La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 2/3): traduit de l'anglais sur la seconde édition
CHAPITRE VI.
Le lendemain de grand matin, le chirurgien arriva; mais ou le remède, ou la crise de la maladie, avait jeté Théodore dans un profond sommeil, qui dura encore plusieurs heures. Le médecin donna alors quelque espérance à Adeline de la guérison du malade, et fit prendre toutes les précautions possibles pour empêcher qu’il ne fût troublé. Il s’éveilla sans transport et sans fièvre, et son premier soin fut de s’informer de la situation d’Adeline, qui ne tarda pas à apprendre qu’il était hors de danger.
Quelques jours après, il se trouva assez bien pour être transporté dans une chambre à côté de celle d’Adeline, où elle le reçut avec une joie qu’il lui fut impossible de dissimuler; et cette observation le fit rayonner de plaisir: à la vérité, Adeline, sensible à l’attachement qu’il lui avait si noblement témoigné, et attendrie par les dangers qu’il avait courus, ne déguisa plus l’estime qu’elle avait conçue pour lui, et finit par avouer l’impression qu’il avait faite sur son cœur, la première fois qu’il avait paru devant elle.
Après une heure de la conversation la plus tendre, dans laquelle la félicité d’un attachement mutuel occupa toute leur âme, ils furent rappelés à la pensée de leurs embarras actuels: Adeline sentant que Théodore était arrêté pour avoir désobéi aux ordres de son supérieur, et abandonné son poste; Théodore réfléchissant qu’il allait bientôt être arraché d’auprès d’Adeline, et obligé de la laisser exposée à tous les maux dont il venait de la délivrer. Cette pensée l’accabla; et, après un long silence, il se hasarda de lui proposer, ce que ses désirs lui avaient souvent suggéré, de l’épouser avant de quitter le village. C’était peut-être le seul moyen de prévenir une séparation cruelle; et, quoiqu’il vît les nombreux inconvéniens auxquels elle serait exposée en épousant un homme dans le cas où il se trouvait, ces inconvéniens lui paraissaient tellement moindres que ceux qu’elle aurait à éprouver seule, que sa raison ne lui permit pas d’hésiter davantage à adopter un parti que son affection lui avait suggéré.
Adeline fut pendant quelque temps trop agitée pour pouvoir répondre; et, quoiqu’elle n’eût presque rien à opposer aux argumens de Théodore, quoiqu’elle n’eût aucun parent, ni aucune raison d’intérêt pour la contrarier, elle ne put se résoudre à consentir, d’une manière si précipitée, à donner sa main à un homme qu’elle connaissait si peu, et de la famille duquel elle était absolument inconnue. A la fin, elle le pria de n’en plus parler, et la conversation fut plus générale pendant le reste du jour, mais toujours intéressante.
Chaque moment découvrit alors plus amplement ces rapports de goût et d’opinions qui les avaient d’abord attachés l’un à l’autre. Leurs discours roulèrent sur la littérature. Adeline n’avait eu que très-peu d’occasions de lire, mais les livres qu’elle avait pu se procurer, opérant sur un esprit avide de connaissances, et sur un goût singulièrement sensible au beau et au sublime, lui avaient laissé l’impression de toutes leurs perfections. La nature avait doué Théodore de plusieurs des qualités du génie, et il avait reçu de l’éducation tout ce qu’elle peut ajouter à la plus heureuse nature. Ajoutez à cela une noble indépendance, un cœur sensible, et des manières où l’on apercevait un mélange de dignité et de douleur.
Sur le soir, un des officiers qui, sur les représentations du sergent, avait été envoyé par les personnes chargées de poursuivre les délits militaires, arriva dans le village; et étant entré dans l’appartement de Théodore, dont Adeline se retira à l’instant, lui dit, avec un air fort important, qu’il partirait le lendemain pour le quartier général. Théodore lui répondit qu’il n’était pas en état de supporter le voyage, et le renvoya à son médecin; mais l’officier répliqua qu’il ne s’en donnerait pas la peine, parce qu’il était sûr que le médecin pouvait être influencé, et qu’il fallait partir le lendemain: «Vous avez eu assez de temps, dit-il, et vous aurez assez de choses à faire quand vous serez arrivé au quartier général; car le sergent que vous avez dangereusement blessé, a dessein de paraître contre vous; et cela joint au délit que vous avez déjà commis en désertant de votre poste.»
Les yeux de Théodore étincelèrent de colère. «En désertant! dit-il en se levant de sa chaise, et en jetant un regard menaçant sur son accusateur. Qui ose me donner le nom de déserteur?» Mais se rappelant aussitôt combien sa conduite paraissait justifier cette accusation, il s’efforça d’étouffer son émotion, et dit, d’un air ferme et composé, que, lorsqu’il serait au quartier général, il saurait répondre à toutes les charges alléguées contre lui; mais que jusqu’à ce temps-là il garderait le silence. La fermeté et la dignité avec lesquelles il prononça ces paroles en imposèrent à l’officier, qui, en marmottant entre ses dents quelques mots à peine intelligibles, quitta la chambre.
Théodore se mit à réfléchir au danger de sa situation: il savait qu’il avait beaucoup à craindre des circonstances particulières dans lesquelles il avait quitté son régiment, alors en garnison dans une ville frontière du côté de l’Espagne, où la discipline était très-rigoureuse; et du pouvoir du marquis de Montalte, que l’orgueil et le dépit d’avoir échoué dans ses honteux projets ne manqueraient pas d’exciter à la vengeance, et qui probablement mettrait tout en usage pour y réussir. Mais ses pensées passèrent bientôt de son propre danger à celui d’Adeline, et cette considération lui fit perdre tout son courage. Il ne pouvait soutenir l’idée de la laisser exposée aux maux qu’il prévoyait, ni s’accoutumer à une séparation aussi soudaine que celle dont il était menacé; et quand elle entra de nouveau dans la chambre, il renouvela ses sollicitations pour l’épouser, en se servant de tous les argumens que la tendresse peut suggérer.
Quand Adeline apprit qu’il devait partir le lendemain, elle crut être privée de la seule consolation qui lui restait. Toutes les horreurs de la situation de Théodore se présentèrent à son esprit, et elle détourna les yeux en éprouvant des angoisses inexprimables. Prenant son silence pour un présage favorable, il répéta sa demande, et la pria de lui donner sa main, comme un gage que leur séparation ne serait pas éternelle. Adeline, à ces paroles, poussa un profond soupir. «Eh! qui sait, dit-elle, si cette séparation ne serait pas éternelle, quand même je pourrais consentir au mariage que vous me proposez? Mais, en attendant ma détermination, ne m’accusez pas d’indifférence, car ce serait un crime pour moi de vous montrer de l’indifférence après les services que vous m’avez rendus.»
«Un froid sentiment de reconnaissance est-il donc tout ce que j’ai à attendre de vous? dit Théodore. Pourquoi m’affliger par une preuve de votre indifférence, que vous prenez pour une suggestion de la prudence? Ah! Adeline, si vous rejetez cette proposition, peut-être la dernière que je serai jamais en état de vous faire, cessez au moins de vous tromper vous-même en vous imaginant que vous m’aimez.»
«Avez-vous donc sitôt oublié notre conversation de ce matin? répliqua-t-elle, et avez-vous assez mauvaise idée de moi pour croire que je voulusse professer un attachement que je ne sens pas? Si vraiment vous êtes capable de penser ainsi, je ferai bien d’oublier que je vous aie jamais fait un pareil aveu, et que vous l’ayez entendu.»
«Pardonnez, Adeline, pardonnez les doutes et les inconséquences dont je me suis rendu coupable; songez à la rigueur de mon sort, et pardonnez aux inquiétudes de l’amour.» Adeline, les yeux baignés de larmes, lui sourit faiblement en lui présentant sa main, qu’il saisit et pressa contre ses lèvres. «Cependant ne me réduisez pas au désespoir, en rejetant ma demande, ajouta-t-il; pensez à ce que je dois souffrir, si je suis obligé de vous abandonner, sans amis et sans protecteur.»
«Je réfléchis aux moyens d’éviter un état si déplorable, dit Adeline. On dit qu’il y a, à quelques milles d’ici, un couvent où l’on prend des pensionnaires; j’ai envie d’y aller.»
«Un couvent! reprit Théodore; voudriez-vous aller au couvent? Savez-vous à quelles persécutions vous seriez exposée; et que, si le marquis venait à vous découvrir, il est très-probable que la supérieure céderait à son autorité, ou du moins à son or.»
«J’ai pensé à tout cela, dit Adeline, et je suis prête à m’y exposer, plutôt que de contracter un engagement qui ne servirait, dans le moment actuel, qu’à nous rendre tous deux misérables.»
«Ah! Adeline, pourriez-vous penser ainsi, si vous m’aimiez véritablement? Je me vois sur le point d’être séparé, et peut-être pour toujours, de l’objet le plus tendre à mon cœur;.... et il faut que j’exprime toutes les angoisses que j’éprouve;.... il faut que je fasse usage de tous les argumens pour vous faire changer de résolution. Mais vous, Adeline, vous voyez avec indifférence une circonstance qui me met au désespoir.»
Adeline, qui avait fait de longs efforts pour soutenir sa fermeté en sa présence, et se maintenir dans une résolution que la raison suggérait, tandis que les mouvemens de son cœur s’y opposaient fortement, ne fut plus en état de commander à sa douleur, et fondit en larmes. Théodore fut au même instant convaincu de son erreur; et, affligé des peines qu’il lui avait causées, il approcha sa chaise vers elle, et, lui prenant la main, la pria encore une fois de lui pardonner, et s’efforça de l’apaiser et de la consoler.
«Que je suis coupable de vous avoir causé ce chagrin, en doutant de cet attachement dont je suis sûr que vous m’honorez! Pardon, Adeline, dites seulement que vous me pardonnez; et quels que puissent être les tourmens de cette séparation, je vous promets de ne plus m’y opposer.»
«Vous m’avez affligée, dit Adeline, mais vous ne m’avez pas offensée.»—Elle fit ensuite mention de plusieurs autres particularités sur le couvent. Théodore tâcha de cacher la douleur que sa séparation prochaine lui causait, et de se consulter avec elle, d’un air composé, sur le plan qu’elle méditait. Son jugement ne tarda pas à prendre le dessus sur ses passions, et il s’aperçut que le plan qu’elle proposait lui fournirait les meilleurs moyens de sûreté. Il fit réflexion qu’il était possible qu’il fût condamné sur les accusations intentées contre lui, chose qui lui avait échappé dans la première agitation de son esprit; et que sa mort, s’ils avaient été mariés, aurait non-seulement privé Adeline de son protecteur, mais l’aurait encore laissée plus exposée aux desseins du marquis, qui devait sans doute se trouver au conseil de guerre, et qui, par ce moyen, aurait découvert qu’elle était encore en son pouvoir. Surpris de n’avoir pas fait plus tôt cette réflexion, et choqué d’avoir voulu commettre une imprudence qui aurait pu la faire tomber dans une situation si dangereuse, il fut tout d’un coup réconcilié avec l’idée de la laisser dans un couvent. Il aurait désiré la placer dans le sein de sa famille, mais les circonstances dans lesquelles elle devait être introduite étaient si cruelles et si pénibles, et surtout la distance du lieu de la résidence de ses parents l’aurait exposée à tant de dangers dans le voyage, qu’il ne voulut pas le lui proposer. Il la supplia seulement de lui permettre de lui écrire; mais, faisant attention que ses lettres pourraient découvrir sa demeure au marquis, il renonça sur-le-champ à cette pensée: «Il faut même que je me refuse ce triste plaisir, dit-il, de peur que mes lettres n’indiquent le lieu de votre résidence; néanmoins, comment serai-je en état de me soumettre à l’impatience et à l’incertitude auxquelles la prudence me condamne? Si vous êtes en danger, je ne pourrai le savoir; quoiqu’à la vérité, quand je le saurais, ajouta-t-il avec un air de désespoir, il me serait impossible de voler à votre secours. O douleur! ce n’est que de ce moment que je vois toutes les horreurs d’une prison!»
Ces paroles furent interrompues par la violente agitation de son esprit; il se leva de sa chaise, et marcha à grands pas dans la chambre. Adeline était assise, accablée de la description que Théodore venait de faire de sa situation prochaine, et de la pensée qu’elle serait dans la plus cruelle incertitude sur son sort. Elle se le représenta dans une prison... pâle... décharné, et dans les fers;... elle se figura tout le poids de la vengeance du marquis sur sa tête, et cela à cause des efforts généreux qu’il avait faits pour la sauver. Théodore, alarmé du désespoir tranquille empreint sur son visage, se jeta dans une chaise à côté d’elle, et, lui prenant la main, tâcha de la consoler; mais les paroles expirèrent sur ses lèvres, et il ne put que baigner sa main de larmes.
Ce morne silence fut interrompu par l’arrivée d’une voiture à l’auberge, et Théodore, se levant, alla à la fenêtre qui donnait sur la cour. L’obscurité de la nuit l’empêcha d’abord de distinguer les objets; mais lorsqu’on eut apporté de la lumière, il aperçut un carrosse à quatre chevaux, accompagné de plusieurs domestiques. Il en vit ensuite descendre un individu enveloppé d’une roquelaure, et un moment après il entendit la voix du marquis.
Il avait volé au secours d’Adeline, qui tombait en défaillance, lorsque la porte s’ouvrit; et le marquis, suivi des officiers de justice et de plusieurs domestiques, entra. La rage étincela dans ses yeux, lorsqu’il les jeta sur Théodore, alors suspendu sur Adeline avec un regard de la plus tendre sollicitude. «—Saisissez ce traître, dit-il en se tournant vers les officiers: pourquoi lui avez-vous permis de rester ici si long-temps?»
«—Je ne suis pas un traître, répondit Théodore d’une voix ferme et avec la dignité de l’innocence, mais le défenseur de la vertu, d’une femme que le scélérat marquis de Montalte voudrait perdre.»
«—Obéissez,» dit le marquis aux officiers. Adeline fit entendre ses cris, s’attacha plus fortement au bras de Théodore, et supplia ces individus de ne point les séparer. «Il n’y a que la force qui puisse le faire,» dit Théodore, en cherchant des yeux quelque instrument de défense; mais il n’y en avait pas, et dans le même instant ils l’entourèrent et le saisirent. «Craignez tout de ma vengeance,» dit le marquis à Théodore, tandis que celui-ci prenait la main d’Adeline, qui avait perdu tout espoir de résistance, et était à peine sensible à ce qui se passait; «vous savez que vous l’avez méritée.»
«Je me moque de votre vengeance, s’écria Théodore, et je ne crains que les remords de la conscience, que toute votre puissance ne saurait m’infliger, et dont elle ne saurait vous garantir.»
«Emportez-le sur-le-champ de la chambre, et ayez soin qu’il soit bien garrotté, ajouta le marquis; il connaîtra bientôt le supplice que mérite un criminel qui joint l’insolence au délit.»—Théodore, en s’écriant: «Oh! Adeline! adieu!» fut emporté hors de la chambre, tandis qu’Adeline, que sa voix et ses derniers regards avaient tirée de sa léthargie, tomba aux pieds du marquis, et avec des larmes amères implora sa compassion pour Théodore; mais ses supplications pour son rival ne firent qu’irriter l’orgueil et la haine du marquis. Il réitéra le serment de se venger, avec des imprécations terribles, et lui ordonna de se lever; alors, s’efforçant d’étouffer les émotions de sa rage, que la présence de Théodore avait excitées, il commença à lui parler avec les expressions ordinaires de son admiration.
La malheureuse Adeline, qui, sans faire attention à ce qu’il disait, continuait de plaider la cause de son amant infortuné, fut à la fin alarmée par la fureur qui paraissait de nouveau sur le visage du marquis, et faisant usage de toute la force qui lui restait, s’élança vers la porte de la chambre; mais il l’attrapa par la main avant qu’elle pût y parvenir, et, sans s’inquiéter de ses cris, la ramena dans sa chaise, et allait lui parler, quand on entendit des voix dans le passage, et aussitôt l’hôte et l’hôtesse, que la voix d’Adeline avait attirés, entrèrent dans l’appartement. Le marquis, se tournant avec colère de leur côté, leur demanda ce qu’ils voulaient; mais sans attendre leur réponse, il leur commanda de venir avec lui, et quittant la chambre, il la ferma à clef.
Adeline courut alors à la fenêtre qui donnait sur la cour, et qui était ouverte. Tout était obscur et silencieux au dehors: elle cria au secours, mais personne ne parut; et les fenêtres étaient si élevées, qu’il était impossible de s’échapper sans assistance. Elle marcha dans la chambre dans des angoisses de terreur et de détresse; tantôt s’arrêtant pour écouter, et s’imaginant qu’elle entendait parler en bas; et tantôt précipitant ses pas, selon que l’incertitude augmentait l’agitation de son esprit.
Elle avait été près d’une demi-heure dans cet état, lorsqu’elle entendit tout d’un coup un grand bruit dans le bas de la maison, qui continua de s’augmenter jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que tapage et confusion. Plusieurs personnes passaient précipitamment dans les corridors, et l’on ouvrait et fermait fréquemment des portes. Elle appela, mais elle ne reçut aucune réponse: il lui vint aussitôt à l’esprit que Théodore, ayant entendu ses cris, avait essayé de venir à son secours, et que le bruit avait été occasioné par l’opposition des officiers: connaissant leur cruauté et leur barbarie, elle eut de terribles appréhensions pour la vie de Théodore.
On entendit alors un mélange confus de voix, et les cris des femmes la convainquirent qu’on se battait; elle crut même entendre le cliquetis des épées. L’image de Théodore mourant par la main du marquis se présenta alors à son imagination, et les frayeurs de l’incertitude lui devinrent bientôt insupportables: elle fit un effort désespéré pour enfoncer la porte, et appela encore au secours; mais ses mains tremblantes n’en eurent pas la force, et chaque personne de la maison paraissait trop occupée pour faire attention à elle. Un cri aigu frappa dans le moment ses oreilles, et au milieu du tumulte qui suivit elle distingua clairement de profonds gémissemens. Cette confirmation de ses craintes la priva entièrement de son reste de force, et elle tomba presque sans vie dans une chaise près de la porte. Le bruit cessa graduellement jusqu’à ce que tout fut tranquille, mais personne ne revint vers elle. Peu après, elle entendit quelques voix dans la cour, mais elle n’eut pas la force de traverser la chambre pour faire même les questions qu’elle aurait voulu savoir, et qu’elle craignait néanmoins de voir résoudre.
Au bout d’un quart d’heure la porte s’ouvrit, et l’hôtesse parut avec un visage pâle comme la mort. «Pour l’amour de dieu, dit Adeline, dites-moi ce qui est arrivé!»
«Est-il blessé? est-il tué?»
«Il n’est pas mort, mademoiselle, mais.....—Il se meurt donc?—dites-moi où il est!—laissez-moi aller.»
«—Arrêtez, mademoiselle, s’écria l’hôtesse; il faut que vous restiez ici; j’ai seulement besoin de prendre de l’esprit de corne de cerf dans cette armoire.»
Adeline essaya de s’échapper par la porte; mais l’hôtesse la poussa, la ferma sur elle, et descendit.
La détresse d’Adeline devint pour lors insupportable: elle s’assit sans mouvement, et sachant à peine si elle existait, jusqu’à ce qu’elle fut tirée de sa léthargie par le bruit de quelques personnes qui marchaient près de la porte, que l’on ouvrit de nouveau; et trois hommes, qu’elle reconnut pour être les domestiques du marquis, entrèrent. Elle eut assez de présence d’esprit pour leur faire les mêmes questions qu’elle avait faites à l’hôtesse; mais ils lui dirent seulement qu’il fallait qu’elle vînt avec eux, et qu’il y avait une chaise de poste à la porte. Elle répéta néanmoins ses mêmes questions. «Dites-moi s’il vit encore!» s’écria-t-elle.—«Oui, mademoiselle, il vit; mais il est terriblement blessé, et le chirurgien vient d’arriver.» En parlant ainsi ils l’entraînèrent dans le passage; et, sans faire attention à ses prières et à ses supplications pour savoir où on la menait, ils étaient parvenus au bas de l’escalier lorsque ses cris attirèrent plusieurs personnes à la porte. L’hôtesse raconta à ces gens-là que cette dame était femme d’un gentilhomme qui venait d’arriver, et qui l’avait arrêtée dans sa fuite avec son amant; relation qui fut confirmée par les domestiques du marquis. «C’est le monsieur qui vient de se battre en duel, ajouta l’hôtesse, et c’était par rapport à elle.»
Adeline, dédaignant en partie de faire attention à cette histoire controuvée, et en partie poussée par le désir de savoir ce qui s’était passé, se contenta de répéter ses questions; à quoi l’un des spectateurs répliqua enfin que le monsieur était blessé. Les gens du marquis auraient alors voulu la mettre dans la voiture, mais elle s’évanouit dans leurs bras, et sa situation intéressa tellement l’humanité des spectateurs, que, quoiqu’ils crussent ce qu’on leur avait dit, ils s’opposèrent aux efforts faits pour la mettre ainsi sans connaissance dans la voiture.
On la porta à la fin dans une chambre, et les remèdes convenables ne tardèrent pas à lui faire reprendre l’usage de ses sens. Là, elle fit tant d’instances pour avoir une explication de ce qui était arrivé, que l’hôtesse lui raconta plusieurs particularités de l’affaire qui avait eu lieu. «Quand le jeune homme qui était malade, madame, entendit vos cris, il devint furieux, à ce qu’on a dit, et rien ne put l’apaiser. Le marquis, car on dit que c’est un marquis, mais vous le savez mieux que moi, était alors dans le salon avec mon mari et moi: quand il entendit du bruit, il descendit pour voir ce que c’était; et quand il fut dans la chambre où était le capitaine, il le trouva aux prises avec le sergent. Alors le capitaine devint plus furieux que jamais; et, quoiqu’il fût sans épée et qu’il eût un fer à une jambe, il trouva le moyen de tirer du fourreau le sabre du sergent, et de se jeter immédiatement sur le marquis, qu’il blessa dangereusement; après quoi il fut saisi.—C’est donc le marquis qui est blessé, dit Adeline; l’autre individu n’a rien?»
«—Non, rien du tout, répliqua l’hôtesse; mais il lui en cuira dans peu, car le marquis jure qu’il fera son affaire.» Adeline oublia pour un moment tous ses malheurs et tous ses dangers, en reconnaissance de ce que Théodore avait ainsi échappé. Elle continuait de s’informer plus au long de toutes les particularités, lorsque les domestiques du marquis entrèrent dans la chambre, et lui signifièrent qu’ils ne pouvaient attendre plus long-temps. Adeline, sentant alors tous les maux dont elle était menacée, s’efforça de gagner la compassion de l’hôtesse, qui était néanmoins persuadée, ou au moins qui affectait de l’être, de la vérité de l’histoire faite par le marquis, et qui fut conséquemment insensible à tout ce qu’elle put dire. Elle s’adressa encore, mais en vain, aux domestiques; ils ne voulurent ni lui permettre de rester plus long-temps dans l’auberge, ni l’informer de l’endroit où ils la conduisaient; mais ils la précipitèrent dans une chaise de poste, en présence de plusieurs personnes, déjà prévenues contre elle par les assertions injurieuses de l’hôtesse: les conducteurs montèrent alors à cheval, et toute la compagnie fut bientôt hors du village.
Ainsi se termina une aventure qui offrait à Adeline, non-seulement une perspective de sûreté, mais même de honneur; aventure qui l’avait plus étroitement liée à Théodore, et lui avait donné de plus grandes preuves qu’il était digne de son amour; mais qui lui avait en même temps fait éprouver les plus cruels contre-temps, causés par l’emprisonnement de son généreux amant, et qui les avait tous deux mis au pouvoir d’un rival irrité par les délais, le mépris et l’opposition.
CHAPITRE VII.
Le chirurgien de l’endroit ayant examiné la blessure du marquis, donna sur-le-champ son avis, et ordonna qu’on le mît au lit; mais le marquis, tout malade qu’il était, n’avait, pour ainsi dire, d’autre crainte que celle de perdre Adeline, et déclara qu’il serait en état de se mettre en route dans quelques heures. Dans ce dessein il avait déjà donné ordre qu’on tînt des chevaux prêts; mais le chirurgien, persistant sérieusement, et même avec passion, à soutenir que sa témérité lui ferait perdre la vie, on l’avait porté dans une chambre à coucher, où il n’y avait que son valet de chambre qui l’approchait.
Cet homme, digne confident de toutes ses intrigues, avait été le principal instrument de ses desseins sur Adeline, et était l’individu qui l’avait conduite à la maison de campagne du marquis, sur le bord de la forêt. Le marquis lui avait donné des ordres ultérieurs au sujet de cette malheureuse fille; et, prévoyant le danger de la garder plus long-temps dans l’auberge, il lui avait dit, ainsi qu’à plusieurs autres domestiques, de l’emmener dans une voiture de louage. Le valet étant donc allé exécuter ces ordres, le marquis fut laissé à ses propres réflexions, et à la violence du conflit de différentes passions.
Les reproches et l’opposition continuelle de Théodore, amant favori d’Adeline, touchèrent vivement son orgueil, et excitèrent toute sa malice. Il ne pouvait penser à cette opposition qui avait, pour ainsi dire, réussi, sans éprouver une indignation et un ressentiment que rien ne pouvait apaiser, que l’espoir d’une prompte vengeance.
Quand il eut appris la fuite d’Adeline de sa maison de campagne, sa surprise fut d’abord égale à sa colère; et, après avoir vomi toute sa rage contre ses domestiques, il les envoya par différentes routes à sa poursuite, et alla lui-même à l’abbaye, dans le faible espoir que, dénuée comme elle était, il était possible qu’elle s’y fût enfuie. Mais La Motte étant aussi surpris que lui, et ne sachant pas le chemin qu’Adeline avait pris, le marquis était retourné à la maison de campagne, impatient d’apprendre de ses nouvelles. Il y avait trouvé quelques-uns de ses domestiques de retour, sans avoir rien appris touchant Adeline, et ceux qui arrivèrent ensuite n’avaient pas été plus heureux.
Quelques jours après, une lettre du lieutenant-colonel du régiment l’avait informé que Théodore avait quitté sa compagnie, et était absent depuis quelque temps, sans que personne sût ce qu’il était devenu. Cette information confirmant un soupçon qu’il avait déjà que Théodore, de manière ou d’autre, aurait bien pu participer à la fuite d’Adeline, toutes ses autres passions avaient pendant quelque temps fait place à son ressentiment, et il avait donné ordre de poursuivre sur-le-champ Théodore; mais ce dernier, dans cet intervalle, avait été pris.
C’était parce qu’il avait autrefois observé l’amour naissant d’Adeline et de Théodore, et sur les renseignemens donnés par La Motte, qui avait été témoin de leur entrevue dans la forêt, que le marquis avait résolu d’éloigner un rival si dangereux et si propre à éventer ses desseins. Il avait donc dit à Théodore, de la manière la plus plausible, qu’il était nécessaire qu’il joignît le régiment, chose qui ne l’avait affecté que par rapport à Adeline, et qui était d’autant moins extraordinaire, qu’il avait déjà passé plus de temps à la campagne que n’avaient généralement coutume d’y rester les officiers que le marquis invitait. Théodore connaissait bien le caractère du marquis, et avait accepté son invitation, plutôt pour ne pas manquer d’égards à son colonel, que dans l’attente de jouir de beaucoup de plaisirs.
Le marquis avait reçu de la part de ceux qui avaient arrêté Théodore, les instructions nécessaires pour poursuivre et recouvrer Adeline; mais, quoiqu’il eût effectué ce dessein, il était continuellement en proie à une passion trompée et à la fureur de l’orgueil. Les douleurs de sa blessure étaient absorbées par les peines de son esprit, et chaque angoisse qu’il sentait semblait augmenter sa soif de vengeance, et refluer avec de nouveaux tourmens sur son cœur. Tandis qu’il était dans cet état, il entendit la voix de l’innocente Adeline implorant sa protection; mais ses cris n’excitèrent ni sa justice ni ses remords; et, quand peu après le carrosse partit, et qu’il fut certain qu’elle était saisie, et Théodore malheureux, il parut sentir quelque soulagement aux peines de son esprit.
Théodore éprouvait à la vérité tout ce qu’un cœur vertueux dans l’oppression peut sentir; mais il était exempt de ces passions virulentes et malicieuses qui déchiraient le sein du marquis, et qui font éprouver à ceux qui s’y abandonnent des maux plus rigoureux que ceux qu’elles peuvent suggérer pour la punition des autres. L’indignation dont il pouvait être animé contre le marquis n’était alors que secondaire à son anxiété pour Adeline; sa captivité lui paraissait terrible, en ce qu’elle l’empêchait de chercher une noble et honorable vengeance; mais elle était cruelle en ce qu’elle le privait des moyens de sauver celle qu’il aimait plus que la vie.
Quand il entendit les roues de la voiture qui l’entraînaient; il éprouva des angoisses qui pensèrent lui faire perdre la raison. Les cœurs endurcis des soldats qui le gardaient, furent même touchés de sa détresse; et, en blâmant la conduite du marquis, s’efforcèrent de consoler leur prisonnier. Le médecin, qui venait d’arriver, entra dans la chambre pendant cet accès de frénésie, et, sentant et témoignant beaucoup d’intérêt pour sa condition, demanda avec une extrême surprise pourquoi on l’avait mis si précipitamment dans une chambre si peu faite pour lui.
Théodore l’informa de la raison de cette circonstance, de celle de la détresse qui l’accablait, et des fers qui le déshonoraient: s’apercevant que le médecin l’écoutait avec attention et avec pitié, il désira l’instruire de plusieurs autres particularités, et il pria les soldats de quitter la chambre. Ceux-ci obéirent, et se placèrent au dehors de la porte.
Il raconta alors toutes les particularités de la dernière affaire, et de ses liaisons avec le marquis. Le médecin écouta sa narration avec grand intérêt, et laissa fréquemment paraître beaucoup d’agitation. Quand Théodore eut fini, il resta quelque temps en silence et perdu dans ses pensées; sortant enfin de sa rêverie: «Je vous plains, dit-il; je crains bien que votre cas ne soit désespéré. Le marquis est trop connu pour être aimé ou respecté; vous n’avez rien à espérer d’un pareil homme, car il n’a presque rien à craindre. Je souhaiterais qu’il fût en mon pouvoir de vous être utile; mais je n’en vois pas la possibilité.»
«Hélas! reprit Théodore, ma situation est vraiment désespérée; et quant à cette malheureuse fille.....» De violens sanglots l’interrompirent, et ne lui permirent pas de continuer. Le médecin ne put qu’exprimer combien il était sensible à sa douleur, et le prier d’être plus calme. Un domestique du marquis entra alors dans la chambre, et dit au médecin que ce dernier voulait le voir dans l’instant. Au bout de quelque temps, il répondit qu’il allait chez le marquis; et, s’étant efforcé de prendre un air composé, ce qui lui fut difficile, il donna la main à Théodore, et laissa la chambre en lui promettant de revenir avant de quitter l’auberge.
Il trouva le marquis très-agité de corps et d’esprit, et plus effrayé des conséquences de sa blessure qu’il ne l’aurait cru. Son inquiétude pour Théodore lui suggéra un projet dont l’exécution pourrait lui être de quelque service. Après avoir tâté le pouls de son malade, et lui avoir fait quelques questions, il prit un air fort sérieux. Le marquis, qui épiait tous les mouvemens de son visage, lui demanda de dire son avis sans hésiter.
«Je serais fâché de vous alarmer, monseigneur, mais il y a du danger. Y a-t-il long-temps que vous avez reçu cette blessure?»
«Bon Dieu! il y a du danger, s’écria le marquis, en prononçant quelques imprécations amères contre Théodore.—Oui, il y a sûrement du danger, répliqua le médecin; dans quelques heures, je pourrais en assurer le degré.»
«Quelques heures, monsieur! interrompit le marquis; quelques heures!» Le médecin le pria d’être plus calme. «Sacré D....! s’écria le marquis. Il est fort aisé à un homme qui jouit de la santé de dire à un mourant d’être plus calme. Mais Théodore sera rompu vif pour cela, cependant.»
«Vous vous trompez, monsieur, dit le médecin. Si je vous avais regardé comme un homme mourant, ou même bien près de la mort, je ne vous aurais pas parlé comme j’ai fait. Mais il est important que je sache depuis quand vous avez été blessé.» La frayeur du marquis commença alors à se calmer, et il donna une relation circonstanciée de la rixe qui avait eu lieu entre lui et Théodore; représentant qu’il avait été indignement traité dans une affaire où il avait tenu une conduite juste et humaine. Le médecin écouta cette relation avec beaucoup de sang-froid; et quand elle fut terminée, sans faire aucun commentaire à ce sujet, il dit au marquis qu’il allait lui prescrire une médecine qu’il fallait prendre sur-le-champ.
Le marquis, alarmé de nouveau de l’air de gravité du médecin, le pria de lui dire sincèrement s’il le croyait dans un danger imminent. Celui-ci hésita, et l’inquiétude du marquis augmenta. «Il est important, dit ce dernier, que je connaisse ma véritable situation.» Le médecin lui dit alors que, s’il avait quelques affaires à régler, il ferait bien de s’en occuper, parce qu’il était impossible de prévoir les suites.
Il tourna alors la conversation sur Théodore, et dit qu’il venait de voir le jeune officier en état d’arrestation, et qu’il espérait qu’on ne le ferait pas partir dans le moment, parce que cela mettrait sa vie en danger. Le marquis fit un jurement affreux, et, maudissant Théodore de l’avoir mis dans l’état où il se trouvait, répondit qu’il partirait le soir même. Le médecin se hasarda de parler contre la cruauté de cette sentence, et, tâchant d’exciter le marquis à un sentiment d’humanité, plaida fortement la cause de Théodore. Mais ces prières et ces argumens, en découvrant au marquis une partie de son propre caractère, semblèrent exciter son ressentiment, et faire renaître toute la violence de ses passions.
Le médecin se retira finalement sans aucun espoir, après avoir promis au marquis de ne point quitter l’auberge. Il s’était flatté, en exagérant le danger de son malade, d’obtenir quelque chose en faveur d’Adeline et de Théodore, mais son plan avait eu un effet contraire; car la crainte de la mort, si terrible pour la conscience coupable du marquis, au lieu d’exciter au repentir, ne fit qu’augmenter son désir de vengeance contre l’homme qui l’avait réduit à cet état. Il résolut de faire conduire Adeline dans un endroit où, si par hasard Théodore échappait, il ne pourrait jamais la voir, et par-là, de se ménager au moins quelques moyens de vengeance. Il n’ignorait cependant pas que, lorsque Théodore serait une fois arrivé au régiment, sa perte était certaine; car, quand même il serait acquitté du crime de désertion, il devait nécessairement être condamné pour avoir assailli un officier supérieur.
Le médecin revint dans la chambre où était Théodore. La violence de sa douleur était changée en un désespoir tranquille, plus terrible que la fureur dont il avait été dernièrement agité. Les gardes ayant à sa requête quitté la chambre, le médecin lui répéta une partie de la conversation qu’il avait eue avec le marquis. Théodore, après lui avoir fait ses remercîmens, dit qu’il n’avait plus rien à espérer. Il ne sentait que très-peu de chose par rapport à lui-même, mais c’était pour sa famille et pour Adeline qu’il souffrait: il s’informa de la route qu’elle avait prise; et, quoiqu’il n’eût aucune perspective de pouvoir tirer parti de cette connaissance, il pria le médecin de tâcher de la lui procurer; mais l’hôte et sa femme n’en savaient rien, ou au moins firent semblant de l’ignorer; et il était inutile de s’adresser à d’autres.
Le sergent entra alors avec des ordres du marquis pour le départ de Théodore, qui reçut cette nouvelle d’un air composé, quoique le médecin ne pût s’empêcher d’exprimer son indignation de ce départ précipité, et ses craintes des suites qu’il pourrait avoir. Théodore eut à peine le temps de témoigner sa reconnaissance à cet ami estimable avant que les soldats entrassent dans la chambre pour le conduire à la voiture qui l’attendait.
En lui disant adieu, il lui glissa sa bourse dans la main, et, se tournant subitement, dit aux soldats de le conduire; mais le médecin l’arrêta, et refusa ce présent avec tant de chaleur, qu’il fut forcé de le reprendre: il serra la main de son nouvel ami, et, incapable de prononcer une parole, il marcha vers la voiture.
Ils partirent tous à l’instant, et Théodore fut abandonné au souvenir de ses espérances et de ses souffrances passées, à son anxiété pour le sort d’Adeline, à la contemplation de son propre malheur, et aux appréhensions de ce qui pourrait lui arriver à l’avenir. Il ne voyait à la vérité pour lui-même que la perspective d’une ruine certaine, et son désespoir n’était contenu que par un faible espoir que celle qu’il aimait plus que la vie pourrait jouir un jour de cette félicité à laquelle il n’osait se promettre de participer.
CHAPITRE VIII.
Cependant l’infortunée Adeline continua de voyager toute la nuit sans presque aucune interruption. Son esprit était agité d’un tel conflit de chagrin, de regret, de désespoir et de terreur, qu’on ne peut pas dire qu’elle pensait. Le valet de chambre du marquis, qui s’était mis dans la voiture avec elle, parut d’abord disposé à faire la conversation; mais l’inattention de sa prisonnière ne tarda pas à le faire taire, et il la laissa se livrer entièrement à sa douleur.
Ils semblèrent passer par des ruelles obscures et des chemins de traverse, dans lesquels la voiture allait avec autant de vitesse que l’obscurité de la nuit pouvait le permettre. Quand le jour parut, elle se trouva sur les bords d’une forêt, et demanda de nouveau où on la menait. Le domestique répondit qu’il avait ordre de ne point le dire, mais qu’elle ne tarderait pas à le voir. Adeline, qui avait d’abord cru qu’on la conduisait à la maison de campagne, commença alors à en douter; et comme tout autre endroit était moins terrible à son imagination que celui-là, son désespoir commença à s’apaiser, et elle ne pensa plus qu’au malheureux Théodore, qu’elle savait devoir être la victime de la malice et de la vengeance.
Ils entrèrent alors dans la forêt, et il lui vint à l’esprit qu’on la menait à l’abbaye; car, quoiqu’elle n’eût aucun souvenir des pays par où elle passait, il n’en était pas moins probable que ce ne fût la forêt de Fontanville, dont les limites étaient trop étendues pour qu’elle eût pu autrefois la parcourir en entier. Cette conjecture lui inspira une frayeur au moins égale à celle que lui avait causée l’idée d’aller à la maison de campagne; car à l’abbaye elle serait de même au pouvoir du marquis, et livrée à son cruel ennemi La Motte. Son esprit fut révolté du tableau que lui peignit son imagination; et, à mesure que la voiture s’avançait sous les arbres touffus, elle jetait un regard inquiet par la portière, afin de découvrir quelque chose qui pût confirmer ou détruire ses soupçons: elle ne fut pas long-temps à parvenir dans une allée d’où elle aperçut les tours éloignées de l’abbaye. «—Je suis donc perdue!» dit-elle en fondant en larmes.
Ils furent bientôt au bas de la pelouse, et elle aperçut Pierre qui courait ouvrir la porte où la voiture était arrêtée. Quand il vit Adeline, il parut surpris, et fit un effort pour parler; mais la chaise s’avança alors près de l’abbaye, et La Motte se présenta à la porte de la salle. Quand il vint pour la descendre de la voiture, un tremblement universel s’empara de tous ses membres, et ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté qu’elle put se soutenir, et elle fut quelques momens sans le voir ni sans l’entendre. Il lui offrit son bras, qu’elle refusa d’abord; mais, après avoir fait quelques pas en chancelant, elle fut obligée de l’accepter: ils entrèrent alors dans la chambre voûtée, où, tombant dans une chaise, un déluge de larmes coula de ses yeux. La Motte n’interrompit pas le silence, qui continua pendant quelque temps, mais traversa plusieurs fois la chambre dans une grande agitation. Quand Adeline fut assez remise pour faire attention aux objets extérieurs, elle observa son visage, et y découvrit le tumulte de son âme, tandis qu’il s’efforçait de prendre un air de fermeté, auquel s’opposait le sentiment intérieur de sa conscience.
La Motte lui prit alors la main, et voulut la conduire hors de la chambre; mais elle l’arrêta, et fit un effort désespéré pour l’engager à la pitié et à la sauver. Il l’interrompit. «Cela n’est pas en mon pouvoir, dit-il avec beaucoup d’émotion; je ne suis ni maître de moi, ni de ma conduite: ne m’en demandez pas davantage; qu’il vous suffise de savoir que je vous plains, je ne saurais faire plus.» Il ne lui donna pas le temps de répliquer; mais, lui prenant la main, il la conduisit à l’escalier de la tour, et de là à la chambre qu’elle avait autrefois occupée.
«Il faut que vous restiez ici pour le présent, dit-il, dans cette espèce de prison: cela me répugne autant qu’à vous. Je vous la rendrai le moins désagréable possible, c’est pourquoi j’ai ordonné qu’on vous apportât des livres.»
Adeline fit un effort pour parler; mais il quitta la chambre avec précipitation, paraissant honteux du rôle qu’il avait à jouer et ne voulant pas se fier à ses larmes. Elle entendit fermer la serrure; et regardant vers les fenêtres, elle s’aperçut qu’elles étaient barrées; la porte qui conduisait aux autres appartemens était aussi bien assurée. De pareils préparatifs de sûreté la choquèrent, et sa longue incertitude se changea en un profond désespoir. Lorsque les larmes qu’elle répandit l’eurent un peu soulagée, et qu’elle put détourner ses pensées de l’objet qui la concernait de plus près, elle ne fut pas fâchée d’être dans une parfaite réclusion, puisque cela lui épargnait la peine qu’elle aurait éprouvée en présence de M. et de madame La Motte, et lui permettait de donner un libre cours à sa douleur et à ses réflexions; réflexions qui, quoique affligeantes, étaient préférables aux angoisses qu’éprouve l’esprit, lorsqu’agité par la crainte et l’inquiétude, il est obligé de prendre l’apparence de la tranquillité.
Environ un quart d’heure après, la porte de sa chambre s’ouvrit, et Annette parut avec des rafraîchissemens et des livres: elle témoigna sa satisfaction de revoir Adeline, mais parut craindre de parler, sachant probablement que c’était contraire aux ordres de La Motte, qui, à ce qu’elle dit, l’attendait au bas de l’escalier. Quand Annette fut partie, Adeline prit quelques rafraîchissemens, ce qui était véritablement nécessaire, car elle n’avait rien pris depuis qu’elle était sortie de l’auberge. Elle fut contente, mais non surprise que madame La Motte ne parût pas: elle l’évitait sûrement à cause de la conduite peu généreuse qu’elle avait tenue à son égard; et cette certitude pouvait faire conjecturer qu’elle n’était pas intérieurement son ennemie. Elle fit réflexion aux paroles de La Motte: «Je ne suis ni maître de moi, ni de ma conduite;» et, quoiqu’elles ne lui fissent entrevoir aucune espérance, elles lui donnaient néanmoins une certaine consolation, quelque faible qu’elle fût, par la croyance qu’il avait pitié d’elle. Après avoir passé quelque temps dans de tristes réflexions, et formé une infinité de conjectures, ses esprits, long-temps agités, semblèrent exiger du repos, et elle se mit au lit.
Adeline dormit profondément pendant quelques heures, et s’éveilla avec l’esprit plus calme et plus tranquille. Pour prolonger cette tranquillité momentanée, et pour ne point se livrer à ses pensées, elle examina les livres que La Motte lui avait envoyés: elle en trouva quelques-uns qui, dans des temps plus heureux, avaient élevé son esprit et intéressé son cœur; mais ils n’avaient plus le même effet; ils surent néanmoins adoucir pendant un temps les angoisses du malheur.
Mais ce remède consolant n’eut que quelques instans le pouvoir des eaux du Léthé: l’entrée de La Motte fit disparaître les illusions de l’auteur, et la rappela au sentiment de sa propre situation. Il apportait de la nourriture, et, après l’avoir mise sur la table, il se retira sans dire un seul mot. Elle s’efforça encore de lire, mais son apparition avait rompu l’enchantement.—La cruelle réflexion s’empara de nouveau de son esprit, et apporta avec elle l’image de Théodore, de Théodore perdu pour toujours!.....
Cependant La Motte éprouvait toutes les peines que peut infliger une conscience qui n’est pas entièrement endurcie au crime. Il avait été entraîné par ses passions dans la dissipation, et de la dissipation dans le vice; mais ayant une fois touché les bords de l’infamie, ses progrès avaient été rapides, et il se trouvait alors le vil instrument d’un scélérat, et le destructeur d’une fille innocente, que la justice et l’humanité lui commandaient de protéger. Il réfléchit au rôle qu’il jouait.—Cette considération l’effraya; mais, pour renoncer à ce rôle, il fallait un effort trop hardi pour un esprit énervé par l’habitude du vice. Il considéra le labyrinthe terrible dans lequel il avait été conduit, et aperçut, comme pour la première fois, les progrès de ses forfaits; il s’imagina alors qu’il ne pouvait se tirer de cet embarras que par de nouveaux crimes. Au lieu de s’occuper des moyens de prévenir la ruine d’Adeline, et de ne pas en être l’instrument, il s’efforça seulement de s’étourdir sur les remords de sa conscience, et de se persuader qu’il fallait continuer comme il avait commencé. Il savait qu’il était au pouvoir du marquis, et il craignait ce pouvoir plus que la punition certaine, quoique souvent tardive, qui poursuit les scélérats. Il consentit à sacrifier l’honneur d’Adeline et le repos de sa conscience à quelques années d’une misérable existence.
Il ignorait la maladie du marquis, autrement il se serait aperçu qu’il y avait un moyen d’échapper à la punition dont il était menacé, à un moindre prix que celui de l’honneur; et peut-être aurait-il fait ses efforts pour sauver Adeline en prenant la fuite avec elle. Mais le marquis, qui avait prévu cette possibilité, avait ordonné à ses domestiques de cacher soigneusement la circonstance qui le retenait, et d’informer La Motte qu’il serait à l’abbaye sous peu de jours, enjoignant en même temps à son valet de chambre de l’y attendre.
Adeline, comme il s’y était attendu, n’eut ni l’inclination ni l’occasion de l’en instruire, et ainsi La Motte resta dans l’ignorance d’une chose qui aurait pu lui épargner de nouveaux crimes, et à Adeline de plus grands maux.
La Motte n’avait pas envie de faire connaître à son épouse l’action qui l’avait entièrement mis dans la dépendance du marquis; mais l’agitation de son esprit le trahit: il marmottait souvent dans son sommeil des phrases incohérentes, et souvent il s’éveillait en sursaut, et appelait à haute voix Adeline.
Ces marques d’un esprit troublé avaient alarmé et effrayé madame La Motte, qui veillait pendant qu’il dormait, et qui obtint bientôt, par les paroles qui lui échappaient, une idée confuse des desseins du marquis.
Elle fit part de ses soupçons à La Motte, qui la blâma de les avoir eus; mais la manière dont il le fit augmenta ses craintes pour Adeline au lieu de les calmer; et la conduite du marquis ne tarda pas à les confirmer. La nuit qu’il vint à l’abbaye, elle crut que, quel que fût le projet dont il s’agissait, il en serait probablement parlé; et son inquiétude pour Adeline lui fit commettre une indiscrétion qui, dans toute autre occasion, aurait été méprisable. Elle quitta sa chambre, et, s’étant cachée dans un appartement voisin de celui où étaient le marquis et son mari, elle écouta leur conversation. Elle tourna sur le sujet qu’elle avait prévu, et lui découvrit toute l’étendue de leurs desseins. Effrayée pour Adeline, et choquée de la faiblesse coupable de La Motte, elle fut pendant quelque temps incapable de penser, ou de déterminer de quelle manière elle devait agir. Elle savait que son époux avait de grandes obligations au marquis, dont les domaines lui fournissaient un refuge, et qu’il était au pouvoir de celui-ci de le livrer entre les mains de ses ennemis. Elle croyait de plus que le marquis en agirait ainsi, s’il était provoqué; mais elle pensait que, dans une pareille occasion, La Motte pouvait trouver quelque moyen d’apaiser le marquis sans se déshonorer. Après avoir fait quelques autres réflexions, son esprit devint plus calme, et elle retourna dans sa chambre, où La Motte ne tarda pas à venir. Elle n’avait cependant pas assez recouvré ses esprits pour lutter contre son mécontentement, ou contre l’opposition qu’elle devait infailliblement rencontrer lorsqu’elle ferait mention du sujet de son inquiétude; c’est pourquoi elle résolut de n’en parler que le jour suivant.
Le lendemain elle rapporta à La Motte tout ce qu’il avait dit dans ses rêves, et fit mention de plusieurs autres circonstances qui le convainquirent qu’il lui était impossible de nier plus long-temps la réalité de ses appréhensions. Elle lui représenta alors combien il était possible d’éviter l’infamie dont il allait se couvrir, en abandonnant la maison du marquis; elle plaida avec tant de chaleur pour Adeline, que La Motte, dans un morne silence, parut méditer quelque plan. Cependant ce n’était pas ce qui occupait ses pensées. Il savait qu’il avait mérité de la part du marquis un châtiment terrible, et que s’il l’irritait en refusant d’acquiescer à ses désirs, la fuite ne pourrait guère le soustraire; car l’œil de la justice et de la vengeance le poursuivrait sans relâche.
La Motte ruminait sur la manière dont il instruirait sa femme de cette circonstance; car il vit bien qu’il n’y avait d’autre moyen de vaincre sa vertueuse compassion pour Adeline, et les fâcheuses conséquences qu’elle pourrait entraîner, qu’en lui opposant son propre danger, et cela ne pouvait se faire qu’en l’instruisant de tous les maux qui résulteraient du ressentiment du marquis. Le vice n’avait pas encore chez lui assez d’empire pour l’empêcher de rougir, et pour lui faire avouer ses fautes de propos délibéré: il hésita, il balbutia. A la fin, ne pouvant se résoudre à entrer dans des détails, il lui dit qu’en conséquence d’une affaire qu’aucunes prières ne lui feraient découvrir, sa vie était au pouvoir du marquis. «Vous voyez l’alternative, ajouta-t-il, choisissez de ces deux maux; et, si vous en avez le courage, instruisez Adeline de son danger, et sacrifiez ma vie pour la tirer d’une situation que beaucoup de femmes seraient bien aises d’obtenir.»—Madame La Motte, réduite à l’affreuse alternative de permettre la séduction de l’innocence, ou de vouer son mari à la mort, éprouva une agitation qu’il lui fut impossible de dissimuler. Voyant néanmoins qu’une opposition aux desseins du marquis causerait la ruine de La Motte, et ne serait que fort peu utile à Adeline, elle résolut de céder aux circonstances et de souffrir en silence.
Dans le temps qu’Adeline formait un plan pour s’échapper de l’abbaye, les regards mystérieux de Pierre avaient donné des soupçons à La Motte, et l’avaient engagé à les veiller de plus près. Il les avait vus se quitter dans la salle avec quelque confusion, et les avait ensuite aperçus se parler dans les cloîtres. Des circonstances si extraordinaires ne lui avaient laissé aucun doute qu’Adeline ne fût instruite de son danger, et ne concertât avec Pierre les moyens de s’échapper. Faisant donc semblant d’être informé de toute l’affaire, il avait accusé Pierre de fourberie, et l’avait menacé de la vengeance du marquis, s’il ne découvrait pas ce qu’il savait. Cette menace avait intimidé Pierre; et s’imaginant qu’il ne lui restait plus aucune possibilité de servir Adeline, il avait fait un aveu circonstancié, et promis de ne point dire à Adeline que son projet était découvert. Cette promesse était assez conforme à son inclination; car il craignait le mécontentement que pourrait exprimer Adeline lorsqu’elle croirait avoir été trahie par lui.
Le jour que le projet d’Adeline avait été découvert, le marquis avait dessein de venir à l’abbaye, et il était convenu de faire transporter Adeline à sa maison de campagne. La Motte avait surle-champ senti l’avantage de permettre à Adeline de se rendre au tombeau, dans la croyance de ne point être découverte. Cela devait prévenir beaucoup de trouble et d’opposition, et lui épargner la peine qu’il aurait éprouvée en sa présence, lorsqu’elle aurait su qu’il allait la livrer. Un domestique du marquis pouvait se transporter au tombeau à l’heure marquée, et, dans l’obscurité de la nuit, l’emmener en jouant le rôle de Pierre. Ainsi, elle aurait été conduite sans résistance à la maison de campagne, et n’aurait découvert son erreur que lorsqu’il aurait été trop tard pour en éviter les conséquences.
Quand le marquis arriva, La Motte, qui, quoiqu’il eût beaucoup bu, n’avait cependant pas perdu la tête, l’informa de ce qui était arrivé, et du plan qu’il avait formé; et le marquis l’approuvant, son domestique avait été instruit du signal qui avait ensuite mis Adeline en son pouvoir.
La honte que ressentait madame La Motte en songeant à l’indigne neutralité qu’elle avait observée dans la cause d’Adeline, lui fit soigneusement éviter de la voir cette fois-ci. Adeline ne fut pas surprise de sa conduite, et se réjouit de ne pas être obligée de revoir comme ennemie une personne qu’elle avait autrefois crue son amie. Plusieurs jours s’écoulèrent dans la réflexion du passé, et dans l’attente cruelle de l’avenir.
L’état dangereux de Théodore occupait constamment ses pensées. En proie à tous les tourmens de la crainte, quelquefois elle parcourait la sphère des possibilités pour y chercher l’espérance: mais l’espérance se tenait presque toujours au-delà de l’horizon; et quand elle paraissait faiblement, on ne l’apercevait qu’avec la mort du marquis, dont la vengeance menaçait d’une ruine certaine cet infortuné jeune homme.
Cependant le marquis était à l’auberge à Baux, dans un état fort précaire. Le médecin et le chirurgien qu’il voulut garder tous deux, sans leur permettre de quitter le village, agissaient suivant des principes contraires, et le bon effet produit par les ordonnances de l’un était souvent détruit par le traitement peu judicieux de l’autre. Il n’y eut que l’humanité qui engageât le médecin à rester. La maladie du marquis était outre cela irritée par son caractère impatient, les terreurs de la mort et la violence de ses passions. Tantôt il se croyait à la mort, tantôt on avait de la peine à l’empêcher de suivre Adeline à l’abbaye. Les fluctuations de son esprit étaient si variées, et ses projets se succédaient si rapidement les uns aux autres, que ses passions étaient dans un conflit continuel. Le médecin tâcha de le convaincre que sa guérison dépendait beaucoup de sa tranquillité, et de lui persuader d’essayer au moins de maîtriser ses passions; mais les réponses impatientes du marquis le dégoûtèrent et lui firent garder le silence.
A la fin le domestique qui avait mené Adeline revint, et le marquis, l’ayant appelé dans sa chambre, lui fit tant de questions à la fois, que le pauvre diable ne sut à laquelle répondre. Il tira finalement un papier plié de sa poche, qu’il dit que mademoiselle Adeline avait laissé tomber dans la voiture, et dont il avais pris soin, parce qu’il s’était imaginé que sa seigneurie aurait été bien aise de le voir. Le marquis étendit la main avec précipitation, et prit un billet adressé à Théodore. En voyant l’adresse, la rage de la jalousie l’accabla pendant un moment, et il le tint à la main, incapable de l’ouvrir.
Il rompit cependant le cachet, et trouva que c’était un billet écrit à Théodore, pendant sa maladie, pour s’informer de sa santé, et que quelque accident l’avait empêchée d’envoyer. La tendre sollicitude qu’elle exprimait pour sa guérison déchira l’âme du marquis, et lui fit faire la comparaison de ce qu’elle avait senti pour la maladie de son rival et pour la sienne.
«Elle était fort inquiète pour sa guérison, dit-il, au lieu qu’elle craint la mienne.» Comme s’il avait voulu prolonger la peine que ce petit billet lui causait, il le lut de nouveau, et de nouveau il maudit son sort et son rival, s’abandonnant, comme à l’ordinaire, aux transports de sa passion. Il allait le jeter loin de lui, lorsque ses yeux se fixèrent sur le cachet, et il le considéra fort attentivement. Sa colère parut alors se calmer; il mit soigneusement le billet dans son portefeuille, et fut pendant quelque temps absorbé dans ses pensées.
Après plusieurs jours de craintes et d’espérances, la force de son tempérament l’emporta sur sa maladie, et il se trouva assez bien pour écrire plusieurs lettres dont une était pour préparer La Motte à le recevoir. La même politique qui l’avait engagé à cacher sa maladie à La Motte, lui fit alors avancer une chose qu’il savait bien ne pouvoir effectuer, qu’il serait à l’abbaye le lendemain de l’arrivée de son domestique. Il répéta ses injonctions qu’Adeline fût strictement gardée, et renouvela ses promesses de récompense pour les services que lui rendrait La Motte.
Celui-ci, qui était tous les jours de plus en plus surpris de l’absence du marquis, reçut cette nouvelle avec mécontentement; car il commençait à espérer que le marquis avait changé d’intention au sujet d’Adeline, soit qu’il fût embarqué dans quelque nouvelle aventure, ou obligé de visiter ses biens dans quelque partie éloignée de la province: il aurait été bien aise de se débarrasser ainsi d’une affaire qui devait le couvrir de tant d’infamie.
Cette espérance s’évanouit alors, et il dit à son épouse de faire les préparatifs nécessaires pour la réception du marquis. Adeline avait passé ces jours-là dans un état d’incertitude, tantôt animé par les rayons de l’espoir, et tantôt obscurci par les sombres nuages du désespoir. Ce délai, si fort au-delà de son attente, semblait prouver que la maladie du marquis était très-sérieuse; et quand elle considérait les conséquences de sa guérison, elle ne pouvait être fâchée qu’il en fût ainsi. L’idée de cet être lui était tellement odieuse, qu’elle ne voulut point permettre à sa bouche de prononcer son nom, ni de faire à Annette une question si nécessaire à la paix de son esprit.
Ce fut environ une semaine après la lettre du marquis, qu’Adeline aperçut un jour de sa fenêtre une troupe d’hommes à cheval entrer dans l’avenue, qu’elle reconnut pour être le marquis et sa suite. Elle se retira de la fenêtre dans un état qu’il est impossible de décrire, et, se jetant sur une chaise, fut pendant quelque temps insensible aux objets qui l’environnaient. Quand elle fut revenue de sa première frayeur, qu’avait excitée l’apparition du marquis, elle se traîna vers la fenêtre: la compagnie n’était plus visible, mais elle entendit les pieds des chevaux, et elle savait que le marquis faisait le tour pour parvenir à la grande porte de l’abbaye. Elle implora la protection et l’appui du ciel; et, étant alors un peu remise, elle s’assit en attendant l’événement.
La Motte reçut le marquis en exprimant sa surprise d’une si longue absence; et celui-ci, se contentant de dire qu’il avait été retenu par la maladie, s’informa aussitôt d’Adeline. On lui dit qu’elle était dans sa chambre, d’où l’on pourrait la faire venir, s’il désirait la voir. Le marquis hésita, et à la fin s’en excusa; mais il ordonna qu’on la gardât avec grand soin. «Peut-être, monsieur, dit La Motte en souriant, qu’Adeline a été trop rebelle à votre passion; vous paraissez prendre moins d’intérêt à elle qu’autrefois.»
«—Oh! point du tout, répliqua le marquis, elle m’intéresse même plus que jamais; et tellement, qu’on ne saurait la veiller de trop près. C’est pourquoi, La Motte, je vous prie de ne point souffrir que qui que ce soit s’approche d’elle, à moins que vous ne soyez présent. La chambre où on l’a mise est-elle bien sûre?» La Motte lui dit qu’elle était parfaitement sûre, mais exprima en même temps ses souhaits qu’elle fût transportée à la maison de campagne. «Si elle trouvait moyen de s’échapper, dit-il, je sais ce que j’ai à attendre de votre colère, et cette réflexion me tient dans une inquiétude continuelle.»
«Cela ne peut se faire à présent, dit le marquis; elle est bien plus en sûreté ici, et vous avez tort d’avoir la moindre crainte sur sa fuite, si véritablement sa chambre est aussi bien gardée que vous le dites.»
«—Je ne puis avoir aucun motif de vous tromper, monsieur.»
«—Je ne vous en suppose pas, dit le marquis; gardez-la avec soin, et soyez certain qu’elle ne s’échappera pas. Je puis compter sur mon valet; et, si vous le désirez, je le laisserai ici.» La Motte crut que cela était inutile, et il fut convenu qu’il partirait.
Le marquis, après environ une demi-heure de conversation avec La Motte, quitta l’abbaye, et Adeline le vit partir avec un mélange de surprise et de reconnaissance qui pensa la suffoquer: elle s’était attendue de moment en moment à paraître devant lui, et s’était efforcée de s’armer d’assez de courage pour soutenir sa présence. Elle avait prêté l’oreille à chaque voix qu’elle entendait d’en-bas, et à chaque pas qui traversait le passage; son cœur avait palpité de crainte que ce ne fût La Motte qui vînt la chercher pour la conduire au marquis. Cet état de souffrance avait été prolongé presque au-delà de ses forces, lorsqu’elle entendit plusieurs voix sous sa fenêtre, et vit le marquis qui s’en allait. Après s’être abandonnée à la joie et à la reconnaissance qui agitaient son cœur, elle tâcha de pénétrer la raison de cette circonstance, qui, vu tout ce qui s’était passé, paraissait fort singulière. Elle la trouva tout-à-fait inexplicable; et, après avoir long-temps ruminé en vain, elle laissa le sujet, faisant ses efforts pour se persuader qu’elle ne pouvait être que de bon augure.
Le temps des visites accoutumées de La Motte approchait; Adeline l’attendit en tremblant, et dans l’espoir d’apprendre que le marquis avait cessé ses persécutions; mais il fut, comme à l’ordinaire, taciturne et rêveur, et ce ne fut que lorsqu’il allait quitter la chambre, qu’Adeline eut le courage de lui demander quand le marquis reviendrait. La Motte, en ouvrant la porte pour s’en aller, répliqua, «demain;» et Adeline, que la crainte et la délicatesse retenaient, vit qu’elle ne pourrait avoir aucune nouvelle de Théodore que par une question directe. Elle regarda fixement La Motte, comme si elle eût voulu parler, et La Motte s’arrêta; mais elle rougit et garda le silence, jusqu’à ce que, voyant qu’il allait se retirer, elle le rappela faiblement.
«Je voudrais, dit-elle, savoir des nouvelles de ce malheureux chevalier, qui a encouru la disgrâce du marquis en s’efforçant de me servir. Le marquis en a-t-il fait mention?»
«Oui, répliqua La Motte; et votre indifférence pour le marquis n’a maintenant plus besoin d’explication.»
«Puisque je dois avoir du ressentiment pour ceux qui m’injurient, dit Adeline, il m’est certainement permis d’avoir de la reconnaissance pour ceux qui me servent. Si le marquis avait mérité mon estime, il est probable que je la lui aurais accordée.»
«Eh bien! eh bien! reprit La Motte, ce jeune héros, ce Théodore, qui, à ce qu’il paraît, a été assez brave pour lever la main contre son colonel, est bien gardé, et je ne doute pas qu’il ne reçoive bientôt le prix de sa chevalerie.» L’indignation, le chagrin et la crainte s’agitèrent dans le sein d’Adeline; elle dédaigna de donner à La Motte une seconde occasion de profaner le nom de Théodore. Cependant, l’incertitude cruelle dans laquelle elle se trouvait, l’engagea à demander si le marquis avait reçu de ses nouvelles depuis son départ de Baux. «Oui, dit La Motte, il a été conduit sous bonne garde à son régiment, où il est emprisonné jusqu’à ce que le marquis puisse paraître contre lui.»
Adeline n’eut ni la force ni le désir d’en savoir davantage; et, La Motte étant sorti, elle fut de nouveau en proie à la douleur qu’il venait de renouveler. Quoique cette information ne contînt aucune nouvelle circonstance de malheur (car elle n’avait entendu que la confirmation de ce à quoi elle s’était toujours attendue), un surcroît de chagrin sembla s’emparer de son cœur, et elle s’aperçut qu’elle avait mal à propos entretenu une faible espérance que Théodore pourrait échapper avant d’arriver au lieu de sa destination. Tout espoir était alors perdu; son amant éprouvait les souffrances et les horreurs d’une prison, et les tourmens de la crainte, tant pour sa propre sûreté que pour celle de son Adeline. Elle se figurait le sombre et humide cachot où il était, chargé de chaînes, et défiguré par la pâleur du chagrin et de la maladie; elle l’entendait appeler son nom d’une voix qui lui déchirait le cœur, et le voyait lever les yeux au ciel, le supplier en silence: et se rappelant en même temps la conduite généreuse qui l’avait plongé dans cet abîme de misères, et que c’était pour elle qu’il souffrait, sa douleur se changeait en désespoir, ses larmes cessaient de couler, et elle tombait en silence dans une torpeur accablante.
Le lendemain le marquis vint, et s’en retourna comme auparavant. Plusieurs jours s’écoulèrent sans le voir. Enfin, un soir, tandis que La Motte et sa femme étaient dans leur chambre ordinaire, il entra et conversa pendant quelque temps sur différens sujets; ensuite il tomba dans une profonde rêverie; et, après un intervalle de silence, il se leva et tira La Motte vers la fenêtre. «Je voudrais vous parler en particulier, dit-il, si votre temps n’est pas engagé, autrement ce sera pour une autre fois.» La Motte l’assurant qu’il n’avait rien du tout à faire, il voulut le conduire dans une autre chambre; mais le marquis proposa une promenade dans la forêt. Ils sortirent ensemble; et lorsqu’ils furent dans une allée solitaire, où les branches touffues des hêtres et des chênes augmentaient les ombres du crépuscule, et répandaient dans les environs une obscurité majestueuse, le marquis se tournant vers La Motte, lui dit:
«La Motte, votre condition n’est pas heureuse; cette abbaye est une triste résidence pour un homme comme vous, qui aimez la société, et qui êtes fait pour l’orner.» La Motte s’inclina. «Je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de vous rendre au monde, ajouta le marquis; peut-être que, si je connaissais les particularités qui vous en ont fait retirer, je pourrais, par mon crédit, vous servir efficacement. Il semble que vous ayez voulu me faire entendre que c’était une affaire d’honneur?» La Motte garda le silence. «Je n’ai cependant pas dessein de vous faire de la peine; et ce n’est pas la curiosité qui m’engage à vous faire ces questions, mais un désir sincère de vous être utile. Vous m’avez déjà instruit de plusieurs particularités de vos malheurs; je pense que votre générosité vous a induit dans des dépenses que vous vous êtes ensuite efforcé de réparer au jeu.»
«Oui, monsieur, dit La Motte, il est vrai que j’ai dissipé la plus grande partie d’une excellente fortune, et que j’ai ensuite employé des moyens peu honnêtes pour la réparer; mais je vous supplie de ne point me presser sur ce sujet. Je voudrais, s’il était possible, perdre la mémoire d’une affaire qui sera toujours une tache pour moi, et aux rigoureuses conséquences de laquelle je crains bien qu’il ne soit pas en votre pouvoir de me soustraire.»
«Vous pourriez vous tromper, répliqua le marquis; j’ai beaucoup de crédit à la cour. Ne craignez aucune censure de ma part, je ne suis pas enclin à juger avec sévérité les fautes des autres. Je sais prendre en considération la nécessité des circonstances; et je pense, La Motte, que jusqu’ici vous n’avez pas à vous plaindre de mon amitié.»
«—Non, sûrement, monsieur.»
«—Et quand vous vous rappelez que je vous ai pardonné une certaine affaire toute récente.—Cela est vrai, monsieur, et permettez-moi de vous dire que je suis on ne saurait plus sensible à votre générosité. L’affaire dont vous faites mention est sans doute la plus criminelle de ma vie; c’est pourquoi ce que j’ai à vous raconter ne saurait me mettre plus bas dans votre opinion. Quand j’eus dissipé la plus grande partie de mon bien dans les plaisirs et dans la débauche, j’eus recours au jeu pour suppléer aux moyens de continuer la même vie. Un bonheur momentané me mit pendant quelque temps à même de le faire, et, croyant qu’il ne m’abandonnerait jamais, je continuai le même train de vie.
»Peu après, un revers de fortune détruisit toutes mes espérances, et me plongea dans la plus affreuse des misères. Dans une seule nuit je fus réduit à deux cents louis. Je me déterminai à les risquer aussi, et ma vie en même temps; car j’avais résolu de ne point survivre à ma perte. Je n’oublierai jamais les horreurs de ce moment, d’où dépendait ma destinée, ni les angoisses mortelles que j’éprouvai quand je vis mon dernier enjeu perdu. Je restai quelques instans pétrifié; mais, excitée par le sentiment de mes malheurs, ma colère me fit vomir une foule d’imprécations contre mes rivaux plus fortunés, et me livrer à toute la frénésie du désespoir.
»Pendant cet accès de folie, un individu qui avait observé en silence tout ce qui s’était passé, s’approcha de moi.—Vous êtes malheureux, monsieur? me dit-il.—Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, monsieur, répliquai-je.
»Vous avez peut-être été maltraité? reprit-il.—Oui, monsieur, car je suis ruiné; c’est pourquoi on peut bien dire que j’ai été maltraité.
»—Connaissez-vous les personnes avec qui vous venez de jouer?—Oui,... pourquoi?—Peut-être que je me trompe, dit-il, et il s’en alla. Ses dernières paroles me donnèrent à penser, et firent naître en moi quelque espérance que mon argent n’avait pas été bien gagné. Voulant en savoir davantage, je cherchai ce monsieur, mais il était sorti. Je modérai cependant mes transports, revins à la table où j’avais perdu mon argent, me plaçai derrière la chaise d’un des individus qui l’avaient gagné, et le veillai de très-près. Je fus quelque temps sans rien apercevoir qui pût confirmer mes soupçons; mais je fus à la fin convaincu qu’ils étaient justes.
»Quand la partie fut finie, je tirai de côté un de mes adversaires; et, lui disant ce que j’avais remarqué, le menaçai de le découvrir à l’instant, s’il ne rendait pas mon argent. Il fut pendant quelque temps aussi affirmatif que moi; et, prenant un ton imposant, il me menaça de me faire repentir de mes assertions calomnieuses. Mais j’étais dans un état où la crainte n’avait sur moi aucun empire, et ses manières ne servirent qu’à irriter mon esprit, déjà assez aigri par l’infortune. Après avoir répondu à ses menaces, j’allais rentrer dans l’appartement que nous venions de quitter, et instruire la compagnie de ce qui s’était passé, lorsqu’avec un sourire insidieux et une voix doucereuse, il me pria de lui accorder un moment, et de lui permettre de parler à son ami. J’hésitai de me rendre à cette dernière demande; mais au même instant celui-ci entra dans la chambre. Son associé lui raconta en peu de mots ce qui avait eu lieu entre nous; et la frayeur, peinte sur son visage, prouva suffisamment la certitude de son crime.
»Ils allèrent dans un coin de la chambre, et parlèrent ensemble durant quelques minutes; après quoi ils s’approchèrent de moi, en m’offrant, suivant eux, un compromis. Je déclarai néanmoins que je ne souscrirais à aucune condition de cette nature, et je jurai qu’il me fallait toute la somme que j’avais perdue.—N’est-il pas possible, monsieur, qu’on vous offre quelque chose d’aussi avantageux que toute la somme?—Je ne compris pas ce qu’ils voulaient dire; mais, après plusieurs phrases de cette sorte, tendantes à me donner des idées de ce qu’ils entendaient, ils s’expliquèrent plus au long.
»Voyant que leur réputation était entièrement en mon pouvoir, ils voulurent m’attacher à leur parti; c’est pourquoi après m’avoir informé qu’ils appartenaient à une société d’hommes qui vivaient des folies et de l’inexpérience des autres, ils m’offrirent une part dans leurs profits. Ma fortune était désespérée, et la proposition qu’ils me faisaient me fournissait, non-seulement de l’argent pour le moment, mais me mettait en état de retourner à ces scènes de plaisirs auxquelles mes passions m’avaient d’abord conduit, et que l’habitude me rendait toujours chères. J’acceptai l’offre, et passai ainsi de la dissipation à l’infamie.»
La Motte s’arrêta, comme si le souvenir de ces temps-là l’avait accablé de remords. Le marquis s’aperçut de ce qu’il éprouvait. «Vous vous jugez avec trop de rigueur, dit-il; il y a très-peu de personnes, quelle que soit leur apparence d’honnêteté, qui, dans de pareilles circonstances, n’en eussent fait autant que vous. Si j’avais été dans votre situation, je ne sais comment j’aurais agi moi-même. Cette rigide vertu, susceptible de vous condamner, peut être honorée du nom de sagesse, mais je ne désire pas la posséder; qu’elle continue de rester où on la trouve généralement, dans le sein glacé de ces êtres qui, privés de la sensibilité nécessaire pour être hommes, se qualifient du titre de philosophes. Mais, je vous prie, continuez.»
«Nos succès furent pendant quelque temps immenses; car nous gouvernions la roue de la fortune sans nous fier à ses caprices. Naturellement inconsidéré et libertin, mes dépenses furent égales à mes revenus. Un jeune seigneur découvrit à la fin les tricheries de notre société; ce qui nous obligea d’agir pendant quelque temps avec la plus grande circonspection. Il serait ennuyeux d’entrer dans tous les détails; ce qui nous fit à la fin devenir si suspects, que les civilités éloignées et la froide réserve de nos connaissances nous rendirent la fréquentation des assemblées pénible et sans profit. Nous tournâmes alors nos pensées vers d’autres moyens d’obtenir de l’argent; et une escroquerie dans laquelle je m’engageai pour une somme considérable me força bientôt à quitter Paris. Vous savez le reste, monsieur.»
La Motte se tut, et le marquis continua de ruminer. «Vous voyez, monsieur, reprit à la fin La Motte, que mon cas est désespéré.»
«—Il est à la vérité bien mauvais; mais il n’est pas tout-à-fait désespéré. Je vous plains de toute mon âme. Cependant, si vous retourniez dans le monde, et que vous fussiez dans le cas d’être poursuivi, je pense que le crédit que j’ai auprès du ministre pourrait vous épargner toute punition rigoureuse. Il semble cependant que vous ayez perdu le goût de la société, et que vous ne vous souciez pas d’y retourner.»
«Oh! monsieur, pouvez-vous douter de cela? Mais je suis confus de l’excès de vos bontés. Plût au ciel qu’il fût en mon pouvoir de vous prouver la reconnaissance qu’elles m’inspirent!»
«Ne parlez pas de mes bontés, dit le marquis; je ne prétends pas que le désir que j’ai de vous servir n’ait pas aussi un certain degré d’intérêt. Je n’affecte pas d’être plus qu’un homme, et soyez sûr que ceux qui le prétendent sont moins. Il est en votre pouvoir de me témoigner votre reconnaissance, et de m’attacher pour toujours à vos intérêts.» Il s’arrêta. «Dites-moi ce qu’il faut faire, s’écria La Motte, dites-moi ce qu’il faut faire; et, si cela est au pouvoir de l’homme, soyez sûr que je l’exécuterai.» Le marquis persista dans son silence. «Doutez-vous de ma sincérité, monsieur? votre silence m’offense. Craignez-vous de vous fier à un homme qui vous a déjà tant d’obligations, qui ne vit que par votre miséricorde et presque par vos bienfaits?» Le marquis le regarda fixement, mais ne dit rien. «Je n’ai pas mérité cela de votre part, monsieur; parlez, je vous en conjure.»
«Il y a de certains préjugés attachés à l’esprit humain, dit le marquis à voix basse et d’un ton presque solennel, qui demandent toute notre sagesse pour les empêcher de nuire à notre bonheur; de certaines notions acquises dans l’enfance, et involontairement entretenues par l’âge, qui croissent et usurpent un tel ascendant, qu’il n’existe que très-peu d’individus dans les pays civilisés qui puissent ensuite les surmonter. La vérité est souvent pervertie par l’éducation. Tandis que les Européens policés se vantent d’un point d’honneur et d’une excellence de vertu qui les conduit souvent du plaisir à la misère, et de la nature à l’erreur, l’Américain simple et sans art suit l’impulsion de son cœur, et obéit à l’inspiration de la sagesse.» Le marquis s’arrêta, et La Motte continua d’écouter avec l’attention la plus impatiente.
«La nature ne se pique pas d’un faux raffinement, reprit le marquis, et agit toujours de même dans les grands accidens de la vie. L’Indien découvre que son ami est un fourbe, et il le tue; le sauvage de l’Asie en fait autant; le Turc, lorsque l’ambition le domine, ou que la vengeance le provoque, assouvit sa passion aux dépens de la vie, et ne l’appelle pas meurtre. Même l’Italien raffiné, dirigé par la jalousie, ou séduit par la perspective de quelques grands avantages, tire son stilet et vient à ses fins. La première preuve d’un esprit supérieur est de secouer les préjugés de son pays et de l’éducation. Vous ne dites rien, La Motte; n’êtes-vous pas de mon opinion?»
«J’écoute vos argumens, monsieur.»
«Il y a à la vérité, dit le marquis, des esprits si faibles, qu’ils sont effrayés de faire des choses qu’ils sont accoutumés de regarder comme mauvaises, quelque avantageuses qu’elles leur puissent être. Ils ne se laissent jamais guider par les circonstances, mais adoptent un plan fixe de vie, dont ils ne veulent jamais, sous aucune considération, se départir. La conservation de soi-même est la première loi de la nature; quand un insecte nous nuit, ou qu’un animal de proie nous menace, nous ne pensons qu’à l’écraser. Quand ma vie, ou ce qui est essentiel à ma vie, exige le sacrifice d’un autre, ou même si quelque passion invincible l’exigeait, je serais un fou d’hésiter. Je crois, La Motte, que je puis me fier à vous. Il y a des moyens de faire certaines choses.—Vous m’entendez. Il y a des momens, des circonstances, des occasions.—Vous savez ce que je veux dire.»
«Expliquez-vous, monsieur.»
«Des services d’amis qui...—en un mot, il y a des services qui excitent toute notre reconnaissance, et que nous ne croyons avoir jamais assez payés. Il est en votre pouvoir de me mettre dans ce cas-là.»
«Ah! monsieur, dites-moi comment!»
«Je vous l’ai déjà dit. Cette abbaye est fort commode pour cela; elle est à l’abri de l’œil de l’observateur; on peut dans ses murs cacher tout ce que l’on veut faire; l’heure de minuit est fort propre à un pareil acte, et l’aurore ne le découvrira pas; ces bois sont discrets. Ah! La Motte, ai-je raison de vous confier cette affaire; puis-je croire que vous avez envie de me servir et de vous conserver?» Le marquis se tut, et regarda attentivement La Motte, dont le visage était à peine visible dans l’obscurité de la nuit.
«Monsieur, vous pouvez vous fier à moi pour tout; expliquez-vous plus clairement.»
«Quel gage me donnerez-vous de votre fidélité?»
«Ma vie, monsieur, n’est-elle pas déjà en votre pouvoir?» Le marquis hésita, et dit alors: «Demain, à peu près à cette heure-ci, je reviendrai à l’abbaye, et je vous expliquerai ce que je veux dire, si vous ne l’avez pas déjà compris. En attendant, consultez-vous vous-même; examinez jusqu’à quel point vous êtes en état de tenir votre résolution, et soyez prêt à accepter la proposition que j’ai à vous faire, ou à déclarer que vous ne voulez pas.» La Motte fit quelques réponses embarrassées. «Adieu jusqu’à demain, dit le marquis; rappelez-vous que l’opulence et la liberté sont actuellement devant vous.» Il s’approcha de l’abbaye, monta à cheval, et s’éloigna avec les gens de sa suite. La Motte retourna tristement chez lui, en ruminant sur leur dernière conversation.
CHAPITRE IX.
Le marquis fut ponctuel. La Motte le reçut à la porte; mais il refusa d’entrer, en disant qu’il aimait mieux se promener dans la forêt. C’est pourquoi La Motte l’y accompagna. Après une conversation générale: «Eh bien, dit le marquis, avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit, et vous déciderez-vous bientôt?»
«Oui, monsieur, et je serai bientôt déterminé, quand il vous plaira de vous expliquer plus amplement. Jusqu’alors je ne puis prendre aucune résolution.»
Le marquis parut mécontent, et garda quelque temps le silence. Reprenant ensuite la parole: «Est-il bien possible, ajouta-t-il, que vous ne m’ayez pas compris? C’est ignorance affectée de votre part. La Motte, soyez franc; ai-je besoin de vous en dire davantage?»
«Oui, monsieur, répondit La Motte avec chaleur; si vous craignez de vous confier à moi, comment puis-je pleinement remplir vos vues?»
«Avant d’aller plus loin, dit le marquis, faites-moi serment que vous garderez le secret. Mais cela est presque inutile, car, quand votre parole d’honneur me paraîtrait suspecte, le souvenir d’une certaine affaire vous démontrerait la nécessité d’être vous-même aussi circonspect que vous voudriez que je fusse.» Il y eut alors un intervalle de silence, pendant lequel le marquis et La Motte laissèrent paraître quelques signes de confusion; après quoi le premier reprit ainsi: «La Motte, je vous ai donné assez de preuves de ma générosité, les services que vous m’avez rendus au sujet d’Adeline n’ont pas été sans récompense.»
«—Cela est vrai, monsieur, j’en conviens, et je suis fâché qu’il n’ait pas été en mon pouvoir de vous servir plus efficacement. Je suis prêt à seconder les autres desseins que vous pouvez avoir sur elle.»
«Je vous remercie..... Adeline.....»—Le marquis hésita.—«Adeline, continua La Motte, jaloux de prévenir ses desseins, est une beauté digne d’être recherchée. Elle a fait naître une passion dont elle doit être fière; et, à tout événement, il faut qu’elle soit à vous. Ses charmes sont dignes de.....»
«Oh! oui, interrompit le marquis; mais....» Il s’arrêta.—«Mais leur poursuite vous a coûté bien des peines, dit La Motte; et il faut nécessairement en convenir, monsieur; mais tout cela est passé, vous pouvez maintenant la regarder comme à vous.»
«Je le voudrais bien, répondit le marquis, regardant fixement La Motte,—je le voudrais bien.»
«Dites votre heure, monsieur, vous ne serez pas interrompu.—Une beauté telle qu’Adeline....»
«Surveillez-la soigneusement, interrompit le marquis, et ne souffrez pas, sous aucun prétexte, qu’elle quitte son appartement. Où est-elle maintenant?»
«—Enfermée dans sa chambre.»
«—Fort bien. Mais je suis impatient.—Fixez le temps, monsieur....—Demain soir, dit le marquis, demain soir. M’entendez-vous à présent?»
«—Oui, monsieur; ce soir, si vous voulez. Mais ne feriez-vous pas mieux de renvoyer vos domestiques, et de rester vous-même dans la forêt. Vous connaissez la porte de la tour de l’ouest, qui donne sur le bois: trouvez-vous-y à minuit,—je vous conduirai à sa chambre. Souvenez-vous donc, monsieur, que ce soir....»
«—Adeline meurt! interrompit le marquis d’une voix basse et féroce. Me comprenez-vous maintenant, monsieur?»—La Motte recula d’effroi.
«—La Motte! dit le marquis.» Il se fit un silence de quelques minutes, pendant lequel La Motte tâcha de se remettre.—«Permettez-moi, monsieur, ajouta-t-il lorsqu’il eut repris haleine, de vous demander ce que veut dire ceci? Pourquoi désirez-vous la mort d’Adeline,—de cette Adeline que vous aimiez tant?»
«Ne vous inquiétez pas de mes motifs, dit le marquis; mais, sur mon existence, il faut que celle que vous venez de nommer meure....»
L’horreur de la Motte fut égale à sa surprise. «Il y a différentes manières, reprit le marquis. J’aurais désiré qu’il n’y eût pas de sang répandu, et il se trouve des drogues dont l’effet est prompt et certain: mais il faudrait du temps pour se les procurer, et il serait dangereux de le faire. Je souhaiterais d’ailleurs que cette affaire fût terminée.... Il faut finir cela promptement,.... ce soir!»
«—Ce soir, monsieur?»
«Oui, ce soir, La Motte. Si cela doit être, pourquoi différer? N’avez-vous pas quelques ingrédiens?»
«—Aucun, monsieur.»
«Je n’ai pas voulu me fier à un tiers, sans quoi je serais pourvu, dit le marquis. Puisque cela est ainsi, prenez ce poignard, et servez-vous-en lorsque l’occasion se présentera; mais soyez ferme.» La Motte le reçut d’une main tremblante, et le regarda pendant quelque temps avec terreur, sachant à peine ce qu’il faisait. «Serrez-le, dit le marquis, et tâchez de vous remettre.» La Motte obéit, mais continua de ruminer en silence.
Il se vit pris dans les filets que ses crimes avaient tendus. Étant au pouvoir du marquis, il vit bien qu’il fallait commettre un forfait dont l’énormité lui faisait horreur, quelque dépravé qu’il fût, ou qu’il sacrifiât sa fortune, sa liberté, et probablement sa vie, s’il s’avisait de refuser. Il avait, par degrés, été conduit de la paresse au vice, et voyait actuellement devant lui un gouffre de crimes qui aurait effrayé même un cœur depuis long-temps inaccessible au remords. Reculer était une mesure désespérée; il était également dangereux d’avancer.
Quand il considérait l’innocence et le dénûment d’Adeline, son état d’orpheline, sa conduite affectueuse et sa confiance en sa protection, son cœur était ému de pitié pour les maux qu’il lui avait déjà causés, et tressaillait d’effroi à la seule pensée du crime qu’il était chargé de commettre: mais quand, d’un autre côté, il réfléchissait à la ruine dans laquelle il serait entraîné par la vengeance du marquis, et en même temps aux avantages qui lui étaient offerts, de faveur, de liberté, et probablement de fortune, la terreur et la tentation contribuaient à lui faire rejeter les suggestions de l’humanité, et à étouffer la voix de la conscience. Dans cet état tumultueux d’incertitude, il resta quelque temps en silence, jusqu’à ce que la voix du marquis le convainquît de la nécessité de paraître au moins acquiescer à ses désirs.
«Vous hésitez, dit le marquis?—Non, monsieur, ma résolution est prise.. je vous obéirai; mais il me semble qu’il vaudrait mieux éviter de répandre le sang. Il y a d’étranges secrets qui ont été découverts par.....»
«Oui, mais le moyen de l’éviter? interrompit le marquis.... Je ne m’exposerai pas à acheter du poison. Je vous ai donné un instrument de mort certain. Peut-être serait-il aussi dangereux pour vous de chercher des drogues.» La Motte vit bien qu’il ne pourrait pas acheter de poison sans s’exposer à un danger plus grand que celui qu’il voulait éviter. «Vous avez raison, monsieur, et je suivrai exactement vos ordres.» Le marquis continua alors, par des phrases interrompues, à donner d’autres instructions pour cette scène atroce.
«Pendant son sommeil, dit-il, à minuit, la famille sera alors endormie.» Ils firent ensuite une histoire pour rendre raison de ce qu’elle était si subitement disparue. Il paraîtrait qu’elle avait cherché à s’échapper, en conséquence de son aversion pour les sollicitations du marquis. Les portes de sa chambre et de la tour de l’ouest devaient être laissées ouvertes pour confirmer ce rapport, et on devait trouver d’autres circonstances pour venir à l’appui de ce soupçon. Ils se consultèrent aussi sur la manière dont le marquis serait informé de cet événement; et il fut convenu qu’il viendrait, comme à l’ordinaire, à l’abbaye le jour suivant. «A ce soir donc, dit le marquis, je puis compter sur votre résolution?»
«—Sûrement, monsieur, vous le pouvez.»
«—Adieu donc, jusqu’au revoir.»
«—Quand nous nous reverrons, dit La Motte, l’affaire sera faite.» Il suivit le marquis à l’abbaye. Après l’avoir vu monter à cheval, et lui avoir souhaité le bonsoir, il se retira dans sa chambre et s’y renferma.
Cependant Adeline, dans la solitude de sa prison, s’abandonnait au désespoir que lui inspirait sa situation. Elle essaya de mettre de l’ordre dans ses idées, et de se porter à la résignation; mais la réflexion, en lui rappelant le passé, et en lui offrant une perspective de l’avenir, présentait à son esprit le tableau complet de ses malheurs, et la mettait au désespoir. Elle ne pouvait penser à Théodore, qui lui avait témoigné son attachement par une conduite si noble, et qui n’avait pas craint de se perdre pour elle, sans éprouver des sensations douloureuses beaucoup plus fortes que celles qu’elle avait ressenties dans toute autre circonstance.
Théodore souffrant, Théodore mourant, était toujours présent à son imagination, et, écartant souvent le sentiment de son propre danger, ne la laissait penser qu’au sien. Quelquefois l’espérance qu’il lui avait donnée de justifier sa conduite, au moins d’obtenir son pardon, revenait à sa mémoire; mais c’était comme les faibles rayons d’un soleil d’avril, un espoir passager et frivole. Elle savait que le marquis, enflammé de jalousie et brûlant de se venger, le poursuivrait avec une haine implacable.
Qu’avait Théodore à opposer à un pareil adversaire? La droiture de ses intentions ne pouvait lui être d’aucune utilité pour parer le coup qu’une passion trompée et l’orgueil puissant dirigeaient contre lui. Ce qui mettait le comble à sa douleur, c’est quand elle réfléchissait qu’aucune nouvelle de sa part ne pouvait lui parvenir à l’abbaye, et qu’elle serait obligée de rester long-temps, et peut-être toujours, dans la plus cruelle inquiétude touchant son sort. Elle ne voyait aucune possibilité d’échapper de l’abbaye: elle était prisonnière dans une chambre dont toutes les avenues étaient fermées; elle n’avait aucune occasion de converser avec qui que ce fût qui pût lui donner le moindre espoir de secours, et elle se voyait condamnée à attendre en silence le moment fatal, beaucoup plus terrible à son imagination que la mort même.
Dans une pareille situation, elle succombait sous le poids de ses malheurs, et était des heures entières assise sans mouvement et absorbée dans ses pensées. «Théodore! s’écriait-elle souvent, vous ne pouvez entendre ma voix; vous ne pouvez voler à mon secours, puisque vous êtes vous-même prisonnier et dans les fers.»
Ce tableau était trop affreux. Les angoisses de son cœur étouffaient sa voix... des larmes amères baignaient ses belles joues.., et elle était insensible à toute autre chose qu’aux malheurs de Théodore.
Ce soir-là son esprit avait été fort tranquille; et en regardant de sa fenêtre, avec une douce mélancolie, le soleil couchant, la splendeur passagère de l’horizon occidental, et l’approche graduelle du crépuscule, elle reportait ses pensées vers le temps où, dans des circonstances plus heureuses, elle avait considéré les mêmes objets. Elle se rappelait aussi sa fuite momentanée de l’abbaye, quand de là même fenêtre elle avait épié le coucher du soleil: avec combien d’inquiétude elle avait attendu la chute du crépuscule! combien elle avait fait d’efforts pour prévenir les événemens de sa vie future! avec quelle frayeur elle était descendue de la tour, et s’était hasardée dans la foret! Ces réflexions en faisaient naître d’autres qui remplissaient son cœur de tristesse et ses yeux de larmes.
Tandis qu’elle était ensevelie dans ces tristes pensées, elle aperçut le marquis monter à cheval, et quitter la porte de l’abbaye. La vue d’un pareil être ranima dans toute sa force le sentiment des maux qu’il faisait souffrir à son bien-aimé Théodore, et celui des malheurs qui la menaçaient plus directement. Elle quitta la fenêtre en versant un torrent de larmes; ce qui, ayant continué pendant long-temps, épuisa totalement ses forces, et l’obligea à se mettre au lit de très-bonne heure.
La Motte resta dans sa chambre jusqu’à l’instant du souper. A table, son air effaré, malgré tous ses efforts pour se contrefaire, trahit le désordre de son âme; et ses longues absences surprirent et alarmèrent en même temps madame La Motte. Quand Pierre eut quitté la chambre, elle lui demanda tendrement ce qui le troublait. La Motte, en faisant un sourire forcé, voulait en vain paraître gai; cela était au-dessus de son pouvoir: il ne tardait pas à retomber dans sa rêverie; ou, quand madame La Motte lui parlait, en tâchant de lui cacher ses absences, il répondait d’une manière si contraire à ce qu’elle lui disait, qu’elles en étaient plus apparentes. Madame La Motte, l’ayant remarqué, fit semblant de ne point s’apercevoir de son humeur actuelle, et ils restèrent enfin dans un silence non interrompu jusqu’à l’heure du repos: ils se retirèrent ensuite dans leur appartement.
La Motte veilla pendant quelque temps dans un état de torture inexprimable, et ses fréquens tressaillemens éveillèrent son épouse qui, se contentant cependant de quelque excuse frivole, ne tarda pas à se rendormir. Cet état d’agitation continua jusqu’à minuit, lorsque, se rappelant qu’il passait en réflexions oiseuses un temps qui devait être employé à agir, il se déroba en silence de son lit, s’enveloppa de sa robe-de-chambre, et prenant la lampe qui brûlait pendant la nuit dans sa chambre, il monta l’escalier tournant. En allant, il regarda souvent derrière lui, tressaillit plus d’une fois, et prêta fréquemment l’oreille aux tristes murmures du vent.
Quand il essaya d’ouvrir la porte d’Adeline, sa main trembla si violemment, qu’il fut obligé de poser la lampe par terre et de se servir des deux mains. Le bruit qu’il avait fait avec la clef lui fit croire qu’il l’avait éveillée; mais quand il eut ouvert la porte, et qu’il eut aperçu la tranquillité qui régnait au dedans, il fut convaincu qu’elle dormait. En s’approchant de son lit, il l’entendit doucement respirer, et bientôt après pousser un soupir.—Il s’arrêta; mais le silence renaissait, il continua de s’avancer, et l’entendit ensuite chanter dans son sommeil. Il prêta l’oreille, et distingua quelques tons d’un petit air mélancolique qu’elle lui avait souvent chanté dans des jours plus heureux. Les tristes accens qui sortaient alors de sa bouche ne démontraient que trop l’état accablant de son âme.
La Motte s’avança alors à la hâte vers le lit: elle poussa un profond soupir, et le silence recommença. Il tira les rideaux, et la vit dormant d’un profond sommeil, et appuyant sur son bras sa joue encore baignée de larmes. Il la regarda pendant un moment; et tandis qu’il examinait sa figure aimable et innocente, couverte de la pâleur du chagrin, la lumière de la lampe, qui lui donnait sur les yeux, l’éveilla; et, apercevant un homme auprès d’elle, elle poussa un grand cri. Revenue un peu de sa frayeur, elle reconnut La Motte; et, croyant que le marquis n’était pas loin, elle se leva sur son lit, en implorant la pitié et la protection du premier. La Motte la regarda fixement, sans répondre une seule parole.
Son air égaré et le morne silence qu’il observait, augmentèrent ses craintes; elle renouvela ses supplications avec des larmes de terreur. «Vous m’avez une fois sauvée, s’écria-t-elle; oh, sauvez-moi encore aujourd’hui! Ayez pitié d’une infortunée. Je n’ai point d’autre protecteur que vous.—Que craignez-vous? dit La Motte d’une voix entrecoupée.—Oh, sauvez-moi, sauvez-moi du marquis!»
«—Levez-vous donc, reprit-il, et dépêchez-vous de vous habiller; je vais revenir dans l’instant.» Il alluma une chandelle qui était sur la table, et quitta la chambre. Adeline se leva sur-le-champ, et tâcha de s’habiller; mais elle était si troublée, qu’elle savait à peine ce qu’elle faisait; tout son corps était dans une si violente agitation, qu’elle était continuellement prête à s’évanouir. Elle passa une robe à la hâte, et s’assit ensuite pour attendre le retour de La Motte.
Elle resta long-temps dans cette attitude; mais La Motte ne revenait pas. S’étant inutilement efforcée de recouvrer ses esprits, cette cruelle incertitude lui devint à la fin si insupportable, qu’elle ouvrit la porte de sa chambre, et s’avança sur le haut de l’escalier, pour écouter. Elle crut entendre plusieurs voix en bas; mais considérant que, si le marquis y était, sa présence ne ferait qu’augmenter son danger, elle retint le pied qu’elle avait presque involontairement porté en avant pour descendre. Elle continua d’écouter, et crut encore distinguer quelques voix. Peu après, elle entendit fermer une porte, et ensuite marcher: elle se hâta de retourner dans sa chambre.
Près d’un quart d’heure s’écoula, et La Motte ne parut pas. Elle crut encore entendre le son de quelques voix en bas, et les pas de quelques individus. A la fin, son inquiétude ne lui permettant pas de rester dans sa chambre, elle alla sur le passage qui communiquait avec l’escalier tournant; mais tout était alors tranquille. Cependant quelques minutes après, elle aperçut la lueur d’une chandelle à travers la salle, et La Motte parut à la porte de la chambre voûtée. Il regarda en haut, et voyant Adeline dans la galerie, lui fit signe de descendre.
Elle hésita, et tourna ses regards vers sa chambre; mais La Motte s’approcha de l’escalier, et elle alla en tremblant à sa rencontre. «J’ai peur que le marquis ne me voie, lui dit-elle tout bas; où est-il?» La Motte lui prit la main, et la conduisit en avant, en l’assurant qu’elle n’avait rien à craindre du marquis. Cependant ses regards effarés et sa main tremblante semblaient contredire son assurance, et elle lui demanda où il la menait. «A la forêt, dit La Motte, pour vous faire échapper de l’abbaye. Il y a un cheval qui vous attend à la porte. Je n’ai pas d’autre moyen de vous sauver.» Une nouvelle terreur la saisit: elle pouvait à peine croire que La Motte, qui avait jusqu’ici conspiré avec le marquis, et qui l’avait retenue dans une étroite prison, voulût actuellement la faire échapper, et elle eut un affreux pressentiment qu’il la conduisait dans la forêt pour l’assassiner. Elle recula, et implora de nouveau sa pitié: il l’assura qu’il n’avait d’autre dessein que de la protéger, et la pria de ne pas perdre de temps.
Il y avait quelque chose dans son maintien qui annonçait la sincérité, et elle se laissa conduire à une porte qui donnait sur la forêt, où elle entrevit, dans l’obscurité, un homme à cheval. Cela rappela à sa mémoire la nuit dans laquelle elle avait quitté le tombeau, pour se confier à une personne qui s’était trouvée à sa sortie, et qui l’avait transportée à la maison de campagne du marquis. La Motte appela Pierre, et la voix de ce dernier rassura un peu Adeline.
Il lui dit alors que le marquis reviendrait à l’abbaye le lendemain matin, et que c’était la seule occasion qu’elle aurait de lui échapper; qu’elle pouvait compter sur sa parole; que Pierre avait ordre de la conduire où elle voudrait; mais que, comme il savait que le marquis mettrait tout en usage pour la découvrir, il lui conseillait très-fort de quitter le royaume, ce qui ne lui serait pas difficile par le moyen de Pierre, qui était natif de la Savoie, et qui la conduirait chez sa sœur, dans ce pays-là; qu’elle pourrait y rester, jusqu’à ce qu’il allât lui-même la joindre, parce qu’il ne croyait pas qu’il fût sûr pour lui de vivre plus long-temps en France. Il la supplia, quelque chose qui pût arriver, de ne jamais parler de ce qui s’était passé à l’abbaye. «Je risque la vie pour vous sauver, Adeline; n’augmentez pas mon danger, ni le vôtre, en découvrant des choses inutiles. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais; mais j’espère que vous serez heureuse; et quand vous penserez à moi, rappelez-vous que je ne suis pas si méchant que j’ai été tenté de l’être.»
Après avoir ainsi parlé, il lui donna quelque argent pour faire la dépense du voyage. Adeline ne put plus alors douter de sa sincérité; et ses transports de joie lui permirent à peine de le remercier. Elle aurait voulu dire adieu à madame La Motte, et le demanda avec instance; mais il lui répéta qu’elle n’avait pas de temps à perdre; et, l’ayant enveloppée dans une grande redingote, il la mit sur le cheval. Elle lui dit adieu, en répandant des larmes de reconnaissance, et Pierre partit avec autant de célérité que l’obscurité de la nuit put le permettre.
Quand ils furent à quelque distance: «J’ai bien de la joie de vous revoir, mademoiselle, dit-il. Qui aurait jamais cru, après tout ce qui s’est passé, que mon maître m’eût ordonné lui-même de vous emmener? Sûrement il arrive d’étranges choses, mais j’espère que nous serons plus heureux cette fois-ci.» Adeline, ne voulant pas lui reprocher la fourberie dont elle croyait qu’il avait autrefois été coupable, le remercia de ses souhaits, et dit qu’elle espérait qu’ils seraient plus heureux; mais Pierre, avec sa volubilité ordinaire, acheva de la détromper sur ce point, et l’informa de toutes les circonstances que sa mémoire, communément assez bonne, lui rappela.
Pierre témoigna un intérêt si sincère pour sa conversation, et tant de chagrin de ses peines, qu’elle ne put plus révoquer sa fidélité en doute; et cette conviction augmenta non-seulement sa confiance actuelle, mais lui fit même écouter sa conversation avec bonté et avec plaisir. «Je ne serais point resté à l’abbaye jusqu’à présent, dit-il, si j’avais pu en sortir; mais mon maître me fit tant de peur du marquis! et, n’ayant pas assez d’argent pour gagner mon pays, je fus obligé de rester: c’est fort heureux que nous ayons aujourd’hui quelques bons louis d’or; car je doute, mademoiselle, qu’on eût pris sur la route, pour de l’argent, ces colifichets dont vous m’avez autrefois parlé.»
«Peut-être que non, dit Adeline: je sais bon gré à monsieur La Motte de nous avoir donné de meilleurs moyens de nous procurer ce dont nous aurons besoin. Quel chemin prendrez-vous en quittant la forêt, Pierre?»—Pierre nomma fort exactement une grande partie de la route jusqu’à Lyon: «Et alors, dit-il, nous pourrons aisément aller en Savoie; c’est l’affaire de rien. J’espère que ma sœur vit encore: Dieu la conserve! Il y a plusieurs années que je ne l’ai vue; mais, en cas qu’elle soit morte, les gens du pays seront bien aises de me voir, et vous trouverez facilement un logis, mademoiselle, ainsi que tout ce dont vous aurez besoin.»
Adeline prit la résolution de passer avec lui en Savoie. La Motte, qui connaissait le caractère et les desseins du marquis, lui avait conseillé de quitter le royaume, et lui avait dit, ce que ses craintes lui suggéraient, que le marquis mettrait tout en usage pour la découvrir. Cet avis ne pouvait avoir d’autre motif que celui de la servir. Autrement, pourquoi la ferait-il transporter dans un autre lieu, et lui fournirait-il même les moyens de défrayer son voyage, dans un temps où elle était tout-à-fait en son pouvoir?
Il était très-probable qu’elle trouverait des protections et de la tranquillité à Leloncourt, où Pierre disait être bien connu, quand même sa sœur serait morte; l’éloignement du lieu et sa situation solitaire étaient des circonstances qui lui plaisaient.
Elle s’informa encore de la route qu’ils devaient prendre, et si Pierre connaissait le chemin. «Quand nous serons une fois à Thiers, dit Pierre, je le sais assez bien, car je l’ai souvent fait dans ma jeunesse, et tout le monde nous l’enseignera jusque-là.» Ils voyagèrent pendant plusieurs heures dans les ténèbres et en silence; et ce ne fut qu’en sortant de la forêt qu’Adeline aperçut l’astre du jour darder ses rayons sur les nuages de l’orient. Cette vue la ranima; et en s’avançant en silence, elle réfléchit sur les événemens de la nuit passée, et médita un plan pour l’avenir. Les derniers procédés de La Motte lui paraissaient si différens de sa conduite antérieure, que cela l’étonnait et l’embarrassait; et elle n’en pouvait rendre raison qu’en les attribuant à une de ces soudaines impulsions de l’humanité, qui opèrent quelquefois sur les cœurs les plus dépravés.
Mais en se rappelant les paroles qu’elle lui avait entendu proférer: «Qu’il n’était pas maître de ses propres actions,» elle avait peine à croire que la seule pitié l’eût engagé à rompre des liens qu’il avait jusqu’ici regardés comme sacrés. Considérant ensuite le changement de conduite du marquis, elle s’imagina être redevable de sa liberté à un changement de sentimens de sa part, par rapport à elle. Néanmoins, l’avis que La Motte lui avait donné de quitter le royaume, et l’argent qu’il lui avait fourni pour accomplir ce dessein, paraissaient contredire cette opinion, et lui suggéraient de nouveaux doutes.
Pierre s’était alors informé du chemin de Thiers; ils y arrivèrent sans accident, et s’y arrêtèrent pour se rafraîchir. Aussitôt que Pierre crut que le cheval était assez reposé, ils se mirent de nouveau en route, et des riches plaines du Lyonnais Adeline aperçut pour la première fois les Alpes, dont le sommet majestueux, qui paraît supporter la voûte du ciel, remplit son âme d’émotions sublimes.
Au bout de quelques heures, ils parvinrent à la vallée dans laquelle est située la ville de Lyon, dont les superbes environs, ornés de maisons de plaisance, et supérieurement cultivés, lui firent pour quelque temps oublier sa triste situation, et dissipèrent même l’anxiété bien plus cruelle qu’elle éprouvait pour Théodore.
En arrivant dans cette ville remuante, son premier soin fut de s’informer du passage du Rhône; mais elle se garda bien de faire des questions aux gens de l’auberge, de peur que, si le marquis venait à la poursuivre jusque-là, ils ne l’instruisissent ensuite de sa route. C’est pourquoi elle envoya Pierre sur les quais pour louer un bateau, tandis qu’elle prenait elle-même un léger repas, son intention étant de s’embarquer sur-le-champ. Pierre ne tarda pas à revenir, ayant retenu un bateau pour remonter le Rhône, et les conduire à l’endroit le plus près de la Savoie, d’où ils devaient aller par terre au village de Leloncourt.
Après avoir pris quelques rafraîchissemens, elle lui ordonna de la conduire au bateau. Une scène nouvelle et frappante s’offrit alors aux yeux d’Adeline, qui contempla avec surprise le fleuve chargé de bateaux, et le quai couvert de personnes affairées; elle sentit vivement le contraste qu’il y avait entre les objets rians dont elle se trouvait environnée, et la situation d’une orpheline désolée, sans amis, sans secours, fuyant la persécution et sa patrie. Elle parla au patron du bateau; et, ayant envoyé Pierre chercher le cheval que La Motte lui avait donné en paiement pour une partie de ses gages, ils s’embarquèrent.
En remontant doucement le Rhône, dont les rives escarpées, couronnées de montagnes, offraient la perspective la plus variée et la plus romantique, Adeline était plongée dans la plus profonde rêverie. La nouveauté de la scène à travers laquelle elle s’avançait, qui offrait tantôt une grandeur sauvage, et tantôt une riante fertilité, parsemée de villes et de villages, adoucissait l’amertume de son âme, et sa douleur se changea graduellement en une douce et tendre mélancolie. Elle était assise sur le devant du bateau, d’où elle regardait fendre le courant rapide et prêtait l’oreille au bruit des ondes.
Le bateau, s’opposant lentement aux efforts du courant, fit route pendant quelques heures, et à la fin la nuit étendit son voile sombre sur la perspective. Le temps était beau, et Adeline, sans faire attention à la rosée qui tombait alors, resta en plein air, regardant les objets s’obscurcir autour d’elle, les clairs rayons de l’horizon s’évanouir, et les étoiles paraître graduellement et trembler sur le lucide miroir des eaux. La scène fut bientôt tout-à-fait obscure, et le silence n’était interrompu que par les coups cadencés des rameurs, et de temps en temps par la voix de Pierre qui parlait aux bateliers. Adeline était perdue dans ses pensées: la tristesse de sa situation se présentait doublement à son imagination.
Elle se trouvait environnée des ténèbres de la nuit, dans un pays étranger, éloignée de ses amis, allant sans savoir où, sous la conduite de gens inconnus, et poursuivie peut-être par un ennemi invétéré. Elle se figurait la rage du marquis lorsqu’il aurait découvert sa fuite; et, quoiqu’elle sût qu’il n’était guère probable qu’il la poursuivît par eau, raison qui lui avait fait choisir cette méthode de voyager, elle tremblait du tableau que lui présentait son imagination. Ses pensées se portaient ensuite sur le plan qu’elle adopterait lorsqu’elle serait arrivée en Savoie; et, bien que sa propre expérience l’eût prévenue contre les usages du couvent, elle ne voyait aucun endroit plus propre à lui servir d’asile. A la fin, elle se retira dans la petite chambre, pour prendre quelques heures de repos.
Elle s’éveilla avec le point du jour; et, étant trop troublée pour se rendormir, elle se leva et contempla l’approche graduelle du jour.
Quand Adeline partit de l’abbaye, La Motte était resté quelque temps à la porte, prêtant l’oreille à chaque pas du cheval, jusqu’à ce que le bruit qu’il occasionnait se perdît insensiblement dans le lointain. Il était ensuite retourné dans la salle avec un contentement qu’il n’avait pas éprouvé depuis long-temps. La satisfaction de l’avoir ainsi soustraite aux desseins du marquis, lui fit pendant quelque temps oublier le danger auquel cette démarche l’exposait; mais, quand il eut réfléchi à sa propre situation, la crainte du ressentiment du marquis reprit tout son empire sur son esprit, et il pensa aux moyens de l’éviter.
Il était alors plus de minuit. Le marquis était attendu le lendemain de grand matin, et il lui parut d’abord possible de quitter la forêt avant son arrivée. Il ne se trouvait qu’un cheval dans l’endroit, et il ne savait s’il devait sur-le-champ partir pour Auboine, où il pourrait se procurer une voiture pour transporter sa famille et ses meubles hors de l’abbaye, ou attendre tranquillement l’arrivée du marquis, et lui faire une histoire sur la fuite d’Adeline.
Le temps nécessaire pour faire venir une voiture à l’abbaye ne lui permettait guère de sortir assez tôt de la forêt; le peu d’argent qui lui restait ne pouvait pas le mener loin; et, quand il serait dépensé, que faire pour vivre, si toutefois il n’était pas arrêté auparavant? En restant à l’abbaye, il paraissait innocent; et, quoiqu’il ne s’attendît pas à persuader au marquis qu’il avait exécuté ses ordres, il espérait lui faire croire que Pierre était seul coupable de la fuite d’Adeline; chose d’autant plus probable, que Pierre avait déjà été découvert dans un projet de cette nature. D’ailleurs, il pensait que, si le marquis voulait le livrer à la justice, il pourrait l’intimider en le menaçant de découvrir le crime qu’il l’avait chargé de commettre.
Après avoir ainsi ruminé, La Motte se détermina à rester à l’abbaye et à attendre l’événement.
Lorsque le marquis arriva, et qu’il fut instruit de la fuite d’Adeline, la colère et la rage qui parurent sur son visage effrayèrent et alarmèrent La Motte pendant quelque temps. Il fit des imprécations contre elle et contre lui, même en termes si grossiers et si vulgaires, que La Motte fut surpris de les entendre de la part d’un homme dont les manières étaient en général aimables, quoiqu’il eût des passions violentes et criminelles. Il semblait qu’en proférant ces imprécations il éprouvât non-seulement du soulagement, mais même du plaisir. Il paraissait néanmoins plus affecté de la fuite d’Adeline qu’irrité de la négligence de La Motte. Faisant enfin réflexion qu’il perdait son temps, il quitta l’abbaye, et envoya plusieurs de ses domestiques à sa recherche.
Quand il fut parti, La Motte, croyant que son histoire avait réussi, se félicita de nouveau d’avoir fait son devoir, et de l’espoir qu’Adeline était alors à l’abri de toute poursuite. Ce calme ne fut pas de longue durée. Quelques heures après, le marquis revint accompagné d’officiers de justice. La Motte épouvanté, le voyant approcher, tâcha de se cacher; mais il fut arrêté et conduit devant le marquis qui le tira à l’écart.
«On ne m’en impose pas, dit-il, par des contes aussi ridicules que celui que vous avez inventé. Vous savez que votre vie est entre mes mains; dites-moi sur-le-champ où vous avez caché Adeline, ou je vais vous accuser du crime dont vous êtes coupable envers moi; au lieu que, si vous me découvrez l’endroit où elle est, je renverrai les officiers, et vous aiderai même à quitter le royaume si vous le désirez. Vous n’avez pas de temps à perdre; et sachez qu’on ne se joue pas de moi.»
La Motte s’efforça d’apaiser le marquis, en l’assurant qu’Adeline avait réellement pris la fuite, et qu’il ignorait de quel côté elle était allée. «Vous savez aussi, monsieur, ajouta-t-il, que je suis maître de votre réputation, et que, si vous poussez les choses à l’extrême, je serai forcé de déclarer que vous m’avez voulu faire commettre un meurtre.»
«Et qui est-ce qui vous croira? dit le marquis. Les crimes qui vous ont exclu de la société ne viendront pas à l’appui de votre véracité; et celui dont je vous accuse aujourd’hui fera regarder votre déclaration comme malicieuse, et suggérée par un esprit de vengeance. Messieurs, faites votre devoir.»
Les officiers entrèrent aussitôt dans la chambre, et saisirent La Motte, que la frayeur priva de tout moyen de résistance, et qui d’ailleurs n’aurait pu opposer qu’une révolte inutile. Au milieu du trouble dont il était agité, il informa le marquis qu’Adeline avait pris la route de Lyon. Cet aveu fut cependant trop tardif pour le sauver: le marquis en profita; mais l’accusation était faite; et La Motte, avec la douleur d’avoir exposé Adeline sans en tirer aucun avantage, fut obligé de se soumettre à son sort. La maréchaussée l’entraîna hors de l’abbaye, lui donnant à peine le temps d’emporter quelques effets avec lui; mais le marquis, en considération de l’extrême affliction de madame La Motte, ordonna à un de ses domestiques d’aller lui chercher une voiture à Auboine, pour qu’elle pût suivre son mari.
Etant alors instruit de la route d’Adeline, il envoya un domestique affidé pour découvrir le lieu de sa retraite, avec ordre de lui en apporter des nouvelles le plus tôt possible.
La Motte et sa femme, réduits au désespoir, abandonnèrent la forêt de Fontanville, qui leur avait depuis quelques mois servi d’asile, et s’embarquèrent de nouveau sur ce monde orageux, où la justice devait finalement se faire raison du premier. Les crimes antérieurs de La Motte les avaient obligés de se réfugier dans la forêt, où ils avaient pendant quelque temps trouvé la sûreté qu’ils cherchaient; mais ils ne tardèrent pas à se rendre coupables de nouveaux forfaits; car dans ce désert même il se trouvait des tentations; et sa vie, déjà assez marquée par la punition du vice, lui offrit un nouvel exemple de cette grande vérité: «Qu’un criminel ne saurait jamais jouir de la paix du cœur.»
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.