurs taches jaunes, bleues et rouges. Au fond de la nef, les boiseries séchées de la tribune craquaient; tandis que les herbes du perron, devenues géantes, laissaient passer sous la grand-porte de longues pailles mûres, peuplées de petites sauterelles brunes. L'horloge, dans sa caisse de bois, eut un arrachement de mécanique poitrinaire, comme pour s'éclaircir la voix, et sonna sourdement le coup de six heures et demie.

-- Ite, missa est, dit le prêtre, se tournant vers l'église.

-- Deo gratias, répondit Vincent.

Puis, après avoir baisé l'autel, l'abbé Mouret se tourna de nouveau, murmurant, au-dessus de la nuque inclinée des époux, la prière finale:

-- Deus Abraham, Deus Isaac, et Deus Jacob vobiscum sit...

Sa voix se perdait dans une douceur monotone.

-- Voilà, il va leur parler, souffla Babet à ses deux amies.

-- Il est tout pâle, fit remarquer Lisa. Ce n'est pas comme monsieur Caffin dont la grosse figure semblait toujours rire... Ma petite soeur Rose m'a conté qu'elle n'ose rien lui dire, à confesse.

-- N'importe, murmura la Rousse, il n'est pas vilain homme. La maladie l'a un peu vieilli; mais ça lui va bien. Il a des yeux plus grands, avec deux plis aux coins de la bouche qui lui donnent l'air d'un homme... Avant sa fièvre, il était trop fille.

-- Moi, je crois qu'il a un chagrin, reprit Babet. On dirait qu'il se mine. Son visage semble mort, mais ses yeux luisent, allez! Vous ne le voyez pas, lorsqu'il baisse lentement les paupières, comme pour éteindre ses yeux.

La Teuse agita son balai.

-- Chut! siffla-t-elle, si énergiquement, qu'un coup de vent parut s'être engouffré dans l'église.

L'abbé Mouret s'était recueilli. Il commença à voix presque basse:

-- Mon cher frère, ma chère soeur, vous êtes unis en Jésus. L'institution du mariage est la figure de l'union sacrée de Jésus et de son Eglise. C'est un lien que rien ne peut rompre, que Dieu veut éternel, pour que l'homme ne sépare pas ce que le ciel a joint. En vous faisant l'os de vos os, Dieu vous a enseigné que vous avez le devoir de marcher côte à côte, comme un couple fidèle, selon les voies préparées par sa toute puissance. Et vous devez vous aimer dans l'amour même de Dieu. La moindre amertume entre vous serait une désobéissance au Créateur qui vous a tirés d'un seul corps. Restez donc à jamais unis, à l'image de l'Eglise que Jésus a épousée, en nous donnant à tous sa chair et son sang.

Le grand Fortuné et la Rosalie, le nez curieusement levé, écoutaient.

-- Que dit-il? demanda Lisa qui entendait mal.

-- Pardi! il dit ce qu'on dit toujours, répondit la Rousse. Il a la langue bien pendue, comme tous les curés.

Cependant, l'abbé Mouret continuait à réciter, les yeux vagues, regardant, par-dessus la tête des époux, un coin perdu de l'église. Et peu à peu sa voix mollissait, il mettait un attendrissement dans ces paroles, qu'il avait autrefois apprises, à l'aide d'un manuel destiné aux jeunes desservants. Il s'était légèrement tourné vers la Rosalie; il disait, ajoutant des phrases émues, lorsque la mémoire lui manquait:

-- Ma chère soeur, soyez soumise à votre mari, comme l'Eglise est soumise à Jésus. Rappelez-vous que vous devez tout quitter pour le suivre, en servante fidèle. Vous abandonnerez votre père et votre mère, vous vous attacherez à votre époux, vous lui obéirez, afin d'obéir à Dieu lui-même. Et votre joug sera un joug d'amour et de paix. Soyez son repos, sa félicité, le parfum de ses bonnes oeuvres, le salut de ses heures de défaillance. Qu'il vous trouve sans cesse à son côté, ainsi qu'une grâce. Qu'il n'ait qu'à étendre la main pour rencontrer la vôtre. C'est ainsi que vous marcherez tous les deux, sans jamais vous égarer, et que vous rencontrerez le bonheur dans l'accomplissement des lois divines. Oh! ma chère soeur, ma chère fille, votre humilité est toute pleine de fruits suaves; elle fera pousser chez vous les vertus domestiques, les joies du foyer, les prospérités des familles pieuses. Ayez pour votre mari les tendresses de Rachel, ayez la sagesse de Rébecca, la longue fidélité de Sara. Dites-vous qu'une vie pure mène à tous les biens. Demandez à Dieu chaque matin la force de vivre en femme qui respecte ses devoirs; car la punition serait terrible, vous perdriez votre amour. Oh! vivre sans amour, arracher la chair de sa chair, n'être plus à celui qui est la moitié de vous-même, agoniser loin de ce qu'on a aimé! Vous tendriez les bras, et il se détournerait de vous. Vous chercheriez vos joies, et vous ne trouveriez que de la honte au fond de votre coeur. Entendez-moi, ma fille, c'est en vous, dans la soumission, dans la pureté, dans l'amour, que Dieu a mis la force de votre union.

A ce moment, il y eut un rire, à l'autre bout de l'église. L'enfant venait de se réveiller sur la chaise où l'avait couché la Teuse. Mais il n'était plus méchant; il riait tout seul, ayant enfoncé son maillot, laissant passer des petits pieds roses qu'il agitait en l'air. Et c'étaient ses petits pieds qui le faisaient rire.

Rosalie, que l'allocution du prêtre ennuyait, tourna vivement la tête, souriant à l'enfant. Mais quand elle le vit gigotant sur la chaise, elle eut peur; elle jeta un regard terrible à Catherine.

-- Va, tu peux me regarder, murmura celle-ci. Je ne le reprends pas... Pour qu'il crie encore!

Et elle alla, sous la tribune, guetter un trou de fourmis, dans l'encoignure cassée d'une dalle.

-- Monsieur Caffin n'en racontait pas tant, dit la Rousse. Lorsqu'il a marié la belle Miette, il ne lui a donné que deux tapes sur la joue, en lui disant d'être sage.

-- Mon cher frère, reprit l'abbé Mouret, à demi tourné vers le grand Fortuné, c'est Dieu qui vous accorde aujourd'hui une compagne; car il n'a pas voulu que l'homme vécût solitaire. Mais, s'il a décidé qu'elle serait votre servante, il exige de vous que vous soyez un maître plein de douceur et d'affection. Vous l'aimerez, parce qu'elle est votre chair elle-même, votre sang et vos os. Vous la protégerez, parce que Dieu ne vous a donné vos bras forts que pour les étendre au-dessus de sa tête, aux heures de danger. Rappelez-vous qu'elle vous est confiée; elle est la soumission et la faiblesse dont vous ne sauriez abuser sans crime. Oh! mon cher frère, quelle fierté heureuse doit être la vôtre! Désormais, vous ne vivrez plus dans l'égoïsme de la solitude. A toute heure, vous aurez un devoir adorable. Rien n'est meilleur que d'aimer, si ce n'est de protéger ceux qu'on aime. Votre coeur s'y élargira, vos forces d'homme s'y centupleront. Oh! être un soutien, recevoir une tendresse en garde, voir une enfant s'anéantir en vous, en disant: "Prends-moi, fais de moi ce qu'il te plaira; j'ai confiance dans ta loyauté!" Et que vous soyez damné, si vous la délaissiez jamais! Ce serait le plus lâche abandon que Dieu eût à punir. Dès qu'elle s'est donnée, elle est vôtre, pour toujours. Emportez-la plutôt entre vos bras, ne la posez à terre que lorsqu'elle devra y être en sûreté. Quittez tout, mon cher frère...

L'abbé Mouret, la voix profondément altérée, ne fit plus entendre qu'un murmure indistinct. Il avait baissé complètement les paupières, la figure toute blanche, parlant avec une émotion si douloureuse, que le grand Fortuné lui-même pleurait, sans comprendre.

-- Il n'est pas encore remis, dit Lisa. Il a tort de se fatiguer... Tiens! Fortuné qui pleure!

-- Les hommes, c'est plus tendre que les femmes, murmura Babet...

-- Il a bien parlé tout de même, conclut la Rousse. Ces curés, ça va chercher un tas de choses auxquelles personne ne songe.

-- Chut! cria la Teuse, qui s'apprêtait déjà à éteindre les cierges.

Mais l'abbé Mouret balbutiait, tâchait de trouver les phrases finales.

-- C'est pourquoi, mon cher frère, ma chère soeur, vous devez vivre dans la foi catholique, qui seule peut assurer la paix de votre foyer. Vos familles vous ont certainement appris à aimer Dieu, à le prier matin et soir, à ne compter que sur les dons de sa miséricorde...

Il n'acheva pas. Il se tourna pour prendre le calice sur l'autel, et rentra à la sacristie, la tête penchée, précédé de Vincent, qui faillit laisser tomber les burettes et le manuterge, en cherchant à voir ce que Catherine faisait, au fond de l'église.

-- Oh! la sans-coeur! dit Rosalie, qui planta là son mari pour venir prendre son enfant entre les bras.

L'enfant riait. Elle le baisa, elle rattacha son maillot, tout en menaçant du poing Catherine.

-- S'il était tombé, je t'aurais allongé une belle paire de soufflets.

Le grand Fortuné arrivait, en se dandinant. Les trois filles s'étaient avancées, avec des pincements de lèvres.

-- Le voilà fier, maintenant, murmura Babet à l'oreille des deux autres. Ce gueux-là, il a gagné les écus du père Bambousse dans le foin, derrière le moulin... Je le voyais tous les soirs s'en aller avec Rosalie, à quatre pattes, le long du petit mur.

Elles ricanèrent. Le grand Fortuné, debout devant elles, ricana plus haut. Il pinça la Rousse, se laissa traiter de bête par Lisa. C'était un garçon solide et qui se moquait du monde. Le curé l'avait ennuyé.

-- Hé! la mère! appela-t-il de sa grosse voix.

Mais la vieille Brichet mendiait à la porte de la sacristie. Elle se tenait là, toute pleurarde, toute maigre, devant la Teuse, qui lui glissait des oeufs dans les poches de son tablier. Fortuné n'eut pas la moindre honte. Il cligna les yeux, en disant:

-- Elle est futée, la mère!... Dame! puisque le curé veut du monde dans son église!

Cependant, Rosalie s'était calmée. Avant de s'en aller, elle demanda à Fortuné s'il avait prié monsieur le curé de venir le soir bénir leur chambre, selon l'usage du pays. Alors, Fortuné courut à la sacristie, traversant la nef à gros coups de talon, comme il aurait traversé un champ. Et il reparut, en criant que le curé viendrait. La Teuse, scandalisée du tapage de ces gens, qui semblaient se croire sur une grande route, tapait légèrement dans ses mains, les poussait vers la porte.

-- C'est fini, disait-elle, retirez-vous, allez au travail.

Et elle les croyait tous dehors, lorsqu'elle aperçut Catherine, que Vincent était venu rejoindre. Tous les deux se penchaient anxieusement au-dessus du trou de fourmis. Catherine, avec une longue paille, fouillait dans le trou, si violemment, qu'un flot de fourmis effarées coulait sur la dalle. Et Vincent disait qu'il fallait aller jusqu'au fond, pour trouver la reine.

-- Ah! les brigands! cria la Teuse. Qu'est-ce que vous faites là? Voulez-vous bien laisser ces bêtes tranquilles!... C'est le trou de fourmis à mademoiselle Désirée. Elle serait contente, si elle vous voyait.

Les enfants se sauvèrent.

 

 

II.

L'abbé Mouret, en soutane, la tête nue, était revenu s'agenouiller au pied de l'autel. Dans la clarté grise tombant des fenêtres, sa tonsure trouait ses cheveux d'une tache pâle, très large, et le léger frisson qui lui pliait la nuque semblait venir du froid qu'il devait éprouver là. Il priait ardemment, les mains jointes, si perdu au fond de ses supplications, qu'il n'entendait point les pas lourds de la Teuse, tournant autour de lui, sans oser l'interrompre. Celle-ci paraissait souffrir, à le voir écrasé ainsi, les genoux cassés. Un moment, elle crut qu'il pleurait. Alors, elle passa derrière l'autel, pour le guetter. Depuis son retour, elle ne voulait plus le laisser seul dans l'église, l'ayant un soir trouvé évanoui par terre, les dents serrées, les joues glacées, comme mort.

-- Venez donc, mademoiselle, dit-elle à Désirée, qui allongeait la tête par la porte de la sacristie. Il est encore là, à se faire du mal... Vous savez bien qu'il n'écoute que vous.

Désirée souriait.

-- Pardi! il faut déjeuner, murmura-t-elle. J'ai très faim.

Et elle s'approcha du prêtre, à pas de loup. Quand elle fut tout près, elle lui prit le cou, elle l'embrassa.

-- Bonjour, frère, dit-elle. Tu veux donc me faire mourir de faim, aujourd'hui?

Il leva un visage si douloureux, qu'elle l'embrassa de nouveau, sur les deux joues; il sortait d'une agonie. Puis, il la reconnut, il chercha à l'écarter doucement; mais elle tenait une de ses mains, elle ne la lâchait pas. Ce fut à peine si elle lui permit de se signer. Elle l'emmenait.

-- Puisque j'ai faim, viens donc. Tu as faim aussi, toi.

La Teuse avait préparé le déjeuner, au fond du petit jardin, sous deux grands mûriers, dont les branches étalées mettaient là une toiture de feuillage. Le soleil, vainqueur enfin des buées orageuses du matin, chauffait les carrés de légumes, tandis que le mûrier jetait un large pan d'ombre sur la table boiteuse, où étaient servies deux tasses de lait, accompagnées d'épaisses tartines.

-- Tu vois, c'est gentil, dit Désirée, ravie de manger en plein air.

Elle coupait déjà d'énormes mouillettes, qu'elle mordait avec un appétit superbe. Comme la Teuse restait debout devant eux:

-- Alors, tu ne manges pas, toi? demanda-t-elle.

-- Tout à l'heure, répondit la vieille servante. Ma soupe chauffe.

Et, au bout d'un silence, émerveillée des coups de dents de cette grande enfant, elle reprit, s'adressant au prêtre:

-- C'est un plaisir, au moins... Ça ne vous donne pas faim, monsieur le curé? Il faut vous forcer.

L'abbé Mouret souriait, en regardant sa soeur.

-- Oh! elle se porte bien, murmura-t-il. Elle grossit tous les jours.

-- Tiens! c'est parce que je mange! s'écria-t-elle. Toi, si tu mangeais, tu deviendrais très gros... Tu es donc encore malade? Tu as l'air tout triste... Je ne veux pas que ça recommence, entends-tu? Je me suis trop ennuyée, pendant qu'on t'avait emmené pour te guérir.

-- Elle a raison, dit la Teuse. Vous n'avez pas de bon sens, monsieur le curé; ce n'est point une existence, de vivre de deux ou trois miettes par jour, comme un oiseau. Vous ne vous faites plus de sang, parbleu! C'est ça qui vous rend tout pâle... Est-ce que vous n'avez pas honte de rester plus maigre qu'un clou, lorsque nous sommes si grasses, nous autres, qui ne sommes que des femmes? On doit croire que nous ne vous laissons rien dans les plats.

Et toutes deux, crevant de santé, le grondaient amicalement. Il avait des yeux très grands, très clairs, derrière lesquels on voyait comme un vide. Il souriait toujours.

-- Je ne suis pas malade, répondit-il. J'ai presque fini mon lait. Il avait bu deux petites gorgées, sans toucher aux tartines.

-- Les bêtes, dit Désirée songeuse, ça se porte mieux que les gens.

-- Eh bien! c'est joli pour nous, ce que vous avez trouvé là! s'écria la Teuse en riant.

Mais cette chère innocente de vingt ans n'avait aucune malice.

-- Bien sûr, continua-t-elle. Les poules n'ont pas mal à la tête, n'est-ce-pas? Les lapins, on les engraisse tant qu'on veut. Et mon cochon, tu ne peux pas dire qu'il ait jamais l'air triste.

Puis, se tournant vers son frère, d'un air ravi:

-- Je l'ai appelé Mathieu, parce qu'il ressemble à ce gros homme qui apporte les lettres; il est devenu joliment fort... Tu n'es pas aimable de refuser toujours de le voir. Un de ces jours, tu voudras bien que je te le montre, dis?

Tout en se faisant caressante, elle avait pris les tartines de son frère, qu'elle mordait à belles dents. Elle en avait achevé une, elle entamait la seconde, lorsque la Teuse s'en aperçut.

-- Mais ce n'est pas à vous, ce pain-là! Voilà que vous lui retirez les morceaux de la bouche, maintenant!

-- Laissez, dit l'abbé Mouret doucement, je n'y aurais pas touché... Mange, mange tout, ma chérie.

Désirée était demeurée un instant confuse, regardant le pain, se contenant pour ne pas pleurer. Puis, elle se mit à rire, achevant la tartine. Et elle continuait:

-- Ma vache non plus n'est pas triste comme toi... Tu n'étais pas là, lorsque l'oncle Pascal me l'a donnée, en me faisant promettre d'être sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a été contente, quand je l'ai embrassée, la première fois.

Elle tendit l'oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour, un vacarme grandissait, des battements d'ailes, des grognements, des cris rauques, toute une panique de bêtes effarouchées.

-- Ah! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement en tapant dans ses mains, elle doit être pleine... Je l'ai menée au taureau, à trois lieues d'ici, au Béage. Dame! c'est qu'il n'y a pas des taureaux partout!... Alors, pendant qu'elle était avec lui, j'ai voulu rester, pour voir.

La Teuse haussait les épaules, en regardant le prêtre, d'un air contrarié.

-- Vous feriez mieux, mademoiselle, d'aller mettre la paix parmi vos poules... Tout votre monde s'assassine là-bas.

Mais Désirée tenait à son histoire.

-- Il est monté sur elle, il l'a prise entre ses pattes... On riait. Il n'y a pourtant pas de quoi rire; c'est naturel. Il faut bien que les mères fassent des petits, n'est-ce pas?... Dis? Crois-tu qu'elle aura un petit?

L'abbé Mouret eut un geste vague. Ses paupières s'étaient baissées devant les regards clairs de la jeune fille.

-- Eh! courez donc! cria la Teuse. Ils se mangent.

La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu'elle partait avec un grand bruit de jupes, lorsque le prêtre la rappela.

-- Et le lait, chérie, tu n'as pas fini le lait?

Il lui tendait sa tasse, à laquelle il avait à peine touché.

Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgré les yeux irrités de la Teuse. Puis, elle reprit son élan, courut à la basse-cour, où on l'entendit mettre la paix. Elle devait s'être assise au milieu de ses bêtes; elle chantonnait doucement, comme pour les bercer.

 

 

III.

-- Maintenant ma soupe est trop chaude, gronda la Teuse, qui revenait de la cuisine avec une écuelle, dans laquelle une cuiller de bois était plantée debout.

Elle se tint devant l'abbé Mouret, en commençant à manger sur le bout de la cuiller, avec précaution. Elle espérait l'égayer, le tirer du silence accablé où elle le voyait. Depuis qu'il était revenu du Paradou, il se disait guéri, il ne se plaignait jamais; souvent même, il souriait d'une si tendre façon, que la maladie, selon les gens des Artaud, semblait avoir redoublé sa sainteté. Mais, par moments, des crises de silence le prenaient; il semblait rouler dans une torture qu'il mettait toutes ses forces à ne point avouer; et c'était une agonie muette qui le brisait, qui le rendait, pendant des heures, stupide, en proie à quelque abominable lutte intérieure, dont la violence ne se devinait qu'à la sueur d'angoisse de sa face. La Teuse alors ne le quittait plus, l'étourdissant d'un flot de paroles, jusqu'à ce qu'il eût repris peu à peu son air doux, comme vainqueur de la révolte de son sang. Ce matin-là, la vieille servante pressentait une attaque plus rude encore que les autres. Elle se mit à parler abondamment, tout en continuant à se méfier de la cuiller qui lui brûlait la langue.

-- Vraiment, il faut vivre au fond d'un pays de loups pour voir des choses pareilles. Est-ce que, dans les villages honnêtes, on se marie jamais aux chandelles? Ça montre assez que tous ces Artaud sont des pas-grand-chose... Moi, en Normandie, j'ai vu des noces qui mettaient les gens en l'air, à deux lieues à la ronde. On mangeait pendant trois jours. Le curé en était; le maire aussi; même, à la noce d'une de mes cousines, les pompiers sont venus. Et l'on s'amusait donc!... Mais faire lever un prêtre avant le soleil pour s'épouser à une heure où les poules elles-mêmes sont encore couchées, il n'y a pas de bon sens! A votre place, monsieur le curé, j'aurais refusé... Pardi! vous n'avez pas assez dormi, vous avez peut-être pris froid dans l'église. C'est ça qui vous a tout retourné. Ajoutez qu'on aimerait mieux marier des bêtes que cette Rosalie et son gueux, avec leur mioche qui a pissé sur une chaise... Vous avez tort de ne pas me dire où vous vous sentez mal. Je vous ferais quelque chose de chaud... Hein? monsieur le curé, répondez-moi?

Il répondit faiblement qu'il était bien, qu'il n'avait besoin que d'un peu d'air. Il venait de s'adosser à un des mûriers, la respiration courte, s'abandonnant.

-- Bien, bien! n'en faites qu'à votre tête, reprit la Teuse. Mariez les gens, lorsque vous n'en avez pas la force, et lorsque cela doit vous rendre malade. Je m'en doutais, je l'avais dit hier... C'est comme, si vous m'écoutiez, vous ne resteriez pas là, puisque l'odeur de la basse-cour vous incommode. Ça pue joliment, dans ce moment-ci. Je ne sais pas ce que mademoiselle Désirée peut encore remuer. Elle chante, elle; elle s'en moque, ça lui donne des couleurs... Ah! je voulais vous dire. Vous savez que j'ai tout fait pour l'empêcher de rester là, quand le taureau a pris la vache. Mais elle vous ressemble, elle est d'un entêtement! Heureusement que, pour elle, ça ne tire pas à conséquence. C'est sa joie, les bêtes avec les petits... Voyons, monsieur le curé, soyez raisonnable. Laissez-moi vous conduire dans votre chambre. Vous vous coucherez, vous vous reposerez un peu... Non, vous ne voulez pas? Eh bien! c'est tant pis, si vous souffrez! On ne garde pas ainsi son mal sur la conscience, jusqu'à en étouffer.

Et, de colère, elle avala une grande cuillerée de soupe, au risque de s'emporter la gorge. Elle tapait le manche de bois contre son écuelle, grognant, se parlant à elle-même.

-- On n'a jamais vu un homme comme ça. Il crèverait plutôt que de lâcher un mot... Ah! il peut bien se taire. J'en sais assez long. Ce n'est pas malin de deviner le reste... Oui, oui, qu'il se taise. Ça vaut mieux.

La Teuse était jalouse. Le docteur Pascal lui avait livré un véritable combat, pour lui enlever son malade, lorsqu'il avait jugé le jeune prêtre perdu, s'il le laissait au presbytère. Il dut lui expliquer que la cloche redoublait sa fièvre, que les images de sainteté, dont sa chambre était pleine, hantaient son cerveau d'hallucinations, qu'il lui fallait, enfin, un oubli complet, un milieu autre, où il pût renaître, dans la paix d'une existence nouvelle. Et elle hochait la tête, elle disait que nulle part "le cher enfant" ne trouverait une garde-malade meilleure qu'elle. Pourtant, elle avait fini par consentir; elle s'était même résignée à le voir aller au Paradou, tout en protestant contre ce choix du docteur, qui la confondait. Mais elle gardait contre le Paradou une haine solide. Elle se trouvait surtout blessée du silence de l'abbé Mouret sur le temps qu'il y avait vécu. Souvent, elle s'était vainement ingéniée à le faire causer. Ce matin-là, exaspérée de le voir tout pâle, s'entêtant à souffrir sans une plainte, elle finit par agiter sa cuiller comme un bâton, elle cria:

-- Il faut retourner là-bas, monsieur le curé, si vous y étiez si bien... Il y a là-bas une personne qui vous soignera sans doute mieux que moi.

C'était la première fois qu'elle hasardait une allusion directe. Le coup fut si cruel, que le prêtre laissa échapper un léger cri, en levant sa face douloureuse. La bonne âme de la Teuse eut regret.

-- Aussi, murmura-t-elle, c'est la faute de votre oncle Pascal. Allez, je lui en ai dit assez. Mais ces savants, ça tient à leurs idées. Il y en a qui vous font mourir, pour vous regarder dans le corps après... Moi, ça m'avait mise dans une telle colère, que je n'ai voulu en parler à personne. Oui, monsieur, c'est grâce à moi, si personne n'a su où vous étiez, tant je trouvais ça abominable. Quand l'abbé Guyot, de Saint-Eutrope, qui vous a remplacé pendant votre absence, venait dire la messe ici, le dimanche, je lui racontais des histoires, je lui jurais que vous étiez en Suisse. Je ne sais seulement pas où ça est, la Suisse... Certes, je ne veux point vous faire de la peine, mais c'est sûrement là-bas que vous avez pris votre mal. Vous voilà drôlement guéri. On aurait bien mieux fait de vous laisser avec moi qui ne me serais pas avisée de vous tourner la tête.

L'abbé Mouret, le front de nouveau penché, ne l'interrompait pas. Elle s'était assise par terre, à quelques pas de lui, pour tâcher de rencontrer ses yeux. Elle reprit maternellement, ravie de la complaisance qu'il semblait mettre à l'écouter.

-- Vous n'avez jamais voulu connaître l'histoire de l'abbé Caffin. Dès que je parle, vous me faites taire... Eh bien! l'abbé Caffin, dans notre pays, à Canteleu, avait eu des ennuis. C'était pourtant un bien saint homme, et qui possédait un caractère d'or. Mais, voyez-vous, il était très douillet, il aimait les choses délicates. Si bien qu'une demoiselle rôdait autour de lui, la fille d'un meunier, que ses parents avaient mise en pension. Bref, il arriva ce qui devait arriver, vous me comprenez, n'est-ce pas? Alors, quand on a su la chose, tout le pays s'est fâché contre l'abbé. On le cherchait pour le tuer à coups de pierres. Il s'est sauvé à Rouen, il est allé pleurer chez l'archevêque. Et on l'a envoyé ici. Le pauvre homme était bien assez puni de vivre dans ce trou... Plus tard, j'ai eu des nouvelles de la fille. Elle a épousé un marchand de boeufs. Elle est très heureuse.

La Teuse, enchantée d'avoir placé son histoire, vit un encouragement dans l'immobilité du prêtre. Elle se rapprocha, elle continua:

-- Ce bon monsieur Caffin! Il n'était pas fier avec moi, il me parlait souvent de son péché. Ça ne l'empêche pas d'être dans le ciel, je vous en réponds! Il peut dormir tranquille, là, à côté, sous l'herbe, car il n'a jamais fait de tort à personne... Moi, je ne comprends pas qu'on en veuille tant à un prêtre, quand il se dérange. C'est si naturel! Ce n'est pas beau, sans doute, c'est une saleté qui doit mettre Dieu en colère. Mais il vaut encore mieux faire ça que d'aller voler. On se confesse donc, et on est quitte!... N'est-ce pas, monsieur le curé, lorsqu'on a un vrai repentir, on fait son salut tout de même?

L'abbé Mouret s'était lentement redressé. Par un effort suprême, il venait de dompter son angoisse. Pâle encore, il dit d'une voix ferme:

-- Il ne faut jamais pécher, jamais, jamais!

-- Ah! tenez, s'écria la vieille servante, vous êtes trop fier, monsieur! Ce n'est pas beau non plus, l'orgueil!... A votre place, moi, je ne me raidirais pas comme cela. On cause de son mal, on ne se coupe pas le coeur en quatre tout d'un coup, on s'habitue à la séparation, enfin! Ça se passe petit à petit... Au lieu que vous, voilà que vous évitez même de prononcer le nom des gens. Vous défendez qu'on parle d'eux, ils sont comme s'ils étaient morts. Depuis votre retour, je n'ai pas osé vous donner la moindre nouvelle. Eh bien! je causerai maintenant, je dirai ce que je saurai, parce que je vois bien que c'est tout ce silence qui vous tourne sur le coeur.

Il la regardait sévèrement, levant un doigt pour la faire taire.

-- Oui, oui, continua-t-elle, j'ai des nouvelles de là-bas, très souvent même, et je vous les donnerai... D'abord, la personne n'est pas plus heureuse que vous.

-- Taisez-vous! dit l'abbé Mouret, qui trouva la force de se mettre debout pour s'éloigner.

La Teuse se leva aussi, lui barrant le passage de sa masse énorme. Elle se fâchait, elle criait:

-- Là, vous voilà déjà parti!... Mais vous m'écouterez. Vous savez que je n'aime guère les gens de là-bas, n'est-ce pas? Si je vous parle d'eux, c'est pour votre bien... On prétend que je suis jalouse. Eh bien, je rêve de vous mener un jour là-bas. Vous seriez avec moi, vous ne craindriez pas de mal faire... Voulez-vous?

Il l'écarta du geste, la face calmée, en disant:

-- Je ne veux rien, je ne sais rien... Nous avons une grand-messe demain. Il faudra préparer l'autel.

Puis, s'étant mis à marcher, il ajouta avec un sourire:

-- Ne vous inquiétez pas, ma bonne Teuse. Je suis plus fort que vous ne croyez. Je me guérirai tout seul.

Et il s'éloigna, l'air solide, la tête droite, ayant vaincu. Sa soutane, le long des bordures de thym, avait un frôlement très doux. La Teuse, qui était restée plantée à la même place, ramassa son écuelle et sa cuiller de bois, en bougonnant. Elle mâchait entre ses dents des paroles qu'elle accompagnait de grands haussements d'épaules.

-- Ça fait le brave, ça se croit bâti autrement que les autres hommes, parce que c'est curé... La vérité est que celui-là est joliment dur. J'en ai connu qu'on n'avait pas besoin de chatouiller si longtemps. Et il est capable de s'écraser le coeur, comme on écrase une puce. C'est son bon Dieu qui lui donne cette force.

Elle rentrait à la cuisine, lorsqu'elle aperçut l'abbé Mouret debout, devant la porte à claire-voie de la basse-cour. Désirée l'avait arrêté pour lui faire peser un chapon qu'elle engraissait depuis quelques semaines. Il disait complaisamment qu'il était très lourd, ce qui donnait un rire d'aise à la grande enfant.

-- Les chapons, eux aussi, s'écrasent le coeur comme une puce, bégaya la Teuse, tout à fait furieuse. Ils ont des raisons pour cela. Alors, il n'y a pas de gloire à bien vivre.

 

 

IV.

L'abbé Mouret passait les journées au presbytère. Il évitait les longues promenades qu'il faisait avant sa maladie. Les terres brûlées des Artaud, les ardeurs de cette vallée où ne poussaient que des vignes tordues, l'inquiétaient. A deux reprises, il avait essayé de sortir, le matin, pour lire son bréviaire, le long des routes; mais il n'avait pas dépassé le village, il était rentré, troublé par les odeurs, le plein soleil, la largeur de l'horizon. Le soir seulement, dans la fraîcheur de la nuit tombante, il hasardait quelques pas devant l'église, sur l'esplanade qui s'étendait jusqu'au cimetière. L'après-midi, pour s'occuper, pris d'un besoin d'activité qu'il ne savait comment satisfaire, il s'était donné la tâche de coller des vitres de papier aux carreaux cassés de la nef. Cela, pendant huit jours, l'avait tenu sur une échelle, très attentif à poser les vitres proprement, découpant le papier avec des délicatesses de broderie, étalant la colle de façon à ce qu'il n'y eût pas de bavure. La Teuse veillait au pied de l'échelle. Désirée criait qu'il fallait ne pas boucher tous les carreaux, afin que les moineaux pussent entrer; et, pour ne pas la faire pleurer, le prêtre en oubliait deux ou trois, à chaque fenêtre. Puis, cette réparation finie, l'ambition lui avait poussé d'embellir l'église, sans appeler ni maçon, ni menuisier, ni peintre. Il ferait tout lui-même. Ces travaux manuels, disait-il, l'amusaient, lui rendaient des forces. L'oncle Pascal, chaque fois qu'il passait à la cure, l'encourageait, en assurant que cette fatigue-là valait mieux que toutes les drogues du monde. Dès lors, l'abbé Mouret boucha les trous des murs avec des poignées de plâtre, recloua les autels à grands coups de marteau, broya des couleurs pour donner une couche à la chaire et au confessionnal. Ce fut un événement dans le pays. On en causait à deux lieues. Des paysans venaient, les mains derrière le dos, voir travailler monsieur le curé. Lui, un tablier bleu serré à la taille, les poignets meurtris, s'absorbait dans cette rude besogne, avait un prétexte pour ne plus sortir. Il vivait ses journées au milieu des plâtras, plus tranquille, presque souriant, oubliant le dehors, les arbres, le soleil, les vents tièdes, qui le troublaient.

-- Monsieur le curé est bien libre, du moment que ça ne coûte rien à la commune, disait le père Bambousse avec un ricanement, en entrant chaque soir pour constater où en étaient les travaux.

L'abbé Mouret dépensa là ses économies du séminaire. C'étaient, d'ailleurs, des embellissements dont la naïveté maladroite eût fait sourire. La maçonnerie le rebuta vite. Il se contenta de recrépir le tour de l'église, à hauteur d'homme. La Teuse gâchait le plâtre. Quand elle parla de réparer aussi le presbytère, qu'elle craignait toujours, disait-elle, de voir tomber sur leurs têtes, il lui expliqua qu'il ne saurait pas, qu'il faudrait un ouvrier; ce qui amena une querelle terrible entre eux. Elle criait qu'il n'était pas raisonnable de faire si belle une église où personne ne couchait, lorsqu'il y avait à côté des chambres dans lesquelles on les trouverait sûrement morts, un de ces matins, écrasés par les plafonds.

-- Moi, d'abord, grondait-elle, je finirai par venir faire mon lit ici, derrière l'autel. J'ai trop peur, la nuit.

Le plâtre manquant, elle ne parla plus du presbytère. Puis, la vue des peintures qu'exécutait monsieur le curé la ravissait. Ce fut le grand charme de toute cette besogne. L'abbé, qui avait remis des bouts de planche partout, se plaisait à étaler sur les boiseries une belle couleur jaune, avec un gros pinceau. Il y avait, dans le pinceau, un va-et-vient très doux, dont le bercement l'endormait un peu, le laissait sans pensée pendant des heures, à suivre les traînées grasses de la peinture. Lorsque tout fut jaune, le confessionnal, la chaire, l'estrade, jusqu'à la caisse de l'horloge, il se risqua à faire des raccords de faux marbre pour rafraîchir le maître-autel. Et, s'enhardissant, il le repeignit tout entier. Le maître-autel, blanc, jaune et bleu, était superbe. Des gens qui n'avaient pas assisté à une messe depuis cinquante ans vinrent en procession pour le voir.

Les peintures, maintenant, étaient sèches. L'abbé Mouret n'avait plus qu'à encadrer les panneaux d'un filet brun. Aussi, dès l'après-midi, se mit-il à l'oeuvre, voulant que tout fût terminé le soir même, le lendemain étant un jour de grand-messe, ainsi qu'il l'avait rappelé à la Teuse. Celle-ci attendait pour faire la toilette de l'autel; elle avait déjà posé sur la crédence les chandeliers et la croix d'argent, les vases de porcelaine plantés de roses artificielles, la nappe garnie de dentelle des grandes fêtes. Mais les filets furent si délicats à faire proprement, qu'il s'attarda jusqu'à la nuit. Le jour tombait, au moment où il achevait le dernier panneau.

-- Ce sera trop beau, dit une voix rude, sortie de la poussière grise du crépuscule, dont l'église s'emplissait.

La Teuse, qui s'était agenouillée pour mieux suivre le pinceau le long de la règle, eut un tressaillement de peur.

-- Ah! c'est Frère Archangias, dit-elle en tournant la tête; vous êtes donc entré par la sacristie?... Mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que la voix venait de dessous les dalles.

L'abbé Mouret s'était remis au travail, après avoir salué le Frère d'un léger signe de tête. Celui-ci se tint debout, silencieux, ses grosses mains nouées devant sa soutane. Puis, après avoir haussé les épaules, en voyant le soin que mettait le prêtre à ce que les filets fussent bien droits, il répéta:

-- Ce sera trop beau.

La Teuse, en extase, tressaillit une seconde fois.

-- Bon, cria-t-elle, j'avais oublié que vous étiez là, vous! Vous pourriez bien tousser, avant de parler. Vous avez une voix qui part brusquement, comme celle d'un mort.

Elle s'était relevée, elle se reculait pour admirer.

-- Pourquoi, trop beau? reprit-elle. Il n'y a rien de trop beau, quand il s'agit du bon Dieu... Si monsieur le curé avait eu de l'or, il y aurait mis de l'or, allez!

Le prêtre ayant fini, elle se hâta de changer la nappe, en ayant bien soin de ne pas effacer les filets. Puis, elle disposa symétriquement la croix, les chandeliers et les vases. L'abbé Mouret était allé s'adosser à côté de Frère Archangias, contre la barrière de bois qui séparait le choeur de la nef. Ils n'échangèrent pas une parole. Ils regardaient la croix d'argent qui, dans l'ombre croissante, gardait des gouttes de lumière, sur les pieds, le long du flanc gauche et à la tempe droite du crucifié. Quand la Teuse eut fini, elle s'avança triomphante:

-- Hein! dit-elle, c'est gentil. Vous verrez le monde, demain, à la messe! Ces païens ne viennent chez Dieu que lorsqu'ils le croient riche... Maintenant, monsieur le curé, il faudra en faire autant à l'autel de la Vierge.

-- De l'argent perdu, gronda Frère Archangias.

Mais la Teuse se fâcha. Et, comme l'abbé Mouret continuait à se taire, elle les emmena tous deux devant l'autel de la Vierge, les poussant, les tirant par leur soutane.

-- Mais regardez donc! Ça jure trop, maintenant que le maître-autel est propre. On ne sait plus même s'il y a eu des peintures. J'ai beau essuyer, le matin, le bois garde toute la poussière. C'est noir, c'est laid... Vous ne savez pas ce qu'on dira, monsieur le curé? On dira que vous n'aimez pas la sainte Vierge, voilà tout.

-- Et après? demanda Frère Archangias.

La Teuse resta toute suffoquée.

-- Après, murmura-t-elle, ça serait un péché, pardi!... L'autel est comme une de ces tombes qu'on abandonne dans les cimetières. Sans moi, les araignées y feraient leurs toiles, la mousse y pousserait. De temps en temps, quand je peux mettre un bouquet de côté, je le donne à la Vierge... Toutes les fleurs de notre jardin étaient pour elle, autrefois.

Elle était montée devant l'autel, elle avait pris deux bouquets séchés, oubliés sur les gradins.

-- Vous voyez bien que c'est comme dans les cimetières, ajouta-t-elle, en les jetant aux pieds de l'abbé Mouret.

Celui-ci les ramassa, sans répondre. La nuit était complètement venue. Frère Archangias s'embarrassa au milieu des chaises, manqua tomber. Il jurait, il mâchait des phrases sourdes, où revenaient les noms de Jésus et de Marie. Quand la Teuse, qui était allée chercher une lampe, rentra dans l'église, elle demanda simplement au prêtre:

-- Alors, je puis mettre les pots et les pinceaux au grenier?

-- Oui, répondit-il, c'est fini. Nous verrons plus tard pour le reste.

Elle marcha devant eux, emportant tout, se taisant, de peur d'en trop dire. Et, comme l'abbé Mouret avait gardé les deux bouquets séchés à la main, Frère Archangias lui cria, en passant devant la basse-cour:

-- Jetez donc ça!

L'abbé fit encore quelques pas, la tête penchée; puis, il jeta les fleurs dans le trou au fumier, par-dessus la claire-voie.

 

 

V.

Le Frère, qui avait mangé, resta là, à califourchon sur une chaise retournée, pendant le dîner du prêtre. Depuis que ce dernier était de retour aux Artaud, il venait ainsi presque tous les soirs s'installer au presbytère. Jamais il ne s'y était imposé plus rudement. Ses gros souliers écrasaient le carreau, sa voix tonnait, ses poings s'abattaient sur les meubles, tandis qu'il racontait les fessées données le matin aux petites filles, ou qu'il résumait sa morale en formules dures comme des coups de bâton. Puis, s'ennuyant, il avait imaginé de jouer aux cartes avec la Teuse. Ils jouaient à la bataille, interminablement, la Teuse n'ayant jamais pu apprendre un autre jeu. L'abbé Mouret, qui souriait aux premières cartes abattues rageusement sur la table, tombait peu à peu dans une rêverie profonde; et, pendant des heures, il s'oubliait, il s'échappait, sous les coups d'oeil défiants de Frère Archangias.

Ce soir-là, la Teuse était d'une telle humeur, qu'elle parla d'aller se coucher, dès que la nappe fut ôtée. Mais le Frère voulait jouer. Il lui donna des tapes sur les épaules, finit par l'asseoir, et si violemment, que la chaise craqua. Il battait déjà les cartes. Désirée, qui le détestait, avait disparu avec son dessert, qu'elle montait presque tous les soir manger dans son lit.

-- Je veux les rouges, dit la Teuse.

Et la lutte s'engagea. La Teuse enleva d'abord quelques belles cartes au Frère. Puis, deux as tombèrent en même temps sur la table.

-- Bataille! cria-t-elle avec une émotion extraordinaire.

Elle jeta un neuf, ce qui la consterna; mais le Frère n'ayant jeté qu'un sept, elle ramassa les cartes, triomphante. Au bout d'une demi-heure, elle n'avait plus de nouveau que deux as, les chances se trouvaient rétablies. Et, vers le troisième quart d'heure, c'était elle qui perdait un as. Le va-et-vient des valets, des dames et des rois, avait toute la furie d'un massacre.

-- Hein! elle est fameuse, cette partie! dit Frère Archangias, en se tournant vers l'abbé Mouret.

Mais il le vit si perdu, si loin, ayant aux lèvres un sourire si inconscient, qu'il haussa brutalement la voix.

-- Eh bien! monsieur le curé, vous ne nous regardez donc pas? Ce n'est guère poli... Nous ne jouons que pour vous. Nous cherchons à vous égayer... Allons, regardez le jeu. Ça vous vaudra mieux que de rêvasser. Où étiez-vous encore?

Le prêtre avait eu un tressaillement. Il ne répondit pas, il s'efforça de suivre le jeu, les paupières battantes. La partie continuait avec acharnement. La Teuse regagna son as, puis le reperdit. Certains soirs, ils se disputaient ainsi les as pendant quatre heures; et souvent même ils allaient se coucher, furibonds, n'ayant pu se battre.

-- Mais j'y songe! cria tout d'un coup la Teuse, qui avait une grosse peur de perdre, monsieur le curé devait sortir ce soir. Il a promis au grand Fortuné et à la Rosalie d'aller bénir leur chambre, comme il est d'usage... Vite, monsieur le curé! Le Frère vous accompagnera.

L'abbé Mouret était déjà debout, cherchant son chapeau. Mais Frère Archangias, sans lâcher ses cartes, se fâchait.

-- Laissez donc! Est-ce que ça a besoin d'être béni, ce trou à cochons! Pour ce qu'ils vont y faire de propre, dans leur chambre!... Encore un usage que vous devriez abolir. Un prêtre n'a pas à mettre son nez dans les draps des nouveaux mariés... Restez. Finissons la partie. Ça vaudra mieux.

-- Non, dit le prêtre, j'ai promis. Ces braves gens pourraient se blesser... Restez, vous. Finissez la partie, en m'attendant.

La Teuse, très inquiète, regardait Frère Archangias.

-- Eh bien! oui, je reste, cria celui-ci. C'est trop bête!

Mais l'abbé Mouret n'avait pas ouvert la porte, qu'il se levait pour le suivre, jetant violemment ses cartes. Il revint, il dit à la Teuse:

-- J'allais gagner... Laissez les paquets tels qu'ils sont. Nous continuerons la partie demain.

-- Ah bien, tout est brouillé, maintenant, répondit la vieille servante qui s'était empressée de mêler les cartes. Si vous croyez que je vais le mettre sous verre, votre paquet! Et puis je pouvais gagner, j'avais encore un as.

Frère Archangias, en quelques enjambées, rejoignit l'abbé Mouret qui descendait l'étroit sentier conduisant aux Artaud. Il s'était donné la tâche de veiller sur lui. Il l'entourait d'un espionnage de toutes les heures, l'accompagnant partout, le faisant suivre par un gamin de son école, lorsqu'il ne pouvait s'acquitter lui-même de ce soin. Il disait, avec son rire terrible, qu'il était "le gendarme de Dieu". Et, à la vérité, le prêtre semblait un coupable emprisonné dans l'ombre noire de la soutane du Frère, un coupable dont on se méfie, que l'on juge assez faible pour retourner à sa faute, si on le perdait des yeux une minute. C'était une âpreté de vieille fille jalouse, un souci minutieux de geôlier qui pousse son devoir jusqu'à cacher les coins de ciel entrevus par les lucarnes. Frère Archangias se tenait toujours là, à boucher le soleil, à empêcher une odeur d'entrer, à murer si complètement le cachot, que rien du dehors n'y venait plus. Il guettait les moindres faiblesses de l'abbé, reconnaissait, à la clarté de son regard, les pensées tendres, les écrasait d'une parole, sans pitié, comme des bêtes mauvaises. Les silences, les sourires, les pâleurs du front, les frissons des membres, tout lui appartenait. D'ailleurs, il évitait de parler nettement de la faute. Sa présence seule était un reproche. La façon dont il prononçait certaines phrases leur donnait le cinglement d'un coup de fouet. Il mettait dans un geste toute l'ordure qu'il crachait sur le péché. Comme ces maris trompés qui plient leurs femmes sous des allusions sanglantes, dont ils goûtent seuls la cruauté, il ne reparlait pas de la scène du Paradou, il se contentait de l'évoquer d'un mot, pour anéantir, aux heures de crise, cette chair rebelle. Lui aussi avait été trompé par ce prêtre, tout souillé de son adultère divin, ayant trahi ses serments, rapportant sur lui des caresses défendues, dont la senteur lointaine suffisait à exaspérer sa continence de bouc qui ne s'était jamais satisfait.

Il était près de dix heures. Le village dormait; mais, à l'autre bout, du côté du moulin, un tapage montait d'une des masures, vivement éclairée. Le père Bambousse avait abandonné à sa fille et à son gendre un coin de la maison, se réservant pour lui les plus belles pièces. On buvait là un dernier coup, en attendant le curé.

-- Ils sont soûls, gronda Frère Archangias. Les entendez-vous se vautrer?

L'abbé Mouret ne répondit pas. La nuit était superbe, toute bleue d'un clair de lune qui changeait au loin la vallée en un lac dormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigné d'un bien-être par ces clartés douces; il s'arrêtait même devant certaines nappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l'approche d'une eau fraîche. Le Frère continuait ses grandes enjambées, le gourmandant, l'appelant.

-- Venez donc... Ce n'est pas sain, de courir la campagne à cette heure. Vous seriez mieux dans votre lit.

Mais, brusquement, à l'entrée du village, il se planta au milieu de la route. Il regardait vers les hauteurs, où les lignes blanches des ornières se perdaient dans les taches noires des petits bois de pins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger.

-- Qui descend de là-haut, si tard? murmura-t-il.

Le prêtre, n'entendant rien, ne voyant rien, voulut à son tour lui faire presser le pas.

-- Laissez donc, le voici, reprit vivement Frère Archangias. Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l'éclaire. Vous le voyez bien, à présent... C'est un grand, avec un bâton.

Puis, au bout d'un silence, il reprit, la voix rauque, étouffée par la fureur:

-- C'est lui, c'est ce gueux!... Je le sentais.

Alors, le nouveau venu étant au bas de la côte, l'abbé Mouret reconnut Jeanbernat. Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient des étincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chêne, sans même se servir de son bâton, qu'il portait sur son épaule, en manière de fusil.

-- Ah! le damné! bégaya le Frère cloué sur place, en arrêt. Le diable lui jette toute la braise de l'enfer sous les pieds.

Le prêtre, très troublé, désespérant de faire lâcher prise à son compagnon, tourna le dos pour continuer sa route, espérant encore éviter Jeanbernat, en se hâtant de gagner la maison des Bambousse. Mais il n'avait pas fait cinq pas, que la voix railleuse du vieux s'éleva, presque derrière son dos.

-- Eh! curé, attendez-moi. Je vous fais donc peur?

Et l'abbé Mouret s'étant arrêté, il s'approcha, il continua:

-- Dame! vos soutanes, ça n'est pas commode, ça empêche de courir. Puis, il a beau faire nuit, on vous reconnaît de loin... Du haut de la côte, je me suis dit: "Tiens! c'est le petit curé qui est là-bas." Oh! j'ai encore de bons yeux... Alors, vous ne venez plus nous voir?

-- J'ai eu tant d'occupations, murmura le prêtre, très pâle.

-- Bien, bien, tout le monde est libre. Ce que je vous en dis, c'est pour vous montrer que je ne vous garde pas rancune d'être curé. Nous ne parlerions même pas de votre bon Dieu, ça m'est égal... La petite croit que c'est moi qui vous empêche de revenir. Je lui ai répondu: "Le curé est une bête." Et ça, je le pense. Est-ce que je vous ai mangé, pendant votre maladie? Je ne suis même pas monté vous voir... Tout le monde est libre.

Il parlait avec sa belle indifférence, en affectant de ne pas s'apercevoir de la présence de Frère Archangias. Mais celui-ci ayant poussé un grognement plus menaçant, il reprit:

-- Eh! curé, vous promenez donc votre cochon avec vous?

-- Attends, brigand! hurla le Frère, les poings fermés.

Jeanbernat, le bâton levé, feignit de le reconnaître.

-- Bas les pattes! cria-t-il. Ah! c'est toi, calotin! J'aurais dû te flairer à l'odeur de ton cuir... Nous avons un compte à régler ensemble. J'ai juré d'aller te couper les oreilles au milieu de ta classe. Ça amusera les gamins que tu empoisonnes.

Le Frère, devant le bâton, recula, la gorge pleine d'injures. Il balbutiait, il ne trouvait plus les mots.

-- Je t'enverrai les gendarmes, assassin! Tu as craché sur l'église, je t'ai vu! Tu donnes le mal de la mort au pauvre monde, rien qu'en passant devant les portes. A Saint-Eutrope, tu as fait avorter une fille en la forçant à mâcher une hostie consacrée que tu avais volée. Au Béage, tu es allé déterrer des enfants que tu as emportés sur ton dos pour tes abominations... Tout le monde sait cela, misérable! Tu es le scandale du pays. Celui qui t'étranglerait gagnerait du coup le paradis.

Le vieux écoutait, ricanant, faisant le moulinet avec son bâton. Entre deux injures de l'autre, il répétait à demi-voix.

-- Va, va, soulage-toi, serpent! Tout à l'heure, je te casserai les reins.

L'abbé Mouret voulut intervenir. Mais Frère Archangias le repoussa, en criant:

-- Vous êtes avec lui, vous! Est-ce qu'il ne vous a pas fait marcher sur la croix, dites le contraire!

Et se tournant de nouveau vers Jeanbernat

-- Ah! Satan, tu as dû bien rire, quand tu as tenu un prêtre! Le ciel écrase ceux qui t'ont aidé à ce sacrilège!... Que faisais-tu, la nuit, pendant qu'il dormait? Tu venais avec ta salive, n'est-ce pas? lui mouiller la tonsure, afin que ses cheveux grandissent plus vite. Tu lui soufflais sur le menton et sur les joues, pour que la barbe y poussât d'un doigt en une nuit. Tu lui frottais tout le corps de tes maléfices, tu lui soufflais dans la bouche la rage d'un chien, tu le mettais en rut... Et c'est ainsi que tu l'avais changé en bête, Satan!

-- Il est stupide, dit Jeanbernat, en reposant son bâton sur l'épaule. Il m'ennuie.

Le Frère, enhardi, vint lui allonger ses deux poings sous le nez.

-- Et ta gueuse! cria-t-il. C'est toi qui l'a fourrée toute nue dans le lit du prêtre!

Mais il poussa un hurlement, en faisant un bond en arrière. Le bâton du vieux, lancé à toute volée, venait de se casser sur son échine. Il recula encore, ramassa dans un tas de cailloux, au bord de la route, un silex gros comme les deux poings, qu'il lança à la tête de Jeanbernat. Celui-ci avait le front fendu, s'il ne s'était courbé. Il courut au tas de cailloux voisin, s'abrita, prit des pierres. Et, d'un tas à l'autre, un terrible combat s'engagea. Les silex grêlaient. La lune, très claire, découpait nettement les ombres.

-- Oui, tu l'as fourrée dans son lit, répétait le Frère affolé! Et tu avais mis un Christ sous le matelas, pour que l'ordure tombât sur lui... Ha! ha! tu es étonné que je sache tout. Tu attends quelque monstre de cet accouplement-là. Tu fais chaque matin les treize signes de l'enfer sur le ventre de ta gueuse, pour qu'elle accouche de l'Antéchrist. Tu veux l'Antéchrist, bandit!... Tiens, que ce caillou t'éborgne!

-- Et que celui-ci te ferme le bec, calotin! reprit Jeanbernat, redevenu très calme. Est-il bête, cet animal, avec ses histoires!... Va-t-il falloir que je te casse la tête pour continuer ma route? Est-ce ton catéchisme qui t'a tourné sur la cervelle?

-- Le catéchisme! Veux-tu connaître le catéchisme qu'on enseigne aux damnés de ton espèce? Oui, je t'apprendrai à faire le signe de croix...Ceci est pour le Père, et ceci pour le Fils, et ceci pour le Saint-Esprit...Ah! tu es encore debout. Attends, attends!... Ainsi soit-il!

Il lui jeta une volée de petites pierres en façon de mitraille. Jeanbernat, atteint à l'épaule, lâcha les cailloux qu'il tenait et s'avança tranquillement, pendant que Frère Archangias prenait dans le tas deux nouvelles poignées, en bégayant:

-- Je t'extermine. C'est Dieu qui le veut. Dieu est dans mon bras.

-- Te tairas-tu! dit le vieux en l'empoignant à la nuque.

Alors, il y eut une courte lutte dans la poussière de la route, bleuie par la lune. Le Frère, se voyant le plus faible, cherchait à mordre. Les membres séchés de Jeanbernat étaient comme des paquets de cordes qui le liaient, si étroitement, qu'il en sentait les noeuds lui entrer dans la chair. Il se taisait, étouffant, rêvant quelque traîtrise. Quand il l'eut mis sous lui, le vieux reprit en raillant:

-- J'ai envie de te casser un bras pour casser ton bon Dieu... Tu vois bien qu'il n'est pas le plus fort, ton bon Dieu. C'est moi qui t'extermine... Maintenant, je vais te couper les oreilles. Tu m'as trop ennuyé.

Et il tirait paisiblement un couteau de sa poche. L'abbé Mouret, qui, à plusieurs reprises, s'était en vain jeté entre les combattants, s'interposa si vivement, qu'il finit par consentir à remettre cette opération à plus tard.

-- Vous avez tort, curé, murmura-t-il. Ce gaillard a besoin d'une saignée. Enfin, puisque ça vous contrarie, j'attendrai. Je le rencontrerai bien encore dans un petit coin.

Le Frère ayant poussé un grognement, il s'interrompit pour lui crier:

-- Ne bouge pas ou je te les coupe tout de suite.

-- Mais, dit le prêtre, vous êtes assis sur sa poitrine. Otez-vous de là pour qu'il puisse respirer.

-- Non, non, il recommencerait ses farces. Je le lâcherai, lorsque je m'en irai... Je vous disais donc, curé, quand ce gredin s'est jeté entre nous, que vous seriez le bienvenu là-bas. La petite est maîtresse, vous savez. Je ne la contrarie pas plus que mes salades. Tout ça pousse... Il n'y a que des imbéciles comme ce calotin-là pour voir le mal... Où as-tu vu le mal, coquin! C'est toi qui as inventé le mal, brute!

Il secouait le Frère de nouveau.

-- Laissez-le se relever, supplia l'abbé Mouret.

-- Tout à l'heure... La petite n'est pas à son aise depuis quelque temps. Je ne m'apercevais de rien. Mais elle me l'a dit. Alors je vais prévenir votre oncle Pascal, à Plassans. La nuit, on est tranquille, on ne rencontre personne... Oui, oui, la petite ne se porte pas bien.

Le prêtre ne trouva pas une parole. Il chancelait, la tête basse.

-- Elle était si contente de vous soigner, continua le vieux. En fumant ma pipe, je l'entendais rire. Ça me suffisait. Les filles, c'est comme les aubépines: quand elles font des fleurs, elles font tout ce qu'elles peuvent... Enfin, vous viendrez, si le coeur vous en dit. Peut-être que ça amuserait la petite. Bonsoir, curé.

Il s'était relevé avec lenteur, serrant les poings du Frère, se méfiant d'un mauvais coup. Et il s'éloigna, sans tourner la tête, en reprenant son pas dur et allongé.

Le Frère, en silence, rampa jusqu'au tas de cailloux. Il attendit que le vieux fût à quelque distance. Puis, à deux mains, il recommença, furieusement. Mais les pierres roulaient dans la poussière de la route. Jeanbernat, ne daignant plus se fâcher, s'en allait, droit comme un arbre, au fond de la nuit sereine.

-- Le maudit! Satan le pousse! balbutia le Frère Archangias, en faisant ronfler une dernière pierre. Un vieux qu'une chiquenaude devrait casser! Il est cuit au feu de l'enfer. J'ai senti ses griffes.

Sa rage impuissante piétinait sur les cailloux épars. Brusquement, il se tourna contre l'abbé Mouret.

-- C'est votre faute! cria-t-il. Vous auriez dû m'aider, et à nous deux nous l'aurions étranglé.

A l'autre bout du village, le tapage avait grandi dans la maison de Bambousse. On entendait distinctement les culs de verres tapés en mesure sur la table. Le prêtre s'était remis à marcher, sans lever la tête, se dirigeant vers la grande clarté que jetait la fenêtre, pareille à la flambée d'un feu de sarments. Le Frère le suivit, sombre, la soutane souillée de poussière, une joue saignant de l'effleurement d'un caillou.

Puis, de sa voix dure, après un silence:

-- Irez-vous? demanda-t-il.

Et, l'abbé Mouret ne répondant pas, il continua:

-- Prenez garde! vous retournez au péché... Il a suffi que cet homme passât, pour que toute votre chair eût un tressaillement. Je vous ai vu sous la lune, pâle comme une fille... Prenez garde, entendez-vous! Cette fois Dieu ne pardonnerait pas. Vous tomberiez dans la pourriture dernière... Ah! misérable boue, c'est la saleté qui vous emporte!

Alors, le prêtre leva enfin la face. Il pleurait à grosses larmes, silencieusement. Il dit avec une douceur navrée:

-- Pourquoi me parlez-vous ainsi?... Vous êtes toujours là, vous connaissez mes luttes de chaque heure. Ne doutez pas de moi, laissez-moi la force de me vaincre.

Ces paroles si simples, baignées de larmes muettes, prenaient dans la nuit un tel caractère de douleur sublime, que Frère Archangias lui-même, malgré sa rudesse, se sentit troublé. Il n'ajouta pas un mot, secouant sa soutane, essuyant sa joue saignante. Lorsqu'ils furent devant la maison des Bambousse, il refusa d'entrer. Il s'assit, à quelques pas, sur la caisse renversée d'une vieille charrette, où il attendit avec une patience de dogue.

-- Voilà monsieur le curé! crièrent tous les Bambousse et tous les Brichet attablés.

Et l'on remplit de nouveau les verres. L'abbé Mouret dut en prendre un. Il n'y avait pas eu de noce. Seulement, le soir, après le dîner, on avait posé sur la table une dame-jeanne d'une cinquantaine de litres, qu'il s'agissait de vider, avant d'aller se mettre au lit. Ils étaient dix, et déjà le père Bambousse renversait d'une seule main la dame-jeanne, d'où ne coulait plus qu'un mince filet rouge. La Rosalie, très gaie, trempait le menton du petit dans son verre, tandis que le grand Fortuné faisait des tours, soulevait des chaises, avec les dents. Tout le monde passa dans la chambre. L'usage voulait que le curé y bût le vin qu'on lui avait versé. C'était là ce qu'on appelait bénir la chambre. Ça portait bonheur, ça empêchait le ménage de se battre. Du temps de M. Caffin, les choses se passaient joyeusement, le vieux prêtre aimant à rire; il était même réputé pour la façon dont il vidait le verre, sans laisser une goutte au fond; d'autant plus que les femmes, aux Artaud, prétendaient que chaque goutte laissée était une année d'amour en moins pour les époux. Avec l'abbé Mouret, on plaisantait moins haut. Il but pourtant d'un trait, ce qui parut flatter beaucoup le père Bambousse. La vieille Brichet regarda avec une moue le fond du verre, où un peu de vin restait. Devant le lit, un oncle, qui était garde champêtre, risquait des gaudrioles très raides, dont riait la Rosalie, que le grand Fortuné avait déjà poussée à plat ventre au bord des matelas, par manière de caresse. Et quand tous eurent trouvé un mot gaillard, on retourna dans la salle. Vincent et Catherine y étaient demeurés seuls. Vincent, monté sur une chaise, penchant l'énorme dame-jeanne, entre ses bras, achevait de la vider dans la bouche ouverte de Catherine.

-- Merci, monsieur le curé, cria Bambousse en reconduisant le prêtre. Eh bien! les voilà mariés, vous êtes content. Ah! les gueux! si vous croyez qu'ils vont dire des Pater et des Ave, tout à l'heure... Bonne nuit, dormez bien, monsieur le curé.

Frère Archangias avait lentement quitté le cul de la charrette, où il s'était assis.

-- Que le diable, murmura-t-il, jette des pelletées de charbons entre leurs peaux, et qu'ils en crèvent!

Il n'ouvrit plus les lèvres, il accompagna l'abbé Mouret jusqu'au presbytère. Là, il attendit qu'il eût refermé la porte, avant de se retirer; même il se retourna, à deux reprises, pour s'assurer qu'il ne ressortait pas. Quand le prêtre fut dans sa chambre, il se jeta tout habillé sur son lit, les mains aux oreilles, la face contre l'oreiller, pour ne plus entendre, pour ne plus voir. Il s'anéantit, il s'endormit d'un sommeil de mort.

 

 

VI.

Le lendemain était un dimanche. L'Exaltation de la Sainte-Croix tombant un jour de grand-messe, l'abbé Mouret avait voulu célébrer cette fête religieuse avec un éclat particulier. Il s'était pris d'une dévotion extraordinaire pour la Croix, il avait remplacé dans sa chambre la statuette de l'Immaculée Conception par un grand crucifix de bois noir, devant lequel il passait de longues heures d'adoration. Exalter la Croix, la planter devant lui, au-dessus de toutes choses, dans une gloire, comme le but unique de sa vie, lui donnait la force de souffrir et de lutter. Il rêvait de s'y attacher à la place de Jésus, d'y être couronné d'épines, d'y avoir les membres troués, le flanc ouvert. Quel lâche était-il donc pour oser se plaindre d'une blessure menteuse, lorsque son Dieu saignait là de tout son corps, avec le sourire de la Rédemption aux lèvres? Et, si misérable qu'elle fût, il offrait sa blessure en holocauste, il finissait par glisser à l'extase, par croire que le sang lui ruisselait réellement du front, des membres, de la poitrine. C'étaient des heures de soulagement, toutes ses impuretés coulaient par ses plaies. Il se redressait avec des héroïsmes de martyr, il souhaitait des tortures effroyables pour les endurer sans un seul frisson de sa chair.

Dès le petit jour, il s'agenouilla devant le crucifix. Et la grâce vint, abondante comme une rosée. Il ne fit pas d'effort, il n'eut qu'à plier les genoux, pour la recevoir sur le coeur, pour en être trempé jusqu'aux os, d'une façon délicieusement douce. La veille, il avait agonisé, sans qu'elle descendit. Elle restait longtemps sourde à ses lamentations de damné; elle le secourait souvent, lorsque, d'un geste d'enfant, il ne savait plus que joindre les mains. Ce fut, ce matin-là, une bénédiction, un repos absolu, une foi entière. Il oublia ses angoisses des jours précédents. Il se donna tout à la joie triomphale de la Croix. Une armure lui montait aux épaules, si impénétrable, que le monde s'émoussait sur elle. Quand il descendit, il marchait dans un air de victoire et de sérénité. La Teuse émerveillée alla chercher Désirée, pour qu'il l'embrassât. Toutes deux tapaient des mains, en criant qu'il n'avait pas eu si bonne mine depuis six mois.

Dans l'église, pendant la grand-messe, le prêtre acheva de retrouver Dieu. Il y avait longtemps qu'il ne s'était approché de l'autel avec un tel attendrissement. Il dut se contenir, pour ne pas éclater en larmes, la bouche collée sur la nappe. C'était une grand-messe solennelle. L'oncle de la Rosalie, le garde champêtre, chantait au lutrin, d'une voix de basse dont le ronflement emplissait d'un chant d'orgue la voûte écrasée. Vincent, habillé d'un surplis trop large, qui avait appartenu à l'abbé Caffin, balançait un vieil encensoir d'argent, prodigieusement amusé par le bruit des chaînettes, encensant très haut pour obtenir beaucoup de fumée, regardant derrière lui si ça ne faisait tousser personne. L'église était presque pleine. On avait voulu voir les peintures de monsieur le curé. Des paysannes riaient, parce que ça sentait bon; tandis que les hommes, au fond, debout sous la tribune, hochaient la tête, à chaque note plus creuse du chantre. Par les fenêtres, le grand soleil de dix heures, que tamisaient les vitres de papier, entrait, étalant sur les murs recrépis de grandes moires très gaies, où l'ombre des bonnets de femme mettait des vols de gros papillons. Et les bouquets artificiels, posés sur les gradins de l'autel, avaient eux-mêmes une joie humide de fleurs naturelles, fraîchement cueillies. Lorsque le prêtre se tourna, pour bénir les assistants, il éprouva un attendrissement plus vif encore, à voir l'église si propre, si pleine, si trempée de musique, d'encens et de lumière.

Après l'offertoire, un murmure courut parmi les paysannes. Vincent, qui avait levé curieusement la tête, faillit envoyer toute la braise de son encensoir sur la chasuble du prêtre. Et comme celui-ci le regardait sévèrement, il voulut s'excuser, il murmura:

-- C'est l'oncle de monsieur le curé qui vient d'entrer.

Au fond de l'église, contre une des minces colonnettes de bois qui soutenaient la tribune, l'abbé Mouret aperçut le docteur Pascal. Celui-ci n'avait pas sa bonne face souriante, légèrement railleuse. Il s'était découvert, grave, fâché, suivant la messe avec une visible impatience. Le spectacle du prêtre à l'autel, son recueillement, ses gestes ralentis, la sérénité parfaite de son visage, parurent peu à peu l'irriter davantage. Il ne put attendre la fin de la messe. Il sortit, alla tourner autour de son cabriolet et de son cheval, qu'il avait attaché à un des volets du presbytère.

-- Eh bien! ce gaillard-là n'en finira donc plus, de se faire encenser? demanda-t-il à la Teuse, qui revenait de la sacristie.

-- C'est fini, répondit-elle. Entrez au salon... Monsieur le curé se déshabille. Il sait que vous êtes là.

-- Pardi! à moins qu'il ne soit aveugle, murmura le docteur, en la suivant dans la pièce froide, aux meubles durs, qu'elle appelait pompeusement le salon.

Il se promena quelques minutes, de long en large. La pièce, d'une tristesse grise, redoublait sa mauvaise humeur. Tout en marchant, il donnait du bout de sa canne de petits coups sur le crin mangé des sièges, qui avaient le son cassant de la pierre. Puis, fatigué, il s'arrêta devant la cheminée, où un grand saint Joseph, abominablement peinturluré, tenait lieu de pendule.

-- Ah! ce n'est pas malheureux! dit-il, lorsqu'il entendit le bruit de la porte.

Et s'avançant vers l'abbé:

-- Sais-tu que tu m'as fait avaler la moitié d'une messe? Il y a longtemps que ça ne m'était arrivé... Enfin, je tenais absolument à te voir aujourd'hui. Je voulais causer avec toi.

Il n'acheva pas. Il regardait le prêtre avec surprise. Il y eut un silence.

-- Tu te portes bien, toi? reprit-il enfin d'une voix changée.

-- Oui, je vais beaucoup mieux, dit l'abbé Mouret en souriant. Je ne vous attendais que jeudi. Ce n'est pas votre jour, le dimanche... Vous avez quelque chose à me communiquer?

Mais l'oncle Pascal ne répondit pas sur-le-champ. Il continuait d'examiner l'abbé. Celui-ci était encore tout trempé des tiédeurs de l'église; il apportait dans ses cheveux l'odeur de l'encens; il gardait au fond de ses yeux la joie de la Croix. L'oncle hocha la tête, en face de cette paix triomphante.

-- Je sors du Paradou, dit-il brusquement. Jeanbernat est venu me chercher cette nuit... J'ai vu Albine. Elle m'inquiète. Elle a besoin de beaucoup de ménagements.

Il étudiait toujours le prêtre en parlant. Il ne vit pas même ses paupières battre.

-- Enfin, elle t'a soigné, ajouta-t-il plus rudement. Sans elle, mon garçon, tu serais peut-être à cette heure dans un cabanon des Tulettes, avec la camisole de force aux épaules... Eh bien! j'ai promis que tu irais la voir. Je t'emmène avec moi. C'est un adieu. Elle veut partir.

-- Je ne puis que prier pour la personne dont vous parlez, dit l'abbé Mouret avec douceur.

Et comme le docteur s'emportait, allongeant un grand coup de canne sur le canapé:

-- Je suis prêtre, je n'ai que des prières, acheva-t-il simplement, d'une voix très ferme.

-- Ah! tiens, tu as raison! cria l'oncle Pascal, se laissant tomber dans un fauteuil, les jambes cassées. C'est moi qui suis un vieux fou. Oui, j'ai pleuré dans mon cabriolet en venant ici, tout seul, ainsi qu'un enfant... Voilà ce que c'est que de vivre au milieu des bouquins. On fait de belles expériences; mais on se conduit en malhonnête homme... Est-ce que j'allais me douter que tout cela tournerait si mal?

Il se leva, se remit à marcher, désespéré.

-- Oui, oui, j'aurais dû m'en douter. C'était logique. Et avec toi ça devenait abominable. Tu n'es pas un homme comme les autres... Mais écoute, je t'assure que tu étais perdu. L'air qu'elle a mis autour de toi pouvait seul te sauver de la folie. Enfin, tu m'entends, je n'ai pas besoin de te dire où tu en étais. C'est une de mes plus belles cures. Et je n'en suis pas fier, va! car, maintenant, voilà que la pauvre fille en meurt!

L'abbé Mouret était resté debout, très calme, avec son rayonnement tranquille de martyr, que rien d'humain ne peut plus abattre.

-- Dieu lui fera miséricorde, dit-il.

-- Dieu! Dieu! murmura le docteur sourdement, il ferait mieux de ne pas se jeter dans nos jambes. On arrangerait l'affaire.

Puis, haussant la voix, il reprit:

-- J'avais tout calculé. C'est là le plus fort! Oh! l'imbécile!... Tu restais un mois en convalescence. L'ombre des arbres, le souffle frais de l'enfant, toute cette jeunesse te remettait sur pied. D'un autre côté, l'enfant perdait sa sauvagerie, tu l'humanisais, nous en faisions à nous deux une demoiselle que nous aurions mariée quelque part. C'était parfait... Aussi pouvais-je m'imaginer que ce vieux philosophe de Jeanbernat ne quitterait pas ses salades d'un pouce! Il est vrai que moi non plus je n'ai pas bougé de mon laboratoire. J'avais des études en train... Et c'est ma faute! Je suis un malhonnête homme!

Il étouffait, il voulait sortir. Il chercha partout son chapeau qu'il avait sur la tête.

-- Adieu, balbutia-t-il, je m'en vais... Alors, tu refuses de venir? Voyons, fais-le pour moi; tu vois combien je souffre. Je te jure qu'elle partira ensuite. C'est convenu... J'ai mon cabriolet. Dans une heure, tu seras de retour... Viens, je t'en prie.

Le prêtre eut un geste large, un de ces gestes que le docteur lui avait vu faire à l'autel.

-- Non, dit-il, je ne puis.

En accompagnant son oncle, il ajouta:

-- Dites-lui qu'elle s'agenouille et qu'elle implore Dieu... Dieu l'entendra comme il m'a entendu; il la soulagera comme il m'a soulagé. Il n'y a pas d'autre salut.

Le docteur le regarda en face, haussa terriblement les épaules.

-- Adieu, répéta-t-il. Tu te portes bien. Tu n'as plus besoin de moi.

Mais, comme il détachait son cheval, Désirée, qui venait d'entendre sa voix, arriva en courant. Elle adorait l'oncle. Quand elle était plus jeune, il écoutait son bavardage de gamine pendant des heures, sans se lasser. Maintenant encore, il la gâtait, s'intéressait à sa basse-cour, restait très bien un après-midi avec elle, au milieu des poules et des canards, à lui sourire de ses yeux aigus de savant. Il l'appelait "la grande bête", d'un ton d'admiration caressante. Il paraissait la mettre bien au-dessus des autres filles. Aussi se jeta-t-elle à son cou, d'un élan de tendresse. Elle cria:

-- Tu restes? Tu déjeunes?

Mais il l'embrassa, refusant, se débarrassant de son étreinte d'un air bourru. Elle avait un rire clair; elle se pendit de nouveau à ses épaules.

-- Tu as bien tort, reprit-elle. J'ai des oeufs tout chauds. Je guettais les poules. Elles en ont fait quatorze, ce matin... Et nous aurions mangé un poulet, le blanc, celui qui bat les autres. Tu étais là, jeudi, quand il a crevé un oeil au grand moucheté.

L'oncle restait fâché. Il s'irritait contre le noeud de la bride, qu'il ne parvenait pas à défaire. Alors, elle se mit à sauter autour de lui, tapant des mains, chantonnant, sur un air de flûte:

-- Si, si, tu restes... Nous le mangerons, nous le mangerons!

Et la colère de l'oncle ne put tenir davantage. Il leva la tête, il sourit. Elle était trop saine, trop vivante, trop vraie. Elle avait une gaieté trop large, naturelle et franche comme la nappe de soleil qui dorait sa chair nue.

-- La grande bête! murmura-t-il, charmé. Puis, la prenant par les poignets, pendant qu'elle continuait à sauter:

-- Ecoute, pas aujourd'hui. J'ai une pauvre fille qui est malade. Mais je reviendrai un autre matin... Je te le promets.

-- Quand? jeudi? insista-t-elle. Tu sais, la vache est grosse. Elle n'a pas l'air à son aise, depuis deux jours... Tu es médecin, tu pourrais peut-être lui donner un remède.

L'abbé Mouret, qui était demeuré là, paisible, ne put retenir un léger rire. Le docteur monta gaiement dans son cabriolet, en disant:

-- C'est ça, je soignerai la vache... Approche, que je t'embrasse, la grande bête! Tu sens bon, tu sens la santé.

Et tu vaux mieux que tout le monde. Si tout le monde était comme ma grande bête, la terre serait trop belle.

Il jeta à son cheval un léger claquement de la langue, et continua à parler tout seul, pendant que le cabriolet descendait la pente.

-- Oui, des brutes, il ne faudrait que des brutes. On serait beau, on serait gai, on serait fort. Ah! c'est le rêve!... Ça a bien tourné pour la fille, qui est aussi heureuse que sa vache. Ça a mal tourné pour le garçon, qui agonise dans sa soutane. Un peu plus de sang, un peu plus de nerfs, va te promener! On manque sa vie... De vrais Rougon et de vrais Macquart, ces enfants-là! La queue de la bande, la dégénérescence finale.

Et poussant son cheval, il monta au trot le coteau qui conduisait au Paradou.

 

 

VII.

Le dimanche était un jour de grande occupation pour l'abbé Mouret. Il avait les vêpres, qu'il disait généralement devant les chaises vides, la Brichet elle-même ne poussant pas la dévotion au point de revenir à l'église l'après-midi. Puis, à quatre heures, Frère Archangias amenait les galopins de son école pour que monsieur le curé leur fît réciter leur leçon de catéchisme. Cette récitation se prolongeait parfois fort tard. Lorsque les enfants se montraient par trop indomptables, on appelait la Teuse, qui leur faisait peur avec son balai.

Ce dimanche-là, vers quatre heures, Désirée se trouva seule au presbytère. Comme elle s'ennuyait, elle alla arracher de l'herbe pour ses lapins, dans le cimetière, où poussaient des coquelicots superbes, que les lapins adoraient. Elle se traînait à genoux entre les tombes, elle rapportait de pleins tabliers de verdures grasses, sur lesquelles ses bêtes tombaient goulûment.

-- Oh! les beaux plantains! murmura-t-elle en s'accroupissant devant la pierre de l'abbé Caffin, ravie de sa trouvaille.

Là, en effet, dans la fissure même de la pierre, des plantains magnifiques étalaient leurs larges feuilles. Elle avait achevé d'emplir son tablier, lorsqu'elle crut entendre un bruit singulier. Un froissement de branches, un glissement de petits cailloux montaient du gouffre qui longeait un des côtés du cimetière, et au fond duquel coulait le Mascle, un torrent descendu des hauteurs du Paradou. La pente était si rude, si impraticable, que Désirée songea à quelque chien perdu, à quelque chèvre échappée. Elle s'avança vivement. Et, comme elle se penchait elle resta stupéfaite, en apercevant au milieu des ronces une fille qui s'aidait des moindres creux du roc avec une agilité extraordinaire.

-- Je vais vous donner la main, lui cria-t-elle. Il y a de quoi se rompre le cou.

La fille, se voyant découverte, eut un saut de peur, comme si elle allait redescendre. Mais elle leva la tête, elle s'enhardit jusqu'à accepter la main qu'on lui tendait.

-- Oh! je vous reconnais, reprit Désirée, heureuse, lâchant son tablier pour la prendre à la taille, avec sa câlinerie de grande enfant. Vous m'avez donné des merles. Ils sont morts, les chers petits. J'ai eu bien du chagrin... Attendez, je sais votre nom, je l'ai entendu. La Teuse le dit souvent, quand Serge n'est pas là. Elle m'a bien défendu de le répéter... Attendez, je vais me souvenir.

Elle faisait des efforts de mémoire, qui la rendaient toute sérieuse. Puis, ayant trouvé, elle redevint très gaie, elle goûta à plusieurs reprises la musique du nom.

-- Albine! Albine!... C'est très doux. J'avais cru d'abord que vous étiez une mésange, parce que j'ai eu une mésange que j'appelais à peu près comme cela, je ne sais plus bien.

Albine ne sourit pas. Elle était toute blanche, avec une flamme de fièvre dans les yeux. Quelques gouttes de sang roulaient sur ses mains. Quand elle eut repris haleine, elle dit rapidement:

-- Non, laissez. Vous allez tacher votre mouchoir à m'essuyer. Ce n'est rien, quelques piqûres... Je n'ai pas voulu venir par la route, on m'aurait vue. J'ai préféré suivre le torrent... Serge est là?

Ce nom prononcé familièrement, avec une ardeur sourde, ne choqua point Désirée. Elle répondit qu'il était là, dans l'église, à faire le catéchisme.

-- Il ne faut pas parler haut, ajouta-t-elle, en mettant un doigt sur ses lèvres. Serge me défend de parler haut, quand il fait le catéchisme. Autrement, on viendrait nous gronder... Nous allons nous mettre dans l'écurie, voulez-vous? Nous serons bien; nous causerons.

-- Je veux voir Serge, dit simplement Albine.

La grande enfant baissa encore la voix. Elle jetait des coups d'oeil furtifs sur l'église, murmurant:

-- Oui, oui... Serge sera bien attrapé. Venez avec moi. Nous nous cacherons, nous ne ferons pas de bruit. Oh! que c'est amusant!

Elle avait ramassé le tas d'herbes glissé de son tablier. Elle sortit du cimetière, rentra à la cure, avec des précautions infinies, en recommandant bien à Albine de se cacher derrière elle, de se faire toute petite. Comme elles se réfugiaient toutes deux en courant dans la basse-cour, elles aperçurent la Teuse, qui traversait la sacristie, et qui ne parut pas les voir.

-- Chut! Chut! répétait Désiréee, enchantée, quand elles se furent blotties au fond de l'écurie. Maintenant, personne ne nous trouvera plus... Il y a de la paille. Allongez-vous donc.

Albine dut s'asseoir sur une botte de paille.

-- Et Serge? demanda-t-elle, avec l'entêtement de l'idée fixe.

-- Tenez, on entend sa voix... Quand il tapera dans ses mains, ça sera fini, les petits s'en iront... Ecoutez, il leur raconte une histoire.

La voix de l'abbé Mouret arrivait, en effet, très adoucie, par la porte de la sacristie, que la Teuse, sans doute, venait d'ouvrir. Ce fut comme une bouffée religieuse, un murmure où passa à trois fois le nom de Jésus. Albine frissonna. Elle se levait pour courir à cette voix aimée, dont elle reconnaissait la caresse, lorsque le son parut s'envoler, étouffé par la porte, qui était retombée. Alors, elle se rassit, elle sembla attendre, les mains serrées l'une contre l'autre, tout à la pensée brûlant au fond de ses yeux clairs. Désirée, couchée à ses pieds, la regardait avec une admiration naïve.

-- Oh! vous êtes belle, murmura-t-elle. Vous ressemblez à une image que Serge avait dans sa chambre. Elle était toute blanche comme vous. Elle avait de grandes boucles qui lui flottaient le cou. Et elle montrait son coeur rouge, là, à la place où je sens battre le vôtre... Vous ne m'écoutez pas, vous êtes triste. Jouons, voulez-vous?

Mais elle s'interrompit, criant entre ses dents, contenant sa voix:

-- Les gueuses! elles vont nous faire surprendre.

Elle n'avait pas lâché son tablier d'herbes, et ses bêtes la prenaient d'assaut. Une bande de poules était accourue, gloussant, s'appelant, piquant les brins verts qui pendaient. La chèvre passait sournoisement la tête sous son bras, mordait aux larges feuilles. La vache elle-même, attachée au mur, tirait sur sa corde, allongeait son mufle, soufflait son haleine chaude.

-- Ah! les voleuses! répétait Désirée. C'est pour les lapins!... Voulez-vous bien me laisser tranquille! Toi tu vas recevoir une calotte. Et toi, si je t'y prends encore, je te retrousse la queue.... Les poisons! elles me mangeraient plutôt les mains!

Elle souffletait la chèvre, elles dispersait les poules à coups de pied, elle tapait de toute la force de ses poings sur le mufle de la vache. Mais les bêtes se secouaient, revenaient plus goulues, sautaient sur elle, l'envahissaient, arrachaient son tablier. Et clignant les yeux, elle murmurait à l'oreille d'Albine, comme si les bêtes avaient pu l'entendre:

-- Sont-elles drôles, ces amours! Attendez, vous allez les voir manger.

Albine regardait de son air grave.

-- Allons, soyez sages, reprit Désirée. Vous en aurez toutes. Mais chacune son tour... La grande Lise, d'abord. Hein! tu aimes joliment le plantain, toi!

La grande Lise, c'était la vache. Elle broya lentement une poignée des feuilles grasses poussées sur la tombe de l'abbé Caffin. Un léger filet de bave pendait de son mufle. Ses gros yeux bruns avaient une douceur gourmande.

-- A toi, maintenant, continua Désirée, en se tournant vers la chèvre. Oh! je sais que tu veux des coquelicots. Et tu les préfères fleuris, n'est-ce pas? avec des boutons qui éclatent sous tes dents comme des papillottes de braise rouge... Tiens, en voilà de joliment beaux. Ils viennent du coin à gauche, où l'on enterrait l'année dernière.

Et, tout en parlant, elle présentait à la chèvre un bouquet de fleurs saignantes, que la bête broutait. Quand elle n'eut plus dans les mains que les tiges, elle les lui mit entre les dents. Par-derrière, les poules furieuses lui déchiquetaient les jupes. Elle leur jeta des chicorées sauvages et des pissenlits, qu'elle avait cueillis autour des vieilles dalles rangées le long du mur de l'église. Les poules se disputèrent surtout les pissenlits, avec une telle voracité, une telle rage d'ailes et d'ergots, que les autres bêtes de la basse-cour entendirent. Alors, ce fut un envahissement. Le grand coq fauve, Alexandre, parut le premier. Il piqua un pissenlit, le coupa en deux, sans l'entamer. Il cacardait, appelant les poules restées dehors, se reculant pour les inviter à manger. Et une poule blanche entra, puis une poule noire, puis toute une file de poules, qui se bousculaient, se montaient sur la queue, finissaient par couler comme une mare de plumes folles. Derrière les poules vinrent les pigeons, et les canards, et les oies, enfin les dindes. Désirée riait au milieu de ce flot vivant, noyée, perdue, répétant:

-- Toutes les fois que j'apporte de l'herbe du cimetière, c'est comme ça. Elles se tueraient pour en manger... L'herbe doit avoir un goût.

Et elle se débattait, levant les dernières poignées de verdure, afin de les sauver de ces becs gloutons qui se levaient vers elle, répétant qu'il fallait en garder pour les lapins, qu'elle allait se fâcher, qu'elle les mettrait tous au pain sec. Mais elle faiblissait. Les oies tiraient les coins de son tablier, si rudement, qu'elle manquait tomber sur les genoux. Les canards lui dévoraient les chevilles. Deux pigeons avaient volé sur sa tête. Des poules montaient jusqu'à ses épaules. C'était une férocité de bêtes sentant la chair, les plantains gras, les coquelicots sanguins, les pissenlits engorgés de sève, où il y avait un peu de la vie des morts. Elle riait trop, elle se sentait sur le point de glisser, de lâcher les deux dernières poignées, lorsqu'un grognement terrible vint mettre la panique autour d'elle.

-- C'est toi, mon gros, dit-elle ravie. Mange-les, délivre-moi.

Le cochon entrait. Ce n'était plus le petit cochon, rose comme un joujou fraîchement peint, le derrière planté d'une queue pareille à un bout de ficelle; mais un fort cochon, bon à tuer, rond comme une bedaine de chantre, l'échine couverte de soies rudes qui pissaient la graisse. Il avait le ventre couleur d'ambre, pour avoir dormi dans le fumier. Le groin en avant, roulant sur ses pattes, il se jeta au milieu des bêtes, ce qui permit à Désirée de s'échapper et de courir donner aux lapins les quelques herbes qu'elle avait si vaillamment défendues. Quand elle revint, la paix était faite. Les oies balançaient le cou mollement, stupides, béates; les canards et les dindes s'en allaient le long des murs, avec des déhanchements prudents d'animaux infirmes; les poules caquetaient à voix basse, piquant un grain invisible dans le sol dur de l'écurie; tandis que le cochon, la chèvre, la grande vache, comme peu à peu ensommeillés, clignaient les paupières. Au-dehors, une pluie d'orage commençait à tomber.

-- Ah bien! voilà une averse, dit Désirée, qui se rassit sur la paille avec un frisson. Vous ferez bien de rester là, mes amours, si vous ne voulez pas être trempées.

Elle se tourna vers Albine, en ajoutant:

-- Hein! ont-elles l'air godiche! Elles ne se réveillent que pour tomber sur la nourriture, ces bêtes-là!

Albine était restée silencieuse. Les rires de cette belle fille se débattant au milieu de ces cous voraces, de ces becs goulus, qui la chatouillaient, qui la baisaient, qui semblaient vouloir lui manger la chair, l'avaient rendue plus blanche. Tant de gaieté, tant de santé, tant de vie, la désespérait. Elle serrait ses bras fiévreux, elle pressait le vide sur sa poitrine, séchée par l'abandon.

-- Et Serge? demanda-t-elle de sa même voix, nette et entêtée.

-- Chut! dit Désirée, je viens de l'entendre, il n'a pas fini... Nous avons fait joliment du bruit tout à l'heure. Il faut que la Teuse soit sourde, ce soir... Tenons-nous tranquilles, maintenant. C'est bon d'entendre tomber la pluie.

L'averse entrait par la porte laissée ouverte, battait le seuil à larges gouttes. Des poules, inquiètes, après s'être hasardées, avaient reculé jusqu'au fond de l'écurie. Toutes les bêtes se réfugiaient là, autour des jupes des deux filles, sauf trois canards qui s'en étaient allés sous la pluie se promener tranquillement. La fraîcheur de l'eau, ruisselant au-dehors, semblait refouler à l'intérieur les buées ardentes de la basse-cour. Il faisait très chaud dans la paille. Désirée attira deux grosses bottes, s'y étala comme sur des oreillers, s'y abandonna. Elle était à l'aise, elle jouissait par tout son corps.

-- C'est bon, c'est bon, murmura-t-elle. Couchez-vous donc comme moi. J'enfonce, je suis appuyée de tous les côtés, la paille me fait des minettes dans le cou... Et quand on se frotte, ça vous court le long des membres, on dirait que des souris se sauvent sous votre robe.

Elle se frottait, elle riait seule, donnant des tapes à droite et à gauche, comme pour se défendre contre les souris. Puis, elle restait la tête en bas, les genoux en l'air, reprenant:

-- Est-ce que vous vous roulez dans la paille, chez vous? Moi, je ne connais rien de meilleur... Des fois, je me chatouille sous les pieds. C'est bien drôle aussi... Dites, est-ce que vous vous chatouillez?

Mais le grand coq fauve, qui s'était approché gravement, en la voyant vautrée, venait de lui sauter sur la gorge.

-- Veux-tu t'en aller, Alexandre! cria-t-elle. Est-il bête, cet animal! Je ne puis pas me coucher, sans qu'il se plante là... Tu me serres trop, tu me fais mal avec tes ongles, entends-tu!... Je veux bien que tu restes, mais tu seras sage, tu ne me piqueras pas les cheveux, hein!

Et elle ne s'en inquiéta plus. Le coq se tenait ferme à son corsage, ayant l'air par instants de la regarder sous le menton, d'un oeil de braise. Les autres bêtes se rapprochaient de ses jupes. Après s'être encore roulée, elle avait fini par se pâmer, dans une position heureuse, les membres écartés, la tête renversée. Elle continua:

-- Ah! c'est trop bon, ça me fatigue tout de suite. La paille, ça donne sommeil, n'est-ce pas?... Serge n'aime pas ça. Vous non plus, peut-être. Alors, qu'est-ce que vous pouvez aimer?... Racontez un peu, pour que je sache.

Elle s'assoupissait lentement. Un instant, elle tint ses yeux grands ouverts, ayant l'air de chercher quel plaisir elle ignorait. Puis, elle baissa les paupières, avec un sourire tranquille, comme pleinement contentée. Elle paraissait dormir, lorsque, au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux, disant:

-- La vache va faire un petit... Voilà qui est bon aussi. Ça m'amusera plus que tout.

Et elle glissa à un sommeil profond. Les bêtes avaient fini par monter sur elle. C'était un flot de plumes vivantes qui la couvrait. Des poules semblaient couver ses pieds. Les oies mettaient le duvet de leur cou le long de ses cuisses. A gauche, le cochon lui chauffait le flanc; pendant que la chèvre, à droite, allongeait sa tête barbue jusque sous son aisselle. Un peu partout, des pigeons nichaient, dans ses mains ouvertes, au creux de sa taille, derrière ses épaules tombantes. Et elle était toute rose, en dormant, caressée par le souffle plus fort de la vache, étouffée sous le poids du grand coq accroupi, qui était descendu plus bas que la gorge, les ailes battantes, la crête allumée, et dont le ventre fauve la brûlait d'une caresse de flamme, à travers ses jupes.

La pluie, au-dehors, tombait plus fine. Une nappe de soleil, échappée du coin d'un nuage, trempait d'or la poussière d'eau volante. Albine, restée immobile, regardait dormir Désirée, cette belle fille qui contentait sa chair en se roulant sur la paille. Elle souhaitait d'être ainsi lasse et pâmée, endormie de jouissance, pour quelques fétus qui lui auraient chatouillé la nuque. Elle jalousait ces bras forts, cette poitrine dure, cette vie toute charnelle dans la chaleur fécondante d'un troupeau de bêtes, cet épanouissement purement animal, qui faisait de l'enfant grasse la tranquille soeur de la grande vache blanche et rousse. Elle rêvait d'être aimée du coq fauve et d'aimer elle-même comme les arbres poussent, naturellement, sans honte, en ouvrant chacune de ses veines aux jets de la sève. C'était la terre qui assouvissait Désirée, lorsqu'elle se vautrait sur le dos. Cependant, la pluie avait complètement cessé. Les trois chats de la maison, l'un derrière l'autre, filaient dans la cour, le long du mur, en prenant des précautions infinies pour ne pas se mouiller. Ils allongèrent le cou dans l'écurie, ils vinrent droit à la dormeuse, ronronnant, se couchant contre elle, les pattes sur un peu de sa peau. Moumou, le gros chat noir, blotti près d'une de ses joues, se mit à lui lécher le menton avec douceur.

-- Et Serge? murmura machinalement Albine.

Où était donc l'obstacle? Qui l'empêchait de se contenter ainsi, heureuse, en pleine nature? Pourquoi n'aimait-elle pas, pourquoi n'était-elle pas aimée, au grand soleil, librement, comme les arbres poussent? Elle ne savait pas, elle se sentait abandonnée, à jamais meurtrie. Et elle avait un entêtement farouche, un besoin de reprendre son bien dans ses bras, de le cacher, d'en jouir encore. Alors, elle se leva. La porte de la sacristie venait d'être rouverte; un léger claquement de mains se fit entendre, suivi du vacarme d'une bande d'enfants tapant leurs sabots sur les dalles; le catéchisme était fini. Elle quitta doucement l'écurie, où elle attendait, depuis une heure, dans la buée chaude de la basse-cour. Comme elle se glissait le long du couloir de la sacristie, elle aperçut le dos de la Teuse, qui rentra dans sa cuisine, sans tourner la tête. Et, certaine de n'être pas vue, elle poussa la porte, l'accompagnant de la main pour qu'elle retombât sans bruit. Elle était dans l'église.

 

 

VIII.

D'abord, elle ne vit personne. Au-dehors, la pluie tombait de nouveau, une pluie fine, persistante. L'église lui parut toute grise. Elle passa derrière le maître-autel, s'avança jusqu'à la chaire. Il n'y avait, au milieu de la nef, que des bancs laissés en déroute par les galopins du catéchisme. Le balancier de l'horloge battait sourdement, dans tout ce vide. Alors, elle descendit pour aller frapper à la boiserie du confessionnal, qu'elle apercevait à l'autre bout. Mais, comme elle passait devant la chapelle des Morts, elle trouva l'abbé Mouret prosterné au pied du grand Christ saignant. Il ne bougeait pas, il devait croire que la Teuse rangeait les bancs, derrière lui. Albine lui posa la main sur l'épaule.

-- Serge, dit-elle, je viens te chercher.

Le prêtre leva la tête, très pâle, avec un tressaillement. Il resta à genoux, il se signa, les lèvres balbutiantes encore de sa prière.

-- J'ai attendu, continua-t-elle. Chaque matin, chaque soir, je regardais si tu n'arrivais pas. J'ai compté les jours, puis je n'ai plus compté. Voilà des semaines... Alors, quand j'ai su que tu ne viendrais pas, je suis venue, moi. Je me suis dit: "Je l'emmènerai..." Donne-moi tes mains, allons-nous en.

Et elle lui tendait les mains, comme pour l'aider à se relever. Lui, se signa de nouveau. Il priait toujours, en la regardant. Il avait calmé le premier frisson de sa chair. Dans la grâce qui l'inondait depuis le matin, ainsi qu'un bain céleste, il puisait des forces surhumaines.

-- Ce n'est pas ici votre place, dit-il gravement. Retirez-vous... Vous aggravez vos souffrances.

-- Je ne souffre plus, reprit-elle avec un sourire. Je me porte mieux, je suis guérie, puisque je te vois... Ecoute, je me faisais plus malade que je n'étais, pour qu'on vînt te chercher. Je veux bien l'avouer, maintenant. C'est comme cette promesse de partir, de quitter le pays, après t'avoir retrouvé, tu ne t'es pas imaginé peut-être que je l'aurais tenue. Ah bien! je t'aurais plutôt emporté sur mes épaules... Les autres ne savent pas; mais toi tu sais bien qu'à présent je ne puis vivre ailleurs qu'à ton cou.

Elle redevenait heureuse, elle se rapprochait avec des caresses d'enfant libre, sans voir la rigidité froide du prêtre. Elle s'impatienta, tapa joyeusement dans ses mains, en criant:

-- Voyons, décide-toi! Serge. Tu nous fais perdre un temps, là! Il n'y a pas besoin de tant de réflexions. Je t'emmène, pardi! c'est simple... Si tu désires ne pas être vu, nous nous en irons par le Mascle. Le chemin n'est pas commode; mais je l'ai bien pris toute seule; nous nous aiderons, quand nous serons deux... Tu connais le chemin, n'est-ce pas? Nous traversons le cimetière, nous descendons au bord du torrent, puis nous n'avons plus qu'à le suivre, jusqu'au jardin. Et comme l'on est chez soi, là-bas, au fond! Il n'y a personne, va! rien que des broussailles et de belles pierres rondes. Le lit est presque à sec. En venant, je pensais "Lorsqu'il sera avec moi, tout à l'heure, nous marcherons doucement, en nous embrassant..." Allons, dépêche-toi. Je t'attends, Serge.

Le prêtre semblait ne plus entendre. Il s'était remis en prières, demandant au ciel le courage des saints. Avant d'engager la lutte suprême, il s'armait des épées flamboyantes de la foi. Un instant, il craignit de faiblir. Il lui avait fallu un héroïsme de martyr pour laisser ses genoux collés à la dalle, pendant que chaque mot d'Albine l'appelait: son coeur allait vers elle, tout son sang se soulevait, le jetait dans ses bras, avec l'irrésistible désir de baiser ses cheveux. Elle avait, de l'odeur seule de son haleine, éveillé et fait passer en une seconde les souvenirs de leur tendresse, le grand jardin, les promenades sous les arbres, la joie de leur union. Mais la grâce le trempa de sa rosée plus abondante; ce ne fut que la torture d'un moment, qui vida le sang de ses veines; et rien d'humain ne demeura en lui. Il n'était plus que la chose de Dieu.

Albine dut le toucher de nouveau à l'épaule. Elle s'inquiétait, elle s'irritait peu à peu.

-- Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu ne peux refuser, tu vas me suivre... Songe que j'en mourrais, si tu refusais. Mais non, cela n'est pas possible. Rappelle-toi. Nous étions ensemble, nous ne devions jamais nous quitter. Et vingt fois tu t'es donné. Tu me disais de te prendre tout entier, de prendre tes membres, de prendre ton souffle, de prendre ta vie... Je n'ai point rêvé, peut-être. Il n'y a pas une place de ton corps que tu ne m'aies livrée, pas un de tes cheveux dont je ne sois la maîtresse. Tu as un signe à l'épaule gauche, je l'ai baisé, il est à moi. Tes mains sont à moi, je les ai serrées pendant des jours dans les miennes. Et ton visage, tes lèvres, tes yeux, ton front, tout cela est à moi, j'en ai disposé pour mes tendresses... Entends-tu, Serge?

Elle se dressait devant lui, souveraine, allongeant les bras. Elle répéta d'une voix plus haute:

-- Entends-tu, Serge? tu es à moi!

Alors, lentement, l'abbé Mouret se leva. Il s'adossa à l'autel, en disant:

-- Non, vous vous trompez, je suis à Dieu.

Il était plein de sérénité. Sa face nue ressemblait à celle d'un saint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue des entrailles. Sa soutane tombait à plis droits, pareille à un suaire noir, sans rien laisser deviner de son corps. Albine recula à la vue du fantôme sombre de son amour. Elle ne retrouvait point sa barbe libre, sa chevelure libre. Maintenant, au milieu de ses cheveux coupés, elle apercevait une tache blême, la tonsure, qui l'inquiétait comme un mal inconnu, quelque plaie mauvaise, grandie là pour manger la mémoire des jours heureux. Elle ne reconnaissait ni ses mains autrefois tièdes de caresses, ni son cou souple tout sonore de rires, ni ses pieds nerveux dont le galop l'emportait au fond des verdures. Etait-ce donc là le garçon aux muscles forts, le col dénoué montrant le duvet de la poitrine, la peau épanouie par le soleil, les reins vibrants de vie, dans l'étreinte duquel elle avait vécu une saison? A cette heure, il ne semblait plus avoir de chair, le poil lui était honteusement tombé, toute sa virilité se séchait sous cette robe de femme qui le laissait sans sexe.

-- Oh! murmura-t-elle, tu me fais peur... M'as-tu cru morte, que tu as pris le deuil? Enlève ce noir, mets une blouse. Tu retrousseras les manches, nous pêcherons encore des écrevisses... Tes bras étaient aussi blonds que les miens.

Elle avait porté la main sur la soutane, comme pour en arracher l'étoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il la regardait, il s'affermissait contre la tentation, en ne la quittant pas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n'était plus la gamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires de bohémienne, ni l'amoureuse vêtue de jupes blanches, pliant sa taille mince, ralentissant sa marche attendrie derrière les haies. Maintenant, un duvet de fruit blondissait sa lèvre, ses hanches roulaient librement, sa poitrine avait un épanouissement de fleur grasse. Elle était femme, avec sa face longue, qui lui donnait un grand air de fécondité. Dans ses flancs élargis, la vie dormait. Sur ses joues, à fleur de peau, venait l'adorable maturité de sa chair. Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée de femme faite, prenait une joie amère à braver la caresse de sa bouche rouge, le rire de ses yeux, l'appel de sa gorge, l'ivresse qui coulait d'elle au moindre mouvement. Il poussait la témérité jusqu'à chercher sur elle les places qu'il avait baisées follement, autrefois, les coins des yeux, les coins des lèvres, les tempes étroites, douces comme du satin, la nuque d'ambre, soyeuse comme du velours. Jamais, même au cou d'Albine, il n'avait goûté les félicités qu'il éprouvait à se martyriser, en regardant en face cette passion qu'il refusait. Puis, il craignit de céder là à quelque nouveau piège de la chair. Il baissa les yeux, il dit avec douceur:

-- Je ne puis vous entendre ici. Sortons, si vous tenez à accroître nos regrets à tous deux... Notre présence en cet endroit est un scandale. Nous sommes chez Dieu.

-- Qui ça, Dieu? cria Albine affolée, redevenue la grande fille lâchée en pleine nature. Je ne le connais pas, ton Dieu, je ne veux pas le connaître, s'il te vole à moi, qui ne lui ai jamais rien fait. Mon oncle Jeanbernat a donc raison de dire que ton Dieu est une invention de méchanceté, une manière d'épouvanter les gens et de les faire pleurer... Tu mens, tu ne m'aimes plus, ton Dieu n'existe pas.

-- Vous êtes chez lui, répéta l'abbé Mouret avec force. Vous blasphémez. D'un souffle, il pourrait vous réduire en poussière.

Elle eut un rire superbe. Elle levait les bras, elle défiait le ciel.

-- Alors, dit-elle, tu préfères ton Dieu à moi! Tu le crois plus fort que moi. Tu t'imagines qu'il t'aimera mieux que moi... Tiens! tu es un enfant. Laisse donc ces bêtises. Nous allons retourner au jardin ensemble, et nous aimer, et être heureux, et être libres. C'est la vie.

Cette fois, elle avait réussi à le prendre à la taille. Elle l'entraînait. Mais il se dégagea, tout frissonnant, de son étreinte; il revint s'adosser à l'autel, s'oubliant, la tutoyant comme autrefois.

-- Va-t'en, balbutia-t-il. Si tu m'aimes encore, va-t'en... Oh! Seigneur, pardonnez-lui, pardonnez-moi de salir votre maison. Si je passais la porte derrière elle, je la suivrais peut-être. Ici, chez vous, je suis fort. Permettez que je reste là, à vous défendre.

Albine demeura un instant silencieuse. Puis, d'une voix calmée:

-- C'est bien, restons ici... Je veux te parler. Tu ne peux être méchant. Tu me comprendras. Tu ne me laisseras pas partir seule... Non, ne te défends pas. Je ne te prendrai plus, puisque cela te fait mal. Tu vois, je suis très calme. Nous allons causer, doucement, comme lorsque nous nous perdions, et que nous ne cherchions pas notre chemin, pour causer plus longtemps.

Elle souriait, elle continua:

-- Moi, je ne sais pas. L'oncle Jeanbernat me défendait de venir à l'église. Il me disait: "Bête, puisque tu as un jardin, qu'est-ce que tu irais faire dans une masure où l'on étouffe?..." J'ai grandi bien contente. Je regardais dans les nids, sans toucher aux oeufs. Je ne cueillais pas même les fleurs, de peur de faire saigner les plantes. Tu sais que jamais je n'ai pris un insecte pour le tourmenter... Alors, pourquoi Dieu serait-il en colère contre moi?

-- Il faut le connaître, le prier, lui rendre à chaque heure les hommages qui lui sont dus, répondit le prêtre.

-- Cela te contenterait, n'est-ce pas? reprit-elle. Tu me pardonnerais, tu m'aimerais encore?... Eh bien! je veux tout ce que tu veux. Parle-moi de Dieu, je croirai en lui, je l'adorerai. Chacune de tes paroles sera une vérité que j'écouterai à genoux. Est-ce que jamais j'ai eu une pensée autre que la tienne?... Nous reprendrons nos longues promenades, tu m'instruiras, tu feras de moi ce qu'il te plaira. Oh! consens, je t'en prie!

L'abbé Mouret montra sa soutane.

-- Je ne puis, dit-il simplement; je suis prêtre.

-- Prêtre! répéta-t-elle en cessant de sourire. Oui, l'oncle prétend que les prêtres n'ont ni femme, ni soeur, ni mère. Alors, cela est vrai... Mais pourquoi es-tu venu? C'est toi qui m'as prise pour ta soeur, pour ta femme. Tu mentais donc?

Il leva sa face pâle, où perlait une sueur d'angoisse.

-- J'ai péché, murmura-t-il.

-- Moi, continua-t-elle, lorsque je t'ai vu si libre, j'ai cru que tu n'étais plus prêtre. J'ai pensé que c'était fini, que tu resterais sans cesse là, pour moi, avec moi... Et maintenant, que veux-tu que je fasse, si tu emportes toute ma vie?

-- Ce que je fais, répondit-il: vous agenouiller, mourir à genoux, ne pas vous relever avant que Dieu pardonne.

-- Tu es donc lâche? dit-elle encore, reprise par la colère, les lèvres méprisantes.

Il chancela, il garda le silence. Une souffrance abominable le serrait à la gorge; mais il demeurait plus fort que la douleur. Il tenait la tête droite, il souriait presque des coins de sa bouche tremblante. Albine, de son regard fixe, le défia un instant. Puis, avec un nouvel emportement:

-- Eh! réponds, accuse-moi, dis que c'est moi qui suis allée te tenter. Ce sera le comble... Va, je te permets de t'excuser. Tu peux me battre, je préférerais tes coups à ta raideur de cadavre. N'as-tu plus de sang? N'entends-tu pas que je t'appelle lâche? Oui, tu es lâche, tu ne devais pas m'aimer, puisque tu ne peux être un homme... Est-ce ta robe noire qui te gêne? Arrache-la. Quand tu seras nu, tu te souviendras peut-être.

Le prêtre, lentement, répéta les mêmes paroles:

-- J'ai péché, je n'ai pas d'excuse. Je fais pénitence de ma faute, sans espérer de pardon. Si j'arrachais mon vêtement, j'arracherais ma chair, car je me suis donné à Dieu tout entier, avec mon âme, avec mes os. Je suis prêtre.

-- Et moi! et moi! cria une dernière fois Albine.

Il ne baissa pas la tête.

-- Que vos souffrances me soient comptées comme autant de crimes! Que je sois éternellement puni de l'abandon où je dois vous laisser! Ce sera juste... Tout indigne que je suis, je prie pour vous chaque soir.

Elle haussa les épaules, avec un immense découragement. Sa colère tombait. Elle était presque prise de pitié.

-- Tu es fou, murmura-t-elle. Garde tes prières. C'est toi que je veux... Jamais tu ne comprendras. J'avais tant de choses à te dire! Et tu es là, à me mettre toujours en colère, avec tes histoires de l'autre monde... Voyons, soyons raisonnables tous les deux. Attendons d'être plus calmes. Nous causerons encore... Il n'est pas possible que je m'en aille comme ça. Je ne peux te laisser ici. C'est parce que tu es ici que tu es comme mort, la peau si froide, que je n'ose te toucher... Ne parlons plus. Attendons.

Elle se tut, elle fit quelques pas. Elle examinait la petite église. La pluie continuait à mettre aux vitres son ruissellement de cendre fine. Une lumière froide, trempée d'humidité, semblait mouiller les murs. Du dehors, pas un bruit ne venait, que le roulement monotone de l'averse. Les moineaux devaient s'être blottis sous les tuiles, le sorbier dressait des branches vagues, noyées dans la poussière d'eau. Cinq heures sonnèrent, arrachées coup à coup de la poitrine fêlée de l'horloge; puis, le silence grandit encore, plus sourd, plus aveugle, plus désespéré. Les peintures, à peine sèches, donnaient au maître-autel et aux boiseries une propreté triste, l'air d'une chapelle de couvent où le soleil n'entre pas. Une agonie lamentable emplissait la nef, éclaboussée du sang qui coulait des membres du grand Christ; tandis que, le long des murs, les quatorze images de la Passion étalaient leur drame atroce, barbouillé de jaune et de rouge, suant l'horreur. C'était la vie qui agonisait là, dans ce frisson de mort, sur ces autels pareils à des tombeaux, au milieu de cette nudité de caveau funèbre. Tout parlait de massacre, de nuit, de terreur, d'écrasement, de néant. Une dernière haleine d'encens traînait, pareille au dernier souffle attendri de quelque trépassée, étouffée jalousement sous les dalles.

-- Ah! dit enfin Albine, comme il faisait bon au soleil, tu te rappelles!... Un matin, c'était à gauche du parterre, nous marchions le long d'une haie de grands rosiers. Je me souviens de la couleur de l'herbe; elle était presque bleue, avec des moires vertes. Quand nous arrivâmes au bout de la haie, nous revînmes sur nos pas, tant le soleil avait là une odeur douce. Et ce fut toute notre promenade, cette matinée-là, vingt pas en avant, vingt pas, en arrière, un coin de bonheur dont tu ne voulais plus sortir. Les mouches à miel ronflaient; une mésange ne nous quitta pas, sautant de branche en branche; des processions de bêtes, autour de nous, s'en allaient à leurs affaires. Tu murmurais: "Que la vie est bonne!" La vie, c'était les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans lequel nous étions tout blonds, avec des cheveux d'or.

Elle rêva un instant encore, elle reprit:

-- La vie, c'était le Paradou. Comme il nous paraissait grand! Jamais nous ne savions en trouver le bout. Les feuillages y roulaient jusqu'à l'horizon, librement, avec un bruit de vagues. Et que de bleu sur nos têtes! Nous pouvions grandir, nous envoler, courir comme les nuages, sans rencontrer plus d'obstacles qu'eux. L'air était à nous.

Elle s'arrêta, elle montra d'un geste les murs écrasés de l'église.

-- Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais élargir les bras sans t'écorcher les mains à la pierre. La voûte te cache le ciel, te prend ta part de soleil. C'est si petit, que tes membres s'y raidissent, comme si tu étais couché vivant dans la terre.

-- Non, dit le prêtre, l'église est grande comme le monde. Dieu y tient tout entier.

D'un nouveau geste, elle désigna les croix, les christs mourants, les supplices de la Passion.

-- Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres, les eaux, le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi.

-- Non, tout revit, tout s'épure, tout remonte à la source de lumière.

Il s'était redressé, avec une flamme dans les yeux. Il quitta l'autel, invincible désormais, embrasé d'une telle foi, qu'il méprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d'Albine, il la tutoya comme une soeur, il l'emmena devant les images douloureuses du chemin de la Croix.

-- Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert... Jésus est battu de verges. Tu vois, ses épaules sont nues, sa chair est déchirée, son sang coule jusque sur ses reins... Jésus est couronné d'épines. Des larmes rouges ruissellent de son front troué. Une grande déchirure lui a fendu la tempe... Jésus est insulté par les soldats. Ses bourreaux lui ont jeté par dérision un lambeau de pourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils le soufflettent, ils lui enfoncent à coups de roseau sa couronne dans le front...

Albine détournait la tête, pour ne pas voir les images, rudement coloriées, où des balafres de laque coupaient les chairs d'ocre de Jésus. Le manteau de pourpre semblait, à son cou, un lambeau de sa peau écorchée.

-- A quoi bon souffrir, à quoi bon mourir! répondit-elle. O Serge! si tu te souvenais!... Tu me disais, ce jour-là, que tu étais fatigué. Et je savais bien que tu mentais, parce que le temps était frais et que nous n'avions pas marché plus d'un quart d'heure. Mais tu voulais t'asseoir, pour me prendre dans tes bras. Il y avait, tu sais bien, au fond du verger, un cerisier planté sur le bord d'un ruisseau, devant lequel tu ne pouvais passer sans éprouver le besoin de me baiser les mains, à petits baisers qui montaient le long de mes épaules jusqu'à mes lèvres. La saison des cerises était passée, tu mangeais mes lèvres... Les fleurs qui se fanaient nous faisaient pleurer. Un jour que tu trouvas une fauvette morte dans l'herbe, tu devins tout pâle, tu me serras contre ta poitrine, comme pour défendre à la terre de me prendre.

Le prêtre l'entraînait devant les autres stations.

-- Tais-toi! cria-t-il, regarde encore, écoute encore. Il faut que tu te prosternes de douleur et de pitié... Jésus succombe sous le poids de sa croix. La montée du Calvaire est rude. Il est tombé sur les genoux. Il n'essuie pas même la sueur de son visage, et il se relève, il continue sa marche... Jésus, de nouveau, succombe sous le poids de sa croix. A chaque pas, il chancelle. Cette fois, il est tombé sur le flanc, si violemment, qu'il reste un moment sans haleine. Ses mains déchirées ont lâché la croix. Ses pieds endoloris laissent derrière lui des empreintes sanglantes. Une lassitude abominable l'écrase, car il porte sur ses épaules les péchés du monde...

Albine avait regardé Jésus, en jupe bleue, étendu sous la croix démesurée, dont la couleur noire coulait et salissait l'or de son auréole. Puis, les regards perdus, elle murmura:

-- Oh! les sentiers des prairies!... Tu n'as donc plus de mémoire, Serge? Tu ne connais plus les chemins d'herbe fine, qui s'en vont à travers les prés, parmi de grandes mares de verdure?... L'après-midi dont je te parle, nous n'étions sortis que pour une heure. Puis, nous allâmes toujours devant nous, si bien que les étoiles se levaient, lorsque nous marchions encore. Cela était si doux, ce tapis sans fin, souple comme de la soie! Nos pieds ne rencontraient pas un gravier. On eût dit une mer verte, dont l'eau moussue nous berçait. Et nous savions bien où nous conduisaient ces sentiers si tendres qui ne menaient nulle part. Ils nous conduisaient à notre amour, à la joie de vivre les mains à nos tailles, à la certitude d'une journée de bonheur... Nous rentrâmes sans fatigue. Tu étais plus léger qu'au départ, parce que tu m'avais donné tes caresses et que je n'avais pu te les rendre toutes.

De ses mains tremblantes d'angoisse, l'abbé Mouret indiquait les dernières images. Il balbutiait:

-- Et Jésus est attaché à la croix. A coups de marteau, les clous entrent dans ses mains ouvertes. Un seul clou suffit pour ses pieds, dont les os craquent. Lui, tandis que sa chair tressaille, sourit, les yeux au ciel... Jésus est entre les deux larrons. Le poids de son corps agrandit horriblement ses blessures. De son front, de ses membres, ruisselle une sueur de sang. Les deux larrons l'injurient, les passants le raillent, les soldats se partagent ses vêtements. Et les ténèbres se répandent, et le soleil se cache... Jésus meurt sur la croix. Il jette un grand cri, il rend l'esprit. O mort terrible! Le voile du temple fut déchiré en deux, du haut en bas; la terre trembla, les pierres se fendirent, les sépulcres s'ouvrirent...

Il était tombé à genoux, la voix coupée par des sanglots, les yeux sur les trois croix du Calvaire, où se tordaient des corps blafards de suppliciés, que le dessin grossier décharnait affreusement. Albine se mit devant les images pour qu'il ne les vit plus.

-- Un soir, dit-elle, par un long crépuscule, j'avais posé ma tête sur tes genoux... C'était dans la forêt, au bout de cette grande allée de châtaigniers, que le soleil couchant enfilait d'un dernier rayon. Ah! quel adieu caressant! Le soleil s'attardait à nos pieds, avec un bon sourire ami nous disant au revoir. Le ciel pâlissait lentement. Je te racontais en riant qu'il ôtait sa robe bleue, qu'il mettait sa robe noire à fleurs d'or, pour aller en soirée. Toi, tu guettais l'ombre, impatient d'être seul, sans le soleil qui nous gênait. Et ce n'était pas de la nuit qui venait, c'était une douceur discrète, une tendresse voilée, un coin de mystère, pareil à un de ces sentiers très sombres, sous les feuilles, dans lesquels on s'engage pour se cacher un moment, avec la certitude de retrouver, à l'autre bout, la joie du plein jour. Ce soir-là, le crépuscule apportait, dans sa pâleur sereine, la promesse d'une splendide matinée... Alors, moi, je feignis de m'endormir, voyant que le jour ne s'en allait pas assez vite à ton gré. Je puis bien le dire maintenant, je ne dormais pas, pendant que tu m'embrassais sur les yeux. Je goûtais tes baisers. Je me retenais pour ne pas rire. J'avais une haleine régulière que tu buvais. Puis, lorsqu'il fit noir, ce fut comme un long bercement. Les arbres, vois-tu, ne dormaient pas plus que moi... La nuit, tu te souviens, les fleurs avaient une odeur plus forte.

Et comme il restait à genoux, la face inondée de larmes, elle lui saisit les poignets, elle le releva, reprenant avec passion:

-- Oh! si tu savais, tu me dirais de t'emporter, tu lierais tes bras à mon cou pour que je ne pusse m'en aller sans toi... Hier, j'ai voulu revoir le jardin. Il est plus grand, plus profond, plus insondable. J'y ai trouvé des odeurs nouvelles, si suaves qu'elles m'ont fait pleurer. J'ai rencontré, dans les allées, des pluies de soleil qui me trempaient d'un frisson de désir. Les roses m'ont parlé de toi. Les bouvreuils s'étonnaient de me voir seule. Tout le jardin soupirait... Oh! viens, jamais les herbes n'ont déroulé des couches plus douces. J'ai marqué d'une fleur le coin perdu où je veux te conduire. C'est, au fond d'un buisson, un trou de verdure large comme un grand lit. De là, on entend le jardin vivre, avec ses arbres, ses eaux, son ciel. La respiration même de la terre nous bercera... Oh! viens, nous nous aimerons dans l'amour de tout.

Mais il la repoussa. Il était revenu devant la chapelle des Morts, en face du grand Christ de carton peint, de la grandeur d'un enfant de dix ans, qui agonisait avec une vérité si effroyable. Les clous imitaient le fer, les blessures restaient béantes, atrocement déchirées.

-- Jésus qui êtes mort pour nous, cria-t-il, dites-lui donc notre néant! Dites-lui que nous sommes poussière, ordure, damnation! Ah! tenez! permettez que je couvre ma tête d'un cilice, que je pose mon front à vos pieds, que je reste là immobile, jusqu'à ce que la mort me pourrisse. La terre n'existera plus. Le soleil sera éteint. Je ne verrai plus, je ne sentirai plus, je n'entendrai plus. Rien de ce monde misérable ne viendra déranger mon âme de votre adoration.

Il s'exaltait de plus en plus. Il marcha vers Albine, les mains levées.

-- Tu avais raison, c'est la mort qui est ici, c'est la mort que je veux, la mort qui délivre, qui sauve de toutes les pourritures... Entends-tu! je nie la vie, je la refuse, je crache sur elle. Tes fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbe donne la lèpre à qui s'y couche, ton jardin est un charnier où se décomposent les cadavres des choses. La terre sue l'abomination. Tu mens, quand tu parles d'amour, de lumière, de vie bienheureuse, au fond de ton palais de verdure. Il n'y a chez toi que des ténèbres. Tes arbres distillent un poison qui change les hommes en bête; tes taillis sont noirs du venin des vipères; tes rivières roulent la peste sous leurs eaux bleues. Si j'arrachais à ta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de feuillage, tu la verrais hideuse comme une mégère, avec des côtes de squelette, toute mangée de vices... Et même quand tu dirais vrai, quand tu aurais les mains pleines de jouissances, quand tu m'emporterais sur un lit de roses pour m'y donner le rêve du paradis, je me défendrais plus désespérément encore contre ton étreinte. C'est la guerre entre nous, séculaire, implacable. Tu vois, l'église est bien petite; elle est pauvre, elle est laide, elle a un confessionnal et une chaire de sapin, un baptistère de plâtre, des autels faits de quatre planches, que j'ai repeints moi-même. Qu'importe! elle est plus grande que ton jardin, que la vallée, que toute la terre. C'est une forteresse redoutable que rien ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forêts, et les mers, tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle restera debout, sans même être ébranlée. Oui, que les broussailles grandissent, qu'elles secouent les murs de leurs bras épineux, et que des pullulements d'insectes sortent des fentes du sol pour venir ronger les murs, l'église, si ruinée qu'elle soit, ne sera jamais emportée dans ce débordement de la vie! Elle est la mort inexpugnable... Et veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour. La petite église deviendra si colossale, elle jettera une telle ombre, que toute ta nature crèvera. Ah! la mort, la mort de tout, avec le ciel béant pour recevoir nos âmes, au-dessus des débris abominables du monde!

Il criait, il poussait Albine violemment vers la porte. Celle-ci, très pâle, reculait pas à pas. Quand il se tut, la voix étranglée, elle dit gravement:

-- Alors, c'est fini, tu me chasses?... Je suis ta femme pourtant. C'est toi qui m'as faite. Dieu, après avoir permis cela, ne peut nous punir à ce point.

Elle était sur le seuil. Elle ajouta:

-- Ecoute, tous les jours, quand le soleil se couche, je vais au bout du jardin, à l'endroit où la muraille est écroulée... Je t'attends.

Et elle s'en alla. La porte de la sacristie retomba avec un soupir étouffé.

 

 

IX.

L'église était silencieuse. Seule, la pluie, qui redoublait, mettait sous la nef un frisson d'orgue. Dans ce calme brusque, la colère du prêtre tomba; il se sentit pris d'un attendrissement. Et ce fut le visage baigné de larmes, les épaules secouées par des sanglots, qu'il revint se jeter à genoux devant le grand Christ. Un acte d'ardent remerciement s'échappait de ses lèvres.

-- Oh! merci mon Dieu, du secours que vous avez bien voulu m'envoyer. Sans votre grâce, j'écoutais la voix de ma chair, je retournais misérablement à mon péché. Votre grâce me ceignait les reins comme une ceinture de combat; votre grâce était mon armure, mon courage, le soutien intérieur qui me tenait debout, sans une faiblesse. O mon Dieu, vous étiez en moi; c'était vous qui parliez en moi, car je ne reconnaissais plus ma lâcheté de créature, je me sentais fort à couper tous les liens de mon coeur. Et voici mon coeur tout saignant; il n'est plus à personne, il est à vous. Pour vous, je l'ai arraché au monde. Mais ne croyez pas, ô mon Dieu, que je tire quelque vanité de cette victoire. Je sais que je ne suis rien sans vous. Je m'abîme à vos pieds, dans mon humilité.

Il s'était affaissé, à demi assis sur la marche de l'autel, ne trouvant plus de paroles, laissant son haleine fumer comme un encens, entre ses lèvres entrouvertes. L'abondance de la grâce le baignait d'une extase ineffable. Il se repliait sur lui-même, il cherchait Jésus au fond de son être, dans le sanctuaire d'amour qu'il préparait à chaque minute pour le recevoir dignement. Et Jésus était présent, il le sentait là, à la douceur extraordinaire qui l'inondait. Alors, il entama avec Jésus une de ces conversations intérieures, pendant lesquelles il était ravi à la terre, causant bouche à bouche avec son Dieu. Il balbutiait le verset du cantique: "Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; il repose entre les lis, jusqu'à ce que l'aurore se lève et que les ombres déclinent." Il méditait les mots de l'Imitation: "C'est un grand art que de savoir causer avec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir près de soi." Puis, c'était une familiarité adorable. Jésus se baissait jusqu'à lui, l'entretenait pendant des heures de ses besoins, de ses bonheurs, de ses espoirs. Et deux amis qui, après une séparation, se retrouvent, s'en vont à l'écart, au bord de quelque rivière solitaire, ont des confidences moins attendries; car Jésus, à ces heures d'abandon divin, daignait être son ami, le meilleur, le plus fidèle, celui qui ne le trahissait jamais, qui lui rendait pour un peu d'affection tous les trésors de la vie éternelle. Cette fois surtout, le prêtre voulut le posséder longtemps. Six heures sonnaient dans l'église muette, qu'il l'écoutait encore, au milieu du silence des créatures.

Confession de l'être entier, entretien libre, sans l'embarras de la langue, effusion naturelle du coeur, s'envolant avant la pensée elle-même. L'abbé Mouret disait tout à Jésus, comme à un Dieu venu dans l'intimité de sa tendresse, et qui peut tout entendre. Il avouait qu'il aimait toujours Albine; il s'étonnait d'avoir pu la maltraiter, la chasser, sans que ses entrailles se fussent révoltées; cela l'émerveillait, il souriait d'une façon sereine, comme mis en présence d'un acte miraculeusement fort, accompli par un autre. Et Jésus répondait que cela ne devait pas l'étonner, que les plus grands saints étaient souvent des armes inconscientes aux mains de Dieu. Alors, l'abbé exprimait un doute: n'avait-il pas eu moins de mérite à se réfugier au pied de l'autel et jusque dans la Passion de son Seigneur? N'était-il pas encore d'un faible courage, puisqu'il n'osait combattre seul? Mais Jésus se montrait tolérant; il expliquait que la faiblesse de l'homme est la continuelle occupation de Dieu, il disait préférer les âmes souffrantes, dans lesquelles il venait s'asseoir comme un ami au chevet d'un ami. Etait-ce une damnation d'aimer Albine? Non, si cet amour allait au-delà de la chair, s'il ajoutait une espérance au désir de l'autre vie. Puis, comment fallait-il l'aimer? Sans une parole, sans un pas vers elle, en laissant cette tendresse toute pure s'exhaler ainsi qu'une bonne odeur, agréable au ciel. Là, Jésus avait un léger rire de bienveillance, se rapprochant, encourageant les aveux, si bien que le prêtre peu à peu s'enhardissait à lui détailler la beauté d'Albine. Elle avait les cheveux blonds des anges. Elle était toute blanche avec de grands yeux doux, pareille aux saintes qui ont des auréoles. Jésus se taisait, mais riait toujours. Et qu'elle avait grandi! Elle ressemblait à une reine, maintenant, avec sa taille ronde, ses épaules superbes. Oh! la prendre à la taille, ne fût-ce qu'une seconde, et sentir ses épaules se renverser sous cette étreinte! Le rire de Jésus pâlissait, mourait comme un rayon d'astre au bord de l'horizon. L'abbé Mouret parlait seul, à présent. Vraiment, il s'était montré trop dur. Pourquoi avoir chassé Albine, sans un mot de tendresse, puisque le ciel permettait d'aimer?

-- Je l'aime, je l'aime! cria-t-il tout haut, d'une voix éperdue, qui emplit l'église.

Il la voyait encore là. Elle lui tendait les bras, elle était désirable, à lui faire rompre tous ses serments. Et il se jetait sur sa gorge, sans respect pour l'église; il lui prenait les membres, il la possédait sous une pluie de baisers. C'était devant elle qu'il se mettait à genoux, implorant sa miséricorde, lui demandant pardon de ses brutalités. Il expliquait qu'à certaines heures, il y avait en lui une voix qui n'était pas la sienne. Est-ce que jamais il l'aurait maltraitée! La voix étrangère seule avait parlé. Ce ne pouvait être lui, qui n'aurait pas, sans un frisson, touché à un de ses cheveux. Et il l'avait chassée, l'église était bien vide! Où devait-il courir, pour la rejoindre, pour la ramener, en essuyant ses larmes sous des caresses? La pluie tombait plus fort. Les chemins étaient des lacs de boue. Il se l'imaginait battue par l'averse, chancelant le long des fossés, avec des jupes trempées, collées à sa peau. Non, non, ce n'était pas lui, c'était l'autre, la voix jalouse, qui avait eu cette cruauté de vouloir la mort de son amour.

-- O Jésus! cria-t-il plus désespérément, soyez bon, rendez-la-moi.

Mais Jésus n'était plus là... Alors l'abbé Mouret, s'éveillant comme en sursaut, devint horriblement pâle. Il comprenait. Il n'avait pas su garder Jésus. Il perdait son ami, il restait sans défense contre le mal. Au lieu de cette clarté intérieure, dont il était tout éclairé, et dans laquelle il avait reçu son Dieu, il ne trouvait plus en lui que des ténèbres, une fumée mauvaise, qui exaspérait sa chair. Jésus, en se retirant, avait emporté la grâce. Lui, si fort depuis le matin du secours du ciel, il se sentait tout d'un coup misérable, abandonné, d'une faiblesse d'enfant. Et quelle atroce chute, quelle immense amertume! Avoir lutté héroïquement, être resté debout invincible, implacable, pendant que la tentation était là, vivante, avec sa taille ronde, ses épaules superbes, son odeur de femme passionnée; puis, succomber honteusement, haleter d'un désir abominable, lorsque la tentation s'éloignait, ne laissant derrière elle qu'un frisson de jupe, un parfum envolé de nuque blonde! Maintenant, avec les seuls souvenirs, elle rentrait toute-puissante, elle envahissait l'église.

-- Jésus! Jésus! cria une dernière fois le prêtre, revenez, rentrez en moi, parlez-moi encore!

Jésus restait sourd. Un instant, l'abbé Mouret implora le ciel de ses bras éperdument levés. Ses épaules craquaient de l'élan extraordinaire de ses supplications. Et bientôt ses mains retombèrent, découragées. Il y avait au ciel un de ces silences sans espoir que les dévots connaissent. Alors, il s'assit de nouveau sur la marche de l'autel, écrasé, le visage terreux, se serrant les flancs de ses coudes, comme pour diminuer sa chair. Il se rapetissait sous la dent de la tentation.

-- Mon Dieu! vous m'abandonnez, murmura-t-il. Que votre volonté soit faite!

Et il ne prononça plus une parole, soufflant fortement, pareil à une bête traquée, immobile dans la peur des morsures. Depuis sa faute, il était ainsi le jouet des caprices de la grâce. Elle se refusait aux appels les plus ardents; elle arrivait, imprévue, charmante, lorsqu'il n'espérait plus la posséder avant des années. Les premières fois, il s'était révolté, parlant en amant trahi, exigeant le retour immédiat de cette consolatrice, dont le baiser le rendait si fort. Puis, après des crises stériles de colère, il avait compris que l'humilité le meurtrissait moins et pouvait seule l'aider à supporter son abandon. Alors, pendant des heures, pendant des journées, il s'humiliait, dans l'attente d'un soulagement qui ne venait pas. Il avait beau se remettre entre les mains de Dieu, s'anéantir devant lui, répéter jusqu'à satiété les prières les plus efficaces: il ne sentait plus Dieu; sa chair, échappée, se soulevait de désir; les prières, s'embarrassant sur ses lèvres, s'achevaient en un balbutiement ordurier. Agonie lente de la tentation, où les armés de la foi tombaient, une à une, de ses mains défaillantes, où il n'était plus qu'une chose inerte aux griffes des passions, où il assistait, épouvanté, à sa propre ignominie, sans avoir le courage de lever le petit doigt pour chasser le péché. Telle était sa vie maintenant. Il connaissait toutes les attaques du péché. Pas un jour ne passait sans qu'il fût éprouvé. Le péché prenait mille formes, entrait par ses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face à la gorge, lui sautait traîtreusement sur les épaules, le torturait jusque dans ses os. Toujours, la faute était là, la nudité d'Albine, éclatante comme un soleil, éclairant les verdures du Paradou. Il ne cessa de la voir qu'aux rares instants où la grâce voulait bien lui fermer les paupières de ses caresses fraîches. Et il cachait son mal ainsi qu'un mal honteux. Il s'enfermait dans ces silences blêmes, qu'on ne savait comment lui faire rompre, emplissant le presbytère de son martyre et de sa résignation, exaspérant la Teuse, qui, derrière lui, montrait le poing au ciel.

Cette fois, il était seul, il pouvait agoniser sans honte. Le péché venait de l'abattre d'un tel coup, qu'il n'avait pas la force de quitter la marche de l'autel, où il était tombé. Il continuait à y haleter d'un souffle fort, brûlé par l'angoisse, ne trouvant pas une larme. Et il pensait à sa vie sereine d'autrefois. Ah! quelle paix, quelle confiance, lors de son arrivée aux Artaud! Le salut lui semblait une belle route. Il riait, à cette époque, quand on parlait de la tentation. Il vivait au milieu du mal, sans le connaître, sans le craindre, avec la certitude de le décourager. Il était un prêtre parfait, si chaste, si ignorant devant Dieu, que Dieu le menait par la main, ainsi qu'un petit enfant. Maintenant, toute cette puérilité était morte. Dieu le visitait le matin, et aussitôt il l'éprouvait. La tentation devenait sa vie sur la terre. Avec l'âge, avec la faute, il entrait dans le combat éternel. Etait-ce donc que Dieu l'aimait davantage, à cette heure? Les grands saints ont tous laissé des lambeaux de leurs corps aux épines de la voie douloureuse. Il tâchait de se faire une consolation de cette croyance. A chaque déchirement de sa chair, à chaque craquement de ses os, il se promettait des récompenses extraordinaires. Jamais le ciel ne le frapperait assez. Il allait jusqu'à mépriser son ancienne sérénité, sa facile ferveur, qui l'agenouillait dans un ravissement de fille, sans qu'il sentit même la meurtrissure du sol à ses genoux. Il s'ingéniait à trouver une volupté au fond de la souffrance, à s'y coucher, à s'y endormir. Mais, pendant qu'il bénissait Dieu, ses dents claquaient avec plus d'épouvante, la voix de son sang révolté lui criait que tout cela était un mensonge, que la seule joie désirable était de s'allonger aux bras d'Albine, derrière une haie en fleurs du Paradou.

Cependant, il avait quitté Marie pour Jésus, sacrifiant son coeur, afin de vaincre sa chair, rêvant de mettre de la virilité dans sa foi. Marie le troublait trop, avec ses minces bandeaux, ses mains tendues, son sourire de femme. Il ne pouvait s'agenouiller devant elle, sans baisser les yeux, de peur d'apercevoir le bord de ses jupes. Puis, il l'accusait de s'être faite trop douce pour lui, autrefois; elle l'avait si longtemps gardé entre les plis de sa robe, qu'il s'était laissé glisser de ses bras dans ceux de la créature, en ne s'apercevant même pas qu'il changeait de tendresse. Et il se rappelait les brutalités de Frère Archangias, son refus d'adorer Marie, le regard méfiant dont il semblait la surveiller. Lui, désespérait de se hausser jamais à cette rudesse; il la délaissait simplement, cachait ses images, désertait son autel. Mais elle restait au fond de son coeur, comme un amour inavoué, toujours présente. Le péché, par un sacrilège dont l'horreur l'anéantissait, se servait d'elle pour le tenter. Lorsqu'il l'invoquait encore, à certaines heures d'attendrissement invincible, c'était Albine qui se présentait, dans le voile blanc, l'écharpe bleue nouée à la ceinture, avec des roses d'or sur ses pieds nus. Toutes les Vierges, la Vierge au royal manteau d'or, la Vierge couronnée d'étoiles, la Vierge visitée par l'Ange de l'Annonciation, la Vierge paisible entre un lis et une quenouille, lui apportaient un ressouvenir d'Albine, les yeux souriants, ou la bouche délicate, ou la courbe molle des joues. Sa faute avait tué la virginité de Marie. Alors, d'un effort suprême, il chassait la femme de la religion, il se réfugiait dans Jésus, dont la douceur l'inquiétait même parfois. Il lui fallait un Dieu jaloux, un Dieu implacable, le Dieu de la Bible, environné de tonnerres, ne se montrant que pour châtier le monde épouvanté. Il n'y avait plus de saints, plus d'anges, plus de mère de Dieu; il n'y avait que Dieu, un maître omnipotent, qui exigeait pour lui toutes les haleines. Il sentait la main de ce Dieu lui écraser les reins, le tenir à sa merci dans l'espace et dans le temps, comme un atome coupable. N'être rien, être damné, rêver l'enfer, se débattre stérilement contre les monstres de la tentation, cela était bon. De Jésus, il ne prenait que la croix. Il avait cette folie de la croix, qui a usé tant de lèvres sur le crucifix. Il prenait la croix et il suivait Jésus. Il l'alourdissait, la rendait accablante, n'avait pas de plus grande joie que de succomber sous elle, de la porter à genoux, l'échine cassée. Il voyait en elle la force de l'âme, la joie de l'esprit, la consommation de la vertu, la perfection de la sainteté. Tout se trouvait en elle, tout aboutissait à mourir sur elle. Souffrir, mourir, ces mots sonnaient sans cesse à ses oreilles, comme la fin de la sagesse humaine. Et, lorsqu'il s'était attaché sur la croix, il avait la consolation sans bornes de l'amour de Dieu. Ce n'était plus Marie qu'il aimait d'une tendresse de fils, d'une passion d'amant. Il aimait, pour aimer, dans l'absolu de l'amour. Il aimait Dieu au-dessus de lui-même, au-dessus de tout, au fond d'un épanouissement de lumière. Il était ainsi qu'un flambeau qui se consume en clarté. La mort, quand il la souhaitait, n'était à ses yeux qu'un grand élan d'amour.

Que négligeait-il donc, pour être soumis à des épreuves si rudes? Il essuya de la main la sueur qui coulait de ses tempes, il songea que, le matin encore, il avait fait son examen de conscience, sans trouver en lui aucune offense grave. Ne menait-il pas une vie d'austérités et de macérations? N'aimait-il pas Dieu seul, aveuglément? Ah! qu'il l'aurait béni, s'il lui avait enfin rendu la paix, en le jugeant assez puni de sa faute. Mais jamais peut-être cette faute ne pourrait être expiée. Et, malgré lui, il revint à Albine, au Paradou, aux souvenirs cuisants. D'abord, il chercha des excuses. Un soir, il tombait sur le carreau de sa chambre, foudroyé par une fièvre cérébrale. Pendant trois semaines, il appartenait à cette crise de sa chair. Son sang, furieusement, lavait ses veines, jusqu'au bout de ses membres, grondait au travers de lui avec un vacarme de torrent lâché; son corps, du crâne à la plante des pieds, était nettoyé, renouvelé, battu par un tel travail de la maladie, que souvent, dans son délire, il avait cru entendre les marteaux des ouvriers reclouant ses os. Puis, il s'éveillait, un matin, comme neuf. Il naissait une seconde fois, débarrassé de ce que vingt-cinq ans de vie avait déposé successivement en lui. Ses dévotions d'enfant, son éducation du séminaire, sa foi de jeune prêtre, tout s'en était allé, submergé, emporté, laissant la place nette. Certes, l'enfer seul l'avait préparé ainsi pour le péché, le désarmant, faisant de ses entrailles un lit de mollesse, où le mal pouvait entrer et dormir. Et lui, restait inconscient, s'abandonnait à ce lent acheminement vers la faute. Au Paradou, lorsqu'il rouvrait les yeux, il se sentait baigné d'enfance, sans mémoire du passé, n'ayant plus rien du sacerdoce. Ses organes avaient un jeu doux, un ravissement de surprise, à recommencer la vie, comme s'ils ne la connaissaient pas et qu'ils eussent une joie extrême à l'apprendre. Oh! l'apprentissage délicieux, les rencontres charmantes, les adorables retrouvailles! Ce Paradou était une grande félicité. En le mettant là, l'enfer savait bien qu'il y serait sans défense. Jamais, dans sa première jeunesse, il n'avait goûté à grandir une pareille volupté. Cette première jeunesse, s'il l'évoquait maintenant, lui apparaissait toute noire, passée loin du soleil, ingrate, blême, infirme. Aussi comme il avait salué le soleil, comme il s'était émerveillé du premier arbre, de la première fleur, du moindre insecte aperçu, du plus petit caillou ramassé! Les pierres elles-mêmes le charmaient. L'horizon était un prodige extraordinaire. Ses sens, une matinée claire dont ses yeux s'emplissaient, une odeur de jasmin respirée, un chant d'alouette écouté, lui causaient des émotions si fortes, que ses membres défaillaient. Il avait pris un long plaisir à s'enseigner jusqu'aux plus légers tressaillements de la vie. Et le matin où Albine était née, à son côté, au milieu des roses! Il riait encore d'extase à ce souvenir. Elle se levait ainsi qu'un astre nécessaire au soleil lui-même. Elle éclairait tout, expliquait tout. Elle l'achevait. Alors, il recommençait avec elle leurs promenades, aux quatre coins du Paradou. Il se rappelait les petits cheveux qui s'envolaient sur sa nuque, lorsqu'elle courait devant lui. Elle sentait bon, elle balançait des jupes tièdes, dont les frôlements ressemblaient à des caresses. Lorsqu'elle le prenait entre ses bras nus, souples comme des couleuvres, il s'attendait à la voir, tant elle était mince, s'enrouler à son corps, s'endormir là, collée à sa peau. C'était elle qui marchait en avant. Elle le conduisait par un sentier détourné, où ils s'attardaient, pour ne pas arriver trop vite. Elle lui donnait la passion de la terre. Il apprenait à l'aimer, en regardant comment s'aiment les herbes; tendresse longtemps tâtonnante, et dont un soir enfin ils avaient surpris la grande joie, sous l'arbre géant, dans l'ombre suant la sève. Là, ils étaient au bout de leur chemin. Albine, renversée, la tête roulée au milieu de ses cheveux, lui tendait les bras. Lui, la prenait d'une étreinte. Oh! la prendre, la posséder encore, sentir son flanc tressaillir de fécondité, faire de la vie, être Dieu!

Le prêtre, brusquement, poussa une plainte sourde. Il se dressa, comme sous un coup de dent invisible; puis, il s'abattit de nouveau. La tentation venait de le mordre. Dans quelle ordure s'égaraient donc ses souvenirs? Ne savait-il pas que Satan a toutes les ruses, qu'il profite même des heures d'examen intérieur pour glisser jusqu'à l'âme sa tête de serpent? Non, non, pas d'excuse! La maladie n'autorisait point le péché. C'était à lui de se garder, de retrouver Dieu, au sortir de la fièvre. Au contraire, il avait pris plaisir à s'accroupir dans sa chair. Et quelle preuve de ses appétits abominables! Il ne pouvait confesser sa faute, sans glisser malgré lui au besoin de la commettre encore en pensée. N'imposerait-il pas silence à sa fange! Il rêvait de se vider le crâne, pour ne plus penser; de s'ouvrir les veines, pour que son sang coupable ne le tourmentât plus. Un instant, il resta la face entre les mains, grelottant, cachant les moindres bouts de sa peau, comme si les bêtes qui rôdaient autour de lui lui eussent hérissé le poil de leur haleine chaude.

Mais il pensait quand même, et le sang battait quand même dans son coeur. Ses yeux, qu'il fermait de ses poings, voyaient, sur le noir des ténèbres, les lignes souples du corps d'Albine, tracées d'un trait de flamme. Elle avait une poitrine nue aveuglante comme un soleil. A chaque effort qu'il faisait pour enfoncer ses yeux, pour chasser cette vision, elle devenait plus lumineuse, elle s'accusait avec des renversements de reins, des appels de bras tendus, qui arrachaient au prêtre un râle d'angoisse. Dieu l'abandonnait donc tout à fait, qu'il n'y avait plus pour lui de refuge? Et, malgré la tension de sa volonté, la faute recommençait toujours, se précisait avec une effrayante netteté. Il revoyait les moindres brins d'herbe, au bord des jupes d'Albine; il retrouvait, accrochée à ses cheveux, une petite fleur de chardon, à laquelle il se souvenait d'avoir piqué ses lèvres. Jusqu'aux odeurs, les sucres un peu âcres des tiges écrasées, qui lui revenaient; jusqu'aux sons lointains qu'il entendait encore, le cri régulier d'un oiseau, un grand silence, puis un soupir passant sur les arbres. Pourquoi le ciel ne le foudroyait-il pas tout de suite? Il aurait moins souffert. Il jouissait de son abomination avec une volupté de damné. Une rage le secouait, en écoutant les paroles scélérates qu'il avait prononcées aux pieds d'Albine. Elles retentissaient, à cette heure, pour l'accuser devant Dieu. Il avait reconnu la femme comme sa souveraine. Il s'était donné à elle en esclave, lui baisant les pieds, rêvant d'être l'eau qu'elle buvait, le pain qu'elle mangeait. Maintenant, il comprenait pourquoi il ne pouvait plus se reprendre. Dieu le laissait à la femme. Mais il la battrait, il lui casserait les membres, pour qu'elle le lâchât. C'était elle l'esclave, la chair impure, à laquelle l'Eglise aurait dû refuser une âme. Alors, il se roidit, il leva les poings sur Abine. Et les poings s'ouvraient, les mains coulaient le long des épaules nues, avec une caresse molle, tandis que la bouche, pleine d'injures, se collait sur les cheveux dénoués, en balbutiant des paroles d'adoration.

L'abbé Mouret ouvrit les yeux. La vision ardente d'Albine disparut. Ce fut un soulagement brusque, inespéré. Il put pleurer. Des larmes lentes rafraîchirent ses joues, pendant qu'il respirait longuement, n'osant encore remuer, de crainte d'être repris à la nuque. Il entendait toujours un grondement fauve derrière lui. Puis, cela était si doux de ne plus tant souffrir, qu'il s'oublia à goûter ce bien-être. Au-dehors, la pluie avait cessé. Le soleil se couchait dans une grande lueur rouge, qui semblait pendre aux fenêtres des rideaux de satin rose. L'église, maintenant, était tiède, toute vivante de cette dernière haleine du soleil. Le prêtre remerciait vaguement Dieu du répit qu'il voulait bien lui donner. Un large rayon, une poussière d'or, qui traversait la nef, allumait le fond de l'église, l'horloge, la chaire, le maître-autel. Peut-être était-ce la grâce qui lui revenait sur ce sentier de lumière, descendant du ciel? Il s'intéressait aux atomes allant et venant le long du rayon, avec une vitesse prodigieuse, pareils à une foule de messagers affairés portant sans cesse des nouvelles du soleil à la terre. Mille cierges allumés n'auraient pas rempli l'église d'une telle splendeur. Derrière le maître-autel, des draps d'or étaient tendus; sur les gradins, des ruissellements d'orfèvrerie coulaient, des chandeliers s'épanouissant en gerbes de clartés, des encensoirs où brûlait une braise de pierreries, des vases sacrés peu à peu élargis, avec des rayonnements de comètes; et, partout, c'était une pluie de fleurs lumineuses au milieu de dentelles volantes, des nappes, des bouquets, des guirlandes de roses, dont les coeurs en s'ouvrant laissaient tomber des étoiles. Jamais il n'avait souhaité une pareille richesse pour sa pauvre église. Il souriait, il faisait le rêve de fixer là ces magnificences, il les arrangeait à son gré. Lui, aurait préféré voir les rideaux de drap d'or attachés plus haut; les vases lui paraissaient aussi trop négligemment jetés; il ramassait encore les fleurs perdues, renouant les bouquets, donnant aux guirlandes une courbe molle. Mais quel émerveillement, lorsque toute cette pompe était ainsi étalée! Il devenait le pontife d'une église d'or. Les évêques, les princes, des femmes traînant des manteaux royaux, des foules dévotes, le front dans la poussière, la visitaient, campaient dans la vallée, attendaient des semaines à la porte, avant de pouvoir entrer. On lui baisait les pieds, parce que ses pieds, eux aussi, étaient en or, et qu'ils accomplissaient des miracles. L'or montait jusqu'à ses genoux. Un coeur d'or battait dans sa poitrine d'or avec un son musical si clair, que les foules, du dehors, l'entendaient. Alors, un orgueil immense le ravissait. Il était idole.

Le rayon de soleil montait toujours, le maître-autel flambait, le prêtre se persuadait que c'était bien la grâce qui lui revenait, pour qu'il éprouvât une telle jouissance intérieure. Le grondement fauve, derrière lui, se faisait câlin. Il ne sentait plus sur sa nuque que la douceur d'une patte de velours, comme si quelque chat géant l'eût caressé.

Et il continua sa rêverie. Jamais il n'avait vu les choses sous un jour aussi éclatant. Tout lui semblait aisé, à présent, tant il se jugeait fort. Puisque Albine l'attendait, il irait la rejoindre. Cela était naturel. Le matin, il avait bien marié le grand Fortuné à la Rosalie. L'Eglise ne défendait pas le mariage. Il les voyait encore se souriant, se poussant du coude sous ses mains qui les bénissaient. Puis, le soir, on lui avait montré leur lit. Chacune des paroles qu'il leur avait adressées éclatait plus haut à ses oreilles. Il disait au grand Fortuné que Dieu lui envoyait une compagne, parce qu'il n'a pas voulu que l'homme vécût solitaire. Il disait à la Rosalie qu'elle devait s'attacher à son mari, ne le quitter jamais, être sa servante soumise. Mais il disait aussi ces choses pour lui et pour Albine. N'était-elle pas sa compagne, sa servante soumise, celle que Dieu lui envoyait, afin que sa virilité ne se séchât pas dans la solitude? D'ailleurs, ils étaient liés. Il restait très surpris de ne pas avoir compris cela tout de suite, de ne pas s'en être allé avec elle, comme le devoir l'exigeait. Mais c'était chose décidée, il la rejoindrait, dès le lendemain. En une demi-heure, il serait auprès d'elle. Il traverserait le village, il prendrait le chemin du coteau; c'était de beaucoup le plus court. Il pouvait tout, il était le maître, personne ne lui dirait rien. Si on le regardait, il ferait, d'un geste, baisser toutes les têtes. Puis, il vivrait avec Albine. Il l'appellerait sa femme. Ils seraient très heureux. L'or montait de nouveau, ruisselait entre ses doigts. Il rentrait dans un bain d'or. Il emportait les vases sacrés pour les besoins de son ménage, menant grand train, payant ses gens avec des fragments de calice qu'il tordait entre ses doigts, d'un léger effort. Il mettait à son lit de noces les rideaux de drap d'or de l'autel. Comme bijoux, il donnait à sa femme les coeurs d'or, les chapelets d'or, les croix d'or, pendus au cou de la Vierge et des Saintes. L'église même, s'il l'élevait d'un étage, pourrait leur servir de palais. Dieu n'aurait rien à dire, puisqu'il permettait d'aimer. Du reste, que lui importait Dieu! N'était-ce pas lui, à cette heure, qui était Dieu, avec ses pieds d'or que la foule baisait, et qui accomplissait des miracles.

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