La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 2/3): traduit de l'anglais sur la seconde édition
The Project Gutenberg eBook of La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 2/3)
Title: La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 2/3)
Author: Ann Ward Radcliffe
Translator: François Soulés
Release date: August 22, 2018 [eBook #57746]
Most recently updated: January 24, 2021
Language: French
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ŒUVRES
D’ANNE RADCLIFFE.
TOME II.
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Poitiers.—Imp. de F.-A. Saurin.
\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/LA FORÊT,
OU
L’ABBAYE DE SAINT-CLAIR,Par Anne Radcliffe.
TRADUIT DE L’ANGLAIS SUR LA SECONDE EDITION.
TOME DEUXIÈME.
PARIS,
LECOINTE ET POUGIN, LIBRAIRES,
QUAI DES AUGUSTINS, Nº 49.
——
1831.
LA
| CHAPITRE PREMIER., II., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX. |
CHAPITRE PREMIER.
Lorsque Adeline parut au déjeuner, son air d’accablement et de langueur frappa madame La Motte, qui lui demanda si elle était incommodée. Adeline s’efforça de sourire, dit qu’elle n’avait pas bien passé la nuit, parce qu’elle avait fait des rêves très-effrayans. Elle était sur le point de les décrire, mais un mouvement involontaire l’en empêcha. En même temps La Motte tourna tellement ces craintes en ridicule, qu’elle fut presque honteuse d’en avoir parlé, et s’efforça de chasser le souvenir de ce qui les avait causées.
Après le déjeuner, elle tâcha de distraire ses idées en conversant avec madame La Motte; mais elles étaient entièrement occupées par les incidens des deux derniers jours, par ses songes et par ses conjectures sur les choses que Théodore devait lui communiquer. Ils avaient passé quelques momens dans cet état, lorsqu’on entendit des voix s’élever du côté de la grande porte de l’abbaye. Adeline, s’approchant de la fenêtre, vit le marquis et sa suite sur l’esplanade. Le portail de l’abbaye dérobait à ses regards plusieurs gens, parmi lesquels pouvait se trouver Théodore. Elle continuait de le chercher des yeux, lorsque le marquis entra dans la salle avec La Motte et quelques autres personnes; bientôt après madame La Motte vint le recevoir, et Adeline se retira dans son appartement.
La Motte ne tarda pas à lui envoyer dire de venir où l’on se rassemblait; elle espérait en vain d’y trouver Théodore. Le marquis se leva dès qu’elle parut; il lui fit quelques complimens généraux; après quoi la conversation prit une tournure très-animée. Adeline, ne pouvant contrefaire la gaîté au milieu des inquiétudes et de la consternation où son cœur était plongé, y prit bien peu de part. Le nom de Théodore n’y fut pas prononcé une seule fois. Elle eût bien demandé de ses nouvelles, si elle avait pu le faire avec convenance; mais elle fut forcée de se borner à espérer d’abord qu’il viendrait pour dîner, ensuite qu’il paraîtrait avant le départ du marquis.
C’est ainsi que la journée se passa en attentes et en espérances trompées. Le soir approchait, et elle était condamnée à demeurer en présence du marquis, et à paraître écouter une conversation qu’elle entendait à peine, tandis qu’elle manquait peut-être l’occasion qui devait décider de son sort. Elle fut tout-à-coup tirée de cet état déchirant, pour être jetée dans un autre plus cruel encore s’il était possible.
Le marquis s’informa de Louis, et, ayant appris son départ, il dit que Théodore Peyron était parti le matin pour joindre son régiment dans une province éloignée. Il regretta beaucoup la perte que lui faisait éprouver son absence, et donna des louanges très-flatteuses à ses talens. Cette nouvelle fut pour Adeline une atteinte à laquelle succombèrent ses esprits long-temps agités: ses joues pâlirent; elle fut saisie d’une faiblesse soudaine dont elle ne revint qu’avec la certitude d’avoir trahi son émotion, et avec la crainte de retomber dans une seconde défaillance.
Elle passa dans sa chambre: là, se croyant encore seule, son cœur oppressé trouva du soulagement dans les pleurs qu’elle répandit sans contrainte. Les idées se pressaient tellement dans son âme, qu’il se passa bien du temps avant qu’elle y mît assez d’ordre pour produire quelque chose qui approchât du raisonnement. Elle tâcha de s’expliquer la cause du prompt départ de Théodore. «Est-il possible, dit-elle, qu’il s’intéresse à mon sort et qu’il me laisse pleinement exposée à un danger qu’il a prévu lui-même; ou me faut-il croire qu’il s’est amusé de ma simplicité par un frivole caprice, et pour m’abandonner ensuite aux étonnantes appréhensions qu’il m’a inspirées? C’est impossible! une figure si noble, des manières si aimables, ne peuvent jamais cacher un cœur capable de former un projet aussi bas. Non!... quelque chose qui m’arrive, je ne renoncerai pas à la satisfaction de le croire digne de mon estime.»
Elle fut tirée de cette rêverie par un coup de tonnerre éloigné, et s’aperçut alors que l’obscurité du soir était épaissie par l’approche de l’orage. Il s’avançait en grondant, et bientôt les éclairs semblèrent embraser la chambre. Adeline était au-dessus du sentiment d’une crainte vulgaire. Cependant elle éprouvait de la peine à se trouver seule, et, se flattant que le marquis aurait quitté l’abbaye, elle descendit dans le salon: mais l’aspect menaçant des nuages l’avait retenu; et, la tempête du soir arrivée, il se félicita de ne s’être pas éloigné. L’orage continua, et la nuit survint. La Motte pressa son hôte d’accepter un lit à l’abbaye: il y consentit enfin; circonstance qui jeta madame La Motte dans quelque embarras relativement aux aisances qu’il fallut lui procurer. Après y avoir songé, elle arrangea la chose à sa propre satisfaction, en cédant son appartement au marquis, et celui de Louis à deux des principales personnes de sa suite. Il fut en outre convenu qu’Adeline donnerait sa chambre à M. et à madame La Motte, et se retirerait dans une chambre intérieure, où l’on plaça pour elle un petit lit qu’Annette occupait ordinairement.
Pendant le souper, le marquis fut moins gai que de coutume; il adressait souvent la parole à Adeline; ses regards et ses manières semblaient exprimer le tendre intérêt que lui avait inspiré son indisposition, car elle avait toujours l’air pâle et languissant. Adeline, à son ordinaire, fit un effort pour oublier ses inquiétudes, et pour paraître contente; mais le voile d’une gaîté d’emprunt était trop léger pour cacher les traits de la douleur, et ses faibles sourires ne faisaient que donner une teinte de douceur à sa tristesse. Le marquis s’entretint avec elle sur divers sujets, et développa des connaissances choisies. Les remarques d’Adeline, qu’elle n’exprimait que lorsqu’elle en était pressée, et avec une modeste répugnance, semblaient exciter en lui une admiration qu’il trahissait souvent par des termes qui lui échappaient comme par inadvertance.
Adeline se retira de bonne heure dans sa chambre, qui tenait d’un côté à celle de madame La Motte, et de l’autre au cabinet dont on a déjà parlé. Elle était spacieuse et élevée, et le peu de meubles qui s’y trouvaient était en mauvais état. Peut-être aussi que la situation actuelle de son âme contribuait à donner à l’appartement cet air de mélancolie qu’elle semblait y voir régner. Elle n’était pas disposée à se coucher, de peur de retomber dans les songes qui l’avaient poursuivie dernièrement, et elle résolut de rester assise jusqu’à ce qu’elle se trouvât accablée par le sommeil, et qu’elle pût compter sur un profond repos. Elle posa sa lumière sur une petite table, prit un livre, et prolongea sa lecture pendant près d’une heure. Alors son âme refusa de se distraire plus long-temps de ses propres chagrins, et elle demeura quelque temps appuyée sur son bras dans une attitude pensive.
Le vent était fort: lorsqu’il sifflait à travers l’appartement solitaire et qu’il ébranlait les faibles portes, souvent elle tressaillait; quelquefois même elle croyait entendre des soupirs dans l’intervalle des bouffées; mais elle repoussait les illusions que la nuit et sa triste imagination conspiraient à enfanter. Comme elle rêvait, les yeux fixés sur le mur opposé, elle s’aperçut que la tapisserie, dont la chambre était tendue, flottait en arrière et en avant. Elle la regarda pendant quelques minutes, et puis elle se leva pour l’examiner de plus près: c’est le vent qui la faisait mouvoir. Elle rougit de la crainte passagère qu’elle en avait conçue. Mais elle observa que la tapisserie était plus fortement agitée dans certain endroit qu’ailleurs, et qu’il sortait de là un bruit qui semblait quelque chose de plus que le souffle du vent. Le vieux bois de lit que La Motte avait trouvé dans cet appartement avait été enlevé pour meubler Adeline; et c’est de derrière l’endroit d’où il avait été enlevé que le vent semblait sortir avec une force singulière. La curiosité lui fit poursuivre son examen. Elle tâtonna sur la tapisserie, et sentant le mur céder sous sa main, elle leva la tenture, et découvrit une petite porte dont les ferrures ébranlées laissaient pénétrer le vent, et occasionnaient le bruit qu’elle avait entendu.
La porte n’était retenue que par un verrou: elle le tire, et, prenant la lumière, elle descend par quelques marches dans une autre chambre. Aussitôt elle se rappelle ses songes. Cette chambre ne ressemblait pas beaucoup à celle où elle avait vu le chevalier mourant, et ensuite la bière; mais elle lui donnait un souvenir confus d’une autre pièce qu’elle avait traversée. En élevant la lumière pour la mieux examiner, elle fut convaincue, par sa structure, qu’elle faisait partie de l’ancienne fondation. Une fenêtre délabrée, placée bien au-dessus du plancher, semblait la seule ouverture qui dût admettre la clarté. Elle remarqua une porte au côté opposé de l’appartement; et, après avoir hésité quelques momens, elle reprit courage et résolut de poursuivre sa recherche. «Il semble, dit-elle, qu’il y ait dans ces chambres un mystère que je suis peut-être destinée à pénétrer: je verrai du moins où conduit cette porte.» Elle s’avança, et, l’ayant ouverte, traversa d’un pas chancelant une longue suite d’appartemens qui ressemblaient au premier par leur état et leur structure, et qui se terminaient par une pièce exactement conforme à celle où elle avait vu en songe la personne mourante. Ce souvenir frappa si fortement son imagination, qu’elle fut en danger de s’évanouir, et qu’en regardant autour de la chambre, elle s’attendit presque à voir le fantôme de son rêve.
N’ayant pas la force de se retirer, elle s’assit sur quelque vieux meuble, pour reprendre ses sens; car son âme était sur le point d’être accablée par une terreur superstitieuse, telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé de semblable. Elle voyait avec étonnement à quelle partie de l’abbaye appartenaient ces chambres; elle était surprise qu’on eût été si long-temps sans les découvrir. Toutes les fenêtres étaient trop élevées pour lui procurer du dehors quelque éclaircissement. Quand elle fut suffisamment calmée pour considérer la direction des chambres et la situation de l’abbaye, elle ne douta plus qu’elles n’eussent formé une partie intérieure du premier bâtiment.
Pendant que ces réflexions se succédaient dans son esprit, une lueur subite du clair de lune frappa sur quelque objet en dehors de la fenêtre. Etant alors assez tranquille pour continuer sa recherche, et croyant que cet objet pourrait lui donner quelque moyen de connaître la situation des chambres, elle combattit les craintes qui lui restaient; et, pour le distinguer plus clairement, elle porta sa lumière dans une pièce plus éloignée: mais, avant de pouvoir revenir, un nuage épais cacha le disque de la lune, et tout fut dans l’obscurité au-dehors. Elle attendit quelques momens si la lueur reparaîtrait, mais l’obscurité continua. En retournant doucement pour reprendre sa lumière, son pied heurta contre quelque chose sur le plancher; et pendant qu’elle s’arrêtait pour l’examiner, la lune brilla de nouveau, de sorte qu’elle put distinguer à travers la fenêtre les tours orientales de l’abbaye. Cette découverte confirma ses premières conjectures concernant la situation intérieure de ces appartemens. L’obscurité du lieu l’empêcha de reconnaître ce qui avait embarrassé ses pas; mais, ayant approché la lumière, elle aperçut sur le plancher un vieux poignard: elle le leva d’une main tremblante, et en l’examinant de plus près, elle vit qu’il était couvert de rouille.
Frappée d’étonnement, elle regarde autour de la chambre si elle verra quelque objet qui puisse confirmer ou détruire les affreux soupçons qui s’élevaient alors dans son âme; mais elle ne voit rien, si ce n’est, dans le coin de la pièce, un grand fauteuil dont les bras étaient rompus, et une table tout aussi délabrée. Enfin elle aperçut d’un autre côté un amas confus de choses qui semblaient être de vieux meubles. Elle s’en approcha, et distingua un bois de lit brisé, avec quelques lambeaux d’ameublemens couverts de poussière et de toiles d’araignée, et qui paraissaient en effet n’avoir pas été remués depuis un grand nombre d’années. Désirant pousser son examen plus loin, elle essaya de soulever ce qui paraissait avoir fait partie du bois de lit; mais l’objet échappa de sa main, et, roulant sur le plancher, entraîna avec soi quelques débris de meubles. Adeline s’écarta en tressaillant, et se mit à fuir. Mais quand le bruit de cette chute fut passé, elle entendit un frottement léger; et, sur le point de sortir de la chambre, elle vit quelque chose tomber doucement parmi les meubles.
C’était un petit rouleau de papier lié avec une ficelle, et couvert de poussière. Adeline le prit, et en l’ouvrant aperçut de l’écriture. Elle essaya de la lire; mais la partie du manuscrit qu’elle regardait était si effacée, qu’elle y trouva de la difficulté. Cependant le peu de mots qui étaient lisibles lui avaient inspiré de la curiosité et de la terreur, et l’engagèrent à l’emporter tout de suite dans sa chambre.
Lorsqu’elle y fut rentrée, elle ferma la fausse porte, et laissa tomber la tapisserie dessus, comme auparavant. Il était alors minuit. La tranquillité du milieu de la nuit qu’interrompaient seulement, par intervalles, les gémissemens sourds de l’ouragan, exaltait la terreur des sensations d’Adeline. Elle eût voulu n’être pas seule; et, avant de se mettre à lire le manuscrit, elle écouta si madame La Motte était encore dans sa chambre. On n’entendait pas le moindre bruit; et elle ouvrit doucement la porte. Le silence profond qui régnait dans l’intérieur, lui persuada presque qu’il n’y avait personne; mais, voulant mieux s’en assurer, elle apporta sa lumière et trouva la place vide. Elle était étonnée que madame La Motte ne fût pas encore dans sa chambre à une heure aussi avancée; et elle vint en haut de l’escalier de la tour pour écouter si personne ne bougeait.
Elle entendit en bas plusieurs voix, et, entre autres, celle de madame La Motte parlant avec son ton accoutumé. Certaine alors que tout allait bien, elle reprenait le chemin de son appartement, lorsque elle entendit le marquis prononcer son nom avec une emphase extraordinaire. Elle s’arrêta. «Je l’adore, continua-t-il, et je jure...» Il fut interrompu par La Motte: «Monseigneur, souvenez-vous de votre promesse.»
«Je m’en souviens, répliqua le marquis, et je la tiendrai; mais brisons là-dessus. Demain je me déclarerai, et je saurai alors ce que je dois espérer, et ce que je dois faire.»
Adeline tremblait si fort, qu’à peine pouvait-elle se soutenir. Elle voulait retourner à sa chambre; mais les paroles qu’elle venait d’entendre la concernaient de trop près pour qu’elle ne fût pas inquiète d’en avoir une plus ample explication. Il y eut un intervalle de silence, après lequel ils se parlèrent d’un ton plus bas. Adeline se rappela les avis de Théodore, et résolut de sortir, s’il était possible, de l’inquiétude qu’elle éprouvait alors. Elle descendit doucement quelques marches, afin de mieux saisir les accens des interlocuteurs; mais ils parlaient si bas, qu’elle n’entendait que quelques mots de temps à autre. «Son père, dites-vous? dit le marquis.—Oui, monseigneur, son père. Je suis très-bien informé de ce que je vous dis.» Adeline frémit d’entendre parler de son père; elle fut saisie d’une nouvelle terreur, et poussée d’une curiosité plus vive. Elle tâcha de distinguer leurs paroles; mais cela lui fut impossible pendant quelques instans. «Il n’y a pas de temps à perdre, dit le marquis: à demain donc.» Elle entendit La Motte se lever; et, croyant que c’était pour sortir de la chambre, elle précipita ses pas, et étant arrivée chez elle, tomba presque sans vie dans un fauteuil.
Elle ne pensait uniquement qu’à son père. Elle ne doutait pas qu’il n’eût cherché et découvert sa retraite; et quoique cette conduite ne parût point du tout conséquente avec ses premiers procédés, lorsqu’il l’avait abandonnée à des étrangers, ses craintes lui faisaient croire qu’il lui réservait quelque nouvelle barbarie. Elle ne balança point à prononcer que c’était là le danger dont Théodore l’avait avertie; mais il lui était impossible d’imaginer comment il en avait eu connaissance, ou comment il avait été informé de ses aventures, à moins que ce ne fût par La Motte, son ami et son protecteur en apparence, mais qu’elle soupçonnait alors, quoique malgré elle, de l’avoir trahie. En effet, pourquoi La Motte ne cachait-il qu’à elle seule la connaissance des intentions de son père, à moins qu’il n’eût le projet de la livrer entre ses mains? Mais il lui fallut encore long-temps pour croire cette conséquence possible. Découvrir le crime dans ceux que nous avons aimés, c’est un des tourmens les plus cruels pour une âme vertueuse, et l’on repousse souvent la conviction avant de s’y rendre.
Les paroles de Théodore, par lesquelles il la prévenait qu’elle était trompée, confirmèrent cette affreuse appréhension sur La Motte, ainsi qu’une autre encore plus affligeante; savoir, que madame La Motte conspirait aussi contre elle. Cette pensée surmonta ses craintes pour un moment, et la laissa toute entière à la douleur. Elle pleura amèrement. «Est-ce donc là, s’écria-t-elle, la nature humaine? Suis-je condamnée à ne rencontrer que des perfides? La découverte imprévue du vice chez ceux que nous avons admirés, nous porte à étendre notre censure de l’individu à l’espèce: c’est alors que nous concluons qu’il ne faut se fier à personne.»
Adeline résolut de se jeter aux pieds de La Motte le lendemain matin, et d’implorer sa pitié et sa protection. Son âme était alors trop agitée par ses propres intérêts, pour lui permettre d’examiner le manuscrit, et elle continua de rêver jusqu’à ce qu’elle entendit les pas de madame La Motte qui allait se coucher. Bientôt après La Motte monta dans sa chambre; et Adeline, la bonne et persécutée Adeline, qui venait de passer deux jours dans une anxiété déchirante, et une nuit dans des visions affreuses, tâcha de calmer son âme, et de la préparer au repos. Dans l’état actuel de ses esprits, elle prenait aisément l’alarme. A peine s’était-elle assoupie, qu’elle fut éveillée par un bruit très-extraordinaire. Elle prêta l’oreille, et crut que le son venait des appartemens d’en-bas; mais au bout de quelques minutes, on frappa précipitamment à la porte de la chambre de La Motte.
Il venait de s’endormir, et on ne pouvait pas l’éveiller facilement; mais le bruit redoubla avec tant de violence, qu’Adeline, extrêmement épouvantée, se leva et vint à la porte qui donnait de sa chambre dans la sienne, avec le dessein de l’appeler. Elle fut arrêtée par la voix du marquis, qu’elle vit alors distinctement à la porte. Il disait à La Motte de se lever sur-le-champ, et madame La Motte s’efforçait en même temps de réveiller son mari. A la fin, il s’éveilla très-alarmé; et bientôt après, ayant joint le marquis, ils descendirent ensemble l’escalier. Alors Adeline s’habilla autant que ses mains tremblantes le lui permirent, et passa dans la pièce adjacente, où elle trouva madame La Motte singulièrement surprise et épouvantée.
Cependant le marquis dit à La Motte, avec une grande émotion, qu’il se rappelait avoir donné rendez-vous à quelques personnes de grand matin, pour des affaires importantes, et que par conséquent il était nécessaire qu’il se rendît sans délai à son château. Pendant qu’il disait cela, et qu’il recommandait qu’on appelât ses gens, La Motte ne put s’empêcher de remarquer la pâleur livide de son visage, ni de témoigner quelque crainte qu’il ne fût indisposé. Le marquis l’assura qu’il était très-bien portant, mais désira pouvoir partir tout de suite.
Pierre reçut l’ordre d’appeler les autres domestiques. Le marquis, après avoir refusé de prendre aucun rafraîchissement, se hâta de dire adieu à La Motte; et dès que ses gens furent prêts, il s’éloigna de l’abbaye.
La Motte rentra dans sa chambre, rêvant au départ subit de son hôte, dont l’agitation paraissait beaucoup trop forte pour provenir de la cause qu’il avait indiquée. Il calma les inquiétudes de madame La Motte, et en même temps excita sa surprise en lui apprenant le motif de la dernière alerte. Adeline, qui était sortie de la chambre à l’arrivée de La Motte, regarda par sa fenêtre lorsqu’elle entendit les pas des chevaux. C’était le marquis et sa suite qui passaient alors à peu de distance. Ne pouvant distinguer qui c’était, elle fut effrayée de voir tant de monde près de l’abbaye à une pareille heure; et ayant appelé La Motte pour l’informer de cet incident, elle apprit ce qui s’était passé.
Enfin elle alla se coucher; et cette nuit, son sommeil ne fut point interrompu par des rêves.
Le matin, lorsqu’elle se leva, elle vit La Motte qui se promenait seul dans l’avenue, et elle s’empressa de saisir l’occasion qui se présentait de plaider sa cause. Elle l’aborda d’un pas tremblant. Ses regards timides, son visage pâle découvrirent le désordre de son âme. Du premier mot, sans entrer en explication, elle implora sa pitié. La Motte s’arrêta, et la regardant fixement, lui demanda si quelque partie de sa conduite à son égard méritait le soupçon que sa prière supposait. Adeline rougit un instant d’avoir douté de sa probité; mais les paroles qu’elle avait entendues revinrent dans sa mémoire.
«Je reconnais, dit-elle, monsieur, que votre conduite a été bienfaisante et généreuse au-dessus de tout ce que j’étais en droit d’espérer; mais.....» Elle s’interrompit. Elle ne savait comment parler de ce qu’elle rougissait de croire. La Motte continua de la regarder dans une attente silencieuse, et enfin la pria de poursuivre et de s’expliquer. Elle le conjura de la protéger contre son père. La Motte eut l’air surpris et troublé. «Votre père? dit-il.—Oui, monsieur, reprit Adeline. Je n’ignore point qu’il a découvert ma retraite. J’ai tout à redouter d’un parent qui m’a traitée avec la barbarie dont vous avez été témoin; et je vous supplie de nouveau de me préserver de tomber en son pouvoir.»
La Motte demeura absorbé dans ses réflexions, et Adeline redoubla d’efforts pour intéresser sa pitié. «Quelle raison avez-vous de supposer, ou plutôt comment avez-vous appris que votre père vous cherche?» La question déconcerta Adeline. Elle rougissait de convenir qu’elle avait épié ses discours, et ne pouvait se résoudre à imaginer ou à dire un mensonge; enfin elle avoua la vérité. Le visage de La Motte prit tout-à-coup un air sauvage et courroucé; et, lui reprochant durement une conduite qui était plus l’ouvrage du hasard que d’aucun dessein prémédité, il lui demanda ce qu’elle avait entendu pour en être si fort alarmée. Elle répéta fidèlement les phrases incohérentes qui avaient frappé son oreille. Pendant qu’elle parlait, il la fixa d’un regard attentif. «C’est donc là tout ce que vous avez entendu? Et c’est de ce peu de paroles que vous tirez une conséquence aussi positive? Pesez-les, et vous verrez qu’elles ne la justifient pas.»
Elle aperçut alors ce que la vivacité de ses craintes ne lui avait pas d’abord permis d’examiner; savoir, que ces mots, tels qu’elle les avait entendus, sans aucune liaison, signifiaient peu de chose, et que son imagination avait rempli le vide des phrases, de manière à lui présenter les malheurs qu’elle redoutait. Néanmoins ses craintes n’étaient pas trop calmées. «Vos appréhensions sont sans doute dissipées, reprit La Motte; mais, pour vous donner des preuves d’une franchise que vous avez osé soupçonner, je vous dirai tout. Vous paraissez alarmée, et c’est avec raison. Votre père a découvert votre résidence, et vous a déjà réclamée. Il est vrai que, par un motif de compassion, j’ai refusé de vous livrer; mais je n’ai ni le droit de vous retenir, ni les moyens de vous défendre lorsqu’il viendra vous redemander lui-même. Vous serez forcée d’en convenir. Préparez-vous donc à un malheur qui, vous le voyez, est inévitable.»
Pendant quelque temps, Adeline ne put s’exprimer que par ses larmes. Enfin, avec le courage du désespoir, elle dit: «Je me résigne à la volonté du ciel.» La Motte la regardait en silence, et son visage décelait une vive émotion. Il s’abstint cependant de continuer la conversation, et regagna l’abbaye, laissant Adeline abîmée dans la douleur.
Appelée pour déjeuner, elle se hâta de rentrer au salon, où elle passa la matinée à s’entretenir avec madame La Motte. Elle lui dit toutes ses craintes, lui exprima tous ses chagrins. Quoique madame La Motte parût très-affectée du discours d’Adeline, une consolation superficielle était tout ce qu’elle lui pouvait offrir. Ainsi coulaient tristement les heures, tandis que les inquiétudes d’Adeline augmentaient, et que son moment fatal semblait approcher rapidement. Le dîner finissait à peine, qu’Adeline fut étonnée de voir arriver le marquis. Il entra dans la chambre avec l’aisance qui lui était familière; et, s’excusant de l’embarras qu’il avait occasioné la nuit précédente, il répéta ce qu’il avait déjà dit à La Motte.
Le souvenir de la conversation qu’Adeline avait écoutée, ne laissa pas que de la troubler d’abord, et détourna son âme du sentiment des maux qu’elle redoutait de la part de son père. Le marquis, qui avait toujours les mêmes attentions pour Adeline, parut affecté de son apparente indisposition, et témoigna prendre beaucoup de part à cet accablement que son extérieur trahissait en dépit de tous ses efforts. Quand madame La Motte se retira, Adeline voulut la suivre; mais le marquis la pria de lui accorder un moment d’attention, et la reconduisit à son fauteuil. Tout d’un coup La Motte s’éclipsa.
Adeline savait trop bien à quoi pourraient tendre les discours du marquis; et ses premières paroles redoublèrent bientôt le désordre où ses craintes l’avaient jetée. Il commençait à lui déclarer sa passion avec cette chaleur que l’on ne prend que trop souvent pour la franchise. Supposée honnête, cette déclaration affligeait Adeline; supposée malhonnête, elle la révoltait. Elle interrompit le marquis, et le remercia de l’offre d’une distinction qu’elle prétendit devoir refuser; et cela, d’un air aussi modeste que décidé. Elle se leva pour se retirer: «Demeurez, trop aimable Adeline! dit-il; et si quelque pitié ne vous intéresse pas à mes souffrances, que la considération de vos propres dangers vous y rende sensible. M. La Motte m’a prévenu de vos malheurs et de ceux qui vous menacent aujourd’hui: recevez de moi la protection qu’il ne peut vous donner.»
Adeline continuait de gagner la porte. Le marquis se jette à ses pieds, et lui saisissant la main la couvre de baisers. Elle se débat pour se dégager. «Ecoutez-moi, charmante Adeline, écoutez-moi! s’écria le marquis. Je n’existe que pour vous. Rendez-vous à mes instances, et ma fortune vous appartient. Ne me réduisez pas au désespoir par une rigueur mal entendue, ou parce que....»
«Monseigneur, interrompit Adeline avec un air de dignité inexprimable, et affectant toujours de croire ses propositions honnêtes, je sens toute la générosité de votre procédé, et suis flattée de la distinction que vous m’offrez. C’est pourquoi je dirai quelque chose de plus qu’il ne serait nécessaire, pour la simple expression d’un refus dans lequel je dois persister. Je ne puis disposer de mon cœur. Vous ne pouvez obtenir rien de plus que mon estime; et rien ne saurait vous l’attirer davantage, que de vous abstenir dorénavant de toute proposition de cette nature.»
Elle s’efforça encore de s’en aller, mais le marquis l’en empêcha; et, après avoir hésité quelque temps, renouvela ses sollicitations dans des termes qu’elle ne pouvait plus avoir l’air de ne pas comprendre. Ses yeux se remplirent de larmes, mais elle tâcha de les retenir; et, avec un regard où la douleur et l’indignation semblaient disputer d’énergie, elle dit: «Monseigneur, ceci ne mérite pas de réponse: laissez-moi passer.»
Il fut un instant contenu par la dignité de ses manières, et tomba à ses genoux pour implorer sa grâce. Mais elle détourna sa main sans rien dire, et sortit de la salle. Rentrée dans la chambre, elle ferma la porte, se jeta dans un fauteuil en soupirant, et succomba aux chagrins qui accablaient son cœur. Et ce n’était pas le moindre de ses ennuis, que de soupçonner La Motte indigne de sa confiance; car il était presque impossible qu’il ignorât les véritables desseins du marquis. Elle croyait que madame La Motte était la dupe du prétexte spécieux d’un attachement honnête, et elle s’épargnait ainsi la douleur de douter de sa délicatesse.
Elle jeta un regard tremblant sur la perspective qui l’entourait. D’un côté, son père, dont la barbarie s’était déjà trop clairement manifestée; et de l’autre, le marquis la persécutant par l’outrage et par une passion vicieuse, elle résolut de faire part à madame La Motte de sa dernière conversation, dans l’espoir de la toucher, et d’en être protégée. Elle essuya ses larmes, et allait sortir de la chambre, justement lorsque madame La Motte y entra. Tandis qu’Adeline racontait ce qui s’était passé, son amie pleurait, et semblait éprouver une grande agitation. Elle s’efforça de rassurer Adeline, et promit de se servir de son influence pour persuader à La Motte d’empêcher le marquis de renouveler ses propositions. «Vous savez, ma bonne amie, ajouta madame La Motte, que notre position présente nous oblige à ménager le marquis. Vous ferez bien de laisser paraître le moins de ressentiment possible dans vos manières envers lui; comportez-vous à ses yeux avec votre aisance ordinaire, et je ne doute point que tout ceci ne se passe sans vous exposer à de nouvelles sollicitations.»
«—Ah! madame, dit Adeline, quelle tâche difficile vous m’imposez! Je vous en conjure, que je ne sois plus exposée à l’humiliation de me trouver en sa présence! Toutes les fois qu’il viendra dans l’abbaye, souffrez que je ne sorte pas de ma chambre.»
«—J’y consentirais de tout mon cœur, dit madame La Motte, si notre position le permettait. Mais vous savez que l’asile dépend de la bienveillance du marquis, bienveillance que nous ne devons pas hasarder légèrement; et certes la conduite que vous proposez nous en ferait courir le danger. Prenons des mesures plus douces, et nous conserverons son amitié, sans vous exposer à aucun risque sérieux. Montrez-vous avec votre complaisance accoutumée: la tâche n’est pas aussi difficile que vous l’imaginez.»
Adeline soupira. «Je vous obéis, madame, dit-elle: c’est mon devoir; mais vous me pardonnerez de vous dire.... que c’est avec une extrême répugnance.» Madame La Motte promit d’aller trouver son mari sur-le-champ; et Adeline se retira, non pas convaincue qu’elle n’avait plus rien à craindre, mais un peu plus tranquillisée.
Bientôt après, elle vit partir le marquis. Comme rien ne paraissait plus alors s’opposer au retour de madame La Motte, elle l’attendit avec la plus grande impatience. Après avoir ainsi demeuré près d’une heure dans sa chambre, on vint enfin lui dire de descendre au salon. Elle y trouva monsieur La Motte tout seul. Il se leva à son approche, et marcha quelques minutes sans parler. Alors il s’assit, et lui adressant la parole: «Ce que vous avez rapporté à madame La Motte, dit-il, m’inquiéterait beaucoup, si je voyais la conduite du marquis sous un point de vue aussi sérieux qu’elle le considère. Je sais que les jeunes personnes sont disposées à mésinterpréter l’insignifiante galanterie des gens du monde. Et vous, Adeline, vous ne sauriez jamais mettre trop d’attention à distinguer une légèreté de ce genre d’une sollicitation plus sérieuse.»
Adeline fut surprise et offensée que La Motte pût apprécier son intelligence et ses dispositions aussi légèrement que le supposait son discours. «Est-il possible, monsieur, lui dit-elle, que vous soyez informé de la conduite du marquis?»
«—Cela est très-possible et très-sûr, répliqua La Motte un peu sèchement; et il est aussi très-possible que je voie cette affaire avec un jugement moins trompé que le vôtre par la prévention. Quoiqu’il en soit, je ne conteste pas sur ce point. Je vous demanderai seulement, puisque vous connaissez les dangers de ma situation, de vous y conformer, et de ne pas vous exposer, par un ressentiment déplacé, au courroux du marquis. Il est à présent mon ami; et, pour ma sûreté, il faut qu’il continue de l’être. Mais, si je souffre que quelqu’un de ma famille le traite avec grossièreté, je dois m’attendre à le voir mon ennemi. Il vous est certainement facile d’avoir pour lui des égards. Adeline trouva bien dur le mot de grossièreté dans le sens que lui donnait La Motte; mais elle s’interdit toute expression de mécontentement.
«J’aurais désiré, monsieur, lui dit-elle, avoir le droit de me retirer dès que le marquis paraîtrait; mais, puisque vous pensez que cette conduite peut compromettre vos intérêts, je dois me résigner.»
«—Cette prudence et cette docilité m’enchantent, dit La Motte; et, puisque vous désirez m’être utile, sachez que vous ne pouvez mieux y parvenir qu’en traitant ce seigneur comme un ami.» L’expression ami, rapprochée de l’idée du marquis, forma une dissonnance à l’oreille d’Adeline. Elle hésita, et regarda La Motte. «En qualité de votre ami, monsieur, je m’efforcerai de le traiter....» Elle eût voulu dire, «comme le mien;» mais il lui fut impossible de terminer la phrase.—Elle implora sa protection contre l’autorité de son père.
«Comptez sur toute la protection que je puis vous donner, dit La Motte; mais vous savez combien je suis dénué du droit et des moyens de lui résister. Puisqu’il a découvert votre retraite, il n’ignore probablement pas les circonstances qui me retiennent ici; et, si je m’oppose à ses desseins, il peut croire que la voie la meilleure pour vous avoir en sa possession, c’est de me découvrir aux officiers de justice. Nous sommes environnés de périls; que ne puis-je entrevoir quelques moyens de vous y dérober!»
«—Quittez cette abbaye, dit Adeline, et cherchez un asile en Suisse ou en Allemagne; vous serez alors délivré de toute obligation envers le marquis, et de la persécution que vous redoutez. Pardonnez, si je vous donne un conseil que, sans doute, m’inspire à certain point le désir de ma propre sûreté, mais qui en même temps paraît offrir les seuls moyens de consolider la vôtre.»
«—Votre plan serait raisonnable, dit La Motte, si j’avais de l’argent pour l’exécuter. Quant à présent je dois me borner à rester ici autant ignoré qu’il est possible, en me faisant des amis de ceux qui me connaissent. Je dois surtout conserver la faveur du marquis; il pourrait beaucoup, si votre père prenait contre vous des mesures extrêmes. Mais que dis-je? Votre père s’y est peut-être déjà porté; et peut-être les effets de sa vengeance sont-ils suspendus sur ma tête! Je m’y trouve exposé, Adeline, par l’intérêt que je prends à vous. Si je vous eusse remise entre ses mains, je n’aurais aucun sujet de crainte.»
Cette preuve de l’affection de La Molle, dont Adeline ne pouvait douter, la pénétra si fort, qu’il lui fut impossible d’en exprimer le sentiment. Dès qu’elle put parler, elle témoigna sa reconnaissance dans les termes les plus animés. «Ces expressions sont-elles sincères? dit La Motte.»
«—Est-il possible que je ne sois pas vraie? répliqua Adeline en pleurant, au soupçon d’ingratitude.—Il est facile, dit La Motte, de prononcer des sentimens, sans qu’ils partent du cœur: je ne crois à leur sincérité que lorsqu’ils influent sur nos actions.»
«—Que prétendez-vous? dit Adeline avec surprise.»
«—Je prétends vous demander si, dans le cas où l’occasion s’offrirait de me prouver ainsi votre reconnaissance, vous seriez fidèle à vos sentimens?»
«—Indiquez-en une que je puisse ne pas saisir, dit Adeline avec énergie.»
«—Par exemple, si le marquis vous faisait désormais l’aveu d’une passion sérieuse, et vous offrait sa main, quelque petit ressentiment, quelque préoccupation secrète pour un amant plus heureux, ne vous engageraient-ils point à refuser?»
Adeline rougit et baissa les yeux vers la terre. «—Vous avez en effet indiqué la seule occasion où je refuserais de prouver ma sincérité. Je ne puis jamais aimer le marquis, ni même l’estimer, à vous parler franchement. J’avoue que le repos d’une vie entière est un trop grand sacrifice, même pour la reconnaissance.»
La Motte parut mécontent. «Je l’avais bien prévu, dit-il. Ces sentimens délicats figurent à merveille dans les discours, et rendent infiniment aimable la personne qui les exprime; mais mettez-les à l’épreuve de l’action, ils s’évaporent en fumée, et ne laissent après eux que le naufrage de la vanité.»
Cet injuste sarcasme fit venir les larmes aux yeux d’Adeline. «Puisque votre sûreté, monsieur, dépend de ma conduite, dit-elle, rendez-moi à mon père. Je consens à retourner auprès de lui, dès que mon séjour ici doit vous entraîner dans de nouveaux malheurs. Souffrez que je ne me montre pas indigne de la protection que j’ai trouvée jusqu’à ce jour, en préférant mon bien-être au vôtre. Quand je serai partie, vous n’aurez plus aucun sujet de craindre de la part du marquis, au mécontentement duquel vous seriez probablement exposé si je demeurais ici; car je sens qu’il me serait impossible d’écouter ses sollicitations, quelque honnêtes que puissent être ses vues.»
La Motte parut saisi et alarmé. «Cela ne sera pas, dit-il; ne nous fatiguons point à nous représenter comme possibles des malheurs que nous ne chercherions à éviter ensuite qu’en nous précipitant dans des malheurs certains. Non, Adeline, quoique vous soyez prête à vous sacrifier à ma sûreté, je n’y consentirai pas. Je ne vous rendrai pas à votre père que je n’y sois forcé. Soyez donc tranquille sur ce point. Tout ce que je vous demande en récompense, c’est de vous conduire poliment avec le marquis.»
«—- Je tâcherai de vous obéir, monsieur, dit Adeline.» En ce moment madame La Motte entra dans le salon, et cette conversation finit. Adeline passa la soirée dans de tristes réflexions, et se retira dans sa chambre le plus tôt possible, empressée de chercher au sein du sommeil un refuge contre ses chagrins.
CHAPITRE II.
Le manuscrit trouvé par Adeline la nuit précédente s’était souvent retracé à sa mémoire pendant la durée du jour; mais elle avait pris alors un trop grand intérêt aux circonstances du moment, ou bien elle avait eu trop de crainte d’être interrompue pour essayer de le lire. Elle le prit dans le tiroir où elle l’avait déposé, et s’assit à côté de son lit, dans l’intention seulement de parcourir quelques-unes des premières pages.
Elle l’ouvrit avec une curiosité impatiente, que l’encre décolorée et presque effacée satisfaisait bien lentement. Les premiers mots de la page étaient entièrement perdus; mais ceux qui semblaient commencer le récit étaient ainsi conçus:
«O vous, qui que vous soyez! que le hasard ou l’infortune pourront un jour conduire dans ce lieu... c’est à vous que je m’adresse... à vous que je révèle mes outrages..... à vous que j’en demande vengeance. Vain espoir! Je trouve pourtant quelque consolation à croire que ce que j’écris maintenant pourra tomber un jour sous les yeux de mes semblables; qu’un jour les mots qui disent mes souffrances pourront émouvoir la pitié de quelque cœur sensible.
»Mais retenez vos larmes..... Votre pitié est maintenant superflue. Depuis long-temps les angoisses de la misère ont cessé; depuis long-temps le cri de la plainte ne se fait plus entendre. C’est faiblesse que de désirer une compassion qui ne peut être excitée qu’après que je me serai endormi du sommeil de la mort, et que je commencerai, je l’espère, à jouir du bonheur éternel.
»Apprenez donc que, la nuit du 12 octobre 1742, je fus arrêté sur la route de Caux par quatre scélérats qui, après avoir désarmé mon domestique, me traînèrent à travers des bois et des lieux déserts dans cette abbaye. Leur conduite n’était pas celle de brigands ordinaires, et je démêlai bientôt qu’ils étaient mis en œuvre par un agent supérieur pour accomplir quelque horrible projet. Aucune prière, aucune récompense ne purent les engager à découvrir celui qui les employait, ni à se départir de leur dessein: ils ne voulurent pas même révéler la moindre circonstance de leurs intentions.
»Mais lorsqu’après une longue course, ils furent arrivés dans cet édifice, ils déclarèrent aussitôt leur perfide commettant, et son horrible complot ne fut que trop bien connu. Ah! quel moment! toutes les foudres du ciel semblaient lancées sur cette tête sans défense. O courage! donne à mon cœur la force de...»
La lumière d’Adeline expirait alors dans la bobèche, et l’encre était si pâle et si faiblement éclairée, qu’elle fit de vains efforts pour distinguer les caractères. Elle ne pouvait se procurer en bas une autre lumière, sans découvrir qu’elle n’était pas encore couchée; circonstance qui aurait excité l’étonnement, et entraîné des explications dans lesquelles elle ne désirait pas entrer. Forcée de suspendre un examen auquel le concours de tant de circonstances donnait un intérêt si terrible, elle se retira dans son humble couche.
Ce qu’elle avait lu du manuscrit l’attachait par une affreuse curiosité au sort de l’auteur, et présentait à son âme des images épouvantables. «Dans ces appartemens! dit-elle.» Elle frissonna, et ferma les yeux. Enfin, elle entendit madame La Motte entrer dans sa chambre; et les fantômes de la terreur, commençant à se dissiper, lui permirent de reposer.
Le matin, elle fut réveillée par madame La Motte, et reconnut, à son grand regret, qu’elle avait tellement excédé la durée ordinaire de son sommeil, qu’il ne lui était pas possible de reprendre la lecture du manuscrit.... La Motte paraissait singulièrement sombre, et madame La Motte avait un air de tristesse qu’Adeline attribuait à l’intérêt qu’elle prenait à son sort. Le déjeuner était à peine fini, qu’un bruit de chevaux annonça l’arrivée d’un étranger; et Adeline, par une fenêtre de la salle, vit le marquis mettre pied à terre. Elle se retira précipitamment; et, oubliant la prière de La Motte, elle courait à sa chambre; mais le marquis était déjà dans la salle, et voyant qu’elle sortait, il se tourna vers La Motte avec l’air de l’examiner. La Motte la rappela, et, par un coup d’œil trop intelligible, la fit ressouvenir de sa promesse. Elle recueillit toutes ses forces, tous ses esprits; ce qui ne l’empêcha pas de montrer, en s’approchant, beaucoup d’émotion, pendant que le marquis lui adressait la parole à son ordinaire, toujours avec la même gaîté sur sa figure, toujours avec la même aisance dans ses manières.
Adeline fut surprise et offensée de cette confiance négligée, qui, réveillant au surplus sa fierté, lui imprima un air de dignité qui le déconcerta. Il parlait en hésitant, et semblait souvent n’être pas à la conversation. Enfin, il se lève, et prie Adeline de lui accorder un moment d’entretien. M. et madame La Motte sortaient de la chambre, lorsqu’Adeline, se tournant du côté du marquis, lui dit qu’elle ne voulait rien entendre qu’en présence de ses amis. Mais elle le dit en vain, car ils étaient déjà partis; et La Motte, en se retirant, exprima par ses regards combien elle lui déplairait si elle tentait de le suivre.
Elle demeura quelque temps en silence, et dans une attente craintive. «Je vois, dit enfin le marquis, que la conduite indiscrète à laquelle m’a porté dernièrement l’excès de mon ardeur, m’a fait tort dans votre opinion, et que vous ne me rendrez pas facilement votre estime; mais je me flatte que l’offre que je vous fais maintenant de mon titre et de ma fortune doit assez prouver la sincérité de mon attachement, et doit assez expier une faute qui ne fut inspirée que par l’amour.»
Après cet étalage de lieux communs verbeux, que le marquis semblait regarder comme le prélude de son triomphe, il tenta d’imprimer un baiser sur la main d’Adeline; mais elle la retira promptement, et lui dit: «Monseigneur, vous connaissez déjà mes sentimens sur cet article; il est à peu près superflu que je répète ici que je ne puis accepter l’honneur que vous m’offrez.»
«—Expliquez-vous, aimable Adeline, je ne sache pas vous avoir fait cette offre jusqu’à présent.»
«Vous avez raison, Monsieur, dit Adeline, et vous faites bien de me le rappeler, puisqu’après avoir entendu votre première proposition, j’ai pu en écouter d’autres un seul instant.» Elle se leva pour sortir de la chambre. «Arrêtez, mademoiselle, dit le marquis avec un regard où l’orgueil offensé s’efforçait de se cacher; ne souffrez pas qu’un dépit insensé agisse contre vos intérêts: rappelez-vous les dangers qui vous environnent, et pesez la valeur d’une offre qui peut du moins vous procurer un asile honorable.»
«—Quelles que soient mes infortunes, monseigneur, je ne vous en ai jamais fatigué; vous me pardonnerez donc de vous observer que la mention que vous en faites à présent a beaucoup plus l’apparence de l’insulte que de la pitié.»
Le marquis, malgré son trouble manifeste, était sur le point de répondre; mais Adeline refusa de s’arrêter, et se retira dans sa chambre. Toute délaissée qu’elle était, son cœur fut révolté de la proposition du marquis, et elle résolut de ne jamais l’accepter. Il est vrai qu’à la répugnance qu’elle avait pour son caractère général, et à l’aversion excitée par l’offre de sa main, se joignait l’influence d’un premier attachement, et d’un souvenir qu’il lui était impossible d’effacer de son cœur.
Le marquis demeura à dîner; et, par égard pour La Motte, Adeline se mit à table. Pendant le repas, le premier la regardait en silence avec une attention si fréquente, que son chagrin devint insupportable; et, dès que la nappe fut enlevée, elle se retira. Madame La Motte la suivit de près; et ce ne fut que sur le soir qu’elle trouva le moment de retourner au manuscrit. Lorsque M. et madame La Motte furent dans leur chambre, et que tout parut tranquille, elle prit le rouleau; et, après avoir garni la lampe, elle lut ce qui suit:
«Les brigands me détachèrent de dessus mon cheval, et me conduisirent à travers la salle à l’escalier tournant de l’abbaye: la résistance était inutile; mais je regardais autour de moi, dans l’espérance de voir quelque personne moins endurcie que les hommes qui m’avaient conduit ici, un être qui fût sensible à la pitié, ou du moins capable de quelques égards. Je cherchai vainement; personne ne parut, et cette circonstance confirma mes affreuses appréhensions. Tout se passait dans un mystère qui présageait une horrible catastrophe. Après avoir franchi quelques chambres, ils s’arrêtèrent dans une qui était tendue d’une vieille tapisserie. Je demandai pourquoi nous n’allions pas plus avant; on me répondit que je le saurais bientôt.
»En ce moment je m’attendais à voir lever l’instrument mortel: tout bas, je me recommandai à Dieu. Mais ce n’était pas encore l’instant marqué pour mon trépas. Ils levèrent la tapisserie, sous laquelle était une porte qu’ils ouvrirent; me saisissant par le bras, ils me conduisirent en haut dans une suite de chambres affreuses. Arrivés à la dernière, ils s’y arrêtèrent encore. L’horrible obscurité du lieu semblait sympathiser avec l’assassinat, et inspirait des pensées de mort. Je regardai de nouveau si je voyais l’instrument de mon trépas; j’eus encore un répit. Je demandai en grâce de savoir ce qu’on me préparait; je n’avais pas besoin alors de demander qui était l’auteur de cette trame. Ils ne répondirent point à ma question; mais ils me dirent que cette chambre était ma prison. Après m’avoir laissé une cruche d’eau, ils sortirent de la chambre, et j’entendis fermer sur moi le verrou de la porte.
»O bruit du désespoir! ô moment d’angoisse indicible! L’agonie de mort n’est certainement pas plus que celle que j’éprouvai. Privé du jour, de mes amis, de la vie (car je prévoyais mon sort); dans la fleur de mes années, dévoué à imaginer des horreurs plus effrayantes peut-être que toutes celles que la certitude peut produire, je succombe à.....»
Ici plusieurs pages du manuscrit étaient ou endommagées par l’humidité, ou absolument illisibles. Adeline eut beaucoup de peine à déchiffrer les lignes suivantes:
«J’ai déjà passé trois jours dans la solitude et le silence; les horreurs de la mort sont toujours devant mes yeux; essayons de nous préparer à ce passage terrible! Quand je m’éveille le matin, je crois que je ne vivrai pas assez pour voir la nuit prochaine; et quand la nuit est de retour, que je ne rouvrirai pas les yeux sur le matin. Pourquoi m’a-t-on conduit en ces lieux?... Pourquoi y suis-je cruellement emprisonné?..... Pour y mourir! Mais quelle action de ma vie a mérité ce traitement de la part d’un de mes semblables?—de....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
»O mes enfans! ô mes amis! je ne vous reverrai plus; je ne recevrai plus de vous le regard d’adieu de la tendresse!..... Je ne vous bénirai plus en vous quittant! Vous ne connaissez pas mon sort misérable!.... Hélas! il vous est impossible de le savoir. Vous me croyez heureux; sans quoi vous voleriez à mon aide. Je sais bien que ce que j’écris ne peut me servir de rien; mais c’est un soulagement que d’exhaler mes douleurs; et je bénis cet homme, moins barbare que ses compagnons, qui m’a fourni les moyens de les retracer. Hélas! il sait trop bien qu’il n’a rien à craindre de sa condescendance. Ma plume ne peut appeler aucun ami à mon secours, ni leur révéler mon danger avant qu’il n’en soit plus temps. O vous qui, dans la suite, viendrez peut-être à lire ce que j’écris maintenant, donnez une larme à mes souffrances: j’ai souvent pleuré sur les détresses de mes semblables!»
Adeline s’arrêta. Ici, le malheureux écrivain en appelait directement à son cœur: il parlait avec l’énergie de la vérité; et, par un long prestige de l’imagination, le récit de ses souffrances passées semblait les reproduire comme présentes. Elle fut quelque temps hors d’état de continuer, et resta plongée dans une profonde et triste rêverie. «C’est dans ces mêmes appartemens, dit-elle, que cette pauvre victime était renfermée..... C’est ici qu’il....» Adeline frissonna, et crut entendre du bruit; mais rien ne troublait le calme de l’obscurité. «C’est dans ces mêmes chambres, dit-elle, que ces lignes furent écrites.... Ces lignes dont il tirait alors une consolation, en se figurant qu’elles seraient lues un jour par un œil compatissant. Il est arrivé ce jour! Etre infortuné, vos misères sont pleurées aux lieux où vous les avez subies. Ici, vous souffriez; ici, je gémis sur vos souffrances!»
Son imagination était alors vivement frappée, et les illusions d’une âme égarée se présentaient à ses sens troublés avec toute la force de la réalité. Elle tressaillit encore, prêta l’oreille, et crut entendre ici répété tout bas immédiatement derrière elle. Toutefois la terreur de cette idée ne fut que passagère: elle savait que cela était impossible; convaincue de l’erreur de son imagination, elle prit le manuscrit, et continua de lire.
«A quoi suis-je réservé! pourquoi ce retard? Si je dois mourir.... pourquoi pas tout à l’heure? J’ai passé déjà trois semaines entre ces murs, sans qu’un regard de pitié ait adouci mes afflictions, sans qu’une autre voix que la mienne ait frappé mon oreille. Le visage des brigands qui me gardent est dur et inflexible, leur taciturnité opiniâtre. Que ce silence est terrible! O vous qui savez ce que c’est que de vivre dans les profondeurs de la solitude, qui avez passé vos jours affreux sans être réjouis par aucun son; vous, vous seuls pouvez dire ce que j’éprouve, et vous seuls pouvez savoir tout ce que j’endurerais pour entendre les accens d’une voix humaine!
«O dure extrémité! ô mort vivante! quel affreux silence! autour de moi tout est mort; et moi existé-je, réellement, ou ne suis-je qu’un marbre? Est-ce un songe? Tout ceci est-il véritable? Hélas! je m’y perds!—Ce silence mortel et sans fin,—cette chambre affreuse,—la crainte de nouveaux tourmens,—ont troublé mon imagination. Oh! le sein d’un ami pour y reposer ma tête! le cordial de quelques accens pour revivifier mon âme!.................
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’écris à la dérobée. Je tremble que celui qui m’en a procuré les moyens n’ait été puni pour avoir manifesté quelques marques de pitié sur mon sort. Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs jours: peut-être est-il porté à me secourir; peut-être l’empêche-t-on de venir par cette raison. Oh! quelle espérance, mais qu’elle est vaine! Non, je ne dois plus quitter ces murs de ma vie. Un autre jour est venu, et je respire encore! Demain soir, à cette heure-ci, mes souffrances seront peut-être ensevelies dans la mort. Je continuerai mon journal pendant la nuit, jusqu’à ce que la main qui l’écrit soit arrêtée par le trépas: quand ce journal sera interrompu, le lecteur saura que je ne suis plus. Peut-être ces lignes sont-elles les dernières que j’écrirai jamais.»....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adeline s’arrêta en versant un torrent de larmes. «L’infortuné! s’écria-t-elle, et il n’y eut pas une âme pitoyable pour te sauver! Grand Dieu! tes voies sont incompréhensibles!» En continuant de rêver, son imagination, qui s’égarait dans les régions de la terreur, triompha par degrés de sa raison. Elle avait devant elle un miroir sur sa table, et elle tremblait de lever les yeux dessus, de peur qu’il n’offrît à ses regards une autre figure que la sienne. D’autres effrayantes idées, d’autres images fantastiques se croisaient alors dans sa pensée.
Elle crut entendre pousser près d’elle un profond gémissement. «Vierge sainte, protége-moi! s’écria-t-elle, en jetant un coup d’œil effrayé autour de la chambre; il y a ici quelque chose de plus que de l’imagination.» Ses terreurs la dominaient tellement, qu’elle fut plusieurs fois sur le point d’appeler une partie de la famille; mais elle fut retenue par sa répugnance à les déranger, et par la crainte du ridicule. Elle n’osait non plus bouger, ni presque respirer. En prêtant l’oreille au vent qui murmurait à la fenêtre de sa chambre solitaire, elle crut entendre encore un sanglot. Son imagination refusa de se soumettre plus long-temps à sa raison; elle tourna la tête, et une figure dont elle ne pouvait distinguer exactement la forme, sembla traverser une partie obscure de la chambre. Elle fut saisie d’un horrible frisson, et demeura immobile sur son siége. A la fin, un long soupir soulagea un peu ses esprits accablés, et elle reprit connaissance.
Tout demeurant tranquille, elle commença, après quelques momens, à se demander si son imagination ne l’avait pas trompée, et elle se rendit assez maîtresse de sa terreur pour ne pas appeler madame La Motte. Cependant son âme était si troublée, que de la nuit elle n’osa plus reprendre le manuscrit; mais, après avoir passé quelque temps à prier et à calmer ses sens, elle se coucha.
Lorsqu’elle s’éveilla le matin, les doux rayons du soleil jouèrent à travers sa croisée, et dissipèrent les illusions de l’obscurité. Son âme, tranquillisée et raffermie par le sommeil, repoussa les superstitieuses et turbulentes chimères de l’imagination. Elle se leva ranimée et rendant grâces au ciel; mais en descendant pour déjeuner, ce calme s’évanouit à la vue du marquis, dont les fréquentes visites, après ce qui s’était passé, non-seulement lui déplaisaient, mais lui causaient encore beaucoup d’alarmes. Elle vit qu’il était résolu à continuer de lui faire la cour: l’effronterie et l’insensibilité de cette conduite, en excitant son indignation, augmentaient sa répugnance. Par pitié pour La Motte, elle s’efforçait de cacher ces émotions, quoiqu’alors elle crût qu’il avait trop exigé de sa complaisance, quoiqu’elle commençât sérieusement à considérer comment elle pourrait se soustraire à la nécessité d’avoir les mêmes égards. Le marquis eut pour elle les attentions les plus respectueuses; mais Adeline garda le silence, fut très-réservée, et saisit la première occasion de se retirer.
Comme elle passait dans l’escalier tournant, Pierre entra dans la salle en bas; en voyant Adeline, il s’arrêta, et la regarda avec empressement: elle ne le remarquait pas; mais il l’appela doucement, et alors elle lui vit faire un signe, comme s’il avait quelque chose à lui communiquer. Au même instant La Motte ouvrit la porte de la chambre voûtée, et Pierre disparut bien vite. Elle remonta dans sa chambre, en rêvant à ce signe et à l’air de précaution dont Pierre l’avait accompagné.
Mais ses pensées revinrent bientôt à leurs objets accoutumés. Déjà trois jours étaient écoulés, et elle n’entendait point parler de son père; elle commença d’espérer qu’il s’était départi des mesures violentes dont La Motte l’avait prévenue, et qu’il voulait suivre un plan plus modéré; mais, lorsqu’elle réfléchissait à son caractère, cela ne lui paraissait pas probable, et elle retombait dans ses premières alarmes. La persévérance du marquis, et la conduite que La Motte la forçait à tenir, lui rendaient très-pénible son séjour à l’abbaye; et cependant elle ne pouvait songer, sans effroi, à en sortir pour retourner auprès de son père.
L’image de Théodore s’insinuait souvent au milieu de ses pensées tumultueuses, et y mêlait une angoisse occasionnée par son étrange départ. Elle avait un pressentiment confus que son sort était lié au sien de quelque manière; et tous ses efforts pour le repousser de son souvenir ne servaient qu’à lui montrer les progrès qu’il avait faits dans son cœur.
Pour détourner sa pensée de ces objets, et satisfaire une curiosité si vivement excitée la nuit précédente, elle reprit le manuscrit; mais au moment de l’ouvrir, elle en fut empêchée par l’arrivée de madame La Motte, qui venait lui dire que le marquis était parti. Elles passèrent ensemble leur matinée à travailler, et à s’entretenir de choses indifférentes. La Motte ne parut pas jusqu’au dîner: il y parla peu, et Adeline encore moins. Elle lui demanda pourtant s’il avait des nouvelles de son père? «Aucune, dit La Motte; mais, d’après ce que m’a dit le marquis, j’ai de bonnes raisons de croire qu’il n’est pas loin d’ici.»
Adeline fut saisie; mais elle prit sur elle de répondre avec une fermeté apparente: «Monsieur, je vous ai déjà trop long-temps enveloppé dans mes infortunes, et je vois aujourd’hui que ma résistance vous perdrait sans me servir; je demande donc à retourner auprès de mon père, et à vous éviter par-là de nouveaux malheurs.»
«C’est un parti très-inconsidéré, reprit La Motte; et si vous y persistez, je crains bien que vous ne vous en repentiez cruellement. Je vous parle en ami, Adeline, et je souhaite que vous tâchiez de m’écouter sans prévention. Je vois que le marquis vous offre sa main. Je ne sais ce qui doit me surprendre le plus, qu’un homme de ce rang et de cette importance fasse la demande d’une personne sans fortune et sans relation remarquables, ou que cette personne puisse un moment refuser l’avantage qu’on lui présente. Vous pleurez, Adeline! permettez-moi d’espérer que vous êtes convaincue de l’absurdité d’une pareille conduite, et que vous ne vous jouerez plus de votre bonheur. La tendresse que je vous ai montrée vous a prouvé combien je m’intéresse à vous, et qu’en vous donnant ce conseil, je n’ai d’autre vue que votre bien. Je dois néanmoins vous le dire: quand même votre père n’insisterait pas pour vous retirer d’ici, je ne sais combien de temps ma position me laisserait les moyens de vous procurer les faibles secours que vous y recevez. Vous gardez toujours le silence?»
La peine que lui fit éprouver ce discours l’empêchait de parler; elle continua de pleurer. A la fin, elle dit: «Souffrez, monsieur, que je retourne vers mon père; ce serait certainement bien mal reconnaître les bontés dont vous me parlez, que de vouloir demeurer après ce que vous venez de me dire: quant à la main du marquis, je sens qu’il m’est impossible de l’accepter.» Le souvenir de Théodore s’éveilla dans son âme, et ses larmes redoublèrent.
La Motte resta long-temps pensif. «Étrange aveuglement! dit-il. Pouvez-vous persister dans cet héroïsme romanesque, et préférer un père aussi barbare que le vôtre au marquis de Montalte; un sort aussi rempli de dangers, à une vie de magnificence et de délices?»
«—Pardonnez-moi, dit Adeline; un mariage avec le marquis serait magnifique, mais jamais heureux. Son caractère excite mon aversion; et je vous supplie, monsieur, de ne plus me parler de lui.»
CHAPITRE III.
La conversation rapportée dans le chapitre précédent fut interrompue par l’arrivée de Pierre, qui, en sortant de la chambre, regarda Adeline très-intelligiblement, et lui fit presque signe. Elle était fort inquiète de savoir ce qu’il lui voulait, et passa bientôt après dans la salle, où elle le trouva qui ne se pressait pas de s’éloigner. Dès qu’il la vit, il lui fit signe de ne rien dire, et de le suivre dans un coin. «Eh bien! Pierre, lui dit-elle, qu’avez-vous à m’apprendre?
«—Chut! mamselle; pour l’amour de Dieu, parlez plus bas: si l’on nous écoutait, nous serions perdus.»
Adeline le pria de s’expliquer. «Oui, mamselle, c’est ce qui m’a trotté dans la tête toute la journée. Je n’ai pas cessé d’épier le moment; j’ai regardé, et tant regardé encore, que j’ai craint que mon maître ne m’aperçût; mais j’ai eu beau faire, vous n’avez pas voulu m’entendre.»
Adeline le conjura d’être prompt.
«—Oui, mamselle; mais j’ai tant de peur qu’on nous voie! Mais il n’y a rien que je ne fasse pour une aussi bonne demoiselle; car je ne saurais songer au danger qui vous a menacée, sans vous en parler.»
«—Au nom de Dieu, dit Adeline, dépêchez-vous, sans quoi nous serons interrompus.»
«—Eh bien! donc...; mais il faut que vous me juriez, par la sainte Vierge, que vous ne direz jamais que c’est moi qui vous l’ai dit, car mon maître me...»
«—Je le jure, je le jure, dit Adeline.»
«—Eh bien! donc...., lundi soir, comme je.... Paix! n’ai-je pas entendu marcher? Mamselle, allez-vous-en vite par-là dans le cloître. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’on nous aperçût. Je vais sortir à la porte de la salle, et vous viendrez par le passage. Pour tout au monde, je ne voudrais pas qu’on nous aperçût.»
Adeline fut très-effrayée de ce discours de Pierre, et se hâta d’aller dans le cloître. Il parut bientôt; et, regardant avec précaution autour de lui, il reprit de la sorte: «Comme je vous disais donc, mamselle, lundi soir, que le marquis coucha ici, vous savez qu’il veilla fort tard, et je crois peut-être en deviner la raison. Il s’est passé d’étranges choses; mais ce n’est pas mon affaire de dire tout ce que je pense.»
«—Venez au fait, je vous prie, dit Adeline avec impatience. Quel est ce danger qui me menace, dites-vous? Dépêchez, ou nous serons aperçus.»
«—Un grand danger, mamselle, si vous saviez tout; et, quand vous le sauriez, qu’est-ce que cela ferait, s’il n’y a pas moyen de vous en tirer? Mais je n’y vais pas par deux chemins: j’ai résolu de vous le dire, quand je devrais m’en repentir après.»
«—Vous avez bien plutôt résolu de ne point le dire, car vous n’avez pas encore avancé d’une ligne. Mais expliquez-vous donc? Vous parliez du marquis.»
«—Chut! mamselle; pas si haut. Le marquis, comme je vous disais, a veillé fort tard, et mon maître a veillé avec lui. Un de ses gens était venu coucher avec moi dans la chambre boisée, et l’autre était resté pour déshabiller son maître. Sitôt que nous fûmes assis tous deux.... Seigneur, ayez pitié de moi! cela m’a fait dresser les cheveux! j’en tremble encore. Sitôt donc que nous fûmes assis tous les deux... Mais, sur ma vie, voici mon maître: je l’ai entrevu à travers les arbres; s’il me voit, c’est fait de nous. Je vous dirai le reste une autre fois.» A ces mots, il courut dans l’abbaye, laissant Adeline dans un état inexprimable d’alarme, de curiosité et de souffrance. Elle alla se promener dans la forêt, rêvant au discours de Pierre, et s’efforçant de deviner quel en était l’objet. Madame La Motte la rejoignit alors, et elles s’entretinrent de différentes choses jusqu’à leur rentrée dans l’abbaye.
Adeline chercha vainement, ce jour-là, l’occasion de parler à Pierre. A souper, pendant qu’il servait, elle regardait de temps en temps son visage avec beaucoup d’inquiétude, dans l’espoir qu’elle pourrait y démêler quelque chose au sujet de ses craintes. Lorsqu’elle se retira, madame La Motte l’accompagna dans sa chambre, et continua de causer avec elle fort long-temps, de manière qu’elle ne trouva pas moyen de voir Pierre en particulier.—Madame La Motte semblait affectée de quelque grand chagrin: Adeline s’en aperçut, et la conjura de lui dire la cause de sa tristesse; mais les larmes lui vinrent aux yeux, et elle sortit brusquement de la chambre.
Cette conduite de madame La Motte concourait avec le discours de Pierre pour alarmer Adeline. Elle resta sur son lit, absorbée dans ses réflexions, et n’en fut tirée que par le timbre d’une horloge qui était dans la chambre au-dessous, et qui sonna minuit. Elle se préparait à reposer, lorsque se rappelant le manuscrit, il lui fut impossible de passer la nuit sans le lire. Les premiers mots qu’elle put distinguer étaient les suivans:
«Je reviens à cette triste consolation.—On m’a promis de voir encore un autre jour. Il est à présent minuit! ma lampe solitaire brûle à côté de moi, le moment est terrible; mais pour moi, le silence de midi est comme le silence de minuit: ils ne diffèrent que par une obscurité plus profonde. Les heures taciturnes, invariables, ne sont comptées que par mes tourmens! Grand Dieu! quand doivent-ils finir?
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»Mais pourquoi cette étrange détention? Jamais je ne l’offensai. Si l’on me destine la mort, pourquoi ce retard? et pourquoi m’a-t-on conduit ici, si ce n’est pour y mourir? Cette abbaye.... hélas!»... En cet endroit, le manuscrit était encore illisible; et pendant plusieurs pages, Adeline n’en put tirer que des phrases décousues.
«O calice amer! Quand donc, quand trouverai-je le repos? O mes amis! aucun de vous ne volera-t-il à mon secours? aucun de vous ne vengera-t-il mes tourmens? Ah! quand il sera trop tard,—quand j’aurai disparu pour toujours, vous tâcherez de les venger.
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»La nuit est encore revenue pour moi. J’ai encore passé un jour dans la solitude et dans la souffrance. J’ai gravi à la fenêtre dans l’idée que l’aspect de la nature rafraîchirait mon âme, et me donnerait quelque force pour supporter mes afflictions. Hélas! jusqu’à cette faible consolation qui m’est ravie! La croisée donne sur des parties intérieures de cette abbaye, et ne reçoit qu’une portion de ce jour que je ne dois jamais revoir pleinement. Cette nuit! cette nuit!»
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Adeline frissonna d’horreur. Elle tremblait de lire la phrase suivante; mais la curiosité la pressait de poursuivre. Elle n’osa pas: une frayeur indicible s’empara d’elle. «Quelque horrible forfait a été consommé dans ces lieux, dit-elle; le récit des paysans est véritable. On a commis un assassinat.» Cette idée la fit tressaillir d’épouvante. Elle se rappela le poignard qui avait embarrassé ses pas dans les appartemens dérobés, et cette circonstance servait à la confirmer dans ses plus terribles conjectures. Elle désirait examiner ce poignard; mais il était dans une de ces chambres, et elle tremblait d’aller le chercher.
«Malheureuse, malheureuse victime! s’écria-t-elle; aucun de tes amis ne pouvait-il te garantir de la mort? Oh! que n’étais-je près de toi! Mais qu’aurais-je pu faire pour te sauver? Hélas! rien. J’oublie qu’en ce moment peut-être, je suis, comme toi, livrée à des dangers dont aucun ami ne viendra me défendre. Je ne prévois que trop quel est l’auteur de tes misères!» Elle s’arrête, et croit entendre un sanglot pareil à celui qui s’était prolongé dans l’appartement la nuit précédente. Son sang se glace; elle reste immobile. Elle était alors dans sa chambre que lui avait rendue madame La Motte. Éloignée du reste de la famille, laquelle se trouvait presque hors de la portée de la voix, cet isolement frappa son imagination à tel point, qu’elle eut bien de la peine à ne pas s’évanouir. Elle se tint sur son séant pendant un temps considérable; mais tout était tranquille. Après s’être un peu remise, son premier mouvement fut d’appeler la famille; mais ses réflexions l’en empêchèrent.
Elle tâcha de calmer ses esprits, et adressa une courte prière à cet Etre qui jusqu’alors l’avait garantie de tout danger. Son âme rassurée se releva par degrés; une sublime satisfaction remplit son cœur, et elle reprit la lecture du manuscrit.
Plusieurs des lignes suivantes étaient effacées.—«............
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
......Il m’avait dit que je n’avais pas plus de trois jours à vivre, et me donna le choix du fer ou du poison. Oh! quel moment d’agonie! Grand Dieu! tu vis mes souffrances! Souvent, avec l’espoir momentané de m’échapper, je regardais les barreaux élevés des fenêtres de ma prison;—j’étais résolu de tenter l’impossible, et dans un élan de désespoir je gravis à la croisée; mais le pied me manqua, je tombai sur le plancher, et fus étourdi du coup. En revenant à moi, le premier bruit que j’entends, ce sont les pas d’une personne qui entrait dans ma prison. Je me rappelai le passé; ma situation était affreuse. Je frémissais de ce qui allait m’arriver. Le même homme s’approche; il me regarde d’abord avec pitié; mais son visage reprend bientôt sa férocité naturelle. Il ne venait pas alors pour exécuter le dessein de celui qui l’emploie; je suis destiné à vivre encore un jour.—Grand Dieu! que ta volonté soit faite!»
Adeline ne put aller plus loin. Toutes les circonstances qui semblaient confirmer le destin de ce malheureux se pressaient dans son âme; les rapports concernant l’abbaye,—les songes qui avaient précédé sa découverte des appartemens secrets,—l’étrange hasard qui lui avait fait trouver le manuscrit, et l’apparition qu’elle croyait alors avoir vue réellement. Elle se reprocha de n’avoir point parlé à La Motte du manuscrit et des chambres, et elle se promit de le faire le lendemain matin. Les soins pressans qui avaient occupé son âme, et la crainte de perdre le manuscrit avant de l’avoir lu, l’en avaient empêchée jusqu’alors.
Elle pensa qu’une pareille combinaison de circonstances ne pouvait avoir été produite que par un pouvoir surnaturel pour opérer le châtiment du coupable. Ces réflexions remplirent son cœur d’une crainte que la solitude et la grandeur de la vieille chambre où elle était, ainsi que l’heure avancée de la nuit, changèrent bientôt en épouvante. Elle n’avait jamais été superstitieuse, mais un concours de circonstances aussi extraordinaires ne pouvait lui paraître l’ouvrage du hasard. Son imagination, travaillée par ces rapprochemens, redevint encore sensible aux moindres impressions; elle tremblait de regarder autour d’elle dans la crainte de revoir quelque horrible fantôme, et elle se figura presque qu’elle entendait des voix gémir dans l’ouragan qui ébranlait alors l’édifice.
Elle s’efforçait toujours de se rendre assez maîtresse de ses sensations pour éviter de déranger la famille; mais elles devinrent si pénibles, que la crainte même d’être tournée en ridicule par La Motte fut à peine capable de la retenir dans sa chambre. Son âme était dans une telle agitation, qu’il lui fut impossible de continuer le manuscrit, quoiqu’elle l’eût essayé, pour se délivrer des tourmens de l’incertitude. Elle le quitta encore, et chercha à se tranquilliser. «Qu’ai-je à redouter? dit-elle. Je suis innocente, et je ne serai pas punie pour le crime d’un autre.»
Une violente bouffée de vent, qui traversa toute la suite des appartemens, secoua si fortement la porte qui conduisait de son ancienne pièce à coucher dans les chambres secrètes, qu’impatiente de s’éclaircir, elle courut voir d’où le bruit provenait. La tapisserie qui couvrait la porte était violemment agitée: Adeline l’observa un moment avec une terreur inexprimable; mais enfin, persuadée que le vent seul la faisait mouvoir, elle fit un soudain effort pour maîtriser ses sensations, et s’arrêta pour la soulever. Alors elle crut entendre une voix. Elle prêta l’oreille, mais tout était tranquille; cependant la crainte la saisit tellement, qu’elle n’avait la force ni d’examiner la chambre, ni d’en sortir. Quelques instans après, la voix se fit encore entendre, elle fut alors convaincue qu’elle ne s’était pas trompée; elle l’entendait distinctement, quoique très-faible, et fut presque sûre qu’elle répétait son nom. Son imagination était si frappée, qu’elle pensa que c’était la même voix qu’elle avait entendue dans ses rêves. Cette conviction acheva de lui ôter le peu de courage qui lui restait; et, tombant dans un fauteuil, elle perdit toute connaissance.
Elle ne sut pas combien de temps elle avait demeuré dans cet état; mais, en reprenant ses sens, elle rassembla toutes ses forces, et gagna l’escalier tournant, d’où elle appela d’une voix très-forte. Personne ne l’entendit; et elle courut aussi vite que le lui permettait sa faiblesse, à la chambre de madame La Motte. Elle frappa doucement à la porte; il lui fut répondu par madame La Motte, fort alarmée de s’entendre éveiller à une heure aussi indue, et croyant que quelque danger menaçait son mari. Ayant reconnu que c’était Adeline, et qu’elle ne se trouvait pas bien, elle vint promptement à son secours. La terreur, encore peinte sur le visage d’Adeline, provoqua ses questions, et celle-ci lui en expliqua la cause.
Madame La Motte fut si troublée de ce récit, qu’elle appela son mari. La Motte, plus fâché d’être dérangé qu’inquiet de l’émotion dont il était témoin, gronda Adeline d’avoir écouté ses prestiges plutôt que sa raison. Elle lui fit part alors de sa découverte des chambres intérieures et du manuscrit; circonstances qui excitèrent si fort l’attention de La Motte, qu’il voulut voir le manuscrit, et aller tout de suite dans les appartemens qu’Adeline venait de lui décrire.
Madame La Motte s’efforça de le détourner de cette résolution; mais La Motte, sur qui la contrariété avait toujours un effet opposé à celui qu’on se proposait, et qui désirait jeter un nouveau ridicule sur les terreurs d’Adeline, persista dans son dessein. Il ordonna à Pierre de le suivre avec une lumière, insista pour être accompagnée de madame la Motte et d’Adeline: la première s’en défendait, et Adeline déclara d’abord qu’elle n’irait point; mais il voulut être obéi.
Ils montèrent dans la tour, et entrèrent dans la première pièce tous à la fois; chacun répugnait à demeurer le dernier. Dans la seconde chambre, tout était en silence et en ordre. Adeline présenta le manuscrit, et montra la tapisserie qui cachait la porte. La Motte leva la tapisserie, et ouvrit la porte; mais madame La Motte et Adeline le conjurèrent de ne pas aller plus loin. Il leur dit de nouveau de le suivre. Tout était tranquille dans la première pièce; il témoigna sa surprise d’avoir été si long-temps sans découvrir ces chambres, et marchait vers la seconde; mais il s’arrêta subitement. «Nous différerons notre visite jusqu’à demain, dit-il; l’humidité de ces appartemens est malsaine à toute heure, mais elle est encore plus pénétrante pendant la nuit. Je suis glacé. Pierre, souviens-toi d’ouvrir les fenêtres de bon matin, afin que l’air puisse circuler.»
«Eh mon Dieu! monsieur, dit Pierre, ne voyez-vous pas que je ne saurais y atteindre? D’ailleurs, je ne les crois pas faites pour être ouvertes, voyez ces grosses barres de fer: en vérité, cette chambre a tout l’air d’une prison; je crois que c’est là cet endroit qu’entendaient nos gens, lorsqu’ils disaient qu’aucun de ceux qui y étaient entrés n’en était sorti.» Pendant ce discours de Pierre, La Motte regarda attentivement les fenêtres élevées, qu’il avait peut-être vues d’abord, mais qu’il n’avait certainement pas examinées; il interrompit l’éloquence de son valet, et lui ordonna de marcher devant avec la lumière. C’est de bon cœur qu’ils sortirent tous de ces chambres, et retournèrent dans la pièce en bas, où l’on alluma du feu, et où tout le monde demeura quelque temps.
La Motte, pour des raisons à lui connues, essaya de ridiculiser la découverte et les craintes d’Adeline; à la fin, elle le pria de cesser avec un ton sérieux qui lui en imposa. Il garda le silence. Bientôt après, Adeline, rassurée par le retour de l’aurore, remonta dans sa chambre, et goûta pendant quelques heures le charme d’un repos ininterrompu.
Le lendemain, le premier soin d’Adeline fut de se procurer une entrevue avec Pierre, qu’elle avait quelque espoir de rencontrer en descendant l’escalier. Il ne parut pas, et elle se rendit au salon, où elle trouva La Motte qui avait l’air fort troublé. Adeline lui demanda s’il avait regardé le manuscrit. «J’ai jeté les yeux dessus, dit-il; mais le temps l’a si fort endommagé, qu’à peine peut-on le déchiffrer. Il me paraît contenir une histoire étrange et romanesque; je ne m’étonne plus qu’après avoir laissé votre imagination se frapper de ces récits terribles, vous vous soyez figuré voir des spectres, entendre des voix.»
Adeline crut que La Motte ne voulait pas être convaincu; elle s’abstint donc de lui répliquer. Au déjeuner, pendant que Pierre servait, elle fixait souvent sur lui ses regards avec une impatiente curiosité; et sa figure l’assurait de plus en plus qu’il avait quelque chose d’important à lui communiquer. Dans l’espérance d’avoir un entretien avec lui, elle sortit du salon dès qu’il lui fut possible, et se rendit dans son allée favorite; elle y était à peine lorsque Pierre se montra. «Mon Dieu! dit-il, mamselle, je suis bien fâché de vous avoir fait peur la nuit dernière.»
«—De m’avoir fait peur! dit Adeline; et quel rapport avez-vous avec ma frayeur?»
Il lui apprit alors que sitôt qu’il avait cru M. et madame La Motte endormis, il s’était coulé à la porte de sa chambre, dans l’intention de lui dire la suite de ce qu’il avait commencé le matin: qu’il avait appelé plusieurs fois aussi haut qu’il l’osait; mais que, ne recevant point de réponse, il avait cru qu’elle dormait, ou ne voulait point lui parler; et qu’en conséquence il s’était retiré. Cette explication de la voix qu’elle avait entendue ranima ses esprits; elle fut même étonnée de ne pas l’avoir reconnue: mais, en se rappelant le désordre de son âme quelque temps auparavant, sa surprise cessa.
Elle conjura Pierre d’être court en lui exposant le danger dont elle était menacée.—«Si vous voulez me laisser dire à ma guise, mamselle, vous le saurez bientôt; mais, lorsqu’on me trouble, et qu’on me fait des questions à tort et à travers, je ne sais plus ce que je dis.»
«—A la bonne heure, dit Adeline; souvenez-vous seulement que nous pouvons être aperçus.»
«—Oui, mamselle, j’en ai tout autant de peur que vous, car je crois que je passerais presque aussi mal mon temps; au reste, je ne vois personne; mais je suis sûr que, si vous restez encore une nuit dans cette abbaye, il vous arrivera malheur; car, comme je vous le dis, je suis au fait de tout.»
«—Et de quoi donc, Pierre?»
«—Vraiment! du complot qui va son train.»
«—Quoi! serait-ce mon père?...»
«—Votre père? interrompit Pierre. Eh mon Dieu! tout cela n’est que pour vous effrayer; ni votre père ni personne n’est venu vous demander; je vous jure qu’il n’a pas plus de vos nouvelles que le pape.—Non, vraiment.»
Adeline parut fâchée. «Vous badinez, dit-elle; si vous avez quelque chose à me dire, dites-le promptement; je suis pressée.»
«Mon Dieu, mamselle, je n’y entendais pas malice; j’espère que vous n’êtes pas en colère; mais je suis sûr que vous ne nierez pas que votre père soit cruel. Mais, comme je vous disais, le marquis de Montalte vous aime, et lui et mon maître (Pierre regarda de côté et d’autre) ont tenu conseil ensemble sur votre compte.» Adeline pâlit; elle comprit une partie de la vérité, et le conjura de poursuivre.
«—Ils ont tenu conseil sur votre compte. Voici ce que Jacques, le laquais du marquis, m’a conté.—Pierre, me dit-il, vous ne savez guère ce qui se passe; je vous dirais bien tout si je voulais, mais ce n’est pas bien de dire ce qu’on nous confie. Je gage à présent que votre maître est fort discret avec vous.—Là-dessus, je me suis piqué, et j’ai voulu lui persuader que l’on pouvait se confier à moi aussi bien qu’à lui.—Peut-être que non, lui dis-je, peut-être que j’en sais tout autant que vous, quoique je ne m’en vante pas.—Oui-dà! dit-il; en ce cas, vous êtes plus discret que je ne croyais. C’est une jolie fille, dit-il en parlant de vous, mamselle; mais, au bout du compte, ce n’est qu’un pauvre enfant trouvé,—ainsi ce n’est pas grand’chose. J’avais envie de mieux savoir ce qu’il voulait dire. En faisant semblant d’en savoir autant que lui, j’ai si bien fait, qu’il a tout découvert; il m’a dit....—Mais vous êtes pâle, mamselle, vous trouveriez-vous mal?»
«—Non, dit Adeline d’une voix tremblante, pouvant à peine se soutenir; continuez, je vous prie.»
«—Il m’a dit que le marquis vous avait fait la cour fort long-temps, mais que vous ne vouliez pas l’écouter; qu’il avait même prétendu vouloir vous épouser, et qu’il n’y avait pas eu moyen. Pour ce qui est du mariage, ai-je dit, je suppose qu’elle sait que la marquise est vivante, et je suis bien sûr qu’elle n’est pas faite pour être avec lui sur un autre pied.»
«—La marquise est donc réellement vivante? dit Adeline.»
«—Eh oui! mamselle; nous savons tout, et je croyais que vous saviez cela aussi.—C’est ce qu’il faut voir, répliqua Jacques; du moins je crois qu’il sera plus fin qu’elle.—Je fus étonné; je ne pus m’en empêcher.—Oui, dit-il, vous savez que votre maître est convenu de la livrer à monseigneur.»
«—Grand Dieu! que vais-je devenir! s’écria Adeline.»
«—Oui, mamselle, j’en suis fâché pour vous; mais écoutez jusqu’à la fin. Quand Jacques m’eut dit cela, je m’oubliai tout-à-fait.—Je ne le croirai jamais, lui dis-je; je ne croirai jamais que mon maître se rende coupable d’une action aussi lâche; il ne la livrera pas, ou je ne suis pas chrétien.—Oh! dit Jacques, je croyais que vous saviez tout, sans quoi je n’aurais pas soufflé le mot. Au surplus, vous pouvez en avoir le cœur net, en allant écouter à la porte du salon, comme j’ai fait; ils sont maintenant en consultation là-dessus.»
«—Vous n’avez pas besoin de me rien dire de plus de cette conversation, dit Adeline; mais apprenez-moi le résultat de ce que vous avez entendu dire dans le salon?»
«—Vraiment, mamselle, je l’ai pris au mot, et je suis allé à la porte, où, j’en suis bien sûr, j’ai entendu mon maître et le marquis qui parlaient de vous. Ils ont dit bien des choses dont je n’ai rien compris; mais, à la fin, j’ai entendu le marquis dire:—Vous savez de quoi nous sommes convenus; ce n’est qu’à ces conditions que je veux bien ensevelir le passé dans l’ou.... l’ou.... l’oubli,—c’est le mot. M. La Motte a dit alors au marquis que, s’il voulait revenir à l’abbaye le soir (il entendait ce soir même, mamselle),—tout serait préparé suivant ses désirs.—Adeline sera en votre pouvoir, monseigneur, a-t-il dit..... vous savez déjà où est sa chambre.»
A ces mots, Adeline joignit les mains, et leva les yeux au ciel dans un désespoir silencieux.—Pierre continua: «Quand j’entendis cela, je ne pus douter davantage de ce que Jacques m’avait dit.—Eh bien! dit-il, qu’en pensez-vous maintenant?—Eh mais! que mon maître est un coquin, ai-je dit.—Il est heureux que vous n’en disiez pas autant du mien.—Pour ce qui est de cela, ai-je dit....» Adeline, l’interrompant, lui demanda s’il n’en avait pas entendu davantage. «A l’instant même, dit Pierre, nous entendîmes madame La Motte venir d’une autre chambre, et nous courûmes vite à la cuisine.»
«—Elle n’était donc pas présente à cette conversation? dit Adeline.—Non, mamselle; mais je gage bien que mon maître lui en a parlé.» Adeline fut presque aussi désolée de cette apparente perfidie de madame La Motte, que du sort dont elle était menacée. Après avoir rêvé quelque temps dans une agitation extrême: «Pierre, dit-elle, vous avez un bon cœur, et vous sentez une juste indignation de la trahison de votre maître.—Voulez-vous m’aider à me sauver?»
«—Ah! mamselle, dit-il, comment vous y aider? Et puis, où irions-nous? je n’ai point d’amis à l’entour d’ici, pas plus que vous.»
«Oh! reprit Adeline vivement émue, nous fuyons nos ennemis; des étrangers peuvent devenir nos amis. Aidez-moi seulement à sortir de cette forêt, et vous mériterez mon éternelle reconnaissance; dès que j’en serai dehors, je n’aurai plus de crainte.»
«—Oh! pour ce qui est de la forêt, répliqua Pierre, j’en suis moi-même fort ennuyé. En y arrivant, je crus que nous y mènerions une bonne vie, au moins une vie comme je n’en avais jamais mené auparavant. Mais ces morts qui reviennent dans l’abbaye! je ne suis pas plus poltron qu’un autre, mais je ne les aime pas; et puis, il court des bruits si étranges! Et mon maître,—je crois que je l’aurais suivi au bout du monde; mais à présent il me tarde de le quitter, à cause de sa conduite à votre égard, mamselle.»
«—Vous consentez donc à favoriser mon évasion? dit Adeline avec vivacité.»
«Oh! quant à cela, mamselle, de tout mon cœur, si je savais où aller. J’ai bien une sœur en Savoie, mais il y a bien loin; j’ai bien épargné quelque argent sur mes gages, mais cela ne suffirait pas pour une aussi longue route.»
«Que cela ne vous arrête point, dit Adeline; si j’étais une fois hors de cette forêt, je tâcherais de pourvoir à mes besoins, et de vous témoigner ma reconnaissance.»
«—Oh! quant à cela, mamselle...»
«—Eh bien! mon cher Pierre, songeons aux moyens de nous sauver. Ce soir, dites-vous; ce soir,—le marquis doit revenir?»
«—Oui, mamselle, ce soir, à la brune. J’ai imaginé un moyen: les chevaux de mon maître pâturent dans la forêt, nous pouvons en prendre un, et le renvoyer à la première poste. Mais comment éviter d’être aperçus? D’ailleurs, si nous fuyons de jour, il va nous poursuivre et nous rattraper; si vous attendez la nuit le marquis sera venu, et il n’y aura plus de ressource. S’ils voient que nous sommes absens tous les deux, ils se douteront de la chose, et partiront sur-le-champ. Ne pourriez-vous pas vous en aller la première, et m’attendre quelque temps? Alors, tandis qu’ils vous chercheront dans l’abbaye, moi je m’esquiverai, et nous serons hors de leur portée avant qu’ils songent à nous poursuivre.»
Adeline convint de la justesse de ces observations, et fut étonnée de la sagacité de Pierre. Elle lui demanda s’il savait quelque endroit dans le voisinage de l’abbaye où elle pût se cacher jusqu’à ce qu’il arrivât avec un cheval. «Vraiment oui, mamselle, maintenant que j’y songe, il y a un endroit où vous serez très en sûreté, car personne n’en approche; mais on dit qu’il y a des revenans, et peut-être ne voudrez-vous pas y aller?» Adeline, se ressouvenant de la nuit dernière, fut un peu effrayée; mais le sentiment de son danger actuel se réveilla dans son âme, et triompha de toutes ses autres appréhensions. «Où est cet endroit, dit-elle? si je puis m’y cacher, je n’hésiterai point à m’y rendre.»
«—C’est un vieux tombeau qui est dans la partie du bois la plus épaisse, à un quart de mille de la route la plus prochaine, et presque à un mille de l’autre. Quand mon maître avait coutume de se cacher lui-même dans la forêt, je l’ai suivi dans les environs; mais ce n’est que d’avant-hier que j’ai trouvé le tombeau. Au surplus, qu’à cela ne tienne; si vous osez y venir, mamselle, je vais vous enseigner le chemin le plus court.» A ces mots, il lui montra, sur la gauche, un sentier tournant. Adeline, ayant regardé à l’entour sans voir personne, dit à Pierre de la conduire au tombeau. Ils suivirent le sentier; et bientôt, s’enfonçant dans la forêt sous les ombrages romantiques, sombres et presque impénétrables aux rayons du soleil, ils arrivèrent à l’endroit où Louis, précédemment, avait suivi les pas de son père.
Le repos et la solennité de la scène frappèrent d’épouvante le cœur d’Adeline; elle s’arrêta, et la contempla quelque temps en silence. Enfin Pierre la mena dans l’intérieur de la ruine, où ils descendirent par plusieurs marches. «Un ancien abbé, dit-il, a été enterré ici, à ce que prétendent les gens du marquis, et il y a toute apparence qu’il était de notre monastère. Mais je ne sais pas pourquoi il s’est mis dans la tête de revenir; certainement il n’a pas été assassiné.»
«—J’espère que non, dit Adeline.»
«—On n’en pourrait pas dire autant de tous ceux qui sont entrés à l’abbaye, et...»—Adeline l’interrompit: «Paix, dit-elle, à coup sûr j’entends du bruit: que le ciel nous garde d’être découverts!» Ils prêtèrent l’oreille; mais tout était paisible, et ils avancèrent. Pierre ouvrit une porte basse, ils entrèrent dans un passage sombre et fréquemment obstrué par des fragmens de pierre le long desquels ils ne marchaient qu’avec précaution. «Où allez-vous? dit Adeline.—J’ai bien de la peine à me reconnaître, dit Pierre, car je n’ai jamais été aussi avant; mais tout paraît assez tranquille.» Quelque chose lui barra le chemin; c’était une porte qui céda sous sa main, et découvrit une espèce de cellule qui ne recevait qu’un jour obscur par une grille dans le haut; un faible rayon traversait la pièce, et en laissait la plus grande partie dans l’ombre.
Adeline soupira. «Cet endroit est horrible, dit-elle; mais, s’il m’offre un asile, c’est un palais. Pierre, souvenez-vous que mon repos et mon honneur dépendent de votre fidélité; soyez à la fois discret et courageux. Ce soir, sur la brune (c’est le moment où je puis m’échapper de l’abbaye avec le moins de danger d’être aperçue), je viendrai vous attendre dans cette cellule. Aussitôt que monsieur et madame La Motte seront occupés à chercher sous les voûtes, vous m’amènerez ici un cheval; trois coups frappés sur le tombeau m’informeront de votre arrivée. Au nom de Dieu, soyez prudent et ponctuel.»
«—Oui, mamselle, quoi qu’il puisse en arriver.»
Ils remontèrent dans la forêt. Adeline, tremblant d’être observée, dit à Pierre de courir le premier à l’abbaye; et, si l’on avait eu besoin de lui, d’imaginer quelque excuse pour son absence. Lorsqu’elle fut seule, elle répandit un torrent de larmes, et s’abandonna à l’excès de sa douleur. Elle se voyait sans amis, sans parens, sans secours; abandonnée au plus affreux des dangers, et trahie par les personnes même à qui elle avait donné si long-temps des consolations, qu’elle avait aimées comme ses protecteurs, et respectées comme les auteurs de ses jours. Cette pensée frappa son cœur des plus affligeantes sensations; et celle de son péril imminent absorba pendant quelque temps la douleur d’avoir découvert dans autrui des desseins aussi criminels.
Elle recueillit enfin tout son courage, et, reprenant la route de l’abbaye, s’efforça d’attendre avec patience le déclin du jour, et de soutenir une apparence de calme en présence de monsieur et de madame La Motte. Dans le premier moment, elle évita de les voir, ne comptant pas assez sur son habileté à déguiser ses émotions; elle se rendit donc dans sa chambre en rentrant à l’abbaye. Là, elle tâcha de fixer son attention sur différens objets, mais ce fut en vain: le danger de sa situation, et le regret de s’être si cruellement abusée sur le caractère de ceux qu’elle estimait, qu’elle aimait tant, assiégeait ses pensées. Pour une âme généreuse, peu de circonstances sont plus affligeantes que la découverte de la perfidie dans les personnes qui avaient notre confiance, quand même il n’en résulterait pour nous aucun préjudice. Ce qui l’attristait le plus, c’est la conduite de madame La Motte, qui, en se cachant d’elle, avait conspiré à la perdre.
«Combien mon imagination m’a trompée! dit-elle. Quel tableau elle m’avait tracé de la bonté des hommes! Et me faut-il donc croire que tout le monde est fourbe ou cruel? Non; que je sois toujours abusée, toujours victime, plutôt que d’être condamnée à ce malheureux état de défiance.» Alors elle essaya de pallier les torts de madame La Motte, en les attribuant à la crainte qu’elle avait de son mari. «Elle n’ose pas lui désobéir, dit-elle; autrement elle m’avertirait de mes périls, elle m’aiderait à les éviter. Non, je ne la croirai jamais capable de tramer ma ruine; la terreur seule lui a fermé la bouche.»
Adeline fut un peu consolée par cette réflexion; la bienveillance de son cœur la rendait sophiste subtile. Elle ne s’apercevait pas que rapporter à la crainte la conduite de madame La Motte, ce n’était que diminuer le degré de son crime, en l’imputant à un motif moins dépravé, mais non pas moins personnel. Elle resta dans sa chambre jusqu’à ce qu’on l’avertît pour dîner. Elle essuya ses larmes, et descendit au salon, le cœur palpitant, et d’un pas mal assuré. A l’aspect de La Motte, malgré tous ses efforts, elle trembla et devint pâle. Elle ne pouvait regarder même avec un air d’indifférence l’homme qu’elle savait avoir conjuré sa perte. Il remarqua son émotion, et lui demanda si elle était indisposée. Elle vit le danger que son agitation lui faisait courir. Craignant que La Motte n’en soupçonnât la véritable cause, elle recueillit toutes ses forces, et répondit d’un air de contentement qu’elle se portait bien.
Pendant le dîner elle conserva assez de tranquillité pour cacher réellement les nombreuses souffrances de son cœur. Lorsqu’elle regardait La Motte, la terreur et l’indignation étaient ses sensations prédominantes; mais, lorsqu’elle regardait madame La Motte, c’était tout autre chose: la reconnaissance pour sa première amitié s’était tournée depuis long-temps en affection, et son cœur se gonflait alors de l’amertume de la douleur et de l’espérance trompée. Madame La Motte avait l’air abattu, et parlait peu. La Motte semblait empressé d’éloigner les réflexions, en feignant une gaîté peu naturelle: il riait, jasait, et sablait de fréquentes rasades; c’était la joie du désespoir. Madame La Motte prit l’alarme, et voulut le retenir; mais il continua ses libations à Bacchus, jusqu’à ce qu’il parut avoir presque étouffé toute réflexion.
Madame La Motte, craignant que dans cette insouciance du moment il ne se trahît lui-même, se retira avec Adeline dans une autre chambre. Adeline se rappelait les heures fortunées qu’elle avait passées autrefois avec elle, lorsque la confiance bannissait la réserve, lorsque la sympathie et l’estime dictaient les sentimens de l’amitié: ces heures étaient écoulées pour jamais; elle ne pouvait plus épancher ses souffrances dans le sein de madame La Motte, elle ne pouvait même plus l’estimer. Cependant, malgré tous les dangers où l’exposait son criminel silence, elle ne pouvait s’entretenir avec elle pour la dernière fois, sans éprouver un chagrin que la philosophie traitera de faiblesse, mais que la bienveillance appellera d’un nom plus doux.
Madame La Motte, dans sa conversation, paraissait presqu’aussi accablée qu’Adeline; ses idées étaient disparates, et il y avait de longs et fréquens intervalles de silence. Plus d’une fois Adeline la surprit fixant sur elle un regard de tendresse, et vit ses yeux se remplir de larmes. Elle en était si affectée, qu’elle fut plusieurs fois sur le point de se jeter à ses pieds pour implorer sa pitié et sa protection. La réflexion lui en fit sentir le danger, et elle réprima des émotions qui la forcèrent à la fin de s’éloigner de la présence de madame La Motte.
CHAPITRE IV.
Adeline attendait avec impatience, à la fenêtre de sa chambre, l’heure où le soleil déclinant derrière les collines lointaines, hâtait le moment de son départ. Son coucher était extraordinairement lumineux, et dardait des rayons de feu à travers les arbres et sur quelques fragmens épars de la ruine qu’elle ne pouvait regarder avec indifférence. «Probablement, dit-elle, je ne reverrai jamais le soleil se cacher sous ces coteaux, ou éclairer cette scène! Où serai-je à son premier coucher?—Où serai-je demain à cette heure-ci? Peut-être au comble de l’infortune!» A cette idée, elle pleura. «Encore quelques heures, reprit-elle, et le marquis arrivera;—encore quelques heures, et cette abbaye deviendra un théâtre de tumulte et de confusion: tous les yeux vont me chercher, tous les réduits seront visités.» Ces réflexions lui inspirèrent de nouvelles terreurs, et redoublèrent son empressement de partir.
L’obscurité arriva par degrés; elle la jugea bientôt assez forte pour risquer de sortir; mais auparavant elle se mit à genoux, et fit sa prière au ciel. Elle implora l’appui du Dieu des miséricordes, et se remit entre ses mains. Après cela elle quitta sa chambre, et descendit avec précaution l’escalier tournant. Elle ne rencontra personne; et, franchissant la porte de la tour, elle entra dans la forêt. Elle regarda autour d’elle, tous les objets étaient couverts de l’ombre du soir.
Elle cherche en palpitant le sentier que Pierre lui avait montré, et qui conduisait au tombeau: elle le trouve, et s’avance saisie de crainte. Souvent elle tressaillit lorsque le zéphyr agitait le feuillage léger, ou lorsque les chauve-souris voltigeaient dans le crépuscule; souvent aussi, lorsqu’elle tournait ses regards du côté de l’abbaye, elle croyait voir des figures d’hommes à travers les ombres qui redoublaient. Après avoir fait quelque chemin, elle entendit tout d’un coup des pas de chevaux, et bientôt après un bruit de voix; elle distingua celle du marquis; on paraissait venir du côté où elle s’avançait, et le bruit approchait. L’épouvante arrêta ses pas pendant quelques minutes; elle demeura dans un état d’hésitation terrible. Aller en avant, c’était se jeter entre les mains du marquis; rebrousser chemin, c’était tomber au pouvoir de La Motte. Après quelque temps de cette incertitude, le bruit prit soudain une autre direction, et la troupe tourna du côté de l’abbaye. La terreur d’Adeline cessa pour quelques momens. Elle comprit alors que le marquis n’avait passé en cet endroit que parce que c’était sa route pour aller à l’abbaye, et elle se hâta pour aller se cacher dans la ruine. Elle y arrive enfin après beaucoup de difficultés, car l’épaisseur de l’ombre l’empêchait presque de se reconnaître. Elle s’arrête à l’entrée, effrayée par le silence qui régnait au dedans, et par la profonde obscurité du lieu; à la fin, elle se détermine à se promener en dehors jusqu’à l’arrivée de Pierre. «Si quelqu’un s’approche, dit-elle, j’entendrai avant qu’on puisse me voir, et alors je me cacherai dans la cellule.»
Elle s’appuya contre un fragment du tombeau, dans une attente craintive; elle avait beau écouter, aucun bruit ne troublait le silence. On ne peut se faire une idée de l’état de son âme, qu’en considérant que cet instant allait décider de son sort. «On a maintenant découvert ma fuite, dit-elle, on me cherche partout dans l’abbaye. J’entends leurs voix terribles m’appeler: je vois leurs regards enflammés.» Elle céda presque au pouvoir de son imagination. Tandis qu’elle regardait encore autour d’elle, elle vit des lumières s’agiter dans l’éloignement; tantôt elles brillaient au travers des arbres, et tantôt elles disparaissaient.
Elles semblaient être dans la même direction que l’abbaye; et Adeline se ressouvint alors que le matin elle avait aperçu une partie de la fabrique par une clairière de la forêt. Elle ne douta donc plus que ces lumières ne vinssent des gens qui la cherchaient: elle craignait que, ne la trouvant pas à l’abbaye, ils ne prissent le chemin du tombeau. Elle regarda cet asile comme trop voisin de ses ennemis pour y être en sûreté, et aurait voulu gagner un endroit de la forêt plus éloigné; mais elle se rappela que Pierre ne saurait plus où la trouver.
Pendant que ces pensées se succédaient dans son âme, elle entendit dans l’air des voix éloignées, et allait promptement se cacher dans la cellule, lorsqu’elle vit les lumières disparaître tout-à-coup. Bientôt régnèrent partout le silence et l’ombre; elle tâcha néanmoins de trouver le chemin de la cellule. Elle se rappela la position de la porte extérieure et du passage; et après les avoir traversés, elle ouvrit la porte de la cellule. En dedans, tout était dans la plus noire obscurité. Elle frissonnait, mais elle entra; et après avoir tâtonné le long des murs, elle s’assit sur une pierre détachée.
Elle se recommanda de nouveau à Dieu, et s’efforça de ranimer ses esprits jusqu’à l’arrivée de Pierre. Elle avait passé environ une demi-heure dans ce sombre caveau, et aucun bruit n’annonçait son approche. Elle perdit courage; elle trembla qu’une partie de leur projet n’eût été découverte ou contrariée, ou qu’il ne fût retenu par La Motte. Cette persuasion redoubla ses craintes, au point de la résoudre à sortir seule de la cellule, et à chercher dans la fuite la seule chance de salut qui lui restât.
Pendant que ce dessein flottait dans son âme, elle distingua par la grille d’en haut les pas d’un cheval. Le bruit approche, et s’arrête enfin au tombeau. Le moment d’après elle entendit trois coups de fouet; le cœur lui battait, et son agitation était si forte, qu’elle ne fit aucun effort pour quitter la cellule. Les coups se répètent: alors elle ranime ses esprits, elle s’avance, et monte dans la forêt. Elle appelle: «Pierre!» car l’épaisseur de l’obscurité ne lui laissait distinguer ni l’homme ni le cheval. On lui répondit tout de suite: «Paix, mamselle! nos voix nous trahiront.»
Ils montèrent à cheval, et coururent aussi vite que l’obscurité le permettait. Adeline sentait son cœur renaître à chaque pas. Elle demanda ce qui s’était passé à l’abbaye, et comment il avait fait pour s’échapper.—«Parlez bas, mamselle; vous saurez tout, mais je ne peux pas vous le dire à présent.» A peine finissait-il, qu’ils virent des lumières se mouvoir à une certaine distance; et arrivant alors dans un endroit de la forêt plus ouvert, il partit au grand galop, et continua du même train tant que le cheval y put tenir. Ils regardèrent derrière; mais aucune lumière ne paraissant, la terreur d’Adeline se calma. Elle demanda encore ce qui s’était passé à l’abbaye, quand on eut découvert sa fuite. «Vous pouvez parler sans crainte d’être entendu, dit-elle: nous voilà, j’espère, assez loin pour qu’on ne puisse nous rejoindre.»
«—Vraiment, mamselle, dit-il, il n’y avait pas long-temps que vous étiez partie lorsque le marquis est arrivé; c’est alors que monsieur La Motte s’est aperçu de votre évasion. Sur cela, grand tumulte, et il a eu une longue conversation avec le marquis.—Parlez plus haut, dit Adeline; je ne vous entends pas.»
«—Oui, mamselle....»
«—O ciel! interrompit Adeline, quelle est cette voix? ce n’est pas celle de Pierre. Au nom de Dieu, dites-moi qui vous êtes, et où nous allons?»
«—Vous le saurez assez tôt, ma jeune dame, répondit l’étranger (car en effet ce n’était pas Pierre); j’exécute les ordres de mon maître.» Adeline, ne doutant plus que ce ne fût un domestique du marquis, essaya de se laisser couler à terre; mais le valet descendit et l’attacha sur le cheval. Son âme entrevit une faible lueur d’espérance; elle tâcha d’émouvoir la pitié de cet homme, et le conjura avec toute l’éloquence de la douleur; mais il entendait trop bien ses intérêts pour céder, même un instant, à la compassion que ses prières sans art lui inspiraient malgré lui.—Alors elle s’abandonna au désespoir, et, dans un silence forcé, elle se soumit à sa destinée. Ils continuèrent ainsi leur marche, jusqu’à ce qu’une forte averse, accompagnée de tonnerre et d’éclairs, leur fit gagner l’épaisseur d’un bosquet touffu. Le valet s’y croyait en sûreté, et Adeline se souciait trop peu de la vie pour le dissuader de son erreur. L’orage fut long et violent; mais, dès qu’il fut passé, ils se remirent au grand galop. Après avoir couru environ deux heures, ils arrivèrent aux bords de la forêt, et bientôt à un mur élevé et solitaire qu’Adeline ne pouvait distinguer qu’à la clarté de la lune qui se montrait alors entre les nuages.
Là, ils s’arrêtèrent: l’homme descendit; et, ayant ouvert une petite porte pratiquée dans le mur, il détacha Adeline qui jetait des cris involontaires et superflus pendant qu’il l’enlevait de dessus le cheval. La porte s’ouvrait sur un passage étroit obscurément éclairé par une lampe suspendue à l’autre extrémité. Il la conduit; ils arrivent à une autre porte; elle s’ouvre, et montre un magnifique salon superbement éclairé, et meublé dans le goût le plus frivole et le plus recherché.
Sur les murs étaient peintes à fresque les métamorphoses d’Ovide; une tenture de soie régnait au-dessus avec une garniture de franges et de riches festons. Les ottomanes étaient d’une étoffe assortie aux tapisseries. Du centre du plafond, représentant une scène de l’Armide du Tasse, descendait une lampe d’argent d’une forme étrusque: elle répandait une vive lumière qui, réfléchie par deux larges glaces pareilles, illuminait le salon complètement. Des bustes d’Horace, d’Ovide, d’Anacréon, de Tibulle et de Pétrone, ornaient les encoignures, et des fleurs rassemblées dans des vases étrusques exhalaient les plus délicieuses odeurs. Au milieu de l’appartement était une petite table couverte d’une collation de fruits, de glaces et de liqueurs. Personne ne se montrait. Tout cela paraissait l’ouvrage de l’enchantement, et ressemblait plutôt à un palais de fée, qu’à rien de ce qui sort de la main des hommes.
Adeline fut saisie d’étonnement, et demanda où elle était; mais le valet refusa de répondre à ses questions; et, après l’avoir engagée à prendre quelques rafraîchissemens, il la laissa. Elle s’approcha des croisées: la clarté de la lune lui découvrit un jardin spacieux, où les bosquets, les clairières et les eaux, brillantées par le clair de lune, composaient une scène d’une beauté variée et romantique. «Que peut signifier cela? dit-elle. Est-ce un charme pour m’entraîner à ma perte? Dans l’espoir de s’échapper, elle s’efforça d’ouvrir les fenêtres, mais elles étaient toutes condamnées; ensuite elle tenta d’ouvrir différentes portes, et les trouva pareillement fermées.
Voyant qu’on lui avait ôté tout moyen de se sauver, elle demeura quelque temps plongée dans le chagrin et dans la réflexion; mais elle fut à la fin tirée de sa rêverie par les accens d’une douce musique, dont les sons enchanteurs suspendaient les souffrances, et disposaient l’âme à la tendresse et aux délices de la contemplation. Adeline écouta avec surprise, se calma insensiblement, et se laissa intéresser; une tendre mélancolie s’empara de son cœur, et triompha de toutes les sensations pénibles: mais au moment où cessa la mélodie, l’enchantement s’évanouit, et elle revint au sentiment de sa situation.
La musique recommence:—elle cède encore par degrés à sa douce magie. Une voix de femme, accompagnée par un luth, un hautbois, et un petit nombre d’autres instrumens, fit alors entendre des sons si célestes, qu’ils ravissaient l’attention en extase. La voix s’affaiblissait graduellement, et ne rendait que quelques notes simples avec une douceur pathétique; tout-à-coup le mouvement change, et sur un air léger et gai, Adeline distingue les paroles suivantes:
CHANSON
Des biens, des maux, des ombres, des clartés.
Chassez les maux dont l’aspect vous afflige!
Cueillez en fleurs les frêles voluptés.
La peine affreuse et le riant plaisir.
Si tous les deux ne sont que des chimères,
Rêver un bien, n’est-ce pas en jouir?
Elle vous dit: «Vos beaux jours sont comptés!
L’espoir promet et l’avenir refuse;
Cueillez en fleurs les frêles voluptés.»
La musique cessa, mais les sons vibraient sur son imagination, et elle était tombée dans la charmante langueur qu’ils lui avaient inspirée. Soudain la porte s’ouvrit, et le marquis de Montalte parut. Il s’approcha du sofa où était assise Adeline, et lui adressa la parole; elle ne l’entendit pas..., elle s’était évanouie. Il tâcha de la faire revenir, et y réussit enfin; mais en ouvrant les yeux, et en le revoyant, elle tomba dans un état d’insensibilité. Après avoir essayé divers moyens pour lui rendre la connaissance, il fut forcé d’appeler du secours. Deux jeunes femmes entrèrent; et, dès qu’elle commença à reprendre ses sens, il les laissa avec elle pour la préparer à le revoir. Lorsque Adeline s’aperçut que le marquis s’en était allé, et que des femmes prenaient soin d’elle, ses esprits se ranimèrent par degrés; elle regarda celles qui la servaient, et fut étonnée de voir tant d’appas et tant d’élégance.
Elle fit quelques tentatives pour intéresser leur pitié; mais elles parurent absolument insensibles à sa détresse, et se mirent à parler du marquis dans le langage de la plus haute admiration. Elles l’assurèrent qu’elle ne devait s’en prendre qu’à elle-même si elle n’était pas heureuse, et lui conseillèrent de le paraître en sa présence. Ce fut avec une peine extrême qu’Adeline retint l’expression du mépris qui venait au bord de ses lèvres, et qu’elle écouta leurs discours en silence: mais elle sentait le danger et l’inutilité de s’y refuser, et elle maîtrisa ses sensations.
C’est ainsi qu’elles continuaient leurs éloges du marquis, lorsqu’il se montra lui-même. Il fit un signe de la main; elles quittèrent aussitôt l’appartement. Adeline le regarda avec une sorte de désespoir muet. Il s’approche, lui prend la main. Elle la retire vivement; et se détournant avec un air de détresse inexprimable, elle fond en larmes. Il garda quelque temps le silence, et parut touché de sa souffrance; mais s’approchant de nouveau, et lui adressant la parole d’un ton aimable, il la conjura de pardonner une démarche que lui avaient suggérée, disait-il, le désespoir et l’amour. Elle était trop absorbée dans la douleur pour répondre; mais lorsqu’il la pressa de payer sa passion de quelque retour, l’accablement fit place à l’indignation, et elle lui reprocha sa conduite. Il fit valoir qu’il l’avait long-temps aimée et recherchée dans des vues honnêtes; il commençait à répéter l’offre de sa main, mais, en levant les yeux sur Adeline, il lut dans ses regards le mépris qu’elle méritait, d’après sa propre conscience.
Il fut interdit pour un moment, et sembla reconnaître que son projet était découvert, et sa personne dédaignée; mais reprenant bientôt son empire ordinaire sur les traits de son visage, il la pressa de nouveau, avec les plus vives sollicitations, de lui accorder son amour. Un instant de réflexion fit voir à Adeline le danger d’irriter son orgueil par un aveu du mépris que lui inspirait cette offre prétendue de mariage, et elle ne jugea pas convenable de descendre à la politique de la dissimulation, dans une conjoncture qui intéressait l’honneur et le repos de sa vie. Elle vit que le seul moyen d’échapper à ses desseins criminels, c’était de les éloigner; elle lui laissa croire qu’elle ignorait que la marquise était vivante, et que ses offres n’étaient qu’un piège.
Il remarqua qu’elle hésitait; et, impatient de tirer avantage de cette incertitude, il renouvela sa proposition avec un surcroît de chaleur.—«Demain nous serons unis, aimable Adeline; demain vous consentirez à devenir la marquise de Montalte. Alors vous répondrez à ma flamme, et.....»
«—Il faut auparavant mériter mon estime, monsieur.»
«—Je la mériterai....; je la mérite. N’êtes-vous pas à présent en mon pouvoir, et ne me suis-je pas défendu de profiter de votre situation? Ne vous fais-je pas les propositions les plus honorables?»—Adeline frissonna.—«Si vous désirez mon estime, monsieur, tâchez, s’il est possible, de me faire oublier par quels moyens je suis tombée en votre puissance. Si vos vues sont réellement honnêtes, prouvez-le, en me rendant ma liberté.»
«Aimable Adeline, voulez-vous donc fuir loin de celui qui vous adore? répliqua le marquis, avec un air de tendresse étudiée. Pourquoi exiger de moi une preuve aussi cruelle de désintéressement, d’un désintéressement incompatible avec l’amour? Non, charmante Adeline; que je goûte au moins le plaisir de vous contempler jusqu’au moment où des nœuds solennels écarteront tout obstacle à mon amour! Demain....»
Adeline vit le danger qu’elle courait, et l’interrompit. «—Méritez mon estime, monsieur, et vous l’obtiendrez; faites un premier pas pour y parvenir, en me délivrant d’une captivité qui me force de ne vous regarder qu’avec crainte et aversion. Comment puis-je croire à vos protestations d’amour, tant que vous ne paraîtrez prendre aucun intérêt à mon bonheur?» C’est ainsi qu’étrangère jusqu’alors aux artifices de la dissimulation, Adeline se permit d’y avoir recours, en déguisant son indignation et son mépris; mais bien que ce ne fût que pour se garantir du plus grand péril, elle n’employa cette ruse qu’avec répugnance, presque avec horreur; et, quoique sa dissimulation eût certainement une bonne fin, à peine pouvait-elle se persuader que cette fin pût justifier les moyens.
Le marquis persista dans ses sophismes.—«Pouvez-vous mettre en doute la réalité d’une passion qui, pour vous obtenir, m’a exposé au risque de vous déplaire? Mais n’ai-je pas consulté votre bonheur jusque dans cette même conduite que vous me reprochez? D’un séjour affreux et solitaire je vous ai transportée dans une brillante maison de plaisance, où tous les objets de luxe sont à vos ordres, où tout le monde va se conformer à vos vœux.»
«—Le premier de mes vœux, dit Adeline, c’est de sortir d’ici. Je vous supplie, je vous conjure de ne pas m’y retenir plus long-temps. Je suis une malheureuse orpheline, sans amis, exposée à mille dangers, et peut-être abandonnée à l’infortune. Je ne voudrais pas vous offenser; mais permettez-moi de dire qu’il n’est point pour moi de malheur au-dessus de celui que j’éprouverai, si je demeure dans ces lieux, ou si je suis encore poursuivie partout ailleurs par les offres que vous me faites!» Adeline avait déjà oublié sa politique; des larmes l’empêchèrent de poursuivre, et elle détourna la tête pour cacher son émotion.
«Au nom du ciel, Adeline, vous me faites injure, dit le marquis en se levant et en lui saisissant la main. Je vous aime, je vous adore; mais vous doutez de ma passion, et vous êtes insensible à mes vœux. Vous partagerez tous les plaisirs de cette demeure, mais vous n’en sortirez pas.» Elle dégagea sa main, et, dans une angoisse silencieuse, elle gagna une des extrémités du salon. De profonds soupirs s’échappèrent de son cœur; et, presqu’en défaillance, elle s’appuya sur une fenêtre pour se soutenir.
Le marquis la suivit. «Pourquoi, dit-il, persister aussi obstinément dans le refus de votre bonheur? Songez aux propositions que je vous ai faites, et acceptez-les, tandis que vous le pouvez encore. Demain, un prêtre nous unira;—assurément, lorsque je vous tiens ainsi en ma puissance, votre intérêt doit être d’y consentir!»
Adeline ne put répondre que par des larmes. Elle désespérait d’amener son cœur à la pitié, et tremblait d’irriter son orgueil par le mépris. Elle souffrit qu’il la conduisît à un siége auprès de la collation. Il la pressa de goûter de plusieurs confitures, et surtout de certaines liqueurs dont il but lui-même fort cavalièrement. Adeline n’accepta qu’une pêche.
Le marquis, interprétant son silence comme un acquiescement secret à ses propositions, reprenait tout son enjouement et sa vivacité; tandis que les regards enflammés qu’il ne cessait de jeter sur Adeline, la remplissaient de trouble et d’indignation. Au milieu du banquet, une douce musique joua de nouveau les airs les plus tendres et les plus passionnés; mais elle n’avait plus aucun pouvoir sur Adeline: son âme était trop gênée et trop attristée par la présence du marquis, pour recevoir même les adoucissemens de l’harmonie. Une chanson se fit entendre; elle était écrite avec cet art impuissant sous lequel les poètes voluptueux croient pouvoir cacher et recommander tout ensemble les principes du vice. Adeline la reçut avec mépris et mécontentement. Le marquis s’en aperçut, et fit signe d’exécuter un autre morceau, qui, en réunissant la force de la poésie aux charmes de la musique, pût détourner son âme des objets présens, et la plonger dans un agréable délire.
L’ESPRIT-FÉE.
STANCES.
Je nage dans les feux du jour;
De la caverne la plus sombre
Je perce le plus noir détour.
Dans l’abîme des flots amers;
J’en effleure tous les rivages
Jusqu’aux deux bouts de l’univers.
Poursuit son char, et me fait voir
Des distances que la pensée
N’ose elle-même concevoir.
Dans les vallons, dans les forêts,
J’entends la musique des mondes
Que nul mortel n’ouït jamais.
Et sous les touffes d’un berceau,
Je prête l’oreille au murmure
Et du feuillage et du ruisseau.
Au bord des mers je viens m’asseoir,
Pour regarder l’or de la nue
S’éteindre dans l’ombre du soir.
Quand tous les vents sont amortis,
J’entends la conque harmonieuse
Des belles nymphes de Thétis.
Qu’elle résonne tendrement!
Le son s’éteint.... mon œil lui donne
Des larmes de ravissement.
Qui perce les rameaux mouvans,
M’invite au sein de la clairière
A rôder sur l’aile des vents.
Qu’au clair de lune j’entrevois:
Le voyageur qui seul chemine,
N’y passe plus qu’avec effroi.
Pour lui sont des voix et des corps.
Un souffle, après d’affreux silences,
C’est le gémissement des morts.
Le barde m’entend murmurer:
J’enfante les plus grands délires,
Et je fais peur sans me montrer.
Quand la voix eut cessé, un cor fit entendre de loin un air plaintif, exécuté avec l’expression la plus exquise: tantôt les sons flottaient dans l’air en douces ondulations, tantôt ils s’enflaient en accens pleins et nourris; tantôt ils s’affaiblissaient, et mouraient dans le silence: bientôt ils s’élevèrent en une mélodie si douce et si tendre, qu’elle arracha des larmes à Adeline, et des exclamations de ravissement au marquis. Il passa son bras autour d’elle, et voulait l’attirer à lui; mais elle se dégagea de ses embrassemens, et d’un coup d’œil où était empreinte la ferme dignité de la vertu, elle lui en imposa. Pénétré au fond de l’âme d’une supériorité qu’il rougissait de reconnaître, et s’efforçant de mépriser une influence à laquelle il ne pouvait résister, adorateur du vice, il fut un moment l’esclave de la vertu. Mais il reprit bientôt son assurance, et fit parler sa flamme. Adeline, abandonnée par le courage qu’elle venait de déployer, et accablée de langueur et de fatigue par les nombreuses et violentes agitations de son âme, le conjura de la laisser jouir du repos.
La pâleur de son visage, et le son tremblant de sa voix, étaient trop expressifs pour n’être pas compris. Le marquis lui dit de songer au lendemain; et, après avoir un peu hésité, il se retira. Dès qu’elle fut seule, elle donna un libre cours aux angoisses de son âme. Absorbée dans la douleur, elle resta quelques momens sans s’apercevoir qu’elle était auprès des jeunes femmes qui l’avaient déjà servie: elles étaient rentrées dans le salon au moment où le marquis en sortait; elles venaient la prendre pour la conduire à sa chambre. Adeline les suivit quelque temps sans rien dire; enfin, poussée par le désespoir, elle fit de nouveaux efforts pour exciter leur compassion: mais elles répétèrent les louanges du marquis. Voyant donc que toutes ses tentatives pour les intéresser en sa faveur étaient inutiles, elle les congédia. Elle ferma à clef la porte par où elles étaient sorties; et dans la faible espérance de découvrir quelques moyens d’évasion, elle examina sa chambre. L’élégance frivole de l’ameublement, et une foule d’objets de luxe, semblaient avoir pour but de fasciner l’imagination et de séduire le cœur. La tenture était en soie couleur de paille, et ornée de plusieurs paysages et de tableaux d’histoire, dont les sujets se ressentaient du caractère voluptueux du possesseur. La cheminée, en marbre de Paros, était décorée de différentes figures d’après l’antique. Le lit était de soie et de la même couleur que la tapisserie; il avait une riche garniture de pourpre et d’argent, et un ciel en forme de dais. Des vases de porcelaine remplis de parfums reposaient dans tous les angles, sur des consoles de même structure que la toilette, laquelle était magnifique et ornée d’une infinité de colifichets.
Adeline jeta en passant un coup d’œil sur ces divers objets, et vint examiner les fenêtres; elles descendaient jusqu’au parquet, et s’ouvraient sur un balcon, en face du jardin qu’elle avait aperçu du salon. Elles étaient alors condamnées, et tous ses efforts pour les ouvrir furent inutiles. Son attention fut attirée par une porte qui ne se trouva pas fermée. Elle donnait sur un cabinet de toilette, où elle descendit par quelques degrés: deux fenêtres frappèrent ses regards; l’une refusa de s’ouvrir, mais son cœur palpita d’une joie subite lorsque l’autre s’ouvrit sous sa main.
Dans son premier transport, elle oublia que la hauteur de la fenêtre pourrait s’opposer à l’évasion qu’elle méditait. Elle revint pour fermer la porte du cabinet, afin de prévenir toute surprise; précaution au surplus inutile, la porte de la chambre à coucher étant déjà fermée. Alors elle regarda par la croisée; devant elle était le jardin, et elle s’aperçut que la fenêtre qui descendait jusqu’au parquet s’approchait si fort de la terre, qu’elle pouvait y sauter facilement. Presqu’au même instant elle s’élança en dehors, et se trouva sans accident dans un immense jardin, ressemblant plutôt à ceux des parcs d’Angleterre qu’à une suite de parterres français.
Elle ne se doutait guère qu’elle ne pût sortir de là, soit par quelque brèche, soit par quelque partie basse de la muraille; elle courut rapidement le long de la clôture: l’espoir faisait battre son cœur. Les nuages de la dernière tempête étaient alors dispersés, et la clarté de la lune qui donnait sur les espaces découverts, et brillantait les fleurs encore chargées de gouttes de pluie, lui offrait une perspective distincte de la scène d’alentour. Elle suivit la direction du grand mur qui tenait au château, jusqu’à ce qu’il fût caché à sa vue par un amas de plantes sauvages, si touffu et si embarrassé de branches épaisses, qu’elle n’osa s’y enfoncer. Elle tourna sur sa droite, dans une allée qui la conduisit à un lac couronné d’une haute futaie.
Les rayons de la lune se jouant sur les eaux, dont la douce ondulation venait caresser le rivage, présentaient une scène d’une beauté tranquille, qui aurait calmé un cœur moins agité que celui d’Adeline: elle lui donna un coup d’œil, soupira et passa outre promptement pour chercher le mur du jardin, dont elle s’était considérablement éloignée. Après avoir erré quelque temps à travers les allées et les esplanades, sans rien rencontrer qui ressemblât à une clôture, elle se retrouva encore auprès du lac, et suivit alors sa rive avec les pas du désespoir:—des pleurs coulaient sur ses joues. La scène d’alentour n’offrait que des images de paix et de volupté, tous les objets semblaient dormir; pas un souffle ne remuait le feuillage, pas le moindre bruit ne s’élevait dans l’air; ce n’est que dans son sein que régnaient le désordre et la douleur. Elle continua de suivre les contours du rivage, et fut enfin conduite par une allée dans un sentier qui montait doucement en tournant sur le flanc d’un coteau: l’obscurité y était si profonde, qu’elle ne trouva son chemin qu’avec difficulté; tout à coup l’avenue se termina par un bosquet élevé, et elle aperçut une lumière qui partait d’un réduit à quelque distance.
Elle s’arrêta: son premier mouvement fut de se retirer; mais ayant prêté l’oreille sans entendre aucun bruit, son âme eut un faible rayon d’espoir que la personne à qui appartenait cette lumière, pourrait consentir à favoriser sa fuite. Elle avança en tremblant, et avec précaution du côté du réduit, afin d’observer en secret la personne, avant de se risquer à y entrer. Plus elle approchait, plus son émotion augmentait: arrivée sous le berceau, elle vit, à travers une croisée ouverte, le marquis couché sur un sofa, auprès d’une table couverte de vins et de fruits. Il était seul, et avait le visage enluminé par ses libations bachiques.
Pendant qu’elle regardait, enchaînée sur la place par la terreur, il jeta les yeux du côté de la fenêtre; la lumière donnait en plein sur la figure d’Adeline: mais elle ne resta pas pour s’assurer s’il l’avait aperçue; car elle quitta l’endroit avec la rapidité de l’éclair, et s’enfuit sans savoir si elle était poursuivie. Après avoir fait beaucoup de chemin, la lassitude la força enfin de s’arrêter, et elle se jeta sur le gazon, presque évanouie de crainte et de langueur. Elle savait que, si le marquis la surprenait tentant de s’échapper, il franchirait probablement les bornes qu’il s’était imposées jusqu’alors; elle redoutait donc les plus affreux dangers. Les palpitations de la terreur étaient si fortes qu’elle avait peine à respirer.
Elle épia, elle écouta dans une attente craintive; mais nulle forme humaine ne s’offrit à ses regards, nul bruit ne frappa son oreille; elle resta un temps considérable dans cet état. Elle pleura, et ses larmes soulagèrent son cœur oppressé. «O mon père! dit-elle, pourquoi avez-vous abandonné votre enfant? Si vous saviez les périls où vous l’avez exposée, sûrement vous auriez pitié d’elle, vous viendriez à son secours. Hélas! ne trouverai-je jamais un ami! Suis-je toujours destinée à donner ma confiance pour être abusée?—Pierre aussi aurait-il pu me trahir?» Elle pleura encore, et revint au sentiment de son danger actuel, et à la considération des moyens de s’y dérober;—mais elle n’en voyait aucun.
A son imagination le parc semblait n’avoir point de limites; elle avait erré d’esplanade en esplanade, de bosquet en bosquet, sans apercevoir aucune clôture. Elle ne put retrouver le mur du jardin; mais elle résolut de ne pas revenir au château, et de ne pas abandonner sa recherche. Comme elle se levait pour s’en aller, elle vit une ombre se mouvoir à une certaine distance; elle resta tranquille pour l’observer. L’ombre avançait lentement, et disparut soudain; mais elle vit sur-le-champ une personne sortir de l’obscurité, et s’approcher de l’endroit où elle était. Elle ne doutait point que le marquis ne l’eût aperçue; elle courut avec toute la rapidité possible sous l’ombrage d’un bosquet à sa gauche. Des pas la poursuivaient, et elle entendit répéter son nom, pendant qu’elle s’efforçait vainement de précipiter sa course.
Tout d’un coup le bruit de la poursuite se détourna, et se perdit dans une direction différente. Elle s’arrêta pour reprendre haleine; elle regarda autour d’elle, personne ne parut. Alors elle s’avança lentement le long de l’avenue, et touchait presque à son extrémité lorsqu’elle vit la même figure sortir de dessous les arbres, et s’élancer au milieu de l’allée. On la poursuit, et on l’approche. Une voix l’appelle; mais elle ne pouvait l’entendre, car elle était tombée sur la terre sans connaissance. Elle ne reprit ses sens que long-temps après, et ce fut pour se trouver dans les bras d’un étranger; elle fit un effort pour s’en débarrasser.
«Ne craignez rien, aimable Adeline, dit-il; ne craignez rien: vous êtes dans les bras d’un ami qui affrontera tous les hasards pour vous servir, qui vous protégera au péril de ses jours.» Il la pressa doucement contre son cœur. «M’avez-vous donc oublié?» ajouta-t-il. Elle regarda attentivement, et fut convaincue que c’était Théodore qui venait de lui parler. La joie fut sa première émotion; mais se rappelant son départ subit dans un moment aussi critique pour sa sûreté, et qu’il était ami du marquis, mille sensations confuses se combattaient dans son sein, et la plongeaient dans un abîme de défiance, d’appréhension et de désespoir.
Théodore la releva; et en la soutenant: «Fuyons sur-le-champ de ce lieu, dit-il: une voiture nous attend; elle suivra le chemin que vous indiquerez, et vous conduira auprès de vos amis.» Cette dernière phrase pénétra son cœur: «Hélas! je n’ai point d’amis, dit-elle, et je ne sais où aller.» Théodore serra tendrement sa main dans la sienne, et lui dit du ton de la plus douce pitié: «Eh bien! mes amis seront les vôtres, laissez-moi vous conduire auprès d’eux. Mais je suis dans des transes mortelles tant que vous resterez en ces lieux; hâtons-nous d’en sortir.» Adeline allait répondre, lorsqu’ils entendirent des voix à travers les arbres. Théodore, la soutenant avec son bras, l’entraîna le long de l’avenue: ils continuèrent de fuir jusqu’à ce qu’Adeline, perdant la respiration, ne put aller plus avant.
Après s’être reposés un moment sans entendre aucun pas à leur poursuite, ils reprirent leur course. Théodore savait qu’ils n’étaient pas éloignés des murs du jardin; mais il songeait aussi que, dans l’espace intermédiaire, divers sentiers venant des parties de l’enclos les plus éloignées, aboutissaient dans l’allée où il fallait passer, et que les gens du marquis pouvaient en sortir pour le croiser. Toutefois il cacha ses craintes à Adeline, et s’efforça de calmer et de rassurer ses esprits.
Enfin ils arrivèrent à la clôture, et Théodore la conduisait à une partie basse de la muraille, vers l’endroit où était la voiture, lorsqu’ils entendirent encore des voix dans les airs. Les esprits et la force d’Adeline étaient presque épuisés; mais elle fit un dernier effort pour avancer, et vit bientôt, à quelque distance, l’échelle dont Théodore s’était servi pour descendre dans le jardin. «Encore un peu de courage, dit-il, et vous êtes sauvée.» Il tint l’échelle pendant qu’elle montait; le haut de la muraille était large et uni: Adeline y étant arrivée attendit Théodore; il la suivit, et tira l’échelle de l’autre côté.
Lorsqu’ils furent descendus, ils virent la voiture, mais le conducteur n’y était plus. Théodore tremblait d’appeler, de peur que sa voix ne le découvrît; il mit donc Adeline dans la chaise, et alla lui-même pour chercher le postillon; il le trouva endormi sous un arbre à quelques pas. L’ayant éveillé, ils retournèrent à la voiture, et partirent ventre à terre. Adeline n’osait pas encore se croire hors de danger; mais après qu’ils eurent marché assez long-temps sans interruption, la joie de son cœur éclata, et elle remercia son libérateur dans les termes de la plus vive reconnaissance. Théodore lui répondit avec un ton de voix et des manières dont la sympathie prouvait que son bonheur en cette occasion égalait celui de sa compagne.
A mesure que la réflexion s’emparait de l’âme d’Adeline, l’anxiété y suspendait l’allégresse: dans ces instans d’agitation, elle ne songeait qu’à fuir; mais les circonstances de sa situation présente la frappèrent. Elle devint silencieuse et pensive: elle n’avait point d’amis près desquels elle pût se réfugier, et elle s’en allait sans savoir en quels lieux, avec un jeune militaire qui lui était presque étranger. Elle se rappela combien de fois elle avait été abusée et trahie par ceux à qui elle avait accordé le plus de confiance, et elle tomba dans l’accablement: elle se rappelait aussi les premières attentions que Théodore lui avait témoignées, et tremblait que cette conduite n’eût été inspirée par une passion égoïste. Elle voyait que cela était possible, mais elle se refusait à le croire probable, et sentait que rien ne pouvait l’affliger davantage que de soupçonner l’honnêteté de Théodore.
Il interrompit sa rêverie, en lui parlant de sa situation à l’abbaye. «Vous avez dû être bien étonnée, dit-il, et sans doute bien offensée, de ne point me voir à mon rendez-vous, après les avis alarmans que je vous avais donnés dans notre dernière entrevue. Cette circonstance m’a peut-être fait tort dans votre estime, si toutefois j’avais été assez heureux pour l’avoir obtenue; mais mes desseins ont été dominés par ceux du marquis de Montalte; et je crois pouvoir vous assurer qu’en cette conjoncture, ma douleur a été pour le moins égale à vos appréhensions.»
Adeline dit: «Qu’elle avait été très-alarmée de ses avis, et de ne point recevoir d’informations ultérieures concernant le danger qui la menaçait; et que.....» Elle retint les paroles qu’elle avait sur les lèvres; car elle s’aperçut que, sans y prendre garde, elle manifestait le penchant que renfermait son cœur. Il y eut un silence de quelques momens, et ni l’un ni l’autre n’étaient tranquilles. Enfin, Théodore renoua la conversation: «Permettez-moi, dit-il, de vous instruire des circonstances qui m’ont privé de l’entrevue que je vous avais demandée; je suis impatient de me justifier.» Sans attendre la réponse d’Adeline, il lui raconta que le marquis avait, par des moyens inexplicables, appris ou soupçonné le sujet de leur dernière conversation, et que, voyant ses projets en péril d’être déjoués, il avait pris des mesures efficaces pour l’empêcher d’en être plus amplement informée. Adeline se rappela aussitôt que Théodore avait été vu avec elle dans la forêt par La Motte, qui, sans doute, avait soupçonné leur inclination naissante, et avait eu soin d’avertir le marquis que, selon toute apparence, il avait un rival dans son ami.
«Le lendemain de notre dernière entrevue, dit Théodore, le marquis, qui est mon colonel, m’ordonna de me préparer à rejoindre mon régiment, et fixa mon départ au lendemain matin. Cet ordre subit ne laissa pas de me surprendre, mais je ne fus pas long-temps à en savoir le motif. Un domestique du marquis, que j’avais eu long-temps à mon service, entra dans ma chambre aussitôt après que j’eus quitté son maître, et m’exprimant son regret de me voir partir si précipitamment, laissa échapper quelques indices qui excitèrent ma surprise. Je lui fis des questions, et je fus confirmé dans les soupçons que j’avais conçus depuis quelque temps des projets du marquis sur votre personne.
«Jacques m’apprit que notre dernière entrevue avait été remarquée, et rapportée au marquis. Il savait cela d’un de ses camarades; et j’en fus si effrayé, que je l’engageai à me donner de temps en temps des avis sur la conduite du marquis. Dès-lors j’attendis avec un redoublement d’impatience le soir qui devait me ramener auprès de vous: mais l’adresse du marquis déconcerta entièrement mes efforts et mes vœux. Il s’était engagé à passer la journée à la maison de campagne d’un homme de qualité, éloignée de quelques lieues; et, malgré toutes les excuses que je pus donner, il me fallut l’accompagner. Forcé d’obéir, je passai la journée dans l’agitation et l’anxiété la plus affreuse. Il était minuit avant que nous fussions de retour au château du marquis. Je me levai le lendemain de bonne heure, pour me mettre en route, et je résolus de chercher à vous voir avant de quitter le pays.
»Lorsque j’entrai dans la salle à déjeuner, je fus très-étonné d’y trouver déjà le marquis, lequel, en trouvant la matinée superbe, déclara que son intention était de m’accompagner jusqu’à Chineau. Privé tout-à-coup de ma dernière espérance, je crois que mon visage exprima ce que je sentais; car les regards curieux du marquis passèrent aussitôt de l’indifférence au mécontentement. Il y a au moins douze lieues de Chineau à l’abbaye. J’eus d’abord l’intention de revenir de cet endroit, mais je songeai que ce serait un bien grand hasard si je pouvais vous trouver seule; et de plus que, si La Motte m’apercevait, cela réveillerait tous ses soupçons, et le mettrait en garde contre tous les plans que je croirais convenable de tenter à l’avenir: je continuai donc ma route pour rejoindre mon régiment.
»Jacques me transmit de fréquens renseignemens sur les opérations du marquis; mais sa manière de s’exprimer était si peu claire, qu’ils ne servirent qu’à m’embarrasser et à me désoler. Sa dernière lettre m’alarma à tel point, que le séjour de ma garnison me devint insupportable; et comme il m’était impossible d’obtenir un congé, je quittai le corps secrètement, et vins me cacher dans une chaumière, environ à un mille du château, afin d’être plus tôt instruit des projets du marquis. Jacques me donna chaque jour des informations, et enfin m’annonça l’horrible complot tramé pour la nuit suivante.
»J’avais bien peu de probabilités de pouvoir vous prévenir de votre danger. Si je me hasardais d’approcher de l’abbaye, La Motte pouvait me découvrir, et rendre inutiles toutes mes tentatives pour vous sauver. Je résolus pourtant d’en courir les risques dans l’espérance de vous voir; et à la chute du jour je me préparais à gagner l’abbaye, lorsque Jacques parut et m’apprit qu’on devait vous conduire au château. Mon plan en devint d’une exécution moins difficile. J’appris encore que le marquis, n’ayant plus aucune crainte de vous perdre, projetait, à l’aide de ces raffinemens de luxe qui ne lui sont que trop familiers, de vous rendre favorable à ses vœux, et de vous séduire par de fausses propositions de mariage. M’étant procuré la connaissance de la chambre qui vous était destinée, j’ai fait aposter une voiture pour nous attendre; et, avec l’intention d’escalader votre fenêtre et de vous délivrer, je suis entré à minuit dans le jardin.»
Théodore ayant achevé de parler: «Je ne connais point d’expressions, dit Adeline, qui puissent vous rendre le sentiment des obligations que je vous ai, ni la reconnaissance dont me pénètre votre générosité.»
«Ah! n’appelez pas cela de la générosité, répliqua-t-il; c’était de l’amour.» Il s’arrêta. Adeline garda le silence. Après quelques momens d’une émotion expressive, il reprit: «Pardonnez cette brusque déclaration; mais pourquoi la nommer brusque, lorsque mes actions vous ont déjà découvert ce que ma bouche n’a osé vous avouer jusqu’à cet instant?» Il fit encore une pause. Adeline se taisait toujours. «Rendez-moi cependant la justice de croire que je sens combien il est déplacé de vous parler à présent de mon amour; mais l’aveu m’en a été surpris. Je vous promets aussi de m’abstenir de renouveler ce discours, jusqu’à ce que vous soyez dans une situation où vous puissiez accepter ou refuser librement l’attachement sincère que je vous offre. Toutefois, si je pouvais être assuré maintenant de posséder votre estime, je serais délivré de l’inquiétude la plus cruelle.»
Adeline s’étonna qu’il eût douté de son estime après le service généreux et signalé qu’il lui avait rendu; mais elle était encore étrangère à la timidité de l’amour. «Pouvez-vous me croire ingrate? dit-elle d’une voix tremblante. Est-il possible que j’envisage vos démarches amicales en ma faveur, sans vous estimer?» Théodore lui prit aussitôt la main, et la pressa en silence contre ses lèvres. Ils étaient tous les deux trop émus pour converser, et ils continuèrent de marcher pendant plusieurs milles sans s’adresser une parole.
CHAPITRE V.
Le point du jour commençait à blanchir les nuages, lorsque les voyageurs s’arrêtèrent à une petite ville, pour changer de chevaux. Théodore supplia Adeline de descendre pour se rafraîchir. Elle y consentit avec peine; mais les gens de l’auberge n’étaient pas encore levés, et il se passa quelque temps avant que le postillon, en heurtant et en criant, vînt à bout de les éveiller.
Après avoir pris de légers rafraîchissemens, Théodore et Adeline regagnèrent la voiture. Théodore s’abstenait, par délicatesse, de remettre pour le moment la conversation sur le seul objet qui pouvait l’intéresser. Après avoir montré quelques beautés du paysage sur la route, et fait d’autres efforts pour soutenir la conversation, il retomba dans le silence. Son âme, quoique toujours agitée, était alors délivrée de l’appréhension qui l’avait long-temps accablée. Au premier regard qu’il reporta sur Adeline, ses charmes firent une profonde impression sur son âme: il y avait dans sa beauté un sentiment que le cœur de Théodore avait reconnu d’abord, et dont elle avait ensuite confirmé les effets par ses manières et sa conversation.
La connaissance de l’abandon où elle était réduite, et des dangers qui l’environnaient, avait éveillé dans le cœur de Théodore la plus tendre pitié, avait aidé l’admiration à se changer en amour. On ne peut s’imaginer le tourment qu’il éprouva quand il fut forcé de la laisser exposée à ces dangers, sans qu’il lui fût possible de l’en avertir. Pendant son séjour au régiment, son âme fut constamment en proie à des terreurs qu’il ne se sentait en état de combattre qu’en revenant dans le voisinage de l’abbaye, où il pourrait être promptement informé des projets du marquis, et à portée de seconder Adeline de son assistance.
Il ne pouvait demander un congé, sans dévoiler son secret dans le lieu où il craignait le plus d’en donner connaissance. Enfin, par une témérité généreuse qui, tout en bravant la loi, était pourtant inspirée par la vertu, il quitta secrètement son corps. Il avait observé la tactique du marquis, avec une anxiété tremblante, jusqu’au soir qui devait décider du sort d’Adeline. Il excita toutes ses facultés pour agir, et se plongea dans un flux et reflux d’espérance et de crainte,—d’attente et d’horreur.
Jamais, si ce n’est alors, il n’avait osé la croire hors de danger. La distance du château à laquelle ils étaient parvenus, sans se voir poursuivis de personne, mettait le comble à son espoir. Il était impossible qu’il fût assis à côté de sa chère Adeline, qu’il reçût les assurances de sa gratitude et de son estime, sans espérer un tendre retour. Il se félicitait d’être son libérateur, et lui peignait d’avance les scènes de bonheur qui l’attendaient, lorsqu’elle serait sous la protection de sa famille. Les nuances de la souffrance et de l’appréhension disparaissaient de son âme, et la laissaient tout entière aux rayons de la joie. Lorsqu’une ombre de crainte y revenait parfois, ou lorsqu’il se rappelait avec douleur dans quelles circonstances il avait abandonné son régiment établi sur la frontière, et dans un temps de guerre, il regardait Adeline; et ses traits charmans, par une prompte magie, faisaient rayonner la paix sur son cœur.
Mais Adeline avait un sujet d’anxiété dont Théodore était exempt; la perspective de son avenir était enveloppée de doute et d’obscurité. Elle allait encore solliciter les secours de personnes étrangères,—s’exposer encore à l’incertitude de leurs bontés; elle se voyait réduite aux désagrémens de la dépendance, ou à la difficulté de gagner une subsistance précaire: ces anticipations altéraient la joie que lui donnaient son évasion et l’attachement que les procédés et l’aveu de Théodore avaient manifesté. La délicatesse de sa conduite, en évitant de tirer avantage de la situation où elle était pour lui parler d’amour, augmentait son estime et flattait sa fierté.
Adeline était plongée dans des réflexions de ce genre, quand le postillon arrêta la voiture; et montrant une partie de la route qui descendait sur le flanc d’une colline, il dit qu’ils étaient poursuivis par plusieurs cavaliers. Théodore lui ordonna d’avancer avec toute la célérité possible, et de se jeter hors de la grande route, dans le premier chemin obscur qui se présenterait. Le postillon fit claquer son fouet, et partit comme s’il y allait de sa vie. Cependant Théodore tâchait de ranimer Adeline; elle succombait à sa terreur, et croyait que si une fois elle échappait au marquis, elle n’aurait plus rien à redouter du sort.
Ils entrèrent sur-le-champ dans un chemin bordé de haies et d’arbres élevés. Théodore regarda encore par la portière, mais les branches l’empêchèrent de voir assez loin pour s’assurer si l’on continuait de les poursuivre. Adeline tâchait de dissimuler son agitation. «Cette route, dit Théodore, nous conduira certainement à une ville ou à un village, et alors nous n’avons plus rien à craindre; car, si mon bras ne suffit pas pour vous défendre contre les gens qui nous poursuivent, je ne doute point que je ne parvienne à intéresser en votre faveur quelques-uns des habitans.»
Adeline parut rassurée par l’espoir que lui donnait cette réflexion. Théodore regarda de nouveau derrière la voiture; mais les détours du chemin bornaient ses regards, et le bruit des roues l’empêchait de rien entendre. Il dit enfin au postillon d’arrêter; et ayant écouté attentivement, sans s’apercevoir d’aucun bruit de chevaux, il commença d’espérer qu’ils étaient hors de danger. «Savez-vous où mène ce chemin?» dit-il. Le postillon répondit qu’il l’ignorait, mais qu’il voyait, à travers les arbres, des maisons à quelque distance, et que probablement cette route y conduisait. Ce fut pour Théodore une bien bonne annonce; il regarda en dehors, et aperçut les maisons. Le postillon avança. «Ne craignez rien, mon adorable Adeline, dit Théodore, vous êtes en sûreté; je ne vous abandonnerai qu’avec la vie.» Adeline soupira, non pas pour elle seule, mais pour le danger que pouvait courir Théodore.
Ils avaient continué de marcher ainsi pendant près d’une demi-heure, lorsqu’ils arrivèrent à un petit village. Bientôt après ils descendirent à une auberge, la meilleure de l’endroit. Théodore, en aidant Adeline à descendre de la chaise, la conjura encore de dissiper ses craintes, et lui parla avec une tendresse à laquelle elle ne put répondre que par un sourire qui cachait mal son inquiétude. Après avoir commandé des rafraîchissemens, il sortit pour parler à l’aubergiste; mais à peine avait-il quitté la chambre qu’Adeline vit entrer dans la cour une troupe de cavaliers: elle ne douta plus que ce ne fussent les personnes qu’ils avaient voulu éviter. Deux d’entre eux seulement avaient le visage tourné de son côté; mais elle crut que la figure de l’un des autres ressemblait assez à celle du marquis.
Elle fut glacée d’effroi; sa raison l’abandonna pour quelques instans. Son premier mouvement fut de vouloir se cacher; mais pendant qu’elle en cherchait les moyens, l’un des cavaliers leva les yeux sur la fenêtre près de laquelle elle était: il parla à ses compagnons, et ils entrèrent ensemble dans l’auberge. Adeline ne pouvait sortir de la chambre sans être aperçue; seule et sans secours, il lui était presque aussi dangereux d’y rester. Elle parcourait la chambre dans une transe mortelle, tantôt appelant tout bas Théodore, tantôt s’étonnant de ce qu’il ne revenait pas. Par momens, sa souffrance était inexprimable. Soudain un bruit tumultueux de voix s’éleva dans une partie éloignée de l’auberge, et elle distingua bientôt les paroles des gens qui se disputaient. «Je vous arrête, dit l’un d’eux, et vous ne sortirez d’ici que sous bonne et sûre garde.»
Le moment d’après, Adeline entendit la voix de Théodore qui répliquait: «Je ne prétends point résister aux ordres supérieurs, dit-il, et je vous donne ma parole d’honneur de ne point m’en aller sans vous: mais ne m’empêchez pas de retourner dans cette chambre; j’y ai un ami à qui je veux dire un mot.» Ils se refusèrent d’abord à cette demande, ne la regardant que comme un prétexte pour avoir l’occasion de s’évader; mais, après beaucoup d’altercations et d’instances, ils y consentirent. Il s’élança vers la chambre où était demeurée Adeline. Un sergent et un caporal le suivirent jusqu’à la porte, et leurs deux fusiliers passèrent dans la cour de l’auberge, pour observer les fenêtres de l’appartement.
Il ouvrit la porte d’une main empressée; mais Adeline ne se hâta pas de venir à sa rencontre, car elle s’était presque évanouie au commencement de la rixe. Théodore appela fortement au secours, et la maîtresse de l’auberge parut bientôt avec sa boîte aux remèdes: ils furent inutiles. Adeline demeura insensible, et ne donnait des signes d’existence que par sa respiration. Le tourment de Théodore fut en même temps augmenté par la présence des gardes, qui, riant de la découverte de son ami prétendu, déclarèrent qu’ils ne pouvaient attendre davantage. Aussitôt ils voulurent l’arracher d’auprès du corps inanimé d’Adeline, sur laquelle il était penché dans une angoisse indicible; mais, se retournant en fureur, il tira son épée, et jura qu’aucune puissance au monde ne le forcerait de sortir que la jeune personne n’eût repris connaissance.
Les gardes, irrités par l’action et l’air déterminé de Théodore, s’avancèrent pour le saisir; mais il présenta la pointe de son épée, et leur défendit d’approcher. L’un d’eux tira aussitôt son sabre. Théodore se tint en garde, mais sans avancer. «Je demande seulement à rester ici jusqu’à ce que cette dame soit revenue à elle, dit-il; vous voyez l’alternative.» L’homme, déjà courroucé par la résistance de Théodore, prit la dernière partie de son discours pour une menace, et résolut de ne pas céder. Il s’avança; et, pendant que son camarade appelait les soldats qui étaient dans la cour, Théodore le blessa légèrement à l’épaule, et reçut lui-même un coup de sabre sur la tête.
Le sang jaillit à grands flots de la blessure. Théodore chancelle, et tombe dans un fauteuil au même instant où le reste de la bande entrait dans la chambre, et où Adeline rouvrait les yeux pour le voir couvert de sang et pâle comme la mort. Elle s’écria: «Ils l’ont tué!» et elle retomba sur son siége. Au son de sa voix, il leva la tête, et lui tendit la main en souriant. «Je ne suis pas beaucoup blessé, dit-il d’une voix faible, et je serai bientôt guéri, si vous l’êtes vous-même.» Elle courut à lui, et lui tendit la main. «Ne peut-on avoir un chirurgien, dit-elle avec un regard douloureux?»—Ne vous alarmez point, dit Théodore, je ne suis pas si mal que vous l’imaginez.» La chambre se remplit alors d’une foule de gens que le bruit de la rixe avait rassemblés: dans le nombre était un homme qui faisait dans le village le métier de médecin, de chirurgien et d’apothicaire; il était venu pour porter du secours à Théodore.
Après avoir examiné la plaie, il s’abstint de dire son avis, mais il ordonna qu’on mît le malade au lit sur-le-champ. Les gardes s’y opposèrent, en alléguant qu’il était de leur devoir de le conduire au régiment. «Cela ne se peut pas sans un grand danger pour sa vie, reprit le docteur, et......»
«Oh! il s’agit bien de sa vie, dit le sergent! Il faut que nous fassions notre devoir.» Adeline, qui jusqu’alors était demeurée dans une anxiété tremblante, ne put garder le silence plus long-temps. «Puisque le chirurgien, dit-elle, est d’avis que le blessé ne peut pas être transporté dans cet état sans mettre sa vie en péril, vous devez songer que, s’il meurt, la vôtre pourra bien en répondre.»
«Oui, dit le chirurgien qui n’était pas disposé à lâcher son malade: je déclare, en présence de témoins, qu’il n’est pas en état d’être transporté; vous ferez donc bien de prendre garde aux conséquences. Il a reçu une blessure très-dangereuse, qui exige le plus soigneux traitement, et le succès est même fort douteux; mais, s’il voyage, la fièvre pourra survenir, et alors la plaie serait mortelle.» Théodore écouta cette décision avec tranquillité; mais Adeline cachait mal l’angoisse de son cœur: elle recueillit tout son courage pour retenir les larmes qui gonflaient ses yeux; et, malgré l’envie qu’elle avait d’intéresser l’humanité des gardes, ou de leur inspirer des craintes sur leur malheureux prisonnier, elle n’osait hasarder l’expression de ses sentimens.
Elle fut soulagée de ce combat intérieur par la pitié des gens dont la chambre était remplie, et qui, prenant hautement le parti de Théodore, déclarèrent que les gardes seraient coupables de meurtre s’ils l’emmenaient. «Eh mais! il faut toujours qu’il meure, dit le sergent, pour avoir quitté son poste, et avoir tiré l’épée contre moi lorsque j’exécutais mes ordres.» Une faiblesse subite s’empara du cœur d’Adeline; elle s’appuya contre le fauteuil de Théodore, qui, pour un moment, cessa de songer à lui-même pour ne s’inquiéter que d’elle. Il la soutint avec son bras; et, s’efforçant de sourire, lui dit d’un ton si faible qu’à peine pouvait-elle l’entendre: «On veut me noircir; mais, lorsque l’affaire sera approfondie, elle s’arrangera sans aucune suite sérieuse.»
Adeline sentit que ces mots n’étaient prononcés que pour la rassurer; elle n’y ajouta donc pas beaucoup de foi, bien que Théodore continuât de lui répéter des assurances du même genre. Cependant le peuple, dont la compassion avait été graduellement émue par la dureté du sergent, joignait alors l’indignation à la pitié, en considérant avec quelle barbarie on lui annonçait une punition qui paraissait inévitable. Bientôt la fureur devint si grande, que, d’une part, dans la crainte de suites plus sérieuses, et de l’autre dans un mouvement de honte occasioné par le reproche de cruauté, le sergent accorda qu’on le mettrait au lit jusqu’à ce que son commandant lui eût donné de nouveaux ordres. La joie d’Adeline surmonta pour un instant le sentiment de ses malheurs et de sa situation.
Elle attendit dans une chambre voisine l’avis du chirurgien, qui s’occupait d’examiner la blessure. Quoiqu’en toute autre circonstance cet accident l’eût profondément affligée, elle en était alors d’autant plus pénétrée, qu’elle s’en regardait comme la cause. A peine osait-elle s’arrêter à cette affreuse assertion, que, si Théodore se rétablissait, il serait puni de mort; mais elle s’efforçait de croire que ce n’était qu’une cruelle exagération de la part de son adversaire.
Le danger présent de Théodore, réuni à toutes les autres circonstances qui l’accompagnaient, éveilla toute sa tendresse, et lui découvrit à elle-même le véritable état de ses affections. Les grâces, la figure noble et spirituelle, et les manières engageantes qu’elle avait d’abord admirées dans Théodore, avaient pris ensuite un nouvel intérêt par la force des pensées et l’élégance des sentimens déployés dans sa conversation. Ses procédés, depuis son évasion, lui avaient inspiré la plus vive reconnaissance; et le danger qu’il venait d’affronter pour elle transformait son attachement en amour. Son cœur était à découvert; et, pour la première fois, elle y voyait ses véritables émotions.
Le chirurgien passa enfin de la chambre de Théodore dans celle où Adeline l’attendait pour lui parler. Elle lui demanda comment allait la blessure.—«Vous êtes la parente du malade, à ce que je présume, madame; sa sœur peut-être?» Adeline fut fâchée et embarrassée de la question; et, sans y répondre, elle répéta la sienne, «Peut-être lui tenez-vous de plus près, poursuivit le chirurgien, n’ayant pas l’air non plus de faire attention à sa demande; vous êtes peut-être sa femme.» Adeline rougit; elle allait répondre, mais il continua son discours. «L’intérêt que vous prenez à sa santé est au surplus bien flatteur; et je me mettrais volontiers à sa place si j’étais sûr d’obtenir une aussi tendre compassion d’une aussi charmante personne.» A ces mots il salua jusqu’à terre. Adeline, prenant un air réservé, lui dit: «A présent, monsieur, que votre compliment est terminé, vous aurez peut-être égard à ma question; je vous ai demandé comment vous aviez laissé votre malade.»
«—C’est là, madame, une question à laquelle il est peut-être très-difficile de répondre, et c’est toujours une fonction bien désagréable que d’annoncer de mauvaises nouvelles.... Je crains qu’il ne meure.» Le chirurgien ouvrit sa tabatière, et la présenta à Adeline. «Qu’il ne meure! s’écria-t-elle d’une faible voix; qu’il ne meure!»
«—Ne vous alarmez pas, madame, reprit le chirurgien en la voyant pâlir; ne vous alarmez pas. Il est possible que le coup n’ait pas été jusqu’au.... (il hésita), et, dans ce cas, le.. (hésitant encore) n’est pas attaqué; et, si cela est, les membranes intérieures du cerveau ne sont pas offensées: dans ce cas-là, l’inflammation pourra bien ne pas gagner la plaie, et le malade pourra bien en réchapper. Mais, d’un autre côté, si.....»
«—Je vous supplie de parler clairement, interrompit Adeline, et de ne pas vous jouer de ma douleur. Le croyez-vous effectivement en danger?»
«—En danger, madame! s’écria le chirurgien, en danger! Oui, certainement; et dans un grand danger encore.» A ces mots il sortit d’un air chagrin et mécontent. Adeline resta quelques momens dans la chambre, en proie à un excès de tristesse qu’elle ne se sentait pas en état de contraindre. Essuyant ses larmes et tâchant de composer son visage, elle sortit, et dit à un garçon d’aller lui chercher la maîtresse de l’auberge. Après l’avoir vainement attendue quelque temps, elle sonna, et lui envoya un second message plus pressant. L’hôtesse ne paraissait point encore; à la fin, Adeline descendit au rez-de-chaussée, où elle la trouva environnée d’une foule de monde, et racontant d’une voix forte, et avec beaucoup de gesticulations, les particularités de la dernière aventure. A la vue d’Adeline, elle s’écria: «Oh! voici mademoiselle elle-même!» Sur-le-champ tous les regards de l’assemblée furent tournés sur elle. Adeline, que la foule empêchait d’approcher de l’hôtesse, lui fit signe, et allait se retirer; mais cette femme, empressée de continuer son histoire, ne fit point d’attention à ce signal. Adeline ne voulait pas l’appeler tout haut, de peur d’être remarquée par la foule; et ce fut en vain qu’elle tâcha de rencontrer ses regards: ils se portaient de toutes parts, excepté sur elle.
«Assurément ce serait une grande pitié, dit l’hôtesse, s’il allait être fusillé; c’est un si bel homme! Mais on dit que, s’il s’en réchappe, il le sera certainement. Le pauvre garçon! Mais, selon toute apparence, il n’en sera rien; car le docteur dit qu’il ne sortira pas en vie de cette maison.» Adeline pria un homme qui était auprès d’elle, de dire à l’hôtesse qu’elle désirait lui parler, et elle se retira.
A peu près au bout de dix minutes l’hôtesse parut. «Hélas! mademoiselle, dit-elle, votre frère est dans un triste état; on craint bien qu’il ne s’en tire pas.» Adeline demanda s’il n’y avait pas dans la ville une autre personne de l’art que le chirurgien qu’elle avait déjà vu. «Mon Dieu! madame, l’air est ici fort sain, nous n’avons guère besoin des gens de la médecine; jamais il ne nous était arrivé un pareil accident. Il y a dix ans ou environ que le docteur demeure ici; mais son métier n’y est pas en grande faveur, et je crois qu’il n’est pas trop bien dans ses affaires. Nous avons bien assez d’un de ces messieurs-là.» Adeline l’interrompit pour lui faire quelques questions au sujet de Théodore que l’hôtesse avait accompagné dans sa chambre. Elle s’informa comment il avait supporté le premier appareil, et s’il avait eu l’air soulagé après l’opération; à quoi l’hôtesse ne fit aucune réponse satisfaisante. Elle demanda s’il y avait quelque autre chirurgien dans le voisinage; on lui répondit que non.
La détresse peinte sur le visage d’Adeline parut exciter la compassion de l’hôtesse; elle tâcha de la consoler du mieux qu’il lui fut possible. Elle lui conseilla de faire avertir ses amis, et offrit de lui procurer un exprès. Adeline soupira, et dit que cela n’était pas nécessaire. «Je ne sais pas, mademoiselle, ce que vous entendez par nécessaire, continua l’hôtesse; pour moi, je trouve qu’il me serait bien cruel de mourir chez des étrangers, sans parens auprès de moi; et je crois que ce pauvre monsieur pense de même: et puis, s’il vient à mourir, qui est-ce qui paiera son enterrement?» Adeline la pria de cesser; et, désirant qu’on ne négligeât aucune attention, elle lui promit une récompense pour ses peines. Elle dit qu’on lui apportât sur-le-champ une plume et de l’encre.—«Oui, sûrement, mademoiselle, c’est le meilleur parti; vos amis ne vous pardonneraient jamais de ne les avoir pas prévenus; je sais cela par expérience. Pour ce qui est d’avoir soin de lui, il aura tout ce qui se trouve dans la maison; et je vous garantis qu’il n’y eut jamais de meilleure auberge dans le canton, quoique la ville ne soit pas des plus fortes.» Adeline fut obligée de demander de nouveau une plume et de l’encre, avant que la bavarde hôtesse sortît de la chambre.
L’idée d’envoyer chercher les amis de Théodore ne s’était pas présentée à son esprit dans le désordre des dernières scènes, et elle fut alors un peu rassurée par la perspective de consolation que cette pensée lui offrait pour lui. Lorsqu’on eut apporté la plume et l’encre, elle écrivit à Théodore le billet suivant:
«Dans votre situation présente, vous avez besoin de tous les secours qu’on peut vous procurer; et certainement il n’y a point, dans les maladies, de cordial plus efficace que la présence d’un ami. Permettez-moi donc d’informer vos parens de votre état; ce sera pour moi une satisfaction, et, j’en suis sûre, une consolation pour vous.»
Peu de temps après avoir envoyé le billet, elle reçut un message de Théodore, par lequel il demandait très-respectueusement, mais avec beaucoup d’instance, à la voir pendant quelques minutes. Elle se rendit aussitôt à sa chambre. Ses mortelles appréhensions furent confirmées par la langueur répandue sur son visage; elle succomba presque à son saisissement, et aux efforts qu’elle fit pour dissimuler son émotion. «Je vous remercie de votre bonté, dit-il en lui tendant sa main.» Elle la reçut; s’asseyant à côté du lit, elle versa un déluge de pleurs. Quand son agitation se fut un peu calmée, ôtant son mouchoir de ses yeux, elle regarda Théodore; un sourire du plus tendre amour exprima le vif intérêt qu’il prenait à sa destinée, et porta dans son cœur une consolation passagère.
«Pardonnez cette faiblesse, dit-elle; depuis long-temps mon âme a été si diversement agitée...» Théodore l’interrompit. «—Ces larmes sont bien chères à mon cœur. Mais, pour moi-même, tâchez de vous rassurer: je ne doute point que je ne sois bientôt hors d’affaire. Le chirurgien....»
«Je n’aime point cet homme, dit Adeline; mais dites-moi comment vous vous trouvez vous-même.» Il l’assura qu’il se sentait alors beaucoup mieux qu’il n’avait encore été; et, lui parlant de son tendre billet, il passa au motif qui lui avait fait demander à la voir. «Mes parens, dit-il, résident fort loin d’ici, et je suis bien sûr que leur affection pour moi est telle, que, s’ils étaient informés de mon état, aucune considération ne pourrait les empêcher de voler à mon secours; mais, avant qu’ils fussent arrivés, leur présence deviendrait probablement inutile. Adeline le regarda avec intérêt. «Je serai sûrement rétabli, poursuivit-il en souriant, avant qu’une lettre leur fût parvenue; ce serait donc leur causer une peine et un voyage superflus. Pour votre tranquillité, Adeline, je voudrais qu’ils fussent ici; mais peu de jours suffiront pour nous éclairer sur les suites de ma blessure. Attendons au moins jusqu’alors, et nous prendrons conseil des circonstances.»
Adeline n’insista pas sur ce point, et revint à un objet d’un intérêt beaucoup plus pressant. «Je désirerais, dit-elle, que vous eussiez un plus habile chirurgien. Vous connaissez mieux que moi la géographie de la province; sommes-nous voisins de quelque ville où l’on puisse consulter une autre personne?»
«—Je ne crois pas, dit-il, et cela n’en vaut pas la peine; car ma blessure est si peu considérable, qu’il ne faut qu’une légère portion de savoir pour la guérir. Mais pourquoi, ma chère Adeline, vous abandonner à ces inquiétudes? Pourquoi vous laisser troubler par ce penchant à prévoir le malheur? Je suis tenté, peut-être est-ce présomption, de l’attribuer à votre attachement; et permettez-moi de vous assurer qu’en excitant par-là ma reconnaissance, vous ajoutez encore à ma tendre estime. O Adeline! puisque vous désirez mon prompt rétablissement, que je vous voie donc tranquille: tant que je vous croirai malheureuse, je ne pourrai me bien porter.» Elle l’assura qu’elle s’efforcerait de se calmer; et, craignant qu’une plus longue conversation ne lui devînt nuisible, elle le laissa reposer.
En traversant la galerie, elle rencontra l’hôtesse. Le peu de mots qu’Adeline avait dits à cette femme avaient fait sur elle l’effet d’un talisman, avaient transformé la négligence et l’impertinence en une politesse officieuse: elle venait demander si le monsieur du premier avait tout ce qu’il désirait. «—Je lui ai trouvé une garde, mademoiselle, pour le veiller, et j’ose dire qu’elle s’en acquittera bien; mais j’y aurai l’œil, car je ne pourrai m’empêcher d’aller quelquefois le servir moi-même. Pauvre jeune homme! comme il prend son mal en patience! on ne s’imaginerait pas qu’il est à la veille de mourir; et pourtant le docteur le lui a dit à lui-même, ou du moins à peu près.» Adeline fut extrêmement fâchée de cette imprudente conduite du chirurgien, et congédia l’hôtesse après avoir commandé un léger dîner.
Sur le soir le chirurgien fit une seconde visite; et après avoir passé quelque temps avec son malade, il retourna au salon, comme Adeline le lui avait recommandé, pour lui rendre compte de son état. Il répondit aux questions d’Adeline avec beaucoup de gravité. «Il m’est impossible, madame, de vous rien dire de positif pour le moment; mais j’ai mes raisons pour tenir à l’opinion dont je vous ai fait part ce matin: et certes, je ne suis pas homme à établir mes opinions sur de légers fondemens. Je veux vous en donner un exemple frappant.
»Il n’y a pas quinze jours que je fus appelé pour voir un malade à quelques lieues d’ici. J’étais absent lorsque l’exprès arriva. Le cas était pressant; et, avant que je parusse, on avait consulté un autre médecin. Il avait ordonné des remèdes qui avaient, en apparence, soulagé le malade. Lorsque je me présentai, ses amis se félicitaient des progrès de sa guérison, et ils étaient tous d’accord avec le médecin qu’il était absolument hors d’affaire. Soyez sûrs, leur dis-je, que vous vous trompez; ces remèdes ne peuvent lui avoir fait du bien: le malade est dans le plus grand danger. Le malade soupira; mais mon confrère continua d’assurer que les remèdes qu’il avait ordonnés étaient non-seulement certains, mais encore très-prompts, puisqu’ils avaient déjà produit de bons effets. Là-dessus, la patience m’échappa; et persistant dans mon avis, que ces effets étaient trompeurs et le malade sans ressource, j’assurai ce dernier que sa vie était dans le plus grand péril. Je ne suis pas de ces gens, madame, qui amusent leurs malades jusqu’aux derniers momens; mais vous allez apprendre le résultat.
»Mon confrère était, j’imagine, furieux de la fermeté de ma contradiction; il prit un air très-courroucé qui ne m’affecta pas le moins du monde; et, se tournant vers le malade, il le pria de décider à quel sentiment il voulait s’en tenir, attendu qu’il refusait d’opérer avec moi. Le malade me fit l’honneur, poursuivit le chirurgien avec un sourire de satisfaction et en caressant son jabot, d’avoir de moi une opinion meilleure peut-être que je ne le méritais, car il congédia sur-le-champ mon contradicteur. Je n’aurais jamais cru, dit-il, lorsque le médecin sortait de la chambre, je n’aurais jamais cru qu’un homme qui pratiquait depuis tant d’années fût d’une ignorance aussi profonde dans son art.
»Je ne l’aurais pas imaginé non plus, lui dis-je.—Je suis étonné qu’il n’ait pas pris garde au danger où je suis, reprit le malade.—Je n’en suis pas moins étonné, répliquai-je.—J’étais décidé à faire tout ce que je pourrais pour le malade, car c’était un homme d’esprit, comme vous voyez, et je m’intéressais à lui. Je changeai donc les ordonnances, et je fournis moi-même les remèdes; mais tout fut inutile, mon opinion se vérifia, et il mourut avant le lendemain matin.»—Adeline, qui avait été forcée d’écouter cette longue histoire, poussa un soupir à la conclusion. «Je ne suis pas surpris de vous avoir affectée, dit le chirurgien; l’exemple que je viens de vous citer est assurément bien fait pour vous toucher. J’en fus si pénétré moi-même, qu’il se passa quelque temps avant que je pusse me résoudre à en parler. Mais vous conviendrez, madame, continua-t-il en baissant le ton et en s’inclinant avec l’air de s’applaudir, que c’est là une preuve frappante de l’infaillibilité de mon jugement.»
L’infaillibilité de son jugement fit frissonner Adeline; elle ne dit mot. «Ce fut une chose bien triste pour ce pauvre homme, reprit le chirurgien.—Très-triste, en vérité, dit Adeline.—Je fus très-affecté de l’événement, continua-t-il.—Je n’en doute pas, monsieur, dit Adeline.»
«—Mais le temps dissipe les impressions les plus affligeantes.»
«—Vous m’avez dit, je crois, qu’il y a quinze jours que cela est arrivé?»
«A peu près, répliqua le chirurgien sans faire semblant de comprendre l’observation.—Et me permettez-vous, monsieur, de vous demander le nom du médecin qui a été assez ignorant pour vous contredire?»
«—Sans doute, madame; il s’appelle Lafance.»
«—Il vit probablement dans l’obscurité dont il est digne, dit Adeline?»
«—Vraiment non, madame; il habite une ville assez considérable, à environ quatre lieues d’ici; et nous fournit un exemple, entre tant d’autres, de la fausseté des jugemens du public. Vous aurez peine à le croire, mais je vous certifie le fait: c’est que cet homme a un grand nombre de pratiques, tandis qu’on me laisse ici, où je suis vraiment négligé et très-peu connu.»
Pendant ce récit, Adeline avait songé aux moyens de découvrir le nom du médecin; car l’exemple cité par l’autre, de son infaillibilité et de l’ignorance de son adversaire, avait complétement décidé l’opinion d’Adeline sur tous les deux. Elle désira plus que jamais ôter Théodore d’entre les mains du chirurgien; elle rêvait à la possibilité d’y parvenir, lorsque celui-ci, avec sa suffisance ordinaire, lui en offrit les moyens.
Elle lui fit encore quelques questions sur l’état de la plaie de Théodore. Il lui dit que cela allait toujours de même, qu’il était seulement survenu un peu de fièvre. «Mais j’ai ordonné qu’on fît du feu dans la chambre, continua le chirurgien, et qu’on mît sur le lit quelques couvertures de plus: je ne doute point que cela ne produise son effet. En attendant, il faut avoir soin de ne lui donner aucun liquide, excepté quelques potions cordiales que je lui enverrai. Il demandera vraisemblablement qu’on lui donne à boire, mais il faut bien s’en garder.»
«—Vous n’approuvez donc pas, dit Adeline, la méthode que j’ai entendu citer quelquefois, qui est de laisser agir la nature en pareil cas?»
«—La nature, madame, poursuivit-il, la nature est le plus mauvais guide du monde. J’adopte toujours une méthode contraire à ce qu’elle paraît indiquer; car à quoi servirait l’art, s’il devait toujours suivre la nature? Telle a été ma première opinion en entrant dans le monde, et je ne m’en suis jamais départi. D’après ce que j’ai dit, vous apercevrez sans doute, madame, que l’on peut s’en rapporter à mes opinions: ce qu’elles ont été, elles le seront toujours; car mon âme n’est pas de ces âmes frivoles qui se laissent affecter par les circonstances.»
Adeline était fatiguée de ce discours, et bien impatiente d’apprendre à Théodore qu’elle avait découvert un médecin; mais le chirurgien ne paraissait rien moins que disposé à la quitter; il s’étendait sur différens sujets, et rapportait de nouveaux exemples de son étonnante sagacité, lorsque le garçon vint l’avertir que quelqu’un demandait à le voir. Il s’était néanmoins engagé dans une matière trop agréable pour se résoudre à l’abandonner, et ce ne fut qu’après un second avertissement qu’il fit sa révérence à Adeline, et sortit de la chambre. Dès qu’il fut parti, elle écrivit un billet à Théodore, pour le conjurer de lui permettre d’envoyer chercher le médecin.
Les manières ridicules du chirurgien avaient cependant donné à Théodore une opinion très-défavorable de ses talens, et sa dernière ordonnance l’avait si pleinement confirmée, qu’il consentit de bon cœur à consulter une autre personne. Adeline demanda sur-le-champ un exprès; mais se rappelant que la résidence du médecin était toujours un secret, elle s’adressa à l’hôtesse qui, ne la sachant pas, ou prétendant l’ignorer, ne lui donna aucun éclaircissement. Toutes les autres recherches qu’elle fit furent également infructueuses, et elle passa quelques heures dans une extrême souffrance, pendant lesquelles le mal de Théodore augmenta plutôt que de diminuer.
Quand le souper fut sur table, elle demanda au garçon qui servait s’il connaissait dans le voisinage un médecin appelé Lafance. «—Non pas dans le voisinage, mais je connais le docteur Lafance de Chansy, car j’ai demeuré dans sa ville.» Adeline prit d’autres informations, et reçut des réponses très-satisfaisantes. Mais la ville était éloignée de quelques lieues, et le délai que cette circonstance devait occasionner renouvela ses alarmes; elle ordonna toutefois de faire partir un exprès sur-le-champ; et, après avoir envoyé redemander des nouvelles de Théodore, elle se retira dans sa chambre pour le reste de la nuit.
La fatigue qu’elle n’avait cessé d’éprouver depuis quatorze heures, triompha de son anxiété, et ses esprits harassés succombèrent au sommeil. Elle dormit jusque fort avant dans la matinée, et fut éveillée par l’hôtesse qui venait l’avertir que Théodore était beaucoup plus mal, et lui demander ce qu’il y avait à faire. Adeline, voyant que le médecin n’était pas encore arrivé, se leva tout de suite, et s’empressa de prendre de nouvelles informations sur Théodore. L’hôtesse lui apprit qu’il avait passé une nuit très-agitée, qu’il s’était plaint d’avoir trop chaud, et avait demandé qu’on éteignît le feu qui était dans sa chambre; mais que la garde savait trop bien son devoir pour lui obéir, et avait suivi ponctuellement les ordres du médecin.
Elle ajouta qu’il avait pris régulièrement les cordiaux; mais que, malgré cela, son état avait continué d’empirer, et qu’à la fin il était tombé dans le délire. Cependant, le garçon qu’on avait envoyé pour chercher le médecin, était toujours absent.—«Et il n’y a rien d’étonnant, continua l’hôtesse; faites seulement attention que le chemin est fort mauvais, que le garçon est parti à la nuit noire, et qu’il a huit lieues à faire. Mais, mademoiselle, vous auriez tout aussi bien fait de vous en rapporter à notre docteur, car les gens de cette ville n’en vont jamais chercher d’autre; et si vous voulez me permettre de dire mon avis, il aurait mieux valu envoyer Jacques chez les amis du jeune monsieur, que chez ce docteur étranger que personne ne connaît.»
Après avoir fait sur le compte de Théodore quelques autres questions qui augmentèrent ses alarmes plutôt que de les diminuer, Adeline tâcha de calmer ses esprits, et d’attendre patiemment l’arrivée du médecin. Elle sentait alors plus que jamais l’abandon où elle était réduite, et le danger de Théodore: elle désirait ardemment que ses amis pussent être informés de sa situation; et ce vœu ne pouvait être rempli, car Théodore, qui seul pouvait lui indiquer leur demeure, était privé de connaissance.
Quand le chirurgien arriva et vit l’état de son malade, il n’exprima aucune surprise; mais ayant fait quelques questions, et donné quelques instructions générales, il descendit auprès d’Adeline. Après ses complimens ordinaires, il prit tout-à-coup un air d’importance. «Je suis fâché, madame, dit-il, d’être obligé d’annoncer de mauvaises nouvelles, mais je désire que vous soyez préparée à l’événement qui, je le crains fort, ne tardera pas à arriver.» Adeline entendit ce qu’il voulait dire; et, quoiqu’elle n’eût jusqu’alors ajouté que peu de foi à son jugement, elle ne put l’entendre parler du danger pressant de Théodore, sans céder à l’influence de la terreur.
Elle le conjura de lui déclarer tout ce qu’il craignait. Il dit alors qu’ainsi qu’il l’avait prévu, Théodore était beaucoup plus mal ce matin que la nuit précédente; et que le mal ayant affecté le cerveau, il y avait tout lieu de redouter qu’il ne devînt mortel au bout de quelques heures. «Cela peut avoir les suites les plus fâcheuses, continua-t-il, si l’inflammation se met dans la plaie; il y a bien peu d’apparence qu’il s’en tire.»
Adeline écouta cet arrêt avec un calme d’effroi, et n’exprima sa douleur ni par des paroles, ni par des larmes. «Ce jeune homme, madame, a sans doute des parens; vous ferez bien de les instruire plutôt que plus tard de sa situation. S’ils demeurent au loin, il est certainement trop tard; mais il y a d’autres devoirs.... Vous vous trouvez mal, madame?»
Adeline fit un effort pour parler; mais ce fut en vain, et le chirurgien demanda à grands cris un verre d’eau. Elle le but, et un profond soupir qu’elle poussa parut un peu soulager son cœur oppressé; ensuite elle fondit en larmes. Le chirurgien, voyant enfin qu’elle était mieux, quoique pas assez bien pour écouter sa conversation, prit congé d’elle, et promit de revenir dans une heure. Le médecin n’avait pas encore paru, et Adeline l’attendait avec un mélange de crainte et d’inquiète espérance.
Il arriva sur le midi. Ayant été informé de l’accident qui avait produit la fièvre, et du traitement que le chirurgien y avait appliqué, il monta dans la chambre de Théodore. Au bout d’un quart d’heure, il revint dans celle où Adeline l’attendait. «Le jeune homme est toujours dans le transport, dit-il; mais je lui ai ordonné un calmant.—Y a-t-il quelque espoir, monsieur, lui demande Adeline? Oui, madame; assurément il y en a: l’événement est encore douteux, mais quelques heures me mettront en état de prononcer avec plus de certitude. En attendant, j’ai recommandé de le laisser tranquille, et de lui permettre de boire à son gré de certaines potions délayantes.»
A peine, sur la demande d’Adeline, avait-il indiqué un autre chirurgien au lieu de celui qu’on avait employé jusqu’alors, que ce dernier entra. A la vue du médecin, il jeta sur Adeline un regard mêlé de surprise et de colère. Aussitôt elle se retira avec lui dans un autre appartement; et là, elle le congédia avec une politesse à laquelle il ne daigna pas répondre, et qu’assurément il ne méritait pas.