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La fille de Dosia

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XIV

Quelques jours après, la dormeuse de la princesse déposait les deux voyageuses sur ce fameux perron où Pierre avait ramené Dosia à sa famille ébahie.

La même famille, parfaitement calme cette fois, leur souhaita la bienvenue, et la princesse Sophie se trouve, cinq minutes après, assise devant une tasse de thé.

--Vous a-t-elle donné bien du mal? demanda timidement la bonne madame Zaptine, sans désigner autrement sa fille.

Celle-ci, dans une tenue irréprochable, dégustait le thé maternel avec une visible satisfaction.

--Mais, chère madame, elle ne m'a donné de mal du tout! répondit Sophie.

Une rougeur de plaisir couvrit le visage de Dosia. Mais elle garda le silence.

--Est-il possible? soupira madame Zaptine. Ici, nous ne savons qu'en faire!

Une seconde couche de rouge monta aux joues de la jeune indisciplinée, et la satisfaction disparut de ses yeux.

--Je crois, dit la princesse avec douceur, que le système d'éducation que vous avez employé avec elle n'était pas tout à fait celui qui lui convenait....

Madame Zaptine leva les yeux et les mains au ciel.

--Je n'ai employé aucun système, dit-elle avec douleur. Je n'ai pas cela à me reprocher.

--Précisément, répondit Sophie sans rire; je crois qu'un système bien ordonné, approprié à son caractère et à ses facultés...

--Mon mari avait horreur des systèmes, répondit madame Zaptine en portant son mouchoir à ses yeux. C'est lui qui a commencé l'éducation de cette malheureuse enfant... Que n'a-t-il vécu pour achever son oeuvre?

La princesse vit que cette oreille-là était inabordable. Dosia n'avait pas l'air content; Sophie se décida à employer les grands moyens.

--Je pars demain, dit-elle; on prétend que la nuit porte conseil: chère madame, méditez donc cette nuit la proposition que je vais vous faire, et donnez-moi réponse demain matin. Voulez-vous me confier Dosia pour cet hiver? Je me charge d'elle jusqu'au moment où, comme à l'ordinaire, vous viendrez passer trois mois à Pétersbourg. Vous la présenterez alors dans le monde....

Dosia quitta brusquement sa chaise, non sans la jeter par terre, et se précipita au cou de la princesse, pendant qu'un déluge de thé à la crème se répandait sur la table autour de la tasse renversée.

Toutes les soeurs poussèrent une exclamation d'horreur.

--Vous voyez, princesse! dit piteusement madame Zaptine.

Sophie ne put s'empêcher de rire.

--C'est un détail, fit-elle en retenant Dosia et en la faisant asseoir près d'elle; nous changerons tout cela. Je n'ai pas la prétention de remplacer une mère de famille émérite...

--Moi non plus, murmura madame Zaptine.

--Mais, continue la princesse, je suis sûre que Dosia deviendrait parfaite si vous vouliez bien me la confier. Elle a passé six jours chez moi, et elle n'a rien cassé, rien renversé.

--C'est l'air de notre maison qui l'inspire, dit aigrement une soeur aînée.

Dosia était la beauté de la famille, ce qui ne la faisait pas chérir du clan des filles à marier. Elle allait répliquer: sa bonne amie la princesse posa un doigt sur ses lèvres en la regardant. Dosia sourit et se tut,--ce qui ne l'empêcha pas de tirer un petit bout de langue à ses soeurs dès que la princesse eut détourné les yeux.

Madame Zaptine passa une nuit sans sommeil. La perspective de voir Dosia parfaite était bien séduisante, mais la délicatesse de la bonne dame répugnait à donner à la princesse une tâche qui lui paraissait la plus rude des corvées.

Le matin, elle s'en expliqua avec Sophie, qui calma ses scrupules en lui promettant de lui renvoyer sa fille à la première incartade.

Ce grand point obtenu, la princesse eut encore à négocier avec Dosia. Elle s'efforça de lui inculquer un esprit de concorde et de charité à l'égard de ses soeurs, mais elle s'arrêta bientôt, et se borna à exiger de Dosia sa parole d'honneur "de ne pas commencer". La jeune indisciplinée promit et tint parole, mais non sans peine.



XV

L'automne était venu; malgré les efforts des jardiniers, les feuilles mortes, éparpillées par les vents d'octobre, couvraient le lac de taches jaunes et rousses; Tsarkoé-Sélo était presque désert; les fonctionnaires attachés à la cour continuaient seuls è loger dans les maisons de bois, si riantes en été avec leurs péristyle de verdure, si tristes, quand vient l'hiver, avec leur mobilier de perse dont les fleurs bigarrées semblent grelotter sous la bise qui se glisse par les portes mal jointes.

A son retour, la princesse fixa ses pénates à Pétersbourg. Platon trouva un moment pour aller la voir, mais Mourief n'osa pas accompagner son ami. La liberté, le désoeuvrement de la vie d'été avaient pu autoriser de fréquentes entrevues; mais, en ville, la princesse, absorbée par ses relations, ses devoirs mondains, verrait-elle du même oeil les visites du jeune officier?...

S'examinant à la loupe, Pierre se trouvait laid, gauche, bête, ignorant, et se demandait comment une personne aussi distinguée que la princesse Sophie avait pu supporter sa conversation.

Le régiment reprit enfin ses casernements d'hiver, et Pierre, revenu au sein de sa famille après avoir hésité pendant quarante-huit heures franchit pourtant le Rubicon et se rendit chez la princesse Sophie, par une après-midi pluvieuse, afin de la trouver plus sûrement chez elle.

Quatre heures venaient de sonner. Un piano, vigoureusement attaqué, jetait des bouffées de musique dans l'escalier. Pierre se présenta, un peu pâle, le coeur battant très-fort. La princesse recevait,--il entra.

Au fond du grand salon, presque entièrement sombre, car on approchait des jours les plus courts de l'année, deux dames jouaient à quatre mains.

Le piano s'arrêta, la princesse se leva et vint au-devant de son visiteur. Celui-ci, plus troublé qu'il ne convient à un officier de cavalerie,--dans la garde encore!--s'inclina sur la belle main qu'il baisa avec une ardeur comprimée, et se trouva assis auprès de son hôtesse devant une petite table ovale. On apporta une lampe dont l'épais abat-jour rabattait la lumière en cercle étroit sur la table.

La dame restée au piano n'avait pas bougé. Sa présence embarrassait le jeune homme; il ne savait pas ce qu'il pouvait ou ne pouvait pas dire; trop d'idées confuses se heurtaient en lui; le besoin de sauver les apparences était ce qui surnageait le mieux dans l'océan de perplexités qui l'envahissait. Il parla, à tort et è travers, de l'Opéra italien, du théâtre Michel, de mademoiselle Delaporte et de madame Pasca, se proclama amoureux d'une étoile de septième grandeur apparue depuis huit jours au ciel du ballet, et que, par parenthèse il n'avait pas vue.

La princesse, souriant un peu, les mains placidement croisées sur ses genoux, la tête légèrement inclinée en avant, l'écoutait avec bonté, lui tendant la perche lorsqu'elle le voyait prêt à sombrer, et, ô mortification! n'ayant pas l'air de croire un mot de ce qu'il lui disait.

Un silence se fit. Pierre était à bout de ressources. La dame au piano derrière lui, qui n'avait pas bougé, semblait la personnification du reproche.

--Est-ce que tu ne vas pas bientôt t'en aller? lui disait cette présence impitoyable.

Le malheureux jeune homme ramena ses éperons sous sa chaise, prêt à partir;--il n'y avait pas six minutes et demie qu'il était entré, il avait dit au moins vingt bêtises, et il le sentait d'une façon abominablement claire...

Une aiguë du piano grinça tout à coup bruyamment, sous un coup sec du doigt de la dame muette, donnant un la fantastique è la troupe de farfadets qui persécutait Mourief.

Le jeune homme sursaute, saisit sa casquette blanche et fit le mouvement de se lever... La princesse, son mouchoir sur la bouche, était prise d'un accès de fou rire: jamais Pierre ne l'avait vue ainsi;--Il s'arrêta à moitié fou, halluciné, se demandant si c'était lui ou Sophie qui perdait la tête.

La dame du piano se leva lentement, émergea de derrière le jeune officier, et vint se planter en face de lui sous la lumière de la lampe. La princesse riait toujours, et deux larmes provoquées par un rire irrésistible coulaient sur ses joues.

--Dosia?... s'écria Mourief absolument terrifié. C'est un rêve!

--Dites un songe, mon cousin!

"Je l'évite partout, partout il me poursuit."

--En français, continua-t-elle, ça s'appelle même un cauchemar; mais pas dans les tragédies parce que le mot n'est pas assez noble. C'est un mot mal vu, un mot plébéien, vous comprenez?

Pierre ahuri, fit un signe de tête affirmatif.

--Et vous êtes ici? dit-il en essayant de reprendre un peu d'aplomb.

--Mais, comme vous pouvez vous en apercevoir, mon cher cousin.

La princesse avait repris un peu de sang-froid, mais cette réponse la rejeta au fond de son canapé, riant aux larmes et n'essayant plus de se retenir.

--Pour longtemps?

--Tout l'hiver, mon cousin, pour vous servir! répondit gravement Dosia en ébauchant une révérence à la paysanne.

--Je... je vous en félicite; j'en suis charmé, balbutia Pierre en s'inclinant.

--Ça n'est pas vrai, fit Dosia en secouant sentencieusement la tête et l'index de sa main droite; mais c'est toujours bon à dire. J'excuse votre mensonge en faveur de la politesse de votre intention.

Et elle s'assit en face de lui.

--Rasseyez-vous, monsieur Mourief, dit la princesse qui avait enfin recouvré la parole. Il ne faut pas que cette petite fille puisse se vanter de vous avoir mis en déroute.

En effet, Pierre battait en retraite; sur l'invitation de la princesse il se rassit et recommença à dire des bêtises, mais, cette fois, absolument sans conviction. Au bout de vingt paroles, il s'arrêta net, piteux et effaré.

--Vous pataugez, mon cousin, c'est incontestable, dit Dosia d'un ton modeste; j'attribue cet événement à la joie délirante que vous cause ma présence inattendue, et je me retire.

Elle s'était levée.

--Vous voudrez bien remarquer, ajouta-t-elle, que je parle un français extrêmement classique, que tout adjectif est accompagné de son substantif, et réciproquement. C'est à la princesse Sophie qu'est dû cet heureux changement. Puisse cette fée bienfaisante, en vous touchant de sa baguette, remettre un peu d'ordre dans vos idées grammaticales--et autres,--qui me paraissent en avoir singulièrement besoin!

Elle sortit, non en courant, mais en glissant sur le parquet avec la rapidité silencieuse d'un sylphe. Pierre la suivit des yeux, s'assura que la porte était refermée sur elle et poussa un soupir.

--Chagrin? lui dit doucement la princesse, avec un peu de malice.

--Soulagement! répondit le jeune homme avec élan. Elle me produit un effet très singulier! tant qu'elle est là, il me semble être une cible et avoir en face de moi la compagnie prête à tirer.

--C'est bien un peu cela, repartit la princesse en souriant. Mais pourquoi la taquinez-vous?

--Ah! cette fois, princesse, je vous prends à témoin que ce n'est pas moi...

Sophie sourit d'un air si plein de bonté, de tendresse maternelle, que Pierre, ébloui, la regarda plus longtemps qu'il ne convenait. Elle n'en paru pas choquée.

--Causons maintenant, reprit-elle. Tout ce que vous m'avez dit jusqu'ici ne compte pas. Supposons que vous ne faites que d'entrer. Avez-vous vu mes livres?

Pierre resta encore une demi-heure chez la princesse, et trouva moyen de faire oublier toute les bêtises qu'il avait débitées.

Il eut du mérite car ce n'était pas facile.

Le lendemain, en rencontrant son ami Sourof, Pierre Mourief l'arrêta au passage.

--Traître à l'amitié! lui dit-il, moitié sérieux, moitié plaisant, pourquoi m'as-tu caché que Dosia était chez ta soeur?

--Nous voulions te réserver le plaisir de la surprise.

Pierre secoua doucement la tête.

--Cela ne t'a pas fait plaisir? fit Platon d'un air innocent.

--Tu sais que nous ne pouvons pas nous souffrir!

--Je voudrais bien en être sûr, grommela le jeune sage.

Mourief le regardait, les yeux ronds d'étonnement.

--C'est donc une vérité d'Evangile? reprit Platon en s'efforçant de sourire.

--Absolument! répondit Pierre avec feu.

--Allons tant mieux! vous n'êtes pas faits l'un pour l'autre.

--Oh! non!... soupira Mourief d'un ton apaisé, et j'en bénis le ciel à tous les instants de ma vie.



XVI

Mourief, absolument séduit, voyait la princesse presque tous les jours. Dosia ne le gênait plus. Du reste, le plus souvent il était accompagné par Platon dans ses visites du soir, et la jeune fille n'accordait plus à son cousit que des malices passagères, bien que d'lancées d'une main sûre.

Dosia faisait le thé et ne renversait plus rien. Dans les commencements, il y eut bien quelques petits accidents; mais au bout de quinze jours elle accomplissait ses fonctions en maîtresse de maison émérite. Les tartines de beurre causèrent quelques entailles dans ses jolis doigts, puis elle devint aussi habile è cet exercice que la femme de charge elle-même.

Platon faisait beaucoup causer la rebelle devenue soumise. Il la grondait, et elle recevait ses admonestations avec la douceur d'une colombe.

Un soir, seul avec elle dans la salle à manger, il la chapitrait d'importance avec une sorte d'irritation secrète qui lui venait parfois lorsque Dosia, muette et soumise, écoutais ses reproches avec un recueillement tranquille, avec une sorte de joie apaisée; il avait alors envie de la blesser, de la secouer comme un gamin irrévérencieux. Que pouvait-il reprendre à sa conduite, pourtant? La tenue de la délinquante était irréprochable! Mû par une colère sourde à la vue de ce visage rose, presque souriant:

--Ce n'est pas pour vous faire plaisir que je dis cela! fit-il un peu rudement.

Le visage de la jeune fille se tourna vers lui, doux et lumineux:

--J'aime quand vous me grondez... dit-elle d'une vois extraordinairement harmonieuse.

--C'est pour cela que vous faites tant de...

Platon s'arrêta; il sentait qu'il allait trop loin, que rien ne justifiait son agression.

--Non... c'est que vos gronderies sont la preuve que vous vous intéressez è moi, reprit Dosia avec une candeur qui désarma le censeur farouche; depuis que j'ai perdu mon père, personne ne m'aime assez pour me gronder... La princesse et vous, seuls, avez ce courage... Je sens ce que vous faites; oh! oui, je le sens... et je vous en remercie.

Elle fondit en larmes et n'acheva pas sa phrase. Un mouvement dans l'air qui l'environnait, un frôlement de soie et le frémissement du rideau qui retombait sur la porte indiquèrent à Platon qu'elle avait disparu.

Le jeune capitaine resta troublé. Certes, il s'intéressait à elle! Oui, il l'aimait assez pour la vouloir parfaite, pour la corriger... il l'aimait asses pour la vouloir aimée et respectée de tous!

L'ombre de Pierre Mourief parut dans la porte;--elle était déjà dans la pense de son ami.

La princesse entrait avec lui pour le thé.

Dosia reparut presque aussitôt, et prit sa place devant le plateau chargé de tasses. Ses yeux brillaient d'un feu adouci; une légère teinte de rose plus accentuée sur les pommettes indiquait son émotion récente.

Elle combla la princesse de prévenances et de câlineries pendant le cours de la soirée, évitant même de regarder du côté de Platon. Mais celui-ci sentit jusqu'au fond de son âme ces caresse et ces expressions de tendresse reconnaissante qui s'épuraient en passant par sa soeur avant d'arriver jusqu'à lui... Et ce soir-là il fut presque maussade avec Mourief.

--Qu'est-ce que je t'ai fait? lui demanda celui-ci en le quittant dans la rue.

--Tu m'ennuies avec tes questions, répondit Platon. Est-ce qu'on n'a plus le droit d'être de mauvaise humeur?...

Se repentant aussitôt de sa boutade, il tendit la main au jeune homme.

--Excuse-moi, dit-il; c'est une de mes lunes. Tu sais que je suis quinteux....

--Bon! bon! répondit l'excellent garçon, j'avais peur de t'avoir blessé sans m'en douter...

--Non, sois tranquille; si j'avais quelque chose à te reprocher...

--Le fait est que tu t'y entends! Cette pauvre Dosia... tu n'y vas pas de main morte à la chapitrer!

Platon lui tourna le dos et partit à grands pas.

Mourief pensa que son ami devenait de plus en plus quinteux; mais puis qu'il était comme cela, il n'y avait rien à faire.

Et il alla se coucher.



XVII

--Nous organisons une fête superbe au Patinage anglais, dit un soir Mourief à la princesse: la famille impériale doit s'y rendre, il paraît que ce sera très-brillant; n'y viendrez vous pas?

La princesse sourit.

--J'ai renoncé aux pompes de Satan, dit-elle...

--Mais moi, fit Dosia dans le canapé, tut contre sa bonne amie, en se pelotonnant avec une grâce de jeune chat, je n'ai renoncé à rien du tout!

--Au contraire, murmura son cousin.

Elle le menaça du doigt sans mot dire. Il s'inclina en forme d'excuse muette; elle reprit:

--Donc n'ayant renoncé à rien, je puis aspirer à toue, n'est-il pas vrai?

On souriait autour d'elle: c'était encourageant, elle continue.

--Et je voudrais bien y assister à votre fête, messieurs les membres du patinage. Que faut-il faire pour cela?

Pierre tira lentement de sa poche une enveloppe carrée et la passa devant le nez mignon de sa cousine.

--Donne, donne, s'écria Dosia.

Mais Pierre avait trop bien cultivé l'habitude de la taquiner pour lui céder sans conteste: élevant l'enveloppe bien haut, au-dessus de sa tête, il la croyait è l'abri des mains agiles qui la convoitaient... Dosia bondit sur une chaise, lui arracha le papier et redescendit à terre avant que la princesse ou même Platon, toujours censeur sévère, eussent eu le temps de se récrier.

--Mademoiselle Dosia Zaptine, lut-elle. Que c'est joli sur une enveloppe! J'aime à recevoir des lettres, c'est amusant! Je voudrais en recevoir tous les jours.

--Que faudrait-il vous écrire? dit Pierre d'un ton railleur.

--Tout ce que vous voudrez, rien du toue. C'est pour le plaisir de lire mon nom sur l'enveloppe.

--Je te conseille, dit la princesse, de t'adresser des billets à toi-même avec une feuille de papier blanc pliée en quatre...

--Oh non! fit Dosia, ce ne serait as l'imprévu; et c'est l'imprévu que j'aime, alors même qu'il n'a pas de conséquences.

--Vous aimez beaucoup, je le vois, les choses sans conséquences, grommela Platon dans sa moustache.

Dosia se tourna lentement vers lui d'un air étonné, puis soudain, devenue grave, elle posa l'enveloppe sur la table sans l'ouvrir.

--Eh bien! cette curiosité, qu'en faisons-nous? lui dit la princesse avec bonté, voulant pallier ce que les paroles de son frère avaient eu de blessant.

Dosia, les yeux toujours baissés, reprit l'enveloppe, rompit le cachet et sortit du pli une jolie petite carte d'invitation, au nom de mademoiselle Dosia Zaptine.

On s'attendait à une explosion de joie, et la princesse ramenait déjà autour d'elle la dentelle de sa robe, pour la soustraire à l'expansion tempétueuse de sa jeune amie... Il n'en fut rien. La jeune fille lut jusqu'au bout, retourna la carte pour s'assurer qu'il n'y avait rien derrière, et sans témoigner d'autre émotion la remit dans son enveloppe.

La princesse jeta à son frère un regard qui voulait dire: tu lui as gâté son plaisir. Platon sentit le reproche mérité.

--Savez-vous patiner, mademoiselle Dosia? dit-il d'une voix grave et moelleuse que ni Pierre ni même sa soeur ne lui avaient connue jusque-là.

La jeune fille leva sur lui ses yeux attristés.

Pierre lui coupa la parole.

--Elle patine, dit-il comme un patin anglais, première marque. On la dirait née pour cela.

--D'abord vous, riposta prestement Dosia, nous n'en savez rien.

--Je vous demande humblement pardon, ma cousine, je vous ai vu patiner, il y a de cela une dizaine d'années....

--Oh! fit Dosia avec sa petite moue, c'était sur l'étang, avec mes premiers patins, quant j'avais sept ans, cela ne compte pas. Je suis bien plus habile maintenant!

--Alors, fit Pierre avec une grimace, je me demande ce que cela peut bien être! Patinez-vous toujours sur les pieds, ou bien, pour perfectionnement, avez-vous adopté l'habitude américaine de patiner sur le sommet de la tête?

Dosia elle-même ne put y tenir, Platon riait, la princesse voyant l'harmonie prête à se rétablir, demanda aussi une carte d'invitation, qui sortit toute prête et sous pli de la poche de Mourief.

--Je n'avais osé, dit-il, m'exposer à un refus...

--Quelle prudence! dit tranquillement Platon; tu deviens méconnaissable, mon ami; ne serais-tu pas malade?

Il fut convenu que les quatre amis se rendraient à la fête de nuit, et les dames se firent faire des costumes pareils en velours violet, afin de tenir dignement leur rang dans cette solennité.



XVIII

Le jour fixé,--c'était en plein janvier,--bien des paires de jolis yeux interrogèrent le thermomètre depuis le midi jusqu'au soir. Ce méchant thermomètre ne voulait pas remonter; il marquait impitoyablement quatorze degrés Réaumur, et, pour une fête en plein air, c'était une température tant soit peu rigoureuse. Les mamans avaient passé la journée à déclarer "qu'on n'irait pas, qu'il y avait folie à risquer d'attraper une angine ou une fluxion de poitrine pour s'amuser deux heures"; plus d'un général d'âge mur, un peu chauve, père de jolis enfants mis à la dernière mode, avait intimé à sa jeune femme l'ordre formel de rester à la maison "Quand on est mère de famille on en doit pas s'exposer au péril sans nécessité."

Cependant, vers neuf heures du soir, le thermomètre ayant encore baissé de deux degrés, une procession de voitures et de traîneaux déposa sur le quai Anglais une foule épaisse de jeunes filles et de jeunes femmes accompagnées par les mamans revêches et les généraux d'âge mur; et,--ô prodige!--ni les mamans ni les généraux n'avaient l'air de céder à la force: les visages étaient souriants, les mines agréables.

C'est que la famille impériale devait assister à cette fête; dès lors, il ne faisait plus froid; un peu plus, chacun eut regretté tout haut que la gelée ne fût pas plus intense.

Comme la princesse et Dosia n'avaient ni mamans ni généraux pour leur ordonner de rester au logis, rien n'avait troublé leur sérénité. Après avoir quitté leur voiture sur le quai Anglais, elles descendirent l'escalier de glace taillée, qu'on avait semé de sable fin, et se trouvèrent sur la Néva, gelée alors à un mètre d'épaisseur.

L'espace réservé pour la glissoire était un rectangle long de cent cinquante mètres environ sur soixante-quinze de largeur. Une muraille de blocs de glace hauts de trois pieds, entre lesquels on avait planté des sapins, servait de clôture de trois côtés; le quatrième était formé par une vaste galerie de bois découpé à la manière des isbas russes, élevée de quelques marches. Là étaient le vestiaire et le buffet doucement chauffés par des calorifères. Un boudoir spécial était réservé aux dames; rien n'y manquait: une table de toilette, chargée de menus ustensiles, dans un cabinet attenant, des glaces de tous côtés, des fleurs et des arbustes dans les angles, des tentures de drap rouge, des sièges moelleux, tout, y compris la tiède atmosphère, y donnait l'illusion d'un salon ordinaire. Une pièce semblable avait été décorée spécialement pour la famille impériale, car plusieurs des grandes duchesses avaient promis d'accompagner leurs frères ou leurs époux ce jour-là.

Un pavillon de bois élégamment orné de sapin verts, opposé è la porte d'entrée, et par conséquent à la rive gauche du fleuve, contenait l'orchestre; un cordon pressé de globes laiteux formait des festons rattachés à des candélabres chargés de globes semblables, et entourait l'enceinte entière; une triple rangée de verres de couleurs l'accompagnait partout, s'accrochant aux découpures de bois, aux angles des constructions, au fronton des portiques: et deux tours rondes de cinq à six mètres de hauteur, formées de blocs de glace taillés et superposés, servaient de lanternes gigantesques où des soldats préposés à cet office allumaient alternativement des feux de Bengales rouges et verts.

Rien ne peut rendre l'effet magique de ces flammes vues par transparence à travers l'épaisseur de la glace; celle-ci jetait sur la glissoire des irradiations fantastiques; suivant le caprice du vent, la flamme des torches plantées de distance en distance lançait une longue traînée de fumée ou d'étincelles, et, par-dessus tut cela, au moment où la famille impériale s'arrêtait en haut du quai, la lumière électrique projeta son éblouissant éclat sur les toilettes somptueuses et les uniformes chamarrés d'or.

L'orchestre entamais une valse; se tenant par la main, des couples audacieux se mirent à tournoyer avec grâce, décrivant des cercles plus vastes que ceux de la valse de salon, mais aussi précis. La valse n'était qu'un passe-temps préparatoire; l'événement de la soirée devait être un quadruple quadrille des lanciers, pour lequel des nombreuses répétitions avaient été faites les jours précédents.

Les dames s'étaient arrangées enter elles pour obtenir une harmonie entière dans leurs toilettes; un quadrille était vêtu de velours blanc, garni d'astrakan d'une blancheur immaculée; un second avait choisi le velours bleu clair orné de martre zibeline; le troisième portait un uniforme grenat avec le chinchilla pour fourrure; le quatrième enfin arborait le velours gros bleu bordé de cygne.

Les danseurs tous montés sur leurs patins, accomplissaient leurs évolutions moins vite que sur un parquet, mais avec non moins d'exactitude; les mouvements de la musique avaient été calculés pour cela; et chaque accord final ramenait les danseurs à leur place. Dosia, qui ne faisait pas partie des quadrilles, regardait ce spectacle avec des yeux ravis.

--Es-tu contente? lui demanda la princesse qui ne patinait pas.

--Je crois bien! s'écria la jeune fille, c'est inouï! Je n'ai jamais rien rêvé de pareil... Cela ne ressemble à rien de ce que j'ai vu.

--On ne peut trouver cela que chez nous, dit Platon qui s'approchait; seuls parmi les peuples de l'Europe nous possédons une Néva pour y bâtir une telle glissoire, assez d'argent pour payer cette dépense, et le grain de folie nécessaire pour en concevoir l'idée.

Dosia sourit gentiment.

--A votre avis, dit-elle, nos sommes donc un peu fous?

--Moi aussi, répliqua le sage Sourof en s'inclinant avec gravité. Voyons, mademoiselle Dosia, ne faut-il pas être tant soit peu hors de son bon sens pour aller danser la mazurka sur cette glissoire où l'on peut se casser un membre ou même la tête, au moindre faux pas?...

--Quand on peut si bien, interrompit Dosia, se casser la jambe ou même la tête sur un beau parquet ciré, en dansant la même mazurka aux sons du même orchestre!

Le frère et la soeur se mirent à rire.

--La danse est une oeuvre de perdition, continua Dosia, avec une gravité imperturbable, nous en voyons la preuve tous les jours. C'est pourquoi le comte Platon ne danse pas et ne patine pas non plus...

On ne sait ce que Platon eût trouvé è répondre, car Pierre vint se jeter au travers de la conversation, ce qui ramena une expression pensive sur le visage de son ami.

--Vous n'avez pas froid, mesdames? demanda-t-il.

On lui répond bien vite que non.

--C'est que le thermomètre baisse. Nous avons déjà dix-huit degrés; et très-probablement, nous en aurons vingt à minuit.

--Nous serons parties avant ce moment-là, dit la princesse.

On leur servait en ce moment du thé brûlant et parfumé qui fut le bienvenu.

Quelques amis s'approchèrent; le quadrille était fini, la foule bigarrée se dispersait, pendant qu'une autre escouade de musiciens remplaçait les premiers et jouait des morceaux d'un caractère plus sérieux.

Les patineurs portaient tous à la boutonnière une petite lanterne ronde, grande comme un écu de cinq francs; et c'était plaisir de voir ces lumières semblables à des lucioles parcourir en tous sens la glace polie. Profitant de ce moment d'accalmie, on arrosa d'eau chaude la surface de la glissoire: une légère buée s'éleva, disparut, et la glace plus unie que jamais présenta un miroir sans rayures.

--Il fait bon aujourd'hui, dit un aide de camp, en s'approchant de la princesse pour lui présenter ses hommages; aussi cette fête est beaucoup plus brillante que la dernière.

--A quoi l'attribuez-vous? demanda Sophie sans penser à mal.

--A votre présence, certainement, princesse, répondit le galant cavalier.

Dosia pinça légèrement le bras de son amie et se détourna pour rire. Le visage de Mourief exprimait une hilarité mal comprimée, et leurs regards s'étant rencontrés, ils eurent quelque peine à ne pas éclater ensemble.

--Sans vouloir décrier les mérites de ma soeur, dit Platon, toujours secourable dans ces moments dangereux, je crois que la température y était pour quelque chose. Quel temps faisait-il alors?

--Pas un souffle de vent, mon cher comte, et seulement vingt-quatre degrés.

--Réaumur? hasarda Mourief.

--Certainement, Réaumur! Je ne sais trop pourquoi nous n'avions guère de dames,--on peut dire que ce fut une fête triste!

--Vraiment, répéta Pierre toujours sérieux, je ne sais trop pourquoi!

Dosia, qui avait ôté ses patins pour s'asseoir, le tira brusquement par la manche, se leva et s'enfuit. Etonné, son cousin la suivie et la retrouva dans le coin de la galerie où elle riait aux larmes.

--Pourquoi, lui dit-elle entre deux éclats de rire, pourquoi me fais-tu rire comme ça? la princesse va encore dire que je suis très-inconvenante, et, vrai, ça n'est pas ma faute.

--C'est qu'il m'amuse avec sa fête triste ce brave homme.

--Allons, dit Dosia, mets moi mes patins, je n'ose pas retourner là-bas, je crains de lui pouffer au nez.

Pierre, à genoux devant sa jolie cousine, eut bientôt fait d'attacher les courroies; il fut prêt presque en même temps, et tous deux se tenant par la main, s'élancèrent en longues courbes sur la glace.

--Où donc est Dosia? demanda la princesse.

--La voici qui patine avec M. Mourief, répondit l'aimable aide de camp. Ils sont charmants, ajouta-t-il son pince-nez d'un air connaisseur. Ils ont l'air fait l'un pour l'autre. N'y a-t-il pas anguille sous roche? fit le maladroit d'un air fin.

Platon devenu pâle soudainement, se mordit les lèvres pour retenir une réponse trop vive; la princesse, qui connaissait son monde, se garda bien de nier d'une façon positive; ces négations énergiques ne fort ordinairement que transformer de simples suppositions en convictions arrêtées.

--Je ne crois pas, dit-elle, cette idée n'est encore venue à personne, que je sache...

Le gros aide de camp se leva pour aller porter ailleurs ses lourdes galanteries et prit congé de la princesse, laissant derrière lui la blessure empoisonnée d'un doute cruel.

Que de fois Platon s'était dit que ces deux jeunes gens devaient s'aimer,--peut-être sans le savoir eux-mêmes;--que de fois il avait pensé que ce serait fort heureux, qu'ainsi l'étourderie de Dosia se trouverait réparés!... Et l'idée de cette réparation le rendait malheureux, cruel avec lui-même, intolérant avec les autres... Fallait-il que sa vie fût désormais gâtée par les fantaisies de cette petite fille?

Et pendant qu'il faisait ces tristes réflexions, les deux cousins passaient et repassaient devant lue, comme deux oiseaux qui volent de concert.

--Platon, je suis fatiguée, lui dit Sophie, qui comprenait sa pensée et désirait y mettre un terme.

Il se leva sans mot dire et fit prévenir leur cocher, puis revient vers sa soeur.

--Dosia! dit doucement celle-ci en se penchant sur la balustrade, eu moment où les patineurs passaient près d'elle.

La jeune fille tourna vers la princesse son visage coloré par le froid, l'exercice et le plaisir. Quelle vivante image de la gaîté insouciante! Et Platon qui souffrait à côté d'elle!

Sans répliquer, Dosia tourna sur elle-même, s'assit sur le banc de bois qui longeait la galerie et tendit à Pierre son petit pied, afin qu'il la débarrassât des patins.

--Merci, dit-elle, quand il eut fini. La bonne soirée! Je me suis bien amusée!

Sophie et son frère les avaient rejoints; Dosia remarqua l'expression sérieuse de leurs visages.

--Vous paraissez souffrants, dit-elle avec cet intérêt spontané qui la rendait si sympathique.

--Qu'importe! gronda Platon, pourvu que vous vous amusiez!...

--Nous ne faisions pas de mouvement, nous, ajouta la princesse avec douceur nous avons eu froid.

--Je vous demande pardon, murmura Dosia repentante, je suis une égoïste...

Les grandes duchesses se retiraient, et la foule leur faisait cortège, avec des torches, jusqu'à leurs voitures. Nos amis durent attendre quelques minutes. La glissoire presque déserte semblait plus sombre, par contraste avec les flammes de Bengale qui brûlaient en ce moment sur le quai; Dosia fit un retour mélancolique sur son plaisir si soudainement interrompu.

--Aucune joie ne dure, se dit-elle. Comment se fait-il que je ne fasse de mal à personne et que, pourtant, je mécontente tout le monde?

Elle revint au logis sans avoir rompu le silence. Le lendemain elle s'excusa auprès de la princesse de son étourderie, de son manque de souci pour ceux qui étaient si bons envers elle... C'est avec des larmes brûlantes qu'elle s'accusa d'égoïsme.

La princesse la consola de son mieux et profita de l'occasion pour lui faire une petite semonce.

--Sois plus réservée avec ton cousin, lui dit-elle; tout le monde n'est pas obligé de savoir que vous êtes camarades d'enfance; on m'a demandé hier si vous n'étiez pas fiancés...

Le visage de Dosia, devenu pourpre, prit une expression de colère.

--Moi qui le déteste, et lui qui ne peut me souffrir! faut-il être bête!...

--Tout le monde n'est pas non plus obligé de savoir que vous vous détestez, répartit la princesse en réprimant un sourire. Votre haine mutuelle ne va pas jusqu'à ne pouvoir patiner ensemble.

--On! ma bonne amie..., commençait Dosia confuse.

--Ne le déteste pas, mon enfant, et comporte-toi envers lui comme envers les autres; cela suffira.

--Ce sera bien difficile, dit la jeune fille avec un soupir. Et... M. Platon n'est pas fâché contre moi?

La princesse interdite à son tour, chercha un instant sa réponse.

--Il ne peut en aucun cas être fâché contre toi; mais il a peut-être été choqué...

--Je ne le ferai plus, sanglota Dosia, comme un enfant mis en pénitence; je ne le ferai plus, jamais; seulement dis-lui qu'il ne soit pas fâché contre moi!

Platon, informé de ce voeu naïf, n'eut pas le courage de tenir rigueur. Quelques paroles affectueuses ramenèrent le jour même le sourire aux lèvres de Dosia et la malice dans ses yeux reconnaissants.



XIX

L'hiver s'avançait; déjà la série de mariages qui suit toujours les fêtes de Noël était presque close; le carême était proche, et Dosia, devenue sage, portait des robes à queue.

Cet événement, attendu par elle comme devant être de beaucoup le plus important de sa vie, l'avait laissée relativement indifférente. Elle s'était bien prise une dizaine de fois à regarder derrière elle les flots de sa robe noire faire un remous soyeux sur le tapis, mais elle n'avait pas ressenti ce triomphe, cet orgueil dont elle s'était fait fête si longtemps d'avance.

Bref, la première robe longue de Dosia avait été un désenchantement.

D'autres pensées avaient noyé celle-ci.

--C'est égal, elle était plus amusante auparavant, soupirait un jour Mourief, assis chez la princesse dans un petit fauteuil si bas que la poignée de son sabre lui caressait le menton.

--C'était le bon temps, alors, n'est-ce pas? lui dit la princesse d'un air moqueur.

Malgré les dénégations passionnées du jeune homme, Sophie continua, avec une certaine insistance dans l'accent de sa voix:

--Regretteriez-vous de ne pas l'avoir épousée?

--Ah! princesse! fit Mourief d'un ton de reproche plus sérieux que la question ne semblait le comporter.

Sophie ne se laissa pas fléchir.

--Il en serait peut-être encore temps, continua-t-elle sans regarder Pierre.

Celui-ci garda le silence: il jouait avec la dragonne de son sabre, et le gland d'or tissé battait è coups inégaux le métal du fourreau.

Le silence se prolongeait; la princesse, devenue soudain nerveuse, froissa légèrement le journal déplié sur la table.

--Eh bien! fit-elle, voyant que Mourief ne parlerait pas.

--Je croyais, dit celui-ci à voix basse, que c'était bon pour Dosia de taquiner méchamment les pauvres mortels...

Il toussa pour s'éclaircir le gosier, mais sans y réussir. La princesse baissa la tête. Pierre continua de la même voix enrouée:

--Je ne sais pas pourquoi vous parlez ainsi, je ne l'ai pas mérité. Il me semble que je n'ai pu faire croire à personne que j'aime Dosia...

--Pour cela, non!... dit la princesse en éclatant de rire.

Son rire, nerveux et forcé, s'éteignit soudain. Pierre avait gardé son sérieux, le gland d'or tintait toujours sur le fourreau d'acier.

--Je ne me marierai pas, continua-t-il, parce que je considère un mariage sans amour comme la faute la plus grave que puisse commettre un homme envers lui-même...

--Vous êtes sévère, essaya de dire la princesse.

Mais elle ne sentit pas le courage de plaisanter et se tue.

--La plus grave et la plus sotte, puisque le châtiment la suit aussitôt et à coup sûr.

--Mais, reprit Sophie en rougissant, vous vous croyez donc pour la vie à l'abri des traits du petit dieu malin.

Pierre se leva.

--La femme que j'aime, dit-il est de celles que je ne puis prétendre à épouser; pourtant, son image me préservera à jamais d'une erreur ou d'une faute. J'aime mieux vivre seul que de profaner ailleurs le coeur que le lui ai donné sans réserve... et sans espoir.

Pierre s'inclina très bas devant la princesse interdite, ses éperons sonnèrent, et il fit un pas vers la porte.

Sophie hésita un instant, puis se leva. D'un geste royal, elle tendit la main au jeune homme.

--Celui qui pense ainsi, dit-elle, peut se méprendre sur la profondeur, sur l'éternité du sentiment qui l'occupe...

Pierre fit un mouvement; elle continua sans se troubler:

--Mais s'il ne se trompe pas, s'il a vraiment donné son âme sans réserve et sans espoir, il n'est pas de femme au monde que ne doive être fière et reconnaissante d'un si beau dévouement.

Mourief la regardait, stupéfait, ébloui...

--Vous êtes bien jeune pour parler d'éternité, dit-elle avec un demi-sourire qui éclaira comme un rayon de soleil son beau visage sérieux. Mais si les épreuves de la vie ne vous rebutent pas, si vous êtes vraiment ce que vous paraissez être, vous pouvez aspirer à toutes les femmes.

Elle avait retiré sa main; elle lui fit une inclination de la tête et passa dans son appartement.

Pierre se trouva sur le quai de la cour sans savoir comment il était sorti; il marchait devant lui, refusant de comprendre, ne voulant pas croire son souvenir.

C'est impossible, se disait-il... elle n'est pas coquette... et pourtant! Mais alors, elle me permettrait!...

Le lendemain soir, Mourief courut chez Sophie. Pourrait-il lui parler en particulier? Obtiendrait-il une réponse plus nette, un espoir plus positif?

O douleur! ô désappointement! Il trouva chez la princesse une société joyeuse et très-variée.

En même temps que lui entrait un "tapeur" aveugle, conduit par un valet de pied.

Platon vint à lui dans l'antichambre.

--Qu'est-ce que cela veut dire? fit Mourief peu satisfait.

--C'est l'anniversaire de la naissance de ta cousine, répondit Sourof; je croyais que tu venais lui faire tes compliments.

--Mais pas du tout! s'écria Pierre. Je n'y pensais pas... Ce n'est pas pour cela que je venais...

--Et pourquoi venais-tu donc? demanda Platon d'un air amusé qui fit rougir le lieutenant.

--Je venais... je venais faire une visite. Vous allez danser?

--Mais oui, ne t'en déplaise!

--Eh bien! je vais chercher un bouquet... je ne peux pas arriver les mains vides.

La tête fine de Dosia parut entre les deux battants de la porte, et ses yeux brillants de malice se fixèrent sur le visage déconfit de Mourief, qui remettait son manteau.

--Mon cousin a oublié mon anniversaire, dit-elle, et il va me chercher des bonbons. Apportez-moi plutôt des marrons glacés; je les préfère.

Elle disparut avec son petit rire. Platon souriait.

--Te voilà prévenu, fit-il.

--Des marrons glacés? Elle le fait exprès! je suis sûr qu'il n'y en auras plus... à neuf heures du soir! Il va falloir les commander, je ne les aurai pas avant minuit!

L'infortuné disparut. Au bout de vingt minutes il entra triomphalement, portant des marrons glacés et un gros bouquet destiné à lui faire pardonner son inconcevable négligence.

--Merci, mon cousin, lui dit Dosia en recevant son offrande avec beaucoup de grâce. Vous me gâtez. Mais tout le monde me gâte ici; on a trouvé que ça me rend meilleurs, tout le contraire des autres, n'est-ce pas?

Pierre, surpris de sa douceur, ne savait que répondre.

--Vous m'avez oubliée, hein? Vous avez la tête... et... l'esprit ailleurs, ajouta la fine mouche. Je me suis aperçue que vous étiez fort préoccupé depuis quelque temps.

--Vous avez fait cette remarque? grommela Pierre, qui eut bonne envie de la battre.

--Oui... mais je l'ai gardée pour moi, soyez tranquille. Et même j'ai promis à ma chère Sophie que je ne vous taquinerais plus.

--Je ne saurais assez reconnaître cette générosité, dit Pierre en s'inclinant.

--Oh! fit la malicieuse en hochant la tête, ce n'est pas pour vous... Elle ne m'en a rien dit; mais j'ai remarqué que lorsque je vous taquine, cela lui fait de la peine.

Pierre reçut en plein visage le regard à la fois malicieux, triomphant et amical, des yeux de Dosia,--ces yeux uniques, qui disaient toujours cent chose à la fois. Mais il n'eut pas le temps de la remercier, elle était déjà loin.

On dansait, comme on ne danse qu'è Pétersbourg, avec un entrain, un acharnement qui fait oublier le reste du monde. La politique et l'équilibre européen sont bien peu de chose quand on vingt ans et un bon tapeur.

Vers minuit, la princesse fit servir à souper: c'était la première fois qu'on dansait chez elle,--et probablement la dernière, disait-elle en souriant; mais Dosia méritait bien une petite sauterie spéciale en l'honneur de ses dix-huit ans.

--Oui, mesdames et messieurs, dit Dosia assise au milieu de la table du souper, j'ai dix-huit ans! Il n'y paraît guère j'en conviens, mais enfin j'ai dix-huit ans tout de même, et je suis devenue si sage que la princesse Sophie a pensé un instant è me mettre sous verre dans un cadre doré, au milieu du salon, comme un modèle permanent destiné à apprendre aux jeunes filles incorrigibles qu'il ne faut jamais désespérer de rien. Je deviens une personne sérieuse, et j'ai pris la résolution de me consacrer désormais au bien...

Des applaudissement discrets, de bonne compagnie, acclamèrent cette péroraison, et Dosia envoya un clin d'oeil éloquent à son cousin, qui la regardait ébahi.

--Au bien général, reprit-elle,--et particulier,--en attendant. Jusqu'ici j'ai été papillon, je deviens désormais ver à soie, toujours au rebours du sens commun,--mais on ne saurait changer son naturel. A ma métamorphose!

Au milieu des rires et des protestations, Dosia éleva sa coupe de cristal rose et but quelques gouttes de vin de Champagne, puis elle se tourna vers Platon et son visage prit aussitôt une expression de retenue, presque de timidité. D'un regard, elle sembla lui demander si elle n'avait aps dépassé les bornes. Un sourire du jeune homme la rassura; elle reprit son expression joyeuse et se dirigea vers le salon, où l'on recommença à danser.

Mourief obtint un quadrille de la princesse;--mais comment causer dans ce dédale de chassés-croisés et de jupes à traîne! La question qui l'agitait n'était pas de celles qu'on traite au pied levé. Il se contenta donc d'admirer la taille svelte et élégante, le noble visage de celle qui peut-être serait sa femme... A cette idée, le coeur lui battait, il avait peine à continuer avec elle les lieux communs d'une conversation de quadrille... Et pourtant la main de la princesse, en se posant dans la sienne, ne lui donnait aucun frisson: sa joie et ses tendresses étaient fort au-dessus de ces émotions terrestres.



XX

Une après-midi, Platon arriva tout soucieux chez sa soeur et la pria de passer avec lui dans son cabinet de travail, pièce sérieuse et sombre où Dosia ne pénétrait jamais.

--Qu'as-tu? lui dit Sophie inquiète; est-il arrivé quelque malheur?

--Rien qui nous concerne directement, répondit Sourof, mais si la nouvelle est vraie, elle aura pour résultat de changer nos habitudes...

--N'est-ce que cela? fit Sophie en respirant plus librement.

--Quand je dis nos habitudes... il y a des habitudes de coeur qui sont difficiles à rompre... Au fait, voici ce que c'est. D'après un bruit qui m'est arrivé ce matin, Mourief aurait joué, avec un personnage peu scrupuleux, dans une maison... une vilaine maison..., et il aurait perdu, sur parole, une somme énorme.

Sophie pâlit et s'assit dans un fauteuil; elle prit son mouchoir, le passa deux fois sur ses lèvres, puis croisa ses mains sur ses genoux et réfléchit.

Platon ne s'attendait pas à tant d'émotion; surpris, il s'approcha de sa soeur et lui prit la main. Il allait faire une question que la délicatesse retenait encore sur ses lèvres, lorsqu'elle le prévint.

--Je l'aime! dit-elle simplement en levant ses yeux honnêtes sur le visage ému de son frère.

--Je te demande pardon, ma soeur, répondit Platon, vivement touché de cette franche parole è ce moment difficile. J'aurais dû garder cela pour moi et m'informer...

--Qui te la dit?

--Le colonel. Il n'aurait pas parlé si la chose eût été douteuse. Il m'a envoyé chercher ce matin et m'a prié, en ma qualité d'ami de Mourief, de faire de mon mieux pour éviter le scandale. La somme est telle, que Pierre ne pourra pas la payer sur-le-champ; il faudrait obtenir du temps. D'un autre côté, le gagnant a été prévenu d'avoir à aller gagner ailleurs... Nous ne pouvons admettre, au régiment, qu'une dette sur parole souffre de difficultés; sans sa bonne conduite, Mourief serait déjè cassé.

--Quand ce malheur est-il arrivé? fit la princesse toute songeuse.

--Il y a déjà quatre ou cinq jours; c'était mercredi, je crois.

--Mercredi? Il a passé la soirée ici, ce serait donc en nous quittant, après minuit... Sais-tu, Platon, je suis persuadée qu'il y a erreur... C'est impossible!

--J'ai commencé par dire comme toi; mais quand j'ai vu la reconnaissance de la dette, signée de sa main...

Sophie laissa retomber la tête sur le dossier du fauteuil et ferma les yeux avec l'expression pénible de quelqu'un qui voudrait échapper à un rêve douloureux.

--Combien? fit-elle après un silence.

--Quarante-deux mille roubles d'argent.

La princesse se leva et se mit à marcher de long en large. Après deux ou trois tours elle prit le bras de son frère, et ils marchèrent ainsi longtemps, cherchant des idées et ne trouvant rien. A bout de ressources, Sophie s'arrêta.

--Vois-tu, dit-elle à son frère, je ne peux pas croire à toute cette histoire; Pierre n'est pas joueur,--il n'aurait pas joué ce qu'il ne peut pas payer; il n'est pas hypocrite,--il avait hier et avant-hier sa figure des jours précédents.

--Hier il était préoccupé.

--J'en conviens, mais sa préoccupation n'était pas celle d'un homme qui a perdu le quart de sa fortune et qui doit le réaliser dans les vingt-quatre heures... Envoie-le-moi.

--A toi! Que vas-tu faire?

--Savoir la vérité d'abord. Faire ce qu'on pourra ou ce qu'on devra ensuite.

Platon regardait sa soeur d'un air de doute.

--Tu m'as parfois appelée Sagesse, continua-t-elle avec un triste sourire; fie-toi à moi une fois de plus. Je ne ferai que ce que je dois.

Platon embrassa se soeur et sortit.

Il ne put trouver Mourief sur-le-champ. A ce que lui dit le brosseur du jeune officier, Pierre était toujours en courses depuis la matinée de la veille. Il l'aperçut enfin dans la grande Mosrskaïa, filant au trot allongé de son meilleur trotteur. Il l'arrête et le fit descendre.

--Ma soeur veut te voir, lui dit-il sans ménagement.

Mourief pâlit et se troubla visiblement.

--Ce n'est pas mon affaire. Vas-y sur-le-champ. Quand tu auras fini avec elle, passe chez moi; j'ai à te parler de la part du colonel...

Pierre fit un effort et se redressa; son visage n'exprimait plus qu'une résolution inébranlable.

--J'aime mieux cela, dit-il. D'ailleurs, j'avais déjà pensé à causer avec toi.

--En quittant ma soeur, viens me trouver; je t'attends chez moi.

--Bien! dit Pierre. A tantôt.

Il toucha sa casquette et partit. Platon le regarda aller, haussa les épaules, puis rentra chez lui et se mit à lire le journal.

Mourief gravit tout d'une haleine l'escalier de la princesse. Il était de ceux qui abordent franchement les situations périlleuses.

Il fut introduit dans le cabinet de travail, où il n'était jamais entré. Le jour baissait; une seule lampe éclairait la haute pièce tapissée d'un vert foncé, presque noir à la lumière. La pâleur de la princesse l'émut douloureusement; Il n'avait pas supposé qu'elle serait instruite de cette affaire. Mais il n'était plus temps de reculer.

--Asseyes-vous, monsieur, dit la princesse sans lui tendre la main.

Il obéit.

--J'irai droit au fait, dit-elle. On m'a appris que vous avez perdu au jeu une somme considérable.

Mourief fit un geste d'acquiescement.

--Et que vous ne pouvez pas la payer?

--Permettez, princesse... j'espère d'ici à demain avoir trouvé les fonds nécessaire, dit Pierre d'une voix parfaitement nette.

--En êtes-vous sûr?

--On n'est jamais sûr de rien, fit le jeune homme en regardant le tapis.

--Savez-vous que vous serez cassé si vous échouez?

--C'est probable, dit Mourief avec une insouciance qui choque la princesse.

--Cette perspective semble ne vous offrir rien de désagréable, répliqua-t-elle avec hauteur.

Le jeune homme fit un geste vague qui pouvait signifier aussi bien: N'ayez pas peur! que: je m'en moque!

Sophie le regarda attentivement.

--Monsieur Mourief, lui dit-elle avec douceur, vous m'avez fait beaucoup de chagrin.

Pierre s'inclina très-bas et baisa respectueusement un pli de sa robe.

--J'avais de vous une si haute idée, reprit la jeune femme, je vous estimais si fort au-dessus du commun! Et vous, notre ami, vous vous êtes compromis dans une aventure vulgaire, on vous a vu dans une maison...

Elle n'osa trouver d'épithète;--d'ailleurs elle n'en eut pas le temps. Pierre avait bondi sur ses pieds.

--Qui a dit cela? s'écria-t-il. On en a menti!

Sophie respira cette fois avec effort, puis, plus blanche que son col de batiste, elle se laissa aller dans le fauteuil. Elle avait perdu connaissance.

Pierre lui prit les mains et les réchauffa sous ses lèvres, mais il n'eut pas l'idée d'appeler: même pour porter secours, un tiers eût été de trop. Au bout de quelques secondes, Sophie revint à elle.

--On a menti, répéta-t-il en voyant s'ouvrir les yeux de la princesse. Je n'ai pas eu l'infamie de fréquenter une telle société... après ce que vous savez... ce que je vous ai dit à vous-même... Non, je n'ai pas donné à un homme au monde le droit de m'appeler menteur et hypocrite.

Sophie fit un geste de la mais; Pierre saisit cette main au vol.

--Vous n'avez pas joué? dit-elle avidement en se penchant vers lui.

Il passa la main sur son front.

--Ne m'interrogez pas, dit-il avec désespoir. Croyez-moi sur parole! je ne puis pas répondre.

--Je veux que vous répondiez, fit-elle d'une voix suppliante. Voue n'avez pas joué?

Pierre se couvrit le visage de ses deux mains, afin d'empêcher ses regards de répondre pour lui. Elle écarta ses mains et le força à la regarder.

--Ce n'est pas vous qui avez joué? fit-elle, transportée, illuminée d'une clarté subite. C'est un autres? dites? Ce n'est pas vous?

Pierre ne put mentir.

--Non, dit-il comme malgré lui, ce n'est pas moi.

--Ah! fit Sophie éperdue, en lui tendant les deux mains, j'en étais sûre.

Pendant un moment ils oublièrent tout danger. Les mains nouées, les regards croisés, ils vécurent ainsi la plus belle minute de leur existence.

--Racontez-moi cela, dit Sophie, qui s'assit sur le canapé et fit une place près d'elle pour son ami.

--Je ne puis, fit celui-ci de l'air le plus suppliant. Epargnez-moi! J'ai promis de ne pas dire...

--Mais à moi! Vous n'avez pas promis de ne pas me le dire, è moi! je vous jure de ne le répéter à personne!

--Pas même à Platon?

--Oh! Platon est un autre moi-même!

--J'ai promis, insista le jeune homme.

--Soit! répondit Sophie. Je ne dirai rien, mais il est intelligent; s'il devine, ce ne sera pas ma faute. Que s'est-il passé?

--Avant hier soir, commença Pierre, je revenais de chez-vous, lorsqu'on m'annonça un jeune officier tout nouvellement entré au régiment. Il a seize ans et demi, il arrive d'un corps militaire de province;--Pétersbourg lui a tourné la tête,--ce n'est pas bien surprenant! Donc, mercredi, il a été dans cette maison, dont on vous a parlé; il s'est fait plumer jusqu'aux os et il a perdu plus qu'il ne peut payer en dix ans. Je m'intéressais à lui;--il est si jeune, et quand on n'a pas de famille pour vous tenir la bride serrée, on est si bête à cet âge-là! Il venait m'apporter une lettre qu'il me priait de faire passer à sa mère... il n'a plus qu'elle. Sa démarche à cette heure indue me parut bien singulière; j'avais entendu dire au régiment qu'un officier--on ne savait lequel--avait perdu une somme absurde... Bref, j'appris que, dans l'impossibilité de payer sa dette, il allait se brûler la cervelle en rentrant chez lui. Il avait trouvé cela tout seul. Quel génie! Voyons, princesse, vous qui avez du bon sens, qu'auriez-vous fait à ma place!

--Continuez dit la princesse en souriant.

--Je lui présentai premièrement toute l'insanité de sa conduite; il en convint et m'annonça qu'il allait s'en punir par le moyen le plus radical. Je lui parlai alors de sa mère... J'avais trouvé la corde sensible.

Il est fils unique, adoré, gâté! Jugez-en: sa mère possède un revenu de sept mille roubles, elle lui en envoie six milles et vit avec le reste! On devrait mettre en prison des mères pareilles pour les empêcher de gâter leurs enfants. Enfin, il pleura comme une jeune génisse... Vous riez? Je ne riais pas, moi! et, malgré mon peu d'éloquence, il faut croire que la Providence m'a envoyé une inspiration toute particulière, car j'étais presque aussi ému que lui. Je lui proposai alors de faire des billets... Il n'est pas majeur, l'imbécile! on a refusé son papier, comme de juste. Il est allé voir un usurier, qui l'a envoyé promener. Alors...

--Alors, c'est vous qui avez signé? dit la princesse, les yeux noyés de larmes heureuses.

--Mon Dieu, fit Mourief en cherchant à s'excuser,--il le fallait bien... je suis majeur, moi!

--Et si vous ne trouvez pas l'argent nécessaire... pour demain, m'avez-vous dit?

--Oui, demain... eh bien! je... je ne sais pas ce que je ferai. Le pis qui puisse arriver serait que mon jeune homme fût cassé... Il a repris goût à la vie, il ne se brûlera pas la cervelle. Je donnerai tout ce que j'ai trouvé, et le créancier sera bien obligé de se contenter de ma signature à longue échéance pour le reste.

--Vingt-sept mille roubles, et pas sans peine!

--Allons, mon ami, cherchez le reste! fit la princesse en se levant. Bon courage!

--Vous me renvoyez? dit piteusement Pierre qui n'avait pas envie de s'en aller.

--Ne vous souvient-il plus que mon frère vous attend pour vous sermonner?

--Ah mon Dieu! je l'avais oublié! s'écria Mourief en cherchant sa casquette qu'il tenait à la main. J'y cours! Si vous saviez, princesse, comme il est facile de porter le poids d'une faute qu'on n'a pas commise!... Bien sûr, je ne changerais pas avec mon petit cornette!

Son beau sourire se refléta sur le visage de la princesse.

--Alors, dit-il en lui prenant la main, vous ne m'en voulez pas de vous avoir fait souffrir?

--Non, dit-elle en le regardant sans fausse honte. Vous êtes sorti de page, monsieur Mourief, désormais vous avez prouvé que vous êtes un homme: vous pouvez tout tenter, et tout espérer.

--Tout? demanda Pierre qui retenait sa main.

--Tout! répéta-t-elle le visage couvert de rougeur.

--Eh bien! quand je serai hors de ce pétrin, je vous demanderai quelque chose.

--Demandez le tout de suite; j'aimerais mieux vous l'accorder pendant qu'aux yeux du monde vous n'êtes pas encore innocent.

Pierre l'attira dans ses bras et lui murmura quelques paroles d'une voix si basse que personne n'a jamais su ce que c'était.

--Oui, dit-elle fermement, et j'en serai fière!

Il la serra sur son coeur et se rendit chez Platon pour essuyer par procuration la semonce du colonel.



XXI

Mourief entra chez son ami, la tête haute et le regard vainqueur, ainsi qu'il sied à un homme heureux. La physionomie de Sourof le ramena au sentiment de la véritable situation.

Les jambes croisées, le visage sévère, Platon représentait dignement l'autorité.

--Tu as joué! fit-il d'un air grave.

Pierre hocha affirmativement la tête. Mentir n'est pas chose si facile pour ceux qui n'en ont pas l'habitude.

--Tu as perdu?

Cette répétition exacte de l'interrogatoire qu'il venait de subir produisit chez Mourief une violente envie de rire aussitôt réprimée. Il réitéra son signe de tête affirmatif.

--Plus que tu ne peux payer? continua Sourof impitoyable.

--Ce dernier point n'est pas encore prouvé, fit Mourief d'un air de bonne humeur. Je tâcherai de faire honneur à ma signature. Peux-tu me prêter quelques milliers de roubles?

Platon abasourdi se leva.

--Moi?

--Oui, toi! je te les rendrai, tu peux en être sûr. Si tu ne les as pas, mettons que je n'ai rien dit.

--Comment! s'écria Platon scandalisé, tu fréquentes des endroits impossibles où tu compromets notre uniforme; tu y perds en une nuit une somme... ridicule! Toi, mon ami, notre ami, que j'ai présenté dans ma famille, que j'ai traité comme un... comme un...

--Comme un frère, acheva Mourief, voyant qu'il restait court,--et je te les rends bien!

Absolument démonté par ce sang-froid, Platon prit le parti de se mettre en colère.

--Je te conseille de railler! et pour combler la mesure, après une aventure comme celle-là, c'est à moi que tu viens demander de te prêter l'argent que tu as si indignement perdu!

--Que veux-tu! dit Mourief du ton d'un philosophe convaincu, ce n'est pas à mes ennemis, si j'en avais,--ce dont, grâce au ciel je doute!--que j'irais emprunter des fonds!

Pierre avait dans les yeux une étincelle de joie si fantastique, sa physionomie exprimait si peu de repentir,--malgré toute la peine qu'il se donnait pour avoir un air contrit,--que Sourof éclata en reproches amers.

Le colonel, l'honneur du régiment, la démission obligatoire, l'exil volontaire en province qui pouvait seul réparer ce scandale, la nécessité de payer à quelque prix que de fût--tout cela roula dans un flot d'éloquence et tomba en douche implacable sur la tête de Mourief qui écoutait sans sourciller, d'un air attentif, hochant la tête aux endroits pathétique.

Quand Sourof s'arrêta pour reprendre haleine,--peut-être aussi parce qu'il n'avait plus rien à dire,--Pierre se leva, le visage rayonnant de sentiments.

--Tu es un ami unique au monde, s'écria-t-il; tu m'as parlé comme la voix de ma conscience; je t'en saurai gré toute ma vie.

--Eh bien! à quoi te décides-tu? demanda Platon, adouci par cette expansion amicale.

--Je vais chercher de l'argent partout où il y en a, puisque tu ne veux pas m'en prêter! répondit le délinquant d'un air radieux.

La main que Platon tendait généreusement à son camarade déchu retomba à son côté. C'était là le résultat de sa semonce!

Pierre rattachait son sabre.

--Que dois-je dire au colonel? dit Sourof d'un air glacial.

--Tout ce que tu voudras, mon cher, tout ce qui te passera par la tête. Demain, ce sera une affaire arrangée.

--Que dit ma soeur? reprit-il après une longue pause; comment apprécies-t-elle al façon originale dont tu prends les choses?

--Ah! mon ami, s'écria-t-il soudain, je suis le plus heureux des hommes! Il faut que je t'embrasse!

Il donna une véhémente accolade à Sourof ébahi et disparut, accompagné d'un grand cliquetis de sabres et d'éperons sur les marches de pierre de l'escalier.

Platon rentra chez lui fort perplexe, et au bout de cinq minutes il prit le parti d'aller voir la princesse.

Celle-ci le reçut au salon. Elle avait le visage rosé; ses yeux brillaient d'une joie profonde; elle offrait, en un mot, l'image de la félicité.

Dosia, assise au piano, tapait à tour de bras un galop d'Offenbach.

--Quelle gaieté! fit Platon, qui resta pétrifié au milieu du salon.

--C'est l'air de la maison, monsieur Platon! s'écria Dosia sans s'arrêter; nous sommes gaies ici, très gaies!

Le piano couvrit sa voix et ses rires. Platon alla s'asseoir près de sa soeur, le plus loin possible du redoutable instrument.

--Tu as vu Mourief? dit-il.

--Oui, mon ami.

--Eh bien! qu'y a-t-il de vrai?

La princesse regarda son frère avec une expression de triomphe et d'orgueil.

--Rien! dit-elle

--Comment, rien?

--Si, au fait, il y a quelque chose. Peux-tu me prêter quelque milliers de roubles?

Platon bondit et se mit à marcher è travers le salon.

--C'est une gageure? s'écria-t-il.

Au même moment, Dosia quittait le piano; en se retournant, Sourof la trouva en face de lui. L'air railleur et satisfait de la jeune fille acheva de lui faire perdre la tête.

--Voyons, s'écria-t-il du ton le moins encourageant, de qui se moque-t-on? Si c'est de moi, je trouve la plaisanterie trop prolongée.

--Qui est-ce qui s'est moqué de vous, monsieur? fit Dosia en ouvrant de grands yeux et en se penchant un peu la tête de côté, comme elle le faisait d'habitude quand elles cherchait à s'instruire.

--Vous! s'écria Sourof exaspéré.

La princesse prit le bras de son frère.

Platon, lui dit-elle, Mourief est un héros!

--Pour avoir mené cette vie de polichinelle?

--C'est un héros! répéta la princesse sans se laisser décontenancer.

--Il t'a conté quelque bourde, grommela Platon, et tu l'as cru.

La princesse pâlit et retira le bras qu'elle avait passé sous celui de son frère.

--Pierre ne ment jamais, s'écria Dosia qui vint è la rescousse. Je ne puis le souffrir, c'est vrai!! mais il ne ment jamais.

Platon, de moins en moins satisfait, regardait alternativement les deux femmes et tourmentait sa moustache.

--J'ai promis de ne rien dire, reprit la princesse d'un air plus sérieux, mais il faut trouver de l'argent. Il faut que cette dette soit intégralement payée demain matin.

--C'est toi qui veux que cette dette-là soit payée? fit Sourof d'un air sombre.

--J'ai compté sur toi: de combien d'argent peux-tu disposer en ma faveur?

--A toi? tu veux prêter de l'argent à Mourief? S'il l'accepte, il prouvera bien qu'il est le dernier des misérables!

--Que non! on peut tout accepter de sa femme!

--Sa femme!

Sourof, complètement anéanti, se laissa tomber dans un fauteuil. Dosia, la tête toujours un peu de côté, le contemplait avec une certaine inquiétude. Voyant qu'il en réchapperait sans les secours de l'art, elle lui rit au nez, mais si gentiment, que cet acte irrévérencieux put passer pour un sourire.

--Oui! sa femme! dit la princesse en levant la tête. Il n'est pas de coeur plus noble, plus généreux, plus...

--Il n'est pas d'âme plus absurde qu'une belle âme! s'écria Platon en se levant. Cela vous fait rire, vous? dit-il à Dosia qui l'examinait curieusement. C'est drôle, n'est-ce pas, de voir une femme d'esprit faire une irrémédiable sottise.

--Ce n'est pas ça que je trouve drôle, riposta vertement Dosia.

Le vieil homme n'était pas tout à fait mort en elle.

--Et quoi donc?

--Vous.

Platon regimba.

--Moi? Et pourquoi, s'il vous plaît?

--Parce que vous vous fâchez sans savoir pourquoi, répliqua la jeune rebelle; il n'y a rien de drôle comme de voir un homme d'esprit se battre contre un moulin è vent. Mais je ne suis qu'une petite fille, ajouta-t-elle en lui faisant la révérence.--Si tu ne peux pas te mettre d'accord avec lui, dit-elle à la princesse, appelle-moi, je t'apporterai du renfort.

Elle sortit majestueusement, laissant Platon plus bourru que jamais.

--Tu peux confier à Dosia un secret que tu me caches? dit-il à sa soeur d'un ton de reproche.

--Je ne lui ai pas confié, mais tu sais quelle fine mouche est cette ingénue. Elle a deviné sur-le-champ.

--Que son cousin ne pouvait pas avoir fait cette abominable folie.

--Qui donc l'a faite, si ce n'est lui?

--Il ne te l'a pas dit?

--Tu vois bien que non. Depuis une heure, lui, elle et toi, vous me promenez dans un amphigouri.

--Eh bien, mon ami, tâche de déployer autant de perspicacité que Dosia, car j'ai promis de ne rien dire.

Au bout d'une heure, Platon parfaitement d'accord avec sa soeur, sortait de chez elle, emportant tout ce qu'elle possédait de valeurs. Il passa chez lui, dépouilla son secrétaire et se rendit sur-le-champ au logis de Mourief.

Celui-ci, très fatigué, attristé par l'insuccès de ses dernières démarches, venait de rentrer chez lui. Couché tout de son long sur le canapé, il méditait sur la sottise des humains en général et des jeunes cornettes en particulier. L'annonce de la visite de son ami ne lui causa qu'un médiocre plaisir, car il s'attendait à une seconde édition de la semonce.

--Je suis venu voir si je pouvais t'être utile, dit Sourof en franchissant le seuil.

--Je te remercie, dit Mourief un peu embarrassé.

--Je suis fâché d'avoir été si injuste. Tu ne m'en veux pas? dit Platon en tendant les deux mains à son camarade.

--Ah! s'écria celui-ci, elle a parlé.

--Non, mon cher, mais j'ai deviné... Il n'est rien qu'on ne fasse pour son frère, continua-t-il; voici mon portefeuille, je crois que tu y trouveras de quoi terminer cette ennuyeuse affaire.

Pierre sauta au cou de son ami, qui, cette fois lui rendit son accolade.

--Quelle femme que ta soeur, lui dit-il quand il put parler.

--Je t'avais bien dit, fit Platon avec orgueil, qu'il n'y en avait qu'une au monde.

--Je ne suis pas digne d'elle, murmura Pierre en secouant la tête; je ne sais pas comment elle a pu consentir...

--Il en est quelques-uns de plus mauvais que toi, répondit Sourof; d'ailleurs je suis enchanté de t'avoir pour beau-frère. Mais occupons nous d'affaires sérieuses.

Les deux amis réglèrent les comptes, et, quand tout fut arrangé, Platon se leva.

--Je vais chez le colonel, dit-il; je crois que le digne homme sera bien aise de me voir.

--Que vas-tu lui dire? fit Pierre effrayé.

--Je vais lui dire que ta dette sera payée parbleu.



XXII

--Que peux-tu bien avoir dit à Minkof? demanda un soir la princesse à Dosia qui la regardait se déshabiller en revenant du théâtre.

--Ah! voilà! Que lui ai-je dit? fit la jeune fille d'un air distrait. Et lui, qu'est-ce qu'il t'a dit? reprit-elle avec plus de vivacité.

--Il m'a dit qu'il n'avait rien compris à ce que tu lui avais dit, répliqua la princesse en riant. Si tu trouves que ce n'est pas assez net, ne t'en prends qu'à toi-même.

Le visage de Dosia s'éclaira; ses dents blanches brillèrent un instant, puis elle redevint sérieuse, ou plutôt distraite.

--Je lui ai dit que je ne comprends pas comment on peut être assez malheureux pour avoir envie de m'épouser, fit Dosia après un silence.

--Alors, c'était une vraie demande en mariage? demanda la princesse en s'efforçant de ne pas rire.

--Oui, répondit Dosia; s'il l'a pris pour une impertinence, cela veut dire que j'ai compris sa proposition; et s'il l'a pris pour une boutade, c'est que je ne l'ai pas tout à fait comprise. N'est-ce pas clair?

--Pas trop, fit la princesse riant toujours.

--C'est toujours aussi clair que son discours à lui! "Mademoiselle, les liens du mariage sont aussi sacrés qu'insolubles. Heureux celui qui trouve dans ce désert du grand monde l'épouse qui doit couronner son foyer et embaumer sa vie! Si je pouvais être celui-là, je m'estimerais è jamais heureux."

--Voyons, Dosia, il ne t'a pas dit cela! s'écria la princesse.

--A peu près! Si je me trompe, ce n'est pas de beaucoup. Tu vois qu'à une demande aussi amphigourique je ne pouvais pas faire d'autre réponse.

--Mais il m'a demandé si ta mère accueillerait sa demande; donc, c'est sérieux. Veux-tu que j'écrive à ta mère?

--Non, non! s'écria Dosia. Ne réveillons pas le chat...

--Chut! fit la princesse en mettant son doigt sur ses lèvres d'un air de reproche.

--Soit, je n'achèverai pas! fit Dosia. Je suis bien sage, à présent, tu vois! Je laisse mes phrases à moitié. Je voulais dire qu'il y a six mois que maman ne m'a grondée, et que cette habitude m'a été très-douce à perdre... Donc, quand je voudrai me marier, avec l'aide de la sage Sophie, mon mentor, je n'aurai pas besoin de maman pour me décider.

--Minkof est riche, il est jeune, bien apparenté, il a une belle place.

--Il est bête comme une oie! murmura Dosia, les yeux levés au plafond.

--Pas comme une oie, corrigea la princesse.

--Come un oison en bas âge, rétorqua Dosia; mais je crois qu'il n'est peut-être pas pire que les autres...

--Celui qu'on aime, dit la princesse, ne ressemble pas aux autres...

--C'est vrai! murmura Dosia, mais ce ne sera pas lui.

Sophie le regarda non sans quelque surprise. La jeune fille rougit et se mit à jouer avec les flacons de la toilette.

--Que décides tu à propos de Minkof? demanda la princesse qui avait achevé de natter ses cheveux.

--Je ne sais pas, je demanderai è ton frère ce qu'il en pense, dit Dosia, qui devint toute rouge: il est de bon conseil.

Elle embrassa la princesse et disparut.

Le lendemain, Platon fumait paisiblement une cigarette, lorsqu'il vit apparaître Dosia dans l'écartement des rideaux de la salle à manger. La princesse s'habillait pour sortir; l'heure était bien choisie.

--Mon Dieu! dit Platon en souriant, que vous êtes donc sérieuse, ma cousine.

Depuis les fiançailles de Pierre avec Sophie, il traitait moins cérémonieusement la jeune fille et l'appelait souvent ma cousine, en plaisantant.

--C'est qu'il s'agit de chose sérieuses répondit Dosia.

Elle s'assit en face de lui. La table les séparait. Un rayon doré de soleil d'avril glissait à travers la triple armure des rideaux et caressait la jeune fille, s'arrêtant sur une boucle de cheveux, sur un pli de la jupe lilas tendre... Elle était elle-même avril tout entier,--pluie te soleil, caprices, promesses, grâce mutine et parfois rebelle... avril qui s'ignore et se laisse mener par le baromètre.

Le baromètre allait être Platon.

--Voyons! dit-il en reposant son verre vide sur la soucoupe.

Plus d'une fois le jeune homme avait été appelé à décider de graves questions de toilette ou de convenances. Il s'attendait à quelque ouverture de ce genre.

--Me conseillez-vous de me marier? dit Dosia toute rose et les yeux baissés.

La surprise était forte. Tout aguerri qu'il fût aux fantaisies de mademoiselle Zaptine, Platon n'avait pas songé à celle-là. Et pourquoi pas? N'était-elle pas en âge de se marier?

Il repris son sang-froid, et sans autre signe d'émotion qu'un peu de rougeur à ses joues ordinairement pâles:

--Cela dépend, répondit-il.

--De quoi? fit Dosia.

--De bien des choses. A qui avez-vous l'intention de vous marier, s'il n'y a pas d'indiscrétion?

--Je n'ai pas l'intention de me marier, riposta Dosia en frappant un petit coup sec sur la table avec la cuiller à thé.

Platon se mordit la lèvre inférieure.

--En ce cas, pourquoi m'avez-vous fait cette question sérieuse? dit-il après un court silence.

--Parce que je pourrais avoir l'intention de me marier, répondit Dosia en cassant méthodiquement un petit morceau de sucre avec le manche d'un couteau.

--Quand vous aurez cette intention, je crois que le moment sera venu de débattre l'opportunité de votre résolution.

Dosia coupa court à l'extermination de son morceau de sucre, et regardant Platon du coin de l'oeil:

--Vous m'avez enseigné vous-même, dit-elle, la nécessité de ne rien résoudre avant d'avoir réfléchi longtemps à l'avance et hors de la pression des circonstances extérieures.

Platon s'inclina sans rien dire, possédé soudain de l'idée assez peu raisonné de tirer l'oreille à cette excellente écolière qui répétait si bien sa leçon.

--Je suis à vos ordres, dit-il enfin; veuilles vous expliquer.

Dosia se remit à casser du sucre.

--M. Minkof a demandé ma main, dit-elle; ferais-je bien de l'épouser?

Platon s'absorba dans la contemplation de la nappe, et toute sa colère se tourna contre le prétendant.

--Cet imbécile? proféra-t-il sans ménagement aucun.

--Oui, répondit Dosia d'un ton plein d'innocence.

Le sucre grinçait sous le couteau.

--Pour l'amour de Dieu, s'écria Platon, cessez d'écraser ce sucre; vous me faites mal aux nerfs!

--Je ne suis pas nerveuse, répondit Dosia d'un air plein de commisération pour les gens nerveux.

Elle se leva pourtant, de peur de tentation, et recula sa chaise, abandonnant le sucre à une mouche, précoce éclose entre les rideaux.

Mais en quittant sa place, elle perdit la parure de son rayon de soleil, et l'appartement sembla devenir sombre.

--En général, reprit Dosia, se décidant enfin à s'expliquer, croyez-vous que je doive me marier, que je sois assez raisonnable pour entrer en ménage?

Platon ne put s'empêcher de rire.

--Assez raisonnable? dit-il Cela dépend. Quand vous n'écrasez pas de sucre, vous êtes fort acceptable.

Un sourire furtif glissa sur les lèvres de la malicieuse. Elle trempa l'extrémité de ses doigts sucrés dans le bol à rincer les tasses, puis les essuya à son petit mouchoir, et... garda le silence.

Platon se vit obligé de continuer:

--Le mariage, dit-il est certainement une chose fort sérieuse; chacun y met du sien... Si le mari est très-raisonnable, la femme l'étant moins... il peut s'établir néanmoins une sorte d'équilibre qui...

Il vit sur le visage de Dosia quelque chose,--je ne sais quoi,--qui l'arrêta court. Elle leva sur lui ses grands yeux innocents.

--Alors, il me faut un mari très-sage? fit-elle en toute candeur.

Platon, agacé, ne répondit pas.

--A cette condition, continua-t-elle, je puis me marier?

Soudain la vision du mess, du camp, le bol de punch, le récit de Pierre, tout cet ensemble de souvenirs odieux se dressa devant Platon et rompit le charme qui l'enlaçait.

Cela dépend, répondit-il rudement. Chacun se connaît. Faites ce que votre conscience vous conseillera.

Là-dessus, il quitta la salle à manger.

Le rayon d'avril avait disparu, une giboulée battait furieusement les vitres. Dosia resta immobile. La grande pièce était presque obscure; les rideaux interceptaient le peu de lumière que laissaient filtrer les gros nuages noirs poussés par un vent violent. Une larme roula sur la jeune fille, puis une autre; les gouttes brillantes se suivaient de près, dessinant un filet sombre sur le corsage lilas...

Le nuage s'envolé, portant ailleurs la grêle et la dévastation; un pâle rayon jaune se glissa obliquement dans la salle à manger, puis le ciel, redevenu bleu, apparut en haut de la fenêtre; le soleil d'or mit une paillette à chaque plat d'argent du dressoir, à chaque clou doré de la haute chaise de maroquin ou Dosia siégeait en cassant du sucre... la mouche revint se poser sur la nappe... la jeune fille n'avait pas remué.

--Eh bien! où donc es-tu Dosia? fit la voix de la princesse; il ne pleut plus, nous sortons.

La jeune fille disparut par une porte au moment où Sophie entrait par l'autre. Une minute après, elle reparut, coiffée, gantée, voilée... et personne ne sut qu'elle avait pleuré.

Le printemps s'avançait. Madame Zaptine réclamais sa fille; Sophie promit de la lui conduire avant la Pentecôte, c'est-à-dire avant son mariage, car les nouveaux époux se promettaient de voyager pendant la lune de miel. Madame Zaptine invita les trois amis à passer huit jours chez elle avant la noce. Pressée par les instances de Dosia, la princesse y consentit.

--Que veux-tu que je devienne quant tu ne seras plus là? disait tristement la jeune fille.

--Tu reviendras l'hiver prochain, répondait la princesse.

Dosia secouait tristement la tête. Quand on a dix-huit ans, l'hiver prochain est synonyme des calendes grecques.

Depuis les bourrasques d'avril, elle était devenue toute différente d'elle-même. Si la princesse n'avait pas été absorbée par les préparatifs de son mariage, elle eût certainement remarqué cette métamorphose si rapide et si importante; mais elle n'y songeait guère. Pierre ne songeait qu'à lui-même, et pendant qu'il bataillait avec sa conscience te sa philosophie, la cause de ses soucis dépérissait étrangement. Le soir de leur arrivée chez madame Zaptine, ils furent tous à la fois frappés de cette vérité, jusque-là méconnue.

Le cri de la mère leur ouvrit les yeux.

--Mon Dieu! s'écria madame Zaptine, il faut que tu sois bien malade, Dosia, pour avoir maigri comme cela!

Les dix paires d'yeux qui se trouvaient dans la pièce se tournèrent aussitôt vers la jeune fille qui rougit. L'incarnat de la confusion lui rendit un éclat passager.

--C'est la sagesse, maman! dit-elle d'une voix qui voulait être joyeuse, mais qui s'éteignit dans un sanglot.

Elle s'enfuit dans le jardin.

Elle regrette beaucoup de vous quitter, à ce que je vois, dit la bonne madame Zaptine, cherchant à atténuer ce que sa première remarque pouvait avoir de désobligent pour l'hospitalité de la princesse.

--Oui, répondit celle-ci lentement et en réfléchissant; je ne croyais pas que ce regret fût si vif... Je voudrais bien leu lui épargner, et pourtant je ne vois guère...

--Bah! dit une soeur aînée, il faut bien qu'elle s'accoutume à rester à la maison. Nous n'en sommes par sorties, nous autres et cela ne nous empêche pas de nous porter à merveille.

Platon regarda d'une façon peu sympathique celle qui parlait et lui tourna le dos.

--Pauvre petit oiseau! pensa-t-il, la cage va se refermer et lui meurtrir les ailes!

Le lendemain, dès l'aube, Dosia descendit au jardin. Comme tout lui parut changé! C'était pourtant le même jardin; la planche flexible où elle avait séduit son cousin était un peu plus déteinte que l'année précédente, mais les chenilles tombaient avec la même profusion. Dosia évita la balançoire et prit à gauche, dans les taillis de lilas en fleur.

De son côté, Platon n'avait guère dormi: il avait passé la nuit à se demander si c'était bien le changement d'air et la vie mondaine qui avaient amaigri et pâli les joues de mademoiselle Zaptine.

Un secret désir de connaître la topographie du jardin, de s'assurer que Pierre, matériellement au moins, n'avait pas altéré la vérité, poussa Sourof à sortir de sa chambre.

Pierre n'avait pas menti: le tableau de sa folle équipée était fidèle,--en ce qui concernait le cadre; la balançoire, l'escalier périlleux, la pelouse où l'on jouait aux gorelki, toue était bien à sa place. La grosse tête noire du chien de Dosia s'était montrée à l'entrée d'une niche dans la cour... Platon s'enfonça au hasard dans le jardin pour boire jusqu'au bout la coupe d'amertume et trouver le pavillon en ruine où Dosia avait demandé à son cousin de l'enlever.

Il marcha quelques minutes à l'aventure. A travers le jeune feuillage, les paillettes étincelantes de la rivière lui indiquaient de temps en temps le chemin; au bout d'une longue allée de tilleuls il vit apparaître le toit bleu de ciel du petit kiosque et se dirigea vers son but à travers les méandres peu compliqués d'un labyrinthe classique.

Mourief avait décrit exactement jusqu'aux colonnes dépouillées de plâtre où la brique apparaissait comme la rougeur d'une plaie. Sourof entra sous la coupole; les bancs de pierre rongés par la mousse étaient à la place indiquée; une grosse grenouille douairière regarda fixement Platon, puis sauta de tout son poids dans l'herbe qui envahissait les degrés de ce baroque lieu de repos.

Le jeune homme s'assit sur un des bancs humides et réfléchit.

Tout était donc vrai! Pourquoi Mourief n'avait-il pas eu la charité de se taire? Au moins le supplice du doute et la torture de la méfiance eussent été épargnés à son ami.

--Je devais l'aimer! se dit Platon avec cette sorte de fatalisme qui est une des originalités du caractère russe. Puisque je devais l'aimer, que n'ai-je pu l'aimer aveuglément.

Dans l'affaissement complet du désespoir, il laissa aller sa tête sur sa poitrine et resta péniblement absorbé... Un bruit léger attira son attention: de l'autre côté du pavillon, encadrée dans un bosquet de lilas, Dosia le regardait douloureusement, les mains jointes et abandonnées sur sa robe. Comme il levait les yeux, elle lui fit un signe de tête sérieux, presque solennel, et glissa entre les deux murailles de feuillage.

Platon n'essaya pas de la rejoindre et resta tristement préoccupé jusqu'au moment où la cloche l'appela pour le déjeuner.

La maison Zaptine était le temple du brouhaha. Si ce dieu a jamais eu des autels, l'encens qu'on brûlait pour lui dans cette demeure devait lui être particulièrement agréable, car il y séjournait de préférence.

Pendant deux grandes heures le déjeuner rassembla tour à tour les membres de la famille et les visiteurs. Par une de ces faveurs spéciales que la Providence met en réserve pour les gens indécis, ceux qui avaient quelque chose à se dire ne parvenaient pas à se rencontrer, les uns entrant, les autres sortant toujours mal à propos. On finit pourtant par se réunir au complet, ou à peu près.

--Qu'allez-vous faire aujourd'hui? dit madame Zaptine. Il faudrait aller vous promener.

Une partie de plaisir fut vite organisée. On devait prendre le thé dans la forêt, puis revenir le long de la rivière, alors haute et superbe, qui baignait des prairies magnifiques. Un fourgon partit en avant avec le cuisinier, le ménagère, le buffetier et toute les friandises imaginables.

Vers quatre heures, la compagnie se mit en route: les uns en calèche, les autres en drochki de campagne,--longue machine roulante où l'on ne peut guère tenir en équilibre qu'à condition d'être très-tassé, en vertu sans doute de l'attraction moléculaire. Dosia avait voulu monter son cher Bayard, qui, en l'absence de sa jeune maîtresse s'était encore perfectionné dans l'art de défoncer le tonneau. L'inspection des remises ayant prouvé l'impossibilité absolue de se servir des selles d'hommes, mises hors d'usage par un trop long abandon, force fut aux jeunes gens de monter dans les équipages.

Dosia, vêtue d'une longue amazone en drap bleu foncé, coiffée d'un large feutre Henri IV orné du classique panache blanc, maniait sa monture avec une aisance parfaite. Pendant cinq minutes elle trotta paisiblement à côté de la calèche où sa mère faisait à ses hôtes les honneurs du domaine, mais cette sagesse forcée l'ennuya bientôt; elle cingla d'un coup de cravache Bayard qui fit feu des quatre pieds, s'enleva, rua, couvrit la calèche de poussière et partit comme une flèche dans la direction de la forêt. On ne vit bientôt plus qu'un tourbillon confus sur la route poudreuse.

--Elle va se casser le cou! s'écria la princesse.

--Non! soupira mélancoliquement madame Zaptine; c'est toujours comme ça, et il ne lui arrive jamais rien!



XXIII

En arrivant sous les ombrages de la haute forêt, la compagnie trouva le thé préparé dans une clairière. Le gazon, semé de petits oeillets roses, offrait le plus moelleux tapis; une grande nappe damassée brillait comme une pièce de satin blanc sur le vert de la pelouse; des jattes de crème douce, des pyramides de gâteaux, de larges terrines en verre contenant du lait caillé recouvert de sa crème épaisse et jaune, entourées de glace pilée pour garder plus de fraîcheur, retenaient les coins de la nappe; d'ailleurs, l'air était parfaitement calme et la chaleur fort supportable, même sur la route. Mille fleurettes odorantes se cachaient dans les taillis, à l'abri des grands parasols de la fougère. En haut dans les panaches des bouleaux, dans le feuillage bruissant des aunes, un merle jaseur jetait parfois sa fusée moqueuse par-dessus les gazouillis confus des oiseaux du bois; de lin en loin on entendait l'appel du coucou résonner avec opiniâtreté, forçant l'attention de l'oreille distraite, pour se taire tout à coup, laissant une sorte de vide dans l'orchestre de la forêt.

Dosia vint à la rencontre des équipages. Elle avait mis pied à terre. Son chapeau à la main, sa traîne sous le bras, elle marchait aussi à son aise que dans le salon de la princesse; mais son joli visage avait perdu la mutinerie caressante qui semblait demander grâce d'avance pour l'épigramme prête à jaillir. Ses cheveux, toujours rebelles, ne flottaient plus en boucles dans un filet sans cesse débordé. Depuis qu'elle avait dix-huit ans, Dosia nattait son opulente chevelure; mais les tresses trop lourdes avaient entraîné le peigne et retombaient bien bas sur sa jupe sans qu'elle en prit souci. C'est ainsi qu'elle apparut à Platon, sérieuse, presque hautaine, triste, avec une nuance d'amertume dans le pli de sa bouche... Non, ce n'était plus Dosia: c'était une femme qui souffrait et qui voulait souffrir en silence.

Cette apparition resta profondément gravée dans le coeur de Sourof. Il sentait que le cerveau de Dosia travaillait.--Qu'allait-il en sortir? Sagesse ou folie? La sagesse mondaine aura-t-elle le dessus? Ou bien une Dosia nouvelle allait-elle se révéler, plus sérieuse et plus digne d'être aimée?

D'un joli mouvement de tête, la jeune fille secoua ses tresses en arrière, et sa gravité parut s'envoler.

On s'assit par terre, et mille folies commencèrent de toutes parts.

Les tasses qui se renversent, les jattes de crème qui ne veulent pas garder l'équilibre, les assiettes passées pleines qui reviennent vides, sans que personne puisse ou veuille dire comment cela s'est fait, toute cette joie folâtre des repas en plein air déborda bientôt autour de la nappe. Les soeurs de Dosia étaient fort aimables en société; elle réservaient tous leurs défauts pour la vie d'intérieur, sous ce prétexte généralement allégué, qu'en famille il n'est pa nécessaire de se gêner.

Dosia donnait le ton à ce tumulte de bonne société; son petit rire argentin retentissait de temps en temps au milieu des groupes, et Platon écoutait avec une joie mêlée d'angoisse ce rire discret, quoique épanoui,--indice d'un esprit libre et gai.

L'esprit détendu, il se laissa doucement bercer par cette symphonie joyeuse des rires humains mêlés à la gaieté printanière de la forêt.

--C'est fini, s'écria Dosia en se renversant dans l'herbe une main sous la tête. Les pieds perdus dans les plis de sa jupe, elle ressemblait ainsi à ces figures d'anges dont le corps se termine par une longue draperie flottante. C'est fini, Pierre! Maman va me gronder horriblement, mais ça m'est égal, tant pis pour les convenances! Je ne puis dire toi à Sophie, que je ne connais bien que depuis un an, et vous à son mari que j'ai connu toute ma vie. J'ai fait ce que j'ai pu pour obéir à ces convenances... J'y renonce, c'est trop difficile!

Pendant que les fiancés riaient et que madame Zaptine ébauchait une semonce, Platon se leva brusquement. Quelques-uns étaient déjà debout, car le repas touchait à sa fin.

--A moins que la Sagesse en personne ne s'y oppose, dit Pierre, coupant irrévérencieusement la parole à sa tante, ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.

Les yeux de Sophie errèrent un instant de son frère à Dosia.

--Je n'y vois point de mal, dit-elle en souriant; mais son regard trahissait une vague inquiétude.

D'un bond elle fut sur pied, et, quittant ce groupe, elle fit quelques pas du côté opposé où Platon portait ses méditations, puis s'approcha d'un tronc d'arbre situé près de la route, à l'extrémité de la clairière. De cette place, elle entrevoyait, au tournant du chemin capricieusement dessiné par la fantaisie des chariots, la masse sombre des équipages et les robes plus claires des chevaux qu'on n'avait pas dételés.

Elle jeta un coup d'oeil de ce côté, puis s'adossa tristement à la vieille écorce rugueuse qui avait reçu les pluies et les neiges de tout un siècle. Elle ne pleura pas... Le matin elle avait dépensé toutes ses larmes; debout, les mains pendantes, elle regardait la terre; une ombre se dessina sur le sentier; elle leva la tête. Platon, revenu, redevenu devant elle, étudiait sa physionomie mobile. Elle ne parut point surprise de le voir.

--Je voudrais être morte dit-elle avec douceur, sans autre expression qu'un peu de fatigue; c'est difficile de vivre!

Frappé au coeur, il garda le silence un instant.

--La vie est longue heureusement, commença-t-il avec un vague sourire. On a le temps de changer....

Le regard de Dosia arrêta sa plaisanterie innocente, qui lui parut sonner aussi faux qu'une cloche fêlée.

--C'est trop difficile de vivre! répéta Dosia en secouant tristement la tête. Il faut pourtant tâcher de s'y habituer! Mais c'est ennuyeux!...

Elle se détacha avec effort du tronc qui la soutenait et s'éloigna. Sa jupe froissait les hautes herbes en passant; toute sa figure délicate et fragile s'élançait svelte et menue comme un des troncs de bouleaux qui l'environnaient... Platon eut envie de l'atteindre, de l'enlever de terre et de lui dire:--Vis pour moi!

--Dosia! cria Mourief de ce ton chantant que les paysans emploient pour s'appeler de lin dans les bois; Dosia, veux-tu que je t'amène ton chevalier français?

--Oui, s'il te plaît, répondit-elle.

Platon retomba dans le gouffre de ses perplexités.

Pierre amena la pauvre bête, douce comme un mouton quand Dosia ne s'en mêlait pas.

--Veux-tu que je lui fasse franchir le fossé? dit-il à sa cousine; tu le monteras sur la route.

--Pourquoi? fit Dosia; il est très-bien ici.

A peine Pierre avait-il eu le temps de vérifier l'étrier que, s'aidant de la main qu'il songeait à peine à lui tendre, la jeune fille était en selle. Il arrangea les plis de sa jupe autour de ses pieds mignons, pendant que Platon, en proie à toutes les rages de la jalousie, se demandait s'il fallait ouvrir les yeux à sa soeur.

Mourief tourna vers lui son visage honnête.

--Elle va se casser le cou! dit-il à Platon en clignant de l'oeil.

Dosia lui allongea un léger coup de cravache qui fit tomber sa casquette blanche dans l'herbe, et rit une seconde; puis, rassemblant son cheval sans prévenir personne, elle sauta le fossé, large de quatre pieds, et arrêta sur place Bayard frémissant d'un si bel exploit.

--Ce ne sera pas encore pour cette fois, dit-elle en flattant le cou de son cheval. Nous ne périrons pas ensemble. N'est-ce pas, mon ami?

Elle prit doucement les devants sans faire de poussière, pendant que le reste de la société s'entassait dans les équipages.



XXIV

Au retour, Dosia ne s'isola point de la compagnie; trottant paisiblement, tantôt à côté du drochki, tantôt auprès de la calèche, elle fit preuve d'une bonne grâce, d'une amabilité que sa mère ne lui connaissait pas.

--Comment! chère princesse, disait madame Zaptine émue jusqu'aux larmes, c'est à vous que je dois ce changement? C'est vous qui avez fait de ma sauvage Dosia cette aimable jeune fille?

--Il est bien resté un peu de l'ancienne Dosia au fond, tout au fond, répondait la princesse en souriant.

Mais madame Zaptine n'entendait pas qu'on dépréciât sa fille; et l'objet de ses commentaires continuai à trotter modestement è l'anglaise et à charmer l'assistance par ses réflexions judicieuses, si bien que ses soeurs, stupéfaites de cette nouveauté, oubliaient positivement d'en être jalouses.

Le chemin de retour suivait le bord de la rivière. A quelque distance, sur l'autre rive, un village étageait ses maisons de bois, les unes noircies par le temps, les autres toutes neuves, rousses et dorées. Le soleil, déjè bas, envoyait au visage des promeneurs des rayons presque horizontaux, et les ombre s'allongeaient démesurément sur le sol.

Dosia s'amusait à trotter dans l'ombre des chevaux de la calèche. Tout le monde était un peu fatigué, et les conversations languissaient.

La rivière coulait assez vite, bleue et profonde. A quelque distance devant eux, deux ou trois perches annonçaient un gué. Beaucoup de rivières, très-hautes au printemps, n'ont plus, en été qu'un filet d'eau: les gués alors sont praticables à pied; mais la saison n'était pas assez avancée pour qu'il en fût ainsi.

Un paysan, conduisant une télègue attelée d'un seul cheval, descendit du village sur la rive opposée et entra dans l'eau, suivant la ligne tant soit peu problématique indiquée par les perches.

Les équipages s'arrêtèrent pour voir comment il opérerait ce passage assez périlleux. Le goût des spectacles est si naturel è l'homme, que nul ne hait un peu d'émotion pour le compte d'autrui.

Le cheval du paysan ne témoignait pas d'un empressement prodigieux à prendre le bain froid que lui préparait son maître; il ne se décida qu'après avoir bien renâclé pour protester de son mieux. Voyant qu'il n'était pas le plus fort, cependant, il avança de quelques pas, puis s'arrêta. Le paysan le laissa souffler un moment.

--L'eau est haute, dit madame Zaptine; il aura quelque peine à s'en tirer.

--Le gué est-il dangereux? demanda Platon.

--Non... Quand on le tient, l'eau ne dépasse guère le poitrail; mais si on le perd, le lit de la rivière descend rapidement, et alors il faut nager.

Le paysan s'était remis en route; le cheval avançait avec méfiance, flairant l'eau; la charrette glissa rapidement... L'homme eut de l'eau jusqu'à mi-corps; le cheval nageait et semblait vouloir se débattre dans son harnais.

--Que Dieu me sauve! cria le paysan avec angoisse.

--Il a perdu le gué! s'écria-t-on tut d'une voix.

Dosia, les sourcils un peu froncés, les narines dilatées, regardait de tousses yeux, mais n'avait pas encore dit un mot.

D'un geste de chasse, serré et rapide, elle ramena sur le devant de la selle les plis traînants de sa jupe d'amazone, cingla Bayard de sa cravache et prit le petit galop.

--Dosia! cria sa mère. Où vas-tu?

Une demi-douzaine de cris effarouchés partirent des équipages; les deux jeunes gens sautèrent sur la route. Mais Dosia était déjà dans la rivière. Bayard connaissait le gué, lui, et n'avait garde de se tromper. Il avançait vaillamment, flairant l'eau non par crainte, mais par précaution.

Quand Dosia fut au milieu de la rivière, une toise environ la séparait encore du cheval en détresse qui battait l'eau de ses pieds; la charrette avait presque disparu; le paysan invoquait tous les saints du paradis. La jeune fille hésita un moment; puis, esquissant un signe de croix rapide, elle quitta le gué; Bayard prit la nage, et ils firent tous deux un plongeon formidable.

Un cri d'effroi retentit sur le rivage. Les deux jeunes gens avaient jeté bas leurs uniformes et s'apprêtaient à entrer dans l'eau.

--Ce n'est pas la peine! cria Dosia. Avec l'aide de Dieu!...

Elle allongea le bras, saisit la bride du pauvre bidet affolé, qui obéit, sentant le salut. Bayard, bien dirigé, retrouva le gué, reprit terre, et, un instant après, les deux chevaux, la charrette et Dosia elle-même, tout ruisselants, arrivaient au rivage, semblables à la cour de Neptune.

Le paysan se confondait en remerciements et en excuses.

--Tu mourras de froid, Dosia! criait madame Zaptine. Il faut avoir perdu la tête! Cette enfant me fera mourir...

Pendant qu'elle gémissait, Dosia était déjà loin. Bayard l'emportait vers la maison, du plus vigoureux galop qui fût dans ses moyens.

Personne ne souffla mot, durant le trajet, dans les deux équipages. Chacun avait trop à faire avec ses propres pensées. Les cochers n'avaient pas eu besoin d'ordres pour mettre leurs équipages ventre à terre, tandis que les yeux des promeneurs suivaient la trace du passage de Dosia marquée par un filet d'eau non interrompu dans la poussière.

Enfin les chevaux hors d'haleine s'arrêtèrent devant le perron.

Malgré la hâte générale, Platon fut le premier dans la salle à manger, et le premier objet qui frappa ses yeux fut Dosia, déjà déshabillée et revêtue d'un grand peignoir de flanelle appartenant à sa mère.

Elle était debout, très-pâle et tremblant de froid. La masse de ses effets mouillés gisait sur le plancher devant elle.

--Je n'ai pas pris la pine de monter, maman, dit-elle en voyant sa mère: on m'a mis vos habits. Voyez comme c'est drôle!

Elle riait, mais ses dents claquaient, quoi qu'elle en eût.

On la coucha sur un canapé; on la roula dans une chaude couverture malgré ses protestations, et le samovar, grâce aux soins des domestiques intelligents apparut aussitôt. Dès la seconde tasse de thé bouillant, Dosia cessa de trembler, et la couleur revient à ses joues.

Alors madame Zaptine, jusque-là fort inquiète, entama un sermon.

--Maman, dit la jeune fille, en lui coupant peu cérémonieusement la parole, mon père m'a enseigné qu'il faut toujours secourir son semblable, même au péril de sa vie; or, il n'y avait aucun péril. Bayard connaît le gué comme pas un;--nous l'avons passé cent fois à nous deux.

--Et la fluxion de poitrine, malheureuse enfant?

--Cela s'attrape aussi au bal, répondit philosophiquement Dosia; et alors cela ne profite à personne. Maman, s'il vous plaît, donnez-moi encore une tasse de thé.

Il fallut bien terminer là cette semonce. Mais Dosia avait une idée, et elle tenait à la mettre à exécution.

--N'est-ce pas, maman, que Bayard s'est bien conduit?

--J'avoue, dit madame Zaptine, que je n'attendais pas cela de lui.

--C'est que vous l'avez toujours méconnu, maman. Il a sauvé son semblable, Bayard. Aussi il mérite une récompense, n'est-ce pas?

--Certainement; veux-tu que je lui fasse donner double ration d'avoine?

--Un picotin d'honneur? Oui, c'est gentil; je vous remercie pour lui, maman, mais je voudrais autre chose.

--Quoi donc?

--Il ne faut plus qu'il traîne le tonneau, maman! C'est un vrai chevalier, vous ne pouvez plus vouloir l'avilir.

Au milieu des rires de la société, madame Zaptine déclara solennellement que Bayard serait désormais dispensé du service domestique. Mais ce n'était pas assez qu'une promesse; il fallut convoquer les cochers et leur intimer l'ordre de ne plus chagriner la bonne bête.

Quand ils furent sortis:

--Je suis très-contente, maman, dit Dosia, je vous remercie. Il me semble qu'à présent je dormirais bien.

--On va te porter dans ta chambre, fit la mère, pleine de sollicitude.

--Me porter! s'écria Dosia en éclatant de rire, me porter comme une corbeille de linge qui revient de la buanderie?... oh! non, j'irai bien sur mes deux pieds!

Elle se leva, rejeta au loin la couverture, dont le pan tomba dans la tasse de sa soeur, et se tirant avec une dextérité merveilleuse de son peignoir deux fois trop long, elle se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, elle se retourna et adressa aux assistants une révérence collective.

--Bonsoir! dit-elle; soupez de bon appétit; moi, je meurs de sommeil.

Son regard évita celui de Platon qui ne l'avait pas quittée depuis qu'il était entré, et l'on entendit son rire dans l'escalier qu'elle avait peine à monter, embarrassée par ses vêtements.



XXV

Dosia dormit tout d'une traite; madame Zaptine eut le cauchemar et Platon ne dormit pas du tout. Le soleil de juin, qui se lève de bonne heure, le trouva assis sur son lit, les yeux ouverts, brisé par une nuit d'insomnie. Ce qu'il avait pensé, souffert résolu cette nuit-là eût suffi pour remplir la vie d'un de ces hommes paisibles qui vont du berceau à la tombe sans avoir connu d'autre souci qu'une heure de retard ou la corvée d'un travail supplémentaire.

Las de son immobilité, il s'habilla et descendit doucement au jardin. Quatre heures sonnaient comme il passait devant le coucou de la salle à manger. Il enjamba deux ou trois domestiques assoupis sur des nattes dans les corridors, suivant la coutume russe immémoriale, ouvrit la porte, fermée patriarcalement d'un simple loquet, et se trouva sur le perron. Sous ses pieds, l'escalier casse-cou descendait vers la pelouse; il s'y aventura, le descendit sans encombre et se mit à parcourir le gazon à grands pas.

Tout était humide de rosée; le soleil envoyait des lames d'or à travers les rameaux et dessinait sur le sable des allées les masses capricieuses du feuillage. L'orchestre entier des oiseaux chantait l'aubade à plein gosier; le bétail, déjà réuni dans les pâturages, donnait de la voix dans le lointain comme une basse continue; parfois une vache laitière, retenue à l'écurie pour les besoins de la journée, répondait à cet appel par un mugissement sourd. Une abeille, éveillée de bon matin frôla la joue de Platon et s'enfonça près de lui dans une grappe d'acacia jaune... Mais le jeune homme n'avait guère souci des séductions d'une matinée de printemps! Dans la feuillée lointaine, le coucou venait de répéter dix-huit fois son appel mélancolique: la superstition veut que le nombre des appels du coucou, quand on l'interroge, soit le même que celui des années destinées à l'être auquel on a songé; Dosia ne quittait pas les pensées du jeune officier;--et, bien qu'il ne fut pas superstitieux, il sentit son coeur se serrer d'une nouvelle angoisse. Devait-elle mourir à dix-huit ans?

Peut-être en ce moment même Dosia se débattait-elle sous l'étreinte de la maladie? Peut-être la mort qu'elle avait appelée la veille planait-elle à son chevet?--Et si elle n'aimait pas la vie "trop difficile", comme elle l'avait dit, Platon n'en était-il pas la cause? N'était-ce pas lui dont le rigorisme outré, la pédante sagesse avaient attristé ce jeune coeur, jadis débordant de joie et de vie? Qu'avait-il besoin d'exiger d'elle une perfection irréalisable?

--Si elle meurt, se dit-il que ferai-je? que sera ma vie! Quels remords! et quels regrets!

Ses pas l'avaient conduit au petit pavillon moisi. Il s'assit sur le banc et regarda la charmille où, la veille, Dosia lui était apparue.

--Comment, se dit-il, n'ai-je pas compris alors qu'elle ne tenait pas à la vie? Comment dans ce regard navré n'ai-je pas lu la fatigue de la lutte incessante?

Il resta longtemps à cette place; la rivière brillait non loin d'un bleu froid; il sentit passer sur lui le frisson de l'onde glacée tel qu'il avait dû passer la veille sur Dosia pendant qu'elle entrait si courageusement dans l'eau.

Il s'accabla de reproches, tut en continuant à marcher au hasard pendant longtemps. Lassé enfin, il rentra, se jeta sur son lit et s'endormit.

Il se réveilla à huit heures. Un bruit de ruche remplissait la maison sonore, entièrement construite en bois de sapin. Il se hâte de descendre dans la salle à manger où madame Zaptine préparait le café elle-même en l'honneur de ses hôtes.

--Eh bien? madame, dit-il, prenant à peine le temps de leur souhaiter le bonjour, comment va Do... mademoiselle Théodosie?

--Mademoiselle Théodosie est là, répondit la voix légèrement enrouée de la jeune fille; je me chauffe au soleil sur le balcon, monsieur Platon.

En trois enjambées il franchit la distance qui le séparait de la porte et se trouva en présence de Dosia. Vêtue de laine blanche, elle s'était pelotonnée dans un grand fauteuil; une ombrelle doublée de rose protégeait sa jolie tête un peu pâle contre les rayons du soleil déjà brûlant.

--Vous ne ressentez aucun mal? dit Platon d'une voix aussi rauque que s'il avait subi l'immersion de la veille. Il n'osait avancer la main vers celle de la jeune fille.

--Je n'ai rien du tout! j'ai dormi comme un loir! Il n'est rien de tel qu'in bain froid pour faire dormir!

--Mais à cette époque de l'année...

--Dans quinze jours, tout le monde se baignera par partie de plaisir! J'ai un peu devancé l'usage, voilà tout! Il n'y a pas là de quoi fouetter le plus petit chat.

Elle se tut et baissa les yeux. Il la regardait comme on regarde un trésor perdu et retrouvé soudain.

--Avez-vous pris votre café? dit-elle pour rompre le silence qui se prolongeait.

--Non!

--Faites-vous apporter votre tasse ici, nous déjeunerons ensemble.

Platon obéit. L'instant d'après un petit domestique apportait un guéridon avec le plateau du déjeuner.

La cordialité vient en mangeant. Si cette vérité n'est pas proverbe, elle mérite de le devenir; mieux que tout le reste, le pain et le sel de l'hospitalité établissent promptement la communauté des impressions. Aussi Dosia se mit-elle bientôt à jaser comme autrefois. De temps en temps une ombre passait devant ses yeux, mais elle la chassait d'un geste enfantin, comme on écarte le sommeil en se frottant les paupières.

Quand les tasses furent vides, Dosia émietta sur le balcon le pin qui lui était resté, et les oiseaux arrivèrent de toutes parts pour profiter de cette aubaine.

--Ils me connaissent, dit Dosia en se laissant retomber dans son fauteuil d'un air heureux et fatigué; ils m'aiment bien.

Elle ferma les yeux sur cette parole. Ses cils noirs portaient une ombre foncée sur ses joues pâles, déjà précédemment amaigries. Platon éprouva un vague sentiment d'effroi.

Le petit domestique vint chercher le plateau. Mourief, puis Sophie s'approchèrent tour à tour de Dosia pour prendre de ses nouvelles. Sophie alla rejoindre la famille dans la salle à manger et ferma doucement la porte du balcon...

Platon était seul avec la jeune fille.

--Dosia! dit-il après un moment d'hésitation.

Elle ouvrit les yeux qu'elle avait refermés, et un flot de sang lui monta au visage.

--Dosia! reprit le jeune homme, j'été très dur avec vous... je vous prie de me le pardonner.

Elle étendit sa main comme pour l'empêcher de parler; il prit cette main glacée et la garda dans la sienne.

--J'avais dans l'esprit, continua-t-il, un idéal de perfection chimérique; je voulais vous obliger à lui devenue semblable... J'ai eu tort: toute créature a ses instincts, ses sentiments, ses impressions qui lui sont propres et qui lui font une originalité;--vous ne pouviez pas...

--Etre pareille à Sophie? interrompit Dosia avec un soupir. Oh! non!

Elle retira sa main que Platon essayait timidement de retenir, poussa un second soupir et détourna les yeux.

--Telle que vous êtes, Dosia reprit Platon, vous êtes bonne et charmante; vous méritez l'estime et l'affection de tous... et vous l'avez.

Un regard interrogateur, habitude de malice ou de coquetterie, glissa entre les paupières de la jeune fille, puis retomba. Elle rougit.

--Je tines plus à l'estime de quelques-uns, dit-elle, qu'à l'estime de tous.

--L'un n'empêche pas l'autre, dit Platon. Vous m'avez inspiré un sentiment profond, que j'ignorais avant vous et qui changera ma vie....

Il s'interrompit ému: ses yeux, fixés sur le visage de la jeune fille, en avaient dit plus long que ses paroles. Elle se souleva brusquement dans son fauteuil et s'assit toute droite.

--J'ai honte, dit-elle d'une voix basse, mais ferme, j'ai grande honte, monsieur Platon, d'avoir volé une estime que je ne mérite pas. Vous m'aimez pour ma sincérité, pour ma franchise,--car d'autres qualités, je ne m'en vois guère! Et bien, cela aussi est de ma part hypocrisie et mensonge. J'aurais dû vous le dire il y a longtemps, mais vous étiez parfois sévère; je me disais: A quoi bon parler de toi à quelqu'un pour qui tu n'es rien?... J'avais tort, je le vois aujourd'hui.

Platon l'écoutais indécis. Une lueur de joie indicible filtrait dans son âme, mais il n'osait y croire.

--Vous venez, reprit-elle, de parler de sentiments qui changeront votre vie. Avant qu'il soit trop tard, avant que ces sentiments fassent votre chagrin comme ils ont fait...

Elle se mordit la lèvre, pâlit puis reprit:

--Je dois vous dire que je ne suis pas ce que vous croyez. L'an dernier, à pareille époque, lasse de la contrainte dans laquelle j'étais tenue ici, j'ai fait une folie qui me coûtera le bonheur de ma vie... Dans un moment d'exaspération, j'ai prié mon cousin Pierre de m'enlever. Il se m'aimait pas. Je crois bien que le le savais, même alors; mais j'avais menacé... peu importe le moyen que j'employai; d'ailleurs j'étais résolue à tout. Il consentit et m'emmena. Mais nous n'avions pas fait quatre verstes que j'avais compris ma faute. Personne n'en avait connaissance, je la regrettais, mon cousin voulut bien me ramener ici, sans me faire les reproches que j'avais mérités. Après cela, monsieur, après une faute qui n'a fait tort qu'à moi, puisque Pierre est innocent, je ne suis plus digne de votre estime... pardonnez moi de l'avoir usurpée si longtemps.

Elle se tut, deux grosses larmes roulèrent silencieusement sur la laine blanche de son peignoir. Elle voulut se contraindre, mais elle n'en eut pas la force; ses sanglots éclatèrent douloureux, brisés comme ceux d'une créature désespérée, pour qui la vie n'a plus de ressources, et elle cacha son visage contre le dossier du fauteuil.

--Dosia, dit la voix de Platon, si près qu'elle tressaillit: Dosia vous êtes un ange... Je le savais!

Elle frémit de la tête aux pieds.

--Vous le saviez! Et vous m'aimiez un peu tout de même?

--Non, je ne vous aimais pas,--pas assez du moins,--pas comme je vous aime à présent. Je me demandais si vous auriez assez de confiance en moi pour parler...

--J'ai voulu le faire cent fois, mais vous étiez si sévère, vous aviez si peu l'air de vous intéresser à moi... j'avais si grand'peur de vous!

--Maintenant, fit Dosia en souriant--ce sourire dans ses yeux mouillés lui donnait une grâce idéale,--j'ai encore un peu peur de vous, mais pas tant! Est-ce que vous m'estimez vraiment? Ah! j'ai bien souffert de cette estime que je croyais volée!

--Oui, je vous estime quelque peu, répondit Platon en souriant aussi. Vous êtes comme Bayard: vous avez sauvé votre semblable.

--Oh! quelle vétille! s'écria Dosia.

--Je n'en ai pas fait autant! mais comme je suis plus sage que vous, cela rétablit un peu la parité. Vous rappelez-vous ce jour où nous sommes tombés d'accord qu'il vous faudrait un mari très-sage?

--J'ai bien pleuré ce jour-là! murmura Dosia.

--Vous ne pleurerez plus. Me trouvez-vous assez sage pour être votre mari?

Dosia le regarda, lui tendit les bras, puis, par un mouvement de pudeur virginale, les replia sur sa poitrine et s'affaissa dans le fond du fauteuil, toute pâle, mais sans le quitter des yeux.

Il l'enleva et l'entraîna,--la porta presque,--jusque dans la maison.

Madame Zaptine eut alors une belle occasion de lever les bras au ciel à cette apparition incongrue, mais elle la manqua. Sophie la prévint d'un mot.

--Je crois, chère madame, dit-elle tranquillement, que mon frère à quelque chose à vous communiquer.

--Madame, dit Platon, veuillez m'accorder la main de mademoiselle Théodosie.

Dosia ressuscitée d'un coup de baguette, monta mettre une robe, et au bout d'un quart d'heure réapparut, coiffée, habillée,--digne, en un mot, de sa nouvelle position de fiancée. On dansa, on joua à colin-maillard; le vieil orgue de Barbarie qui jouait le Calife de Bagdad et Aline, reine de Golconde, fut si bien mis à contribution, que la manivelle en resta dans la main trop zélée de Mourief; enfin, on fit tant de bruit et l'on s'amusa si bien que, jusqu'à l'heure du repos, les soeurs de Dosia n'eurent pas le temps de méditer sur la grande injustice que la destinée leur avait faite ce jour-là.

--Nous nous marierons dans huit jours, dit Platon comme on servait la soupe.

--Comment! comment! cria madame Zaptine, et le trousseau?

--Ce n'est pas le trousseau que j'épouse; nous aurons le trousseau plus tard. Mais nous nous marieront dans huit jours, en même temps que Sophie. N'est-ce pas, Dosia?

--Certainement, fit celle-ci. J'emmène Bayard.

--Quel bonheur! s'écrièrent les soeurs toutes d'une vois.

--Ne vous réjouissez pas trop, fit Dosia en levant l'index d'un air menaçant; sans quoi je vous laisserais mon chien.

On demanda grâce, et il fut convenu que Dosia emmènerait aussi son chien.

En sortant de table, toute la société descendit l'escalier casse-cou, et madame Zaptine, fidèle é une habitude de sa jeunesse, alla s'asseoir sur la balançoire flexible. Depuis trente-huit ans elle venait y faire un peu d'exercice après le dîner pour activer sa digestion.

Elle n'était pas assise depuis une demi-minute que deux de ses filles vinrent l'y rejoindre, puis Dosia, suivie de Platon qui riait, enfin toute la compagnie, è l'exception de Mourief qui, debout, à dix pas, les regardait en fumant sa cigarette.

--Vous avez l'air d'un vol d'hirondelles perchées sur un fil télégraphique, dit-il en se délectant à cette vue; ma tante surtout, par sa diaphanéité.

Madame Zaptine rit de bon coeur; elle était si contente ce jour-là qu'elle avait oublié d'être malade. La balançoire se mit en branle. Mourief les regardait sauter d'un air amusé.

--Dis donc, Dosia, s'écria-t-il, te souviens-tu? l'an dernier...

Il s'arrêta vexé, craignant d'avoir fait une sottise.

--Oui, je m'en souviens, répondit Dosia en regardant Platon. Tu n'étais pas aussi aimable qu'aujourd'hui! Allons, viens aussi faire un tour de balançoire.

Pierre jeta sa cigarette, vint s'asseoir près de Sophie et donna une vigoureuse impulsion à la planche lourdement chargée. Au milieu des rires chacun prit le mouvement.

--Vous allez casser la balançoire, criait madame Zaptine en faisant de vains efforts pour s'arrêter.

--Ça ne fait rien, ma tante, répondit Mourief. Allons! Hop! hop! en famille!



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