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La filleule de Lagardère; II: L'héritière

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A la Cascade, l'on avait appris, par l'un des troupiers que Briquet y avait posés en sentinelle, que Marignan et ses amis avaient quitté l'établissement et étaient allés s'installer dans un restaurant de Suresnes.

Le militaire tenait le fait de son compagnon, qui avait suivi les trois jeunes gens et qui était retourné les guetter, après être revenu lui donner ce renseignement, afin qu'il le transmît à Népomucène, lorsque ce dernier le relèverait de sa faction.

A Suresnes, sur le quai, on retrouva cette seconde vedette.

Les trois «bourgeois» étaient encore en train de «becqueter» au premier étage de la maison qui forme l'un des coins du pont.

—C'est bien, mes enfants, dit l'ex-chasseur aux deux utiles auxiliaires. Voici un louis. Allez vider une bouteille à la santé de notre ancien camarade Roger de Saint-Pons.

Notre héroïne s'était déjà élancée hors de la voiture.

Elle s'approcha de Briquet et demanda:

—Eh bien?...

—Eh bien, il est là, avec les deux autres...

—Tant mieux; les choses se passeront comme il convient...

Le brave garçon baissa le ton et supplia:

—Encore une fois, mademoiselle, je vous en prie!... Tonnerre du ciel! ce n'est pas possible!... Voulez-vous que j'aille sauter sur lui et que je lui torde le cou comme à un poulet?...

La jeune fille répliqua sèchement:

—Ce n'est pas la main d'un soldat qui doit punir le misérable. Vous êtes un cœur généreux; mais je n'accepte point vos services.

Le fidèle serviteur courba la tête:

—Heureusement, murmura-t-il, qu'il sait, lui, que vous êtes une femme, et qu'il ne sera pas assez lâche pour croiser le fer avec vous.

Les prunelles de la mignonne étincelèrent:

—Nous verrons bien! répliqua-t-elle sourdement.

Elle se dirigea vers le restaurant.

Le maréchal-des-logis attendait sur le seuil.

Quand il se dérangea pour lui livrer passage:

—Jeune homme, dit-il avec gravité, je pense bien que vous ne nous avez pas amenés ici pour des prunes; mais il est permis, à votre âge, de faiblir au moment décisif...

Puis il ne faudrait pas que l'on nous accusât d'avoir laissé embrocher un innocent...

Tâtez-vous le pouls avant d'entrer...

Vous sentez-vous de force et avez-vous toujours envie de courir l'aventure à vos risques et périls?


La Filleule de Lagardère répéta:


—C'est ma volonté!

XXV

LA PROVOCATION

Quand il eut reconnu Florette, cette idée soudaine traversa la stupéfaction de Marignan:

—Elle vient ici m'implorer pour son amant! Allons! c'est qu'elle ne sait rien ou qu'elle a peur de moi! Donc tout n'est pas perdu encore!

Sous l'empire d'une telle persuasion, il se fut vite composé un visage de circonstance,—et ce fut avec les dehors d'un empressement exagéré, dont le respect se mélangeait d'une légère pointe d'ironie; ce fut avec une voix pateline, dont certaines notes vibraient pourtant de la joie du triomphe, qu'il aborda la jeune fille:

—Eh quoi! c'est vous, mademoiselle!... En vérité, j'étais si loin d'espérer... Surtout sous ce déguisement qui vous rend cent fois plus charmante!...

La mignonne fit un signe à ses deux compagnons.

Ceux-ci s'éloignèrent de quelques pas.

Elle resta seule dans le bosquet avec le spadassin, et elle se mit à le regarder—sans parler—comme si, jusqu'alors, elle n'avait pas eu l'occasion de l'étudier à loisir, et comme si dans cette étude elle cherchait à ressaisir une impression fugitive et depuis longtemps effacée.

Il se demandait pendant cet examen:

—Que signifient la présence de ces deux hommes, de ce soldat, et cette recommandation à mes amis de ne pas quitter la place avant la fin de l'entrevue? Il y a là une énigme et une menace. Il faut que je sache à tout prix...

Et rompant le silence, cérémonieusement:

—Daignerez-vous enfin m'apprendre ce qui me vaut l'honneur, le plaisir d'une rencontre aussi agréable qu'imprévue?...

Mademoiselle Fine-Lame ne répondit pas.

Elle continua à le regarder.

Devant une semblable insistance, les yeux du spadassin battirent,—et, avec une impatience sous laquelle il y avait un malaise et une inquiétude vagues:

—Mademoiselle, fit-il, j'attends...

Elle croisa ses bras sur sa poitrine:

—Ainsi, fit-elle lentement, ainsi vous ne devinez pas, vous ne soupçonnez pas ce qui m'amène?

—Si vous me permettez d'être franc...

—Je ne vous permets que d'être bref.

—Bref, soit; eh bien, je crois m'en douter un peu...

—Ah!... Dites alors... Je vous écoute...

—Mon Dieu! cette démarche n'a rien que de fort louable et témoigne hautement de la bonté de votre cœur. Vous aurez été informée qu'à la suite d'une altercation, à laquelle vous n'étiez point étrangère, nous devons nous couper la gorge, demain matin, M. de Saint-Pons et moi,—et, comme vous n'avez peut-être pas cessé d'aimer ce jeune homme...

Notre héroïne accentua avec passion:

—Je l'aime de toute mon âme!...

Marignan se mordit les lèvres:

—De toute votre âme, c'est possible...

Ensuite, avec une explosion de colère:

—Seulement, si c'est ainsi que vous comptez me fléchir, détrompez-vous, chère demoiselle. M. de Saint-Pons mourra. Il mourra parce que vous l'aimez...

Florette eut un rire méprisant:

—Détrompez-vous à votre tour!... Moi, m'abaisser à vous demander la vie de votre adversaire!... Pourquoi n'ajoutez-vous pas que c'est celui-ci qui m'envoie?...

Elle s'interrompit brusquement:

—Assez de paroles inutiles. Je ne suis pas venue prier. Je suis venue punir!...

—Vous!...

—Moi!...

—Oh!...

Il lança cette exclamation comme un défi, et quelque chose de terrible se dégagea de sa prunelle.

Mademoiselle Fine-Lame enfonça son regard honnête dans ce regard cruel:

—Monsieur Marignan, prononça-t-elle, je vais vous tuer tout à l'heure.

Le ton était glacé: celui d'un juge condamnant un coupable. L'œil était devenu dur, presque farouche.

L'autre répéta:

—Me tuer!...

Et il recula d'un pas devant cet arrêt ainsi signifié: on aurait dit qu'il avait vu briller une arme dans la main de la jeune fille.

Celle-ci poursuivit avec un léger haussement d'épaules:

—Rassurez-vous. Je n'ai pas l'intention de vous assassiner. C'est dans un combat loyal que je prétends tirer raison de toutes vos lâchetés et de toutes vos perfidies...

Il la considéra avec une sorte d'effarement:

—Je ne comprends pas...

—Vous ne comprenez pas que j'entends vous forcer à me disputer votre vie,—aujourd'hui, en ce lieu, sur-le-champ,—comme vous entendez forcer, demain matin, M. de Saint-Pons à vous disputer la sienne...

—Un duel!...

—A chances égales devant témoins...

—Un duel!... Avec vous!... Moi...

—Pourquoi non?

—C'est une plaisanterie!

Elle lui saisit le poignet et lui dit rudement:

—Je ne suis pas en humeur de plaisanter. Nous nous battrons. Je l'exige. Vous m'appartenez: je vous prends.

Le sourire du spadassin se fit insolemment railleur:

—Allons donc! ricana-t-il, est-ce qu'on se bat avec une femme?

Notre héroïne se redressa:

—Vous savez bien, répliqua-t-elle, que la Filleule de Lagardère, l'épée au poing, vaut un homme. Vous le savez, car vous l'avez vue à l'œuvre là-bas, à la fête des Loges, dans la baraque des Snail. Vous le savez et vous avez peur.

—Peur!...

—Oui, peur, et, croyez-le, si je ne m'étais sentie de taille à faire votre partie, c'est à la justice que j'aurais laissé le soin de protéger, de venger vos victimes...

—La justice n'a pas à se mêler de tout ceci...

—En êtes-vous bien sûr?

Il eut un geste dépité et ennuyé à la fois:

—Quoi qu'il en soit, finissons-en: je ne croiserai pas le fer avec vous...

—C'est votre dernier mot?...

—C'est mon dernier mot... Et tout le monde m'approuvera... Une telle rencontre est en dehors de toutes les règles...

—Et de quelles règles, s'il vous plaît?... Est-ce de celles en vertu desquelles vous vous préparez à tuer un adversaire qui n'a pas votre science, votre adresse de spadassin à mettre au service de sa loyauté et de son courage?...

Et ce monde, dont vous invoquez l'opinion pour abriter votre couardise, croyez-vous que vous ne soyez pas justiciable de son mépris?...

Quand, au lieu de vous livrer à ce mépris, en dévoilant l'intrigue basse dont nous avons été les dupes, M. de Saint-Pons et moi; quand, pour sauver celui que j'aime et venger mon bonheur perdu, je consens à jouer mon existence contre la vôtre, voici que vous vous retranchez derrière je ne sais quels scrupules!...

Tant pis pour vous, alors, monsieur! C'est la loi qui m'accordera la réparation que vous vous obstinez à me refuser!...

—La loi?... Que signifie?... Que prétendez-vous faire?...

—Je vais appeler mes témoins, les vôtres, tout le personnel de cette maison et avoir soin que vous soyez gardé à vue pendant que l'on ira chercher la gendarmerie, la police...

—La gendarmerie?... La police?... Vous êtes insensée!... Dans quel but?...

—Pour arrêter l'un des auteurs de la tentative de meurtre et de vol qui fut commise, voici tantôt un an, au pavillon de la Faisanderie, dépendant du château de Saint-Pons, sur la lisière de la forêt de Saint-Germain...

L'aventurier devint blafard et balbutia:

—Qu'est-ce à dire?...

—Je veux dire, continua Florette avec un redoublement d'énergie, je veux dire que le personnage masqué qui dirigeait l'expédition entreprise contre les écus du marquis; que le bandit mystérieux qui avait mis aux mains des frères Snail le poignard destiné à frapper le garde-chasse Jacques Perrin; que l'inconnu qui leur commandait d'égorger sans hésitation, sans pitié, un homme endormi et sans défense...

—Achevez!...

—Ce personnage, cet inconnu, ce bandit, c'était vous!...

—Moi!...

—Oh! n'essayez pas de nier! Je vous ai reconnu. Je vous ai reconnu à cette voix impitoyable qui condamnait le fils tout à l'heure comme je lui avais entendu condamner le fidèle serviteur du père...

Je vous ai reconnu à l'éclair de férocité qui jaillissait jadis des trous de votre masque, et que je viens de retrouver dans vos yeux...

Je vous ai reconnu aux sentiments d'effroi, d'horreur et de révolte que vous m'aviez inspirés en cette nuit fatale, ces sentiments que j'aurais dû écouter, hélas! au pavillon d'Armenonville, et qui se soulèvent encore en moi dans ce moment!...

La justice décidera, d'ailleurs, si je me suis trompée...

Elle décidera si celui sur qui j'appelle son attention est pur de tout soupçon, de tout reproche, et si son passé sans tache défie l'accusation que je lui jette en la conviction de mon esprit et en la sincérité de mon âme...

Dans tous les cas, elle empêchera le combat, le crime de demain...

—Mais, s'exclama l'autre exaspéré, en me perdant vous vous perdez!...

En cette nuit dont vous évoquez le souvenir, c'est vous qui avez introduit les meurtriers et les voleurs dans le logis du garde-chasse...

C'est vous qui avez versé à ce Perrin le narcotique qui devait le livrer inerte à leurs coups...

Vous êtes leur associée et leur complice...

Je le crierai bien haut,—si haut que l'on finira par me croire et que les peines dont vous me menacez vous atteindront la première!...

—Vous n'aurez pas ce soin à prendre: je m'en charge.

—Comment?

—En vous dénonçant, je me dénoncerai moi-même.

—Vous feriez cela?...

—Je le ferais, et rien que cet acte prouverait aux magistrats, appelés à prononcer entre nous, qu'en tout ceci je n'ai pas d'autres intérêts que ceux de la société, de la vérité et du droit.

Marignan baissa la tête.

La jeune fille continua, toujours debout devant lui et lui lançant chaque mot au visage ainsi qu'un peu de boue:

—Voilà pourquoi j'avais pensé qu'il valait mieux pour nous, pour vous, nous rencontrer ailleurs que sur les bancs de la cour d'assises.

Elle s'animait malgré elle et se sentait à bout de patience. Sa lèvre frémissait de colère; sa voix, dont elle s'efforçait de contenir les éclats, avait des grondements de tonnerre étouffé:

—Sur le terrain, poursuivit-elle, vous avez la chance de me tuer et d'échapper ainsi au bagne qui vous attend, qui vous réclame...

Il ne bougea pas.

Son œil semblait chercher une issue ou une aide.

Elle marcha sur lui, en pétrissant entre les doigts de sa main droite le gant qu'elle venait d'ôter de sa main gauche:

—Allons, reprit-elle, un peu de courage! Acceptez; mais acceptez donc! Acceptez le jugement de Dieu, si vous ne préférez que je vous livre à celui des hommes!...

Le spadassin essaya de soutenir le regard qui soulignait ces paroles comme un trait de feu.

Il ne put.

Sa face était livide, et l'écume montait à sa bouche.

Humilié de cette sorte de trouble magnétique contre lequel il s'épuisait à réagir:

—Enfin, bégaya-t-il, en supposant que je consente...

—Que vous obéissiez, rectifia Florette.

—Où trouverai-je des témoins pour me prêter assistance contre vous?...

—Les vôtres sont là. Voici les miens. Tous me croient un homme, et, soyez tranquille, je me conduirai de manière à ne pas les tirer de leur erreur.

Elle fit un signe...

Népomucène et Roblot se rapprochèrent.

Marignan continua:

—Il faut des armes...

—Nous en avons, déclara l'ex-chasseur à cheval. Deux paires d'épées dans la voiture. En cas que l'une casserait,—accidentellement parlant...

—Il faut un endroit convenable...

—Ici derrière, fit le maréchal-des-logis, sur la route stratégique ou boulevard de Versailles...

—Il faut un motif, un prétexte...

—Qu'à cela ne tienne! dit la mignonne.

Elle se tourna vers le garçon du restaurant qui paraissait attendre ses ordres:

—Ces messieurs, ces messieurs tout de suite!

Après quelques minutes, Ledru et Blanchereau arrivaient, en proie au prurit de la curiosité.

—Messieurs, prononça mademoiselle Fine-Lame en leur désignant Marignan, cet homme, qui est de vos amis, m'a mortellement offensée: je lui rends outrage pour outrage!...

Elle leva la main...

Et le gant avec lequel elle jouait fouetta la joue du spadassin...

Celui-ci poussa un rauquement de fauve forcé dans son gîte...

Il bondit comme s'il allait se précipiter sur notre héroïne, devant laquelle s'étaient jetés Népomucène et Roblot:

—Eh bien, quoi? fit-il sourdement, c'est vous qui l'aurez voulu: nous nous battrons!

La jeune fille s'inclina:

—A l'instant. Vous avez vos témoins, j'ai les miens. Marchons.

XXVI

LE COMBAT

On s'était rendu à l'endroit proposé par le maréchal-des-logis: au pied du Mont-Valérien, à quelques minutes de Suresnes,—sous le viaduc du chemin de fer.

Dès l'abord, Ledru et Blanchereau,—qui tombaient des nues, comme on dit,—avaient parlé de se retirer.

L'ancien amant de Sergine Gravier avait insisté pour qu'ils ne l'abandonnassent point: il avait, en effet, compris que le seul moyen de se soustraire aux investigations de la justice et d'empêcher que Florette fût à Roger, c'était de sacrifier celle-ci à sa sûreté et à sa haine.

Lorsque Briquet, qui était tout pâle, offrit une épée à Florette, on put entendre qu'il lui adressait quelques paroles à voix basse et d'un ton de prière: la jeune fille lui répondit par un non péremptoire.

Elle attendait. Sa haute taille semblait grandie. Elle était redevenue la Filleule de Lagardère.

Sa bouche avait un sourire charmant—et terrible.

—Quand il vous plaira, dit-elle à son adversaire.

Celui-ci tomba en garde en murmurant:

—L'insensée!... Elle s'imagine que je vais l'épargner!... Est-ce que c'est une femme?

En même temps, il chargea la mignonne à fond, sans ménagement aucun et avec toute l'habileté d'un duelliste consommé.

Florette rompit, déconcertée par cette brutale attaque.

Marignan eut une exclamation de joie sauvage.

La fièvre l'exaltait. Sa prunelle avait de ces lueurs qui brûlent dans les orbites de la bête féroce. Il grinçait, en frappant sans relâche:

—Elle recule!... Elle recule encore... C'est elle, à présent, qui a peur!...

Notre héroïne reculait, en effet...

Elle reculait, car ses instincts de femme reprenaient le dessus et sa faiblesse, si évidente en face de cet emportement et de cette vigueur, lui montrait, sans doute, la victoire impossible...

Mais, pendant des années entières, pendant tout le début de sa vie, la moitié des heures de ses journées avait été consacrée à l'escrime: chaque matin, chaque midi, chaque soir, elle avait tourmenté le fleuret jusqu'à ce que son souffle haletant et ses muscles épuisés trahissent sa passion et ses forces; elle s'était fait une habitude de jouer avec l'arme trop lourde pour la délicatesse de son bras...

Tout son corps, pour employer l'expression technique du sport, était entraîné, c'est-à-dire rendu au plus haut degré d'aptitude...

Elle tirait sans y penser, comme on marche ou comme on respire; les parades lui venaient naturellement comme les mots du langage au causeur; toute cette gymnastique véhémente de l'épée était littéralement sa manière d'être accoutumée, son exercice incessant, son pain quotidien, son métier...

Elle résistait donc, tout en reculant...

Elle parait sans fatigue, cassant l'ardeur sanglante de l'attaque...

Mais elle parait sans riposter...

Elle était pâle, maintenant, et des tressaillements contractaient les lignes fières de sa bouche...

Marignan avait-il raison?...

Avait-elle peur?...

Son adversaire, lui, voyait rouge; il poussait sans trêve, sans merci, sans vergogne!...

Les quatre témoins avaient de la sueur au front.

Le brave Briquet n'y tint plus:

—Sacré mille diables! s'écria-t-il, un tel combat ne peut durer!... Je ne souffrirai pas qu'on l'égorge!... Non, ce serait une honte, militairement parlant!

Il fit un mouvement pour s'élancer entre les lames.

Un regard de la jeune fille le cloua à sa place...

Ce regard disait clairement:

—Je vous défends d'intervenir!

En ce moment, elle était acculée à l'une des arches du viaduc...

Marignan, irrité de rencontrer sans cesse un mur d'acier au-devant de son fer et confiant dans cette absence de riposte qu'il n'avait pas été sans remarquer, en était arrivé à tenter ces coups d'assaut qui découvrent...

Il rassembla sa rage, si l'on peut ainsi parler, et fournit avec une rapidité foudroyante une série de bottes furibondes, terminées par un coupé de revers sur parade de tierce, dont la violence lui arracha une exclamation de triomphe...

Ce fut le dernier son qui s'échappa de sa gorge.

Notre héroïne reçut le choc de pied ferme, et, courbant la tête avec la rapidité de l'éclair, elle passa sous l'épée, qui frisa sa nuque.

Son front vint heurter la poitrine de son adversaire tandis que son arme, lancée à bras raccourci, disparaissait jusqu'à mi-lame dans le ventre du spadassin.

Celui-ci rendit un grand soupir, battit des bras et tomba sur le dos.

Il avait la vessie traversée et la pointe de l'épée lui sortait par les reins.

XXVII

RUE DU PÉLICAN

Le lendemain, dès neuf heures du matin, vous auriez trouvé Me Bouginier installé—sous prétexte de déjeuner—à l'entresol du marchand de vin dont les fenêtres font face à l'entrée principale de la Banque.

Approchant midi, le coupé du faux Yankee s'arrêta devant cette entrée.

Richard Vautier en descendit.

Il avait l'air des plus tranquilles et portait sous le bras une serviette de maroquin noir, à serrure d'acier.

—Bon! pensa l'ex-officier ministériel avec un mouvement de satisfaction, le voici qui va procéder à l'encaissement des espèces... Pourvu que la Banque ne fasse pas de difficulté à sortir de ses coffres une aussi forte somme!... Pourvu qu'il ne surgisse aucune anicroche qui en retarde ou en empêche le versement!... Mais non: du moment que le créancier est en règle... Or, notre homme doit être en règle: c'est un gaillard qui prévoit tout...

Il ajouta avec un sourire:

—Tout... excepté ce que je lui réserve.


Au bout de vingt minutes, le pseudo-Murphy reparut.

Une joie intense perçait sous son flegme apparent, et sa serviette semblait gonflée de papiers précieux.

Il remonta dans sa voiture, tandis que Bouginier bondissait d'aise sur sa chaise et s'exclamait intérieurement:

—Il a palpé!... Il a les fonds: les fonds qui émigreront, ce soir, de son portefeuille dans le mien!... Allons, décidément, me voilà cent fois millionnaire!...

Ses préoccupations avaient été si grandes, son ravissement était tel, qu'il en avait presque oublié le duel qui avait dû avoir lieu au commencement de la journée.

Il ne s'en souvint que quand il entendit crier les feuilles du soir.

—Ah çà! songea-t-il, voyons donc les détails et les résultats de cette fameuse rencontre!

Mais les feuilles du soir demeuraient absolument muettes à cet endroit.

—Hé! hé! se demanda l'ex-avoué, est-ce qu'on ne se serait pas battu?... Impossible: le billet de mon Marignan est explicite à cet égard!... Seulement, la presse n'aura pu être renseignée en temps et lieu: il faudra attendre à demain pour avoir des nouvelles précises...

Ensuite, se frappant le front:

—Mais cette fortune en perspective m'enlève toutes mes facultés!... Marignan m'aura prévenu... Je trouverai, sans doute, de lui un bout de lettre à la maison.

Le bout de lettre n'y était point.

En revanche, l'ancien officier ministériel trouva une malle immense dans sa salle à manger.

—Les jeunes gens qui l'ont apportée, lui annonça sa bonne, ont dit qu'ils reviendraient dans la soirée pour terminer ce que vous savez... Farceurs, bavards et entreprenants donc!... Il y en a un qui a voulu m'embrasser... Même que, quand il a eu fini, je n'ai plus senti mon porte-monnaie dans ma poche...

—Eusébie, prononça Bouginier, je vous donne campo aujourd'hui; vous êtes libre de vaquer jusqu'à demain à vos occupations civiles et militaires.

—Monsieur est bien bon!... Il me comble!... Je profiterai du congé pour aller poser des ventouses à ma tante...

—Dans quelle arme sert-elle, madame votre tante? questionna l'autre paternellement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Rouquin, le Bijou-des-Dames et leurs épouses étaient, en compagnie de Bouginier, réunis autour de la malle, dont ce dernier examinait l'intérieur tapissé de papier gris de souris à fleurettes:

—Voilà qui est parfait, disait-il d'un ton de contentement narquois. C'est clair, propret, gai et gentil. Mon excellent associé sera là-dedans comme chez lui.

Puis, la mesurant du regard:

—Il me semble, cependant, que vous l'avez choisie un peu grande... Du diable s'il n'y aurait pas moyen d'y tenir deux en se serrant!... Mais comme, pour voyager, on adore ses aises...

Les deux jeunes coquins se poussèrent du coude en dissimulant un sourire que Bouginier ne remarqua point.

Ce dernier continua:

—Là, mes enfants, vous avez bien vos rôles présents à la mémoire. Cette chère demoiselle—il désignait Mélie—remplacera la bonne et ira ouvrir. Elle introduira le visiteur, en ayant soin de refermer toutes les portes derrière lui, et veillera à ce que personne ne vienne nous déranger du dehors...

Il s'adressa à la Poulaille:

—Vous, ma mie, vous vous chargerez de contenir la bichette, si, par hasard, il lui avait pris fantaisie de monter avec son tuteur. Ensuite vous laverez le parquet. J'ai préparé à la cuisine de l'eau, des éponges et des brosses.

Et aux deux gars:

—Quant à vous, je crois n'avoir rien à ajouter à ce dont nous sommes convenus. Vous avez chacun votre poste de combat. L'un, derrière ce rideau, avec le merlin...

—Le voici, fit le Bijou-des-Dames en tirant de dessous sa blouse un lourd marteau de tailleur de pierres. Mince qu'un seul coup suffira. C'est censément une cheminée qui vous dégringole sur la tête!...

—L'autre, dans ce cabinet, prêt à parachever la besogne...

—Soyez tranquille, patron, déclara le Rouquin, j'ai apporté mon tranchelard, et je défie qu'on en trouve un, aux abattoirs de la Villette, qui soit aussi leste que moi pour débiter la marchandise...

Dans le salon voisin, mesdemoiselles Bouginier écorchaient au piano Rosita, la valse de Julien.

Leur père heurta à la cloison:

—Holà! hé, là-bas, mes trésors!...

Junie demanda sans bouger:

—Qu'est-ce qu'il y a, papa?

Métella questionna pareillement:

—Est-ce que nous faisons trop de bruit?

—Au contraire, les bijoux, au contraire! repartit l'ex-officier ministériel. Tapez ferme, tapez sans cesse, tapez de toutes vos forces!... Surtout lorsque je frapperai, comme ceci, trois petits coups contre le mur... C'est de la dernière importance...

Les fillettes étaient habituées à obéir sans s'étonner, sans s'informer.

Leur père se sourit à lui-même:

—Comme c'est élevé!... Pas une observation!... De cette façon, que je sois pendu si l'on entend quoi que ce soit dans la maison!...

Il se frotta les mains;

—A merveille... Tout est pour le mieux... Nous n'avons plus qu'à patienter...

En ce moment, la sonnette retentit à la porte du palier...

Les deux bandits et leurs moitiés se regardaient avec anxiété...

Bouginier ne broncha point:

—Oh! oh! murmura-t-il, serait-ce déjà lui?

Il consulta sa montre:

—Huit heures à peine!... C'est un peu tôt!... Mais, ma foi!...

Son geste résolu compléta sa pensée.

Bijou-des-Dames, son marteau au poing, disparut derrière un rideau.

Le Rouquin se glissa, en retroussant ses manches, dans un cabinet où la Poulaille le suivit.

L'ancien avoué s'assit devant son bureau:

—Allez recevoir, commanda-t-il à la Mélie.

Celle-ci sortit.

Elle revint après une minute.

Le père de Junie et de Métella interrogea:

—Comment!... Seule!... Que signifie?...

—Monsieur, c'est une lettre...

—Une lettre?...

—Qu'un domestique en livrée vient de me remettre pour vous...

—C'est bien... Donnez, donnez vite!... De Marignan, sans doute...

Il s'était levé pour la prendre...

Mais, lorsqu'avec une curiosité fébrile il l'eut retirée de l'enveloppe et en eut parcouru le contenu, une exclamation d'épouvante s'échappa de ses lèvres blêmies; ses traits se décomposèrent affreusement; il chancela et retomba comme anéanti sur son siège.

Le message renfermait ceci:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Me Bouginier lut et relut plusieurs fois les lignes précédentes.

Puis il saisit sa tête à deux mains et se recueillit, se consulta, abasourdi, écrasé, à demi mort.

Puis encore, se secouant comme pour se réveiller d'un cauchemar:

—Quelle catastrophe! gémit-il. Un plan élaboré avec tant de génie! Toutes les précautions prises, la malle achetée, les instruments prêts à fonctionner. Il ne me manquait plus que notre homme...

Patatras!... Tout s'écroule!... Va te promener!...

A présent, à quelle résolution me vouer?...

Me rendrai-je à l'invitation de mon correspondant!

Hum! c'est qu'il ne m'est point prouvé qu'il ne m'attire pas au Tortoni de Pantin-la-Guenille pour faire de moi là-bas, cette nuit, ce que je m'étais promis de faire de lui, ici, ce soir!...

D'un autre côté, si je dois, en réalité, recevoir la visite de ces messieurs de la rue de Jérusalem, souvenons-nous de cette opinion émise par un garçon d'esprit:

«Si l'on m'accusait d'avoir mis dans ma poche les tours de Notre-Dame, je commencerais par placer la mer ou la frontière entre moi et mes accusateurs...»

Il est vrai que les tours de Notre-Dame n'ont rien à voir en tout ceci...

Mais il est constant qu'en fait de tours, j'en ai d'aucuns à me reprocher...

Donc, partons. Partons sur-le-champ. Partons sans hésitation, mais non pas sans viatique...

Où irai-je? La réflexion me guidera. L'essentiel est de me soustraire aux investigations de la justice...

Conservons-nous libre et dispos. Ne perdons pas de vue les millions dont il me faut ma large part. Sachons m'éclipser à propos pour reparaître en temps opportun...

Ces millions, mon associé les emportera—avec Florette—à l'étranger...

Je l'y suivrai,—oui, je l'y suivrai...

Car il m'appartiendra partout, puisque je possède son secret...

Allons! rien n'est désespéré. Je n'aurai pas, c'est vrai, la totalité du gâteau. Mais, en m'arrangeant adroitement, il peut encore m'en revenir de quoi satisfaire mon appétit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En se tenant à haute voix ces discours confus et désordonnés, l'ex-officier ministériel perdait absolument le sentiment de la situation.

Il oubliait sa maison, sa femme, ses enfants,—Junie et Métella, qui, dans la pièce contiguë, écorchaient Aurora, la valse de Labitzki, sur le piano.

Il oubliait les acolytes, les complices qui l'entouraient: Mélie, debout derrière lui, écoutant son monologue et ébahie de son agitation; Bijou-des-Dames derrière son rideau; le Rouquin et la Poulaille, dans le cabinet,—tous ouvriers sinistres, embauchés pour le crime, et qui épiaient l'instant de commencer leur besogne.

Il avait tiré d'un meuble une sacoche de voyage, avait ouvert le tiroir-caisse de son bureau et s'occupait à bourrer celle-là de louis et de billets de banque pris à poignées dans celui-ci.

Une voix railleuse demanda:

—Hé! bourgeois, est-ce qu'on déménage comme ça les uns sans les autres?

Les deux voyous étaient sortis de leur cachette.

L'ancien avoué leur tendit à chacun un rouleau de pièces de cinq francs:

—L'affaire est manquée, leur dit-il. En bonne conscience, je ne vous devrais rien. Mais enfin, acceptez cette somme à titre de dédommagement. Acceptez et décanillez. J'ai hâte d'en avoir fait autant.

Le Rouquin et Bijou-des-Dames empochèrent l'argent...

Mais ils n'eurent garde de bouger...

Ils échangèrent un regard avec leurs moitiés...

En une seconde et sans qu'un mot fût prononcé, tous quatre se furent mis d'accord...

Aussitôt la Mélie se glissa vers la cloison, contre laquelle elle frappa trois petits coups...

Bouginier, qui s'était penché sur son bureau, releva la tête avec étonnement...

Il vit la Poulaille qui achevait de donner un tour de clé à la porte qui ouvrait de la pièce dans le salon voisin,—enfermant dans ce dernier Junie et Métella sans défiance...

Il vit Bijou-des-Dames qui s'avançait sur lui, le terrible marteau levé...

Il vit le Rouquin qui lui coupait la retraite, un couteau de boucher au poing!...

Il vit,—il comprit,—il cria:

—A moi!... Au secours!... A l'assassin!...

Cet appel éperdu, désespéré, suprême, fut couvert par les tonnerres du piano déchaîné...

Fidèles à la recommandation paternelle, mesdemoiselles Bouginier attaquaient—à quatre mains—Indiana, la valse de Marcailhou...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le piano continuait à sévir.

Les valses succédaient aux valses.

Auprès du bureau, vide désormais de toutes espèces sonnantes, sur le parquet fraîchement lavé, la grosse malle se dressait,—fermée maintenant et ficelée de cordes solides,—et le Bijou-des-Dames, qui avait en bandoulière la sacoche de l'ex-officier ministériel, disait à son camarade, qui s'essuyait le front comme un homme qui vient de terminer une besogne pénible:

—Pas plus difficile que ça! Enlevez, c'est pesé! Ni vu, ni connu, je t'embrouille!... Il s'agit, maintenant, de descendre le baluchon... Mélie ira chercher une voiture, et embarque pour le chemin de fer! Le premier venu: le défunt ne tient pas plus, à cette heure, à se balader ici que là... A la gare, je prends un billet pour n'importe où; je fais enregistrer le colis comme mon bagage; je le laisse filer avec le train; il arrive à destination, et, comme personne ne le réclame, on l'emmagasine quelque part...

—Et alors?...

—Alors, avant qu'on ne découvre le pot-aux-roses, nous avons le temps de nous pousser de l'air, du col et de l'agrément: voilà!

Cette motion rallia l'approbation générale.

—Dépêchons, continua l'orateur. Le plancher brûle, je flaire en l'air une certaine odeur de roussins...

Il s'adressa à son complice:

—Charge-toi de l'objet avec ton épouse. La mienne éclairera la marche. Moi, je vais rendre la liberté aux deux jeunesses.

Il se dirigea vers le salon.

La Poulaille s'était baissée et avait saisi une des poignées de la malle:

—Cristi! s'exclama-t-elle, elle est joliment lourde!

Le Rouquin rectifia avec un gros rire:

—Hé! poupoule, tu veux dire: il est joliment lourd!

—Vous savez, ricana un organe goguenard, ne vous gênez pas, mes amours: si vous désirez qu'on vous aide?...

La Poulaille et son amant se redressèrent...

Le Bijou-des-Dames et son épouse se retournèrent...

Fil-en-Quatre était debout sur le seuil de la porte d'entrée...

A son aspect, les deux coquins et les deux coquines, effarés, se groupèrent dans une attitude de défense...

L'inspecteur sourit.

—Pas de révolte, hein, mes trognons? Rendez-vous. Nous sommes en force.

Il démasqua une douzaine d'agents qui se précipitèrent dans la chambre.

—Le cabriolet à ces messieurs et à ces dames, poursuivit le policier.

Son œil perçant cherchait quelqu'un.

—Ah ça! murmura-t-il, je n'aperçois pas ce finaud de Bouginier!... Où peut-il bien être passé?... Fouillez tout le bazar, camarades!...

Puis, son regard tombant sur la malle:

—Bon! je comprends, à présent... Pas besoin qu'on se dérange... Le drôle aura été mis dedans comme il voulait y mettre l'autre.

Puis encore d'un ton de commandement:

—Toute cette intéressante société au Dépôt! Un homme auprès de ce cercueil! Que personne n'en approche jusqu'à l'arrivée du parquet, que je m'en vais faire prévenir.

XXVIII

COMMENCEMENT DE LA FIN

En quittant le Tortoni de Pantin-la-Guenille, le faux Samuel avait retrouvé son coupé à l'endroit où il l'avait laissé et avait donné l'ordre à Jim de retourner sur-le-champ à l'hôtel.

En rentrant chez lui, le gentleman s'était informé de sa nièce.

Il lui avait été répondu que, revenue des courses, miss Eva s'était retirée dans son appartement en recommandant que personne ne vînt l'y déranger avant le lendemain matin.

—C'est cela, avait pensé Richard, elle est agitée, elle souffre; elle a besoin d'être seule, afin de cacher à tous les yeux les dernières convulsions d'une tendresse qui se débat contre la fierté blessée, contre l'affront reçu, contre la colère et la haine envahissantes. Assurément, ce qui a dû se passer aux courses aura porté le coup suprême à cette tendresse. Le départ, le voyage, l'absence feront le reste...


Le lendemain, à la première heure, il avait quitté Murphy-House pour vaquer, dans Paris, à différentes démarches, dont la moins importante n'était pas de réaliser à la Banque et chez nos principaux financiers les magnifiques résultats de la liquidation de la fortune des frères Williams et Samuel.

Tout lui avait réussi à merveille.

Par contre, une nouvelle renversante lui était réservée au retour:

Miss Eva avait disparu!

Dans la matinée, mistress Simpson avait crié, par une fenêtre, aux domestiques étonnés, qu'elle était enfermée dans le cabinet de toilette de sa jeune maîtresse et que l'on prévînt sir Samuel que celle-ci s'était échappée de l'hôtel, la veille au soir.

On attendait les ordres de «mylord» pour rendre la liberté à la duègne, en faisant ouvrir par un serrurier l'appartement de notre héroïne.

—Qu'on enfonce les portes! avait commandé l'ami Dick, au paroxysme de la surprise et de la fureur.

On avait obéi.

L'Anglaise, délivrée, avait expliqué—en ayant soin, toutefois, d'omettre certains détails la caractérisant—ce qui avait eu lieu entre elle et la mignonne.

Comme elle achevait son récit, le valet de chambre Thompson avait remis une carte au pseudo-Yankee.

—Cette personne, avait-il dit, insiste pour parler sur-le-champ à Son Honneur.

Le gentleman avait jeté les yeux sur la carte.

Puis, bondissant sous l'éperon d'une stupéfaction nouvelle:

—Roger de Saint-Pons!... Lui vivant!... Sur mon âme, est-ce que je rêve?...


C'était le jeune homme, en effet.


On l'avait introduit dans un salon du rez-de-chaussée, où Richard descendit le rejoindre.

Il y eut un salut échangé, semblable à celui de deux adversaires sur le terrain.

Ensuite le fils du marquis parla vivement, comme si sa parole eût arrêté un geste de violence:

—Monsieur, commença-t-il d'un ton où vibrait malgré lui le courroux contenu, monsieur, si je n'écoutais que ce que j'ai souffert par vous, j'aurais un compte sévère à vous demander du piège tendu à deux enfants dont le seul crime était de s'aimer...

Mais vous êtes le tuteur, l'unique parent de celle dont j'ai juré de faire ma femme...

Ce titre, qui vous crée sur elle des droits que je ne saurais contester, en même temps qu'il vous impose des devoirs que vous eussiez dû mieux remplir—ce titre m'oblige à une réserve dont je m'efforcerai de ne point me départir...

Je ne chercherai donc pas à découvrir dans quel but vous et votre complice—et celui-là, ce Bouginier, n'est pas, Dieu merci! couvert par les mêmes immunités que vous—vous aviez imaginé...

—Pardon! interrompit nettement le faux Américain; puisque vous savez tout, il me semble inutile de revenir sur le passé. Causons du présent, n'est-ce pas? Et, avant que je vous demande, à mon tour, où vous avez dessein d'en venir, permettez-moi de vous féliciter...

—Me féliciter?...

La voix du gentleman devint mordante:

—Eh! oui: de l'heureuse issue de la rencontre de ce matin...

—Je comprends tout votre étonnement, répliqua le jeune homme avec la même ironie; vous ne vous attendiez pas à me revoir...

—C'est-à-dire que je ne l'espérais plus...

—Eh bien, il faut en prendre votre parti, cette rencontre n'a pas eu lieu...

—Vraiment?... C'est donc la mode, en France, que ces querelles publiques finissent par des excuses?... Je croyais, cependant, votre adversaire décidé à n'en accepter d'aucune sorte...

M. de Saint-Pons demeura calme:

—Mon adversaire, répondit-il, n'a plus rien à démêler avec ce qui est de mode ici-bas...

—Comment?...

—Mon adversaire est mort.

—Mort!...

—Puni par celle qu'il vous avait aidé à tromper. Cette fois, malgré toute la puissance qu'il avait sur lui-même, l'ami Dick ne put retenir ce cri, qui jaillit, vibrant et strident, de ses lèvres:

—Ma nièce!... Eva!... Elle a frappé cet homme!...

—Dans un combat consenti librement par le misérable, et dont la loyauté, certifiée par quatre témoins, ne saurait être mise en doute...

Et, rapidement, éloquemment, exaltant avec émotion, avec enthousiasme, cette héroïque résolution, ce mâle courage de la jeune fille, qui n'avait pas hésité à exposer sa vie pour sauver celle de l'homme aimé, Roger avait raconté à son interlocuteur, précipité de choc en choc et d'effarement en effarement, Roger avait raconté, disons-nous, tout ce qu'il avait appris des événements de la veille par le fidèle Népomucène Briquet: la provocation sanglante jetée à la face du spadassin; les différentes phases de ce duel nocturne, romanesque, incroyable; le coup qui l'avait terminé, et l'agonie de Marignan, qui ne voulant pas mourir sans vengeance, avait dévoilé les intérêts criminels qui l'unissaient à Bouginier...

L'autre l'écoutait en s'ingéniant à dominer les sentiments de stupeur, de rage et de désespoir insensés que ce récit soulevait en lui...

Quand le narrateur s'arrêta, il y eut un instant de silence...

Le faux Samuel étouffait...

Il alla à une fenêtre, l'ouvrit, exposa son front brûlant à la fraîcheur du dehors et respira avec bruit une ou deux bouffées d'air...

Ensuite, revenant à Roger:

—Après cette belle équipée, reprit-il avec amertume, c'est probablement chez vous, monsieur, que s'est réfugiée votre maîtresse.

—Vous nous calomniez tous deux, repartit vivement le jeune homme. En quittant Suresnes, miss Eva s'est fait conduire à la maison des Dames-de-Sainte-Marie-des-Anges, rue des Missions, où elle a trouvé un asile et d'où elle ne sortira qu'avec le nom et le titre de marquise de Saint-Pons.

Il ajouta en se levant:

—Maintenant, il me reste à savoir comment je dois prendre congé de vous. Cette démarche n'avait qu'un but: solliciter un consentement que la loi me contraint à vous demander... Donc, voulez-vous que votre pupille soit ma femme?... Si vous accueillez ma requête, nous nous efforcerons d'oublier le passé et de ne voir en vous qu'un parent, sinon un ami... Dans le cas contraire...

Un regard, un geste menaçants complétèrent sa pensée. Le gentleman ne sourcilla point. Il était redevenu correct, froid, un peu hautain:

—Avez-vous réfléchi, répliqua-t-il, que vous n'avez pas qualité pour m'interroger? C'est à votre père qu'il appartient de m'adresser une pareille demande. Que M. de Saint-Pons me fasse l'honneur de se présenter ici; qu'il me répète ce que je viens d'entendre de vous; c'est à lui que je me réserve de répondre catégoriquement.

—Soit, vous recevrez demain la visite du marquis.

—Je l'attendrai quand il lui plaira de me la rendre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Roger eut disparu après un: «Au revoir!» plein de sous-entendus énergiques:

—Oh! oh! gronda Richard Vautier, il ne craint point de m'indiquer la retraite de celle que nous nous disputons, qu'il prétend m'arracher, et qu'il salue déjà, dans sa folle présomption, du titre et du nom de marquise de Saint-Pons,—titre maudit, nom abhorré, qu'elle ne portera jamais, moi vivant!... Et, avec cela, il me laisse vingt-quatre heures devant moi!... C'est plus qu'il ne me faut pour réussir!...

XXIX

DÉNOUEMENT

Le couvent des Dames-de-Sainte-Marie-des-Anges était, on s'en souvient, celui où la Filleule de Lagardère avait passé près d'une année sous l'aile quasi-maternelle de mademoiselle Eliane de Jouy,—en religion, sœur Annonciade,—aux soins de laquelle Jacques Perrin l'avait confiée après l'affaire du pavillon de la Faisanderie.

C'est là que notre héroïne avait songé à se retirer quand, après le combat de Suresnes, elle s'était révoltée à l'idée de retourner à l'hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne et de se replacer dans la dépendance de l'homme dont les machinations—encore incompréhensibles pour elle—avaient si cruellement brisé son cœur, bouleversé sa vie et troublé ses chastes amours.

C'est là que nous conduirons le lecteur pour assister aux scènes finales de ce récit.

Il était neuf heures du soir.

Dans une salle dont les murailles n'avaient d'autre décoration que quelques tableaux de piété et qu'une vierge de stuc aux pieds de laquelle brûlait une lampe, formant pendant, sur un panneau, à un christ aux membres d'ivoire et à la croix d'ébène, trois personnes étaient réunies,—l'une parlant avec chaleur et les deux autres l'écoutant avec une silencieuse attention.

Ces trois personnes étaient Florette, Eliane, sa chère et douce protectrice, et la mère Marthe-du-Rosaire, supérieure de la communauté.

C'était la jeune fille qui parlait.

Lorsque la nuit précédente, abattue, écrasée, anéantie par l'incroyable dépense d'énergie à laquelle il lui avait fallu se livrer pour jouer son rôlede deus ex machinâ dans les violentes péripéties de la veille, lorsque, disons-nous, elle était venue frapper à la porte de la maison hospitalière, cette porte s'était ouverte devant elle sans aucune question des dignes sœurs, qui l'avaient reçue comme une brebis rentrant au bercail après l'orage.

Toute la journée, la torpeur de la réaction, traversée çà et là de crises nerveuses, l'avait retenue sur son lit,—le petit lit dont les rideaux blancs avaient enveloppé le tranquille sommeil de la pensionnaire d'autrefois.

Maintenant, plus calme et plus forte, elle se confessait tout entière.

Elle expliquait ce qu'elle fuyait, ce qu'elle cherchait en se réfugiant dans le pieux asile.

Elle affirmait son immuable volonté de n'en sortir que pour devenir la femme de Roger de Saint-Pons, et, si elle ne pouvait appartenir à celui-ci, de n'être désormais qu'au Seigneur.

Le front baissé sous leur coiffe aux larges ailes, et les mains ensevelies dans les manches de leur robe de laine blanche, impassibles en apparence, mais profondément remuées à l'intérieur par l'émouvante et étrange histoire, ses deux auditrices ressemblaient à deux statues du Recueillement et du Mutisme.

Tout à coup, des bruits singuliers interrompirent la mignonne.

On s'agitait au dehors, on discutait avec éclat, des portes s'ouvraient brusquement, des pas pressés retentissaient...

Les deux religieuses se regardèrent avec étonnement.

—Que se passe-t-il donc? demanda la supérieure. Veuillez voir, sœur Annonciade...

En ce moment la sœur tourière se précipita dans la salle:

—Ah! ma mère, s'écria-t-elle, tout éperdue, ce sont des gens de justice, des gens de police!... Ils me suivent!... Tenez, les voici!...

Derrière elle apparaissait, en effet, Richard Vautier, accompagné de l'Ecureuil et du Rempailleur.

Ceux-ci, décemment vêtus, ne représentaient point mal les «gens de police» annoncés, et leur physionomie farouche était assez celle de l'emploi dont leur compagnon les avait affublés pour les besoins de sa cause.

La mère Marthe-du-Rosaire s'était levée:

—Qui êtes-vous, monsieur? questionna-t-elle. Que réclamez-vous? Et qui vous a donné le droit de violer un domicile que la loi protège comme celui de tous les autres citoyens?

—Cette loi même que vous invoquez, répondit le faux Yankee en s'inclinant légèrement. Mon droit est écrit dans le Code, et la présence de ces messieurs,—il désignait ses deux acolytes,—que les magistrats ont délégués pour m'assister, vous prouve que ma visite, qui a pu vous surprendre, n'a rien qui doive vous effrayer. Quant à mon nom...

Il montra du doigt la Filleule de Lagardère, qui, droite, les traits convulsés, le considérait avec une épouvante, avec une horreur suprêmes:

—Interrogez mademoiselle. Elle vous le dira, si son trouble ne vous l'a déjà appris. Je suis Samuel Murphy, frère de James-Williams Murphy, son père, que je représente ici en vertu de volontés attestées par les papiers que voici. Je suis son oncle, son tuteur, son unique parent en ce monde, et, armé de l'autorité que tous ces titres me confèrent, je viens vous inviter à la rendre à mon affection, à mes soins...

Notre héroïne protesta par un geste frémissant et indigné.

L'ami Dick continua, toujours en s'adressant à la supérieure:

—Qu'égarée par une passion folle, cette enfant méconnaisse ce que j'ai fait, ce que je suis prêt encore à faire pour elle, c'est une erreur qui cédera devant le temps et la réflexion...

J'ai trop confiance en la droiture de son esprit et en la loyauté de son cœur pour penser que cette révolte passagère aille jusqu'à l'ingratitude...

Qu'elle revienne donc auprès de moi: à ce prix, j'oublierai, je pardonnerai une aventure dans laquelle la justice aurait peut-être quelque chose à reprendre...

Eh mon Dieu! si ma pupille croit avoir à se plaindre de ma conduite et de mes actes, qu'elle invoque l'appui, l'intervention des tribunaux: ils décideront entre nous...

En attendant, je prétends qu'elle me suive sur-le-champ...

—Vous suivre! s'écria mademoiselle Fine-Lame avec l'accent d'une détermination insurmontable, ne l'espérez pas!... Non!... Jamais!...

—Il le faut, cependant. Cela sera. Je l'exige...

Puis, insistant près de la supérieure:

—Je désire, avant tout, éviter le scandale... Mais rien ne me coûtera pour assurer l'exercice de mon droit... Et, dussé-je recourir à la force publique...

De son côté, avec des gémissements et des larmes:

—Ma mère, ah! ma mère, suppliait Florette, entendez-vous? On veut m'arracher de cet asile! Défendez-moi, protégez-moi, sauvez-moi!

La religieuse courba la tête:

—Hélas! ma fille, je ne le puis. La loi est une pour tous. Soumettez-vous comme je me soumets...

La Filleule de Lagardère se tordait les mains:

—Mais cet homme m'a attirée dans un piège infâme!... C'est un bourreau!... Il me tuera comme il a essayé de tuer Roger!...

La mère Marthe-du-Rosaire se raidit contre l'émotion qui la suffoquait:

—Ma fille, prononça-t-elle, je n'ai pas qualité pour apprécier vos griefs, et le Sauveur a dit: «Rendez à César ce qui appartient à César...»

Ensuite, se tournant vers le pseudo-Samuel:

—Ayez pitié de cette douleur... Permettez à cette éplorée de rester quelques jours parmi nous... Je vous la ramènerai moi-même...

Le gentleman secoua la tête:

—Je regrette d'être obligé de décliner cette prière. Mais mes minutes sont comptées. Allons, finissons-en, de grâce!

Puis, interpellant ses compagnons:

—Messieurs, commanda-t-il, faites votre devoir!

Les deux prétendus agents s'ébranlèrent.

—Arrêtez! ordonna à son tour une voix grave.

Depuis le commencement de cette scène, sœur Annonciade—ou Eliane de Jouy—n'avait pas donné signe de vie.

En entendant annoncer la police, elle avait reculé dans un coin baigné d'ombre.

Richard Vautier était entré.

Elle l'avait regardé machinalement.

Alors il lui avait semblé que le sol se mouvait sous ses pieds; elle s'était sentie chanceler; sans le mur qui se dressait derrière elle, elle fût tombée à la renverse...

Et elle était restée clouée contre ce mur comme par un enfoncement de lame en plein cœur,—sans mouvement, presque sans pensée,—étourdie, foudroyée,—les paupières relevées, la prunelle agrandie, le regard ne quittant le nouveau venu que pour aller implorer le crucifix d'ivoire et pour lui demander, en quelque sorte, s'il est permis aux morts de sortir du tombeau...

D'abord, elle avait entendu, sans comprendre, tout ce qui se passait autour d'elle...

Ensuite elle avait compris...

Un frisson de colère avait couru le long de son corps inerte...

C'était en ce moment que sa voix s'était élevée, courroucée et impérieuse...

Au son de cette voix, l'ami Dick fut secoué comme par une commotion électrique:

—Qui a parlé? questionna-t-il.

La voix continua:

—Ma mère, ne croyez pas cet homme. Il vous trompe comme il m'a trompée. Cet homme n'est pas un étranger; il n'a aucun droit sur cette malheureuse enfant; il ne s'appelle pas Sam Murphy...

—Qu'est-ce à dire? balbutia celui-ci non moins épouvanté par le timbre de cette voix que par les accusations qu'elle formulait. Encore une fois, qui a parlé?

La voix reprit plus claire, plus âpre, plus menaçante:

—Cet homme a été flétri par la justice. Il a les mains tachées du sang de tous les crimes. Il est encore sous le poids d'une condamnation capitale...

Quelque chose comme l'éblouissement d'un Mané Thécel Pharès enveloppa le faux Yankee:

—Mensonge! grinça-t-il entre ses dents qui craquaient. Je suis Samuel Murphy, le riche Américain! Que ceux-là, qui prétendent le contraire, se montrent!...

Sœur Annonciade se détacha de la muraille avec la blancheur de laquelle se confondait celle de sa robe...

Elle s'approcha lentement...

Et quand elle fut en pleine lumière:

—Horace de Villiers, me reconnaissez-vous?

L'autre rejeta violemment le buste en arrière:

—Eliane!

Elle marcha sur lui comme un automate, comme un spectre, comme une sorte de cadavre galvanisé par la volonté:

—Oui, Eliane!... La jeune fille dont vous avez payé le déshonneur par le parjure et la trahison!... La femme que vous avez tenté d'ensevelir vivante dans une tombe fermée par l'incendie!... La mère dont vous avez tué le fils,—le vôtre[*]

[*] Voir Patte-de-Fer ou le Secret du puits de Chatillon.

A mesure qu'elle s'avançait, il reculait,—stupéfié, terrifié, livide,—devant cette pâle apparition, comme la bête féroce devant le dompteur.

La religieuse étendit le bras:

—Sortez! enjoignit-elle avec une méprisante majesté.

Le bandit démasqué fit un mouvement comme pour se précipiter sur elle, tête baissée.

Puis, tout à coup:

—Bah! ricana-t-il, le milliard me reste!

Il se retourna vers la porte...

Mais cette exclamation de triomphe se changea en un cri de rage...

La porte venait de s'ouvrir...

Et sur le seuil avaient surgi, le revolver au poing, Jacques Perrin et Fil-en-Quatre, derrière lesquels se massait tout un bataillon d'agents.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous avons laissé le détective au fond de la cave du Tortoni de Pantin-la-Guenille.

Cette cave, le brave garçon en connaissait tous les détours, ayant eu plus d'une fois l'occasion de l'explorer en y opérant, dans les temps, de fréquentes descentes, à la tête de sa brigade, pour rechercher les malfaiteurs qui avaient coutume de s'y terrer.

Il savait, entre autres détails, qu'il existait dans ces substructions une issue communiquant avec la campagne.

Cette issue, il s'agissait de la retrouver.

Ce n'était rien moins pour lui qu'une question de vie ou de mort.

Une fois la Femme-Canon et ses acolytes persuadés qu'il s'était cassé quelque membre en tombant ou qu'il cuvait son vin, affalé sur le sol, notre faux ivrogne, qui s'était adroitement arrangé pour ne se faire aucun mal dans sa chute, avait commencé ses recherches,—et celles-ci n'avaient pas tardé à être couronnées de succès.

A l'extrémité du caveau, dissimulé derrière une pile de tonneaux vides, un soupirail, assez large pour qu'un homme de taille ordinaire y pût passer en se coulant, aboutissait à l'extérieur.

Cinq minutes après cette découverte, Jacques Perrin prenait pied dans la plaine Saint-Ouen.

Une heure plus tard, il effectuait son entrée dans le cabinet du chef de la sûreté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'ex-brigadier alla droit à l'ancien secrétaire du milliardaire américain:

—J'arrivais derrière cette porte, lui dit-il, quand la voix de la vérité et du passé a parlé...

J'ai entendu. Vous êtes Horace de Villiers. Moi aussi, je vous reconnais à présent,—et plût à Dieu que j'eusse écouté plus tôt ce je ne sais quoi qui me poussait à lire votre nom dans vos yeux!...

Je vous eusse épargné de nouvelles infamies...

Car ce n'est pas seulement le condamné contumace pour les crimes de la Varenne, de Nanterre et de Châtillon[**] que j'arrête en ce moment: c'est l'auteur présumé du crime de la place de l'Europe; c'est le bandit que tout désigne maintenant comme l'assassin du véritable Samuel Murphy; c'est le misérable qui a fatigué la patience céleste, que la justice humaine réclame et qui désormais, quoi qu'il fasse, n'échappera pas à l'échafaud!...

[**] Voir Patte-de-Fer, deuxième partie.

—As pas peur, monsieur Jacques! ajouta Fil-en-Quatre. Je tiens l'oiseau au bout de mon revolver. S'il tente de s'envoler, tant pis! je lui inculque du plomb dans l'aile.

L'inspecteur était venu rejoindre son «supérieur» après avoir emballé les acteurs du drame de la rue du Pélican.

Il salua ironiquement l'Ecureuil et le Rempailleur tout penauds.

—Enchanté de posséder des collègues d'un gabarit aussi distingué. Ah! mes gaillards, vous avez fait ceux qui étaient de la boutique! Eh bien, vous allez tâter ce qu'il en coûte pour couler dans la peau d'honnêtes gens comme nous de fichus rascals comme vous!...


—Jacques, mon ami!...

—Jacques, mon frère!...


Ces deux cris sortirent en même temps des lèvres d'Eliane et de Florette.

Jacques se rapprocha d'elles.

—Ne craignez plus rien, me voici!

Et comme, réunis, ils formaient un groupe, une flamme d'une méchanceté tragique alluma les prunelles de l'assassin du Yankee:

—Ah! murmura-t-il, on ne me guillotinera pas deux fois, et, puisqu'elle ne peut être à moi, elle ne sera pas à un autre!...

Sa main se plongea vivement sous le revers de son habit et reparut armée d'un poignard...

Il prit son élan, et, sauvage, ivre, fou, il se rua sur la Filleule de Lagardère...

Jacques s'était jeté devant elle...

Le bras levé du bandit s'abaissa...

Et la lame de l'arme s'enfonça tout entière dans la poitrine du brave garçon...

Il tomba,—foudroyé!...

Au bruit de sa chute un coup de feu répondit...

L'ami Dick roula, lui aussi, sur le plancher.

Une balle du revolver de Fil-en-Quatre lui avait fracassé le crâne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un an plus tard, le jour des Morts, le jeune marquis et la jeune marquise de Saint-Pons,—Roger et la Filleule de Lagardère,—descendaient de voiture à la porte du cimetière Montmartre.

Chacun d'eux portait une couronne.

L'une était destinée à la tombe de sœur Annonciade, qui avait succombé, trois mois auparavant, à une maladie de cœur; l'autre, à la modeste pierre qui recouvrait Jacques Perrin, dit Patte-de-Fer.

Sur cette dernière, il y en avait déjà plusieurs déposées, la veille, par Fil-en-Quatre et par ses camarades de «l'administration.»

Ceux-ci avaient été, en effet, obligés d'avancer d'une journée leur visite à l'ancien ami, étant de service, le matin, sur la place de la Roquette où l'on avait exécuté deux garnements intitulés le Bijou-des-Dames et le Rouquin.


FIN


TABLE
 
TROISIÈME PARTIE
 
LES GALANTS DE MADEMOISELLE FINE-LAME
 
XIV.Rencontre en forêt 1
XV.Faust et Marguerite11
XVI.Séparation22
 
———
 
QUATRIÈME PARTIE
 
LA RÉSURRECTION DE PATTE-DE-FER
 
I.Changement de décor39
II.Rosine et Bartholo48
III.A bon demandeur, bon refuseur56
IV.Lettres anonymes70
V.Le drame de la jalousie81
VI.Le pavillon d'Armenonville92
VII.Dans les massifs108
VIII.Coup double116
IX.Ce qu'était devenu Jacques Perrin124
X.Réapparition de Fil-en-Quatre136
XI.Murphy-House145
XII.Vie parisienne155
XIII.Entre associés161
XIII.Premier jalon177
XIV.Boulevard Haussmann191
XV.Valet de cœur206
XVI.Mademoiselle Juliette213
XVII.L'expédition de Fil-en-Quatre218
XVIII.Reconnaissance inattendue229
XIX.A Longchamps242
XX.Provocation256
XXI.Où l'on retrouve Népomucène263
XXII.La chasse à l'homme274
XXIII.Le Tortoni de Pantin-la-Guenille284
XXIV.Les volontés de mademoiselle Fine-Lame   302
XXV.La provocation318
XXVI.Le combat330
XXVII.Rue du Pélican335
XXVIII.Commencement de la fin350
XXIX.Dénouement358
 
FIN DE LA TABLE


Imprimerie générale de Châtillon-sur-Seine.—A. PICHAT.


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