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La faute de l'abbé Mouret

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L'abbé Mouret se leva. Il fit ce geste large de Jeanbernat, ce geste de négation embrassant tout l'horizon.

-- Il n'y a rien, rien, rien, dit-il. Dieu n'existe pas.

Un grand frisson parut passer dans l'église. Le prêtre, effaré, redevenu d'une pâleur mortelle, écoutait. Qui donc avait parlé? Qui avait blasphémé? Brusquement la caresse de velours, dont il sentait la douceur sur sa nuque, était devenue féroce; des griffes lui arrachaient la chair, son sang coulait une fois encore. Il resta debout pourtant, luttant contre la crise. Il injuriait le péché triomphant, qui ricanait autour de ses tempes, où tous les marteaux du mal recommençaient à battre. Ne connaissait-il pas ses traîtrises? ne savait-il pas qu'il se fait un jeu souvent d'approcher avec des pattes douces, pour les enfoncer ensuite comme des couteaux jusqu'aux os de ses victimes? Et sa rage redoublait, à la pensée d'avoir été pris à ce piège, ainsi qu'un enfant. Il serait donc toujours par terre, avec le péché accroupi victorieusement sur sa poitrine! Maintenant, voilà qu'il niait Dieu. C'était la pente fatale. La fornication tuait la foi. Puis, le dogme croulait. Un doute de la chair, plaidant son ordure, suffisait à balayer tout le ciel. La règle divine irritait, les mystères faisaient sourire; dans un coin de la religion abattue, on se couchait en discutant son sacrilège, jusqu'à ce qu'on se fût creusé un trou de bête cuvant sa boue. Alors venaient les autres tentations: l'or, la puissance, la vie libre, une nécessité irrésistible de jouir, qui ramenait tout à la grande luxure, vautrée sur un lit de richesse et d'orgueil. Et l'on volait Dieu. On cassait les ostensoirs pour les pendre à l'impureté d'une femme. Eh bien! il était damné. Rien ne le gênait plus, le péché pouvait parler haut en lui. Cela était bon de ne plus lutter. Les monstres qui avaient rôdé derrière sa nuque se battaient dans ses entrailles, à cette heure. Il gonflait les flancs pour sentir leurs dents davantage. Il s'abandonnait à eux avec une joie affreuse. Une révolte lui faisait montrer les poings à l'église. Non, il ne croyait plus à la divinité de Jésus, il ne croyait plus à la sainte Trinité, il ne croyait qu'à lui, qu'à ses muscles, qu'aux appétits de ses organes. Il voulait vivre. Il avait le besoin d'être un homme. Ah! courir au grand air, être fort, n'avoir pas de maître jaloux, tuer ses ennemis à coups de pierre, emporter à son cou les filles qui passent! Il ressusciterait du tombeau où des mains rudes l'avaient couché. Il éveillerait sa virilité, qui ne devait être qu'endormie. Et qu'il expirât de honte, s'il trouvait sa virilité morte! Et que Dieu fût maudit, s'il l'avait retiré d'entre les créatures, en le touchant de son doigt, afin de le garder pour son service seul!

Le prêtre était debout, halluciné. Il crut qu'à ce nouveau blasphème l'église croulait. La nappe de soleil qui inondait le maître-autel avait grandi lentement, allumant les murs d'une rougeur d'incendie. Des flammèches montèrent encore, léchèrent le plafond, s'éteignirent dans une lueur saignante de braise. L'église, brusquement, devint toute noire. Il sembla que le feu de ce coucher d'astre venait de crever la toiture, de fendre les murailles, d'ouvrir de toutes parts des brèches béantes aux attaques du dehors. La carcasse sombre branlait, dans l'attente de quelque assaut formidable. La nuit, rapidement, grandissait.

Alors, de très loin, le prêtre entendit un murmure monter de la vallée des Artaud. Autrefois, il ne comprenait pas l'ardent langage de ces terres brûlées, où ne se tordaient que des pieds de vignes noueux, des amandiers décharnés, de vieux oliviers se déhanchant sur leurs membres infirmes. Il passait au milieu de cette passion, avec les sérénités de son ignorance. Mais, aujourd'hui, instruit dans la chair, il saisissait jusqu'aux moindres soupirs des feuilles pâmées sous le soleil. Ce furent d'abord, au fond de l'horizon, les collines, chaudes encore de l'adieu du couchant, qui tressaillirent et qui parurent s'ébranler avec le piétinement sourd d'une armée en marche. Puis, les roches éparses, les pierres des chemins, tous les cailloux de la vallée, se levèrent, eux aussi, roulant, ronflant, comme jetés en avant par le besoin de se mouvoir. A leur suite, les mares de terre rouge, les rares champs conquis à coups de pioche, se mirent à couler et à gronder, ainsi que des rivières échappées, charriant dans le flot de leur sang des conceptions de semences, des éclosions de racines, des copulations de plantes. Et bientôt tout fut en mouvement; les souches des vignes rampaient comme de grands insectes; les blés maigres, les herbes séchées, faisaient des bataillons armés de hautes lances; les arbres s'échevelaient à courir, étiraient leurs membres, pareils à des lutteurs qui s'apprêtent au combat; les feuilles tombées marchaient, la poussière des routes marchait. Multitude recrutant à chaque pas des forces nouvelles, peuple en rut dont le souffle approchait, tempête de vie à l'haleine de fournaise, emportant tout devant elle, dans le tourbillon d'un accouchement colossal. Brusquement, l'attaque eut lieu. Du bout de l'horizon, la campagne entière se rua sur l'église, les collines, les cailloux, les terres, les arbres. L'église, sous ce premier choc, craqua. Les murs se fendirent, des tuiles s'envolèrent. Mais le grand Christ, secoué, ne tomba pas.

Il y eut un court répit. Au-dehors, les voix s'élevaient, plus furieuses. Maintenant, le prêtre distinguait des voix humaines. C'était le village, les Artaud, cette poignée de bâtards poussés sur le roc, avec l'entêtement des ronces, qui soufflaient à leur tour un vent chargé d'un pullulement d'êtres. Les Artaud forniquaient par terre, plantaient de proche en proche une forêt d'hommes, dont les troncs mangeaient autour d'eux toute la place. Ils montaient jusqu'à l'église, ils en crevaient la porte d'une poussée, ils menaçaient d'obstruer la nef des branches envahissantes de leur race. Derrière eux, dans le fouillis des broussailles, accouraient les bêtes, des boeufs cherchant à enfoncer les murs de leurs cornes, des troupeaux d'ânes, de chèvres, de brebis, battant l'église en ruine, comme des vagues vivantes, des fourmilières de cloportes et de grillons attaquant les fondations, les émiettant de leurs dents de scie. Et il y avait encore, de l'autre côté, la basse-cour de Désirée, dont le fumier exhalait des buées d'asphyxie; le grand coq Alexandre y sonnait l'assaut de son clairon, les poules descellaient les pierres à coups de bec, les lapins creusaient des terriers jusque sous les autels, afin de les miner et de les abîmer, le cochon, gras à ne pas bouger, grognait, attendait que les ornements sacrés ne fussent plus qu'une poignée de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une rumeur formidable roula, un second assaut fut donné. Le village, les bêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instant l'église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Les femelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles un enfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l'église eut un pan de muraille abattu; le plafond fléchissait, les boiseries des fenêtres étaient emportées, la fumée du crépuscule, de plus en plus noire, entrait par les brèches bâillant affreusement. Sur la croix, le grand Christ ne tenait plus que par le clou de sa main gauche.

L'écroulement du pan de muraille fut salué d'une clameur. Mais l'église restait encore solide, malgré ses blessures. Elle s'entêtait d'une façon farouche, muette, sombre, se cramponnant aux moindres pierres de ses fondations. Il semblait que cette ruine, pour demeurer debout, n'eût besoin que du pilier le plus mince, portant, par un prodige d'équilibre, la toiture crevée. Alors, l'abbé Mouret vit les plantes rudes du plateau se mettre à l'oeuvre, ces terribles plantes durcies dans la sécheresse des rocs, noueuses comme des serpents, d'un bois dur, bossué de muscles. Les lichens, couleur de rouille, pareils à une lèpre enflammée, mangèrent d'abord les crépis de plâtre. Ensuite, les thyms enfoncèrent leurs racines entre les briques, ainsi que des coins de fer. Les lavandes glissaient leurs longs doigts crochus sous chaque maçonnerie ébranlée, les tiraient à elles, les arrachaient d'un effort lent et continu. Les genévriers, les romarins, les houx épineux, montaient plus haut, donnaient des poussées invincibles. Et jusqu'aux herbes elles-mêmes, ces herbes dont les brins séchés passaient sous la grand-porte, qui se raidissaient comme des piques d'acier, éventrant la grand-porte, s'avançant dans la nef, où elles soulevaient les dalles de leurs pinces puissantes. C'était l'émeute victorieuse, la nature révolutionnaire dressant des barricades avec des autels renversés, démolissant l'église qui lui jetait trop d'ombre depuis des siècles. Les autres combattants laissaient faire les herbes, les thyms, les lavandes, les lichens, ce rongement des petits plus destructeur que les coups de massue des forts, cet émiettement de la base dont le travail sourd devait achever d'abattre tout l'édifice. Puis, brusquement, ce fut la fin. Le sorbier, dont les hautes branches pénétraient déjà sous la voûte, par les carreaux cassés, entra violemment, d'un jet de verdure formidable. Il se planta au milieu de la nef. Là, il grandit démesurément. Son tronc devint colossal, au point de faire éclater l'église, ainsi qu'une ceinture trop étroite. Les branches allongèrent de toutes parts des noeuds énormes, dont chacun emportait un morceau de muraille, un lambeau de toiture; et elles se multipliaient toujours, chaque branche se ramifiant à l'infini, un arbre nouveau poussant de chaque noeud, avec une telle fureur de croissance, que les débris de l'église, trouée comme un crible, volèrent en éclats, en semant aux quatre coins du ciel une cendre fine. Maintenant, l'arbre géant touchait aux étoiles. Sa forêt de branches était une forêt de membres, de jambes, de bras, de torses, de ventres, qui suaient la sève; des chevelures de femmes pendaient; des têtes d'hommes faisaient éclater l'écorce, avec des rires de bourgeons naissants; tout en haut, les couples d'amants, pâmés au bord de leurs nids, emplissaient l'air de la musique de leur jouissance et de l'odeur de leur fécondité. Un dernier souffle de l'ouragan qui s'était rué sur l'église en balaya la poussière, la chaire et le confessionnal en poudre, les images saintes lacérées, les vases sacrés fondus, tous ces décombres que piquait avidement la bande des moineaux, autrefois logée sous les tuiles. Le grand Christ, arraché de la croix, resté pendu un moment à une des chevelures de femme flottantes, fut emporté, roulé, perdu, dans la nuit noire, au fond de laquelle il tomba avec un retentissement. L'arbre de vie venait de crever le ciel. Et il dépassait les étoiles.

L'abbé Mouret applaudit furieusement, comme un damné, à cette vision. L'église était vaincue. Dieu n'avait plus de maison. A présent, Dieu ne le gênerait plus. Il pouvait rejoindre Albine, puisqu'elle triomphait. Et comme il riait de lui, qui, une heure auparavant, affirmait que l'église mangerait la terre de son ombre! La terre s'était vengée en mangeant l'église. Le rire fou qu'il poussa le tira en sursaut de son hallucination. Stupide, il regarda la nef lentement noyée de crépuscule; par les fenêtres, des coins de ciel se montraient, piqués d'étoiles. Et il allongeait les bras, avec l'idée de tâter les murs, lorsque la voix de Désirée l'appela, du couloir de la sacristie.

-- Serge! es-tu là?... Parle donc! Il y a une demi-heure que je te cherche.

Elle entra. Elle tenait une lampe. Alors, le prêtre vit que l'église était toujours debout. Il ne comprit plus, il resta dans un doute affreux, entre l'église invincible, repoussant de ses cendres, et Albine toute-puissante, qui ébranlait Dieu d'une seule de ses haleines.

 

 

X.

Désirée approchait, avec sa gaieté sonore.

-- Tu es là! tu es là! cria-t-elle. Ah bien! tu joues donc à cache-cache? Je t'ai appelé plus de dix fois de toutes mes forces... Je croyais que tu étais sorti.

Elle fouillait les coins d'ombre du regard, d'un air curieux. Elle alla même jusqu'au confessionnal, sournoisement, comme si elle s'apprêtait à surprendre quelqu'un, caché en cet endroit. Elle revint, désappointée, reprenant:

-- Alors, tu es seul? Tu dormais peut-être? A quoi peux-tu t'amuser tout seul, quand il fait noir?... Allons, viens, nous nous mettons à table.

Lui, passait ses mains fiévreuses sur son front, pour effacer des pensées que tout le monde sûrement allait lire. Il cherchait machinalement à reboutonner sa soutane, qui lui semblait défaite, arrachée, dans un désordre honteux. Puis, il suivit sa soeur, la face sévère, sans un frisson, raidi dans cette volonté de prêtre cachant les agonies de sa chair sous la dignité du sacerdoce. Désirée ne s'aperçut pas même de son trouble. Elle dit simplement, en entrant dans la salle à manger:

-- Moi, j'ai bien dormi. Toi, tu as trop bavardé, tu es tout pâle.

Le soir, après le dîner, Frère Archangias vint faire sa partie de bataille avec la Teuse. Il avait, ce soir-là, une gaieté énorme. Quand le Frère était gai, il allongeait des coups de poing dans les côtes de la Teuse, qui lui rendait des soufflets, à toute volée. Cela les faisait rire, d'un rire dont les plafonds tremblaient. Puis, il inventait des farces extraordinaires: il cassait avec son nez des assiettes posées à plat, il pariait de fendre à coup de derrière la porte de la salle à manger, il jetait tout le tabac de sa tabatière dans le café de la vieille servante, ou bien apportait une poignée de cailloux qu'il lui glissait dans la gorge, en les enfonçant avec la main, jusqu'à la ceinture. Ces débordements de joie sanguine éclataient pour un rien, au milieu de ses colères accoutumées; souvent un fait dont personne ne riait lui donnait une véritable attaque de folie bruyante, tapant des pieds, tournant comme une toupie, se tenant le ventre.

-- Alors, vous ne voulez pas me dire pourquoi vous êtes gai? demanda la Teuse.

Il ne répondit pas. Il s'était assis à califourchon sur une chaise, il faisait le tour de la table en galopant.

-- Oui, oui, faites la bête, reprit-elle. Mon Dieu! que vous êtes bête! Si le bon Dieu vous voit, il doit être content de vous!

Le Frère venait de se laisser aller à la renverse, l'échine sur le carreau, les jambes en l'air. Sans se relever, il dit gravement:

-- Il me voit, il est content de me voir. C'est lui qui veut que je sois gai... Quand il consent à m'envoyer une récréation, il sonne la cloche dans ma carcasse. Alors, je me roule. Ça fait rire tout le paradis.

Il marcha sur l'échine jusqu'au mur; puis, se dressant sur la nuque, il tambourina des talons, le plus haut qu'il pût. Sa soutane, qui retombait, découvrait son pantalon noir raccommodé aux genoux avec des carrés de drap vert. Il reprenait:

-- Monsieur le curé, voyez donc où j'arrive. Je parie que vous ne faites pas ça... Allons, riez un peu. Il vaut mieux se traîner sur le dos, que de souhaiter pour matelas la peau d'une coquine. Vous m'entendez, hein! On est une bête pour un moment, on se frotte, on laisse sa vermine. Ça repose. Moi, lorsque je me frotte, je m'imagine être le chien de Dieu, et c'est ça qui me fait dire que tout le paradis se met aux fenêtres, riant de me voir... Vous pouvez rire aussi, monsieur le curé. C'est pour les saints et pour vous. Tenez, voici une culbute pour saint Joseph, en voici une autre pour saint Jean, une autre pour saint Michel, une pour saint Marc, une pour saint Mathieu...

Et il continua, défilant tout un chapelet de saints, culbutant autour de la pièce. L'abbé Mouret, resté silencieux, les poignets au bord de la table, avait fini par sourire. D'ordinaire, les joies du Frère l'inquiétaient. Puis, comme celui-ci passait à la portée de la Teuse, elle lui allongea un coup de pied.

-- Voyons, dit-elle, jouons-nous, à la fin?

Frère Archangias répondit par des grognements. Il s'était mis à quatre pattes. Il marchait droit à la Teuse, faisant le loup. Lorsqu'il l'eut atteinte, il enfonça la tête sous ses jupons, il lui mordit le genou droit.

-- Voulez-vous bien me lâcher! criait-elle. Est-ce que vous rêvez des saletés, maintenant!

-- Moi! balbutia le Frère, si égayé par cette idée, qu'il resta sur la place, sans pouvoir se relever. Eh! regarde, j'étrangle, rien que d'avoir goûté à ton genou. Il est trop salé, ton genou... Je mords les femmes, puis je les crache, tu vois.

Il la tutoyait, il crachait sur ses jupons. Quand il eut réussi à se mettre debout, il souffla un instant, en se frottant les côtes. Des bouffées de gaieté secouaient encore son ventre, comme une outre qu'on achève de vider. Il dit enfin, d'une grosse voix sérieuse:

-- Jouons... Si je ris, c'est mon affaire. Vous n'avez pas besoin de savoir pourquoi, la Teuse.

Et la partie s'engagea. Elle fut terrible. Le Frère abattait les cartes avec des coups de poing. Quand il criait: Bataille! les vitres sonnaient. C'était la Teuse qui gagnait. Elle avait trois as depuis longtemps, elle guettait le quatrième d'un regard luisant. Cependant, Frère Archangias se livrait à d'autres plaisanteries. Il soulevait la table, au risque de casser la lampe; il trichait effrontément, se défendant à l'aide de mensonges énormes, pour la farce, disait-il ensuite. Brusquement, il entonna les Vêpres, qu'il chanta d'une voix pleine de chantre au lutrin. Et il ne cessa plus, ronflant lugubrément, accentuant la chute de chaque verset en tapant ses cartes, sur la paume de sa main gauche. Quand sa gaieté était au comble, quand il ne trouvait plus rien pour l'exprimer, il chantait ainsi les Vêpres, pendant des heures. La Teuse, qui le connaissait bien, se pencha pour lui crier, au milieu du mugissement dont il emplissait la salle à manger

-- Taisez-vous, c'est insupportable!... Vous êtes trop gai, ce soir.

Alors, il entama les Complies. L'abbé Mouret était allé s'asseoir près de la fenêtre. Il semblait ne pas voir, ne pas entendre ce qui se passait autour de lui. Pendant le dîner, il avait mangé comme à son ordinaire, il était même parvenu à répondre aux éternelles questions de Désirée. Maintenant, il s'abandonnait, à bout de force; il roulait, brisé, anéanti, dans la querelle furieuse qui continuait en lui, sans trêve. Le courage même lui manquait pour se lever et monter à sa chambre. Puis, il craignait que, s'il tournait la face du côté de la lampe, on ne vît ses larmes, qu'il ne pouvait plus retenir. Il appuya le front contre une vitre, il regarda les ténèbres du dehors, s'endormant peu à peu, glissant à une stupeur de cauchemar.

Frère Archangias, psalmodiant toujours, cligna les yeux, en montrant le prêtre endormi, d'un mouvement de tête.

-- Quoi? demanda la Teuse.

Le Frère répéta son jeu de paupière, en l'accentuant.

-- Eh! quand vous vous démancherez le cou! dit la servante. Parlez, je vous comprendrai... Tenez, un roi. Bon! je prends votre dame.

Il posa un instant ses cartes, se courba sur la table, lui souffla dans la figure:

-- La gueuse est venue.

-- Je le sais bien, répondit-elle. Je l'ai vue avec mademoiselle entrer dans la basse-cour.

Il la regarda terriblement, il avança les poings.

-- Vous l'avez vue, vous l'avez laissée entrer! Il fallait m'appeler, nous l'aurions pendue par les pieds à un clou de votre cuisine.

Mais elle se fâcha, tout en contenant sa voix, pour ne pas réveiller l'abbé Mouret.

-- Ah bien! bégaya-t-elle, vous êtes encore bon, vous! Venez donc pendre quelqu'un dans ma cuisine!... Sans doute, je l'ai vue. Et même, j'ai tourné le dos, quand elle est allée rejoindre monsieur le curé dans l'église, après le catéchisme. Ils ont bien pu y faire ce qu'ils ont voulu. Est-ce que ça me regarde? Est-ce que je n'avais pas à mettre mes haricots sur le feu?... Moi, je l'abomine, cette fille. Mais du moment qu'elle est la santé de monsieur le curé... Elle peut bien venir à toutes les heures du jour et de la nuit. Je les enfermerai ensemble, s'ils veulent.

-- Si vous faisiez cela, la Teuse, dit le Frère avec une rage froide, je vous étranglerais.

Elle se mit à rire, en le tutoyant à son tour.

-- Ne dis donc pas des bêtises, petit! Les femmes, tu sais bien que ça t'est défendu comme le Pater aux ânes. Essaye de m'étrangler un jour, tu verras ce que je te ferai... Sois sage, finissons la partie. Tiens, voilà encore un roi.

Lui, tenant sa carte levée, continuait à gronder:

-- Il faut qu'elle soit venue par quelque chemin connu du diable seul, pour m'avoir échappé aujourd'hui. Je vais pourtant tous les après-midi me poster là-haut, au Paradou. Si je les surprends encore ensemble, je ferai faire connaissance à la gueuse d'un bâton de cornouiller, que j'ai taillé exprès pour elle... Maintenant, je surveillerai aussi l'église.

Il joua, se laissa enlever un valet par la Teuse, puis se renversa sur sa chaise, repris par son rire énorme. Il ne pouvait se fâcher sérieusement, ce soir-là. Il murmurait:

-- N'importe, si elle l'a vu, elle n'en est pas moins tombée sur le nez... Je veux tout de même vous conter ça, la Teuse. Vous savez, il pleuvait. Moi, j'étais sur la porte de l'école, quand je l'ai aperçue qui descendait de l'église. Elle marchait toute droite, avec son air orgueilleux, malgré l'averse. Et voilà qu'en arrivant à la route, elle s'est étalée tout de son long, à cause de la terre qui devait être glissante. Oh! j'ai ri, j'ai ri! Je tapais dans mes mains... Lorsqu'elle s'est relevée, elle avait du sang à un poignet. Ça m'a donné de la joie pour huit jours. Je ne puis pas me l'imaginer par terre, sans avoir à la gorge et au ventre des chatouillements qui me font éclater d'aise.

Et enflant les joues, tout à son jeu désormais, il chanta le De profundis. Puis, il le recommença. La partie s'acheva au milieu de cette lamentation, qu'il grossissait par moments, comme pour la goûter mieux. Ce fut lui qui perdit, mais il n'en éprouva pas la moindre contrariété. Quand la Teuse l'eut mis dehors, après avoir réveillé l'abbé Mouret, on l'entendit se perdre au milieu du noir de la nuit, en répétant le dernier verset du psaume: Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus, d'un air d'extraordinaire jubilation.

 

 

XI.

L'abbé Mouret dormit d'un sommeil de plomb. Lorsqu'il ouvrit les yeux, plus tard que de coutume, il se trouva la face et les mains baignées de larmes; il avait pleuré toute la nuit, en dormant. Il ne dit point sa messe, ce matin-là. Malgré son long repos, sa lassitude de la veille au soir était devenue telle, qu'il demeura jusqu'à midi dans sa chambre, assis sur une chaise, au pied de son lit. La stupeur, qui l'envahissait de plus en plus, lui ôtait jusqu'à la sensation de la souffrance. Il n'éprouvait plus qu'un grand vide; il restait soulagé, amputé, anéanti. La lecture de son bréviaire lui coûta un suprême effort; le latin des versets lui paraissait une langue barbare, dont il ne parvenait même plus à épeler les mots. Puis, le livre jeté sur le lit, il passa des heures à regarder la campagne par la fenêtre ouverte, sans avoir la force de venir s'accouder à la barre d'appui. Au loin, il apercevait le mur blanc du Paradou, un mince trait pâle courant à la crête des hauteurs, parmi les taches sombres des petits bois de pins. A gauche, derrière un de ces bois, se trouvait la brèche; il ne la voyait pas, mais il la savait là; il se souvenait des moindres bouts de ronce épars au milieu des pierres. La veille encore, il n'aurait point osé lever ainsi les regards sur cet horizon redoutable. Mais, à cette heure, il s'oubliait impunément à reprendre, après chaque bouquet de verdure, le fil interrompu de la muraille, pareille au liséré d'une jupe accroché à tous les buissons. Cela n'activait même pas le battement de ses veines. La tentation, comme dédaigneuse de la pauvreté de son sang, avait abandonné sa chair lâche. Elle le laissait incapable d'une lutte, dans la privation de la grâce, n'ayant même plus la passion du péché, prêt à accepter par hébétement tout ce qu'il repoussait furieusement la veille.

Il se surprit un moment à parler haut. Puisque la brèche était toujours là, il rejoindrait Albine, au coucher du soleil. Il ressentait un léger ennui de cette décision. Mais il ne croyait pouvoir faire autrement. Elle l'attendait, elle était sa femme. Quand il voulait évoquer son visage, il ne le voyait plus que très pâle, très lointain. Puis, il était inquiet sur la façon dont ils vivraient ensemble. Il leur serait difficile de rester dans le pays; il leur faudrait fuir, sans que personne s'en doutât; ensuite, une fois cachés quelque part, ils auraient besoin de beaucoup d'argent pour être heureux. A vingt reprises, il tenta d'arrêter un plan d'enlèvement, d'arranger leur existence d'amants heureux. Il ne trouva rien. Maintenant que le désir ne l'affolait plus, le côté pratique de la situation l'épouvantait, le mettait avec ses mains débiles en face d'une besogne compliquée, dont il ne savait pas le premier mot. Où prendraient-ils des chevaux pour se sauver? S'ils s'en allaient à pied, ne les arrêterait-on pas ainsi que des vagabonds? D'ailleurs, serait-il capable d'être employé, de découvrir une occupation quelconque qui pût assurer du pain à sa femme? Jamais on ne lui avait appris ces choses. Il ignorait la vie; il ne rencontrait, en fouillant dans sa mémoire, que des lambeaux de prière, des détails de cérémonial, des pages de l'Instruction théologique, de Bouvier, apprises autrefois par coeur au séminaire. Même des choses sans importance l'embarrassaient beaucoup. Il se demanda s'il oserait donner le bras à sa femme, dans la rue. Certainement, il ne saurait pas marcher, avec une femme au bras. Il paraîtrait si gauche, que le monde se retournerait. On devinerait un prêtre, on insulterait Albine. Vainement il tâcherait de se laver du sacerdoce, toujours il en emporterait avec lui la pâleur triste, l'odeur d'encens. Et s'il avait des enfants, un jour? Cette pensée inattendue le fit tressaillir. Il éprouva une répugnance étrange. Il croyait qu'il ne les aimerait pas. Cependant, ils étaient deux, un petit garçon et une petite fille. Lui, les écartait de ses genoux, souffrant de sentir leurs mains se poser sur ses vêtements, ne prenant point à les faire sauter la joie des autres pères. Il ne s'habituait pas à cette chair de sa chair, qui lui semblait toujours suer son impureté d'homme. La petite fille surtout le troublait, avec ses grands yeux, au fond desquels s'allumaient déjà des tendresses de femme. Mais non, il n'aurait point d'enfant, il s'éviterait cette horreur qu'il éprouvait, à l'idée de voir ses membres repousser et revivre éternellement. Alors, l'espoir d'être impuissant lui fut très doux. Sans doute, toute sa virilité s'en était allée pendant sa longue adolescence. Cela le détermina. Dès le soir, il fuirait avec Albine.

Le soir, pourtant, l'abbé Mouret se sentit trop las. Il remit son départ au lendemain. Le lendemain, il se donna un nouveau prétexte: il ne pouvait abandonner sa soeur ainsi seule avec la Teuse; il laisserait une lettre pour qu'on la conduisît chez l'oncle Pascal. Pendant trois jours, il se promit d'écrire cette lettre; la feuille de papier, la plume et l'encre étaient prêtes, sur la table, dans sa chambre. Et, le troisième jour, il s'en alla, sans écrire la lettre. Tout d'un coup, il avait pris son chapeau, il était parti pour le Paradou, par bêtise, obsédé, se résignant, allant là comme à une corvée qu'il ne savait de quelle façon éviter. L'image d'Albine s'était encore effacée; il ne la voyait plus, il obéissait à d'anciennes volontés, mortes en lui à cette heure, mais dont la poussée persistait dans le grand silence de son être.

Dehors il ne prit aucune précaution pour se cacher. Il s'arrêta, au bout du village, à causer un instant avec la Rosalie; elle lui annonçait que son enfant avait des convulsions, et elle riait pourtant, de ce rire du coin des lèvres qui lui était habituel. Puis il s'enfonça au milieu des roches, il marcha droit vers la brèche. Par habitude, il avait emporté son bréviaire. Comme le chemin était long, s'ennuyant, il ouvrit le livre, il lut les prières réglementaires. Quand il le remit sous son bras, il avait oublié le Paradou. Il allait toujours devant lui, songeant à une chasuble neuve qu'il voulait acheter pour remplacer la chasuble d'étoffe d'or qui, décidément, tombait en poussière; depuis quelque temps, il cachait des pièces de vingt sous, et il calculait qu'au bout de sept mois il aurait assez d'argent. Il arrivait sur les hauteurs, lorsqu'un chant de paysan, au loin, lui rappela un cantique qu'il avait su autrefois, au séminaire. Il chercha les premiers vers de ce cantique, sans pouvoir les trouver. Cela l'ennuyait d'avoir si peu de mémoire. Aussi, ayant fini par se souvenir, éprouva-t-il une joie très douce à chanter à demi-voix les paroles qui lui revenaient une à une. C'était un hommage à Marie. Il souriait, comme s'il eut reçu au visage un souffle frais de sa jeunesse. Qu'il était heureux, dans ce temps-là! Certes, il pouvait être heureux encore; il n'avait pas grandi, il ne demandait toujours que les mêmes bonheurs, une paix sereine, un coin de chapelle où la place de ses genoux fût marquée, une vie de solitude égayée par des puérilités adorables d'enfance. Il élevait peu à peu la voix, il chantait le cantique avec des sons filés de flûte, quand il aperçut la brèche, brusquement, en face de lui.

Un instant, il parut surpris. Puis, cessant de sourire, il murmura simplement:

-- Albine doit m'attendre. Le soleil baisse déjà.

Mais, comme il montait écarter les pierres pour passer, un souffle terrible l'inquiéta. Il dut redescendre, ayant failli mettre le pied en plein sur la figure de Frère Archangias, vautré par terre, dormant profondément. Le sommeil l'avait surpris sans doute, pendant qu'il gardait l'entrée du Paradou. Il en barrait le seuil, tombé tout de son long, les membres écartés, dans une posture honteuse. Sa main droite, rejetée derrière sa tête, n'avait pas lâché le bâton de cornouiller, qu'il semblait encore brandir, ainsi qu'une épée flamboyante. Et il ronflait au milieu des ronces, la face au soleil, sans que son cuir tanné eût un frisson. Un essaim de grosses mouches volaient au-dessus de sa bouche ouverte.

L'abbé Mouret le regarda un moment. Il enviait ce sommeil de saint roulé dans la poussière. Il voulut chasser les mouches; mais les mouches, entêtées, revenaient, se collaient aux lèvres violettes du Frère, qui ne les sentait seulement pas. Alors, l'abbé enjamba ce grand corps. Il entra dans le Paradou.

 

 

XII.

Derrière la muraille, à quelques pas, Albine était assise sur un tapis d'herbe. Elle se leva, en apercevant Serge.

-- Te voilà! cria-t-elle toute tremblante.

-- Oui, dit-il paisiblement, je suis venu.

Elle se jeta à son cou. Mais elle ne l'embrassa pas. Elle avait senti le froid des perles du rabat sur son bras nu. Elle l'examinait, inquiète déjà, reprenant:

-- Qu'as-tu? Tu ne m'as pas baisé sur les joues comme autrefois, tu sais, lorsque tes lèvres chantaient... Va, si tu es souffrant, je te guérirai encore. Maintenant que tu es là, nous allons recommencer notre bonheur. Il n'y a plus de tristesse... Tu vois, je souris. Il faut sourire, Serge.

Et comme il restait grave.

-- Sans doute, j'ai eu aussi bien du chagrin. Je suis encore toute pâle, n'est-ce pas? Depuis huit jours, je vivais là, sur l'herbe où tu m'as trouvée. Je ne voulais qu'une chose, te voir entrer par ce trou de la muraille. A chaque bruit, je me levais, je courais à ta rencontre. Et ce n'était pas toi, c'étaient des feuilles que le vent emportait... Mais je savais bien que tu viendrais. J'aurais attendu des années.

Puis, elle lui demanda:

-- Tu m'aimes encore?

-- Oui, répondit-il, je t'aime encore.

Ils restèrent en face l'un de l'autre, un peu gênés. Un gros silence tomba entre eux. Serge, tranquille, ne cherchait pas à le rompre. Albine, à deux reprises, ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt, surprise des choses qui lui montaient aux lèvres. Elle ne trouvait plus que des paroles amères. Elle sentait des larmes lui mouiller les yeux. Qu'éprouvait-elle donc, pour ne pas être heureuse, lorsque son amour était de retour?

-- Ecoute, dit-elle enfin, il ne faut pas rester là. C'est ce trou qui nous glace... Rentrons chez nous. Donne-moi ta main.

Et ils s'enfoncèrent dans le Paradou. L'automne venait, les arbres étaient soucieux, avec leurs têtes jaunies qui se dépouillaient feuille à feuille. Dans les sentiers, il y avait déjà un lit de verdure morte, trempé d'humidité, où les pas semblaient étouffer des soupirs. Au fond des pelouses, une fumée flottait, noyant de deuil les lointains bleuâtres. Et le jardin entier se taisait, ne soufflant plus que des haleines mélancoliques, qui passaient pareilles à des frissons.

Serge grelottait sous l'avenue de grands arbres qu'ils avaient prise. Il dit à demi-voix:

-- Comme il fait froid, ici!

-- Tu as froid, murmura tristement Albine. Ma main ne te chauffe plus. Veux-tu que je te couvre d'un pan de ma robe?... Viens, nous allons revivre toutes nos tendresses.

Elle le mena au parterre. Le bois de roses restait odorant, les dernières fleurs avaient des parfums amers; tandis que les feuillages, grandis démesurément, couvraient la terre d'une mare dormante. Mais Serge témoigna une telle répugnance à entrer dans ces broussailles, qu'ils restèrent sur le bord, cherchant de loin les allées où ils avaient passé au printemps. Elle se rappelait les moindres coins; elle lui montrait du doigt la grotte où dormait la femme de marbre, les chevelures pendantes des chèvrefeuilles et des clématites, les champs de violettes, la fontaine qui crachait des oeillets rouges, le grand escalier empli d'un ruissellement de giroflées fauves, la colonnade en ruine au centre de laquelle les lis bâtissaient un pavillon blanc. C'était là qu'ils étaient nés tous les deux, dans le soleil. Et elle racontait les plus petits détails de cette première journée, la façon dont ils marchaient, l'odeur que l'air avait à l'ombre. Lui, semblait écouter; puis, d'une question, il prouvait qu'il n'avait pas compris. Le léger frisson qui le pâlissait ne le quittait point.

Elle le mena au verger, dont ils ne purent même approcher. La rivière avait grossi, Serge ne songeait plus à prendre Albine sur son dos, pour la porter en trois sauts à l'autre bord. Et pourtant, là-bas, les pommiers et les poiriers étaient encore chargés de fruits; la vigne, aux feuilles plus rares, pliait sous des grappes blondes, dont chaque grain gardait la tache rousse du soleil. Comme ils avaient gaminé à l'ombre gourmande de ces arbres vénérables! Ils étaient des galopins alors. Albine souriait encore de la manière effrontée dont elle montrait ses jambes, lorsque les branches cassaient. Se souvenait-il au moins des prunes qu'ils avaient mangées? Serge répondait par des hochements de tête. Il paraissait las déjà. Le verger, avec son enfoncement verdâtre, son pêle-mêle de tiges moussues, pareil à quelque échafaudage éventré et ruiné, l'inquiétait, lui donnait le rêve d'un lieu humide, peuplé d'orties et de serpents.

Elle le mena aux prairies. Là, il dut faire quelques pas dans les herbes. Elles montaient à ses épaules, maintenant. Elles lui semblaient autant de bras minces qui cherchaient à le lier aux membres, pour le rouler et le noyer au fond de cette mer verte, interminable. Et il supplia Albine de ne pas aller plus loin. Elle marchait en avant, elle ne s'arrêta pas; puis, voyant qu'il souffrait, elle se tint debout à son côté, peu à peu assombrie, finissant par être prise de frissons comme lui. Pourtant, elle paria encore. D'un geste large, elle indiqua les ruisseaux, les rangées de saules, les nappes d'herbe étalées jusqu'au bout de l'horizon. Tout cela était à eux, autrefois. Ils y vivaient des journées entières. Là-bas, entre ces trois saules, au bord de cette eau, ils avaient joué aux amoureux. Alors, ils auraient voulu que les herbes fussent plus grandes qu'eux, afin de se perdre dans leur flot mouvant, d'être plus seuls, d'être loin de tout, comme des alouettes voyageant au fond d'un champ de blé. Pourquoi donc tremblait-il aujourd'hui, rien qu'à sentir le bout de son pied tremper et disparaître dans le gazon?

Elle le mena à la forêt. Les arbres effrayèrent Serge davantage. Il ne les connaissait pas, avec cette gravité de leur tronc noir. Plus qu'ailleurs, le passé lui semblait mort, au milieu de ces futaies sévères, où le jour descendait librement. Les premières pluies avaient effacé leurs pas sur le sable des allées; les vents emportaient tout ce qui restait d'eux aux branches basses des buissons. Mais Albine, la gorge serrée de tristesse, protestait du regard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurs promenades. A chaque broussaille, l'ancienne tiédeur du frôlement qu'ils avaient laissé là lui remontait au visage. Et, les yeux suppliants, elle cherchait encore à évoquer les souvenirs de Serge. Le long de ce sentier, ils avaient marché en silence, très émus, sans oser se dire qu'ils s'aimaient. Dans cette clairière, ils s'étaient oubliés un soir, fort tard, à regarder les étoiles, qui pleuvaient sur eux comme des gouttes de chaleur. Plus loin, sous ce chêne, ils avaient échangé leur premier baiser. Le chêne conservait l'odeur de ce baiser; les mousses elles-mêmes en causaient toujours. C'était un mensonge de dire que la forêt devenait muette et vide. Et Serge tournait la tête, pour éviter les yeux d'Albine, qui le fatiguaient.

Elle le mena aux grandes roches. Peut-être là ne frissonnerait-il plus de cet air débile qui la désespérait. Seules, les grandes roches, à cette heure, étaient encore chaudes de la braise rouge du soleil couchant. Elles avaient toujours leur passion tragique, leurs lits ardents de cailloux, où se roulaient des plantes grasses, monstrueusement accouplées. Et, sans parler, sans même tourner la tête, Albine entraînait Serge le long de la rude montée, voulant le mener plus haut, encore plus haut, au-delà des sources, jusqu'à ce qu'ils fussent de nouveau tous les deux dans le soleil. Ils retrouveraient le cèdre sous lequel ils avaient éprouvé l'angoisse du premier désir. Ils se coucheraient par terre, sur les dalles ardentes, en attendant que le rut de la terre les gagnât. Mais, bientôt, les pieds de Serge se heurtèrent cruellement. Il ne pouvait plus marcher. Une première fois, il tomba sur les genoux. Albine, d'un effort suprême, le releva, l'emporta un instant. Et il retomba, il resta abattu, au milieu du chemin. En face, au-dessous de lui, le Paradou immense s'étendait.

-- Tu as menti! cria Albine, tu ne m'aimes plus!

Et elle pleurait, debout à son côté, se sentant impuissante à l'emporter plus haut. Elle n'avait pas de colère encore, elle pleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait écrasé.

-- Le jardin est mort, j'ai toujours froid, murmura-t-il.

Mais elle lui prit la tête, elle lui montra le Paradou, d'un geste.

-- Regarde donc!... Ah! ce sont tes yeux qui sont morts, ce sont tes oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu as traversé toutes nos joies, sans les voir, sans les entendre, sans les sentir. Et tu n'as fait que trébucher, tu es venu tomber ici de lassitude et d'ennui... Tu ne m'aimes plus.

Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut une première violence.

-- Tais-toi! Est-ce que le jardin mourra jamais! Il dormira, cet hiver; il se réveillera en mai, il nous rapportera tout ce que nous lui avons confié de nos tendresses; nos baisers refleuriront dans le parterre, nos serments repousseront avec les herbes et les arbres... Si tu le voyais, si tu l'entendais, il est plus profondément ému, il aime d'une façon plus doucement poignante, à cette saison d'automne, lorsqu'il s'endort dans sa fécondité... Tu ne m'aimes plus, tu ne peux plus savoir.

Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se fâcher. Il avait un visage aminci, que pâlissait une peur d'enfant. Un éclat de voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d'elle qu'elle se reposât un instant, près de lui, au milieu du chemin. Ils causeraient paisiblement, ils s'expliqueraient. Et tous deux, en face du Paradou, sans même se prendre le bout des doigts, s'entretinrent de leur amour.

-- Je t'aime, je t'aime, dit-il de sa voix égale. Si je ne t'aimais pas, je ne serais pas venu... C'est vrai, je suis las. J'ignore pourquoi. J'aurais cru retrouver ici cette bonne chaleur dont le souvenir seul était une caresse. Et j'ai froid, le jardin me semble noir, je n'y vois rien de ce que j'y ai laissé. Mais ce n'est point ma faute. Je m'efforce d'être comme toi, je voudrais te contenter.

-- Tu ne m'aimes plus, répéta encore Albine.

-- Si, je t'aime. J'ai beaucoup souffert, l'autre jour, après t'avoir renvoyée... Oh! je t'aimais avec un tel emportement, sais-tu, que je t'aurais brisée d'une étreinte, si tu étais revenue te jeter dans mes bras. Jamais je ne t'ai désirée si furieusement. Pendant des heures, tu es restée vivante devant moi, me tenaillant de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tu t'allumais comme un soleil, tu m'enveloppais de ta flamme... Alors, j'ai marché sur tout, je suis venu.

Il garda un court silence, songeur; puis, il continua:

-- Et maintenant mes bras sont comme brisés. Si je voulais te prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je te laisserais tomber... Attends que ce frisson m'ait quitté. Tu me donneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne me regarde pas de tes yeux irrités. Aide-moi à retrouver mon coeur.

Et il avait une tristesse si vraie, une envie si évidente de recommencer leur vie tendre, qu'Albine fut touchée. Un instant, elle redevint très douce. Elle le questionna avec sollicitude.

-- Où souffres-tu? Quel est ton mal?

-- Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veines s'en va... Tout à l'heure, en venant, j'ai cru qu'on me jetait sur les épaules une robe glacée, qui se collait à ma peau, et qui, de la tête aux pieds, me faisait un corps de pierre... J'ai déjà senti cette robe sur mes épaules... Je ne me souviens plus.

Mais elle l'interrompit d'un rire amical.

-- Tu es un enfant, tu auras pris froid, voilà tout... Ecoute, ce n'est pas moi qui te fais peur, au moins? L'hiver, nous ne resterons pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous irons où tu voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, au milieu du monde, aussi tranquillement qu'au milieu des arbres. Et tu verras que je ne suis pas qu'une vaurienne, sachant dénicher des nids, marchant des heures sans être lasse... Quand j'étais petite, je portais des jupes brodées, avec des bas à jour, des guimpes, des falbalas. Personne ne t'a conté cela, peut-être?

Il ne l'écoutait pas, il dit brusquement, en poussant un léger cri:

-- Ah! je me souviens!

Et, quand elle l'interrogea, il ne voulut pas répondre. Il venait de se rappeler la sensation de la chapelle du séminaire sur ses épaules. C'était là cette robe glacée qui lui faisait un corps de pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passé de prêtre. Les vagues souvenirs qui s'étaient éveillés en lui, le long de la route, des Artaud au Paradou, s'accentuèrent, s'imposèrent avec une souveraine autorité. Pendant qu'Albine continuait à lui parler de la vie heureuse qu'ils mèneraient ensemble, il entendait des coups de clochette sonnant l'élévation, il voyait des ostensoirs traçant des croix de feu au-dessus de grandes foules agenouillées.

-- Eh bien! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupes brodées... Je veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra te distraire. Tu m'aimeras davantage peut-être, lorsque tu me verras belle, mise comme les dames. Je n'aurai plus mon peigne enfoncé de travers, avec des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mes manches jusqu'aux coudes. J'agraferai ma robe pour ne plus montrer mes épaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posément, avec de petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femme à ton bras, dans les rues.

-- Es-tu entrée dans les églises, parfois, quand tu étais petite? lui demanda-t-il, à demi-voix, comme s'il eût continué tout haut malgré lui, la rêverie qui l'empêchait de l'entendre. Moi, je ne pouvais passer devant une église sans y entrer. Dès que la porte retombait silencieusement derrière moi, il me semblait que j'étais dans le paradis lui-même, avec des voix d'ange qui me contaient à l'oreille des histoires de douceur, avec l'haleine des saints et des saintes dont je sentais la caresse par tout mon corps... Oui, j'aurais voulu vivre là, toujours, perdu au fond de cette béatitude.

Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu'une courte flamme s'allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumise encore:

-- Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de la musique, autrefois; j'étais une demoiselle savante, qu'on élevait pour tous les charmes... Je retournerai à l'école, je me remettrai à la musique. Si tu désires m'entendre jouer un air que tu aimes, tu n'auras qu'à me l'indiquer, je l'apprendrai pendant des mois, pour te le faire entendre, un soir chez nous, dans une chambre bien close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Et tu me récompenseras d'un seul baiser... Veux-tu? Un baiser sur les lèvres qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser entre tes bras.

-- Oui, oui, murmura-t-il, ne répondant toujours qu'à ses propres pensées, mes grands plaisirs ont d'abord été d'allumer les cierges, de préparer les burettes, de porter le Missel, les mains jointes. Plus tard, j'ai goûté l'approche lente de Dieu, et j'ai cru mourir d'amour... Je n'ai pas d'autres souvenirs. Je ne sais rien. Quand je lève la main, c'est pour une bénédiction. Quand j'avance les lèvres, c'est pour un baiser donné à l'autel. Si je cherche mon coeur, je ne le trouve plus je l'ai offert à Dieu, qui l'a pris.

Elle devint très pâle, les yeux ardents. Elle continua, avec un tremblement dans la voix:

-- Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le juges bon, envoyer le garçon au collège. Je garderai la chère blondine dans mes jupes. C'est moi qui lui apprendrai à lire. Oh! je me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j'ai oublié mes lettres... Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu seras heureux, n'est-ce pas? Réponds, dis-moi que tu auras chaud, que tu souriras, que tu ne regretteras rien?

-- J'ai pensé souvent aux saints de pierre qu'on encense depuis des siècles, au fond de leur niche, dit-il à voix très basse. A la longue, ils doivent être baignés d'encens jusqu'aux entrailles... Et moi je suis comme un de ces saints. J'ai de l'encens jusque dans le dernier pli de mes organes. C'est cet embaumement qui fait ma sérénité, la mort tranquille de ma chair, la paix que je goûte à ne pas vivre... Ah! que rien ne me dérange de mon immobilité! Je resterai froid, rigide, avec le sourire sans fin de mes lèvres de granit, impuissant à descendre parmi les hommes. Tel est mon seul désir.

Elle se leva, irritée, menaçante. Elle le secoua, en criant:

-- Que dis-tu? Que rêves-tu là, tout haut?... Ne suis-je pas ta femme? N'es-tu pas venu pour être mon mari?

Lui, tremblait plus fort, se reculait.

-- Non, laisse-moi, j'ai peur, balbutia-t-il.

-- Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants?

-- Non, non, j'ai peur

Puis, il jeta ce cri suprême:

-- Je ne peux pas! je ne peux pas!

Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face du malheureux, qui grelottait à ses pieds. Une flamme sortait de son visage. Elle avait ouvert les bras, comme pour le prendre, le serrer contre elle, dans un élan courroucé de désir. Mais elle parut réfléchir; elle ne lui saisit que la main, elle le mit debout.

-- Viens! dit-elle.

Et elle le mena sous l'arbre géant, à la place même où elle s'était livrée, et où il l'avait possédée. C'était la même ombre de félicité, le même tronc qui respirait ainsi qu'une poitrine, les mêmes branches qui s'étendaient au loin, pareilles à des membres protecteurs. L'arbre restait bon, robuste, puissant, fécond. Comme au jour de leurs noces, une langueur d'alcôve, une lueur de nuit d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans la clairière, baignée d'une limpidité verdâtre. Et, au loin, le Paradou, malgré le premier frisson de l'automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Il redevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de la forêt, des grandes roches, du vaste ciel, arrivait de nouveau un rire de volupté, un vent qui semait sur son passage une poussière de fécondation. Jamais le jardin, aux plus tièdes soirées de printemps, n'avait des tendresses si profondes qu'aux derniers beaux jours, lorsque les plantes s'endormaient en se disant adieu. L'odeur des germes mûrs charriait une ivresse de désir, à travers les feuilles plus rares.

- Entends-tu, entends-tu? balbutiait Albine à l'oreille de Serge, qu'elle avait laissé tomber sur l'herbe, au pied de l'arbre.

Serge pleurait.

-- Tu vois bien que le Paradou n'est pas mort. Il nous crie de nous aimer. Il veut toujours notre mariage... Oh! souviens-toi! Prends-moi à ton cou. Soyons l'un à l'autre.

Serge pleurait.

Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-même, d'une étreinte farouche. Ses lèvres se collèrent sur ce cadavre pour le ressusciter. Et Serge n'eut encore que des larmes.

Au bout d'un grand silence, Albine parla. Elle était debout, méprisante, résolue.

-- Va-t'en! dit-elle à voix basse.

Serge se leva d'un effort. Il ramassa son bréviaire qui avait roulé dans l'herbe. Il s'en alla.

-- Va-t'en! répétait Albine qui le suivait, le chassant devant elle, haussant la voix.

Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit à la brèche, au milieu des arbres graves. Et là, comme Serge hésitait, le front bas, elle lui cria violemment:

-- Va-t'en! va-t'en!

Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tête. La nuit tombait, le jardin n'était plus qu'un grand cercueil d'ombre.

 

 

XIII.

Frère Archangias, réveillé, debout sur la brèche, donnait des coups de bâton contre les pierres, en jurant abominablement.

-- Que le diable leur casse les cuisses! Qu'il les cloue au derrière l'un de l'autre comme des chiens! Qu'il les traîne par les pieds, le nez dans leur ordure!

Mais quand il vit Albine chassant le prêtre, il resta un moment, surpris. Puis, il tapa plus fort, il fut pris d'un rire terrible.

-- Adieu, la gueuse! Bon voyage! Retourne forniquer avec tes loups... Ah! tu n'as pas assez d'un saint. Il te faut des reins autrement solides. Il te faut des chênes. Veux-tu mon bâton? Tiens! couche avec! Voilà le gaillard qui te contentera.

Et, à toute volée, il jeta son bâton derrière Albine, dans le crépuscule. Puis, regardant l'abbé Mouret, il gronda.

-- Je vous savais là-dedans. Les pierres étaient dérangées... Ecoutez, monsieur le curé, votre faute a fait de moi votre supérieur, Dieu vous dit par ma bouche que l'enfer n'a pas de tourments assez effroyables pour les prêtres enfoncés dans la chair. S'il daigne vous pardonner, il sera trop bon, il gâtera sa justice.

A pas lents, tous deux redescendaient vers les Artaud. Le prêtre n'avait pas ouvert les lèvres. Peu à peu, il relevait la tête, il ne tremblait plus. Quand il aperçut, au loin, sur le ciel violâtre, la barre noire du Solitaire, avec la tache rouge des tuiles de l'église, il eut un faible sourire. Dans ses yeux clairs, se levait une grande sérénité.

Cependant, le Frère, de temps à autre, donnait un coup de pied à un caillou. Puis, il se tournait, il apostrophait son compagnon.

-- Est-ce fini, cette fois?... Moi, quand j'avais votre âge, j'étais possédé; un démon me mangeait les reins. Et puis, il s'est ennuyé, il s'en est allé. Je n'ai plus de reins. Je vis tranquille... Oh! je savais bien que vous viendriez. Voilà trois semaines que je vous guette. Je regardais dans le jardin, par le trou du mur. J'aurais voulu couper les arbres. Souvent, j'ai jeté des pierres. Quand je cassais une branche, j'étais content... Dites, c'est donc extraordinaire, ce qu'on goûte là-dedans?

Il avait arrêté l'abbé Mouret au milieu de la route, en le regardant avec des yeux luisant d'une terrible jalousie. Les délices entrevues du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il était resté sur le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l'abbé restant muet, il se remit à marcher, ricanant, grognant des paroles équivoques. Et, haussant le ton.

-- Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait, il scandalise tous les autres prêtres... Moi-même, je ne me sentais plus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe... A cette heure, vous voilà raisonnable. Allez, vous n'avez pas besoin de vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous a cassé les reins comme aux autres. Tant mieux! tant mieux!

Il triomphait, il tapait des mains. L'abbé ne l'écoutait pas, perdu dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frère l'eut quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, il entra dans l'église. Elle était toute grise, comme par ce terrible soir de pluie, où la tentation l'avait si rudement secoué. Mais elle restait pauvre et recueillie, sans ruissellement d'or, sans souffles d'angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel. Seule, une haleine de miséricorde semblait l'emplir.

Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant des larmes qu'il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le prêtre murmurait:

-- O mon Dieu, il n'est pas vrai que vous soyez sans pitié. Je le sens, vous m'avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce, qui, depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, en m'apportant le salut d'une façon lente et certaine... O mon Dieu, c'est au moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avec le plus d'efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal. Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son impuissance... Et, maintenant, ô mon Dieu, je vois que vous m'aviez à jamais marqué de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de délices, qui met un homme hors des hommes, et dont l'empreinte est si ineffaçable, qu'elle reparaît tôt ou tard, même sur les membres coupables. Vous m'avez brisé dans le péché et dans la tentation. Vous m'avez dévasté de votre flamme. Vous avez voulu qu'il n'y eût plus que des ruines en moi, pour y descendre en sécurité. Je suis une maison vide où vous pouvez habiter... Soyez béni, ô mon Dieu!

Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L'église était victorieuse; elle restait debout, au-dessus de la tête du prêtre, avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images saintes. Le monde n'existait plus. La tentation s'était éteinte, ainsi qu'un incendie désormais inutile à la purification de cette chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri suprême:

-- En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehors de tout, je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul, éternellement!

 

 

XIV.

A cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant l'agonie muette d'une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elle avait un visage blanc, traversé au front d'un grand pli. Pourquoi donc souffrait-elle toute cette mort? De quelle faute était-elle coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tint plus les promesses qu'il lui faisait depuis l'enfance. Et elle s'interrogeait, allant devant elle, sans voir les allées où l'ombre coulait peu à peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres. Elle ne se souvenait pas d'avoir cassé une fleur. Elle était restée la fille aimée des verdures, les écoutant avec soumission, s'abandonnant à elles, pleine de foi dans les bonheurs qu'elles lui réservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié de se coucher sous l'arbre géant, elle s'était couchée, elle avait ouvert les bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors, si elle ne trouvait rien à se reprocher, c'était donc le jardin qui la trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir souffrir.

Elle s'arrêta, elle regarda autour d'elle. Les grandes masses sombres des feuillages gardaient un silence recueilli, les sentiers, où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impasses de ténèbres; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément, elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix s'étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le Paradou de répondre, sans qu'une explication lui vînt des hautes branches, sans qu'une seule feuille la prît en pitié. Puis, quand elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dans la fatalité de l'hiver. Maintenant qu'elle ne questionnait plus la terre en créature révoltée, elle entendait une voix basse courant au ras du sol, la voix d'adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécu toujours en fleurs, s'être exhalé en un parfum continu, puis s'en aller au premier tourment, avec l'espoir de repousser quelque part, n'était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que gâterait un entêtement à vivre davantage? Ah! comme on devait être bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer à la courte journée vécue, pour en fixer éternellement les joies fugitives!

Elle s'arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cette heure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme une jouissance suprême. C'était à la mort qu'il l'avait conduite d'une si tendre façon. Après l'amour, il n'y avait plus que la mort. Et jamais le jardin ne l'avait tant aimée; elle s'était montrée ingrate en l'accusant, elle restait sa fille la plus chère. Les feuillages silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, les pelouses où le vent s'assoupissait, ne se taisaient que pour l'inviter à la joie d'un long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid; ils rêvaient de l'emporter, roulée parmi les feuilles sèches, les yeux glacés comme l'eau des sources, les membres raidis comme les branches nues, le sang dormant le sommeil de la sève. Elle vivrait leur existence jusqu'au bout, jusqu'à leur mort. Peut-être avaient-ils déjà résolu qu'à la saison prochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la forêt. C'était la grande loi de la vie: elle allait mourir.

Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin, en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles? Quelle fleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras, la laque tendre de sa gorge? A quel arbuste malade devait-elle offrir son jeune sang? Elle aurait voulu être utile aux herbes qui végétaient sur le bord des allées, se tuer là, pour qu'une verdure poussât d'elle, superbe, grasse, pleine d'oiseaux en mai et ardemment caressée du soleil. Mais le Paradou resta muet longtemps encore, ne se décidant pas à lui confier dans quel dernier baiser il l'emporterait. Elle dut retourner partout, refaire le pèlerinage de ses promenades. La nuit était presque entièrement tombée, et il lui semblait qu'elle entrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c'était sur leurs lits de cailloux qu'il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant, avec un désir qui ralentissait sa marche, que quelque chêne s'écroulât et l'ensevelît dans la majesté de sa chute. Elle longea les rivières des prairies, se penchant presque à chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée, parmi les nénuphars. Nulle part, la mort ne l'appelait, ne lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle ne se trompait point. C'était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affamée qu'aux matinées tièdes où elle cherchait l'amour. Et, tout d'un coup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs.

D'abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernière lueur du crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutes les roses qui s'alanguissaient aux approches de l'hiver. Elle les cueillait à terre, sans se soucier des épines; elle les cueillait devant elle, des deux mains; elle les cueillait au-dessus d'elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes. Une telle hâte la poussait, qu'elle cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins d'herbe. Bientôt elle eut des roses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra au pavillon, ayant dépouillé le bois, emportant jusqu'aux pétales tombés; et quand elle eut laissé glisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le parterre.

Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets énormes qu'elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les oeillets, coupant tout jusqu'aux boutons, liant des gerbes géantes d'oeillets blancs, pareilles à des jattes de lait, des gerbes géantes d'oeillets rouges, pareilles à des jattes de sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, les lis; elle prenait à poignée les dernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les ruches de satin; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit, ouvertes à peine à l'air du soir; elle fauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux. Lorsqu'elle fut de nouveau chargée, elle remonta au pavillon jeter, à côté des roses, les violettes, les oeillets, les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, les lis. Et, sans reprendre haleine, elle redescendit.

Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui était comme le cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis une seconde poussée des fleurs du printemps. Elle s'acharna surtout sur des plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieu des herbes, menant sa récolte avec des précautions d'avare. Les tubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaient distiller goutte à goutte de l'or, des richesses, des biens extraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grains fleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait lui verser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu'elle disparût dans la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu'elle avait coupée, elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen de raser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses, par-dessus les jacinthes, les soucis et les pavots s'entassèrent. Elle revint en courant se décharger dans la chambre au plafond bleu, veillant à ce que le vent ne lui volât pas un pistil. Elle redescendit.

Qu'allait-elle cueillir maintenant? Elle avait moissonné le parterre entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle ne voyait plus, sous l'ombre encore grise, que le parterre mort, n'ayant plus les yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses oeillets, les cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle ne pouvait remonter les bras vides. Et elle s'attaqua aux herbes, aux verdures; elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une suprême étreinte de passion à emporter la terre elle-même. Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et n'en laissa pas une feuille. Elle prit même deux grands fenouils, qu'elle jeta sur ses épaules, ainsi que deux arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrées, elle aurait emmené derrière elle toute la nappe verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regard sur le Paradou. Il était noir; la nuit, tombée complètement, lui avait jeté un drap noir sur la face. Et elle monta, pour ne plus redescendre.

La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampe allumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieu du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu'elle distribuait à tous les coins. D'abord, derrière la lampe sur la console, elle mit les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sa pureté blanche. Puis, elle porta des poignées d'oeillets et de quarantaines sur le vieux canapé, dont l'étoffe peinte était déjà semée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans; et l'étoffe disparut, le canapé allongea contre le mur un massif de quarantaines hérissé d'oeillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant l'alcôve; elle emplit le premier de soucis, le second de pavots, le troisième de belles-de-nuit, le quatrième d'héliotropes; les fauteuils, noyés, ne montrant que des bouts de leurs bras, semblaient des bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle roula près du chevet une petite table, sur laquelle elle dressa un tas énorme de violettes. Et, à larges brassées, elle couvrit entièrement le lit de toutes les jacinthes et de toutes les tubéreuses qu'elle avait apportées; la couche était si épaisse, qu'elle débordait sur le devant, aux pieds, à la tête, dans la ruelle, laissant couler des traînées de grappes. Le lit n'était plus qu'une grande floraison. Cependant, les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout; elle ne regardait même pas où elles tombaient; la console, le canapé, les fauteuils, en reçurent; un coin du lit en fut inondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d'orage, qui faisaient des mares dans les trous du carreau. Mais le tas ne diminuant guère, elle finit par en tresser des guirlandes qu'elle pendit aux murs. Les Amours de plâtre qui polissonnaient au-dessus de l'alcôve eurent des guirlandes de roses au cou, aux bras, autour des reins; leurs ventres nus, leurs culs nus furent tout habillés de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadrés de noeuds de ruban couleur chair, les peintures érotiques mangées par le temps, se trouvèrent tendus d'un manteau de roses, d'une draperie de roses. La grande chambre était parée. Maintenant, elle pouvait y mourir.

Un instant, elle resta debout, regardant autour d'elle. Elle songeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa les verdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes, les fenouils; elle les tordit, les plia, en fabriqua des tampons, à l'aide desquels elle alla boucher les moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres. Puis, elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus à gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur la floraison des jacinthes et des tubéreuses.

Là, ce fut une volupté dernière. Les yeux grands ouverts, elle souriait à la chambre. Comme elle avait aimé, dans cette chambre! Comme elle y mourait heureuse! A cette heure, rien d'impur ne lui venait plus des Amours de plâtre, rien de troublant ne descendait plus des peintures, où des membres de femme se vautraient. Il n'y avait, sous le plafond bleu, que le parfum étouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre que l'odeur d'amour ancien dont l'alcôve était toujours restée tiède, une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu'elle soufflait l'asphyxie. Peut-être était-ce l'haleine de la dame morte là, il y avait un siècle. Elle se trouvait ravie à son tour, dans cette haleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son coeur, elle continuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange de senteurs qui l'endormait lentement, très doucement. D'abord, c'était un prélude gai, enfantin: ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l'âpreté des herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s'égrenaient du tas de violettes posé sur la table, près du chevet; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l'haleine calme, l'accompagnement régulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l'éclat brusque des oeillets, à l'odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu'elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait les tourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s'apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu'à un cantique adorable des héliotropes, dont les haleines de vanille disaient l'approche des noces. Les belles-de-nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis, il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond coulèrent des voix, un choeur lointain. C'était un ensemble large, qu'elle écouta au début avec un léger frisson. Le choeur s'enfla, elle fut bientôt tout vibrante des sonorités prodigieuses qui éclataient autour d'elle. Les noces étaient venues, les fanfares des roses annonçaient l'instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son coeur, pâmée, mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l'étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l'enveloppèrent d'un dernier soupir, si profond, qu'il couvrit le choeur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs.

 

 

XV.

Le lendemain, vers trois heures, la Teuse et Frère Archangias, qui causaient sur le perron du presbytère, virent le cabriolet du docteur Pascal traverser le village, au grand galop du cheval. De violents coups de fouet sortaient de la capote baissée.

-- Où court-il donc comme ça? murmura la vieille servante. Il va se casser le cou.

Le cabriolet était arrivé au bas du tertre, sur lequel l'église était bâtie. Brusquement, le cheval se cabra, s'arrêta; et la tête du docteur, toute blanche, toute ébouriffée, s'allongea sous la capote.

-- Serge est-il là? cria-t-il d'une voix furieuse.

La Teuse s'était avancée au bord du tertre.

-- Monsieur le curé est dans sa chambre, répondit-elle. Il doit lire son bréviaire... Vous avez quelque chose à lui dire? Voulez-vous que je l'appelle?

L'oncle Pascal, dont le visage paraissait bouleversé, eut un geste terrible de sa main droite, qui tenait le fouet. Il reprit, se penchant davantage, au risque de tomber:

-- Ah! il lit son bréviaire!... Non, ne l'appelez pas. Je l'étranglerais, et c'est inutile... J'ai à lui dire qu'Albine est morte, entendez-vous! Dites-lui qu'elle est morte, de ma part!

Et il disparut, il lança à son cheval un si rude coup de fouet, que la bête s'emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l'arrêta de nouveau, allongeant encore la tête, criant plus fort:

-- Dites-lui aussi de ma part qu'elle était enceinte! Ça lui fera plaisir.

Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahots inquiétants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou. La Teuse était restée toute suffoquée. Frère Archangias ricanait, en fixant sur elle des yeux où flambait une joie farouche. Et elle le poussa, elle faillit le faire tomber, le long des marches du perron.

-- Allez-vous-en, bégayait-elle, se fâchant à son tour, se soulageant sur lui. Je finirai par vous détester, vous!... Est-il possible de se réjouir de la mort du monde! Moi, je ne l'aimais pas cette fille. Mais quand on meurt à son âge, ce n'est pas gai... Allez-vous-en, tenez! Ne riez plus comme ça, ou je vous jette mes ciseaux à la figure!

C'était vers une heure seulement qu'un paysan, venu à Plassans pour vendre ses légumes, avait appris au docteur Pascal la mort d'Albine, en ajoutant que Jeanbernat le demandait. Maintenant, le docteur se sentait un peu soulagé par le cri qu'il venait de jeter, en passant devant l'église. Il s'était détourné de son chemin, afin de se donner cette satisfaction. Il se reprochait cette mort comme un crime dans lequel il aurait trempé. Tout le long de la route, il n'avait cessé de s'accabler d'injures, s'essuyant les yeux pour voir clair à conduire son cheval, poussant le cabriolet sur les tas de pierres, avec la sourde envie de culbuter et de se casser quelque membre. Lorsqu'il se fut engagé dans le chemin creux longeant la muraille interminable du parc, une espérance lui vint. Peut-être qu'Albine n'était qu'en syncope. Le paysan lui avait conté qu'elle s'était asphyxiée avec des fleurs. Ah! s'il arrivait à temps, s'il pouvait la sauver! Et il tapait férocement sur son cheval, comme s'il eût tapé sur lui.

La journée était fort belle. Ainsi qu'aux beaux jours de mai, le pavillon lui apparut tout baigné de soleil. Mais le lierre qui montait jusqu'au toit avait des feuilles tachées de rouille, et les mouches à miel ne ronflaient plus autour des giroflées, grandies entre les fentes. Il attacha vivement son cheval, il poussa la barrière du petit jardin. C'était toujours ce grand silence, dans lequel Jeanbernat fumait sa pipe. Seulement, le vieux n'était plus là, sur son banc, devant ses salades.

-- Jeanbernat! appela le docteur.

Personne ne répondit. Alors, en entrant dans le vestibule, il vit une chose qu'il n'avait jamais vue. Au fond du couloir, au bas de la cage noire de l'escalier, une porte était ouverte sur le Paradou; l'immense jardin, sous le soleil pâle, roulait ses feuilles jaunes, étendait sa mélancolie d'automne. Il franchit le seuil de cette porte, il fit quelques pas sur l'herbe humide.

-- Ah! c'est vous, docteur! dit la voix calme de Jeanbernat.

Le vieux, à grands coups de bêche, creusait un trou, au pied d'un mûrier. Il avait redressé sa haute taille, en entendant des pas. Puis, il s'était remis à la besogne, enlevant d'un seul effort une motte énorme de terre grasse.

-- Que faites-vous donc là? demanda le docteur Pascal.

Jeanbernat se redressa de nouveau. Il essuyait la sueur de son front sur la manche de sa veste.

-- Je fais un trou, répondit-il simplement. Elle a toujours aimé le jardin. Elle sera bien là pour dormir.

Le docteur sentit l'émotion l'étrangler. Il resta un instant au bord de la fosse, sans pouvoir parler. Il regardait Jeanbernat donner ses rudes coups de bêche.

-- Où est-elle? dit-il enfin.

-- Là-haut, dans sa chambre. Je l'ai laissée sur le lit. Je veux que vous lui écoutiez le coeur, avant de la mettre là-dedans... Moi, j'ai écouté je n'ai rien entendu.

Le docteur monta. La chambre n'avait pas été touchée. Seule, une fenêtre était ouverte. Les fleurs, fanées, étouffées dans leur propre parfum, ne mettaient plus là que la senteur fade de leur chair morte. Au fond de l'alcôve, pourtant, restait une chaleur d'asphyxie, qui semblait couler dans la chambre et s'échapper encore par minces filets de fumée. Albine, très blanche, les mains sur son coeur, dormait avec un sourire, au milieu de sa couche de jacinthes et de tubéreuses. Et elle était bien heureuse, elle était bien morte. Debout devant le lit, le docteur la regarda longuement, avec cette fixité des savants qui tentent des résurrections. Puis, il ne voulut pas même déranger ses mains jointes; il la baisa au front, à cette place que sa maternité avait déjà tachée d'une ombre légère. En bas, dans le jardin, la bêche de Jeanbernat enfonçait toujours ses coups sourds et réguliers.

Cependant, au bout d'un quart d'heure, le vieux monta. Il avait fini sa besogne. Il trouva le docteur assis devant le lit, plongé dans une telle songerie, qu'il paraissait ne pas sentir les grosses larmes coulant une à une sur ses joues. Les deux hommes n'échangèrent qu'un regard. Puis, après un silence:

-- Allez, j'avais raison, dit lentement Jeanbernat, répétant son geste large, il n'y a rien, rien, rien... Tout ça, c'est de la farce.

Il restait debout, il ramassait les roses tombées du lit, qu'il jetait une à une sur les jupes d'Albine.

-- Les fleurs, ça ne vit qu'un jour, dit-il encore; tandis que les mauvaises orties comme moi, ça use les pierres où ça pousse... Maintenant, bonsoir, je puis crever. On m'a soufflé mon dernier coin de soleil. C'est de la farce.

Et il s'assit à son tour. Il ne pleurait pas, il avait le désespoir raide d'un automate dont la mécanique se casse. Machinalement, il allongea la main, il prit un livre sur la petite table couverte de violettes. C'était un des bouquins du grenier, un volume dépareillé d'Holbach!, qu'il lisait depuis le matin, en veillant le corps d'Albine. Comme le docteur se taisait toujours, accablé, il se remit à tourner les pages. Mais une idée lui vint tout d'un coup.

-- Si vous m'aidiez, dit-il au docteur, nous la descendrions à nous deux, nous l'enterrerions avec toutes ces fleurs.

L'oncle Pascal eut un frisson. Il expliqua qu'il n'était pas permis de garder ainsi les morts.

-- Comment, ce n'est pas permis! cria le vieux. Eh bien! je me le permettrai!... Est-ce qu'elle n'est pas à moi? Est-ce que vous croyez que je vais me la laisser prendre par les curés? Qu'ils essayent, s'ils veulent être reçus à coups de fusil.

Il s'était levé, il brandissait terriblement son livre. Le docteur lui saisit les mains, les serra contre les siennes, en le conjurant de se calmer. Pendant longtemps, il parla, disant tout ce qui lui venait aux lèvres; il s'accusait, il laissait échapper des lambeaux d'aveux, il revenait vaguement à ceux qui avaient tué Albine.

-- Ecoutez, dit-il enfin, elle n'est plus à vous, il faut la leur rendre.

Mais Jeanbernat hochait la tête, refusant du geste. Il était ébranlé, cependant. Il finit par dire:

-- C'est bien. Qu'ils la prennent et qu'elle leur casse les bras! Je voudrais qu'elle sortît de leur terre pour les tuer tous de peur... D'ailleurs, j'ai une affaire à régler là-bas. J'irai demain... Adieu, docteur. Le trou sera pour moi.

Et, quand le docteur fut parti, il se rassit au chevet de la morte, et reprit gravement la lecture de son livre.

 

 

XVI.

Ce matin-là, il y avait un grand remue-ménage, dans la basse-cour du presbytère. Le boucher des Artaud venait de tuer Mathieu, le cochon, sous le hangar. Désirée, enthousiasmée, avait tenu les pieds de Mathieu, pendant qu'on le saignait, le baisant sur l'échine pour qu'il sentit moins le couteau, lui disant qu'il fallait bien qu'on le tuât, maintenant qu'il était si gras. Personne comme elle ne tranchait la tête d'une oie d'un seul coup de hachette, ou n'ouvrait le gosier d'une poule avec une paire de ciseaux. Son amour des bêtes acceptait très gaillardement ce massacre. C'était nécessaire, disait-elle; ça faisait de la place aux petits qui poussaient. Et elle était très gaie.

-- Mademoiselle, grondait la Teuse à chaque minute, vous allez vous faire mal. Ça n'a pas de bon sens, de se mettre dans un état pareil, parce qu'on tue un cochon. Vous êtes rouge comme si vous aviez dansé tout un soir.

Mais Désirée tapait des mains, tournait, s'occupait. La Teuse, elle, avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsi qu'elle le disait. Depuis le matin six heures, elle roulait sa masse énorme, de la cuisine à la basse-cour. Elle devait faire le boudin. C'était elle qui avait battu le sang, deux larges terrines toutes roses au grand soleil. Et jamais elle n'aurait fini, parce que mademoiselle l'appelait toujours, pour des riens. Il faut dire qu'à l'heure même où le boucher saignait Mathieu, Désirée avait eu une grosse émotion, en entrant dans l'écurie. Lise, la vache, était en train d'y accoucher. Alors, saisie d'une joie extraordinaire, elle avait achevé de perdre la tête.

-- Un s'en va, un autre arrive! cria-t-elle, sautant, pirouettant sur elle-même. Mais viens donc voir, la Teuse!

Il était onze heures. Par moments, un chant sortait de l'église. On saisissait un murmure confus de voix désolées, un balbutiement de prière, d'où montaient brusquement des lambeaux de phrases latines, jetés à pleine voix.

-- Viens donc! répéta Désirée pour la vingtième fois.

-- Il faut que j'aille sonner, murmura la vieille servante; jamais je n'aurai fini... Qu'est-ce que vous voulez encore, mademoiselle?

Mais elle n'attendit pas la réponse. Elle se jeta au milieu d'une bande de poules, qui buvaient goulûment le sang, dans les terrines. Elle les dispersa à coups de pied, furieuse. Puis elle couvrit les terrines, en disant:

-- Ah bien! au lieu de me tourmenter vous feriez mieux de veiller sur ces gueuses... Si vous les laissez faire, vous n'aurez pas de boudin, comprenez-vous!

Désirée riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, le grand mal! Ça les engraissait. Puis, elle voulut emmener la Teuse auprès de la vache. Celle-ci se débattait.

-- Il faut que j'aille sonner... L'enterrement va sortir. Vous entendez bien.

A ce moment, dans l'église, les voix grandirent, trônèrent sur un ton mourant. Un bruit de pas arriva, très distinct.

-- Non, regarde, insistait Désirée en la poussant vers l'écurie. Dis-moi ce qu'il faut que je fasse.

La vache, étendue sur la litière, tourna la tête, les suivit de ses gros yeux. Et Désirée prétendait qu'elle avait pour sûr besoin de quelque chose. Peut-être qu'on aurait pu l'aider, pour qu'elle souffrît moins. La Teuse haussait les épaules. Est-ce que les bêtes ne savaient pas faire leurs affaires elles-mêmes! Il ne fallait pas la tourmenter, voilà tout. Elle se dirigeait enfin vers la sacristie, lorsqu'en repassant devant le hangar, elle jeta un nouveau cri.

-- Tenez, tenez! dit-elle, le poing tendu. Ah! la gredine!

Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu'on le grillât, s'allongeait, tombé sur le dos, les pattes en l'air. Le trou du couteau, à son cou, était tout frais, avec des gouttes de sang qui perlaient. Et une petite poule blanche, l'air très délicat, piquait une à une les gouttes de sang.

-- Pardi! elle se régale, dit simplement Désirée.

Elle s'était penchée, elle donnait des tapes sur le ventre ballonné du cochon, en ajoutant:

-- Hein! mon gros, tu leur as assez de fois volé leur soupe pour qu'elles te mangent un peu le cou maintenant.

La Teuse ôta rapidement son tablier, dont elle enveloppa le cou de Mathieu. Ensuite, elle se hâta, elle disparut dans l'église. La grande porte venait de crier sur ses gonds rouillés, une bouffée de chant s'élargissait en plein air, au milieu du soleil calme. Et, tout d'un coup, la cloche se mit à sonner, à coups réguliers. Désirée, qui était restée agenouillée devant le cochon, lui tapant toujours sur le ventre, avait levé la tête, écoutait, sans cesser de sourire. Puis, se voyant seule, ayant regardé sournoisement autour d'elle, elle se glissa dans l'écurie, dont elle referma la porte sur elle. Elle allait aider la vache.

La petite grille du cimetière, qu'on avait voulu ouvrir toute grande, pour laisser passer le corps, pendait contre le mur, à demi arrachée. Dans le champ vide, le soleil dormait, sur les herbes sèches. Le convoi entra, en psalmodiant le dernier verset du Miserere. Et il y eut un silence.

-- Requiem oeternam dona ei, Domine, reprit d'une voix grave l'abbé Mouret.

-- Et lux perpetua luceat ei, ajouta Frère Archangias, avec un mugissement de chantre.

D'abord, Vincent s'avançait, en surplis, portant la croix, une grande croix de cuivre à moitié désargentée, qu'il levait à deux mains, très haut. Puis, marchait l'abbé Mouret, pâle dans sa chasuble noire, la tête droite, chantant sans un tremblement des lèvres, les yeux fixés au loin, devant lui. Le cierge allumé qu'il tenait tachait à peine le plein jour d'une goutte chaude. Et, à deux pas, le touchant presque, venait le cercueil d'Albine, que quatre paysans portaient sur une sorte de brancard peint en noir. Le cercueil mal recouvert par un drap trop court montrait, aux pieds, le sapin neuf de ses planches, dans lequel les têtes des clous mettaient des étincelles d'acier. Au milieu du drap, des fleurs étaient semées, des poignées de roses blanches, de jacinthes et de tubéreuses, prises au lit même de la morte.

-- Faites donc attention! cria Frère Archangias aux paysans, lorsque ceux-ci penchèrent un peu le brancard, pour qu'il pût passer, sans s'accrocher à la grille. Vous allez tout flanquer par terre!

Et il retint le cercueil de sa grosse main. Il portait l'aspersoir, faute d'un second clerc; et il remplaçait également le chantre, le garde-champêtre, qui n'avait pu venir.

-- Entrez aussi, vous autres, dit-il en se tournant.

C'était un autre convoi, le petit de la Rosalie, mort la veille, dans une crise de convulsions. Il y avait là, la mère, le père, la vieille Brichet, Catherine, et deux grandes filles, la Rousse et Lisa. Ces dernières tenaient le cercueil du petit, chacune par un bout.

Brusquement, les voix tombèrent. Il y eut un nouveau silence. La cloche sonnait toujours, sans se presser, d'une façon navrée. Le convoi traversa tout le cimetière, se dirigeant vers l'angle que formaient l'église et le mur de la basse-cour. Des vols de sauterelles s'envolaient, des lézards rentraient vivement dans leurs trous. Une chaleur, lourde encore, pesait sur ce coin de terre grasse. Les petits bruits des herbes cassées sous le piétinement du cortège prenaient un murmure de sanglots étouffés.

-- Là, arrêtez-vous, dit le Frère en barrant le chemin aux deux grandes filles qui tenaient le petit. Attendez votre tour. Vous n'avez pas besoin d'être dans nos jambes.

Et les grandes filles posèrent le petit à terre. La Rosalie, Fortuné et la vieille Brichet s'arrêtèrent au milieu du cimetière, tandis que Catherine suivait sournoisement Frère Archangias. La fosse d'Albine était creusée à gauche de la tombe de l'abbé Caffin, dont la pierre blanche semblait au soleil toute semée de paillettes d'argent. Le trou béant, frais du matin, s'ouvrait parmi de grosses touffes d'herbe; sur le bord, de hautes plantes, à demi arrachées, penchaient leurs tiges; au fond, une fleur était tombée, tachant le noir de la terre de ses pétales rouges. Lorsque l'abbé Mouret s'avança, la terre molle céda sous ses pieds; il dut reculer, pour ne pas rouler dans la fosse.

-- Ego sum... entonna-t-il d'une voix pleine, qui dominait les lamentations de la cloche.

Et, pendant l'antienne, les assistants instinctivement jetaient des coups d'oeil furtifs au fond du trou, vide encore. Vincent, qui avait planté la croix au pied de la fosse, en face du prêtre, poussait du soulier de petits filets de terre, qu'il s'amusait à regarder tomber; et cela faisait rire Catherine, penchée derrière lui, pour mieux voir. Les paysans avaient posé la bière sur l'herbe. Ils s'étiraient les bras, pendant que Frère Archangias préparait l'aspersoir.

-- Ici, Voriau! appela Fortuné.

Le grand chien noir, qui était allé flairer la bière, revint en rechignant.

-- Pourquoi a-t-on amené ce chien? s'écria Rosalie.

- Pardi! il nous a suivis, dit Lisa, en s'égayant discrètement.

Tout ce monde causait à demi-voix, autour du cercueil du petit. Le père et la mère l'oubliaient par moments; puis, ils se taisaient, quand ils le retrouvaient là, entre eux, à leurs pieds.

-- Et le père Bambousse n'a pas voulu venir? demanda la Rousse.

La vieille Brichet leva les yeux au ciel.

-- Il parlait de tout casser, hier, quand le petit est mort, murmura-t-elle. Non, ce n'est pas un bon homme, je le dis devant vous, Rosalie... Est-ce qu'il n'a pas failli m'étrangler, en criant qu'on l'avait volé, qu'il aurait donné un de ses champs de blé, pour que le petit mourût trois jours avant la noce!

-- On ne pouvait pas savoir, dit d'un air malin le grand Fortuné.

-- Qu'est-ce que ça fait que le vieux se fâche! ajouta Rosalie. Nous sommes mariés tout de même, maintenant.

Ils se souriaient par-dessus la petite bière, les yeux luisants. Lisa et la Rousse se poussèrent du coude. Tous redevinrent très sérieux. Fortuné avait pris une motte de terre pour chasser Voriau, qui rôdait à présent parmi les vieilles dalles.

-- Ah! voilà que ça va être fini, souffla très bas la Rousse.

Devant la fosse, l'abbé Mouret achevait le De profundis. Puis, il s'approcha du cercueil, à pas lents, se redressa, le regarda un instant, sans un battement de paupières. Il semblait plus grand, il avait une sérénité de visage qui le transfigurait.

Et il se baissa, il ramassa une poignée de terre qu'il sema sur la bière en forme de croix. Il récitait, d'une voix si claire, que pas une syllabe ne fut perdue:

-- Revertitur in terram suam unde erat, et spiritus redit ad Deum qui dedit illum.

Un frisson avait couru parmi les assistants. Lisa réfléchissait, disant d'un air ennuyé:

-- Ça n'est pas gai tout de même, quand on pense qu'on y passera à son tour.

Frère Archangias avait tendu l'aspersoir au prêtre. Celui-ci le secoua au-dessus du corps, à plusieurs reprises. Il murmura:

-- Requiescat in pace.

-- Amen, répondirent à la fois Vincent et le Frère, d'un ton si aigu et d'un ton si grave, que Catherine dut se mettre le poing sur la bouche, pour ne pas éclater.

-- Non, non, ce n'est pas gai, continuait Lisa... Il n'y a seulement personne, à cet enterrement. Sans nous, le cimetière serait vide.

-- On raconte qu'elle s'est tuée, dit la vieille Brichet.

-- Oui, je sais, interrompit la Rousse. Le Frère ne voulait pas qu'on l'enterrât avec les chrétiens. Mais monsieur le curé a répondu que l'éternité était pour tout le monde. J'étais là... N'importe, le Philosophe aurait pu venir.

Mais la Rosalie les fit taire en murmurant:

-- Eh! regardez, le voilà, le Philosophe!

En effet, Jeanbernat entrait dans le cimetière. Il marcha droit au groupe qui se tenait autour de la fosse. Il avait son pas gaillard, si souple encore, qu'il ne faisait aucun bruit. Quand il se fut avancé, il demeura debout derrière Frère Archangias, dont il sembla couver un instant la nuque des yeux. Puis, comme l'abbé Mouret achevait les oraisons, il tira tranquillement un couteau de sa poche, l'ouvrit, et abattit, d'un seul coup, l'oreille droite du Frère.

Personne n'avait eu le temps d'intervenir. Le Frère poussa un hurlement.

-- La gauche sera pour une autre fois, dit paisiblement Jeanbernat en jetant l'oreille par terre.

Et il repartit. La stupeur fut telle, qu'on ne le poursuivit même pas. Frère Archangias s'était laissé tomber sur le tas de terre fraîche retirée du trou. Il avait mis son mouchoir en tampon sur sa blessure. Un des quatre porteurs voulut l'emmener, le reconduire chez lui. Mais il refusa du geste. Il resta là, farouche, attendant, voulant voir descendre Albine dans le trou.

-- Enfin, c'est notre tour, dit la Rosalie avec un léger soupir.

Cependant, l'abbé Mouret s'attardait près de la fosse, à regarder les porteurs qui attachaient le cercueil d'Albine avec des cordes, pour le faire glisser sans secousse. La cloche sonnait toujours; mais la Teuse devait se fatiguer, car les coups s'égaraient, comme irrités de la longueur de la cérémonie. Le soleil devenait plus chaud, l'ombre du Solitaire se promenait lentement, au milieu des herbes toutes bossuées de tombes. Lorsque l'abbé Mouret dut se reculer, afin de ne point gêner, ses yeux rencontrèrent le marbre de l'abbé Caffin, ce prêtre qui avait aimé et qui dormait là, si paisible, sous les fleurs sauvages.

Puis, tout d'un coup, pendant que le cercueil descendait, soutenu par les cordes, dont les noeuds lui arrachaient des craquements, un tapage effroyable monta de la basse-cour, derrière le mur. La chèvre bêlait. Les canards, les oies, les dindes, claquaient du bec, battaient des ailes. Les poules chantaient l'oeuf, toutes ensemble. Le coq fauve Alexandre jetait son cri de clairon. On entendait jusqu'aux bonds des lapins, ébranlant les planches de leurs cabines. Et, par-dessus toute cette vie bruyante du petit peuple des bêtes, un grand rire sonnait. Il y eut un froissement de jupes. Désirée, décoiffée, les bras nus jusqu'aux coudes, la face rouge de triomphe, parut, les mains appuyées au chaperon du mur. Elle devait être montée sur le tas de fumier.

-- Serge! Serge! appela-t-elle.

A ce moment, le cercueil d'Albine était au fond du trou. On venait de retirer les cordes. Un des paysans jetait une première pelletée de terre.

-- Serge! Serge! cria-t-elle plus fort, en tapant des mains, la vache a fait un veau!

 

 





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