La fille de Dosia
The Project Gutenberg eBook of La fille de Dosia
Title: La fille de Dosia
Author: Henry Gréville
Release date: December 20, 2007 [eBook #23939]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
LA FILLE DE
DOSIA
PAR
HENRY GRÉVILLE
(Extrait du quotidien "La Patrie",
éditions de juin à août 1879.)
I
C'était au camp de Krasnoé-Sélo, à quelques kilomètres de Pétersbourg.
On finissait de dîner au mess des gardes à cheval. Les jeunes officiers avaient célébré la fête de l'un d'entre eux, et la société était montée à ce joyeux diapason qui suit les bons repas.
La dernière tournée de vin de Champagne circulait autour de la table. La tente du mess, relevée d'un côté, laissait entrer les derniers rayons d'un beau soleil de juin: il pouvait être neuf heures du soir, la poussière, soulevée tout le jour par les pieds des chevaux et de l'infanterie, redescendait lentement sur la terre faisant un nimbe d'or au camp tout entier.
Vers le petit théâtre d'été, où la jeunesse se désennuie de son exil militaire, roulaient de nombreuses calèches, emportant les officiers mariés avec leurs femmes; les petits drochkis, égoïstes, étroits comme un fourreau d'épée, sur lesquels perche un jeune officier,--voiturant le plus souvent un camarade sur ses genoux, faute de place pour l'asseoir à son côté,--prenaient les devants et déposaient leur fardeau sur le perron de la salle de spectacle.
Cette joyeuse file d'équipages roulait incessamment de l'autre côté de la place; mais la représentation de ce soir-là ne devait pas être embellie par les casquettes blanches à liséré rouge: MM. les gardes à cheval avaient décidé de clore la soirée au mess. On y était si bien! De larges potiches de Chine ventrues laissaient échapper des bouquets en feu d'artifice; des pyramides de fruits s'entassaient dans les coupes de cristal; les tambours étaient copieusement garnis de bonbons, et de fruits confits,--tout officier de dix-huit ans est doublé d'un bébé, amateur de friandises;--de grands massifs d'arbustes à la sombre verdure cachaient les pieux qui soutenaient la tente...; bref, ces jeunes gens, dont beaucoup étaient millionnaires, s'étaient arrangés pour trouver tous les jours au camp un écho de leur riche intérieur citadin, et ils y avaient réussi. D'ailleurs quand pour un dîner d'amis on se cotise à deux cents francs par tête, c'est bien le moins qu'on dîne confortablement.
--Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? fredonna le héros de la fête, en se laissant aller paresseusement sur sa chaise, pendant qu'on servait le café et les cigares.
--Vous êtes ma famille, mes chers amis, ma famille patriotique, ma famille d'été, s'entend, car pour les autres saisons j'ai une autre famille! continua-t-il en riant de ce rire gras et satisfait qui dénote une petite, toute petite pointe.
Les camarades lui répondirent par un choeur d'éclats de rire et d'exclamations joyeuses.
--J'ai même une famille pour chaque saison, reprit Pierre Mourief avec la même bonne humeur. J'ai ma famille de Pétersbourg pour l'hiver; ma famille de Kazan pour la chasse... l'automne, veux-je dire; ma famille du Ladoga pour le printemps...
--La saison des nids et des amours! jeta un interlocuteur un peu gai.
Le colonel, qui avait assisté au dîner,--il était l'ami de toute cette belle jeunesse, jugea que le moment était venu de se retirer, et recula son siège. Les vieux officiers, au nombre de quatre ou cinq l'imitèrent.
--Vous vous en allez, colonel? s'écria Pierre en s'appuyant des deux mains sur la table. C'est une défection! le colonel qui fuit devant l'ennemi!... Eh! vous autres, le punch!... cria-t-il en russe aux soldats de service. Présentons l'ennemi au colonel, il n'osera pas abandonner son drapeau.
--J'ai un rendez-vous d'affaire, dit en souriant le chef du régiment, vous voudrez bien m'excuser... C'est très sérieux! ajouta-t-il d'un ton si grave, que Pierre et les autres officiers n'insistèrent pas.
Le colonel se retira, serrant toutes les mains et répondant à tous les sourires.
--Qu'il est gentil, le colonel! dit un lieutenant, il s'en va juste à temps pour se faire regretter.
--Parbleu! c'est un homme d'esprit! répondit un capitaine de vingt-cinq ans environ, décoré de la croix de Saint Georges, et dont la belle figure offrait un mélange très-piquant de gravité et de malice. Il a vu que Pierre allait dire des bêtises, et comme il ne veut pas le mettre aux arrêts pour le jour de sa fête...
--Des bêtises, moi? Tu ne me connais pas! riposta Pierre avec une gravité inénarrable.
Tout le mess éclata de rire.
--Des bêtises! Est-ce que c'est une bêtise que d'avoir une famille pour chaque saison! C'est au contraire le moyen de ne jamais vivre seul. Or, le Seigneur a dit à l'homme qu'il n'est pas bon d'être seul!...
--Monte sur la table! cria-t-on de toutes parts. Allons, en chaire! nous allons avoir un sermon.
--Non, je ne monterai pas, fit Pierre en secouant la tête; je n'aurais qu'à mettre les pieds dans le punch.
Le punch arrivait flambant, formidable, dans un énorme bassin d'argent aux armes du régiment. Les petits bois de même métal, marqués aux mêmes armes, qui remplaçaient les verres, se rangèrent autour de la coupe magistrale, en corps d'armée bien ordonné.
Pierre prit la grande cuiller et commença à agiter consciencieusement le liquide enflammé.
--Ta famille d'hiver, cela se comprends, dit un officier, la famille de chasse, c'est raisonnable Aussi, mais que diable peux-tu faire de ta famille de printemps?
--Est-ce que cela se demande? fit Pierre avec un ton de supériorité sans égal.
--Mais encore? insista un autre.
--Je lui fais la cour! jeta triomphalement le jeune officier, il n'y a que des femmes.
Un éclat de rire roula d'un bout à l'autre de la tente et revint sur lui-même comme une balle violemment lancée contre une muraille. Pierre Mourief ne put conserver son sérieux.
--Sur huit verstes carrées de terrain, reprit-il, j'ai dix-neuf cousines. Il y en cinq dans la maison à gauche de la route, en arrivant; il y en trois dans la maison à droite, deux verstes plus loin; il y en a sept sur la rivière et quatre au bord du lac. Total, dix-neuf. Et vous me demandez à quoi bon ma famille de printemps!
Il haussa les épaules et se revit à faire flamber le punch.
--A laquelle as-tu fait la cour? lui demanda un voisin.
--A toutes! répondit Pierre d'un air vainqueur.
Il réfléchit un moment et reprit:
--Non, je n'ai pas fait la cour à l'aînée, parce qu'elle a trente-sept ans, ni à la plus jeune, parce qu'elle a dix-sept mois et demis... Mais j'ai fait la cour à toutes les autres.
--Oh! si tu comptes les bébés... dit son voisin d'un air dédaigneux.
--Les bébés? sachez monsieur, qu'il n'y a pire coquette qu'une petite fille de douze ans; et comme elle est censée ignorer les vertus féminines, elle vient vous tirer par votre surtout et vous dit:--Eh bien! cousin, vous ne me faites plus de compliments?
--Accordé! rugit la moitié du mess la plus voisine du punch.
--Mais as-tu réussi près de quelque autre cousine? reprit l'officier à la croix de Saint-Georges, en se rapprochant.
--Réussi?... Hum!... fit Pierre.
Après une seconde de réflexion, il éclata de rire en s'écriant:
--Oh! que oui, j'ai réussi! j'en ai enlevé une!
--Enlevé?
--Qu'est-ce que tu en as fait? cria-t-on.
--Ah! voilà! en croisant les bras sur sa poitrine, qu'est-ce que je peux bien en avoir fait?
Mille suppositions se croisèrent comme des baïonnettes dans l'air saturé d'alcool et d'aromates. Le capitaine Sourof était devenu très-sérieux.
--A quelle époque as-tu fait cette belle équipée? demanda-t-il à Pierre.
--Il y a environ six semaines, répondit celui-ci: c'était pendant mon dernier congé.
--Et tu ne nous en as jamais parlé? Oh! le cachottier! le mystérieux! Oh! le mauvais camarade! cirèrent les jeunes fous en frappant dans leurs mains.
--Voulez-vous savoir mon histoire? demanda Pierre Mourief en reposant sa grande cuiller.
Le punch ne flambait plus que faiblement; les plantons avaient allumé de nombreux candélabres, il faisait clair comme comme en plein jour.
--Oui! oui! cria-t-on.
Sourof n'avait pas l'air content.
--Pierre, dit-il à demi-voix, pense un peu à ce que tu vas faire.
--Oh! monsieur le comte, répondit Pierre avec une gravité d'emprunt, soyez tranquille: on n'offensera pas vos chastes oreilles.
Le comte réprima un geste d'humeur.
--Là! dit Pierre en posant la main sur le bras du jeune capitaine, tu m'arrêtera si tu trouves que je vais trop loin.
--Ah! le bon billet! s'écria le voisin d'en face.
--Pas si mauvais! fit Pierre d'un air narquois. Vous verrez que c'est lui qui me priera de continuer. Attention! je commence.
Le punch circula autour de la table, on alluma des cigares des cigarettes turques, des paquitos en paille de maïs, en un mot tout ce qui peut se fumer sous le ciel, et Pierre commença son récit.
II
--Je ne vous dirai point dans quelle maison vivait la cousine que j'ai enlevée, ni combien elle avait de soeurs; cela pourrait vous mettre sur la voie, et je préfère laisser peser le soupçon sur ces dix-neuf Grâces ou Muses, è votre choix. Je vous dirai seulement que ma cousine... Palmyre...
--Palmyre n'est pas un nom russe! cria une vois.
--Disons Clémentine, alors!
--Clémentine non plus n'est pas russe!
Raison de plus, riposta Pierre, puisque je ne veux pas vous dire son nom. Ma cousine Clémentine vient d'avoir dix-sept ans, et c'est la plus mal élevée d'une famille où toutes les demoiselles sont mal élevées. La cause de cette déplorable éducation est assez singulière. Ma tante Eudoxie,--je vous préviens que ce n'est pas son nom,--ma tant pour premier enfant une fille admirablement laide. Désolée de voir cette fleur désagréable s'épanouir à son foyer, elle s'appliqua à l'orner de toutes les vertus qui peuvent embellir une femme. Mais ma tante Prascovie...
--Eudoxie! fit un cornette...
--Virginie! reprit imperturbablement Mourief. Ma tante Virginie n'a pas la main heureuse. Quand il lui arrive de saler des concombres, elle met généralement trop de sel, et quand ce sont des confitures, parfois elle n'y met pas assez de sucre. Cette fois elle traita sa fille comme les concombres, mais à cette différence près c'est du sucre dont elle mit trop. Bref, pour parler clair, elle éleva si bien sa fille aînée, elle lui inculpa tant de vertus et de perfections, que la chère créature devint intolérable. Sa douceur chrétienne la rendait plus déplaisante que tout le vinaigre d'une conserve... Excusez, mes amis, ces comparaisons culinaires; mais si vous saviez quel soin professe pour les conserves chez ma tante Pulchérie!... Enfin ma cousine première était si parfaite, que ma tante, au désespoir, déclara que son second enfant, qui se fit beaucoup attendre, par parenthèse, s'élèverait tout seul. Ainsi en fut-il. Ma tante reçut du ciel une jolie collections de filles qui se sont élevées chacune à sa guise, et je vous réponds que, dans la collection, il y en a d'assez curieuses.
--Peut-on les voir? fit un officier.
--Non, mon tendre ami.
--Pour de l'argent, insista un autre.
--Pas même gratis, répliqua Pierre. Or ma cousine Clémentine est la plus mal élevée de toutes,--jugez un peu. Je ne vous citerai qu'un détail, il vous donnera une idée du reste: lorsque à table on présente un entremets de son goût, elle fait servir tout le monde avant elle; puis, au moment où le domestique lui offre le plat, elle passe son doigt rose sur l'extrémité de sa langue de velours et fait le simulacre de décrire un cercle sur le bord du plat avec son doigt mignon.--"A présent, dit-elle, personne ne peut plus en vouloir, et tout est pour moi."
--Oh, fit l'assistance scandalisée.
--Et elle mange tout, car c'est une jolie fourchette, je vous en réponds. Voilà donc la cousine que j'ai enlevée. Vous me demanderez peut-être pourquoi,--quand dans la collection de mes cousines il y en a d'autres certainement moins mal élevées, même parmi ses soeurs,--pourquoi j'ai préféré celle-là. Mais c'est qu'elle a un avantage: elle est jolie comme un coeur.
--Blonde? dit un curieux.
--Châtain clair, avec des yeux bleus et des cils longs comme ça.
Pierre indiqua son bras jusqu'à la saignée.
--Grande?
--Toute petite, avec des pieds et des mains imperceptibles, une taille fine,--fine comme un fil;--et de l'esprit... oh de l'esprit.
--Plus que toi? fit le comte Sourof, redevenu de belle humeur.
--Les femmes ont toujours plus d'esprit que les hommes, fit sentencieusement Pierre Mourief. Il y a des hommes qui veulent faire croire le contraire, mais...
Il passa deux ou trois fois son index devant son nez avec un geste négatif fort éloquent. Tout le mess battit des mains.
--Or continua le héros, ma cousine adore l'équitation. Et de fait, elle a raison, car à cheval, elle est divine. Elle monte un grand diable de cheval, haut comme le cheval du colonel, mais plus maigre; et de ces chevaux secs qui ruent, vous savez? Celui-là ne dément pas les traditions de sa race: il rue à tout propos et sans propos. Il faut voir alors Clémentine, perchée sur cette machine fantastique, s'incliner gracieusement en avant à chaque ruade. Pendant que cette bête de l'Apocalypse fait feu des quatre pieds, ma cousine a l'air aussi à son aise que si elle vous offrait une tasse de thé.
--Et, c'est une maîtresse femme, ta cousine, fit observer un officier.
--Oh, oui, s'écria Pierre, vous le verrez bien. Or, il y a à peu près six semaines, c'était au commencement de mai, j'étais assis sur un de ces bancs qu'on a dans les jardins, vous savez? une très-longue planche posée à ses deux extrémités de façon à fléchir sous le poids du corps...
--Oui, une balançoire à mouvement vertical.
--Justement. J'étais assis là-dessus, aidant à ma digestion par un exercice mesuré, me balançant légèrement de bas en haut et de haut en bas, comme un bonhomme suspendu à un fil de caoutchouc. Il tombait des chenilles d'un gros arbre qui ombrageait cette balançoire,--je les vois encore,--lorsque j'entendis un grand fracas de portes vitrées.
--Oh! me dis-je, une vitre cassée!
Je prête l'oreille. Non! la vitre n'était pas cassée.--Sauvé! merci mon Dieu, pensai-je en reprenant ma cigarette.
J'avais à peine proféré cette oraison jaculatoire, que j'aperçus un tourbillon blanc qui dégringolait le long du perron. Il faut vous dire que ce perron est composé de neuf marches si hautes, qu'on se cogne les genoux contre le menton quand on les monte. Jugez un peu s'il est facile de les descendre. Le tourbillon blanc arrive sur le gazon, m'aperçoit, s'arrête effaré, reprend sa course et se jette dans mes bras si fort, que je manque de tomber à la renverse de l'autre côté du banc.
--Oh, mon cousin, je suis bien malheureuse, me dot Clémentine en pleurant à chaudes larmes.
Je l'avais reçue dans mes bras, je n'osai l'y retenir: les fenêtres de la maison nous regardaient d'un air furibond. Je l'assis sur le banc auprès de moi et je repris ma place. J'avais perdu ma cigarette dans la bagarre.
--Contez-moi vos peines, ma cousine, lui dis-je.
Elle est toujours jolie; mais, quand elle pleure, elle a quelque chose de particulièrement attrayant.
--Maman me fera mourir de chagrin, me dit-elle en se frottant les yeux de toutes ses forces avec son mouchoir, dont elle avait fait un tout petit tampon, gros comme un dé à coudre. Elle ne veut plus que je monte Bayard.
--Votre grand cheval? fis-je un peu interloqué.
--Oui, mon pauvre Bayard, il m'aime tant. Il est si doux.
Sur ce point, j' n'étais pas de l'avis de Clémentine, mais je gardai un silence prudent.
--Maman lui en veut, je ne sais pourquoi... Pour me contrarier, je crois. Eh bien, oui, il rue quelquefois; mais qui est-ce qui est parfait?
Je m'inclinai devant cette vérité philosophique.
--Hier, il était de mauvaise humeur; notre juge de pais est venu avec nous à pied jusqu'au bois...
--Je le sais, je vous accompagnais.
--Ah, oui. Eh bien, arrivé au fossé de sable, Bayard s'est mis è ruer, et le juge de paix a été couvert de poussière. Ah, ah, fit Clémentine déjà consolée, en éclatant de rire; mon Dieu, qu'il était drôle. En a-t-il mangé, du sable. Ça l'empêchera de parler à ses pauvres paysans, qu'il malmène. Et maman est furieuse. Elle dit que Bayard est une vilaine bête, et qu'il faut lui faire traîner le tonneau... vous savez, le tonneau pour aller chercher de l'eau de source, là-bas, dans la vallée?
--Oui, oui, je sais.
--J'espère bien que lorsqu'on l'attellera il se dépêchera de tout casser et qu'il défoncera le tonneau.
--Ah.
--Maman aura beau dire, Bayard n'est pas une vilaine bête. Et puis, s'il a rué hier, ce n'est pas sa faute...
--Ah, ce n'est pas sa faute? fis-je en regardant Clémentine à la dérobée.
--Non, dit-elle bravement c'est moi qui l'ai fait ruer. Ça m'amuse: je le lui ai appris.
--Vous avez trouvé un écolier docile, lui dis-je, ne sachant que répondre.
--Oh, oui, il était peut-être un peu disposé de naissance, mais il est très-obéissant.
--Pour cela... ajoutai-je.
Clémentine n'y fit pas attention.
--Je le déteste, ce juge de paix, reprit-elle. Savez-vous pourquoi?
--Non, ma cousine.
--Eh bien, c'est un prétendu. C'est pour cela que maman est si fâchée.
Un petit frisson de jalousie me mordit le coeur. Jusque-là, je n'avais regardé Clémentine que comme une enfant absurde et charmante; mais l'ombre de ce juge de paix venait de bouleverser mes idées.
--Un prétendu pour vous? lui dis-je.
--Pour moi, ou pour Sophie, ou pour Lucrèce, ou pour... (Elle nomma encore quelques soeurs.) C'est un prétendu en général, vous comprenez, mon cousin.
L'idée de ce prétendu "en général" était moins effrayante. Cependant, je ne retrouvai pas ma tranquillité. Clémentine, tout à fait calmée, avait mis en branle notre balançoire élastique, et le bout de son pied mignon, effleurant la terre de temps en temps, nous communiquait une impulsion plus vive. Machinalement, je me mis à l'imiter, et pendant un moment nous nous balançâmes sans mot dire.
--Dites donc, mon cousin, fit tout à coup Clémentine, est-ce qu'on se marie dans les gardes à cheval?
--Mais oui, ma cousine, on se marie... certainement! Pas beaucoup, mais enfin...
--Pas beaucoup? répéta Clémentine en fixant sur moi ses jolis yeux bleus encore humides de larmes.
--C'est-à-dire qu'il y a beaucoup d'officiers qui ne se marient pas, ou qui quittent le régiment lors de leur mariage; mais il y a aussi des officiers mariés.
Clémentine continuait à se balancer; moi aussi. Une grosse chenille tombe sur ses cheveux.
--Permettez, ma cousine, lui dis-je; vous avez une chenille sur la tête.
Elle inclina sa jolie tête vers moi, et je m'efforçai de dégager cette sotte chenille des cheveux frisés et rebelles où elle s'accrochait. Ce n'était pas tâche aisée; la maudite créature rentrait et sortait ses pattes d'une façon si malencontreuse que j'avais grand'peur de tirer ces beaux cheveux châtains. Mes mains, d'ailleurs étaient fort maladroites. Je réussis pourtant.
--Voilà qui est fait, ma cousine, lui dis-je.
Je me sentais fort rouge. Elle n'avait pas bronché.
--Merci! dit-elle.
Et nous recommençâmes à nous balancer.
Je ne sais quel lutin se mêlait de nos affaires;--une seconde chenille tomba, cette fois sur l'épaule de Clémentine. Je la saisis sans crier gare, et j'eus le temps de sentir la peau tiède et souple sous la mousseline de son corsage.
--Il en pleut donc? dit-elle tranquillement en levant les yeux vers l'arbre.
--Allons-nous-en, lui dis-je, mû par une certaine envie de l'entraîner dans les allées désertes et ombragées du vieux jardin.
--Mais non, dit-elle; c'est très-amusant de se balancer. S'il tombe des chenilles, mous me les ôterez.
--Je ne demande pas mieux, ma cousine, répondis-je.
En même temps je touchai la terre du pied et nous voilà repartis. Hop! hop!
Au bout d'un moment, Clémentine me dit sans lever les yeux:
--Est-il vrai, mon cousin, que je sois si méchante?
--Mais non... lui répondis-je. Vous êtes seulement un peu... fantasque.
--Maman me dit que je suis détestable, et que personne ne peut m'aimer.
--Oh! par exemple! fis-je avec chaleur.
--Vous m'aimez, vous? dit-elle ingénument, en plongeant ses yeux droit dans les miens.
--Oui, je vous aime! m'écriai-je tout éperdu.
Les chenilles, Bayard, le juge de paix et cette balançoire endiablée m'avaient fait perdre la tête.
--Là! quand je le disais! fit Clémentine triomphante. Eh bien! mon cousin, épousez-moi.
Je vous avoue, mes amis, que, quand je repense à cette matinée, je suis absolument honteux de ma sottise...
--Il n'y a pas de quoi, dit tranquillement Sourof.
--Tu trouves, toi? Eh bien, je ne suis pas de ton avis, mais j'avais perdu la tête, vous dis-je...
--Oui, je t'épouserai, chère enfant, m'écriai-je en arrêtant si brusquement le mouvement de notre balançoire, que nus faillîmes tomber tous les deux le nez en avant. Je la retins en passant un bras autour de sa taille; mais elle se dégagea doucement, posa le pied à terre, et hop, hop.
--Quand? me dit-elle.
--Quand tu voudras. O Clémentine, comment n'ai-je pas compris que je t'aimais?
Je lui en débitai comme ça pendant un quart d'heure. Elle m'écoutait tranquillement et souriait d'un air ravi.
--Nous irons à Pétersbourg, disait-elle.
--Oui, ma chérie, et au camp.
--Au camp? Ce doit être bien amusant!
Un éclat de rire interrompit l'orateur.
--Est-ce de moi, messieurs, ou d'elle que vous riez? fit Pierre en se levant.
Il avait arrosé son récit d'un certain nombre de verres de punch, et ses yeux n'annonçaient pas des dispositions trop pacifiques.
--C'est que je n'entends pas qu'on rie ni de l'un ni de l'autre! continua-t-il.
Sourof le tira par la manche.
--C'est du camp que nous rions! lui dit-il. Continue!
--Bon! fit Mourief. C'est que ce n'est pas risible au moins!
--Non, non, va toujours!
--Eh bien! messieurs nous voilà fiancés. Seulement, me dit Clémentine, n'en parle pas à maman: tu sais quel est son esprit de contradiction;--nous en parlerons quand il sera temps... Fort bien; mais j'avais oublié que mon congé allait finir et que je partais le surlendemain.
III
--Vous me croirez si vous voulez, mes chers amis, continua Pierre après avoir fait circuler le punch autour de la table: la perspective de ce mariage ne m'effrayait pas du tout.
--Parbleu! une si jolie femme! fit-on de loin.
--Jolie, oui, mais pas commode... une peu dans le genre de son cheval, qui ruait d'une façon si obéissante! Mais dans ce moment là je n'y pensais pas. D'ailleurs, c'était l'heure du dîner. Clémentine s'envola, je la suivis. Elle grimpait bien mieux que moi cet espèce d'escalier en casse-cou dont je vous ai parlé, et je ne la retrouvai qu'à table, tirant les oreilles à sa plus jeune soeur, qui poussait des cris de paon. Ma tant eut beaucoup de peine à rétablir un semblant de calme dans cet intérieur agité par le vent d'une tempête perpétuelle,--au mors, s'entend. Le silence se fit devant les assiettes pleines de soupe trop grasse, que le cuisinier de ce château fait à la perfection. Ma bonne tante, qui est maigre comme un clou, se délectait.
--Oh! la bonne soupe! disaient-elle de temps en temps.
Ma fiancée, d'un air innocent, dégraissait la sienne par petites cuillerées dans l'assiette de son voisin, le prêtre de la paroisse, invité, ce jour-là à l'occasion de je ne sais quelle fête. Le brave homme ne s'en apercevait pas, absorbé qu'il était dans l'explication épineuse d'un litige clérical. Nous étouffions tous nos rires. Enfin ma tante s'aperçut du manège de sa fille.
--Oh! fi! l'horreur! s'écria-t-elle.
--J'ai fini, maman! répondit ma fiancée en se hâtant d'avaler son potage.
Elle posa su cuiller sur son assiette et promena sur l'assemblée un regard satisfait.
Cette conduite aurait dû me donner à réfléchir. Et bien! non. Je trouvai Clémentine adorable. Elle ne prenait peut-être pas tout à fait assez au sérieux le changement qui s'était fait dans son existence, mais elle était si bien comme cela!
Après dîner, on joua aux gorelki. Chacun prit sa chacune, et les couples s'alignèrent. Vous connaissez ce jeu: celui qui n'a pas trouvé de partenaire est chargé de donner le signal et de courir après les autres. Je cherchais Clémentine pour lui donner la main, lorsqu'elle apparut tenant par le collier un énorme chien de Terre-Neuve qu'elle adore, et qui s'appelle Pluton.
--Qu'est-ce que vous voulez faire de cette bête, lui dis-je.
--C'est mon cavalier! répondit-elle en se rangeant avec son chien dans la file des couples.
--Vous? fit-elle en me riant au nez. C'est vous qui "brûlerez"!
De fait, j'étais le dernier, et il n'y avait plus de dames. A la grande joie des gens sérieux restés sur le balcon, je pris la tête de la file et je donnai le signal en frappant des mains. Le premier couple situé derrière moi se sépara, et, passant de chaque côté de ma personne, essaya de se rejoindre en avant. Je feignis de vouloir saisir la jeune fille, mais sans beaucoup d'enthousiasme, et le couple haletant, réuni de nouveau, retourna à la queue pour attendre son tour. Je fis de même avec plusieurs autres: c'était Clémentine qu'il me fallait, et j'étais curieux de voir ce qu'elle ferait de son chien quand je l'aurais attrapée.
Un coup d'oeil furtif m'avertit que c'était à elle de courir. Je frappai dans mes mains: Une deux, trois! Une boule noire passa à ma droite, un nuage blanc à ma gauche. Je me dirigeai vers le nuage blanc, mais au moment où j'allais l'atteindre...
--Pille, Pluton! cria ma fiancée.
Pluton s'accrocha désespérément aux pans de mon surtout d'uniforme.
Je me mis à tournoyer, pensant faire lâcher prise à mon adversaire; mais celui-ci avait coutume de n'obéir qu'à un mot magique dont je n'avais pas le plus léger souvenir. Moitié riant, moitié fâché, je cessai de tournoyer, et je regardai l'assistance. Ils riaient tous à se pâmer.
Les jeunes officiers qui écoutaient ce récit ne se faisaient pas non plus faute de rire. Pierre, très-sérieux, reprit son discours après un court silence.
--Clémentine s'était laissée tomber par terre et riait plus que tous les autres ensemble. Entre deux crises, ma tante, qui n'en pouvait plus, lui criait: Fais donc lâcher pluton!
--Je ne peux pas!... répondait ma fiancée en riant de plus belle.
--Eh bien! lui dis-je, ne vous gênez pas! Quand vous aurez fini...
Et je tentai de m'asseoir aussi sur le gazon; mais Pluton grommelant me tira si énergiquement, que je fus obligé de rester debout. Enfin Clémentine reprit son sérieux et dit à son chien:
--C'est bon Pluton!
L'animal docile, desserra les dents et vint se coucher près d'elle. C'est comme ça qu'elle élevait les bêtes.
Les officiers applaudirent vivement à la péroraison de leur camarade.--Après? après? cria-t-on de toutes parts.
Pierre promena sur l'assemblée et reprit:
--Il n'y eut pas moyen de parler avec elle ce soir-là. D'ailleurs je lui gardait un peu rancune du procédé du chine. J'allai donc me coucher en me promettant de lui faire entendre raison quand elle serait ma femme.
Le lendemain matin, il n'était pas encore sept heures, j'entendis une pluie de sable, mêlé de fin gravier tomber contre mes vitres. Je sautai à la fenêtre, je l'ouvris et j'entendis un éclat de rire s'enfuir au loin sous les grandes allées du vieux jardin. Je fus vite habillé et vite arrivé au fond de ce mystérieux fouillis de verdure... Rien!
Je cherchai dans tous les bosquets, dans toutes les retraites... Rien!
Et de temps en temps un rire argentin me défiait à travers les charmilles.
Enfin, comme je commençais à avoir envie de retourner à la maison prendre mon café,--car j'étais à jeun,--je vis, entre deux alisiers, le visage mutin de ma fiancée. Je bondis vers elle, et, non sans me piquer un peu les doigts, je la saisis par la taille.
Ah! mes amis!... je n'avais pas eu le temps de sentir palpiter son coeur sous ma main, que je reçus...j'en rougis jusqu'à mon dernier jour... je reçus un maître soufflet!
Pierre, penaud, regarda son auditoire, qui manquait absolument de gravité. Le comte Sourof souriait d'un air content.
--Ah! ça vous amuse! reprit le héros de la fête. Eh bien! moi, ça ne m'amusa pas. Ce n'est pas gentil, lui dis-je; est-ce qu'un fiancé n'a pas le droit d'attraper sa fiancée quand elle lui fait des niches?
--Non! me répondit-elle toute rouge de colère; et, si tu recommences, je le dirai à maman.
--Mais ma chère, quand nous serons mariés...
--Eh bien! fit-elle avec un aplomb qui me renversa, ce n'est pas une raison pour être grossier, quand on est marié! Jeu de main, jeu de vilain!
Elle me tira la langue, messieurs; elle me tira positivement la langue et me tourna le dos. Je ne tentai pas de la suivre.
J'étais assis depuis cinq minutes dans la salle à manger, devant ma tasse de café à la crème, bien parfumé, et je savourais avec délices les petits pains au beurre tout chauds qu'on ne fait nulle part aussi bien que chez ma tante... lorsque je vis entrer Clémentine. Nous étions les premiers à cette heure matinale.
Fort grave, encore un peu rouge de sa récente colère, elle s'assit à côté de moi, se fit donner une tasse de café et tira à elle le sucrier. La vieille gouvernante à tête de brebis, qui a vainement essayé d'éduquer toute dette band indisciplinée, poussa un soupir, n'essaya pas de protester et regarda ailleurs. Les doigts de Clémentine fouillaient dans le sucrier d'argent avec de petits tintements très-joyeux;--elle avait mis soigneusement les pinces de côté. Délibérément, elle jeta un morceau de sucre dans sa tasse, puis, du même air tranquille, un autre morceau dans la mienne.
--Mais, cousine, lui dis-je, mon café est sucré.
--Cela ne fait rien, répondit-elle sans se troubler; et deux autres morceaux de sucre tombèrent dans mon pauvre café. Elle remplis sa propre tasse jusqu'à la faire déborder, puis tendit le sucrier vide à la gouvernante. Je commençais à deviner son projet.
--Il n'y en a plus! dit-elle. Allez en chercher, je vous prie.
La pauvre gouvernante poussa un autre soupir--c'était le fond de sa conversation--et sortit avec les clefs.
--Pierre, dit Clémentine, pardonnez-moi!
Je la regardai: elle avait vraiment l'air sérieux.
--Je ne vous en veux pas, lui répondis-je, à condition que vous ne recommencerez pas.
--Ni vous non plus, fit-elle vivement. Marché fait.
Messieurs, qu'auriez-vous dit à ma place?
--Marché fait, répondis-je.
Elle frappa joyeusement des mains.
--Ah, la bonne vie que nous allons mener, dit-elle. Quel dommage que vous partiez demain... Mais vous reviendrez bientôt?
--Certainement fis-je avec conviction.
La journée se passa très-agréablement. Mes mains avaient de temps en temps des velléités soigneusement réprimées de rôder autour de ma cousine; mais, à cela près, tout alla fort bien. Ma tante ne gronda se fille que deux ou trois fois; ses autres filles, d'ailleurs, ne lu laissèrent pas beaucoup le loisir de s'occuper d'elle. Malgré cela, je ne pus échanger une parole en particulier avec Clémentine, qui s'arrangeait toujours pour avoir quelqu'un en tiers dans nos rencontres.
IV
Le lendemain était le jour de mon départ. Dès le matin, après avoir commandé mes chevaux pour huit heures du soir, je descendis au jardin pour essayer de causer avec ma fiancée, et j'allai me poster sur cette fameuse balançoire témoin de nos serments.
Je me demandais depuis un quart d'heure, par désoeuvrement, lorsqu'elle descendit le terrible perron et vint s'asseoir auprès de moi.
La circonstance était solennelle; néanmoins, ma jeune fiancée toucha la terre du pied comme Antée, et hop, nous voilà en l'air.
--Je pars ce soir, lui dis-je sautillant en mesure sur la planche.
--En effet, répondit-elle sans trop de mélancolie; et quand reviendras-tu?
--C'est à toi de me le dire, répliquai-je. Tu m'as défendu de parler à ta mère.
--Oui, fit Clémentine d'un air pensif, sans cesser toutefois de nous balancer; elle ferait de beaux cris si elle savait que je suis fiancée. Il faut attendre que Liouba soit mariée.
Je ne pus retenir une exclamation désolée. Liouba était la fille aînée dont les perfections sans nombre avaient poussé ma pauvre tante à la résolution désespérée de laisser ses enfants s'élever eux-mêmes.
--Liouba. Seigneur Dieu. Autant vaut parler des calendes grecques.
--Tu crois? fit Clémentine d'un air soucieux. Eh bien. Lucrèce, au moins...
Lucrèce avait vingt-trois ans, et son oeil gauche regardais son nez depuis le jour de sa naissance.
--Ce n'est pas beaucoup plus consolant, dis-je en secouant la tête.
--Eh bien! quand tu voudras! fit ma fiancée avec une résignation sereine. Tout de suite si tu veux.
Je réfléchis et je me dis qu'avant de faire une démarche aussi importante l fallait bien consulter un peu mes parents.
--Non, pas tout de suite, lui répondis-je: on ne traite pas ces choses-là au pied levé. Tu m'écriras,--à la caserne des gardes à cheval, tu sais?
--Oui, c'est entendu.
--Et tu vas me laisser partir comme ça, sans un pauvre petit baiser?
Elle me regarda de travers.
--Tu m'embrasseras, dit-elle, quand nous aurons baisé les saintes images.
Cette allusion à la cérémonie de nos fiançailles ne me causa pas toute la joie que j'étais en droit d'en attendre. Néanmoins, je ne fis point la grimace, et je proférai quelques paroles appropriées è la circonstance. Clémentine m'écoutait en se balançant, et ce balancement, auquel je participais sans le vouloir, retirait, je dois l'avouer, un peu de chaleur à mes protestations. Cependant, grâce aux jolis yeux et aux joues roses de ma cousine, je sentais renaître mon éloquence, lorsque Clémentine bondit à terre, me laissant sur la balançoire, fort interloqué, je l'avoue. Je faillis tomber de la secousse, et, pendant que je reprenais pied, elle était déjà loin.
J'entendis, deux minutes après, les gammes chromatiques les plus lamentables rouler d'un bout à l'autre du piano sous les doigts de fer de ma fantasque cousine, et je renonçai à l'espoir d'une conversation plus sérieuse.
Je me trompais cependant: le ciel me réservait une surprise. Une heure avant le dîner, la maison jouissait de la plus douce tranquillité, à ce point que deux ou trois fois la gouvernante inquiète s'était dérangée pour s'assurer qu'il n'était arrivé aucun malheur: je fumais ma cigarette sous la marquise, quand j'entendis des cris aigus retentir à l'étage supérieur.
La gouvernante disparut. La voix de ma tante se fit entendre, dominant le tumulte par un formidable:--C'est trop fort, à la fin, mademoiselle.
Prévoyant une explication de famille, et naturellement doué d'une répugnance instinctive pour ces sortes de choses, je m'éloignai discrètement et je m'enfonçai dans les charmilles du vieux jardin.
J'avais fait deux ou trois fois le tour du labyrinthe et je n'avais rencontré que des colimaçons, lorsque j'entendis des pas précipités, des froissements de verdure, et mon nom crié à demi-voix par ma fiancée en personne.
Je m'arrêtai, je criai:--Ici.... Et, une minute après, Clémentine, palpitante, se jeta dans mes bras, comme l'avant-veille. Mais, craignant un second soufflet, je m'abstins de la serrer sur mon coeur.
--Emmène-moi, dit-elle en fondant en larmes.
Je tirai mon mouchoir de poche,--elle avait perdu le sien,--et j'essuyai ses yeux. Peine inutile, elle avait là deux robinets de fontaine. Quand le mouchoir fut tout à fait mouillé, elle l'étendit sur un buisson pour le faire sécher, et ses larmes s'arrêtèrent d'elles-mêmes.
Nous avions gagné un petit kiosque moisi, qui formait le centre du labyrinthe. C'était une Espèce de couvercle porté sur huit colonnes depuis longtemps dévorées par la mousse. Le plâtre tombé par morceaux laissait voir la brique de cette laide architecture. Une peuplade nombreuses grenouilles, choquées par notre intrusion dans leur paisible domaine, sautillait çà et là d'un air menaçant.
Clémentine, qui n'aimait pas les grenouilles, s'assit à la turque sur un des bancs de pierre placés entre les colonnes et ramassa soigneusement ses jupes autour d'elle. Elle avait l'air d'une petite idole hindoue bien gentille,--sans multiplication de bras ni de têtes.
--Qu'est-ce qu'il y a? lui dis-je enfin.
--Il y a que ma mère me fera mourir de chagrin, répondit ma cousine en pleurant à nouveau.
--Je n'ai plus de mouchoir, lui fis-je observer avec douceur.
Elle essuya ses yeux dans un pli de sa robe et reprit son calme.
--Je suis la plus malheureuse des filles, dit-elle en se croisant les bras.
Comment faisait-elle pour garder l'équilibre, c'est ce que je me demande encore.
--Ma mère a juré de me faire mourir de désespoir.
--Qu'est-ce qu'elle t'a fait, ma pauvre chérie? lui dis-je en m'asseyant tout près d'elle.
Elle rangea un peu les plis de sa jupe, se recroisa les bras et continua.
--C'est un système. Avant-hier, c'était Bayard; aujourd'hui, c'est Pluton; demain, ce sera toi, probablement. Tous ceux que j'aime, s'écria Clémentine en levant ses yeux indignés vers le petit couvercle en briques moisies qui nous abritait.
L'association entre Pluton, Bayard et moi ne me flattait que médiocrement; mais la fin de la phrase était un heureux correctif. Je témoigné une sorte de reconnaissance par un tendre regard, et Clémentine reprit en hochant la tête avec véhémence:
--Oui, ce matin, ils n'ont pas eu honte d'atteler Bayard au tonneau. Mon noble Bayard à ce méprisable tonneau. Aussi je lui ai fait: Kt. kt. et il a tout défoncé. Je te l'avais bien dit.
Je ne pus garder mon sérieux à l'idée de ce spectacle, dont j'avais été privé grâce à la fâcheuse nécessité de ranger ma valise. Clémentine gagnée par mon hilarité, montra ses petites dents blanches dans un éclat de rire muet, puis reprenant sa gravité et son discours:
--J'avais besoin de me venger, dit-elle. Le cocher avait dit qu'on ferait un autre brancard beaucoup plus long et qu'alors Bayard aurait beau ruer, une fois attelé il ne pourrait plus rien casser... Il n'est pas bête, le cocher, fit-elle en se tournant brusquement vers moi.
--Non, il n'est pas bête, répétai-je d'un air convaincu.
J'étais décidé à dire comme elle.
--Mais il est méchant, reprit ma fiancée, puisqu'il a trouvé moyen de réduire mon brave Bayard au vil métier de porteur d'eau. Je voulais donc me venger... Tu sais que je couche dans la chambre de ma soeur Lucrèce?
--Non, je ne le savais pas.
--Eh bien, c'est la vérité. Or, elle déteste les chiens en général, et mon chien Pluton en particulier. Alors, pendant qu'elle faisait la sieste sur son lit, j'ai été chercher Pluton, je lui ai mis des chiffons autour des pattes,--il s'est laissé faire: il est si bon, c'est un agneau...
J'avais bien des raisons pour ne pas adorer cet agneau-là, mais je les gardai pour moi.
--Alors, continua-t-elle, vois-tu d'ici Pluton avec des bottes fourrées, montant l'escalier? Je le tenais par le collier et je lui disais à l'oreille: Tout beau. Il marchait bien doucement, et nous sommes entrés dans la chambre. Je lui ai montré mon lit. Il a tant d'esprit, il a compris tout de suite, et il a sauté dessus. Ma soeur a un peu remué, mais elle ne s'est pars réveillée. C'est ce que je voulais. J'ai tourné la tête de Pluton du côté de la chambre:--ça, par exemple, ça n'a pas été facile;--je l'ai couché sur l'oreiller, je lui ai passé une camisole, je lui ai jeté un châle sur le corps, et après avoir démailloté ses belles grosses pattes noires, je les ai allongées sur le matelas. Jamais tu n'as vu douceur pareille. Ah, si les gens valaient mon chien, le monde irait bien mieux.
J'acquiesçai d'un signe. Elle continua.
--J'ai donné mes ordres à Pluton et je suis allée m'asseoir près de la fenêtre avec mon ouvrage. Comme Lucrèce ne se réveillait pas, j'ai toussé un peu. Elle ouvre les yeux, se retourne, et tout près d'elle, couché sur mon lit, à ma place, elle voit la figure noire de Pluton qui la regardait en tirant la langue. Il avait chaud, tu comprends, sous ce châle... Si tu savais comme elle a crié!
Je riais de si bon coeur, que Clémentine devint toute triste.
--Oui, oui, dit-elle, c'est très-drôle, mais elle a appelé maman, qui est venue; on a voulu battre mon Pluton! Il s'est levé, il a déchiré ma camisole, il a grogné, montré les dents, et maman a décidé qu'on l'enverra à la métairie que nous avons à cinquante verstes d'ice... l'exil! pauvre Pluton!... Et moi, que vais-je devenir? On rosse Bayard, on exile mon chien, et tu t'en vas!
Elle recommença de pleurer, et cette fois je ne lui offris pas de mouchoir: j'étais ému de sa douleur sincère, bien qu'il fût difficile de reconnaître la part qui m'en revenait entre son cheval et son chien.
Elle sauta à bas de son banc, tenant toujours sa robe un peu relevée, de crainte des grenouilles. Ses jolis petits pieds, chaussés d'étroites bottines mordorées, brillaient comme du bronze sur le vieux pavé.
--Emmène-moi! dit-elle. Je ne veux pas rester ici!
--Mais, ma chérie!... lui dis-je.
--Emmène-moi! dit-elle en frappant de son petit pied doré.
--Je ne puis pas ainsi...
--Enlève-moi! on enlève les jeunes filles dans les romans, et on les épouse. Tu m'amèneras à tes parents; ils me connaissent bien! Ton père m'aime beaucoup. Enlève-moi!
--Mais, ma mignonne...
--Tu ne veux pas? C'est donc que tu nem'aimes pas! Oh! le monstre, qui a menti! Eh bien! moi, je ne rentrerai pas dans cette méchante maison où l'on crie toute la journée, où l'on se dispute, où l'on ne m'aime pas... je m'en irai!
--Où? lui dis-je.
Sa colère m'amusait et me touchait à la fois.
Elle me parut tout à coup grandir d'une coudée; ses yeux lancèrent un éclair, un vrai regard de femme, non d'enfant.
--Là! dit-elle en allongeant le bras vers la rivière qui brillait au soleil, à quelque pas de nous.
Elle avait dit ce met si sérieusement, que je frissonnai.
--Non, ma chérie! lui dis-je en lui caressant la main bien timidement: non, je ne veux pas.
--Emmène moi, alors! fit-elle en se tournant vers moi, toute pâle, les yeux gros de larmes.
Ses lèvres avaient l'expression d'un enfant boudeur qui veut qu'on le caresse et qu'on se réconcilie avec lui.
--Eh bien! oui! lui dis-je, à moitié fou...
Cette expression caressante, ces yeux pleins de prière m'avaient ensorcelé.
--Merci! fit-elle en sautant de joie. Ce soir?
--Oui, ce soir à huit heures.
--Je t'attendrai au bout du jardin. Pars comme à l'ordinaire, et au bout du jardin fais arrêter ton tarantass. Je te rejoindrai.
Nous n'étions pas loin de Pétersbourg: quelques heures de poste nous en séparaient. Je me dis que je la mènerais chez ma mère, aussitôt arrivé... Le sort en était jeté, j'épouserais Clémentine.
Elle me serra joyeusement les mains, puis s'arrête, prêtant l'oreille: la cloche sonnait le dîner. Elle m'envoya un baiser du bout de ses doigts mignons et disparut, toujours relevant sa robe de peur des grenouilles.
Je fis une sotte figure pendant le dîner. Je n'osais affronter les regards de ma tante, qui me comblait d'attentions et de bons morceaux. Elle eut la bonté prévoyante de faire mettre un poulet rôti dans mon tarantass. L'idée de ce poulet que je mangerais clandestinement avec sa fille m'inspirait des remords au point d'arrêter les bouchées dans ma gorge, ce que voyant ma tante fit joindre au poulet un gros morceau de tarte pour souper.
Le regard de ma fiancée suivit joyeusement la tarte, et, audace indigne! elle me cligna de l'oeil! Cette jeune fille n'avait pas idée de mes tourments!... Enfin vint le soir, et l'heure du départ. Ton tarantass, attelé de trois chevaux de poste, arriva tout sonnant et grelottant devant le perron. Ma tante me bénit; toutes mes cousines me souhaitère un bon voyage, je grimpai dans mon équipage, dont, à la surprise générale, je fis lever la capote, malgré la beauté de la soirée; je m'assis, et,--fouette cocher!--je laissai derrière moi la demeure hospitalière envers laquelle je me montrais si ingrat.
V
Pierre Mourief s'interrompit et promena son regard sur le mess. Deux ou trois officiers vaincus par le nombre des flacons vidés, sommeillaient placidement; le reste de l'assemblée attendait avec curiosité la fin de son récit.
Le comte Sourof devenu fort grave, regardait Pierre dans le blanc des yeux.
--Je vous ennuie? fit celui-ci d'un air innocent.
--Non, non, continue, dit Sourof de sa voix calme.
--Ah! je t'y prends. Vous êtes témoins, messieurs et amis, que c'est Sourof qui m'a dit de continuer; je l'avais prédit! Vous en prenez note?
--Oui! oui! lui répondit-on de tous côtés.
Le jeune comte sourit.
--Eh bien! je te le dis une fois de plus, continue! dit-il de bonne grâce.
Pierre lui fit le salut militaire et reprit son récit après avoir mis sa chaise à l'envers pour s'asseoir à califourchon.
--Je tournai le coin du jardin, suivant qu'il m'avait été ordonné, et je fis arrêter mon équipage. Personne! Un instant je crus que cette proposition d'enlèvement n'avait été qu'une aimable mystification de ma charmante cousine, et je ne saurais dire qu'à cette idée mon coeur éprouvât une douleur bien vive; mais je faisais injure à Clémentine. Je la vis accourir dans l'allée, un petit paquet à la main: elle ouvrit la porte palissadée qui donnait sur la route, et, d'un saut, bondit dans la calèche. Je sautai auprès elle.
--Touche! dis-je à mon postillon, Finnois flegmatique qui s'était endormi sur son siège pendant cette pause.
Quand vous aurez une femme à enlever, mes amis, je vous recommande de prendre un cocher finnois; ces gens-là dorment toujours, ne tournent pas seulement la tête et ne se rappellent jamais rien. Au fait, vous savez cela aussi bien que moi, et ma recommandation était inutile.
Mon postillon se secoua, secoua aussi les rênes sur le dos de ses bêtes, fit entendre un sifflement mélancolique, et nous voilà partis.
Dès que je fus remis "d'une alarme si chaude", je me tournai vers ma fiancée. Elle me mit dans les mains son petit paquet.
--Tiens, dit-elle, pose ça quelque part.
--Qu'est-ce que c'est? lui demandai-je en palpant des objets ronds; l'enveloppe était un fin bouchoir de batiste noué aux quatre coins.
--Ce sont des provisions de bouche pour la route, me répondit-elle.
Je dénouai le mouchoir, curieux de savoir ce que Clémentine appelait des provisions de bouche. Je trouvai une longue tranche de pain noir, coupée en deux et repliée sur elle-même, avec du sel gris au milieu,--et deux oranges.
La situation était si grave, que cette découverte me laissa sérieux.
--J'ai volé les oranges à la femme de charge, dit-elle, et le pain noir à la cuisine. Je voulais prendre aussi des confitures, mais je n'ai pas trouvé dans quoi les mettre.
--Ça n'aurait pas été bien commode, lui fis-je observer, et puis nous n'avons pas de pain blanc.
--Oh! fit Clémentine, les confitures, ça se mange sans pain!
Il n'y avait rien à répondre. Aussi je gardai le silence.
Nous roulions,--pas très-vite; les chevaux qui nous traînaient avaient évidemment couru au moins une poste le jour même. Singulier enlèvement! Une jeune fille qui emporte pour tout bagage un mouchoir de batiste,--et des chevaux qui ne peuvent pas courir!
--Va donc plus vite! dis-je en tapant dans le dos de mon Finnois pour le réveiller.
--Ça ne se peut pas, Votre Honneur! répondit-il d'un air ensommeillé, en se tournant à demi vers nous. Le cheval de gauche a perdu un fer, et la jument de brancard boîte depuis deux ans. Mauvais chevaux, Votre Honneur, il n'y a rien à faire!
Puisqu'il n'y avait rien à faire, je me rassis dépité. Clémentine riait:
--C'est très-amusant! disait-elle. Comme c'est amusant!
Notez qu'il faisait encore très-clair, et que nous croisions à tout moment des paysans qui revenaient du travail. Ils ôtaient leur chapeau et restaient bouche béante è nous regarder sur le bord de la route. Clémentine leur faisait de petits signes de tête fort bienveillants.
--Mais, ma chère, lui dis-je, tu veux donc qu'on coure après nous?
--Oh! il n'y a pas de danger! fit-elle en secouant le tête. Pourquoi veux-tu que ces gens aillent raconter chez nous que je me promène avec toi sur la route! Et puis, quand ils le diraient, on croirait que c'est une de mes folies.
C'était vrai pourtant! mon excellente tante était si loin de me soupçonner, que, lui eût-on dit que je fuyais avec sa fille sur la route de Pétersbourg, elle n'eût pas daigné y attacher d'importance.
Cette pensée m'avait amoindri à mes propres yeux. Nous traversions une forêt peu éloignée de la maison de ma tante; il n'y avait plus de paysans sur la route, le soleil était couché, les rossignols chantaient à plein gosier dans le taillis, mon Finnois dormait comme un loir;--je me sentis plein d'audace, et je résolus de profiter des avantages que me donnait ma situation.
--Cher ange... dis-je à Clémentine en me rapprochant, non sans une infinité de précautions.
Clémentine fouillait dans sa poche avec une inquiétude évidente.
--Qu'y a-t-il? lui demandai-je en interrompant mon bel exorde.
--J'ai oublié mon porte-monnaie! fit-elle avec désespoir.
--C'est un détail. Combien y avait-il dans ton porte monnaie?
--Soixante-quinze kopecks, répondit-elle en tournant vers moi ses grands yeux pleins de trouble.
--Ce n'est pas une fortune; ma mère te donnera un autre porte-monnaie, lui dis-je par manière de consolation.
--C'est ma tante Mourief qui va être étonnée! s'écria Clémentine en frappant des mains. Quelle surprise. J'adore les surprises.
Ma mère aussi adorait les surprises, mais je n'étais pas sûr que celle que nous lui préparions fût de son goût.
Pour chasser ce doute importun, je me rapprochai encore un peu de ma jolie fiancée, et je glissai tout doucement un bras derrière elle. Comme elle se tenait droite, elle ne s'en aperçût pas. J'en profitai pour m'emparer de sa main gauche: elle me laissa faire, parce que je regardais attentivement ses bagues.
--Ma chère petite femme, lui dis-je, comme nous serons heureux.
--Oh, oui, répondit-elle; tu feras venir Bayard et Pluton, n'est-ce pas? Maman ne te les refusera pas.
Certes non, ma tante ne les refuserait pas, et c'est précisément ce qui me chagrinait, car ces deux animaux trop bien dressés m'opposeraient sans aucun doute une rivalité redoutable dans le coeur de ma fiancée. Enfin, je passai outre.
--Nous vivrons toujours ensemble, nous ne nous quitterons plus... Est-ce que tu m'aimes, Clémentine?
--Mais oui, fit-elle avec une sorte de pitié. Voilà déjà deux fois que tu me le demandes. Combien de fois faudra-t-il te le dire?
Evidemment, ma cousine et moi, nous n'avions de commun, en ce moment, que les coussins de notre équipage; nous vivions dans deux mondes complètement étrangers l'un à l'autre.
Je me hasardai à brûler mes vaisseaux. J'enlaçai Clémentine de mon bras droit, je l'attirai à moi et j'appliqué un baiser bien senti sur ses cheveux... Mais, au moment où mes lèvres touchaient son visage, sa main droite, restée libre malheureusement, s'aplatissait sur le mien avec un bruit si retentissant, que le Finnois, réveillé en sursaut, se hâta de faire claquer ses rênes sur les dos de son attelage.
--Clémentine, fis-je irrité, c'est le second.
--Et ce sera comme ça toutes les fois que tu seras impertinent! me répondit-elle avec la vaillantise d'un jeune coq déjà expert dans les combats.
--Mais que diable! fis-je, fort mécontent, ce n'est pas pour autre chose qu'on se marie. Quand on ne veut pas se laisser embrasser, on ne se fait pas enlever.
Clémentine devint ponceau,--honte ou colère, je n'en sais rien. J'étais extraordinairement monté, et je la regardais d'un air furieux.
--Ah, on ne se fait pas enlever. Ah, c'est pour m'embrasser que tu m'enlèves. Eh bien, attends, ce ne sera pas long.
Elle avait détaché le tablier du tarantass et se préparait à sauter à terre, au risque de se casser quelque chose: je la retins, non sans peine, et mes mains, nouées autour de sa taille,--non par tendresse, je vous le jure, mais pour la protéger,--reçurent plus d'une égratignure dans la bagarre. Elle se défendait comme un lionceau en bas âge, mais avec une vigueur surprenante.
A la fin, vaincue, elle se laissa tomber sur le coussin.
--Je n'ai que ce que je mérite, fit-elle d'un air sombre. Mais c'est une indignité. Un galant homme ne se conduit pas ainsi.
J'avais tiré mon mouchoir et J'étanchais les gouttelettes de sang qui venaient à la surface de mes égratignures.
Je lui montrai la batiste marbrée de petites taches roses.
--Est-ce que tu crois, dis-je qu'une demoiselle bien élevée se conduit ainsi?
--C'est bien fait, répliqua-t-elle, et je recommencerai tous les jours.
--Tous les jours?
--Toutes les fois que tu seras grossier.
--Alors, ma chère, lui dis-je, ce n'est pas la peine de nous marier. Nous pouvons nous quereller sans cela.
--Bien entendu. Adieu, je m'en vais. Bon voyage.
Elle allait sauter... Je la calmai d'un mot.
--Retourne à la maison, j'ai oublié quelque chose, dis-je à mon Finnois, que tout ce tapage n'avait réveillé qu'à demi.
Il grogna bien un peu, mais la promesse d'un rouble de pourboire donna des ailes à la jument boiteuse, et nous roulâmes bientôt vers la maison de ma tante, tous deux fort bourrus, et chacun dans notre coin.
L'angle du jardin apparut bientôt. J'allais déposer Clémentine où je l'avais prise, elle fit un geste négatif.
--Eh bien, dit-elle, que penserait-on de moi? Il faut que tu me ramènes au perron.
--Mais on me demandera des explications.
--Dis ce que tu voudras: la vérité, si tu veux.
Elle se rencogna, maussade. Chose très-singulière, nous n'étions plus fiancés, et nous n'avions pas cessé de nous tutoyer. A vrai dire, c'était une habitude de nos jeunes années, que nous avions eu beaucoup de peine à perdre: on n'est pas cousins pour rien.
La tarantas s'arrêta devant le perron, à l'ébahissement général de toute la maisonnée, accourue au bruit des roues. Ma tante dominait toute la famille de sa haute stature, exhaussée de sa maigreur phénoménale.
--Mon Dieu, Pierre, qu'est-ce qu'il y a? s'écria la digne femme bouleversée.
--Ma cousine m'avait fait un bout de conduite, je vous la ramène.
Clémentine descendit prestement et s'enfuit dans sa chambre pour éviter les reproches de sa mère sur son manque de convenance.
--Elle t'a dérangé de ta route, Pierre, me dit mon excellente tante; pardonne-lui, c'est une enfant mal élevée.
--Je n'ai rien à lui pardonner, ma tante, répondis-je de mon mieux: mais il est bien vrai que c'est une enfant.
Je repartis aussitôt, plus léger qu'une plume, je m'endormis et n'ouvris plus les yeux jusqu'à Pétersbourg. Vous me demandiez ce que j'avais fait de ma cousine après l'avoir enlevée? Voilà ce que j'en ai fait, et si Platon y trouve à redire, je suis prêt à accepter ses reproches.
Platon était le comte Sourof, qu'on plaisantait souvent de ce prénom, si bien d'accord avec sa sagesse et sa philosophie souriante.
--Platon n'y voit rien à redire, répliqua celui-ci, mais ton histoire est excellente, et tu nous as bien amusés. Je te vote une plume d'honneur.
--Assez bavardé. Des cartes, cria un de ceux qui avaient dormi.
On apporta des cartes et des rafraîchissements. Le reste de la soirée s'écoula comme toutes les soirées de ce genre.
VI
Le lendemain était un dimanche, Pierre goûtait encore les douceurs d'un lit peu moelleux, quand le comte Platon entra dans sa cabane et vint s'asseoir auprès de son oreiller.
Le jeune officier bâilla deux ou trois fois, s'étira de toutes ses forces et tendit la main à son ami.
--J'ai la tête un peu lourde lui dit-il, j'aurai trop dormi.
--Non, fit Platon en souriant, tu as trop bu.
--Moi. Oh, peut-on calomnier ainsi un pauvre officier, innocent comme notre mère Eve.
--Après le péché?
--Avant.
--Soit, mettons que tu n'as pas trop bu... tu as trop parlé.
--Hein? fit Pierre en se mettant sur son séant. J'ai trop parlé? Qu'est-ce que j'ai dit? J'ai dit des bêtises?
--Pas précisément. Tu as raconté une certaine histoire d'enlèvement qui, si elle est vraie...
--Ah, s'écria Pierre, j'ai parlé de ma cousine Dosia.
--Tu as parlé d'une cousine Clémentine, tu as eu l'habileté de ne pas trahir son vrai nom; mais, mon pauvre ami, tu as fait de cette jeune fille un portrait si original et si ressemblant, que le moins habile la reconnaîtrait.
Pierre, désolé se balançait tristement, le visage caché dans ses deux mains.
--Animal, s'écria-t-il, triple sot... Et... qu'est-ce que j'ai bien pu dire.
Platon lui esquissa en quelque mots le récit de la veille.
--Ah, soupira Pierre satisfait, je n'ai pas brodé au moins. Je n'ai dit que l'exacte vérité... In vino veritas... Et tu m'as laissé aller, toi, la Sagesse?
--Comment veux-tu arrêter un homme un peu gris qui s'amuse à amuser les autres? Tu as eu un succès fou avec ton histoire...
Le front de Pierre s'éclaircit: on n'est jamais fâché d'apprendre qu'on a eu un succès fou, lors même qu'on ne s'en souvient pas, et lors même qu'on a dû ce succès à des moyens légèrement répréhensibles.
--Il faut tâcher de réparer cette étourderie, continua Platon en voyant le bon effet de son discours.
--Oui, mais comment?
Etant d'accord sur la fin, les deux jeunes gens débattirent les moyens et se séparèrent au bout d'un quart d'heure.
Le soir même, après dîner, au moment où les plus pressés allaient déserter le mess, Platon fit un signe, et on apporta un grand bol de punch flambant,--de format beaucoup plus modeste pourtant que celui de la veille.
--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écrièrent les officiers.
Quelques-uns, prêts à partir, subissant l'attraction, revinrent sur leurs pas.
--Cela veut dire, messieurs, fit Platon d'un air confus, que j'ai perdu mon pari et que je m'exécute.
--Quel pari?
--Mourief avait parié qu'il inventerait de toutes pièces un petit roman, aussi bien qu'un littérateur à tous crins. J'avais soutenu le contraire. Il nous a amusés et séduits hier soir avec son histoire d'enlèvement. J'ai perdu. Je m'exécute.
--Oh, séduits, séduits, s'écria un des jeunes gens en se rapprochant. Tu n'as pas tant perdu ton pari que tu veux bien le dire, car, pour moi, je n'ai pas cru un mot de cette aventure.
--Ni moi! dit un second.
--Ni moi! proféra un troisième. C'était trop joli pour être vrai!
Cette dernière réflexion mit du baume sur l'amour-propre de Mourief, qui commençait à s'endolorir.
--Et puis, conclut un quatrième, quel est l'homme assez modeste pour raconter une histoire où il joue un rôle si peu brillant? On est plus chatouilleux quand il s'agit de soi-même!
Pierre échangea un sourire avec son ami.
La conversation, une fois détournée de la véritable piste, s'égara de plus en plus, et le punch disparut au milieu de la gaieté générale.
L'heure venue, les deux jeunes gens reprirent ensemble le chemin de leurs baraques. L'air était chargé d'une senteur aromatique particulière, celle des bourgeons de peuplier nouvellement éclos. Cette belle nuit de juin, presque sans ombres, ne provoquait sans doute pas aux confidences, car ils marchèrent silencieux jusqu'au moment de se séparer.
--Ta cousine Dosia est-elle vraiment si mal élevée? dit tout è coup Platon au moment d'entrer dans sa baraque.
--Ah! mon cher, je ne sais pas au juste ce que j'ai dit, mais tout cela est fort au-dessous de la vérité; il m'aurait fallu parler vingt-quatre heures sans désemparer pour te donner une idée à peu près exacte de cette fantasque demoiselle.
--Fantasque, soit! dit Platon en souriant; mais fort originale, et très-vertueuse, à coup sûr, malgré son escapade.
--Originale, certes; vertueuse, encore plus! J'ai de bonnes raisons pour m'en souvenir, répondit Pierre en passant légèrement la main sur sa joue. Tu parles d'or, la Sagesse!
--Bonsoir fit Platon en lui tendant la main.
--Bonsoir! répondit Pierre, qui s'en alla d'un pas agile et souple.
Platon le regarda s'éloigner, réfléchit un moment, puis rentra dans sa petite isba et s'endormit sans perdre une minute à de plus longues réflexions.
VII
Le comte Platon Sourof avait une soeur, la princesse Sophie Koutsky, aussi raisonnable, aussi sensée que lui-même. De toute sa vie, elle n'avait fait qu'une folie, commis qu'une imprudence, celle d'épouser à dix-sept ans un mari malade, qu'elle aimait tendrement, qu'elle avait soigné avec tout le dévouement possible, et qui l'avait laissée veuve au bout de dix-huit mois.
--Vous ne faites jamais de bêtises, ma chère, lui avait dit à ce sujet la grande-duchesse N... dont elle était la filleule; mais il paraît que vous avez l'intention de régler d'un seul coup tout votre passé et tout votre avenir, en fait de folies.
Sophie s'était contentée de sourire et de baiser respectueusement la main de son auguste marraine. Huit jours après le prince Koutsky un rayon de bonheur sur son visage émacié par les fièvres, conduisait à l'église celle qui voulait bien partager sa triste vie pour le peu de temps qu'elle devait encore durer.
--Si Koutsky était riche, passe encore, disait un gros général d'artillerie aussi intelligent que ses boulets de canon. Mais il n'a pas le sou! Que peut-elle aimer dans ce fiévreux?
--Le sacrifice! lui jeta bien en face une belle enthousiaste de vingt ans.
Le général s'inclina d'un air aimable et balbutia un compliment; mais il n'avait pas compris, et il n'était pas le seul.
Sophie Koutsky soigna en effet son mari jusqu'au dernier moment, le mit des ses mains dans le cercueil, prit le deuil de veuve et continua à vivre aussi calme aussi raisonnable que jamais.
Ce qu'elle avait recherché dans le mariage était, en effet cette soif du martyre qui tourmente les grandes âmes. Elle avait aimé Koutsky parce qu'il était malade et condamné à mourir bientôt; elle avait vu une bonne oeuvre à faire en donnant à ce mourant les joies du foyer domestique, d'un intérieur harmonieux, d'une tendresse infatigable et dévouée.
Si son mari n'eût pas pris les fièvres au Turkestan en servant son pays, elle eût peut-être été moins généreuse; mais dans de telles circonstances il lui semblait payer sa dette à l'humanité et à son pays tout ensemble.
Quand elle quitta le noir pour le lilas, on lui demanda ce qu'elle comptait faire.
--Vivre un peu pour mon plaisir, répondit-elle.
En effet, depuis trois ou quatre ans qu'elle était veuve, on la voyait à peu près partout où une honnête femme peut se montrer seule. Grâce à cette dignité simple, à cette aisance tranquille et calmante, pour ainsi dire, qui lui servait d'égide, sa grande jeunesse n'avait pas été un obstacle à sa liberté.
La famille avait d'abord parlé de la nécessité d'un chaperon, mais la princesse, sans s'en offusquer d'ailleurs avait repoussé cette idée.
--Mon chaperon serait ou une vieille femme véritablement digne de respect,--et en ce cas il me faudrait la ménager et ls soigner, ce qui me couperait les ailes--ou une demoiselle de compagnie nullement vénérable, que je pourrais traîner partout à ma suite, mais dont la protection ne serait pas sérieuse. Alors, à quoi bon? Laissez-moi comme je suis, et si je fais quelque sottise, nous en reparlerons.
Cette façon sommaire de régler les questions de convenance avait d'abord un peu ému la famille; puis "Sophie était si sage" que les bonnes gens avaient cessé de s'occuper de ses petites fantaisies innocentes.
Le prince Koutsky n'avait pas laissé grand'chose à sa veuve; mais Sophie était riche de son chef, et sa fortune bien ordonnée lui permettait de vivre grandement. Son principal plaisir, en été consistait à surprendre de temps en temps quelques bonnes amies en venant passer une journée avec elles, dans les environs, et parfois il lui arrivait de venir jusqu'au camp rendre visite à son frère, qu'elle aimait beaucoup et qui la comprenait mieux que pas un être au monde.
Deux ou trois jours après l'indiscrétion de Pierre Mourief, la belle princesse Sophie vint voir le comte Sourof. Ses chevaux seuls pouvaient se plaindre de son humeur errante, car elle leur imposait de longues courses; mais c'étaient de vaillantes bêtes, à la fois belles et solides, et la course de Tsarkoé-Sélo, où elle habitait pendant l'été, jusqu'au camp de Krasnoé, n'était pas assez longue pour les mettre sur les dents.
La princesse passa la journée avec son frère, assista aux exercices, dîna avec lui dans son isba, et, vers le soir, la calèche à quatre places dont elle se servait dans ces sortes d'occasions s'avança devant la petite maisonnette en bois.
Mourief passait en ce moment. Ses occupations l'avaient tenu écarté de cette partie du camp pendant la journée; et, ne connaissant pas la princesse, il ignorait à qui appartenait ce bel équipage. Une curiosité provoquée peut-être moins par l'attelage de choix que par la propriétaire de ces biens, lui fit ralentir le pas.
Sourof, reconduisant sa soeur, sortit de l'isba.
La beauté et l'expression charmantes du visage de la princesse, sa grande tournure, sa distinction exquise frappèrent le jeune lieutenant.
Sophie venait de s'asseoir dans la calèche; son frère, appuyé sur la portière, causait avec elle; il aperçut le visage légèrement étonné de Pierre, qui se retournait pour voir encore cette belle personne, et, souriant, il lui fit un signe d'appel.
Mourief rebroussa chemin et vint se ranger auprès de son ami.
--Ma chère Sophie, dit le comte, tu es la plus sage des femmes: tu seras peut-être bien aise de faire la connaissance du plus fou de nos jeunes braves... Le lieutenant Pierre Mourief, mon ami; la princesse Koutsky, ma soeur.
Pierre s'inclina profondément. La princesse regarda un instant son frère et le néophyte.
--Venez me faire un bout de conduite, messieurs; vous ne devez pas être gens à redouter deux ou trois verste de chemin à pied.
Les deux jeunes gens obéirent, et l'attelage partit d'un trot égal et parfait.
VIII
--S'il n'y a pas d'indiscrétion, monsieur, fit la princesse après les premières banalités inévitables, dites-moi pourquoi mon frère vous octroie une telle supériorité dur vos camarades de régiment?
Pierre se mit à rire.
--Demandez-le-lui, madame, répondit-il. S'il veut vous le dire, je ratifie son jugement.
--On peut tout dire à ma soeur, fit Platon d'un air moitié fier, moitié railleur; ce n'est pas pour rien qu'on l'a baptisée Sophie. On aurait aussi bien pu la baptiser Muette, car elle ne répète jamais rien.
Pierre s'inclina respectueusement, sans cesser de sourire.
--Fais ce qu'il te plaira, dit-il à son ami; toi aussi, tu es si sage, si sage... Vraiment, madame, ajouta-t-il en se tournant vers la princesse, assise en face de lui, je ne mérite pas de me trouver en si parfaite société; je ne reconnais pas digne...
--Raconte-moi ce qu'il a fait. Platon, dit la princesse à son frère. Tout cela, ce sont des faux-fuyants pour éviter une confession terrible, je le soupçonne. Vous avez tort, monsieur, reprit-elle en s'adressant à Mourief, la confession purifie d'autant mieux que parfois elle suggère un moyen de réparer une erreur.
--Ah! madame, je n'oserai jamais...
--Je vais donc parler à ta place, fit Platon, qui avait son idée. Imagine-toi, ma chère soeur, que l'autre jour, pour célébrer dignement le vingt-troisième anniversaire de sa naissance, le lieutenant Mourief, ici présent, s'est grisé...
--Oh! grisé! protesta Pierre. Egayé, tout au plus!
--...En notre compagnie, continua Sourof. Tu peux bien te douter que si j'y assistais, le mal n'était pas grave. Mais il était si gai, qu'il nous a raconté tout au long les fantaisies d'une jeune fille fort mal élevée et que, pour ma part, sans la connaître, je trouve charmante.
Pierre fit une moue significative.
--Voyons, dit Platon, est-elle charmante, ou non?
--Charmante, charmante... En théorie, oui... mais...
--Elle est fort mal élevée? demanda la princesse.
--Horriblement.
--Jolie et de bonne famille?
--Oui, princesse, l'un et l'autre sont incontestables.
--C'est Dosia Zaptine! dit la princesse après une seconde de réflexion.
Les deux jeunes gens se mirent à rire. Pierre s'inclina.
--Madame, dit-il je rends hommage à votre sagesse vraiment supérieure. Près de vous, Zadig n'est qu'un écolier.
--Comment as-tu deviné? Je ne savais pas qu'une telle personne existât sous la lune.
--Il n'y a qu'une Dosia au monde, répondit sentencieusement la princesse, et il était réservé à M. Mourief d'être son prophète. Maintenant, messieurs, si vous voulez revenir chez vous avant la retraite, je vous conseille de ne pas perdre de temps, car vos jambes ne valent pas celles de mes trotteurs.
Deux minutes après, la calèche de la princesse disparaissait dans un nuage de poussière, et les jeunes reprenaient le chemin du camp.
--Oh! répondit son camarade par manière de consolation, quand on l'a vue une fois, on ne l'oublie plus!... Platon, pourquoi ne m'avais-tu jamais parlé de ta soeur?
--Est-ce qu'on parle de la perfection? répondit Sourof de ce ton moitié railleur, moitié sérieux, qui lui était habituel. Elle apparaît, et l'on est ébloui, voilà!
--C'est vrai! répondit Pierre très-sérieux.
Et ils causèrent chevaux jusqu'au moment de se quitter.
IX
Sous ses dehors de gravité, Platon avait été saisi d'un soudain désir de prendre de plus amples informations sur le compte de Dosia Zaptine, et ce désir devint si vif, qu'il profita du premier jour de liberté pour aller rendre à sa soeur sa visite amicale.
Il trouva la princesse assise sur une simple chaise de Vienne en bois tourné, vêtue de clair, mais habillée dès le matin, lisant assidûment un gros livre dont elle coupait les feuillets à mesure.
--Sois le bienvenu, dit-elle en apercevant son frère dans l'encadrement de la porte; je pensais à toi.
Platon s'approcha, baisa la belle main blanche qui lui était tendue, et échangea un bon baiser avec sa soeur; la princesse ne mettait aucune espèce de poudre de riz et son frère pouvait l'embrasser sans crainte;--puis il s'assit auprès d'elle.
Le petit salon, tendu de perse chatoyante, fond vert d'eau, était meublé de quelques chaises cannelées; une table d'acajou, assez rococo, en encombrait le milieu; deux fauteuils pour les paresseux, un petit canapé, une grande glace un peu verdâtre,--comme c'est l'ordinaire dans les maisons de campagne de Tsarkoé-Sélo,--tel était le mobilier de cette retraite modeste; et pourtant tout y respirait une sérénité, une ampleur qui ne venaient certes pas de l'ameublement. Peut-être les massifs d'arbustes en fleur, disposés partout où il s'était trouvé de la place, y apportaient-ils de la sérénité,--et peut-être étai-ce la grâce tranquille de la princesse qui y mettait l'ampleur.
--Prends un fauteuil, dit Sophie à son frère.
--Et toi?
--Moi, j'abhorre les fauteuils; c'est bon pour les paresseux ou pour les voyageurs qui viennent du camp visiter leur soeur chérie. Je n'habite jamais que des chaises.
Platon s'allongea moelleusement dans le fauteuil vert d'eau.
--Les fauteuils ont pourtant du bon, dit-il, surtout quand on a fait à cheval une vingtaine de verstes. Qu'est-ce que tu lisais?
--L'Intelligence, de Taine.
--Et deux volumes in-octavo! fit Platon. O Sophie! tu m'éblouis par ta raison. Quand tu auras fini, tu me les passeras.
--Tiens! fit tranquillement la princesse en poussant le premier volume à travers la table.
Et elle se remit à couper les pages avec son petit couteau d'ivoire.
--Pourquoi te dépêches-tu tant à ce travail maussade? dit le jeune homme. Rien n'est plus déplaisant que ce grincement de papier.
--C'est pour avoir fini, mon grand frère, répondit Sophie en riant.
Elle coupa rapidement les dernières pages, puis reposa le volume sur la table.
--Enfin! dit-elle avec satisfaction. As-tu déjeuné?
--Non.
--Veux-tu quelque-chose?
--Quand tu déjeuneras, je t'aiderai vaillamment, pais je puis attendre.
La princesse sonna, donna quelques ordres, puis, prenant une tapisserie, revient à sa place. Platon la suivait des yeux.
--Il y a longtemps que je te connais, dit-il en souriant, et tu m'étonnes toujours. Quand est-ce que tu ne fais rien?
--Quand je dors, répondit la princesse en riant. Et encore il m'arrive parfois de rêver... Et toi, dis-moi un peu pourquoi tu t'es si fort pressé de me rendre ma visite?
--Parce que j'avais envie de te voir, fit Platon en jouant avec le gland du fauteuil.
--Et puis?
Le jeune homme leva les yeux et vit passer une ombre de raillerie dans ceux de sa soeur.
--Tu es sorcière, Sophie! dit-il en se levant.
--Qu'ai-je deviné, cette fois?
--C'est toi qui le diras. Si tu allais te tromper, ce serait bien amusant; je n'ai garde de perdre cette chance.
--Tu es venu prendre des renseignements sur Dosia Zaptine, fit tranquillement la princesse. D'ailleurs, j'ai prévenu ta demande, et je me suis informée. Tu peux me demander ce que tu voudras, mes réponses sont prêtes.
Platon, qui se promenait à travers le salon, s'arrêta devant elle et se croisa les mains derrière le dos.
--Sais-tu que tu es dangereuse avec ta perspicacité? lui dit-il d'un ton moitié sérieux, moitié enjoué.
--Dangereuse? Pas pour toi, mon sage frère! répondit-elle du même ton.
--Eh bien! que vas-tu me dire? fit-il en reprenant son fauteuil et sa gaieté.
--Pose les questions, je répondrai.
--Soit! D'abord qui est Dosia Zaptine?
--Fédocia Savichna Zaptine est la fille d'un général-major en retraite, mort depuis cinq ans. Elle a un nombre considérable de soeurs, je ne sais plus au juste combien...
--Pierre Mourief en sait mieux le compte, interrompit Platon.
--Vraiment? Ça fait le plus grand honneur à ce jeune homme! Je ne croyais pas trouver en lui l'étoffe d'un calculateur.
--Oh! fit Platon avec bonhomie, il sait compter jusqu'à six; et encore quand il s'agit de cotillons.
--Tu me rassures, répondit la princesse avec son calme habituel. Eh bien! mettons que Dosia ait cinq ou six soeurs. Sa mère est née Morlof;--bonne noblesse;--la famille n'est pas dépourvue de fortune et il n'y a pas d'héritier mâle. Est-ce là ce qu'il te fallait en fait de renseignement?
--A peu près. Seconde question: le portrait que Pierre à tracé d'elle est-il exact?
--Je te ferai préalablement observer que je ne sais pas quel portrait a tracé M. Pierre,--mais il doit être exact, puisque sur une simple indication j'ai reconnu l'original.
--Alors, fit-il après un court silence, elle est très-mal élevée?
--Absolument! Elle tire pas mal le pistolet; c'est son père qui lui a appris ce noble amusement en la faisant tirer pendant un été entier dans une vieille casquette d'uniforme qui leur servait de cible; Dosia pouvait avoir une dizaine d'années. Son professeur est mort, mais la casquette est restée, avec le goût de pistolet. Je me rappelle avoir vu, un certain printemps Dosia arroser des poids de senteur,--qu'elle avait plantés dans une assiette à soupe,--au moyen de cette casquette-cible, tellement criblée de trous, qu'elle pouvait servir d'arrosoir.
Ici Platon ne put conserver son sérieux, et la princesse lui tint compagnie,.
--Et le reste? fit-il quand il eut recouvré la parole.
--Et le reste? Il y a à prendre et à laisser. J'ai dans l'idée qu'elle sait imparfaitement la géographie: elle m'a adressé sur Baden Baden des questions qui m'ont fait soupçonner qu'elle croyait cette ville située sur les bords du Niagara. Maintenant je ne suis pas sûre qu'elle mette le Niagara en Amérique. Blondin lui a singulièrement brouillé les idées avec ses pérégrinations; Blondin était son héros à l'époque où la casquette lui servait d'arrosoir. Elle rêvait de se promener à cheval sur une corde tendue en travers du Ladoga... elle m'a même demandé si ce serait très-difficile. Je lui ai répondu que le difficile ne serait pas de se promener, mais de décider le cheval.
--Le cheval qui rue?
--Ah! tu le connais? Oui, le cheval qui rue, ou même un autre.
--En effet, dit Platon, ce ne serait pas facile. Elle a donc renoncé à son projet?
--Après quelques essais infructueux sur un ligne tracée par terre, elle a dû renoncer à son rêve, non sans un grand crève-coeur,--elle a dévoré un tas énorme de gros volumes dans la bibliothèque de son père; mais ces lectures n'ont pas modifié ses idées sur la géographie. Elle écrit très correctement les quatre langues, russe, allemande, française, anglaise;--elle joue du piano très-bien, quand elle veut, mais elle ne veut pas toujours; elle dessine la caricature avec un talent rare et ignore absolument les premiers principes de l'arithmétique.
--C'est complet! dit le jeune homme avec un soupir. Mais quelle espèce de personne est donc sa mère?
--La femme la plus posée, la plus méthodique, la plus sérieuse qui se puisse voir: maigre, maladive, un peu mélancolique, ignorante comme une carpe et pleine de foi dans la perfection des gouvernantes étrangères,--ce qui explique un peu l'éducation bizarre de Dosia.
--Et les autres soeurs?
--Ce sont de sages personnes, très rangées, pédantes même... Explique qui pourra ces anomalies. Un farfadet a dû se glisser dans le berceau de Dosia le jour qu'elle est née; en le cherchant bien, on le trouverait peut-être dans ses tresses ou dans les plis de sa robe.
--Et le moral? fit Platon redevenu soucieux.
Le moral est excellent, il rachète le reste.
Les yeux du jeune officier exprimèrent une série d'interrogation si éloquentes que la princesse se mit à rire.
--Je crois, dit-elle, que M. Pierre a calomnié sa charmante cousine; s'ils se sont querellés, il est certain qu'il n'a pas eu le dessus, car Dosia a un caquet de premier ordre. Mais de moral, je le répète, n'en est pas moins excellent. Cette petite fille a très-bon coeur,--non pas ce bon coeur qui consiste à donner è tort et à travers ce qu'on possède; mais elle a le coeur généreux et paye de sa personne à l'occasion. Je l'ai vue, en temps de fièvre, porter des secours à ses paysans, comme une vaillante qu'elle est. Je l'ai vue se jeter à l'eau pour repêcher un petit marmouset de quatre à cinq ans qui s'était avancé trop loin en prenant un ban, et que le courant emportait: elle nage comme un poisson, par parenthèse; mais tout habillée, ce n'est pas réjouissant. Elle est bonne, très-bonne... aussi bonne qu'insupportable, ajouta la princesse en riant.
--Je te crois sans peine, dit Platon. Ces natures toutes de contrastes violents sont également susceptibles du mal et de bien... Mais la morale, qu'en faisons-nous dans tout cela?
--Dosia est l'honneur même, répondit la princesse. C'est la vraie fille de son père.
Platon avait repris sa marche dans le salon. Sa physionomie s'était assombrie. Il garda le silence.
--Tu sais sur son compte quelque chose de plus que moi, dit affirmativement la princesse en le regardant.
--Oui!... Et cela me chagrine, car cette enfant, avec ses défauts, semble fort intéressante...
Et Platon confia à sa soeur les confidences caractéristiques de Pierre Mourief.
--C'est fâcheux, dit la princesse quand son frère eut fini. Mais je ne vois là qu'un enfantillage...
--Sans doute, reprit Platon, cependant, pour celui qui l'épousera, cet enfantillage n'est pas sans conséquence.
La princesse ne répondit rien. La chose envisagée sous ce jour était en effet sérieuse.
Heureusement, on annonça le déjeuner, et la conversation prit un autre cours.
La journée s'écoula. Le soir venu, au moment où Platon se préparait à monter en selle, sa soeur l'arrête.
--Es-tu curieux de voir Dosia? lui dit-elle.
Platon réfléchit un moment.
--Certainement, répondit-il. Elle me fait l'effet d'un écureuil charmant et un peu farouche.
--Bien! nous aurons des régates dans six semaines, je l'inviterai,--sans sa mère,--et tu la verras dans tout son beau.
Platon prit congé de sa soeur et galopa bientôt vers le camp.
--C'est dommage! se dit-il tout pensif en secouant la tête.
--C'est dommage! répéta-t-il une seconde fois au bout d'un quart d'heure.
Surpris lui-même de cette persistance d'une même idée, il s'interrogea et s'aperçut qu'il pensait à Dosia Zaptine.
X
--Y a-t-il longtemps que tu n'as vu ta soeur? demanda Pierre Mourief à son ami, deux ou trois jours après cette visite.
--Non. Pourquoi?
Pierre hésita un moment.
--Tu as dû lui donner une idée bien étrange et peu flatteuse de mon individu; les quelques mots que tu lui as dits au sujet de ma cousine Dosia n'ont pas pu lui faire augurer beaucoup de mon intelligence...
Pluton se mit à rire.
--Détrompe-toi, mon cher! ma soeur ne condamne pas les gens pour si peu; je ne crois pas qu'elle ait pris mauvaise opinion de toi... D'ailleurs, rien n'est plus facile que de t'en assurer.
--Comment cela? fit Pierre, dont le visage se couvrit d'une rougeur joyeuse.
--En m'accompagnant dimanche. Je dois déjeuner avec elle; nous partirons de bonne heure; avant la chaleur, et tu pourras t'expliquer en long et en large sur le chapitre de tes errements.
Pierre, enchanté, remercia son ami, demanda si la princesse excuserait la poussière du voyage, si ce n'était pas très-impoli, et sur tous ces points se laissa rassurer le plus facilement du monde, car il ne demandait que cela.
Le comte Sourof était très-réservé dans les présentations qu'il faisait à sa soeur. Jusque-là bien peu de ses camarades avaient été admis à l'honneur d'aborder la belle princesse Koutsky. Cette réserve venait d'un sentiment naturel des convenances; il ne sied pas que la maison d'une veuve soit pleine de jeunes gens. En invitant Mourief à l'accompagner, le comte Platon s'était donc départi de ses habitudes; si on l'eût interrogé, ce sage eût peut-être perdu une parcelle de sa sérénité; il est à craindre qu'il n'eût témoigné une ombre d'humeur à l'intrus qui se mêlait de questions si délicates. Au fond, le comte Platon avait engagé Pierre Mourief à déjeuner chez sa soeur parce qu'il s'en remettait à la pénétration de celle-ci pour tirer du jeune officier tous les éclaircissements désirables au sujet de son escapade avec Dosia Zaptine.
Dosia était devenue insensiblement le sujet de toutes ses rêveries inconscientes. Les cheveux ébouriffés, les bottines mordorées et les yeux rieurs de cette capricieuse flottaient devant ses yeux comme s'il l'eût connue. Il pensait à elle avec regret, comme à un jeune animal élevé avec soin, avec tendresse, et volé au moment où il commençait à faire honneur à son éducation. Il n'avait jamais vu cette petite fille intraitable, et il la plaignait comme s'il l'eût aimée enfant; il la plaignait d'avoir, si jeune, un souvenir qu'elle voudrait plus tard pouvoir effacer de sa vie au prix de tous les sacrifices...
Le dimanche venu, les jeunes gens prirent la route de Tsarkoé-Sélo, en calèche, pour éviter la poussière. Platon se taisait. Pierre avait peine à l'imiter et se contenait pourtant, de peur de paraître indiscret. Au fond il grillait d'adresser à son ami les questions les plus diverses sur ce qui concernait la princesse Sophie. Enfin, il n'y put tenir.
--Est-ce que ta soeur est bel esprit? demanda-t-il à Platon. Je suis si ignorant!
--Si tu es ignorant, mon don, répondit tranquillement le jeune officier, fit-toi à ma soeur pour combler les lacunes de ton éducation. Elle te prêtera des livres, ne t'adressera pas une question et te renverra penaud, pénétré du désir de t'instruire,--avec un gros bouquin sous le bras. C'est l'usage de la maison. J'y passe comme les autres.
Et soulevant le pan de son grand manteau d'ordonnance, Platon laissa entrevoir le volume de l'Intelligence, bien et dûment recouvert d'un journal français.
--Elle t'a prêté cela fit avidement Mourief; montre-le moi!
--Oh! tu peux le feuilleter et même le lire à discrétion: tu n'y comprendras rien.
Pierre ouvrit en effet le livre à deux ou trois endroits différents et le rendit à son ami avec un visage piteux et défait qui amène un sourire sur les lèvres de Platon.
--Mais alors dit le pauvre garçon, la princesse va me trouver horriblement bête?
--Oh! que non! répondit son ami. Elle ne pense pas que, pour n'être pas une bête, on doive comprendre d'emblée les livres qui exigent des études préparatoires Vous vous entendrez très-bien. Elle n'est pas bas bleu le moins du monde; tu verras!
La calèche s'arrête devant le petit perron, et deux minutes plus tard, Pierre se trouvait assis en face de son ami, dans le second fauteuil vert d'eau comme s'il la connaissait depuis dix ans. Les gros volumes avaient disparu avec le couteau à papier, et quelques romans modernes rôdaient seuls sur la table d'acajou rococo.
On déjeuna gaiement; la belle argenterie, le fin cristal mousseline, les radis roses, la nappe étincelante, les bouquets de fleurs qui se cachaient dans tous les coins, les yeux de velours et la robe blanche de la princesse Sophie formaient un ensemble harmonieux, bine pondéré, où les couleurs éclatantes et douces se faisaient une opposition savante et, en apparence, naturelle. La princesse était passée maîtresse dans l'art de composer un tableau d'intérieur avec les objets qui l'environnaient. C'était peut-être ce qui donnait à son logis un charme indicible qu'on ne retrouvait nulle part ailleurs.
Après une conversation décousue et enjouée sut les mille sujets qui circulent dans un même monde, la chaleur du soleil ayant diminué, vers quatre heures, la princesse proposa une promenade dans le parc.
Ils entrèrent par la porte monumentale en fonte, édifiée par Alexandre Ier, sur laquelle on lit, d'un côté, une inscription russe en lettres d'or, et de l'autre, en français: A mes chers compagnons d'armes. Aussitôt, la fraîcheur de la verdure et l'ombre des beaux tilleuls séculaires les environnèrent doucement, leur donnant l'impression d'une vie nouvelle.
Laissant à leur droite le palais et les parterres, ils s'enfoncèrent dans les grandes allées dont le vert foncé change avec les heures du jour. Le lac, par échappées, brillait comme un bon rempli de vif argent. La coupole dorée du bain turc, qui s'avance en promontoire, apparut un instant, rutilante et baignée de soleil. Puis l'ombre les environna de nouveau, et ils avancèrent lentement dans les allées sinueuses si bien sablées qu'elles ont l'air d'un joujou anglais, et protégées par une verdure si épaisse qu'on dirait une forêt inviolée.
Ils trouvèrent un banc et s'assirent dans une sorte de rond-point environné d'une balustrade de pierre, où sans doute L'ancienne cour se réunissait, sous Catherine pour diviser ou pour goûter,--mais de nos jours désert et presque négligé.
Ce lieu avait une certaine grandeur mélancolique: les arbres autour paraissaient plus vieux et plus vénérables qu'ailleurs, et, du reste, les vieilles pierres quelque part que ce soit, semblent toujours avoir quelque chose à vous conter.
Depuis le matin, les trois promeneurs avaient pensé plus d'une fois à la fantasque Dosia,--en ce moment même peut-être occupée à s'aveugler consciencieusement, les yeux fixés sur le lac Ladoga,--peut-être aussi préparant quelque mystification inénarrable à n'importe quel personnage,--le plus sérieux étant le meilleur en pareil cas. Mais personne n'avait prononcé son nom.
--Je voudrais bien avoir du lait, dit tout à coup la princesse. Y a-t-il loin d'ici à la maison du garde?
--Dix minutes, répondit le comte.
--Eh bien! mon ami, fais-nous apporter du lait. Je meurs de soir.
Mourief se leva, empressé.
--Permettez princesse, fit-il, j'irai.
Elle le retint du geste.
--Non, monsieur, vous êtes mon hôte, dit-elle avec la grâce qui lui était particulière. Mon frère prendra cette peine.
Platon s'éloigna aussitôt à grandes enjambées. Il avait compris que, seule avec le jeune homme, sa soeur amènerait bien plus facilement les confidences, et qu'à son retour il trouverait Pierre disposé à se confesser sans réserve.
En effet, on apercevait encore sa casquette parmi les troncs d'arbres, lorsque la princesse, souriant à demi, dit brusquement au jeune officier:
--Que vous a donc fait votre cousine Dosia, pour que vous ayez si piètre opinion de ses mérites?
--Ce qu'elle m'a fait, princesse?... s'écria l'infortuné.
Il s'arrêta net, puis reprit après une demi-seconde de réflexion:
--Elle a failli me faire faire une sottise dont je me serais repenti toute ma vie.
--J'adore les sottises! répondit Sophie avec son sourire engageant. Racontez-moi cela!
En quelques mots Pierre lui raconta l'escapade et le retour de sa cousine sous le toit maternel. La princesse l'écoutait toujours avec un demi-sourire.
--Voyons, monsieur Pierre, lui dit-elle quand il reprit haleine,--car dans sa colère il s'était animé,--si elle n'avait pas voulu revenir à la maison, qu'auriez-vous fait?
--Je l'aurais amenée à ma mère, comme je lui avais dit. Et quel savon j'aurais reçu! Encore dois-je des remerciement à cette tête folle pour m'avoir épargné cet orage-là.
--Votre famille n'eût pas été satisfaite de ce choix?
--Certes non! Mais vous princesse, vous qui la connaissez, à ce que je vois, aimeriez vous à la voir des vôtres?
--Oh! moi, dit Sophie, je n'ai pas qualité pour juger ces choses-là! D'abord je trouve Dosia délicieuse avec tous ses défauts,--et pour je la mettrais bien vite à la raison si je l'avais seulement un an avec moi; et enfin je ne l'épouserai pas, ajouta-t-elle en riant, ce qui change la position du tout.
--Je ne l'épouserai pas non plus, Dieu merci! s'écria Pierre en levant les yeux au ciel, dans le transport de sa reconnaissance.
--Mais dites-moi, monsieur, si votre famille avait refusé son consentement? Il me semble que Dosia est votre cousine à un degré assez proche pour que le mariage vous soit interdit par l'Eglise?
--J'avais pensé à cela, en effet, répondit le jeune homme. Eh bien! j'aurais donné ma démission, et nous nous serions mariés à l'étranger. Il est avec le ciel des accommodements.
--Vous auriez encouru le risque d'une disgrâce?
--Mon Dieu, il l'aurait bien fallu! Une fois que je l'avais enlevée!
--Vous l'auriez épousée malgré tout?
Pierre regarda la princesse avec quelque surprise.
--Puisque je l'avais enlevée! répéta-t-il lentement.
La princesse baissa les yeux, savoura un moment la joie très-délicate et suprême de rencontrer une âme absolument droite et honnête. Elle voulut approfondir encore cette jouissance.
--Et vous ne l'aimiez pas follement?
--Franchement, non. Je ne l'aimais pas du tout, je le vois maintenant. Je sens qu'il faut autre chose que la beauté et l'esprit pour inspirer un véritable amour.
--Ah! vous avez fait cette découverte? dit en souriant la princesse.
Pierre garda le silence et rougit. Heureusement Sophie n'eut pas l'idée de lui demander depuis quand, car il eût été bien honteux d'avouer que cette conviction datait de l'instant même.
--Vous auriez épousé Dosia sans l'aimer, sachant qu'elle ne pourrait pas vous procurer le vrai bonheur?
--Mais, princesse, puisque je l'avais enlevée! répéta Pierre pour la troisième fois.
Sophie tendit la main au jeune officier.
--Allons, monsieur Pierre, dit-elle, vous êtes un preux! mais, ajouta-t-elle en retirant sa main, bénissez le ciel de n'avoir pas poussé l'épreuve jusqu'au bout. Il est heureux pour elle et pour vous que l'affaire se soit terminée si brusquement, car si elle n'est pas la femme de vos rêves, vous n'êtes pas non plus le mari qui lui convient.
--A quel infortuné, à quel condamné à perpétuité destineriez-vous cette fantasque jeune personne?
--Ah! voilà! fit la princesse avec son sourire énigmatique; je n'en sais rien, mais pour guider cette barque indocile, il faudrait un pilote plus sage que vous.
Platon arrivait, suivi d'un paysan qui portait dans un panier du lait et des verres. On se rafraîchit, et le paysan s'en retourna.
Ou moment où la princesse se levait pour continuer sa promenade:
--Vous êtes bien sûr, dit-elle à Pierre, que le retour de Dosia chez sa mère ne vous a pas laissé de regrets?
--Le plus inexprimable soulagement, princesse, la joie la plus intime et la plus profonde! Je n'ai jamais si bien dormi que cette nuit-là.
--Heureuse prérogative d'une bonne conscience, dit la princesse en s'adressant à son frère. Tu vois devant toi, Platon, l'homme qui n'a jamais connu le remords! Admire-le!...
--Ah! princesse, soupira Pierre, si vous saviez quel bien-être c'était de penser que je l'avais échappé de si près! Grand Dieu! je frémis quand je pense au danger que j'ai couru.
Ils reprirent en plaisantant le chemin du logis, contents tous les trois, pour des motifs très-différents. Le contentement le plus sérieux était celui de Sophie. La princesse, en effet, passait sa vie à chercher de belles âmes, et, quand elle en trouvait, ce qui ne lui arrivait pas souvent, il se chantait dans son coeur un concert à ravir les anges du paradis. Ce jour-là, le concert fut particulièrement brillant.
On ne sait quelles paroles mystérieuses échangèrent Sophie et son frère dans un aparté, mais tout le long de la route, en revenant au camp, Platon ne fit que fredonner des airs d'opéra. Pierre Mourief ne dit pas un mot et fuma huit cigarettes.
XI
Les deux jeunes gens retournèrent souvent chez la princesse. Cet intérieur paisible avait pris tout à coup possession du lieutenant Mourief, au point de lui faire dédaigner ses anciens plaisirs.
Le théâtre seul l'amusait encore, mais il était devenu plus difficile sur le choix du répertoire, et un beau jour il s'aperçut que le ballet l'ennuyait.
Heureusement les grandes manoeuvres eurent lieu, et le camp fut levé,--ce qui rétablit Pierre dans son assiette ordinaire, grâce à une semaine de fatigues bien conditionnées. Pendant huit jours il ne fit que dormir, manger, prendre l'air, tomber de sommeil, et ainsi de suite. Après quoi il se retrouva en possession de toutes ses facultés.
Comme le lui avait prédit Sourof, la princesse lui avait prêté des livres, et lui, qui ne pouvait pas souffrir la lecture, il y avait pris un plaisir extraordinaire. Charmé de ce changement, sans se rendre compte qu'il avait pour cause le plaisir de parler avec la princesse Sophie de choses qu'elle aimait et admirait, il s'était dit que sans doute il avait fini de semer sa folle avoine et qu'il entrait dans l'ère des occupations plus stables.
Pourtant, à bien regarder autour de lui, il s'aperçut que ses camarades, pour la plupart de son âge ou plus âgés, semaient encore leur avoine à pleines poignées sur tous les chemins imaginables, et un beau matin il s'éveilla en se demandant pourquoi il allait si souvent chez la princesse Koutsky.
--Je dois bien l'ennuyer! se dit-il avec mélancolie.
Et il prit soudainement une résolution énergique, celle de ne lus importuner de sa présence cette généreuse princesse. Le coeur gros de regrets, à cette décision que personne ne lui demandait, il se préparait à écrire un petit billet bien poli, en renvoyant les livres prêtés, lorsque la providence, dispensatrice des biens et des maux, lui rappela que ce jour même était celui des régates, et qu'il avait promis de passer cette journée chez la princesse avec Platon.
--Ce sera pour demain, se dit-il illuminé d'une joie enfantine. Encore une bonne journée, et, puisqu'elle m'a invité d'elle-même, il est clair qu'aujourd'hui je ne suis pas importun. D'ailleurs, je crois qu'elle aura du monde.
L'infortuné ne croyait pas si bien dire.
Comme il entrait chez la princesse, vers une heure de l'après-midi, pimpant et tiré à quatre épingles, il vit venir à sa rencontre son ami Platon, dont la physionomie lui sembla particulièrement narquoise.
--Ecoute! lui dit celui-ci avec un mouvement du con des lèvres aussi inquiétant. Je crois que les grandes joies sont dangereuses. Ma coeur a eu une idée; je ne sais si tu la trouveras bonne. J'ai peur que non.
--Parle donc? dit Pierre impatienté. Tu nous tiens dans le courant d'air.
--Eh bien! mon ami, voici le fait. Ma soeur aime la concorde et voudrait voir la paix régner sur toute la terre avec un corne d'abondance dans chaque main. Ne pouvant réconcilier les empires,--hélas! parfois irréconciliables...
--En as-tu encore pour longtemps? interrompit de nouveau le jeune lieutenant.
--Non, j'ai fini... ma soeur contente des aspirations pacifiques en réconciliant les particuliers. Elle savait que ta cousine Dosia et toi vous vous êtes séparés sur le pied de guerre, elle a entrepris de fous faire donner la main, et pour ce, elle l'a invitée à assister aux régates.
--Dosia!... Dosia ici! s'écria Mourief en sautant sur son manteau qu'il avait déposa sur un banc.
--Dans ce salon même. Allons, ne fais pas attendre ma soeur. Elle t'a vu passer sous la fenêtre, et doit s'étonner de notre long entretien.
Et le sage Sourof, riant malgré lui, et malgré lui un peu inquiet, entraîna presque de force son mai Pierre dans le salon vert d'eau.
Dosia était là, en effet, trônant au beau milieu du canapé, dont sa robe occupait le reste. Elle se tenait droite comme un cierge, impassible comme un statue, et grave comme un bébé qui attend sa soupe.
Quatre ou cinq dames,--bien choisie pour la circonstance, parmi celles qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre,--servaient de cadre à ce joli tableau. Sophie s'entendait à arranger les choses: elle s'était promis de s'amuser de la rencontre de deux ex-fiancés, et elle se tenait parole.
--Oh! princesse, ce n'est pas bien! murmura le jeune lieutenant en baisant la main de Sophie.
--Bah! il fallait bien en arriver là un jour ou l'autre, lui répondit celle-ci de l'air le plus détaché.
C'était rigoureusement vrai. Pierre s'inclina respectueusement devant Dosia, qui lui fit une inclination de tête à la fois sèche et cérémonieuse. Platon, adossé au chambranle de la porte, les regardait avec un certain malaise.
Pierre prit bravement son parti, s'assit sur une chaise qui se trouvait près de la jeune fille et entama la conversation.
--Vous vous êtes toujours bien portée, cousine, lui dit-il, depuis que j'ai eu le plaisir de vous voir?
--Je vous remercie, mon cousin, répondit-elle. J'ai attrapé un rhume.
Elle toussa deux ou trois petites fois, puis continua de feuilleter un album.
--Et mon excellente tante n'a pas été malade! reprit Pierre sur le même ton.
--Non, nom cousin, je vous remercie: pas plus qu'à l'ordinaire.
Pierre ne put y tenir. Sa malice naturelle l'étouffait depuis un instant; le cercle bête et compassé qui les entourait lui inspirait la plus véhémente envie de faire quelque sottise.
--On ne vous a pas mise en pénitence pour votre dernière escapade?
--Non, mon cousin! Et j'ai gardé mon cheval, et mon chien couche sur le pied de mon lit, et j'ai une chambre à coucher pour moi toute seule!...
--Ça ne m'étonne pas, riposta Pierre, si vous avez pris votre pour camarade de chambrée...
--Et je fais tout ce que je veux à présent! conclut-elle avec un regard de colère.
--Ça toujours été un peu votre habitude, répliqua son cousin sans se troubler. Je suis bien aise d'apprendre que vous avez fait des progrès... Et le piano?
La princesse, qui les étudiait du coin de l'oeil, vit que la querelle allait s'engager et se hâta d'appeler Pierre à son côté, pendant que Platon prenait la place restée vacante. Dosia redevint aussitôt grave et posée; la rougeur que la colère avait appelée sur ses joues tomba, et son délicieux visage reprit l'expression de malice enfantine et tendre qui la rendait si séduisante.
--Là, monsieur Pierre, dit Sophie, qui ne pouvait s'empêcher de rire, attendez que nous ayons pris une tasse de chocolat. Ne renouvelez pas les hostilités avant la fin de l'armistice. Vous aurez le temps de vous quereller; la journée est longue.
--Elle est intolérable avec son aplomb, murmura Pierre encore ému.
--C'est vous qui avez commencé.
--Je l'avoue. Mais elle n'aura pas le dernier mot...
--N'oubliez pas qu'elle est mon hôte, monsieur Mourief. Pour l'amour de moi, soyez patient.
--Pour l'amour de vous, princesse, je ferai tout ce que vous voudrez! dit spontanément Pierre en levant les yeux vers le beau visage qui se penchait vers lui.
--Je vous remercie et je compte sur votre parole.
La princesse s'éloigna, et l'on servit le chocolat, après quoi la société se dirigea vers le lac où les régates devaient avoir lieu.
XII
La flottille de Tsarkoé-Sélo est une chose bien curieuse. Elle a son amiral,--non pas un amiral d'eau douce, s'il vous plaît! Ce service est d'ordinaire confié à quelque officier de marine, en récompense d'une action d'éclat où il a été blessé assez grièvement pour être exclu du service actif.
La flotte de Tsarkoé-Sélo se compose de tus les modèles d'embarcations légères employées dans l'étendue de l'empire. Tout s'y trouve, depuis la périssoire en acajou, le podoscaphe élégant, depuis la péniche réglementaire, le youyou, la simple barque plate où les mamans ne craignent pas de s'embarquer, jusqu'à la barque des Esquimaux, en peau de veau marin, jusqu'à la jonque chinoise, qui s'aventure dans les eaux de l'Amour, jusqu'à l'embarcation kamtchadale, étroite et baroque, jusqu'à la longue pirogue, maintenue en équilibre par des perches transversales. Les modèles originaux, amenés à grands frais des plus lointaines extrémités de l'empire, sont conservés dans une sorte de musée auquel a été assigné pour demeure une espèce de château assez laid, en briques brunes, flanqué de deux pseudo-tours rondes; mais les copies de ces modèles sont à la disposition des amateurs. On peut, à toute heure du jour, s'embarquer seul sur le navire de son choix, ou se faire promener pendant une heure sur les flots limpides du lac; tout cela gratis; libre au promeneur généreux de récompenser le matelot qui lui présente la gaffe et l'amarre, ou qui rame pour lui sous les ardeurs du soleil pendant qu'un dais de toile protège les belles dames ou les élégants officiers.
C'est cette flottille étrange et variée qui devait concourir aux régates. Parmi tant d'embarcations différentes, on avait fini par établir une sorte de classification, tant à la voile qu'à la rame.
Les grands-ducs étaient les premiers à concourir, à la voile, avec les grandes péniches hardiment cambrées; les simples mortels se contentaient de la rame; de jeunes officiers s'étaient fait inscrire pour les courses en podoscaphe et en périssoire, courses qui offrent toujours un élément comique en raison des accidents inévitables et du maniement bizarre de la pagaie.
Lorsque la société de la princesse arriva au bord du lac, une foule parée, composée de tout ce que Tsarkoé-Sélo et sa voisine Pavlovsk avaient de plus élégant et de plus riche, se pressait sur les bords de cette immense coupe de cristal.
Pétersbourg et les environs avaient aussi envoyé leur contingent de spectateurs. Les gens du peuple, peu nombreux, se groupaient instinctivement dans les endroits peu favorisés, d'où l'oeil n'embrassait qu'une étroite partie du parcours, tandis que la noblesse et la haute finance se rapprochaient de l'embarcadère impérial, où la famille du souverain présidait à ces jeux.
Des tapis et des sièges de velours couvraient le large espace dallé de marbre. Sur les marches énormes qui descendaient jusque dans le lac, s'étageait la gracieuse guirlande des demoiselles d'honneur, des pages, des officiers de service, tous en pimpant uniforme, en fraîche toilette d'été. Les gros généraux massifs soufflaient un peu plus loin sous le poids de l'uniforme trop juste et des lourdes épaulettes.
C'était la cour encore, mais en villégiature, avec une étiquette bien restreinte, la cour, pour ainsi dire, en famille.
La princesse Sophie s'était fait garder quelques places non loin de l'embarcadère, et ses amis lui formèrent une garde d'honneur compacte.
Le signal fut donné, les gracieuses embarcations s'élancèrent, les voiles de toutes formes découpèrent sur le ciel des courbes élégantes, puis disparurent derrière l'île qui occupe le milieu du lac. On les aperçut à travers une clairière, puis elles disparurent encore.
Les yeux se fixèrent avec avidité sur la pointe de l'île où devaient apparaître les voiles rivales.
Une péniche blanche sortit la première de la verdure et se dirigea vers le rivage; par une manoeuvre audacieuse, le grand-duc A..., qui tenait la barre, vira de bord presque auras du cap et obtint une avance considérable sur les autres, qui avaient sorti du champ pour doubler la pointe.
Un cri d'admiration partit de toutes les bouches, aussitôt contenu par le respect, et, une demi-minute après, un coup de canon--canon de poche, s'entend,--annonça que le jeune vainqueur recevait, au son des fanfares, le prix de sa hardiesse.
--Ce n'est pas étonnant, grogna un pessimiste, quand on est né grand amiral de Russie...
--Encore faut-il le devenir répondit un optimiste.
La musique militaire exécuta une marche joyeuse, et la seconde course commença.
Il faisait beau, trop beau, car le soleil réverbéré sur le miroir du lac, était aveuglant malgré les ombrelles de soie. Dosia seule avait l'air de ne pas s'en apercevoir; elle absorbait le spectacle qui lui était offert, avec toute l'avidité d'une jeune plante qu'on arrose.
--Je voudrais bien avoir gagné le prix! dit la jeune fille à la princesse, sa voisine.
--Pour avoir la coupe d'argent? lui demanda celle-ci.
--Non; pour avoir eu à donner ce coup de barre. C'était un joli coup de barre, droit comme un I. Ce doit être amusant: il faudra que j'aie une péniche à la campagne.
--Pourquoi pas un bateau à vapeur? murmura Pierre à l'oreille de sa cousine.
Celle-ci se retourna, les yeux pleins d'éclairs, et fit un imperceptible mouvement. Certes, trois mois plus tôt, Pierre n'aurait pas évité l'affront d'un soufflet public:--mais Dosia semblait s'être modérée depuis leur dernière et orageuse entrevue. Il en fut quitte pour la peur, et un petit mouvement de recul qu'il n'avait pu retenir;--ce que voyant, Dosia se mit à rire, suffisamment vengée.
Les régates se succédèrent et finirent par se terminer à la satisfaction générale. Aussitôt, pendant que la famille impériale retournait au palais, le lac se couvrit de promeneurs; les embarcations, délaissée pendant l'été, redevenaient à la mode, à partir des régates, et l'on se les serait disputées, sans l'extrême courtoisie de ce bonde bien élevé.
La princesse se procura pour elle et sa compagnie la grande pirogue, qui contient une douzaine de personnes; les jeunes gens prirent les rames, la princesse et Dosia les imitèrent, et la joyeuse société se promena bientôt et à travers sur les ondes ridées par une aimable brise.
--Mon Dieu Pierre, que tu rames mal! s'écria Dosia impatientée.
S'apercevant que, fidèle à son habitude d'enfance, elle avait tutoyé son cousin, elle se troubla légèrement.
--Que vous ramez donc mal, mon cousin! reprit-elle en contralto, avec une gravité qui fit rire toute l'assistance.
--Très-chère et très-honorée cousine, repartit Pierre, tout le monde n'a pas comme vous, des dispositions aussi brillantes que naturelles pour les exercices spéciaux aux jeunes garçons.
Dosia le regarda de travers, et, remettant la pirogue dans sa route d'un vigoureux coup de rame:
--C'est vrai, dit-elle j'aurais dû être un garçon! Comme ç'aurait été amusant! Quand je pense qu'on m'aurait ordonné tout ce qu'on me défend! Ça n'est pourtant pas juste!
L'hilarité reprit de plus belle. Malgré un grand mal de tête qu'il avait attrapé à regarder le soleil sur le lac, Platon lui-même ne put réprimer un sourire. Dosia se pencha sur don aviron et fit voler la pirogue de façon à rendre sérieuse la tâche de ceux qui la secondaient.
--Halte! dit-elle au bout d'un moment.
Et les rameurs se reposèrent sur leurs avirons. Le spectacle qui les environnait était réellement unique. Le chemin de sable qui fait le tour du lac fourmillait littéralement de promeneurs. Tous les bancs étaient occupés. Les toilettes les plus diverses les teintes les plus douces comme les plus éclatantes ressortaient sous la verdure, déjà légèrement touchée par les premières atteintes de l'automne. L'air était incroyablement pur, et pourtant la mélancolie des premiers brouillards se faisait sentir sous la sérénité de ce jour ensoleillé.
Mais la princesse et son frère échangèrent un regard où se lisait cette même pensée. Dosia n'était pas à l'âge où l'on pense à l'automne, ni même au lendemain. Elle regardait la rive, le bain turc près duquel la pirogue passait lentement, emportée par la vitesse acquise, les buissons de roses du Bengale, les cascatelles qui alimentent le lac, le joli pont de marbre qui plane au-dessus des misères de ce monde avec sa colonnade rosée et ses balustres à jour, tout cet ensemble gracieux, harmonieux, non dépourvu de grandeur, qui caractérise Tsarkoé-Sélo;--elle regardait la foule élégante et distinguée, les saluts échangés, les signes d'amitié, les arrêts pour une courte conversation;--et ses impressions confuses se traduisirent en une seule phrase:
--C'est ça le monde? c'est joli, je voudrais bien y aller!
--Il faut d'abord être bien élevée à la maison, pour aller dans le monde, lui dit à demi-voix Pierre, qui était assis devant elle.
--Il faut d'abord être bien élevée à la maison, pour aller dans le monde, lui dit à demi-voix Pierre, qui était assis devant elle.
Il s'attendait à une verte réplique: à son extrême surprise, Dosia poussa un soupir,--un soupir de regret plutôt que de contrition, mais il ne faut pas tout demander à la fois,--et reprit son aviron sans répondre.
--Est-ce vrai, princesse, dit tout à coup la jeune indisciplinée, sans discontinuer son exercice; est-ce vrai que je suis si mal élevée?
Elle n'avait pas parlé haut, la princesse était sa voisine, on ne l'avait pas entendue. Sophie lui répondit sur le même ton:
--Non, mon enfant, pas si mal que vous croyez: assez mal, à la vérité.
--C'est dommage... soupira Dosia. Mais est-ce que ça m'empêchera de m'amuser dans le monde? Vous savez que maman me présente cet hiver?
--Cela vous empêcherait certainement de vous amuser, si vous ne deviez pas changer; mais, soyez sans crainte, d'ici à trois mois vous serez beaucoup plus...
--Convenable! souffla Pierre qui se mit à ramer avec conviction.
Dosia ne releva pas cette nouvelle impertinence, et son cousin commençait à être inquiet de cette réserve inusitée, quand on aborda.
Le débarquement s'opéra sans encombre. Platon descendu le premier, offrit la main aux dames et les déposa toutes sur le chemin. Dosia seule était restée en arrière avec Mourief, qui retirait une rame de l'eau non sans quelque difficulté, car, n'étant né amiral, lui, il la soulevait par le plat au lieu de la retirer par le travers.
--Savez-vous nager, mon cousin? lui dit-elle tout doucement, en retenant de la main gauche les plis de sa robe.
--Mais oui, ma cousine.
--Eh bien, nagez maintenant! s'écria-t-elle en franchissant d'un bond le bord de la pirogue sans toucher à la main que lui offrait Platon.
Elle se retourna avec un mouvement de chat qui court après sa queue et repoussa vivement la pirogue loin du rivage.
Pierre avait roulé au fond de la frêle embarcation, et, n'était le mouvement instinctif qui l'avait fait se cramponner au banc, il eût passé par-dessus bord. Sans se troubler, il se releva et chercha les avirons, mais n'en trouva qu'un: les autres avaient été remis au matelot de service et gisaient sur l'embarcadère.
Il se croisa les bras et regarda dédaigneusement le rivage.
--Eh bien! lui cria Platon, est-ce que tu vas passer la nuit sur le lac? Veux-tu une mandoline?
--Envoie-moi plutôt un remorqueur, lui cria Pierre, qui leva en signe de détresse son unique aviron.
Dosia, la tête un peu de côté, contemplait son ouvrage avec une satisfaction évidente. La princesse était contrariée; les autres riaient de bon coeur.
Platon regardait Dosia, et la conviction pénétrait en lui, de plus en plus profonde, que Pierre n'avait rien caché, et que cette enfant n'était qu'une enfant.
--Il n'est pas possible qu'elle joue ainsi avec un homme qui aurait fat battre son coeur, se disait-il; ce serait le dernier degré de l'imprudence!
Et une satisfaction réelle entra en lui, absorbant peu à peu son mal de tête. A mesure que ses doutes s'évaporaient, sa souffrance diminuait, et il se sentit soudain léger comme une plume.
Il n'y avait aucune barque disponible pour remorquer le promeneur solitaire, qu'un courant presque insensible emportait vers l'île,--déserte, hélas!--lorsque fort heureusement un podoscaphe monté par un de ses camarades de régiment vint le reconnaître.
--Es-tu un navigateur audacieux ou une simple épave? demanda le nouveau venu.
--Tout ce qu'il y a de plus épave, mon cher. Ramène-moi au rivage, il y a une récompense.
--Comme pour les chiens perdus alors? s'écria le joyeux officier. Tiens, prends le bout de mon mouchoir de poche et je te remorque.
Ils arrivèrent ainsi au débarcadère, non sans une série de fausses manoeuvres qui firent la joie des assistants.
En touchant le sol, Pierre, Pierre salua sa cousine avec toute la connaissance qui lui était due.
--Bah! lui dit celle-ci en haussant les épaules, qu'est-ce que cela prouve?
--En effet, répliqua Mourief, je me demande ce que cela prouve!
--Cela prouve que vous ne savez pas vous tirer d'affaire. On se jette à l'eau, on nage d'un bras, et l'on ramène son embarcation.
--Grand merci, cousine! c'est bon pour vous, ces amusements-là! Je n'ai pas de goût pour les bains forcés, repartit le jeune homme, piqué de ce dédain.
--Voyons, mes enfants, faites la paix, dit la princesse; faut-il qu'on soit toujours à vous réconcilier.
--Oh! nous réconcilier! c'est impossible, s'écria Dosia. Nous somme brouillés de naissance. Nous n'avons jamais pu nous entendre...
Un éclair de malice glissa obliquement des yeux de Pierre à ceux de sa cousine, qui rougit soudain et se hâta d'ajouter avec l'honnêteté de sa nature hostile au mensonge:
--Nous entendre pour longtemps!
Et Platon sentit son mal de tête revenir avec une nouvelle violence.
XIII
On avait dîné depuis une heure, et les conversations languissaient; la princesse proposa de retourner au parc, son offre fut acceptée avec empressement. Les dames qui étaient venues de Pétersbourg furent reconduites jusqu'au chemin de fer, et les quatre promeneurs, livrés à leurs propre ressources, se dirigèrent vers les grands tilleuls qui sentent si bon au mois de juillet, et dont l'ombre est si douce les soirs d'été.
Platon marchait devant, à côté de Dosia; celle-ci trouvait toujours moyen de se tenir le plus loin possible de son cousin, que pour l'heure elle détestait cordialement.
--Mademoiselle Théodosie dit le jeune capitaine, comment trouvez-vous notre Tsarkoé?
--Charmant, répondit la jeune fille; mais, si vous ne voulez pas que je modifie mon opinion, ne m'appelez pas Théodosie. Ce n'est pas ma faute si j'ai reçu ce vilain nom au baptême, et je ne vois par pourquoi c'est moi qui serais punie d'une faute qui n'est pas la mienne.
--Ce n'est pas un vilain nom répliqua poliment Platon.
--C'est un nom de femme de chambre. Enfin je n'y puis rien. Appelez-moi Dosia.
--Eh bien! mademoiselle Dosia, vous plaisez-vous ici!
La jeune émancipée hésita un instant.
--Oui... non, répondit-elle enfin;--décidément non: il n'y a pas assez de liberté.
--Et vous voulez aller dans le monde! C'est bien pis!
--Vous croyez? Mais il y a des compensations?
--Bien peu! vous le verrez vous-même. D'ailleurs, j'ai tort de vous enlever vos illusions d'avance; vous le perdrez assez vite quand le moment en sera venu.
--C'est ce que me disait ma gouvernante anglaise... Vous savez que j'ai eu une gouvernante anglaise?
--Je l'ignorais. Que vous disait cette demoiselle?
--Oh! ma chère mis Bucky! je n'ai jamais rien vu de plus drôle! Imaginez-vous, monsieur Platon, une longue perche, sèche, anguleuse, avec des robes neuves qui avaient l'air d'être vieilles, des cheveux qu'elle faisait onduler de force et qui désondulaient sur-le-champ, de longues oreilles rouges avec de longues boucles d'oreilles en lave du Vésuve,--et de longues dents blanches, encore plus longues que ses boucles d'oreilles. Ma chère mis Bucky, je l'ai adorée!
--Longtemps?
--Deux étés. Maman la prenait pour l'été. Elle devait nous enseigner l'anglais, pour la conversation, vous savez? mais comme elle avait pour idée fixe d'apprendre le français, je lui ai appris la langue des diplomates.
--A-t-elle fait des progrès, au moins?
--Immenses, répondit Dosia avec un joli éclat de rire.
--Que lui avez-vous appris spécialement?
--Des chansons que ma gouvernante française m'avait laissées: Le Petit Chaperon rouge, Maître Corbeau et le Petit Oiseau.--Mais J'avais changé les airs: elle chantait Petit Oiseau sur l'air de Maître Corbeau, avec des yeux levés au ciel et une expression sentimentale... C'était bien amusant!
Dosia fit entendre le petit rire contenu qui était chez elle l'indice d'une joie délirante.
--Je vois bien ce que miss Bucky a appris chez vous, dit Platon en souriant, mais je ne saisis pas ce qu'elle vous a enseigné?
--Oh! reprit Dosia devenue sérieuse, bien ces choses! La Ballade de sir Robin Gray, l'art de faire des paysages avec de la sauce et une estompe..., vous savez? on barbouille tout le papier, et puis on enlève les blancs avec de la mie de pain. Il n'y a rien de plus drôle.
--Et puis?
--Et puis la morale et la philosophie, et les synonymes anglais. Voilà!
--C'est quelque chose, répondit Platon en s'efforçant de garder son sérieux. Et à votre gouvernante française, que lui devez-vous?
--Celle-là, répondit Dosia en secouant la tête d'un air capable, c'était une révolutionnaire. Elle m'a enseigné l'histoire, la broderie sur filet,--mais j'aime mieux la tapisserie, c'est plus amusant,--les vers de Victor Hugo et les principes immortels de 89. Ça, je l'ai compris tout de suite. Nous avons lu les Girondins. J'ai pleuré. C'était superbe. Je ne rêvais plus que déesse de la liberté, bonnet rouge et révolution.--Elle faisait aussi très-bien les conserves et n'avait pas sa pareille pour amidonner le linge fin. Mais je ne l'ai pas eue très-longtemps; maman a prétendu qu'elle me rendait intraitable.
--Comment cela?
--Vous comprenez que, d'après nos principes, quand maman me défendait quelque chose sans m'expliquer pourquoi, naturellement je faisais ce qu'elle m'avait défendu; de là des orages.
--Et votre gouvernante, que disait-elle alors? fit Platon.
--Elle me disait qu'il fallait obéir à maman, que les enfants doivent la soumission absolue à leurs parents et à leurs instituteurs; et quand je lui résistais, elle me mettait en pénitence. Alors je me suis dit qu'il y a évidemment principes et principes; il y en a qui sont bons pour les gouvernants et d'autres qui sont meilleurs pour les gouvernés, et j'ai pensé que lorsque ce serait à mon tour d'être dans les gouvernants, de serait beaucoup plus agréable.
--Parfait! conclut Platon.
--Aussi depuis ce temps-là je n'aime pas les théories; sur le papier ça fait très-bien, mais quand on a une élève têtue, il n'y a pas de principes immortels qui tiennent, on la met en pénitence.
--Bravo! dit Platon; voilà un raisonnement pratique. Avez-vous eu longtemps votre révolutionnaire?
--Deux ans, et je l'ai bien regrettée. C'était pourtant la meilleure de nos gouvernantes. Elle était si bonne quand ses théories lui étaient sorties de la tête! Je crois qu'elle était un peu...
Dosia frappa légèrement son joli front du bout de son index et prit un air entendu.
--Mais, reprit-elle avec vivacité, c'était une personne admirable! Elle avait un coeur généreux, une charité sans bornes; elle donnait tout ce qu'elle possédait à nos pauvres paysans, qui n'étaient pourtant ni de son pays ni dans ses principes. Je l'aimais bien mieux que la gouvernante allemande qui lui a succédé.
Platon s'amusait fort de ce bavardage; il se retourna; derrière lui, sa soeur et Pierre marchaient d'un pas régulier, assez rapide, et causaient avec animation. Il revint à Dosia, qui méditait.
--A quoi pensez-vous? lui dit-il doucement.
--Je pensais à ma gouvernante allemande. Elle était bien drôle, allez! Elle avait sa grande bouche toute pleine de beaux sentiments, à la place des dents qui lui manquaient: Sallenstein, Die Roeber, Ich habe genossen das erdische Gluck; tout y passait. Elle me faisait jouer du Schumann à quatre mains, ça m'ennuyait horriblement;--et puis, quand il s'est agi de compter avec maman, elle s'est montrée aussi intéressée qu'un vieux juif. C'est ça qui m'a fait souvenir de la soupe au mysotis!
--Quel est le potage que vous désignez sous ce nom? fit Platon quelque peu surpris.
--Comment, vous ne savez pas? On voit bien que vous n'avez pas eu de gouvernante allemande! fit Dosia avec un petit éclat de rire. Les belles paroles, les belles pensées,--les grandes, celles qui viennent du coeur, ajouta-t-elle en clignant de l'oeil avec une indicible raillerie,--l'éther et les étoiles, et les anges que emportent les âmes, les désillusions et les enchantements, l'idéal du devoir, le désintéressement des biens de ce monde, l'abnégation du moi, et le revoir dans une vie meilleure, et les lotus au bord du Gange... Ouf!!
Dosia termina cette nomenclature par un soupir et ajouta tranquillement:
--Tout ça, c'est de la soupe de mysotis.
--Je comprends! dit Platon. Vous avez une limpidité d'élocution qui ne laisse pas de place à l'erreur.
Dosia le regarda un instant, prête à se fâcher de la raillerie, puis elle sourit d'un air content.
--La meilleure de toutes, reprit-elle, a été ma gouvernante russe: mais je ne l'ai eue que trois jours. Elle portait les cheveux courts, elle avait des lunettes bleues, et elle était nihiliste. Quand maman a vu apparaître sur la table d'études: "Force et matière", vous savez? elle lui a dit tout doucement de sa voix fatiguée:
--Mademoiselle, vous pouvez faire vos malles.
Et les lunettes bleues ont disparu pour jamais de notre horizon.
--Vous avez eu une éducation assez variée, à ce que je vois, dit Platon, non sans quelque pitié pour cette vive intelligence si mal cultivée.
--Oui... mais cela ne m'a pas fait de mal; j'ai appris à juger les choses!...
Cette idée parut si bizarre au jeune capitaine, que, pris d'un fou rire, il s'arrêta et s'assit sur un banc. Dosia, peu flattée, mit ses deux mains mignonnes derrière son dos et pencha un peu la tête de côté pour lire sur le visage de cet interlocuteur trop gai.
Pierre et Sophie s'approchèrent aussitôt, prêts à partager l'hilarité du jeune homme. Mourief n'eut pas besoin d'explication: l'attitude de sa cousine lui parut suffisamment éloquente.
--Dosia a dit une bêtise! fit-il d'un air charmé. Enfin! j'attendais ça depuis ce matin.
La riposte de Dosia partit comme un coup de pistolet.
--On n'attend pas les tiennes si longtemps!
--Bravo! s'écria Platon, lorsque, non sans peine, il eut repris son sérieux. Tu est touché, Pierre.
Celui-ci s'inclinait gravement, chapeau bas.
--J'ai trouvé mon maître! dit-il à Dosia. Très-honorée cousine, à partir de ce jour je dépose les armes devant vous. Je ne suis pas de force. Vous m'avez trop malmené depuis midi...
--C'est bien! fit Dosia enlevant la tête d'un air de reine. Vous avez grandement raison: cette conduite indique chez mon cousin une crainte salutaire, qui est le commencement de la sagesse.
Ils étaient dans un espace découvert, au bord du lac, non loin de l'endroit; la lune s'était levée et les éclairait d'une lumière blanche si intense, qu'elle faisait mal aux yeux sur le gravier blanc.
--Quelle belle soirée, murmura la princesse en s'asseyant auprès de son frère.
--Un temps fait à souhait pour les amoureux, répondit Platon. Nous autres profanes, nous devrions rester chez nous indignes que nous sommes.
Son oeil glissait sur Dosia, épiant l'effet de ces paroles. Mais la jeune fille, le nez en l'air étudiait sérieusement les taches de la reine des nuits.
--Où est le temps, soupira-t-elle, où je croyais à l'homme dans la lune? C'était le bon temps.
--Quel âge pouviez-vous avoir?
--Neuf ans.
La société se remit à rire; mais Dosia n'était pas d'humeur à s'en formaliser ce jour-là.
--Oui, reprit-elle, c'était le temps où mon père m'apprenait à monter à cheval sur son beau Négro, qu'il avait ramené de Caucase; un cheval qui avait appartenu à une princesse géorgienne, et qui ramassait un mouchoir jeté à terre sans interrompre son galop. La belle et bonne bête. Je n'ai jamais été si heureuse. Nous nous promenions à cheval le soir, papa et moi, et nous regardions la lune. Papa me disait qu'il y avait une porte et que de temps en temps l'homme de la lune l'ouvrait pour voir ce que nous faisions. Mon Dieu, que de fois, en marchant dans nos allées, je suis tombée à quatre pattes pour avoir regardé en l'air.
--Que d'autres ont fait comme vous, dit Platon à demi-voix, presque pour lui seul.
Dosia le regarda; son visage enfantin changea d'expression, et elle répondit soudain d'une voix plus grave:
--Il est beau de tomber pour avoir trop regardé le ciel.
Platon, surpris, leva les yeux à son tour; le visage de Dosia, sérieux et doux lui parut transfiguré.
--Le croyez-vous? dit-il sans élever la voix.
Sa soeur expliquait à Mourief un mécanisme très-compliqué de batteuse automobile pour ls travaux des champs.
--Mon père me le disait, et j'ai toujours cru aveuglément à ce que me disait mon père, répondit la jeune fille. Il m'a répété cent fais: Ne te laisse jamais décourager par les obstacles; ne t'arrête jamais à une pensée mesquine; lève toujours les yeux plus haut....
Dosia posa doucement sa main gantée sur la main du jeune homme et la pressa fortement comme pour lui dire merci.
Ils restèrent silencieux pendant un moment.
--Je parle bien rarement de mon père, reprit Dosia très-bas. A la maison, je n'ose pas... ma mère se met à pleurer... mes soeurs ne s'en soucient pas... J'étais sa Benjamine...
--Nous parlerons de lui tant que vous voudrez, répondit Platon. Je serai heureux de connaître un homme de coeur par la trace qu'il a laissée dans la mémoire de son enfant préférée.
Ils s'enfoncèrent dans les souvenirs de Dosia.
Pendant ce temps, Pierre était le plus heureux des hommes. Assis auprès de la princesse, il l'écoutait décrire les machines de son exploitation agricole, et le nombre de vis et des boulons prenait pour lui une importance extraordinaire.
Il était pénétré d'admiration pour ces belles vis et ces heureux boulons qui tenaient les pièces ingénieuses de ces superbes machines. Il se sentait fondre de tendresse à l'idée que ces chefs d'oeuvre de l'industrie avaient l'inestimable bonheur de fonctionner sous les yeux de la princesse quant elle allait dans ses domaines; et soudain l'idée qu'elle allait partir pour un de ces voyages vint le glacer.
--Partez-vous bientôt? dit-il au milieu de la description d'un système de ventilation perfectionné.
--Dans cinq jours. Je ramènerai votre cousine chez sa mère et, de là, j'irai dans mon bien.
--Pour longtemps? demanda Pierre consterné.
--Pour un mois.
--Un mois? Mon Dieu! que ferai-je pendant tout ce temps-là?
--Que faisiez-vous au temps chaud? dit la princesse avec une douce raillerie.
--Dans ce temps-là, répondit Pierre, je ne vous connaissais pas; je n'étais bon à rien.
--Je vous laisserai des livres.
La voix de la princesse avait imperceptiblement baissé pour dire ces mots... Le silence régna un moment sur le banc.
Il est tard! dit tout à coup la princesse. Allons! messieurs, il est temps de rentrer.
Les jeunes gens accompagnèrent les dames jusqu'au logis de Sophie. On prit gaiement une tasse de thé, et l'on se sépara.
--Platon, dit tout à coup Pierre pendant qu'ils regagnaient la caserne, ta soeur est admirable. Je n'ai jamais vu de femme pareille, si sensée, si pratique et si bonne.
--Il n'y en a qu'une au monde, répondit Platon en souriant, comme il n'y a qu'une Dosia Zaptine. Seulement, ma soeur n'a pas de prophète, elle n'a que des adorateurs.
Pierre baissa la tête comme s'il avait reçu une semonce et ne dit plus rien.