La guerre et la paix, Tome I
IX
Le prince André descendit à Brünn chez une de ses connaissances russes, le diplomate Bilibine.
«Ah! cher prince, rien ne pouvait m'être plus agréable, lui dit son hôte en allant à sa rencontre.... Franz, portez les effets du prince dans ma chambre à coucher, ajouta-t-il en s'adressant au domestique qui conduisait Bolkonsky.... Vous êtes le messager d'une victoire, c'est parfait; quant à moi, je suis malade, comme vous le voyez.»
Après avoir fait sa toilette, le prince André rejoignit le diplomate dans un élégant cabinet, où il se mit à table devant le dîner qu'on venait de lui préparer, pendant que son hôte s'asseyait au coin de la cheminée.
Le prince André retrouvait avec plaisir, dans ce milieu, les éléments d'élégance et de confort auxquels il était habitué depuis son enfance, et qui lui avaient si souvent manqué dans ces derniers temps. Il lui était agréable, après la réception autrichienne, de pouvoir parler, non pas en russe, car ils causaient en français, mais avec un Russe, qui partageait, il fallait le supposer, l'aversion très vive qu'inspiraient généralement alors les Autrichiens.
Bilibine avait trente-cinq ans environ; il était garçon, et appartenait au même cercle de société que le prince André. Après s'être connus à Pétersbourg, ils s'étaient retrouvés et rapprochés, pendant le séjour qu'André avait fait à Vienne à la suite de son général. Ils avaient tous deux les qualités requises pour parcourir, chacun dans sa spécialité, une rapide et brillante carrière. Bilibine, quoique jeune, n'était plus un jeune diplomate, car, depuis l'âge de seize ans, il était dans la carrière. Arrivé à Vienne, après avoir passé par Paris et Copenhague, il y occupait une position importante. Le chancelier et notre ambassadeur en Autriche faisaient cas de sa capacité, et l'appréciaient. Il ne ressemblait en rien à ces diplomates dont les qualités sont négatives, dont toute la science consiste à ne pas se compromettre et à parler français: il était de ceux qui aiment le travail, et, malgré une certaine paresse native, il lui arrivait, souvent de passer la nuit à son bureau. L'objet de son travail lui était indifférent: ce qui l'intéressait, ce n'était pas le pourquoi, mais le comment, et il trouvait un plaisir tout particulier à composer, d'une façon ingénieuse, élégante et habile, n'importe quels mémorandums, rapports ou circulaires. Outre les services qu'il rendait la plume à la main, on lui reconnaissait encore le talent de savoir se conduire et de parler à propos dans les hautes sphères.
Bilibine n'aimait la causerie que lorsqu'elle lui offrait l'occasion de dire quelque chose de remarquable et de la parsemer de ces traits brillants et originaux, de ces phrases fines et acérées, qui, préparées à l'avance dans son laboratoire intime, étaient si faciles à retenir, qu'elles restaient gravées même clans les cervelles les plus dures; c'est, ainsi que les mots de Bilibine se colportaient dans les salons de Vienne et influaient parfois sur les événements.
Son visage jaune, maigre et fatigué était creusé de plis; chacun de ces plis était si soigneusement lavé, qu'il rappelait l'aspect du bout des doigts lorsqu'ils ont fait un long séjour dans l'eau; le jeu de sa physionomie consistait dans le mouvement perpétuel de ces plis. Tantôt c'était son front qui se ridait, tantôt ses sourcils qui s'élevaient ou s'abaissaient tour à tour, ou bien ses joues qui se fronçaient. Un regard toujours gai et franc partait de ses petits yeux enfoncés.
«Eh bien, racontez-moi vos exploits!» Bolkonsky lui narra aussitôt, sans se mettre en avant, les détails de l'affaire et la réception du ministre: «Ils m'ont reçu, moi et ma nouvelle, comme un chien dans un jeu de quilles.»
Bilibine sourit, et ses rides se détendirent.
«Cependant, mon cher, dit-il en regardant ses ongles à distance, et en plissant sa peau sous l'œil gauche, malgré la haute estime que je professe pour les armées russo-orthodoxes, il me semble que cette victoire n'est pas des plus victorieuses.»
Il continuait à parler français, ne prononçant en russe que certains mots qu'il voulait souligner d'une façon dédaigneuse:
«Comment! vous avez écrasé de tout votre poids le malheureux Mortier, qui n'avait qu'une division, et ce Mortier vous échappe!... Où est donc votre victoire?
—Sans nous vanter, vous avouerez pourtant que cela vaut mieux qu'Ulm?...
—Pourquoi n'avoir pas fait prisonnier un maréchal, un seul maréchal?
—Parce que les événements n'arrivent pas selon notre volonté et ne se règlent pas d'avance comme une parade! Nous avions espéré le tourner vers les sept heures du matin, et nous n'y sommes arrivés qu'à cinq heures du soir.
—Pourquoi n'y êtes-vous pas arrivés à sept heures? Il fallait y arriver.
—Pourquoi n'avez-vous pas soufflé à Bonaparte, par voie diplomatique, qu'il ferait bien d'abandonner Gênes? reprit le prince André du même ton de raillerie.
—Oh! je sais bien, repartit Bilibine... vous vous dites qu'il est très facile de faire prisonniers des maréchaux au coin de son feu; c'est vrai, et pourtant, pourquoi ne l'avez-vous pas fait? Ne vous étonnez donc pas que, à l'exemple du ministre de la guerre, notre auguste Empereur et le roi Franz ne vous soient pas bien reconnaissants de cette victoire; et moi-même, infime secrétaire de l'ambassade de Russie, je n'éprouve pas un besoin irrésistible de témoigner mon enthousiasme, en donnant un thaler à mon Franz, avec la permission d'aller se promener avec sa «Liebchen» au Prater.... J'oublie qu'il n'y a pas de Prater ici.» Il regarda le prince André et déplissa subitement son front.
«Alors, mon cher, c'est à mon tour de vous demander pourquoi? Je ne le comprends pas, je l'avoue; peut-être y a-t-il là-dessous quelques finesses diplomatiques qui dépassent ma faible intelligence? Le fait est que je n'y comprends rien: Mack perd une armée entière, l'archiduc Ferdinand et l'archiduc Charles s'abstiennent de donner signe de vie et commettent faute sur faute. Koutouzow seul gagne franchement une bataille, rompt le charme français, et le ministre de la guerre ne désire même pas connaître les détails de la victoire.
—C'est là le nœud de la question! Voyez-vous, mon cher, hourra pour le czar, pour la Russie, pour la foi! Tout cela est bel et bon; mais que nous importent, je veux dire qu'importent à la cour d'Autriche toutes vos victoires! Apportez-nous une bonne petite nouvelle du succès d'un archiduc Charles ou d'un archiduc Ferdinand, l'un vaut l'autre, comme vous le savez; mettons, si vous voulez, un succès remporté sur une compagnie des pompiers de Bonaparte, ce serait autre chose, et on l'aurait proclamé à son de trompe; mais ceci ne peut que nous déplaire. Comment! l'archiduc Charles ne fait rien, l'archiduc Ferdinand se couvre de honte, vous abandonnez Vienne sans défense aucune, tout comme si vous nous disiez: Dieu est avec nous! mais que le bon Dieu vous bénisse, vous et votre capitale.... Vous faites tuer Schmidt, un général que nous aimons tous, et vous vous félicitez de la victoire? On ne saurait rien inventer de plus irritant que cela! C'est comme un fait exprès, comme un fait exprès! Et puis, que vous remportiez effectivement un brillant succès, que l'archiduc Charles même en ait un de son côté, cela changerait-il quelque chose à la marche générale des affaires? Maintenant il est trop tard: Vienne est occupée par les troupes françaises!
—Comment, occupée? Vienne est occupée?
—Non seulement occupée, mais Bonaparte est à Schoenbrünn, et notre aimable comte Wrbna s'y rend pour prendre ses ordres.»
À cause de sa fatigue, des différentes impressions de son voyage et de sa réception par le ministre, à cause surtout de l'influence du dîner, Bolkonsky commençait à sentir confusément qu'il ne saisissait pas bien toute la gravité de ces nouvelles.
«Le comte Lichtenfeld, que j'ai vu ce matin, continua Bilibine, m'a montré une lettre pleine de détails sur une revue des Français à Vienne, sur le prince Murat et tout son tremblement. Vous voyez donc bien que votre victoire n'a rien de bien réjouissant et qu'on ne saurait vous recevoir en sauveur!
—Je vous assure que, pour ma part, j'y suis très indifférent, reprit le prince André, qui commençait à se rendre compte du peu de valeur de l'engagement de Krems, en comparaison d'un événement aussi important que l'occupation d'une capitale:
«Comment? Vienne est occupée? Comment, et la fameuse tête de pont, et le prince Auersperg, qui était chargé de la défense de Vienne?
—Le prince Auersperg est de notre côté, pour notre défense, et s'en acquitte assez mal, et Vienne est de l'autre côté; quant au pont, il n'est pas encore pris et ne le sera pas, je l'espère; il est miné, avec ordre de le faire sauter; sans cela nous serions déjà dans les montagnes de la Bohême et vous auriez passé, vous et votre armée, un vilain quart d'heure entre deux feux.
—Cela ne veut pourtant pas dire, reprit le prince André, que la campagne soit finie?
—Et moi, je crois qu'elle l'est. Nos gros bonnets d'ici le pensent également, sans oser le dire. Il arrivera ce que j'ai prédit dès le début. Ce n'est pas votre échauffourée de Diernstein, ce n'est pas la poudre qui tranchera la question, mais ce sont ceux qui l'ont inventée.»
Bilibine venait de répéter un de ses mots; il reprit au bout d'une seconde, en déplissant son front:
«Toute la question est dans le résultat de l'entrevue de l'empereur Alexandre avec le roi de Prusse à Berlin. Si la Prusse entre dans l'alliance, on force la main à l'Autriche, et il y aura guerre, sinon il n'y a plus qu'à s'entendre sur le lieu de réunion pour poser les préliminaires d'un nouveau CampoFormio.
—Quel merveilleux génie et quel bonheur il a! s'écria le prince André, en frappant la table de son poing fermé.
—Bonaparte? demanda interrogativement Bilibine, en replissant son front, c'était le signe avant-coureur d'un mot: Buonaparte? continua-t-il en accentuant l'»u»; mais j'y pense, maintenant qu'il dicte de Schoenbrünn des lois à l'Autriche, il faut lui faire grâce de l'»u»! Je me décide à cette suppression et je rappellerai désormais Bonaparte, tout court.
—Voyons, sans plaisanterie, croyez-vous que la campagne soit terminée?
—Voici ce que je crois: l'Autriche, cette fois, a été le dindon de la farce; elle n'y est pas habituée et elle prendra sa revanche. Elle a été le dindon, premièrement: parce que les provinces sont ruinées (l'orthodoxe, vous le savez, est terrible pour le pillage), l'armée détruite, la capitale prise, et tout cela pour les beaux yeux de Sa Majesté de Sardaigne; et secondement, ceci, mon cher, entre nous, je sens d'instinct qu'on nous trompe, je flaire des rapports et des projets de paix avec la France, d'une paix secrète conclue séparément.
—C'est impossible, ce serait trop vilain.
—Qui vivra verra,» repartit Bilibine.
Et le prince André se retira dans la chambre qui lui avait été préparée.
Une fois étendu entre des draps bien blancs, la tête sur des oreillers parfumés et moelleux, le prince André sentit malgré lui que la bataille dont il avait apporté la nouvelle passait de plus en plus à l'état de vague souvenir. Il ne pensait plus qu'à l'alliance prussienne, à la trahison de l'Autriche, au nouveau triomphe de Bonaparte, à la revue et à la réception de l'empereur François, pour le lendemain. Il ferma les yeux, et au même instant le bruit de la canonnade, de la fusillade et des roues éclata dans ses oreilles. Il voyait les soldats descendre un à un le long des montagnes, il entendait le tir des Français, il était là avec Schmidt au premier rang, les balles sifflaient gaiement autour de lui, et son cœur tressaillait et s'emplissait d'une folle exubérance de vie, comme il n'en avait jamais ressentie depuis son enfance. Il se réveilla en sursaut:
«Oui, oui, c'était bien cela!»
Et il se rendormit heureux, avec un sourire d'enfant, du profond sommeil de la jeunesse.
X
Le lendemain, il se réveilla tard, et, rassemblant ses idées, il se rappela tout d'abord qu'il devait se présenter le jour même à l'empereur François; et toutes les impressions de la veille, l'audience du ministre, la politesse exagérée de l'aide de camp, sa conversation avec Bilibine, traversèrent en foule son cerveau. Ayant endossé, pour se rendre au palais, la grande tenue qu'il n'avait pas portée depuis longtemps, gai et dispos, le bras en écharpe, il entra, en passant, chez son hôte, où se trouvaient déjà quatre jeunes diplomates, entre autres le prince Hippolyte Kouraguine, secrétaire à l'ambassade de Russie, que Bolkonsky connaissait.
Les trois autres, que Bilibine lui nomma, étaient des jeunes gens du monde, élégants, riches, aimant le plaisir, qui formaient ici, comme à Vienne, un cercle à part, dont il était la tête et qu'il appelait «les nôtres». Ce cercle, composé presque exclusivement de diplomates, avait ses intérêts en dehors de la guerre et de la politique. La vie du grand monde, leurs relations avec quelques femmes et leur service de chancellerie occupaient seuls leurs loisirs. Ces messieurs firent au prince André l'honneur très rare de le recevoir avec empressement, comme un des leurs. Par politesse et comme entrée en matière, ils daignèrent lui adresser quelques questions au sujet de l'armée et de la bataille, pour reprendre ensuite leur conversation vive et légère, pleine de gaies saillies et de critiques sans valeur.
«Et voici le bouquet! dit l'un d'eux qui racontait la déconvenue d'un collègue: le chancelier lui assure à lui-même que sa nomination à Londres est un avancement, qu'il doit la considérer comme telle: vous représentez-vous sa figure à ces mots?
—Et moi, messieurs, je vous dénonce Kouraguine, le terrible Don Juan, qui profite du malheur d'autrui.»
Le prince Hippolyte était étalé dans un fauteuil à la Voltaire, les jambes jetées négligemment par-dessus les bras du fauteuil:
«Voyons, parlez-moi de cela, dit-il en riant.
—Oh! Don Juan! oh! serpent! dirent plusieurs voix.
—Vous ne savez probablement pas, Bolkonsky, reprit Bilibine, que toutes les atrocités commises par l'armée française, j'allais dire par l'armée russe, ne sont rien en comparaison des ravages causés par cet homme parmi nos dames.
—La femme est la compagne de l'homme,» dit le prince Hippolyte, en regardant ses pieds à travers son monocle.
Bilibine et «les nôtres» éclatèrent de rire, et le prince André put constater que cet Hippolyte dont il avait été, il faut l'avouer, presque jaloux, était le plastron de cette société.
«Il faut que je vous fasse les honneurs de Kouraguine, dit Bilibine tout bas; il est charmant dans ses dissertations politiques; vous allez voir avec quelle importance...»
Et s'approchant d'Hippolyte, le front plissé, il entama sur les événements du jour une discussion qui attira aussitôt l'attention générale.
«Le cabinet de Berlin ne peut pas exprimer un sentiment d'alliance, commença Hippolyte en regardant son auditoire avec assurance, sans exprimer... comme dans sa dernière note... vous comprenez... vous comprenez.... Puis, si S. M. l'Empereur ne déroge pas aux principes, notre alliance... attendez, je n'ai pas fini...»
Et saisissant la main du prince André:
«Je suppose que l'intervention sera plus forte que la non-intervention et... on ne pourra pas imputer à fin de non-recevoir notre dépêche du 28 novembre; voilà comment tout cela finira...»
Et il lâcha la main du prince André.
«Démosthène, je te reconnais au caillou que tu as caché dans ta bouche d'or[17],» s'écria Bilibine, qui, pour mieux témoigner sa satisfaction, semblait avoir fait descendre sur son front toute sa forêt de cheveux.
Hippolyte, riant plus fort et plus haut que les autres, avait pourtant l'air de souffrir de ce rire forcé qui tordait en tous sens sa figure habituellement apathique.
«Voyons, messieurs, dit Bilibine, Bolkonsky est mon hôte et je tiens, autant qu'il est en mon pouvoir, à le faire jouir de tous les plaisirs de Brünn. Si nous étions à Vienne, ce serait bien plus facile, mais ici, dans ce vilain trou morave, je vous demande votre aide: il faut lui faire les honneurs de Brünn. Chargez-vous du théâtre, je me charge de la société. Quant à vous, Hippolyte, la question du beau sexe vous regarde.
—Il faudra lui montrer la ravissante Amélie, s'écria un «des nôtres», en baisant le bout de ses doigts.
—Oui, il faudra inspirer à ce sanguinaire soldat des sentiments plus humains, ajouta Bilibine.
—Il me sera difficile, messieurs, de profiter de vos aimables dispositions à mon égard, objecta Bolkonsky, en regardant à sa montre, car il est temps que je sorte.
—Où allez-vous donc?
—Je me rends chez l'Empereur.
—Oh! oh! Alors au revoir, Bolkonsky!
—Au revoir, prince; revenez dîner avec nous, nous nous chargerons de vous.
—Écoutez, lui dit Bilibine, en le reconduisant dans l'antichambre, vous ferez bien, dans votre entrevue avec l'Empereur, de donner des éloges à l'intendance, pour sa manière de distribuer les vivres et de désigner les étapes.
—Quand même je le voudrais, je ne le pourrais pas, répondit Bolkonsky.
—Eh bien! parlez pour deux, car il a la passion des audiences sans jamais trouver un mot à dire, comme vous le verrez.»
XI
Le prince André, placé sur le passage de l'Empereur, dans le groupe des officiers autrichiens, eut l'honneur d'attirer son regard et de recevoir un salut de sa longue tête. La cérémonie achevée, l'aide de camp de la veille vint poliment transmettre à Bolkonsky le désir de Sa Majesté de lui donner audience. L'empereur François le reçut debout au milieu de son cabinet, et le prince André fut frappé de son embarras: il rougissait à tout propos et semblait ne savoir comment s'exprimer:
«Dites-moi à quel moment a commencé la bataille?» demanda-t-il avec précipitation.
Le prince André, l'ayant satisfait sur ce point, se vit bientôt obligé de répondre à d'autres demandes tout aussi naïves.
«Comment se porte Koutouzow? Quand a-t-il quitté Krems?...» etc....
L'Empereur paraissait n'avoir qu'un but: poser un certain nombre de questions; quant aux réponses, elles ne l'intéressaient guère.
«À quelle heure la bataille a-t-elle commencé?
—Je ne saurais préciser à Votre Majesté l'heure à laquelle la bataille s'est engagée sur le front des troupes, car à Diernstein, où je me trouvais, la première attaque a eu lieu à six heures du soir,» reprit vivement Bolkonsky.
Il comptait présenter à l'Empereur une description exacte, qu'il tenait toute prête, de ce qu'il avait vu et appris.
L'Empereur lui coupa la parole, puis lui demanda en souriant:
«Combien de milles?
—D'où et jusqu'où, sire?
—De Diernstein à Krems?
—Trois milles et demi, sire.
—Les Français ont-ils quitté la rive gauche?
—D'après les derniers rapports de nos espions, les derniers Français ont traversé la rivière la même nuit sur des radeaux.
—Y a-t-il assez de fourrages à Krems?
—Pas en quantité suffisante.»
L'Empereur l'interrompit de nouveau:
«À quelle heure a été tué le général Schmidt?
—À sept heures, je crois.
—À sept heures?... c'est bien triste, bien triste!»
Là-dessus, l'ayant remercié, il le congédia. Le prince André sortit et se vit aussitôt entouré d'un grand nombre de courtisans; il n'y avait plus pour lui que phrases flatteuses et regards bienveillants, jusqu'à l'aide de camp, qui lui fit des reproches de ne pas s'être logé au palais et lui offrit même sa maison. Le ministre de la guerre le félicita pour la décoration de l'ordre de Marie-Thérèse de 3ème classe que l'Empereur venait de lui conférer; le chambellan de l'Impératrice l'engagea à passer chez Sa Majesté; l'archiduchesse désirait également le voir. Il ne savait à qui répondre et cherchait à rassembler ses idées, lorsque l'ambassadeur de Russie, lui touchant l'épaule, l'entraîna dans l'embrasure d'une fenêtre pour causer avec lui.
En dépit des prévisions de Bilibine, la nouvelle qu'il avait apportée avait été reçue avec joie, et un Te Deum avait été commandé. Koutouzow venait d'être nommé grand-croix de Marie-Thérèse, et toute l'armée recevait des récompenses. Grâce aux invitations qui pleuvaient sur lui de tous côtés, le prince André fut obligé de consacrer toute sa matinée à des visites chez les hauts dignitaires autrichiens. Après les avoir terminées, vers cinq heures du soir, il retournait chez Bilibine, et composait, chemin faisant, la lettre qu'il voulait écrire à son père et dans laquelle il lui décrivait sa course à Brünn, lorsque devant le perron il aperçut une britchka plus d'à moitié remplie d'objets emballés, et Franz, le domestique de Bilibine, y introduisant avec effort une nouvelle malle.
Le prince André, qui s'était arrêté en route chez un libraire pour y prendre quelques livres, s'était attardé.
«Qu'est-ce que cela veut dire?
—Ah! Excellence! s'écria Franz, nous allons plus loin: le scélérat est de nouveau sur nos talons.
—Mais que se passe-t-il donc? demanda le prince André au moment où Bilibine, dont le visage toujours calme trahissait cependant une certaine émotion, venait à sa rencontre.
—Avouez que c'est charmant cette histoire du pont de Thabor!... Ils l'ont passé sans coup férir!»
Le prince André écoutait sans comprendre.
«Mais d'où venez-vous donc, pour ignorer ce que savent tous les cochers de fiacre?
—Je viens de chez l'archiduc, et je n'y ai rien appris.
—Et vous n'avez pas remarqué que chacun fait ses paquets?
—Je n'ai rien vu! Mais enfin qu'y a-t-il donc? reprit-il avec impatience.
—Ce qu'il y a? Il y a que les Français ont passé le pont défendu par d'Auersperg, qui ne l'a pas fait sauter, que Murat arrive au grand galop sur la route de Brünn et que, sinon aujourd'hui, du moins demain ils seront ici.
—Comment, ici? mais puisque le pont était miné, pourquoi ne l'avoir pas fait sauter?
—C'est à vous que je le demande, car personne, pas même Bonaparte, ne le saura jamais!»
Bolkonsky haussa les épaules:
«Mais si le pont est franchi, l'armée est perdue, elle sera coupée!
—C'est justement là le hic... Écoutez: Les Français occupent Vienne, comme je vous l'ai déjà dit, tout va très bien. Le lendemain, c'est-à-dire hier au soir, messieurs les maréchaux Murat, Lannes et Belliard[18] montent à cheval et vont examiner le pont; remarquez bien, trois Gascons! Messieurs, dit l'un d'eux, vous savez que le pont de Thabor est miné et contre-miné, qu'il est défendu par cette fameuse tête de pont que vous savez, et quinze mille hommes de troupes qui ont reçu l'ordre de le faire sauter pour nous barrer le passage. Mais comme il serait plus qu'agréable à notre Empereur et maître, Napoléon, de s'en emparer, allons-y tous trois et emparons-nous-en. «Allons,» répondirent les autres. Et les voilà qui partent, qui prennent le pont, le franchissent, et toute l'armée à leur suite passe le Danube, se dirigeant sur nous, sur vous et sur vos communications.
—Trêve de plaisanteries, repartit le prince André, le sujet est grave et triste.»
Et cependant, malgré l'ennui qu'aurait dû lui causer cette fâcheuse nouvelle, il éprouvait une certaine satisfaction. Depuis qu'il avait appris la situation désespérée de l'armée russe, il se croyait destiné à la tirer de ce péril: c'était pour lui le Toulon qui allait le faire sortir de la foule obscure de ses camarades et lui ouvrir le chemin de la gloire. Tout en écoutant Bilibine, il se voyait déjà arrivant au camp, donnant son avis au conseil de guerre, et proposant un plan qui pourrait seul sauver l'armée; naturellement on lui en confiait l'exécution.
«Je ne plaisante pas, continua Bilibine, rien de plus vrai, rien de plus triste! Ces messieurs arrivent seuls sur le pont et agitent leurs mouchoirs blancs, ils assurent qu'il y a un armistice et qu'eux, maréchaux, vont conférer avec le prince Auersperg; l'officier de garde les laisse entrer dans la tête du pont. Ils lui racontent un tas de gasconnades: que la guerre est finie, que l'empereur François va recevoir Bonaparte, que, quant à eux, ils vont chez le prince Auersperg... et mille autres contes bleus. L'officier envoie chercher Auersperg. Ces messieurs embrassent leurs ennemis, plaisantent avec eux, enfourchent les canons, pendant qu'un bataillon français arrive tout doucement sur le pont et jette à l'eau les sacs de matières inflammables! Enfin paraît le général-lieutenant, notre cher prince Auersperg von Nautern.
«Cher ennemi, fleur des guerriers, autrichiens, héros des campagnes de Turquie, trêve à notre inimitié, nous pouvons nous tendre la main, l'empereur Napoléon brûle du désir de connaître le prince Auersperg!»
«En un mot, ces messieurs, qui n'étaient pas Gascons pour rien, lui jettent tant de poudre aux yeux avec leurs belles phrases, et lui, de son côté, se sent tellement honoré de cette intimité soudaine avec des maréchaux de France, si aveuglé par le manteau et les plumes d'autruche de Murat, qu'il n'y voit que du feu, et oublie celui qu'il devait faire sur l'ennemi!»
Malgré la vivacité de son récit, Bilibine n'oublia pas de s'arrêter pour donner le temps au prince André d'apprécier le mot qu'il venait de lancer.
«Le bataillon français entre dans la tête du pont, encloue les canons, et le pont est à eux! Mais voilà le plus joli, continua-t-il en laissant au plaisir qu'il trouvait à sa narration le soin de calmer son émotion.... Le sergent posté près du canon, au signal duquel on devait mettre le feu à la mine, voyant accourir les Français, était sur le point de tirer, lorsque Lannes lui arrêta le bras. Le sergent, plus fin que son général, s'approcha d'Auersperg et lui dit ceci ou à peu près:
«Prince, on vous trompe et voilà les Français!»
Murat, craignant de voir l'affaire compromise s'il le laissait continuer, s'adresse de son côté, en vrai Gascon, à d'Auersperg avec une feinte surprise:
«Je ne reconnais pas la discipline autrichienne tant vantée; comment, vous permettez à un de vos subalternes de vous parler ainsi!».... Quel trait de génie!...
Le prince Auersperg se pique d'honneur et fait mettre le sergent aux arrêts! Avouez que c'est charmant, toute cette histoire du pont de Thabor!
«Ce n'est ni bêtise, ni lâcheté... c'est trahison peut-être! s'écria le prince André, qui se représentait les capotes grises, les blessés, la fumée de la poudre, la canonnade et la gloire qui l'attendait.
—Nullement, cela met la cour dans de trop mauvais draps; ce n'est ni trahison, ni lâcheté, ni bêtise; c'est comme à Ulm: c'est... cherchant une pointe... c'est du Mack, nous sommes Mackés, dit-il en terminant, tout fier d'avoir trouvé un mot, un mot tout neuf, un de ces mots qui seraient répétés partout, et son front se déplissa en signe de satisfaction, pendant qu'il regardait ses ongles, le sourire sur les lèvres.
—Où allez-vous? dit-il au prince André, qui s'était levé.
—Je pars.
—Pour où?
—Pour l'armée!
—Mais vous pensiez rester encore deux jours?
—C'est impossible, je pars à l'instant.»
Et le prince André, ayant donné ses ordres, rentra dans sa chambre.
«Écoutez, mon cher, lui dit Bilibine en l'y rejoignant, pourquoi partez-vous?»
Le prince André l'interrogea du regard, sans lui répondre.
«Mais oui, pourquoi partez-vous? Je sais bien, vous pensez qu'il est de votre devoir de vous rendre à l'armée, maintenant qu'elle est en danger; je vous comprends, c'est de l'héroïsme!
—Pas le moins du monde.
—Oui, vous êtes philosophe, mais soyez-le complètement! Envisagez les choses d'un autre point de vue, et vous verrez que votre devoir est au contraire de vous garder de tout péril. Que ceux qui ne sont bons qu'à cela s'y jettent; on ne vous a pas donné l'ordre de revenir, et ici on ne vous lâchera pas! Ainsi donc, vous pouvez rester et nous suivre là où nous entraînera notre malheureux sort. On va à Olmütz, dit-on; c'est une fort jolie ville: nous pourrons y arriver dans ma calèche fort agréablement.
—Pour Dieu, cessez vos plaisanteries, Bilibine.
—Je vous parle sérieusement et en ami. Jugez-en: pourquoi partez-vous quand vous pouvez rester ici? De deux choses l'une: ou bien la paix sera conclue avant que vous arriviez à l'armée; ou bien il y aura une débâcle, et vous partagerez la honte de l'armée de Koutouzow...»
Et Bilibine déplissa son front, convaincu que son dilemme était irréfutable.
«Je ne puis pas en juger,» répondit froidement le prince André.
Et au fond de son cœur il pensait:
«Je pars pour sauver l'armée!
—Mon cher, vous êtes un héros!» lui cria Bilibine.
XII
Après avoir pris congé du ministre de la guerre, Bolkonsky partit dans la nuit avec l'intention de rejoindre l'armée, qu'il ne savait plus où trouver, et avec la crainte de tomber entre les mains des Français.
À Brünn, la cour faisait ses préparatifs de départ, et le gros des bagages était déjà expédié sur Olmütz.
En arrivant aux environs d'Etzelsdorf, le prince André se trouva tout à coup sur le passage de l'armée russe, qui se retirait en grande hâte et en désordre, et dont les nombreux chariots qui encombraient la route empêchèrent sa voiture d'avancer. Après avoir demandé au chef des cosaques un cheval et un homme, le prince André, fatigué et mourant de faim, dépassa les fourgons pour s'élancer à la recherche du général en chef. Les bruits les plus tristes arrivaient à ses oreilles tout le long du chemin, et la confusion qu'il voyait autour de lui ne semblait que trop les confirmer.
«Cette armée russe que l'or de l'Angleterre a transportée des extrémités de l'univers, nous allons lui faire éprouver le même sort (le sort d'Ulm),» avait dit Bonaparte dans son ordre du jour, à l'ouverture de la campagne! Ces paroles, subitement revenues à la mémoire du prince André, éveillaient en lui un sentiment d'admiration pour ce grand génie, joint à une impression d'orgueil blessé que traversait l'espoir d'une prochaine revanche:
«Et s'il ne restait plus qu'à mourir? pensait-il; eh bien, on saura mourir, et pas plus mal qu'un autre, s'il le faut.»
Il regardait avec dédain ces files innombrables de charrettes, de parcs d'artillerie, s'enchevêtrant, se confondant l'un dans l'autre, et plus loin encore et toujours des charrettes, des chariots de toute forme se dépassant, se heurtant et s'interceptant le passage, en trois ou quatre rangs serrés, sur la large route boueuse. Devant, derrière, aussi loin que l'on pouvait percevoir un son, on entendait de tous côtés le bruit des roues, des charrettes, des affûts, le piétinement des chevaux, les cris des conducteurs pressant leurs attelages, les jurons des soldats, des domestiques et des officiers. Sur les bords du chemin on voyait à chaque pas des chevaux morts, dont quelques-uns étaient déjà écorchés, des charrettes à moitié brisées, des soldats de toute arme sortant en foule des villages voisins, et traînant à leur suite des moutons, des poules, du foin et de grands sacs pleins jusqu'au bord; aux descentes et aux montées, les groupes devenaient plus compacts, et leurs cris confus se fondaient en une clameur ininterrompue. Quelques soldats enfoncés dans la boue jusqu'aux genoux soutenaient les roues des avant-trains et des fourgons; les fouets sifflaient dans l'air, les chevaux glissaient, les traits se rompaient et les vociférations semblaient faire éclater les poitrines. Les officiers, surveillant la marche, galopaient en avant et en arrière; leurs figures harassées trahissaient leur impuissance à rétablir l'ordre, et leurs commandements se noyaient dans le brouhaha de cette houle humaine.
«Voilà la chère armée orthodoxe!» se dit Bolkonsky, en se rappelant les paroles de Bilibine et en s'approchant d'un fourgon pour s'enquérir du général en chef.
Une voiture de forme étrange, traînée par un cheval, tenant le milieu entre la charrette, la calèche et le cabriolet, et dont les matériaux hétérogènes accusaient une fabrication de circonstance, frappa ses regards à quelques pas de lui; un soldat la conduisait, et l'on apercevait, sous la capote et le tablier de cuir, une femme tout enveloppée de châles. Au moment de faire sa question, le prince André en fut détourné par les cris désespérés que poussait cette femme. L'officier placé à la tête de la file battait son conducteur parce qu'il essayait de dépasser les autres, et les coups de fouet cinglaient le tablier de la voiture. À la vue du prince André, la femme avança la tête, et, faisant des signes réitérés de la main, elle l'interpella:
«Monsieur l'aide de camp, monsieur l'aide de camp, pitié, de grâce, défendez-moi! qu'est-ce qui va m'arriver? Je suis la femme du médecin du 7ème chasseurs; on ne nous laisse pas passer, nous sommes restés en arrière, nous avons perdu les nôtres!
—Arrière, ou je t'aplatirai comme une galette, criait l'officier en colère au soldat, arrière avec ta coquine!
—Monsieur l'aide de camp, défendez-moi, que me veut-on?
—Laissez passer cette voiture, ne voyez-vous pas qu'il y a une femme dedans?» dit le prince André, en s'adressant à l'officier.
Celui-ci le regarda sans répondre et, se tournant vers le soldat: «Ah! oui, que je te laisserai passer.... Arrière, animal!
—Laissez-le passer, vous dis-je, reprit le prince André.
—Qui es-tu, toi?» demanda l'officier hors de lui. Et il appuya sur le «toi».
«Es-tu le chef ici? C'est moi qui suis le chef, et pas toi, entends-tu bien?... Et toi, là-bas, arrière, ou je t'aplatis comme une galette! continua-t-il en répétant l'expression, qui lui avait plu sans doute.
—Bien arrangé, le petit aide de camp!» dit une voix dans la foule.
L'officier était arrivé à ce paroxysme de fureur qui enlève aux gens la conscience de leurs actes, et le prince André sentit un moment que son intervention frisait le ridicule, la chose qu'il craignait le plus au monde; mais, son instinct prenant le dessus, il se laissa à son tour emporter par une colère folle, et il s'approcha de l'officier en levant son fouet et en scandant ces mots:
«Veuillez laisser passer!»
L'officier fit un geste de mauvaise humeur et se hâta de s'éloigner:
«C'est toujours leur faute à ceux-là de l'état-major, le désordre et tout le bataclan, grommela-t-il; eh bien, faites comme vous voudrez.»
Le prince André se hâta à son tour et, sans lever les yeux sur la femme du médecin, qui l'appelait son sauveur, repassant dans sa tête les détails de cette scène ridicule, il galopa jusqu'au village, où se trouvait, lui avait-on dit, le général en chef. Arrivé là, il descendit de cheval, dans l'intention de manger un peu, de se reposer un instant et de mettre de l'ordre dans le trouble pénible de ses impressions:
«C'est une troupe de bandits, ce n'est pas une armée,» pensait-il, lorsqu'une voix connue l'appela par son nom.
Il se retourna, et il aperçut à une petite fenêtre Nesvitsky, qui mâchonnait quelque chose et lui faisait de grands gestes.
«Bolkonsky, ne m'entends-tu pas? Viens vite!»
Entré dans la maison, il y trouva Nesvitsky et un autre aide de camp, qui déjeunaient; ils s'empressèrent de lui demander d'un air alarmé s'il apportait quelque nouvelle.
«Où est le général en chef? demanda Bolkonsky.
—Ici, dans cette maison, répondit l'aide de camp.
—Eh bien, est-ce vrai, la paix et la capitulation? demanda Nesvitsky.
—C'est à vous de me le dire, je n'en sais rien, car j'ai eu toutes les peines du monde à vous rejoindre.
—Ah! mon cher, ce qui se passe chez nous est vraiment affreux... je fais mon mea culpa... nous nous sommes moqués de Mack, et notre situation est pire que la sienne; assieds-toi et déjeune, ajouta Nesvitsky.
—Il vous sera impossible, mon prince, de retrouver à présent votre fourgon et vos effets: quant à votre Pierre, Dieu sait où il est.
—Où est donc le quartier général?
—Nous couchons à Znaïm.
—Quant à moi, dit Nesvitsky, j'ai chargé sur deux chevaux tout ce dont j'ai besoin et l'on m'a fait d'excellents bâts qui résisteraient même aux chemins des montagnes de la Bohême!... Ça va mal, mon cher.... Eh bien, es-tu malade?... il me semble que tu frissonnes?
—Je n'ai rien,» répondit le prince André.
Et il se rappela au même instant sa rencontre avec la femme du médecin et l'officier du train.
«Que fait ici le général en chef?
—Je n'y comprends rien, répondit Nesvitsky.
—Et moi, je ne comprends qu'une chose: c'est que tout ça est déplorable,» dit le prince André.
Et il se rendit chez Koutouzow; il remarqua, en passant, sa voiture et les chevaux de sa suite harassés, éreintés, entourés de cosaques et de gens de service, qui causaient à haute voix entre eux. Koutouzow lui-même était dans la chaumière avec Bagration et Weirother (c'était le nom du général autrichien qui remplaçait le défunt Schmidt). Dans le vestibule, le petit Koslovsky, la figure fatiguée par les veilles, assis sur ses talons, dictait des ordres à un secrétaire, qui les griffonnait à la hâte sur un tonneau renversé. Koslovsky jeta un coup d'œil à l'arrivant, sans se donner le temps de le saluer:
«À la ligne... as-tu écrit?... Le régiment des grenadiers de Kiew, le régiment de....
—Impossible de vous suivre, Votre Haute Noblesse,» répliqua le secrétaire d'un ton de mauvaise humeur.
Au même moment, on entendait à travers la porte la voix animée et mécontente du général en chef, à laquelle répondait une autre voix complètement inconnue. Le bruit de cette conversation, l'inattention de Koslovsky, le manque de respect de l'écrivain à bout de forces, cette étrange installation autour d'un tonneau dans le voisinage du commandant en chef, les rires bruyants des cosaques sous les fenêtres, tous ces détails firent pressentir au prince André qu'il avait dû se passer quelque chose de grave et de malheureux.
Il adressa aussitôt une kyrielle de questions à l'aide de camp.
«À l'instant, mon prince, répondit celui-ci. Bagration est chargé de la disposition des troupes.
—Et la capitulation?
—Il n'y en a pas, on se prépare à une bataille.»
Au moment où le prince André se dirigeait vers la porte de la pièce voisine, Koutouzow, avec son nez aquilin, et sa figure rebondie, parut sur le seuil. Le prince André se trouvait juste en face de lui, mais le général en chef le regardait sans le reconnaître; à l'expression vague de son œil unique on voyait que les soucis et les préoccupations l'absorbaient au point de l'isoler du monde extérieur.
«Est-ce fini? demanda-t-il à Koslovsky.
—À l'instant, Votre Excellence.»
Bagration avait suivi le général en chef: petit de taille, sec, encore jeune, sa figure, d'un type oriental, attirait l'attention par son expression de calme et de fermeté.
«Excellence!...»
Et le prince André tendit une enveloppe à Koutouzow.
«Ah! de Vienne, c'est bien...»
Il sortit de la chambre avec Bagration et ils s'arrêtèrent tous deux sur le perron.
«Ainsi donc, adieu, prince, dit-il à Bagration. Que le Sauveur te garde, je te bénis pour cette grande entreprise!»
Il s'attendrit, et ses yeux s'humectèrent de larmes; l'attirant à lui de son bras gauche, il fit de la main droite sur son front le signe de la croix, geste qui lui était familier, et lui tendit sa joue à baiser, mais Bagration l'embrassa au cou:
«Que Dieu soit avec toi!»
Et il monta en calèche.
«Viens avec moi, dit-il à Bolkonsky.
—Votre Excellence, j'aurais désiré me rendre utile ici.... Si vous vouliez me permettre de rester sous les ordres du prince Bagration?
—Assieds-toi, reprit Koutouzow en voyant l'indécision de Bolkonsky. J'ai moi-même besoin de bons officiers.
—Si demain la dixième partie de son détachement nous revient, il faudra en remercier Dieu!» ajouta-t-il comme se parlant à lui-même.
Le regard du prince André se fixa involontairement pour une seconde sur l'œil absent et la cicatrice à la tempe de Koutouzow, double souvenir d'une balle turque:
«Oui, se dit-il, il a le droit de parler avec calme de la perte de tant d'hommes.
—C'est pour cela, continua-t-il tout haut, que je vous supplie de m'envoyer là-bas.»
Koutouzow ne répondit rien: plongé dans ses réflexions, il semblait avoir oublié ce qu'il venait de dire. Doucement bercé sur les coussins de sa calèche, il tourna un instant après vers le prince André une figure calme, sur laquelle on aurait vainement cherché la moindre trace d'émotion, et, tout en raillant finement, il se fit raconter par Bolkonsky son entrevue avec l'empereur, les on-dit de la cour sur l'engagement de Krems, et le questionna même au sujet de quelques dames que tous deux connaissaient.
XIII
Le 1er novembre, Koutouzow avait reçu d'un de ses espions un rapport d'après lequel il jugeait son armée dans une position presque sans issue. Les Français, après le passage du pont, disait le rapport, marchaient en forces considérables pour intercepter sa jonction avec les troupes venant de Russie. Si Koutouzow se décidait à rester à Krems, les cent cinquante mille hommes de Napoléon couperaient ses communications, en entourant ses quarante mille soldats fatigués et épuisés, et il se trouverait dans la position de Mack à Ulm; s'il abandonnait la grande voie de ses communications avec la Russie, il devrait se jeter, en défendant sa retraite pas à pas, dans les montagnes inconnues et dépourvues de routes de la Bohême, et perdre par suite tout espoir de se réunir à Bouksevden. Si enfin il se décidait à se replier de Krems sur Olmütz, pour rejoindre ses nouvelles forces, il risquait d'être devancé par les Français, et forcé d'accepter la bataille, pendant sa marche et avec tout son train de bagages derrière lui, contre un ennemi trois fois plus nombreux, qui le cernerait de deux côtés. Il choisit cependant cette dernière alternative.
Les Français s'avançaient à marches forcées vers Znaïm, sur la ligne de retraite de Koutouzow, mais toutefois à 100 verstes devant lui. Se laisser devancer par eux, c'était pour les Russes la honte d'Ulm et la perte complète de l'armée; il n'y avait d'autre chance de la sauver, que d'atteindre ce point avant l'armée française; mais la réussite devenait impossible avec une masse de quarante mille hommes. Le chemin que l'ennemi avait à parcourir de Vienne à Znaïm était meilleur et plus direct que celui de Koutouzow de Krems à Znaïm.
À la réception de cette nouvelle, il avait expédié, à travers les montagnes, Bagration et son avant-garde de quatre mille hommes sur la route de Vienne à Znaïm. Bagration avait ordre d'opérer cette marche sans s'arrêter, de se placer de façon à avoir Vienne devant lui, Znaïm derrière, et si, grâce à sa bonne étoile, il réussissait à arriver le premier, de retenir l'ennemi autant qu'il le pourrait, pendant que Koutouzow, avec tout son train de campagne, s'écoulerait vers Znaïm.
Après avoir réussi à franchir 45 verstes de montagnes sans chemins frayés, par une nuit orageuse, et avec des soldats affamés et mal chaussés, Bagration, ayant perdu en traînards le tiers de ses hommes, déboucha à Hollabrünn sur la route de Vienne à Znaïm, quelques heures avant les Français. Afin de donner à Koutouzow les vingt-quatre heures indispensables pour atteindre son but, ses quatre mille hommes, épuisés de fatigue, devaient arrêter l'ennemi à Hollabrünn et sauver ainsi l'armée, ce qui était en réalité impossible. Mais la fortune capricieuse rendit l'impossible possible. Le succès de la ruse qui avait livré aux Français, sans coup férir, le pont de Vienne, inspira à Murat la pensée d'en tenter une du même genre avec Koutouzow. Rencontrant le faible détachement de Bagration, il s'imagina avoir devant lui l'armée tout entière. Sûr de l'écraser dès qu'il aurait reçu les renforts qu'il attendait, il lui proposa un armistice de trois jours, pendant lequel chacun d'eux conserverait ses positions respectives. Pour être plus sûr de l'obtenir, il confirma que les préliminaires de la paix étaient en discussion, et que par conséquent il était inutile de verser le sang. Le général autrichien Nostitz, placé aux avant-postes, le crut sur parole et, en se repliant, démasqua Bagration. Un autre parlementaire porta dans le camp russe les mêmes assurances mensongères. Bagration répondit qu'il ne pouvait ni accepter, ni refuser l'armistice, et qu'il devait avant tout en référer au général en chef, auquel il allait envoyer son aide de camp. Cette proposition était le salut de l'armée; aussi Koutouzow dépêcha-t-il immédiatement à l'ennemi l'aide de camp Wintzengerode, chargé non seulement d'accepter l'armistice, mais aussi de poser les conditions d'une capitulation. Il expédia en même temps d'autres ordres en arrière, pour presser la marche de l'armée, que l'ennemi ignorait encore parce qu'elle s'opérait derrière les faibles troupes de Bagration, restées immobiles devant des forces huit fois plus considérables. Les prévisions de Koutouzow se réalisèrent. Ses propositions ne l'engageaient à rien et lui faisaient gagner un temps précieux; car la faute de Murat ne pouvait tarder à être découverte. Aussitôt que Bonaparte, établi à Schoenbrünn, à 25 verstes de Hollabrünn, reçut le rapport de Murat contenant les projets d'armistice et de capitulation, il comprit qu'on l'avait joué et lui écrivit la lettre suivante:
Au prince Murat.
«Schoenbrünn, 25 brumaire (16 novembre), an 1805, huit heures du matin.
«Il m'est impossible de trouver des termes pour vous exprimer mon mécontentement. Vous ne commandez que mon avant-garde, et vous n'avez pas le droit de faire d'armistice sans mon ordre. Vous me faites perdre le fruit d'une campagne. Rompez l'armistice sur-le-champ et marchez à l'ennemi. Vous lui ferez déclarer que le général qui a signé cette capitulation n'avait pas le droit de le faire, qu'il n'y a que l'empereur de Russie qui ait ce droit.
«Toutefois, cependant, que l'empereur de Russie ratifierait ladite convention, je la ratifierai, mais ce n'est qu'une ruse. Marchez, détruisez l'armée russe... vous êtes en position de prendre son bagage et son artillerie.
«L'aide de camp de Russie est un..., les officiers ne sont rien quand ils n'ont pas de pouvoirs; celui-ci n'en avait point... les Autrichiens se sont laissé jouer sur le pont de Vienne, vous vous laissez jouer par un aide de camp de l'Empereur.
«NAPOLÉON.»
L'aide de camp porteur de cette terrible épître galopait ventre à terre. Napoléon, craignant de laisser échapper sa facile proie, arrivait avec toute sa garde pour livrer bataille, tandis que les quatre mille hommes de Bagration allumaient gaiement leurs feux, se séchaient, se chauffaient pour la première fois depuis trois jours et cuisaient leur gruau, sans qu'aucun d'eux pressentît l'ouragan qui allait fondre sur eux.
XIV
L'aide de camp de Napoléon n'avait pas encore rejoint Murat, lorsque le prince André, ayant obtenu de Koutouzow l'autorisation désirée, arriva à Grounth, à quatre heures du soir, auprès de Bagration. On y était dans l'ignorance de la marche générale des affaires: on y causait de la paix sans y ajouter foi; on y parlait de la bataille sans la croire prochaine. Bagration reçut l'aide de camp favori de Koutouzow avec une distinction et une bienveillance toutes particulières; il lui annonça qu'ils étaient à la veille d'en venir aux mains avec l'ennemi, lui laissant le choix, ou d'être attaché à sa personne pendant le combat, ou de surveiller la retraite de l'arrière-garde, ce qui était également fort important.
«Du reste, je ne crois pas à un engagement pour aujourd'hui,» ajouta Bagration, comme s'il voulait tranquilliser le prince André, et intérieurement il se dit:
«Si ce n'est qu'un freluquet de l'état-major, envoyé pour recevoir une décoration, il la recevra aussi bien à l'arrière-garde; mais s'il veut rester auprès de moi, tant mieux, un brave officier n'est jamais de trop!»
Le prince André, sans répondre à sa double proposition, demanda au prince s'il voulait lui permettre d'examiner la situation et la dislocation des troupes, pour pouvoir s'orienter, le cas échéant. L'officier de service du détachement, un bel homme, d'une élégance recherchée, portant un solitaire à l'index, parlant mal mais très volontiers le français, se proposa comme guide.
On ne voyait de tous côtés que des officiers trempés jusqu'aux os, à la recherche de quelque chose, et des soldats traînant après eux des portes, des bancs et des palissades.
«Voyez, prince, nous ne parvenons pas à nous débarrasser de ces gens-là, dit l'officier d'état-major, en les désignant du doigt et en indiquant la tente d'une vivandière: les chefs sont trop faibles, ils leur permettent de se rassembler ici... je les ai tous chassés ce matin, et la voilà de nouveau pleine. Permettez, prince, une seconde, que je les chasse encore.
—Allons-y, répondit le prince André, j'y prendrai un morceau de pain et de fromage, car je n'ai pas eu le temps de manger.
—Si vous me l'aviez dit, prince, je vous aurais offert de partager mon pain et mon sel.»
Ils quittèrent leurs chevaux et entrèrent dans la tente; quelques officiers, à la figure fatiguée et enluminée, étaient occupés à boire et à manger.
«Pour Dieu, messieurs, leur dit l'officier d'état-major d'un ton de reproche accentué, qui prouvait que ce n'était pas la première fois qu'il le leur répétait, vous savez bien que le prince a défendu de quitter son poste et de se réunir ici;» et s'adressant à un officier d'artillerie de petite taille, maigre et peu soigné, qui s'était levé à leur entrée avec un sourire contraint, et s'était déchaussé pour donner à la vivandière ses bottes à sécher. «Et vous aussi, capitaine Tonschine! N'avez-vous pas honte? En votre qualité d'artilleur, vous devriez donner l'exemple, et vous voilà sans bottes; si on bat la générale, vous serez gentil, nu-pieds. Vous allez me faire le plaisir, messieurs, de retourner à vos postes, tous,» ajouta-t-il d'un ton de commandement.
Le prince André n'avait pu s'empêcher de sourire en regardant Tonschine, qui, debout, silencieux et souriant, levait tour à tour ses pieds déchaussés, et dont les yeux, bons et intelligents, allaient de l'un à l'autre.
«Les soldats disent qu'il est plus commode d'être déchaussé, répondit humblement le capitaine Tonschine, en cherchant à sortir par une plaisanterie de sa fausse position; mais il se troubla en sentant que sa saillie avait été mal reçue.
—Retournez à vos postes, messieurs,» répéta l'officier d'état-major, qui s'efforçait de garder son sérieux.
Le prince André jeta encore un coup d'œil sur l'artilleur, dont la personnalité comique était un type à part; il n'avait rien de militaire, et cependant il produisait la meilleure impression.
Une fois sortis du village, après avoir dépassé et rencontré à chaque pas des soldats et des officiers de toute arme, ils virent à leur gauche les retranchements en terre glaise rouge qu'on était encore en train d'élever. Quelques bataillons en chemise, malgré la bise froide qui soufflait, y travaillaient comme des fourmis. Les ayant examinés, ils poursuivirent leur route et, s'en éloignant au galop, ils gravirent la montagne opposée.
Du haut de cette éminence ils aperçurent les Français.
«Là-bas est notre batterie, celle de cet original déchaussé; allons-y, mon prince, c'est le point le plus élevé, nous verrons mieux.
—Mille grâces, je trouverai mon chemin tout seul, répondit le prince André, pour se débarrasser de son compagnon; ne vous dérangez pas, je vous en supplie...»
Et ils se séparèrent.
À dix verstes des Français, sur la route de Znaïm, parcourue par le prince André le matin même, régnaient une confusion et un désordre indescriptibles. À Grounth, il avait senti dans l'air une inquiétude et une agitation inusitées; ici, au contraire, en se rapprochant de l'ennemi, il constatait avec joie la bonne tenue et l'air d'assurance des troupes. Les soldats, vêtus de leurs capotes grises, étaient bien alignés devant le sergent-major et le capitaine, qui comptaient leurs hommes en posant le doigt sur la poitrine de chacun d'eux, et en faisant lever le bras au dernier soldat de chaque petit détachement. Quelques-uns apportaient du bois et des broussailles pour se construire des baraques, riaient et causaient entre eux; des groupes s'étaient formés autour des feux; les uns tout habillés, les autres, à moitié nus, séchaient leurs chemises, raccommodaient leurs bottes et leurs capotes, rangés en cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une des compagnies la soupe était prête, et les soldats impatients suivaient des yeux la vapeur des chaudières, en attendant que le sergent de service eût porté leur soupe à goûter à l'officier, assis sur une poutre devant sa baraque.
Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes n'avaient pas d'eau-de-vie, les hommes se pressaient autour d'un sergent-major qui avait une figure grêlée et de larges épaules; il leur en versait tour à tour dans le couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit tonneau; les soldats la portaient pieusement à leurs lèvres, s'en rinçaient la bouche, essuyaient ensuite leurs lèvres sur leurs manches, et, après avoir recouvert leurs bidons, s'éloignaient gais et dispos. Tous étaient si calmes, qu'on n'aurait pu supposer, à les voir, que l'ennemi fût à deux pas. Ils semblaient plutôt se reposer à une tranquille étape dans leur pays, qu'être à la veille d'un engagement où peut-être la moitié d'entre eux resteraient sur le terrain. Le prince André, après avoir passé devant le régiment de chasseurs, atteignit les rangs serrés des grenadiers de Kiew; tout en conservant leur tournure martiale habituelle, les grenadiers étaient aussi paisiblement occupés que leurs camarades; il aperçut, non loin de la haute baraque du chef du régiment, un peloton de grenadiers devant lequel un homme nu était couché. Deux soldats le tenaient, deux autres frappaient régulièrement sur son dos avec de minces et flexibles baguettes. Le patient criait d'une façon lamentable; un gros major marchait devant le détachement et répétait, sans faire la moindre attention à ses cris:
«Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit être honnête et brave; s'il a volé son camarade, c'est qu'il n'a pas le sentiment de l'honneur, c'est qu'il est un misérable! Encore! encore!...»
Et les coups tombaient, et les cris continuaient.
Un jeune officier qui venait de s'éloigner du coupable, et dont la figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec étonnement l'aide de camp qui passait.
Le prince André, une fois arrivé aux avant-postes, les parcourut en détail. La ligne des tirailleurs ennemis et la nôtre, séparées par une grande distance sur le flanc gauche et sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, à l'endroit même que les parlementaires avaient traversé le matin. Elles étaient si rapprochées, que les soldats pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se parler. Beaucoup de curieux, mêlés aux soldats, examinaient cet ennemi inconnu et étrange pour eux, et, quoiqu'on leur intimât sans cesse l'ordre de s'éloigner, ils semblaient cloués sur place. Nos soldats s'étaient bien vite lassés de ce spectacle: ils ne regardaient plus les Français, et passaient le temps de leur faction à échanger entre eux des lazzis sur les nouveaux arrivants.
Le prince André s'arrêta pour considérer l'ennemi.
«Vois donc, vois donc,—disait un soldat à son camarade en lui en désignant un autre qui s'était avancé sur la ligne et avait engagé une conversation vive et animée avec un grenadier français,—vois donc comme il en dégoise, le Français ne peut pas le rattraper.
—Qu'en dis-tu, toi, Siderow?
—Attends, laisse-moi écouter.... Diable! comme il y va,» répondit Siderow, qui passait pour savoir très bien le français.
Ce soldat qu'ils admiraient tant était Dologhow; son capitaine et lui arrivaient du flanc gauche, où était leur régiment.
Encore, encore,—disait le capitaine en se penchant en avant, et en cherchant à ne pas perdre une seule de ces paroles qui étaient complètement inintelligibles pour lui:—Parlez, parlez plus vite!... que veut-il?»
Dologhow, entraîné dans une chaude dispute avec le grenadier, ne lui répondit pas. Ils parlaient de la campagne; le Français, confondant les Autrichiens avec les Russes, soutenait que ces derniers s'étaient rendus et avaient fui à Ulm, tandis que Dologhow cherchait à lui prouver que les Russes avaient battu les Français et ne s'étaient pas rendus:
«Si l'on nous ordonne de vous chasser d'ici, nous vous chasserons, continua-t-il.
—Faites seulement bien attention, répondait le grenadier, qu'on ne vous emmène pas tous avec vos cosaques.»
L'auditoire se mit à rire.
«On vous fera danser comme du temps de Souvorow, reprit Dologhow.
—Qu'est-ce qu'il chante? demanda un Français.
—Bah, de l'histoire ancienne! répondit un autre, comprenant qu'il était question des guerres du temps passé.
—L'Empereur va lui en faire voir à votre Souvara comme aux autres....
—Bonaparte? répliqua Dologhow, qui fut aussitôt interrompu par le Français irrité.
—Il n'y a pas de Bonaparte, il y a l'Empereur, sacré nom!
—Que le diable emporte votre Empereur!...»
Et Dologhow jurant en russe, à la manière des soldats, jeta son fusil sur son épaule et s'éloigna en disant à son capitaine:
«Allons-nous-en, Ivan Loukitch.
—En voilà du français, dirent en riant les soldats; à ton tour, Siderow!...»
Et Siderow, clignant de l'œil et s'adressant aux Français, leur lança coup sur coup une bordée de mots sans suite, sans signification, tels que «cari, mata tafa, safi, muter casca», en tâchant de donner à sa voix des intonations expressives. Un rire homérique éclata parmi les soldats, un rire si franc, si joyeux, qu'il traversa la ligne et se communiqua aux Français; on aurait pu croire qu'il n'y avait plus qu'à décharger les fusils et à rentrer chacun chez soi: mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des maisons et des retranchements conservèrent leur aspect menaçant, et les canons enlevés de leurs avant-trains et braqués sur l'ennemi ne sortirent pas de leur sinistre immobilité.
XV
Après avoir parcouru la ligne des troupes jusqu'au flanc gauche, le prince André monta à la batterie d'où, au dire de l'officier d'état-major, on découvrait tout le terrain. Il descendit de cheval et s'arrêta au bout de la batterie, au quatrième et dernier canon. L'artilleur de garde voulut lui présenter les armes, mais, au signe de l'officier, il reprit sa marche monotone et régulière. Derrière les bouches à feu se trouvaient les avant-trains, et plus loin, les chevaux attachés au piquet et les feux du bivouac des artilleurs. À gauche, non loin du dernier canon, s'élevait une petite hutte formée de branchages entrelacés, de l'intérieur de laquelle partaient les voix animées de plusieurs officiers.
On apercevait en effet de cette batterie la presque totalité des troupes russes et la plus grande partie de celles de l'ennemi. Sur une colline, juste en face, se dessinait à l'horizon le village de Schöngraben; à droite et à gauche, on distinguait, à trois endroits différents, au milieu de la fumée de leurs feux, les troupes françaises, dont le plus grand nombre était massé dans le village et derrière la montagne. À gauche des maisons, à travers les nuages de fumée, on entrevoyait confusément une masse sombre, qui paraissait être une batterie, mais dont, à l'œil nu, on ne pouvait se rendre compte. Notre flanc droit s'étendait sur une hauteur assez élevée, dominant l'ennemi, et occupée par l'infanterie et par les dragons, qu'on apercevait distinctement sur le bord du plateau. Du centre, où se trouvaient en ce moment la batterie de Tonschine et le prince André, partait un chemin en pente douce, qui remontait directement au ruisseau dont le cours nous séparait de Schöngraben. Sur la gauche, nos troupes occupaient tout l'espace jusqu'aux forêts, dont la lisière était éclairée au loin par les feux qu'y avait allumés notre infanterie. Le développement de la ligne de l'ennemi était plus grand que le nôtre, et il était évident qu'il pouvait nous tourner des deux côtés. Un ravin à pic longeait les derrières de nos positions, et rendait difficile la retraite de la cavalerie et de l'artillerie. Le prince André, appuyé contre un canon, marqua à la hâte, sur une feuille arrachée à son calepin, la position de nos troupes, en y indiquant deux endroits qu'il comptait signaler à l'attention de Bagration, pour lui proposer, d'abord de réunir toute l'artillerie au centre, et en second lieu de faire passer l'infanterie de l'autre côté du ravin. Le prince André, qui avait été, depuis le commencement de la campagne, constamment attaché au général en chef, était habitué à se rendre compte des mouvements des masses et des dispositions générales à prendre. Ayant beaucoup étudié les relations historiques des batailles, il ne saisissait, dans l'engagement qui se préparait, que les traits principaux, et pensait involontairement aux conséquences qu'ils exerceraient sur l'ensemble des opérations. «Si l'ennemi dirige l'attaque sur le flanc droit, se disait-il, les régiments de grenadiers de Kiew et de chasseurs de Podolie devront défendre leurs positions jusqu'au moment d'être renforcés par les réserves du centre, et dans ce cas les dragons peuvent les prendre en travers et les culbuter. Si on attaque le centre, qui est d'ailleurs à couvert de la grande batterie, nous concentrons le flanc gauche sur cette hauteur, et nous nous replions, en nous échelonnant jusqu'au ravin.» Pendant qu'il était absorbé dans ses réflexions, il continuait à entendre, sans prêter toutefois la moindre attention à leurs paroles, les voix des officiers qui étaient dans la hutte. Une d'elles cependant le frappa tout à coup par la sincérité de son accent, et malgré lui il se prit à écouter.
«Non, mon ami, disait cette voix sympathique, qu'il croyait connaître, je dis que, s'il était possible de savoir ce qui nous attend après la mort, personne de nous n'en aurait peur; c'est ainsi, mon ami!
—Qu'on ait peur ou non, reprit une voix plus jeune, cela revient au même, on ne l'évitera pas.
—Oui, mais en attendant on a peur.
—Ah! vous autres savants, s'écria une troisième voix à l'intonation mâle, vous autres artilleurs, vous n'êtes si sûrs de votre fait que parce que vous traînez toujours à votre suite de l'eau-de-vie et de quoi manger.»
C'était probablement une plaisanterie de fantassin.
«Oui, et pourtant on a peur, reprit la première voix, on a peur de l'inconnu, voilà! On a beau vous conter que l'âme s'en va au ciel, ne sait-on pas qu'il n'y a pas de ciel, qu'il n'y a qu'une atmosphère?
—Voyons, Tonschine, faites-nous part de votre absinthe, dit la voix mâle.
—C'est donc le même capitaine qui était sans bottes chez la vivandière, se dit le prince André, en reconnaissant avec plaisir l'organe de celui qui philosophait.
—De l'absinthe, pourquoi pas? répondit Tonschine. Quant à comprendre la vie future...,» il n'acheva pas sa phrase, car au même moment un sifflement fendit l'air, et un boulet, traversant l'espace avec une rapidité vertigineuse, s'enfonça avec fracas dans la terre, qu'il fit rejaillir autour de lui à deux pas de la hutte, le sol trembla sous le coup. Tonschine s'élança hors de la hutte, la pipe à la bouche, sa bonne et intelligente figure un peu pâle; il était suivi de l'officier d'infanterie à la grosse voix, qui boutonna son uniforme, chemin faisant, et qui courut à toutes jambes rejoindre sa compagnie.
XVI
Le prince André, arrêté à cheval près de la batterie, parcourait des yeux le vaste horizon pour y découvrir la pièce qui avait lancé le projectile. Il aperçut comme des ondulations dans les masses jusque-là immobiles des Français, et constata la présence de la batterie qu'il avait soupçonnée. Deux cavaliers descendirent au galop la montagne, au pied de laquelle avançait une petite colonne ennemie dans l'intention évidente de renforcer les avant-postes. La fumée du premier coup n'était pas encore dissipée, qu'un second nuage s'éleva, et qu'un second coup partit: la bataille était commencée. Le prince André s'élança à bride abattue dans la direction de Grounth pour y rejoindre le prince Bagration. La canonnade augmentait de violence derrière lui, et l'on y répondait de notre côté. Dans le bas, à l'endroit traversé par les parlementaires, la fusillade s'engageait.
Lemarrois venait de remettre à Murat la lettre fulminante de Napoléon. Murat, honteux de sa déconvenue et désirant se faire pardonner, fit aussitôt marcher ses troupes vers le centre de l'armée russe, pour en tourner en même temps les deux ailes, avec l'espoir d'écraser, avant le soir et avant l'arrivée de l'Empereur, le faible détachement qu'il avait devant lui.
«C'est commencé! se dit le prince André, dont le cœur battit plus vite; mais où trouverai-je mon Toulon?»
En passant au milieu de ces compagnies qui, un quart d'heure avant, mangeaient tranquillement leur soupe, il rencontra partout la même agitation: des soldats saisissaient leurs fusils et s'alignaient en ordre, tandis que leur visage exprimait l'excitation qu'il ressentait lui-même au fond du cœur. Comme lui, ils semblaient dire, avec un mélange de terreur et de joie:
«C'est commencé!»
À peu de distance des retranchements inachevés, il vit venir à lui, dans le crépuscule d'une brumeuse soirée d'automne, plusieurs militaires à cheval. Le premier, qui marchait en avant, revêtu d'une bourka[19], montait un cheval blanc; c'était le prince Bagration, qui, reconnaissant le prince André, le salua d'un signe de tête. Celui-ci s'était arrêté pour l'attendre et le mettre au fait de ce qu'il avait vu.
En l'écoutant, le prince Bagration regardait devant lui, et le prince André se demandait avec une curiosité inquiète, en étudiant les traits fortement accusés de cette figure dont les yeux étaient à moitié fermés, vagues et endormis, quelles pensées, quels sentiments se cachaient derrière ce masque impénétrable?...
«C'est bien, dit-il, en inclinant la tête en signe d'acquiescement et comme si ce qu'il venait d'entendre avait été prévu par lui. Le prince André, encore tout haletant de sa course, parlait avec volubilité, tandis que le prince Bagration accentuait ses mots, à l'orientale, et les laissait tomber lentement de ses lèvres. Il éperonna son cheval, mais sans laisser paraître le moindre signe de précipitation, et se dirigea vers la batterie de Tonschine, accompagné de toute sa suite, composée d'un officier d'état-major, son aide de camp spécial, du prince, de Gerkow, d'une ordonnance, de l'officier de l'état-major de service et d'un fonctionnaire civil, ayant rang d'auditeur, qui par curiosité avait demandé et obtenu la permission d'assister à une bataille. Ce gros et fort pékin, à la figure pleine, secoué par son cheval, assis sur une selle du train des bagages, enveloppé d'un épais manteau de camelot, regardait autour de lui avec un sourire naïf et satisfait, et faisait une étrange figure au milieu des hussards, des cosaques et des aides de camp.
«Et dire qu'il tient à voir une bataille, dit Gerkow à Bolkonsky, en le lui désignant, et il a déjà mal au creux de l'estomac!
—Voyons, épargnez-moi, dit le civil, qui paraissait content de servir de but aux plaisanteries de Gerkow, et cherchait à passer pour plus bête qu'il n'était.
—Très drôle, mon monsieur prince, dit l'officier de service;—il se rappelait qu'en français le titre du prince était toujours précédé d'un autre mot, mais il ne put parvenir à le trouver. Ils approchaient de la batterie de Tonschine, lorsqu'un boulet tomba à quelques pas d'eux.
—Qu'est-ce qui est tombé? demanda l'auditeur.
—C'est une galette française, répondit Gerkow.
—Comment, c'est cela qui tue? reprit le premier. Dieu! que c'est effrayant!» continua-t-il tout radieux.
À peine avait-il achevé, qu'un sifflement terrible, épouvantable, se fit entendre. Un cosaque glissa de son cheval et tomba un peu à la droite de l'auditeur. Gerkow et l'officier de service se penchèrent, en tirant leurs chevaux du côté opposé. L'auditeur, arrêté devant le cosaque, le considérait avec curiosité: le cosaque était mort, tandis que le cheval se débattait encore.
Le prince Bagration regarda par-dessus son épaule. Devinant le motif de cette confusion, il se détourna avec tranquillité, en ayant l'air de dire:
«Ce n'est pas la peine de s'occuper de ces bagatelles.»
Il arrêta son cheval et, en bon cavalier qu'il était, se pencha en avant, et dégagea son épée, accrochée à sa bourka. C'était une épée ancienne, différente de celles qu'on portait habituellement, et dont Souvorow lui avait fait cadeau en Italie. Le prince André, se souvenant alors de ce détail, y vit un heureux présage. Arrivé à la batterie placée sur la hauteur, le prince Bagration demanda au canonnier de garde près des caissons:
«Quelle compagnie?...»
Et il avait plutôt l'air de lui demander:
«N'auriez-vous pas peur, par hasard?»
Le canonnier le comprit ainsi.
«C'est la compagnie du capitaine Tonschine, Excellence, répondit joyeusement l'artilleur, qui avait les cheveux roux.
—C'est bien, c'est bien, dit Bagration, et il longeait les avant-trains pour arriver au dernier canon, lorsque le coup assourdissant de cette bouche à feu résonna dans l'espace, et, au milieu de la fumée qui l'enveloppait, il vit les servants s'agiter tout autour et la remettre avec effort en place. Le soldat n° 1, de haute taille et de large carrure, qui tenait le refouloir, recula vers la roue; le soldat n° 2 mettait, d'une main tremblante, la charge dans la bouche du canon. Tonschine, petit et trapu, trébuchant sur l'affût, regardait au loin, en abritant ses yeux de sa main, sans voir le général.
—Ajoutez encore deux lignes, et ce sera bien! s'écria-t-il d'une voix flûtée, à laquelle il tâchait de donner une inflexion martiale peu en rapport avec sa personne—N° 2, feu!...»
Bagration appela Tonschine, qui s'approcha à l'instant de lui, en portant timidement et gauchement les trois doigts à sa visière, plutôt comme un prêtre qui bénit que comme un militaire qui salue. Au lieu de balayer la plaine, comme elles y étaient destinées, les pièces de la batterie envoyaient des bombes incendiaires dans le village de Schöngraben, devant lequel fourmillaient les masses ennemies.
Personne n'avait indiqué à Tonschine où et avec quoi il devait tirer; mais, après avoir pris conseil de son sergent-major, Zakartchenko, qu'il tenait en haute estime, ils avaient décidé d'un commun accord qu'ils devaient chercher à incendier le village:
«C'est bien», dit Bagration, qui écouta le rapport de l'officier et examina à son tour le champ de bataille.
Du bas de la hauteur, où se trouvait le régiment de Kiew, montait le grondement prolongé et crépitant d'une fusillade; plus loin à droite, derrière les dragons, on apercevait une colonne ennemie qui tournait notre flanc; à gauche, l'horizon était limité par une forêt.
Le prince Bagration ordonna à deux bataillons du centre d'aller renforcer l'aile droite: l'officier d'état-major se permit de faire remarquer au prince que dans ce cas les pièces resteraient à découvert. Le prince le regarda sans rien dire, de ses yeux vagues. La réflexion était juste, il n'y avait rien à y répondre. À ce moment arriva au galop un aide de camp envoyé par le chef du régiment qui se battait sur les bords de la rivière. Il apportait la nouvelle que des masses énormes de Français s'avançaient par la plaine, que le régiment était dispersé et qu'il se repliait pour se joindre aux grenadiers de Kiew. Le prince Bagration fit un signe d'assentiment et d'approbation. Il s'éloigna au pas vers la droite, en envoyant aux dragons l'ordre d'attaquer. Une demi-heure plus tard, le porteur du message revint annoncer que les dragons s'étaient déjà retirés de l'autre côté du ravin pour se mettre à l'abri du terrible feu de l'ennemi, éviter une inutile perte d'hommes et envoyer des tirailleurs sous bois.
«C'est bien», dit de nouveau Bagration en quittant la batterie. On entendait la fusillade dans la forêt; le flanc gauche étant trop éloigné pour que le général en chef pût y arriver à temps, il y dépêcha Gerkow pour dire au général commandant, celui-là même que nous avons vu à Braunau présenter son régiment à Koutouzow, de se retirer au plus vite derrière le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas en état de tenir longtemps contre l'ennemi; de sorte que Tonschine fut oublié et resta sans bataillons pour couvrir sa batterie.
Le prince André écoutait avec attention les observations échangées entre le prince Bagration et les différents chefs et les ordres qui s'ensuivaient.
Il fut très surpris de voir qu'en réalité le prince Bagration ne donnait aucun ordre, et cherchait tout bonnement à faire croire que ses intentions personnelles étaient en parfait accord avec ce qui était en réalité le simple effet de la force des circonstances, de la volonté de ses subordonnés, et des caprices du hasard. Et cependant, malgré la tournure que les événements prenaient en dehors de ses prévisions, le prince André s'avouait que sa conduite pleine de tact donnait à sa présence une grande valeur. Rien qu'à le voir, ceux qui l'approchaient avec des figures décomposées, sentaient le calme leur revenir; officiers et soldats le saluaient gaiement et, s'excitant les uns les autres, faisaient montre devant lui de leur courage.
XVII
Le prince Bagration atteignit le point culminant de notre aile droite et redescendit vers la plaine, où continuait le bruit de la fusillade et où l'action se dérobait derrière l'épaisse fumée qui l'enveloppait, lui et sa suite. Ils ne voyaient rien encore distinctement, mais à chaque pas en avant ils sentaient de plus en plus vivement que la vraie bataille était proche. Ils se croisaient avec des blessés; l'un d'eux, sans shako, la tête ensanglantée, soutenu sous les bras par deux soldats, rendait du sang à flots et râlait: la balle lui était sans doute entrée dans la bouche ou dans le gosier. Un autre, sans fusil, avec un air plus effaré que souffrant, marchait résolument et agitait, sous l'impression encore toute fraîche de la douleur, sa main mutilée d'où le sang coulait à flots sur sa capote. Après avoir traversé la grande route, ils descendirent une pente escarpée sur laquelle gisaient quelques hommes; un peu plus loin, des soldats valides montaient vers eux en criant et en gesticulant, malgré la présence du général. À quelques pas de là on distinguait déjà dans la fumée les lignes des capotes grises, et un officier, apercevant Bagration, courut aux hommes qui le suivaient en leur ordonnant de retourner sur leurs pas.
Le général en chef s'approcha des rangs d'où partaient à chaque instant des coups secs qui étouffaient le bourdonnement des voix et les cris des commandements; les figures animées des soldats étaient noires de poudre: les uns enfonçaient la baguette dans le fusil, les autres versaient la poudre dans le bassinet et tiraient les cartouches de leur giberne, les derniers tiraient au hasard, à travers le nuage de fumée épais et immobile dont l'atmosphère était imprégnée; à des intervalles rapprochés, des sons et des sifflements aigus, d'une nature particulière, chatouillaient désagréablement l'oreille: «Qu'est-ce donc? se dit le prince André en approchant de cette cohue.... Ce ne sont pas des tirailleurs, car ils sont en masse; ce n'est pas une attaque, puisqu'ils ne bougent pas, et ils ne forment pas non plus le carré?»
Le chef du régiment, vieux militaire à l'extérieur maigre et débile, dont les grandes paupières recouvraient presque entièrement les yeux, s'approcha du prince Bagration, et le reçut avec un sourire bienveillant, comme on reçoit un hôte qui vous est cher. Il lui expliqua que son régiment, attaqué par la cavalerie française, l'avait repoussée, mais en y perdant plus de la moitié de ses hommes. Il avait militairement qualifié d'attaque ce qui venait de se passer, quand, par le fait, il n'aurait pu lui-même se rendre un compte exact de l'état de ses troupes pendant cette dernière demi-heure, et dire positivement si l'attaque avait été repoussée, ou si son régiment avait été enfoncé. Il n'y avait dans tout cela de certain que la grêle de boulets et de grenades qui décimait ses hommes depuis qu'ils avaient commencé à s'engager au cri de: «Voilà la cavalerie!» Ce cri avait été le signal de la mêlée, et ils s'étaient mis à tirer, non plus sur la cavalerie, mais bien sur l'infanterie française qui avait paru dans le vallon.
Le prince Bagration approuva de la tête ce rapport, comme s'il contenait tout ce qu'il pouvait désirer et tout ce qu'il avait prévu, et, se tournant vers son aide de camp, il lui ordonna de faire descendre de la montagne les deux bataillons du 6ème chasseurs, qu'il venait d'y voir en passant.
En ce moment le prince André fut frappé du changement qui s'était produit sur la figure du général en chef: elle exprimait une décision ferme et satisfaite d'elle-même, celle d'un homme qui prend son dernier élan pour se jeter à l'eau par une chaude journée d'été. Ce regard vague et endormi, ce masque affecté des profondes combinaisons avaient disparu; ses yeux d'épervier, ronds et résolus, regardaient devant eux sans se fixer sur rien, avec une certaine exaltation dédaigneuse, tandis que ses mouvements conservaient leur lenteur et leur régularité habituelles.
Le chef de régiment le supplia de se retirer, car l'endroit était périlleux: «Au nom du ciel, Excellence, voyez donc!» et il montrait les balles qui sifflaient et crépitaient autour d'eux.
Il y avait dans sa parole ce ton de persuasion et de remontrance qu'emploierait un charpentier qui, en voyant son seigneur manier la hache, lui dirait:
«Nous y sommes habitués nous autres, mais vous, vous vous ferez venir des durillons aux mains.»
Quant à lui, il semblait convaincu que ces balles le respecteraient, et ce fut en vain que l'officier d'état-major joignit ses instances aux siennes. Sans leur répondre, le prince Bagration ordonna de cesser la fusillade et de former les rangs pour faire place aux deux bataillons qui s'avançaient. Pendant qu'il parlait, on aurait cru qu'une main invisible relevait vers la gauche un coin du rideau de fumée qui masquait le bas-fond, et tous les yeux se dirigèrent vers la montagne, qui se découvrait peu à peu à leurs yeux, et sur le versant de laquelle descendait la colonne ennemie. On pouvait déjà reconnaître les bonnets à poil des grenadiers, distinguer les officiers des soldats, et voir les plis du drapeau s'enrouler autour de la hampe.
«Comme ils marchent bien!» dit une voix dans la suite du prince.
La tête de la colonne avait déjà atteint le bas du ravin, et le choc était imminent de ce côté de la descente.
Les restes du régiment qui avait soutenu l'attaque se reformèrent rapidement et s'éloignèrent sur la droite, tandis que, chassant devant eux les traînards, les deux bataillons du 6ème chasseurs s'avançaient d'un pas pesant, régulier et cadencé. Sur le flanc gauche, du côté de Bagration, marchait le commandant de la compagnie; c'était un homme de belle prestance, dont la large figure avait une expression inintelligente et satisfaite, celui-là même qui s'était précipité hors de la hutte de Tonschine. On voyait qu'il n'avait qu'une idée fixe, passer avec désinvolture devant son chef. Se balançant légèrement sur ses pieds musculeux, il se redressait sans le moindre effort et, tenant à la main sa petite épée nue, à lame fine et recourbée, regardant tantôt son chef, tantôt ceux qui le suivaient, sans jamais perdre le pas, il répétait à chaque enjambée, en tournant avec souplesse son corps vigoureux: «Gauche, gauche, gauche!...» Et la muraille vivante marchait en mesure, et chacune de ces figures, sérieuses et dissemblables, alourdie par le poids de son fusil et de son sac, semblait comme lui n'avoir qu'une seule pensée et répéter avec lui: «Gauche, gauche, gauche!»
Un gros major essoufflé perdait le pas en contournant un buisson de la route; un traînard, effrayé de sa négligence, courait pour rejoindre sa compagnie.
Un boulet passa par-dessus la tête du prince Bagration et de sa suite, s'abattit au milieu de la colonne en accompagnant les mots de: gauche, gauche, gauche! de la cadence de son sifflement.
«Serrez les rangs,» s'écria avec crânerie le chef de la compagnie; les soldats se séparaient à l'endroit où était tombé le boulet, et le vieux sous-officier chevronné, resté en arrière auprès des morts, rejoignit son rang, emboîta vivement le pas en se retournant d'un air soucieux, et le commandement de: gauche, gauche, gauche! rythmant de nouveau le bruit régulier du pas des soldats, semblait encore sortir de la profondeur de ce silence menaçant.
«Vous l'avez passée en braves, mes enfants,» dit le prince Bagration. Un cri de: «Prêts à servir[20], Excellence!» éclata par détachement. Un soldat renfrogné regarda son général comme pour lui dire: «Nous le savons aussi bien que vous!» Un autre, sans se retourner, dans la crainte d'être distrait, ouvrait la bouche toute grande en criant.
On donna l'ordre de s'arrêter et d'ôter les sacs.
Bagration parcourut les rangs qui venaient de défiler devant lui, descendit de cheval, tendit la bride à son cosaque, lui remit sa bourka et étira ses jambes. La tête de la colonne française, officiers en tête, déboucha en ce moment de derrière la montagne.
«En avant, avec l'aide de Dieu!» s'écria Bagration d'une voix claire et ferme, et, se retournant un instant vers le front de la troupe, il s'avança avec effort sur le terrain inégal, du pas incertain d'un cavalier à pied. Le prince André se sentit entraîné par une force irrésistible et en éprouva un grand bonheur[21].
Les Français étaient à une faible distance, et il pouvait apercevoir distinctement leurs figures, les buffleteries, les épaulettes rouges, et un vieil officier qui, les pieds en dehors et des guêtres aux jambes, gravissait avec peine la montagne. Un coup, un second, un troisième partirent, et les lignes ennemies se couvrirent de fumée: la fusillade recommença. Quelques hommes tombèrent de notre côté, entre autres l'officier qui s'était donné tant de mal pour défiler avec avantage devant ses chefs.
Au premier coup de fusil, Bagration avait crié hourra! Un hourra prolongé lui répondit sur toute la ligne, et dépassant leurs chefs, se dépassant l'un l'autre, nos soldats s'élancèrent joyeusement à la poursuite des Français, dont les rangs s'étaient rompus.
XVIII
L'attaque du 6ème chasseurs avait assuré la retraite du flanc droit. Au centre, l'incendie allumé à Schöngraben par la batterie oubliée de Tonschine arrêtait le mouvement des Français, qui éteignaient le feu propagé par le vent, et nous donnaient ainsi le temps de nous retirer; la retraite du centre à travers le ravin se faisait avec bruit et précipitation, quoique sans désordre. Mais le flanc gauche, qui avait été attaqué en même temps et cerné par des forces supérieures sous le commandement de Lannes, composé des régiments d'infanterie d'Azow et de Podolie, était débandé. Bagration envoya Gerkow au général commandant le flanc gauche, avec ordre de se replier immédiatement.
Gerkow, les doigts à la hauteur de la visière, s'élança résolument au galop, mais il avait à peine quitté Bagration que son courage le trahit; saisi d'une terreur folle, il lui fut impossible d'aller à l'encontre du danger; sans avancer jusqu'à la fusillade, il se mit à chercher le général et les autres chefs là où ils ne pouvaient se trouver; il en résulta que l'ordre ne fut pas transmis.
Le commandant du flanc gauche était, par ancienneté de grade, le chef du régiment que nous avons vu à Braunau et dans lequel servait Dologhow, tandis que le commandant de l'extrême gauche était le chef du régiment de Pavlograd, dont faisait partie Rostow. Les deux chefs, violemment irrités l'un contre l'autre, ce qui causa un malentendu, perdaient du temps en récriminations injurieuses, pendant qu'au flanc droit on se battait depuis longtemps et que les Français commençaient à opérer leur retraite.
Les régiments de cavalerie et le régiment des chasseurs étaient peu en mesure de prendre part à l'engagement; du soldat au général, personne ne s'y attendait, et l'on s'occupait paisiblement du chauffage dans l'infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.
«Votre chef est mon ancien en grade, disait, rouge de colère, l'Allemand qui commandait les hussards, à l'aide de camp du régiment de chasseurs.... Qu'il fasse comme bon lui semble, je ne puis sacrifier mes hommes.... Trompettes, sonnez la retraite!»
L'action cependant devenait chaude; la canonnade et la fusillade grondaient; à droite et au centre, les tirailleurs de Lannes franchissaient la digue du moulin et s'alignaient de notre côté à deux portées de fusil. Le général d'infanterie se hissa lourdement sur son cheval et, se redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le colonel de cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait leur animosité réciproque.
«Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser la moitié de mon monde dans le bois. Je vous prie... et il appuyait sur ce mot... je vous prie d'occuper les positions et de vous tenir prêt pour l'attaque.
—Et moi, je vous prie de vous mêler de vos affaires; si vous étiez de la cavalerie....
—Je ne suis pas de la cavalerie, colonel, mais je suis un général russe, si vous ne le savez pas....
—Je le sais très bien, Excellence, reprit le premier, en éperonnant son cheval et en devenant pourpre.... Ne vous plairait il pas de me suivre aux avant-postes? Vous verriez par vous-même que la position ne vaut rien; je n'ai pas envie de faire massacrer mon monde pour votre bon plaisir.
—Vous vous oubliez, colonel, ce n'est pas pour mon bon plaisir, et je ne saurais vous permettre de le dire...»
Le général accepta la proposition pour ce tournoi de courage: la poitrine en avant et fronçant le sourcil, il se dirigea avec lui vers la ligne des tirailleurs, comme si leur différend ne pouvait se vider que sous les balles. Arrivés là, ils s'arrêtèrent en silence et quelques balles volèrent par-dessus leurs têtes. Il n'y avait rien de nouveau à y voir, car, de l'endroit même qu'ils avaient quitté, l'impossibilité pour la cavalerie de manœuvrer au milieu des ravins et des broussailles était aussi évidente que le mouvement tournant des Français pour envelopper l'aile gauche. Les deux chefs se regardaient comme deux coqs prêts au combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de son adversaire. Tous deux subirent cette épreuve avec honneur, et ils l'auraient prolongée indéfiniment par amour-propre, aucun ne voulant abandonner la partie le premier, si, au même instant, une fusillade, accompagnée de cris confus, n'avait éclaté à deux pas en arrière.
Les Français étaient tombés sur les soldats occupés à ramasser du bois: il ne pouvait donc plus être question pour les hussards de se replier avec l'infanterie, car ils étaient coupés de leur chemin de retraite sur la gauche par les avant-postes ennemis, et force leur fut d'attaquer, malgré les difficultés du terrain, pour s'ouvrir un passage.
L'escadron de Rostow, qui n'avait eu que le temps de se mettre en selle, se trouvait juste en face de l'ennemi, et, alors, comme sur le pont de l'Enns, il n'y avait rien entre l'ennemi et eux, rien que cette distance pleine de terreur et d'inconnu, cette distance entre les vivants et les morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec émotion s'il la franchirait sain et sauf!...
Le colonel arriva sur le front, en répondant de mauvaise humeur aux questions des officiers; en homme résolu à faire à sa tête, il leur jeta un ordre. Rien n'avait été dit de bien précis, mais une vague rumeur faisait pressentir une attaque, et l'on entendit tout à la fois le commandement: «Alignez-vous!» et le froissement des sabres tirés du fourreau. Nul ne bougeait: l'indécision des chefs était si apparente, qu'elle ne tarda pas à se communiquer à leurs troupes, infanterie et cavalerie.
«Ah! si cela pouvait venir plus vite, plus vite,» se disait Rostow, en sentant arriver le moment de l'attaque, cette grande et ineffable jouissance dont ses camarades l'avaient si souvent entretenu.
«En avant avec l'aide de Dieu, mes enfants! cria la voix de Denissow.... Au trot, marche!»
Les croupes des chevaux ondulèrent, Corbeau tira sur la bride et partit.
Rostow avait à sa droite les premiers rangs de ses hussards et au fond, devant lui, une ligne sombre dont il ne pouvait se rendre compte à distance, mais qui était l'ennemi. On entendait au loin des coups de fusil.
«Au trot accéléré!...»
Et Rostow, suivant l'impulsion de son cheval excité, se sentait gagné par la même ardeur. Un arbre solitaire qui lui avait semblé être au milieu de cette ligne mystérieuse était maintenant dépassé:
«Eh bien, la voilà dépassée, et il n'y a rien de terrible, au contraire tout devient plus gai, plus amusant. Oh! comme je vais les sabrer!» murmura-t-il avec joie en serrant la poignée de son sabre.
Un formidable hourra retentit derrière lui....
«Qu'il me tombe seulement sous la main!»
Et, enlevant Corbeau, il le lança à pleine carrière; l'ennemi était en vue. Tout à coup un immense coup de fouet cingla l'escadron. Rostow leva la main, prêt à sabrer, mais au même moment il vit s'éloigner Nikitenka, le soldat qui galopait devant lui, et il se sentit, comme dans un rêve, emporté avec une rapidité vertigineuse, sans quitter sa place. Un hussard le dépassa au galop et le regarda d'un air sombre.
«Que m'arrive-t-il? Je n'avance pas; je suis donc tombé? suis-je mort?»
Questions et réponses se croisaient dans sa tête. Il était seul au milieu des champs; plus de chevaux emportés, plus de hussards, il ne voyait autour de lui que la terre immobile et le chaume de la plaine. Quelque chose de chaud, du sang, coulait autour de lui:
«Non, je ne suis que blessé; c'est mon cheval qui est tué!»
Corbeau essaya de se relever, mais il retomba de tout son poids sur son cavalier; des flots de sang coulaient de sa tête et il se débattait dans de vains efforts. Rostow, cherchant à se remettre sur ses pieds, retomba à son tour, sa sabretache s'accrocha à la selle:
«Où sont les nôtres? où sont les Français?...»
Il n'en savait rien.... Il n'y avait personne.
Étant parvenu à se dégager de dessous son cheval, il se releva. Où donc se trouvait à présent cette ligne qui séparait si nettement les deux armées?
«Ne m'est-il pas arrivé quelque chose de grave? Cela se passe-t-il toujours ainsi, et que dois-je faire à présent?...»
Il sentit un poids étrange peser sur son bras gauche engourdi. Son poignet semblait ne plus lui appartenir, et pourtant aucune trace de sang ne se voyait sur sa main:
«Ah! voilà enfin des hommes, ils vont m'aider,» pensa-t-il avec joie. Le premier de ceux qui accouraient vers lui, hâlé, bronzé, avec un nez crochu, vêtu d'une capote gros bleu, portait un shako de forme étrange; l'un d'eux prononça quelques mots dans une langue qui n'était pas du russe. D'autres, habillés de même façon, conduisaient un hussard de son régiment.
«C'est, sans doute un prisonnier.... Mais va-t-on me prendre aussi? se dit Rostow, qui n'en croyait pas ses yeux. Sont-ce des Français?»
Il examinait les survenants, et, malgré sa récente bravoure qui les voulait tous exterminer, ce voisinage le glaçait d'effroi.
«Où vont-ils?... Est-ce à moi qu'ils en veulent?... Me tueront-ils?... Pourquoi? Moi que tout le monde aime?...»
Et il se souvint de l'amour de sa mère, de sa famille, de l'affection que chacun avait pour lui, ce qui rendait cette supposition invraisemblable.
Il restait cloué à sa place, sans se rendre compte de sa situation; le Français au nez crochu, à la figure étrangère, échauffée par la course, et dont il pouvait déjà distinguer la physionomie, arrivait sur lui la baïonnette en avant. Rostow saisit son pistolet, mais, au lieu de le décharger sur son ennemi, il le lui jeta violemment à la tête, et s'enfuit à toutes jambes se cacher dans les buissons.
Les sentiments de lutte et d'excitation qu'il avait si vivement éprouvés sur le pont de l'Enns étaient bien loin de lui: il courait comme un lièvre traqué par les chiens; l'instinct de conserver son existence jeune et heureuse envahissait tout son être, et lui donnait des ailes! Sautant par-dessus les fossés, franchissant les sillons avec l'impétuosité de son enfance, il tournait souvent en arrière sa bonne et douce figure pâlie, tandis que le frisson de la peur aiguillonnait sa course.
«Il vaut mieux ne pas regarder,» pensa-t-il; mais, arrivé aux premières broussailles, il s'arrêta; les Français étaient distancés, et celui qui le poursuivait ralentissait le pas et semblait appeler ses compagnons:
«Impossible!... Ils ne peuvent pas vouloir me tuer?» se dit Rostow.
Cependant son bras devenait de plus en plus lourd; on aurait dit qu'il traînait un poids de deux pouds[22], il ne pouvait plus avancer. Le Français le visait, il ferma les yeux et se baissa: une, deux balles passèrent en sifflant à ses oreilles; rassemblant ses dernières forces et soulevant son poignet gauche avec sa main droite, il s'élança dans les buissons. Là était le salut, là étaient les tirailleurs russes!
XIX
L'infanterie, surprise à l'improviste dans le bois, en sortait au pas de course, en groupes débandés. Un soldat effaré laissa tomber ce mot d'une si terrible signification à la guerre:
«Nous sommes coupés!»
Et ce mot répandit l'épouvante dans toute la masse.
«Cernés! coupés! perdus!» criaient les fuyards.
Au premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le commandant du régiment devina qu'il venait de se passer quelque chose d'effroyable. Frappé de la pensée que lui, officier exact, militaire exemplaire depuis tant d'années, pouvait être accusé de négligence et d'incurie par ses chefs, oubliant ses airs d'importance, son rival indiscipliné, oubliant surtout le danger qui l'attendait, il empoigna le pommeau de sa selle, éperonna son cheval et partit au galop rejoindre son régiment, sous une pluie de balles qui heureusement ne l'effleurèrent même pas. Il n'avait qu'un désir: savoir ce qui en était, réparer la faute commise, si elle venait à lui être imputée, et rester pur de tout blâme, lui qui comptait vingt-deux ans de services irréprochables.
Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba de l'autre côté du bois au milieu des fuyards qui se précipitaient à travers champs, sans vouloir écouter les commandements. C'était la minute terrible de cette hésitation morale qui décide du sort d'une bataille. Ces troupes affolées obéiraient-elles à la voix jusque-là si respectée de leur chef, ou continueraient-elles à fuir? Malgré ses rappels désespérés, malgré sa figure décomposée par la fureur, malgré ses gestes menaçants, les soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l'air sans se retourner. Le sort en était jeté: la balance, dans cette minute d'hésitation, avait penché du côté de la peur.
Le général étouffait à force de crier, la fumée l'aveuglait; il s'arrêta de désespoir. Tout semblait perdu, lorsque les Français qui nous poursuivaient s'enfuirent tout à coup sans raison apparente et se rejetèrent dans la forêt, où apparurent les tirailleurs russes. C'était la compagnie de Timokhine, qui, ayant seule conservé ses rangs et s'étant retranchée dans le fossé à la lisière de la forêt, attaquait les Français par derrière; Timokhine, brandissant sa petite épée, s'était élancé sur l'ennemi avec un élan si formidable et une si folle audace, que les Français, saisis à leur tour de terreur, s'enfuirent en jetant leurs fusils. Dologhow, qui courait à côté de lui, en tua un à bout portant, et fut le premier à s'emparer d'un officier, qui se rendit prisonnier. Les fuyards s'arrêtèrent, les bataillons se reformèrent, et l'ennemi, qui avait été sur le point de couper en deux le flanc gauche, fut repoussé. Le chef du régiment se tenait sur le pont avec le major Ekonomow, et assistait au défilé des compagnies qui se repliaient, lorsqu'un soldat, s'approchant de son cheval, saisit son étrier et se serra contre lui; ce soldat, qui tenait dans ses mains une épée d'officier, portait une capote de drap gros bleu et une giberne française en bandoulière; la tête bandée, sans shako et sans havresac, il souriait malgré sa pâleur, et ses yeux bleus regardaient fièrement son chef, qui ne put s'empêcher de lui accorder quelque attention, malgré les ordres qu'il était en train de donner au major Ekonomow.
«Excellence, voici deux trophées! dit Dologhow en montrant l'épée et la giberne. J'ai fait prisonnier un officier, j'ai arrêté une compagnie... (Sa respiration courte et haletante dénotait la fatigue, il parlait par saccades):.... Toute la compagnie peut en témoigner, je vous prie de vous en souvenir, Excellence.
—Bien, bien!» répondit son chef, sans interrompre sa conversation avec le major.
Et Dologhow, détachant son mouchoir, le tira par la manche, en lui montrant les caillots de sang coagulés dans ses cheveux:
«Blessure de baïonnette, fit-il, j'étais en avant; rappelez-vous-le, Excellence!»
Comme on l'a vu plus haut, on avait oublié la batterie de Tonschine; mais, vers la fin de l'engagement, le prince Bagration, entendant la canonnade continuer au centre, y envoya d'abord l'officier d'état-major de service, puis le prince André, avec ordre à Tonschine de se retirer au plus vite. Les deux bataillons qui devaient défendre la batterie avaient été envoyés, sur un ordre venu on ne sait d'où, prendre part à la bataille, et la batterie continuait à tirer. Les Français, trompés par ce feu énergique, et supposant que le gros des forces était massé de ce côté, essayèrent par deux fois de s'en emparer, et furent repoussés chaque fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches à feu solitaires et abandonnées sur la hauteur.
Peu de temps après le départ de Bagration, Tonschine était parvenu à rallumer, l'incendie de Schöngraben.
«Vois donc comme ça brûle! quelle fumée, quelle fumée!... Ils courent, vois donc!» se disaient les servants, heureux de leur succès.
Toutes les pièces étaient pointées sur le village, et chaque coup était salué de joyeuses exclamations. Le feu, poussé par le vent, se propageait avec rapidité. Les colonnes françaises abandonnèrent Schöngraben, et établirent sur sa droite dix pièces qui répondirent à celles de Tonschine.
La joie enfantine excitée par la vue de l'incendie, et l'heureux résultat de leur tir avaient empêché les artilleurs de remarquer cette batterie. Ils ne s'en aperçurent que lorsque deux projectiles, suivis de plusieurs autres, vinrent tomber au milieu de leurs pièces. Un canonnier eut la jambe enlevée, et deux chevaux furent tués. Leur ardeur n'en fut pas refroidie, mais elle changea de caractère; les chevaux furent remplacés par ceux de l'affût de réserve, les blessés furent emportés et les quatre pièces tournées vers la batterie ennemie. L'officier camarade de Tonschine avait été tué dès le commencement de l'action, et des quarante hommes qui servaient les pièces, dix-sept eurent le même sort dans l'espace d'une heure. Quant aux survivants, ils continuaient gaiement leur besogne.
Le petit officier aux mouvements gauches et enfantins faisait constamment renouveler sa pipe par son domestique, et s'élançait en avant pour examiner les Français, en s'abritant les yeux de sa main.
«Feu! enfants,» disait-il, en saisissant lui-même les roues du canon pour le pointer.
Au milieu de la fumée, assourdi par le bruit continuel du tir, dont chaque coup le faisait tressaillir, Tonschine courait d'une pièce à l'autre, sa pipe à la bouche, soit pour les pointer, soit pour compter les charges, soit pour faire changer les attelages. Jetant de sa petite voix, au milieu de ce bruit infernal, des ordres incessants, sa figure s'animait de plus en plus: elle ne se contractait que lorsqu'un homme tombait blessé ou mort, et il s'en détournait pour crier avec colère après les survivants, toujours lents à relever les morts ou les blessés. Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent dans une compagnie d'artilleurs, de deux têtes plus grands et plus larges d'épaules que leur chef, l'interrogeaient du regard comme des enfants dans une situation difficile, et l'expression de sa figure se reflétait aussitôt sur leurs mâles visages.
Grâce à ce grondement continu, à ce tapage, à cette activité forcée, Tonschine n'éprouvait pas la moindre crainte: il n'admettait même pas la possibilité d'être blessé ou tué. Il lui semblait que depuis le premier coup tiré sur l'ennemi il s'était passé beaucoup de temps, qu'il était là depuis la veille, et que ce petit carré de terrain qu'il occupait lui était familier et connu. Il n'oubliait rien, prenait avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire à sa place le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait dans un état voisin du délire ou de l'ivresse.
Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la fumée et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se hâtaient, le front ruisselant de sueur, il s'élevait dans sa tête un monde à part et fantastique, plein de fiévreuses jouissances. Dans ce rêve éveillé, les canons ennemis étaient pour lui des pipes énormes par lesquelles un fumeur invisible lui lançait de légers nuages de fumée.
«Tiens, le voilà qui fume, se dit Tonschine à demi-voix, à la vue d'un blanc panache que le vent emportait: attrapons la balle et renvoyons-la!
—Qu'ordonnez-vous, Votre Noblesse? demanda le canonnier placé à côté de lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.
—Rien, vas-y! vas-y, notre Matvéevna,» répondit-il, en s'adressant au grand canon de fonte ancienne qui était le dernier de la rangée et qui pour lui était la Matvéevna.
Les Français lui faisaient l'effet de fourmis courant autour des pièces; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui était le servant n° 1 du deuxième canon, représentait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage de «l'oncle», dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu'à lui comme la respiration d'un être vivant, dont il percevait avidement tous les soupirs.
«Le voilà qui respire, se disait-il tout bas, et lui-même se croyait un homme puissant, de haute taille, lançant des deux mains des boulets sur l'ennemi.
—Voyons, Matvéevna, fais ton devoir! venait-il de dire, en quittant son canon favori, lorsqu'il entendit au-dessus de sa tête une voix inconnue:
—Capitaine Tonschine, capitaine!»
Il se retourna effrayé: c'était l'officier d'état-major qui l'interpellait:
«Êtes-vous fou? voilà deux fois qu'on vous a donné l'ordre de vous retirer!
—Moi... je n'ai rien... bégaya-t-il, les deux doigts à la visière de sa casquette.
—Je...»
Mais l'aide de camp n'acheva pas. Un boulet, fendant l'air à ses côtés, lui fit faire le plongeon. Il allait recommencer sa phrase, lorsqu'un nouveau boulet l'arrêta tout court. Il tourna bride, et s'éloigna au galop, en lui criant:
«Retirez-vous!»
Les artilleurs se mirent à rire. Un second aide de camp arriva aussitôt porteur du même ordre.
C'était le prince André. La première chose qui frappa ses regards, en arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le pied écrasé laissait échapper un flot de sang et qui hennissait de douleur à côté de ses compagnons encore attelés. Quelques morts gisaient au milieu des avant-trains.
Des boulets volaient l'un après l'autre par-dessus sa tête, et il sentait un frisson nerveux courir le long de son épine dorsale; mais la pensée seule qu'il pût avoir peur lui rendait tout son courage. Descendant lentement de son cheval au milieu des pièces, il transmit l'ordre, et sur place. Bien décidé, à part lui, à les faire enlever sous ses yeux, et à les emmener au besoin lui-même sous le feu incessant des Français; il prêta son aide à Tonschine, en enjambant les corps étendus de tous côtés.
«Il vient de nous arriver une autorité tout à l'heure, mais elle s'est sauvée bien vite: ce n'est pas comme Votre Noblesse,» dit un canonnier au prince André.
Ce dernier n'avait échangé aucune parole avec Tonschine, et, occupés tous les deux, ils semblaient ne pas se voir. Après être parvenus à placer les quatre canons intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour descendre, en abandonnant une pièce enclouée et une licorne.
«Au revoir!» dit le prince André.
Et il tendit la main au capitaine.
«Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme!»
Et les yeux de Tonschine s'emplirent de larmes, sans qu'il sût pourquoi.
XX
Le vent était tombé; de sombres nuages qui se confondaient à l'horizon avec la fumée de la poudre restaient suspendus sur le champ de bataille; la lueur de deux incendies, d'autant plus visible que le soir était venu, se détachait sur ce fond. La canonnade allait s'affaiblissant, mais la fusillade, derrière et à droite, s'entendait à chaque pas plus forte et plus rapprochée. À peine sorti avec ses canons de la zone du feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de l'état-major, entre autres l'officier porteur de l'ordre de retraite et Gerkow, qui, bien qu'il eût été envoyé deux fois, n'était jamais parvenu jusqu'à lui. Tous, s'interrompant les uns les autres, lui donnaient des ordres et des contre-ordres sur la route qu'il devait suivre, l'accablant de reproches et de critiques.
Quant à lui, monté sur son misérable cheval, il gardait un morne silence, car il sentait qu'à la première parole qu'il aurait prononcée, ses nerfs, en se détendant, auraient trahi son émotion. Bien qu'il lui eût été enjoint d'abandonner les blessés, plusieurs se traînaient, en suppliant qu'on les plaçât sur les canons. L'élégant officier d'infanterie qui, peu d'heures auparavant, s'était élancé hors de la hutte de Tonschine, était maintenant couché sur l'affût de la Matvéevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pâle et soutenant sa main mutilée, demandait également une petite place.
«Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionné, je ne peux plus marcher!»
On voyait qu'il avait dû plus d'une fois faire inutilement la même demande, car sa voix était suppliante et timide:
«Au nom du ciel, ne me refusez pas!
—Placez-le, placez-le! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit Tonschine, en s'adressant à son artilleur favori...—Où est l'officier blessé?
—On l'a enlevé, il est mort, répondit une voix.
—Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous; étends la capote, Antonow.»
Le junker, qui n'était autre que Rostow, grelottait du frisson de la fièvre; on le plaça sur la Matvéevna, sur ce même canon d'où l'on venait d'enlever le mort. Le sang dont était couvert le manteau tacha le pantalon et les mains du junker.
«Êtes-vous blessé, mon ami? lui demanda Tonschine.
—Non, je ne suis que contusionné.
—Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote?
—C'est l'officier, Votre Noblesse,» dit l'artilleur, en l'essuyant avec sa manche, comme pour s'excuser de cette tache sur une de ses pièces.
Les canons, poussés par l'infanterie, furent hissés à grand'peine sur la montagne, et, arrivés enfin au village de Gunthersdorf, ils s'y arrêtèrent. Il y faisait tellement sombre, qu'on ne distinguait plus à dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu à peu. Tout à coup elle reprit tout près, sur la droite, et des éclairs brillèrent dans l'obscurité. C'était une dernière tentative des Français, à laquelle nos soldats répondirent des maisons du village, dont ils sortirent aussitôt. Quant à Tonschine et à ses hommes, ne pouvant plus avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence. La fusillade cessa bientôt, et d'une rue détournée débouchèrent des soldats qui causaient bruyamment:
«Nous les avons crânement chauffés, camarades, ils ne s'y frotteront plus!
—Es-tu sain et sauf, Pétrow?
—On n'y voit goutte, dit un autre... il fait noir comme dans un four.... Frères, n'y a-t-il rien à boire?»
Les Français avaient été définitivement repoussés, et les canons de Tonschine s'éloignèrent en avant dans la profondeur de l'obscurité, entourés de la clameur confuse de l'infanterie.
On aurait dit un sombre et invisible fleuve s'écoulant dans la même direction, dont le grondement était représenté par le murmure sourd des voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues. Du milieu de cette confusion s'élevaient, perçants et distincts, les gémissements et les plaintes des blessés, qui semblaient remplir à eux seuls ces ténèbres et se confondre avec elles en une même et sinistre impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se manifesta dans cette foule mouvante: un cavalier monté sur un cheval blanc et accompagné d'une suite nombreuse venait de passer en jetant quelques mots:
«Qu'a-t-il dit? Où va-t-on? S'arrête-t-on? A-t-il remercié?»
Tandis que ces questions s'entrecroisaient, cette masse vivante fut tout à coup refoulée dans son élan en avant par la résistance des premiers rangs, qui s'étaient arrêtés: l'ordre venait d'être donné de camper au milieu de cette route boueuse.
Les feux s'allumèrent et les conversations reprirent. Le capitaine Tonschine, après avoir pris ses dispositions, envoya un soldat à la recherche d'une ambulance ou d'un médecin pour le pauvre junker, et s'assit auprès du feu. Rostow se traîna près de lui: le frisson de la fièvre, causée par la souffrance, le froid et l'humidité, secouait tout son corps; un sommeil invincible s'emparait de lui, mais il ne pouvait s'y abandonner, à cause de la douleur et de l'angoisse que lui faisait éprouver son bras; tantôt il fermait les yeux, tantôt il regardait le feu, qui lui paraissait d'un rouge ardent, ou la petite personne trapue de Tonschine, qui, assis à la turque, le regardait avec une compassion sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que de toute son âme il lui aurait porté secours, mais qu'il ne le pouvait pas.
De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit de l'infanterie qui s'installait, des sabots des chevaux qui piétinaient dans la boue, et du bois que l'on fendait au loin.
Ce n'était plus le fleuve invisible qui grondait, c'était une mer houleuse et frissonnante après la tempête. Rostow voyait et entendait, sans comprendre ce qui se passait autour de lui. Un troupier s'approcha du feu, s'accroupit sur ses talons, avança les mains vers la flamme, et, se retournant avec un regard interrogatif vers Tonschine:
«Vous permettez, Votre Noblesse? J'ai perdu ma compagnie je ne sais où!»
Un officier d'infanterie qui avait la joue bandée s'adressa à Tonschine, pour le prier de faire avancer les canons qui barraient le chemin à un fourgon; après lui arrivèrent deux soldats qui s'injuriaient en se disputant une botte:
«Pas vrai que tu l'as ramassée....
—En v'là une blague!» criait l'un d'eux d'une voix enrouée.
Un autre, le cou entouré de linges sanglants, s'approcha des artilleurs en demandant à boire d'une voix sourde:
«Va-t-il donc falloir mourir comme un chien?»
Tonschine lui fit donner de l'eau. Puis accourut un loustic qui venait chercher du feu pour les fantassins:
«Du feu, du feu bien brûlant!... Bonne chance, pays, merci pour le feu, nous vous le rendrons avec usure,» criait-il en disparaissant dans la nuit avec son tison enflammé.
Puis quatre soldats passèrent, qui portaient sur un manteau quelque chose de lourd. L'un d'eux trébucha:
«Voilà que ces diables ont laissé du bois sur la route, grommela-t-il....
—Il est mort, pourquoi le porter? dit un autre, voyons, je vous...»
Et les quatre hommes s'enfoncèrent dans l'ombre avec leur fardeau.
«Vous souffrez? dit Tonschine tout bas à Rostow.
—Oui, je souffre.
—Votre Noblesse, le général vous demande, dit un canonnier à Tonschine.
—J'y vais, mon ami.»
Il se leva et s'éloigna du feu en boutonnant son uniforme. Le prince Bagration était occupé à dîner dans une chaumière à quelques pas du foyer des artilleurs, et causait avec plusieurs chefs de troupe qu'il avait invités à partager son repas. Parmi eux se trouvaient le petit vieux colonel aux paupières tombantes, qui nettoyait à belles dents un os de mouton, le général aux vingt-deux ans de service irréprochable, à la figure enluminée par le vin et la bonne chère, l'officier d'état-major à la belle bague, Gerkow, qui ne cessait de regarder les convives d'un air inquiet, et le prince André, pâle, les lèvres serrées, les yeux brillants d'un éclat fiévreux.
Dans un coin de la chambre était déposé un drapeau français. L'auditeur en palpait le tissu en branlant la tête: était-ce par curiosité, ou bien la vue de cette table où son couvert n'était pas mis, était-elle pénible à son estomac affamé?
Dans la chaumière voisine se trouvait un colonel français, fait prisonnier par nos dragons; et nos officiers se pressaient autour de lui pour l'examiner.
Le prince Bagration remerciait les chefs qui avaient eu un commandement, et se faisait rendre compte des détails du l'affaire et des pertes. Le chef du régiment que nous avons déjà vu à Braunau expliquait au prince comme quoi, dès le commencement de l'action, il avait rassemblé les soldats qui ramassaient du bois, et les avait fait passer derrière les deux bataillons avec lesquels il s'était précipité baïonnette en avant sur l'ennemi, qu'il avait culbuté:
«M'étant aperçu, Excellence, que le premier bataillon pliait, je me suis posté sur la route et me suis dit: Laissons passer ceux-ci, nous recevrons les autres avec un feu de bataillon, c'est ce que j'ai fait!»
Le chef de régiment aurait tant voulu avoir agi ainsi, qu'il avait fini par croire que c'était réellement arrivé.
«Je dois aussi faire observer à Votre Excellence, continua-t-il en se souvenant de sa conversation avec Koutouzow, que le soldat Dologhow s'est emparé sous mes yeux d'un officier français, et qu'il s'est tout particulièrement distingué.
—C'est à ce moment, Excellence, que j'ai pris part à l'attaque du régiment de Pavlograd, ajouta, avec un regard mal assuré, Gerkow, qui de la journée n'avait aperçu un hussard, et qui ne savait que par ouï-dire ce qui s'était passé. Ils ont enfoncé deux carrés, Excellence!»
Les paroles de Gerkow firent sourire quelques-uns des officiers présents, qui s'attendaient à une de ses plaisanteries habituelles, mais comme aucune plaisanterie ne suivait ce mensonge qui, après tout, était à l'honneur de nos troupes, ils prirent un air sérieux.
«Je vous remercie tous, messieurs; toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, se sont comportées héroïquement! Comment se fait-il seulement qu'on ait laissé en arrière deux pièces du centre?» demanda-t-il en cherchant quelqu'un des yeux.
Le prince Bagration ne s'informait pas de ce qu'étaient devenus les canons du flanc gauche, qui avaient été abandonnés dès le commencement de l'engagement:
«Il me semble cependant que je vous avais donné l'ordre de les faire ramener, ajouta-t-il en s'adressant à l'officier d'état-major de service.
—L'un était encloué, répondit l'officier; quant à l'autre, je ne puis comprendre.... J'étais là tout le temps... j'ai donné des ordres et... il faisait chaud là-bas, c'est vrai,» ajouta-t-il avec modestie.»
Quelqu'un fit observer qu'on avait envoyé chercher le capitaine Tonschine.
«Mais vous y étiez? dit le prince Bagration s'adressant au prince André.
—Certainement, nous nous sommes manqués de peu, dit l'officier d'état-major en souriant agréablement.
—Je n'ai pas eu le plaisir de vous y voir,» répondit d'un ton rapide et bref le prince André.
Il y eut un moment de silence. Sur le seuil de la porte venait de paraître Tonschine, qui se glissait timidement derrière toutes ces grosses épaulettes; embarrassé comme toujours à leur vue, il trébucha à la hampe du drapeau, et sa maladresse provoqua des rires étouffés.
«Comment se fait-il qu'on ait laissé deux canons sur la hauteur?» demanda Bagration en fronçant le sourcil, plutôt du côté des rieurs où se trouvait Gerkow, que du côté du petit capitaine.
Ce fut seulement alors, au milieu de ce grave aréopage, que celui-ci se rendit compte avec terreur de la faute qu'il avait commise en abandonnant, lui vivant, deux canons. Son trouble, les émotions par lesquelles il avait passé, lui avaient fait complètement oublier cet incident; il restait coi et murmurait:
«Je ne sais pas, Excellence, il n'y avait pas assez d'hommes....
—Vous auriez pu en prendre des bataillons qui vous couvraient.»
Tonschine aurait pu répondre qu'il n'y avait pas de bataillons: c'eût été pourtant la vérité, mais il craignait de compromettre un chef, et restait les yeux fixés sur Bagration, comme un écolier pris en faute.
Le silence se prolongeait, et son juge, désirant évidemment ne pas faire preuve d'une sévérité inutile, ne savait que lui dire. Le prince André regardait Tonschine en dessous, et ses doigts se crispaient nerveusement.
«Excellence, dit-il en rompant le silence de sa voix tranchante, vous m'avez envoyé à la batterie du capitaine, et j'y ai trouvé les deux tiers des hommes et des chevaux morts, deux canons brisés, et pas de bataillons pour les couvrir.»
Le prince Bagration et Tonschine ne le quittaient pas des yeux.
«Et si Votre Excellence me permet de donner mon opinion, c'est surtout à cette batterie et à la fermeté héroïque du capitaine Tonschine et de sa compagnie que nous devons en grande partie le succès de la journée.»
Et sans attendre de réponse il se leva de table. Le prince Bagration regarda Tonschine et, ne voulant pas laisser percer son incrédulité, il inclina la tête en lui disant qu'il pouvait se retirer.
Le prince André le suivit:
«Grand merci, lui dit Tonschine en lui serrant la main, vous m'avez tiré d'un mauvais pas, mon ami.»
Lui jetant un coup d'œil attristé, le prince André s'éloigna sans rien répondre. Il avait un poids sur le cœur.... Tout était si étrange, si différent de ce qu'il avait espéré!
«Qui sont-ils? que font-ils? quand cela finira-t-il?» se demandait Rostow en suivant les ombres qui se succédaient autour de lui.
Son bras lui faisait de plus en plus mal, le sommeil l'accablait, des taches rouges dansaient devant ses yeux, et toutes les diverses impressions de ces voix, de ces figures, de sa solitude, se confondaient avec la douleur qu'il éprouvait.... Oui, c'étaient bien ces soldats blessés qui l'écrasaient, qui le froissaient, ces autres soldats qui lui retournaient les muscles, qui rôtissaient les chairs de son bras brisé!
Pour se débarrasser d'eux, il ferma les yeux, il s'oublia un instant, et, dans cette courte seconde, il vit défiler devant lui toute une fantasmagorie: sa mère avec sa main blanche, puis Sonia et ses petites épaules maigres, puis les yeux de Natacha qui lui souriaient, puis Denissow, Télianine, Bogdanitch et toute son histoire avec eux, et cette histoire prenait la figure de ce soldat, là-bas, là-bas, celui qui avait une voix aiguë, un nez crochu, qui lui faisait tant de mal et lui tirait le bras.
Il tâchait, mais en vain, de se dérober à la griffe qui torturait son épaule, cette pauvre épaule qui aurait été intacte, s'il ne l'avait pas broyée méchamment.
Il ouvrit les yeux: une étroite bande du voile noir de la nuit s'étendait au-dessus de la lueur des charbons, et dans cette lueur voltigeait la poussière argentée d'une neige fine et légère. Point de médecin, et Tonschine ne revenait pas. Sauf un pauvre petit troupier tout nu, qui de l'autre côté du feu chauffait son corps amaigri, il était tout seul.
«Je ne suis nécessaire à personne! pensait Rostow, personne ne veut m'aider, ne me plaint, et pourtant, à la maison, jadis j'étais fort, gai, entouré d'affection. Il soupira, et son soupir se perdit dans un gémissement.
—Qu'y a-t-il?... cela te fait mal? demanda le petit troupier en secouant sa chemise au-dessus du feu, et il ajouta, sans attendre la réponse:—En a-t-on écharpé de pauvres gens aujourd'hui, c'est effrayant!»
Rostow ne l'écoutait pas, et suivait des yeux les flocons de neige qui tourbillonnaient dans l'espace; il songeait à l'hiver de Russie, à la maison chaude, bien éclairée, à sa fourrure moelleuse, à son rapide traîneau, et il s'y voyait plein de vie, entouré de tous les siens:
«Pourquoi donc suis-je venu me fourrer ici?» se disait-il. Les Français ne renouvelèrent pas l'attaque le lendemain, et les restes du détachement de Bagration se réunirent à l'armée de Koutouzow.
CHAPITRE III
I
Le prince Basile ne faisait jamais de plan à l'avance: encore moins pensait-il à faire du mal pour en tirer profit. C'était tout simplement un homme du monde qui avait réussi, et pour qui le succès était devenu une habitude.
Il agissait constamment selon les circonstances, selon ses rapports avec les uns et les autres, et conformait à cette pratique les différentes combinaisons qui étaient le grand intérêt de son existence, et dont il ne se rendait jamais un compte bien exact. Il en avait toujours une dizaine en train: les unes restaient à l'état d'ébauche, les autres réussissaient, les troisièmes tombaient dans l'eau. Jamais il ne se disait, par exemple: «Ce personnage étant maintenant au pouvoir, il faut que je tâche de capter sa confiance et son amitié, afin d'obtenir par son entremise un don pécuniaire,» ou bien: «Voilà Pierre qui est riche, je dois l'attirer chez moi pour lui faire épouser ma fille et lui emprunter les 40 000 roubles dont j'ai besoin.» Mais si le personnage influent se trouvait sur son chemin, son instinct lui soufflait qu'il pouvait en tirer parti: il s'en rapprochait, s'établissait dans son intimité de la façon la plus naturelle du monde, le flattait et savait se rendre agréable. De même, sans y mettre la moindre préméditation, il surveillait Pierre à Moscou. Le jeune homme ayant été, grâce à lui, nommé gentilhomme de la chambre, ce qui équivalait alors au rang de conseiller d'État, il l'avait engagé à retourner avec lui à Pétersbourg et à y loger dans sa maison. Le prince Basile faisait assurément tout ce qu'il fallait pour arriver, à marier sa fille avec Pierre, mais il le faisait nonchalamment et sans s'en douter, avec l'assurance évidente que sa conduite était toute simple. Si le prince avait eu l'habitude de mûrir ses plans, il n'aurait pu avoir autant de bonhomie et de naturel qu'il en apportait dans ses relations avec ses supérieurs comme avec ses inférieurs. Quelque chose le poussait toujours vers tout ce qui était plus puissant ou plus fortuné que lui, et il savait choisir, avec un art tout particulier, l'instant favorable pour en tirer parti. À peine Pierre fut-il devenu subitement riche et comte Besoukhow, et par suite tiré de sa solitude et de son insouciance, qu'il se vit tout à coup entouré et se trouva si bien accaparé par des occupations de toutes sortes, qu'il n'avait plus même le temps de penser à loisir. Il lui fallait signer des papiers, courir différents tribunaux dont il n'avait qu'une vague idée, questionner son intendant en chef, visiter ses propriétés près de Moscou, recevoir une foule de gens, qui jusque-là avaient feint d'ignorer son existence, et qui maintenant se seraient offensés s'il ne les avait pas reçus. Hommes de loi, hommes d'affaires, parents éloignés, simples connaissances, tous étaient également bienveillants et aimables pour le jeune héritier. Tous semblaient convaincus des hautes qualités de Pierre. Il s'entendait dire à chaque instant: «grâce à votre inépuisable bonté,» ou «grâce à votre grand cœur», ou bien «vous qui êtes si pur», ou bien «s'il était aussi intelligent que vous», etc., etc., et il commençait à croire sincèrement à sa bonté inépuisable, à son intelligence hors ligne, d'autant plus facilement qu'au fond de son cœur il avait toujours eu la conscience d'être bon et intelligent. Ceux même qui avaient été malveillants et désagréables à son égard étaient devenus tendres et affectueux. L'aînée des princesses, celle qui avait la taille trop longue, les cheveux plaqués comme ceux d'une poupée, et un caractère revêche, était venue lui dire après l'enterrement, en baissant les yeux et en rougissant, qu'elle regrettait leurs malentendus passés, et que, ne se sentant aucun droit à rien, elle lui demandait pourtant l'autorisation, après le coup qui venait de la frapper, de rester quelques semaines encore dans cette maison qu'elle aimait tant, et où elle s'était si longtemps sacrifiée. En voyant fondre en larmes cette fille habituellement impassible, Pierre lui saisit la main avec émotion et lui demanda pardon, ne sachant pas lui-même de quoi il s'agissait. À dater de ce jour, la princesse commença à lui tricoter une écharpe de laine rayée.
«Fais-le pour elle, mon cher, car, après tout, elle a beaucoup souffert du caractère du défunt,» lui disait le prince Basile.
Et il lui fit signer un papier en faveur de la princesse, après avoir décidé, à part lui, que cet os à ronger, autrement dit cette lettre de change de 30 000 roubles, devait être jeté en pâture à cette pauvre princesse pour lui fermer la bouche sur le rôle qu'il avait joué dans l'affaire du fameux portefeuille. Pierre signa la lettre de change, et la princesse devint encore plus affectueuse pour lui. Ses sœurs cadettes suivirent son exemple, surtout la plus jeune, la jolie princesse au grain de beauté, qui ne laissait pas parfois d'embarrasser Pierre par ses sourires et le trouble qu'elle témoignait à sa vue.
Cette affection générale lui semblait si naturelle, qu'il lui paraissait impossible d'en discuter la sincérité. Du reste, il n'avait guère le temps de s'interroger là-dessus, bercé qu'il était par le charme enivrant de ses nouvelles sensations. Il sentait qu'il était le centre autour duquel gravitaient des intérêts importants, et qu'on attendait de lui une activité constante; son inaction aurait été nuisible à beaucoup de monde, et, tout en comprenant le bien qu'il aurait pu faire, il n'en faisait tout juste que ce qu'on lui demandait, en laissant à l'avenir le soin de compléter sa tâche.
Le prince Basile s'était complètement emparé de Pierre et de la direction de ses affaires, et, tout en paraissant à bout de forces, il ne pouvait cependant se décider, après tout, à livrer le possesseur d'une si grande fortune, le fils de son ami, aux caprices du sort et aux intrigues des coquins. Pendant les premiers jours qui suivirent la mort du comte Besoukhow, il le dirigeait en tout, et lui indiquait ce qu'il avait à faire d'un ton fatigué qui semblait dire:
«Vous savez que je suis accablé d'affaires, et que je ne m'occupe de vous que par pure charité; vous comprenez bien d'ailleurs que ce que je vous propose est la seule chose faisable...»
«Eh bien, mon ami, nous partons demain, lui dit-il un jour, d'un ton péremptoire, en fermant les yeux et en promenant ses doigts sur le bras de Pierre, comme si ce départ avait été discuté et décidé depuis longtemps. Nous partons demain; je t'offre avec plaisir une place dans ma calèche. Le principal ici est arrangé, et il faut absolument que j'aille à Pétersbourg. Voici ce que j'ai reçu du chancelier, auquel je m'étais adressé pour toi: tu es gentilhomme de la chambre et attaché au corps diplomatique.»
Malgré ce ton d'autorité, Pierre, qui avait depuis si longtemps réfléchi à la carrière qu'il pourrait suivre, essaya en vain de protester, mais il fut aussitôt arrêté par le prince Basile. Le prince parlait, dans les cas extrêmes, d'une voix basse et caverneuse qui excluait toute possibilité d'interruption:
«Mais, mon cher, je l'ai fait pour moi, pour ma conscience, il n'y a pas à m'en remercier; personne ne s'est jamais plaint d'être trop aimé, et puis d'ailleurs tu es libre, et tu peux quitter le service quand tu voudras. Tu en jugeras par toi-même à Pétersbourg. Aujourd'hui il n'est que temps de nous éloigner de ces terribles souvenirs...!»
Et il soupira....
«Quant à ton valet de chambre, mon ami, il pourra suivre dans ta calèche. À propos, j'oubliais de te dire, mon cher, que nous étions en compte avec le défunt: aussi ai-je gardé ce qui a été reçu de la terre de Riazan; tu n'en as pas besoin, nous réglerons plus tard.» Le prince Basile avait en effet reçu et gardé plusieurs milliers de roubles provenant de la redevance de cette terre.
L'atmosphère tendre et affectueuse qui enveloppait Pierre à Moscou le suivit à Pétersbourg. Il lui fut impossible de refuser la place, ou, pour mieux dire, la nomination (car il ne faisait rien) que lui avait procurée le prince Basile. Ses nombreuses connaissances, les invitations qu'il recevait de toutes parts, le retenaient plus fortement peut-être encore qu'à Moscou dans ce rêve éveillé, dans cette agitation constante que lui causait l'impression d'un bonheur attendu et enfin réalisé.
Plusieurs de ses compagnons de folies s'étaient dispersés: la garde était en marche, Dologhow servait comme soldat, Anatole avait rejoint l'armée dans l'intérieur, le prince André faisait la guerre.... Aussi Pierre ne passait-il plus ses nuits à s'amuser comme il aimait tant autrefois à le faire, et il n'avait plus ces conversations et ces relations intimes qui, il y a quelque temps encore, lui plaisaient tant. Tout son temps était pris par des dîners et des bals, en compagnie du prince Basile, de sa forte et puissante femme, et de la belle Hélène.
Anna Pavlovna Schérer n'avait pas été la dernière à prouver à Pierre combien le sentiment de la société était changé à son égard.
Jadis, quand il se trouvait en présence d'Anna Pavlovna, il sentait toujours que ce qu'il disait manquait de tact et de convenance, et que ses appréciations les plus intelligentes devenaient complètement stupides dès qu'il les formulait, tandis que les propos les plus idiots du prince Hippolyte étaient acceptés comme des traits d'esprit, Aujourd'hui, au contraire, tout ce qu'il énonçait était «charmant», et si Anna Pavlovna n'exprimait pas toujours son approbation, il voyait bien que c'était uniquement par égard pour sa modestie.
Au commencement de l'hiver de 1805 à 1806, Pierre reçut le petit billet rose habituel qui contenait une invitation. Le post-scriptum disait:
«Vous trouverez chez moi la belle Hélène qu'on ne se lasse jamais de voir.»
En lisant ce billet, il sentit pour la première fois qu'il existait entre lui et Hélène un certain lien parfaitement visible pour plusieurs personnes. Cette idée l'effraya, parce qu'elle entraînait à sa suite de nouvelles obligations qu'il ne désirait pas contracter, et elle le réjouit en même temps, comme une supposition amusante.
La soirée d'Anna Pavlovna était en tous points semblable à celle de l'été précédent, avec cette différence que la primeur actuelle n'était plus Mortemart, mais un diplomate tout fraîchement débarqué de Berlin, et qui apportait les détails les plus nouveaux sur le séjour de l'empereur Alexandre à Potsdam, où les deux augustes amis s'étaient juré une alliance éternelle pour la défense du bon droit contre l'ennemi du genre humain. Anna Pavlovna reçut Pierre avec la nuance de tristesse exigée par la perte récente qu'il venait de faire, car on semblait s'être donné le mot pour lui persuader qu'il en avait beaucoup de chagrin: c'était cette même nuance de tristesse qu'elle affectait toujours en parlant de l'impératrice Marie Féodorovna. Avec son tact tout particulier, elle organisa aussitôt différents groupes: le principal, composé de généraux et du prince Basile, jouissait du diplomate; le second s'était réuni autour de la table de thé. Mlle Schérer se trouvait dans l'état d'excitation d'un chef d'armée sur le champ de bataille, dont le cerveau est plein des plus brillantes conceptions, mais à qui le temps manque pour les exécuter. Ayant remarqué que Pierre se dirigeait vers le premier groupe, elle le toucha légèrement du doigt:
«Attendez, lui dit-elle, j'ai des vues sur vous pour ce soir.»
Et, regardant Hélène, elle sourit.
«Ma bonne Hélène, il faut que vous soyez charitable pour ma pauvre tante, qui a une adoration pour vous: allez lui tenir compagnie pour dix minutes, et voici cet aimable comte qui va se sacrifier avec vous.»
Elle retint Pierre, en ayant l'air de lui faire une confidence:
«N'est-ce pas qu'elle est ravissante? lui dit-elle tout bas, en lui désignant la belle Hélène, qui s'avançait majestueusement vers la «tante».... Quelle tenue pour une aussi jeune fille! quel tact! quel cœur! Heureux celui qui l'obtiendra!... l'homme qui l'épousera, fût-il le plus obscur, est sûr d'arriver au premier rang... n'est-ce pas votre avis?»
Pierre répondit en s'associant sincèrement aux éloges d'Anna Pavlovna, car, lorsqu'il lui arrivait de songer à Hélène, c'étaient précisément sa beauté et sa tenue pleine de dignité et de réserve qui se présentaient tout d'abord à son imagination.
La «tante», blottie dans son petit coin, y reçut les deux jeunes gens, sans témoigner cependant le moindre empressement pour Hélène; au contraire, elle jeta à sa nièce un regard effrayé, comme pour lui demander ce qu'elle devait en faire. Sans en tenir compte, Anna Pavlovna dit tout haut à Pierre, en regardant Hélène et en s'éloignant:
«J'espère que vous ne trouverez plus qu'on s'ennuie chez moi?»
Hélène sourit, étonnée que cette supposition pût s'adresser à une personne qui avait l'insigne bonheur de l'admirer et de causer avec elle. La «tante», après avoir toussé une ou deux fois pour éclaircir sa voix, exprima en français à Hélène le plaisir qu'elle avait à la voir, et, se tournant du côté de Pierre, elle répéta la même cérémonie. Pendant que cette conversation somnifère se traînait en boitant, Hélène adressa à Pierre un de ses beaux et radieux sourires que, du reste, elle prodiguait à tout le monde. Il y était tellement habitué, qu'il ne le remarqua même pas. La «tante» l'interrogeait sur la collection de tabatières qui avait appartenu au vieux comte Besoukhow, et lui faisait admirer la sienne, ornée du portrait de son mari.
«C'est sans doute de V...» dit Pierre en nommant un célèbre peintre en miniatures.
Alors il se pencha au-dessus de la table pour prendre la tabatière; cela ne l'empêchait pas de prêter l'oreille en même temps aux conversations de l'autre groupe. Il était sur le point de se lever, lorsque la «tante» lui tendit sa tabatière par-dessus la tête d'Hélène. Hélène se pencha en avant, toute souriante. Elle portait, selon la mode du temps, un corsage très échancré dans le dos et sur la poitrine. Son buste, dont la blancheur rappelait à Pierre celle du marbre, était si près de lui, que, malgré sa mauvaise vue, il distinguait involontairement toutes les beautés de ses épaules et de son cou, si près de ses lèvres, qu'il n'aurait eu qu'à se baisser d'une ligne pour les y poser. Il sentait la tiède chaleur de son corps, mêlée à la suave odeur des parfums, et il entendait vaguement craquer son corset au moindre mouvement. Ce n'était pas pourtant le parfait ensemble des beautés de cette statue de marbre qui venait de le frapper ainsi; c'étaient les charmes de ce corps ravissant qu'il devinait sous cette légère gaze. La violence de la sensation qui pénétra tout son être effaça à jamais ses premières impressions, et il lui fut aussi impossible d'y revenir, qu'il est impossible de retrouver ses illusions perdues.
«Vous n'aviez donc pas remarqué combien je suis belle? semblait lui dire Hélène. Vous n'aviez pas remarqué que je suis une femme et une femme que chacun peut obtenir, vous surtout?» disait son regard.
Et Pierre comprit en cet instant que non seulement Hélène pouvait devenir sa femme, mais qu'elle le deviendrait, et cela aussi positivement que s'ils étaient déjà devant le prêtre. Comment et quand? Il l'ignorait. Serait-ce un bonheur? Il ne le savait pas; il pressentait même plutôt que ce serait un malheur, mais il était sûr que cela arriverait.
Pierre baissa les yeux et les releva, en essayant de revoir en elle cette froide beauté qui jusqu'à ce jour l'avait laissé si indifférent; il ne le pouvait plus, il subissait son influence et il ne s'élevait plus entre eux d'autre barrière que sa seule volonté.
«Bon, je vous laisse dans votre petit coin.... Je vois que vous y êtes très bien,» dit Mlle Schérer en passant.
Et Pierre se demanda avec terreur s'il n'avait pas commis quelque inconvenance, et s'il n'avait pas laissé deviner son trouble intérieur. Il se rapprocha du principal groupe.
«On dit que vous embellissez votre maison de Pétersbourg?» lui dit Anna Pavlovna.
C'était vrai en effet: l'architecte lui avait déclaré que des arrangements intérieurs étaient indispensables, et il l'avait laissé faire.
«C'est très bien, mais ne déménagez pas de chez le prince Basile; il est bon d'avoir un ami comme le prince, j'en sais quelque chose, dit Anna Pavlovna, en souriant à ce dernier.... Vous êtes si jeune, vous avez besoin de conseils; vous ne m'en voudrez pas d'user de mon privilège de vieille femme...»
Elle s'arrêta dans l'attente d'un compliment, comme le font habituellement les dames qui parlent de leur âge.
«Si vous vous mariez, ce sera autre chose!...»
Et elle enveloppa Pierre et Hélène d'un même regard. Ils ne se voyaient pas, mais Pierre la sentait toujours dans une proximité effrayante pour lui, et il murmura une réponse banale.
Rentré chez lui, il ne put s'endormir; il pensait toujours à ce qu'il avait éprouvé. Il venait seulement de comprendre que cette femme qu'il avait connue enfant, et dont il disait distraitement: «Oui, elle est belle,» pouvait lui appartenir.
«Mais elle est bête, je l'ai toujours dit, pensait-il. Il y a donc quelque chose de mauvais, de défendu dans le sentiment qu'elle a provoqué en moi. Ne m'a-t-on pas raconté que son frère Anatole avait eu de l'amour pour elle et elle pour lui, et que c'est à cause de cela qu'il avait été renvoyé? Son autre frère, c'est Hippolyte; son père, c'est le prince Basile; ce n'est pas bien,» pensait-il.
Et cependant, au milieu de toutes ces réflexions vagues sur la valeur morale d'Hélène, il se surprenait souriant et rêvant à elle, à elle devenue sa femme, avec l'espoir qu'elle pourrait l'aimer et que tout ce qu'on avait pu en dire était faux, et tout à coup il la revoyait de nouveau, non pas elle, Hélène, mais ce corps charmant revêtu de blanches draperies.
«Pourquoi donc ne l'avais-je pas vue ainsi auparavant?...» Et, trouvant quelque chose de malhonnête et de répulsif dans ce mariage, il se reprochait sa faiblesse.
Il se rappelait ses mots, ses regards, et les mots et les regards de ceux qui les avaient vus ensemble et les allusions transparentes de Mlle Schérer, et celles du prince Basile, et il se demandait avec épouvante s'il ne s'était pas déjà trop engagé à faire une chose évidemment mauvaise et contre sa conscience..., et, tout en prononçant cet arrêt, au fond de son âme s'élevait la brillante image d'Hélène, entourée de l'auréole de sa beauté féminine.
II
Au mois de septembre de l'année 1805, le prince Basile reçut la mission d'aller inspecter quatre gouvernements; il avait sollicité cette commission pour faire en même temps, sans bourse délier, la tournée de ses terres ruinées, prendre en passant son fils Anatole et se rendre avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin d'essayer de le marier à la fille du vieux richard. Mais, avant de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il était nécessaire d'en finir avec l'indécision de Pierre, qui passait chez lui toutes ses journées, et s'y montrait bête, confus et embarrassé (comme le sont les amoureux) en présence d'Hélène, sans faire un pas en avant, un pas décisif.
«Tout cela est bel et bon, mais il faut que cela finisse,» se dit un matin avec un soupir mélancolique le prince Basile, qui commençait à trouver que Pierre, qui lui devait tant, ne se conduisait pas précisément bien en cette circonstance: «C'est la jeunesse, l'étourderie? Que le bon Dieu le bénisse, continuait-il, en constatant avec satisfaction sa propre indulgence; mais il faut que cela finisse!... C'est après-demain la fête d'Hélène: je réunirai quelques parents, et s'il ne comprend pas ce qu'il lui reste à faire, j'y veillerai: c'est mon devoir de père!»
Six semaines s'étaient écoulées depuis la soirée de Mlle Schérer et la nuit d'insomnie pendant laquelle Pierre avait décidé que son mariage avec Hélène serait sa perte, et qu'il ne lui restait plus qu'à partir pour l'éviter. Cependant il n'avait point quitté la maison du prince Basile, et il sentait avec terreur qu'il se liait davantage tous les jours, et qu'il ne pouvait plus se retrouver auprès d'Hélène avec son indifférence première; d'un autre côté, il n'avait pas la force de se détacher d'elle et se voyait contraint de l'épouser, en dépit du malheur qui résulterait pour lui de cette union. Peut-être aurait-il pu se retirer encore à temps si le prince Basile, qui jusque-là n'avait jamais ouvert ses salons, ne s'était plu à avoir du monde chez lui tous les soirs, et l'absence de Pierre, du moins à ce qu'on lui assurait, aurait enlevé un élément de plaisir à ces réunions, en trompant l'attente de tous. Dans les courts instants que le prince Basile passait à la maison, il ne manquait jamais l'occasion, en lui offrant à baiser sa joue rasée de frais, de lui dire: «à demain,» ou bien «au revoir, à dîner», ou bien encore «c'est pour toi que je reste», et cependant s'il lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait, il ne lui témoignait aucune attention spéciale.
Pierre n'avait pas le courage de tromper ses espérances Tous les jours il se répétait:
«Il faut que je parvienne à la connaître; me suis-je trompé alors, ou vois-je faux à présent?... Elle n'est pas sotte, elle est charmante; elle ne parle pas beaucoup, il est vrai, mais elle ne dit jamais de sottises et ne s'embarrasse jamais!»
Il essayait parfois de l'entraîner dans une discussion, mais elle répondait invariablement, d'une voix douce, par une réflexion qui témoignait du peu d'intérêt qu'elle y prenait, ou par un sourire et un regard qui, aux yeux de Pierre, étaient le signe infaillible de sa supériorité. Elle avait sans doute raison de traiter de billevesées ces dissertations, comparées à son sourire: elle en avait un tout particulier à son adresse, radieux et confiant, tout autre que ce sourire banal qui illuminait ordinairement son beau visage. Pierre savait qu'on attendait de lui un mot, un pas au delà d'une certaine limite, et il savait que tôt ou tard il la franchirait, malgré l'incompréhensible terreur qui s'emparait de lui à cette seule pensée. Que de fois pendant ces six semaines ne s'était-il pas senti entraîné de plus en plus vers cet abîme, et ne s'était-il pas demandé:
«Où est ma fermeté? N'en ai-je donc plus?»
Pendant ces terribles luttes, sa fermeté habituelle semblait, en effet, complètement anéantie. Pierre appartenait à cette catégorie peu nombreuse d'hommes qui ne sont forts que lorsqu'ils sentent que leur conscience n'a rien à leur reprocher, et, à partir du moment où, au-dessus de la tabatière de la «tante», le démon du désir s'était emparé de lui, un sentiment inconscient de culpabilité paralysait son esprit de résolution.
Une petite société d'intimes, de parents et d'amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête d'Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là, devait se décider le sort de celle qu'on fêtait. La princesse Kouraguine, dont l'embonpoint s'était accusé et qui jadis avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la table; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus marquants: un vieux général, sa femme et Mlle Schérer; à l'autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l'un de l'autre. Le prince Basile ne soupait pas: il se promenait autour de la table, s'approchant de l'un ou de l'autre de ses invités. Il était d'excellente humeur; il disait à chacun un mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il feignait d'ignorer la présence. Les bougies brillaient de tout leur éclat: l'argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les épaulettes d'or et d'argent scintillaient à leurs feux; autour de la table s'agitait la livrée rouge des domestiques. On n'entendait que le cliquetis des couteaux, le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par un éclat de rire; un autre racontait la mésaventure d'une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de la table, provoquait l'attention en décrivant aux dames, d'un ton railleur, la dernière séance du conseil de l'empire, au cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que l'empereur Alexandre lui avait adressé de l'armée. Dans ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient particulièrement agréables, qu'il était fier d'être à la tête d'une pareille nation et qu'il tâcherait de s'en rendre digne!
Le rescrit débutait par ces mots:
«Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu'à moi,» etc., etc.
«Comment, demandait une dame, il n'a pas lu plus loin que «Sergueï Kousmitch»?
—Pas une demi-syllabe de plus...» Sergueï Kousmitch, de tous côtés... de tous côtés, Sergueï Kousmitch»..., et le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, à peine le mot «Sergueï» prononcé, sa voix tremblait; à «Kousmitch» les larmes arrivaient, et après «de tous côtés» les sanglots l'étouffaient au point qu'il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le «Sergueï Kousmitch, de tous côtés», suivi de larmes, si bien qu'un autre s'offrit pour lire à sa place.
—Ne soyez pas méchant, s'écria Anna Pavlovna en le menaçant du doigt, c'est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow.»
Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes amenaient à tout moment sur leurs lèvres.
On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup d'œil rapide qu'on leur jetait, aux éclats de rire, à l'anecdote de «Sergueï Kousmitch», que tout cela n'était qu'un jeu, et que toute l'attention de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de «Kousmitch», le prince Basile examinait sa fille à la dérobée; et il se disait à part lui:
«Ça va bien, ça se décidera aujourd'hui.»
Dans les yeux d'Anna Pavlovna, qui le menaçait du doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d'un regard courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du vin à sa voisine, semblait lui dire:
«Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie, qu'à boire du vin doux; c'est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent.»
«Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les jeunes amoureux. Qu'elles sont insipides, toutes les folies que je débite, à côté de cela!»
Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient tout ce monde, s'était tout à coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet échafaudage de conventions affectées. Non seulement les maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le comprendre, et s'attardaient à admirer la figure resplendissante d'Hélène et celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d'émotion.
Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu'il était le but de tous les regards. Il était dans la situation d'un homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui l'entoure, et qui n'entrevoit la réalité que par éclairs:
«Ainsi tout est fini!... comment cela s'est-il fait si vite?... car il n'y a plus à reculer, c'est devenu inévitable pour elle, pour moi, pour tous.... Ils en sont si persuadés que je ne puis pas les tromper.»
Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.
La honte le saisissait parfois: il lui était pénible d'occuper l'attention générale, de se montrer si naïvement heureux, de jouer le rôle de Paris ravisseur de la belle Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes. Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s'en consolait. Il n'avait rien fait pour en arriver là; il avait quitté Moscou avec le prince Basile, et s'était arrêté chez lui... pourquoi ne l'aurait-il pas fait? Ensuite il avait joué aux cartes avec elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s'était promené avec elle.... Quand donc cela avait-il commencé? et maintenant le voilà presque fiancé!... Elle est là, à côté de lui; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa beauté!... Tout à coup une voix connue, lui répétant la même question pour la seconde fois, le tira brusquement de sa rêverie:
«Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de Bolkonsky? Tu es vraiment ce soir d'une distraction...» dit le prince Basile.
Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à Hélène:
«Après tout, puisqu'ils le savent, se dit-il, et d'autant mieux que c'est vrai...»
Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.
«Quand as-tu reçu sa lettre? Est-ce d'Olmütz qu'il t'écrit?
—Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d'Olmütz,» répondit-il avec un soupir.
En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et quelques-uns d'entre eux partirent, sans même prendre congé d'Hélène, pour bien marquer qu'ils ne voulaient pas détourner son attention; ceux qui approchaient d'elle pour la saluer ne restaient auprès d'elle qu'une seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.
Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon. Qu'était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes gens? Le vieux général, questionné par sa femme sur ses douleurs rhumatismales, grommela une réponse tout haut, et se dit tout bas:
«Quelle vieille sotte! parlez-moi d'Hélène Vassilievna, c'est une autre paire de manches; elle sera encore belle à cinquante ans.»
«Il me semble que je puis vous féliciter, murmura Anna Pavlovna à la princesse mère, en l'embrassant tendrement. Si ce n'était ma migraine, je serais restée.»
La princesse ne répondit rien: elle était envieuse du bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux s'échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le petit salon; il s'y était souvent trouvé seul avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d'amour. Il sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se décider à faire ce dernier pas. Il avait honte: il lui semblait occuper à côté d'elle une place qui ne lui était pas destinée:
«Ce bonheur n'est pas pour toi, lui murmurait une voix intérieure, il est pour ceux qui n'ont pas ce que tu as!»
Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle avait été contente de la soirée. Elle répondit, avec sa simplicité habituelle, que jamais sa fête n'avait été pour elle plus agréable que cette année. Les plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le prince Basile s'approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que de se lever précipitamment et de lui dire qu'il était déjà tard. Un regard sévèrement interrogateur se fixa sur lui, et parut lui dire que sa singulière réponse n'avait pas été comprise; mais le prince Basile, reprenant aussitôt sa figure doucereuse, le força à se rasseoir:
«Eh bien, Hélène? dit-il à sa fille de ce ton d'affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et que le prince imitait sans la ressentir... «Sergueï Kousmitch... de tous côtés»... chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.
Pierre comprit que cette anecdote n'était pas ce qui intéressait le prince Basile en ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l'avait deviné. Il les quitta brusquement, et l'émotion que le jeune homme crut apercevoir sur les traits de ce vieillard le toucha; il se retourna vers Hélène: elle était confuse, embarrassée et semblait lui dire:
«C'est votre faute!»
«C'est inévitable, il le faut, mais je ne le puis», se dit-il en recommençant à causer de choses et d'autres et en lui demandant où était le sel de cette histoire de Sergueï Kousmitch.
Hélène lui répondit qu'elle ne l'avait pas même écoutée.
Dans la pièce voisine, la vieille princesse parlait de Pierre avec une dame âgée:
«Certainement c'est un parti très brillant, mais le bonheur, ma chère?
—Les mariages se font dans les cieux!» répondit la vieille dame.
Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla s'asseoir dans un coin écarté, ferma les yeux et s'assoupit. Comme sa tête plongeait en avant, il se réveilla.
«Aline, dit-il à sa femme, allez voir ce qu'ils font.»
La princesse passa devant la porte du petit salon avec une indifférence affectée, et y jeta un coup d'œil.
«Ils n'ont pas bougé,» dit-elle à son mari.
Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté, ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.
«Dieu merci, dit-il, ma femme m'a tout raconté.»
Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras....
«Hélène, mon cœur, quelle joie! quel bonheur!...»
Sa voix tremblait....
«J'aimais tant ton père... et elle sera pour toi une femme dévouée! Que Dieu vous bénisse!...»
Des larmes réelles coulaient sur ses joues....
«Princesse! cria-t-il à sa femme, venez donc!»
La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses larmes; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d'Hélène; quelques secondes plus tard ils se retrouvèrent seuls:
«Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n'y a pas à se demander si c'est bien ou mal; c'est plutôt bien, car me voilà sorti d'incertitude.»
Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se soulevait et s'abaissait tour à tour.
«Hélène,» dit-il tout haut.
Et il s'arrêta....
«Il est pourtant d'usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on?»
Il ne pouvait se le rappeler; il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.
«Ah! ôtez-les donc! ôtez-les,» dit-elle en lui indiquant ses lunettes.
Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d'un mouvement rapide et violent elle saisit ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes; ce changement de sa réserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre désagréablement.
«C'est trop tard, trop tard, pensa-t-il... c'est fini, et d'ailleurs je l'aime!»
«Je vous aime!» ajouta-t-il tout haut, forcé de dire quelque chose.
Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille, qu'il en eut honte.
Six semaines après, il était marié et s'établissait, comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus belle des femmes et de plusieurs millions, dans le magnifique hôtel des comtes Besoukhow, entièrement remis à neuf pour la circonstance.
III
Le vieux prince Bolkonsky recevait en décembre 1805 une lettre du prince Basile, qui lui annonçait sa prochaine arrivée et celle de son fils:
«Je suis chargé d'une inspection: cent verstes de détour ne peuvent m'empêcher de venir vous présenter mes devoirs, mon très respecté bienfaiteur, lui écrivait-il; Anatole m'accompagne, il est en route pour l'armée et j'espère que vous voudrez bien lui permettre de vous exprimer de vive voix le profond respect qu'il vous porte, à l'exemple de son père.»
—Tant mieux, il n'y aura pas à mener Marie dans le monde, les soupirants viennent nous chercher ici;» voilà les paroles que laissa imprudemment échapper la petite princesse, en apprenant cette nouvelle. Le prince fronça le sourcil et garda le silence.
Deux semaines après la réception de cette lettre, les gens du prince Basile firent leur apparition: ils précédaient leurs maîtres, qui arrivèrent le lendemain.
Le vieux prince avait toujours eu une triste opinion du caractère du prince Basile, et dans ces derniers temps sa brillante carrière et les hautes dignités auxquelles il avait trouvé moyen de parvenir pendant les règnes des empereurs Paul et Alexandre, n'avaient fait que la fortifier. Il devina son arrière-pensée aux transparentes allusions de sa lettre et aux insinuations de la petite princesse, et sa mauvaise opinion se changea en un sentiment de profond mépris. Il jurait comme un diable en parlant de lui, et, le jour de son arrivée, il était encore plus grognon que d'habitude. Était-il de méchante humeur parce que le prince Basile arrivait, ou cette visite augmentait-elle sa méchante humeur? Le fait est qu'il était d'une humeur de dogue.
Tikhone avait même conseillé à l'architecte de ne pas entrer chez le prince:
«Écoutez-le donc marcher, lui avait-il dit, en attirant l'attention de ce commensal sur le bruit des pas du prince. C'est sur ses talons qu'il marche, et nous savons ce que cela veut dire.»
Malgré tout, dès les neuf heures du matin, le prince, vêtu d'une petite pelisse de velours, avec un collet de zibeline et un bonnet pareil, sortit pour faire sa promenade habituelle. Il avait neigé la veille; l'allée qu'il parcourait pour aller aux orangeries était balayée; on voyait encore les traces du travail du jardinier, et une pelle se tenait enfoncée dans le tas de neige molle qui s'élevait en muraille des deux côtés du chemin. Le prince fit, en silence et d'un air sombre, le tour des serres et des dépendances:
«Peut-on passer en traîneau? demanda-t-il au vieil intendant qui l'accompagnait et qui semblait être la copie fidèle de son maître.
—La neige est très profonde, Excellence: aussi ai-je donné l'ordre de la balayer sur la grande route.»
Le prince fit un signe d'approbation, et monta le perron.
«Dieu soit loué! se dit l'intendant, le nuage n'a pas crevé.»
Et il ajouta tout haut:
«Il aurait été difficile de passer, Excellence; aussi, ayant entendu dire qu'un ministre arrivait chez Votre Excellence...»
Le prince se retourna brusquement, et fixa sur lui des yeux pleins de colère:
«Comment, un ministre? Quel ministre? Qui a donné des ordres? s'écria-t-il de sa voix dure et perçante. Pour la princesse ma fille, on ne balaye pas la route, et pour un ministre.... Il ne vient pas de ministre!...
—Excellence, j'avais supposé....
—Tu as supposé,» continua le prince hors de lui. Et en parlant à mots entrecoupés:
«Tu as supposé... brigand!... va-nu-pieds!... je t'apprendrai à supposer...»
Et, levant sa canne, il allait la laisser retomber certainement sur le dos d'Alpatitch, si celui-ci ne s'était instinctivement reculé.
Effrayé de la hardiesse de son mouvement, cependant tout naturel, Alpatitch inclina sa tête chauve devant le prince, qui, malgré cette marque de soumission ou peut-être à cause d'elle, ne releva plus sa canne, tout en continuant à crier:
«Brigand! Qu'on rejette la neige sur la route!...»
Et il entra violemment chez lui.
La princesse Marie et Mlle Bourrienne attendaient le prince pour dîner; elles le savaient de très mauvaise humeur, mais la sémillante figure de Mlle Bourrienne semblait dire:
«Peu m'importe! je suis toujours la même.»
Quant à la princesse Marie, si elle sentait bien qu'elle aurait dû imiter cette placide indifférence, elle n'en avait pas la force. Elle était pâle, effrayée, et tenait ses yeux baissés:
«Si je fais semblant de ne pas remarquer sa mauvaise humeur, pensait-elle, il dira que je ne lui témoigne aucune sympathie, et si je ne lui en montre pas, il m'accusera d'être ennuyeuse et maussade.»
Le prince jeta un regard sur la figure effarée de sa fille:
«Triple sotte, murmura-t-il entre ses dents, et l'autre n'est donc pas là? l'aurait-on déjà mise au courant?...—Où est la princesse? Elle se cache?
—Elle est un peu indisposée, répondit Mlle Bourrienne avec un sourire aimable, elle ne paraîtra pas; c'est si naturel dans sa situation.
—Hem! hem! cré!... cré!...» fit le prince en se mettant à table.
Son assiette lui paraissant mal essuyée, il la jeta derrière lui; Tikhone la rattrapa au vol et la passa au maître d'hôtel. La petite princesse n'était point souffrante, mais, prévenue de la colère du vieux prince, elle s'était décidée à ne pas sortir de ses appartements.
«J'ai peur pour l'enfant: Dieu sait ce qui peut lui arriver si je m'effraye,» disait-elle à Mlle Bourrienne, qu'elle avait prise en affection, qui passait chez elle ses journées, quelquefois même ses nuits, et devant laquelle elle ne se gênait pas pour juger et critiquer son beau-père, qui lui inspirait une terreur et une antipathie invincibles.
Ce dernier sentiment était réciproque, mais, chez le vieux prince, c'était le dédain qui l'emportait.
«Il nous arrive du monde, mon prince, dit Mlle Bourrienne en dépliant sa serviette du bout de ses doigts roses. Son Excellence le prince Kouraguine avec son fils, à ce que j'ai entendu dire?
—Hem! Cette Excellence est un polisson! C'est moi qui l'ai fait entrer au ministère, dit le prince d'un ton offensé. Quant à son fils, je ne sais pas pourquoi il vient; la princesse Élisabeth Carlovna et la princesse Marie le savent peut-être: moi, je ne le sais pas et n'ai pas besoin de le savoir!...»
Il regarda sa fille, qui rougissait.
«Es-tu malade, toi aussi? Est-ce par crainte du ministre? comme disait tout à l'heure cet idiot d'Alpatitch.
—Non, mon père.»
Mlle Bourrienne n'avait pas eu de chance dans le choix de son sujet de conversation; elle n'en continua pas moins à bavarder, et sur les orangeries, et sur la beauté d'une fleur nouvellement éclose, si bien que le prince s'adoucit un peu après le potage.
Le dîner terminé, il se rendit chez sa belle-fille, qu'il trouva assise à une petite table et bavardant avec Macha, sa femme de chambre. Elle pâlit à la vue de son beau-père. Elle n'était guère en beauté en ce moment, elle était même plutôt laide.
Ses joues s'étaient allongées, elle avait les yeux cernés, et sa lèvre semblait se retrousser encore plus qu'auparavant.
«Ce n'est rien, je m'alourdis, dit-elle en réponse à une question de son beau-père, qui lui demandait de ses nouvelles.
—Besoin de rien?
—Non, merci, mon père.
—C'est bien, c'est bien!...»
Et il sortit. Alpatitch se trouva sur son chemin dans l'antichambre.
«La route est-elle recouverte?
—Oui, Excellence: pardonnez-moi, c'était par bêtise.»
Le prince l'interrompit avec un sourire forcé:
«C'est bon, c'est bon!...»
Et lui tendant la main, que l'autre baisa, il rentra dans son cabinet.
Le prince Basile arriva le soir même. Il trouva sur la grande route des cochers et des gens de la maison, qui, à force de cris et de jurons, firent franchir à son «vasok» (voiture sur patins) et à ses traîneaux la neige qui avait été amoncelée exprès.
On avait préparé pour chacun d'eux une chambre séparée.
Anatole, sans habit, les poings sur les hanches, regardait fixement de ses beaux grands yeux et avec un sourire distrait un coin de la table devant laquelle il était assis. Toute l'existence n'était pour lui qu'une série de plaisirs ininterrompue, y compris même cette visite à un vieillard morose et à une héritière sans beauté. À tout prendre, elle pouvait, à son avis, avoir même un résultat comique. Et pourquoi ne pas l'épouser puisqu'elle est riche? La richesse ne gâte rien! Une fois rasé et parfumé avec ce soin et cette élégance qu'il apportait toujours aux moindres détails de sa toilette, portant haut sa belle tête avec une expression naturellement conquérante, il rentra chez son père, autour duquel s'agitaient deux valets de chambre. Le prince Basile salua son fils gaiement d'un signe de tête, comme pour lui dire:
«Tu es très bien ainsi!
—Voyons, mon père, sans plaisanterie, elle est tout simplement monstrueuse? dit Anatole, en reprenant un sujet qu'il avait plus d'une fois abordé pendant le voyage.
—Pas de folies, je t'en prie, fais ton possible, et c'est là le principal, pour être respectueux et convenable envers le vieux.
—S'il me décoche des choses par trop désagréables, je m'en irai, je vous en avertis; je les déteste, ces vieux!
—N'oublie pas que tout dépend de toi.»
En attendant, on connaissait déjà, du côté des femmes, non seulement l'arrivée du ministre et de son fils, mais les moindres détails sur leurs personnes. La princesse Marie, seule dans sa chambre, faisait d'inutiles efforts pour surmonter son émotion intérieure:
«Pourquoi ont-ils écrit? Pourquoi Lise m'en a-t-elle parlé? C'est impossible, je le sens!...»
Et elle ajoutait, en se regardant dans la glace:
«Comment ferai-je mon entrée dans le salon? Je ne pourrai jamais être moi-même, même s'il me plaît?»
Et la pensée de son père la remplissait de terreur. Macha avait déjà raconté à la petite princesse et à Mlle Bourrienne comment ce beau garçon, au visage vermeil et aux sourcils noirs, s'était élancé sur l'escalier comme un aigle, enjambant trois marches à la fois, tandis que le vieux papa traînait lourdement, clopin-clopant, un pied après l'autre.
«Ils sont arrivés, Marie, le savez-vous?» lui dit sa belle-sœur, en entrant chez elle avec Mlle Bourrienne.
La petite princesse, dont la marche s'alourdissait de plus en plus, s'approcha d'un fauteuil et s'y laissa tomber: elle avait quitté son déshabillé du matin et avait mis une de ses plus jolies toilettes; sa coiffure était soignée, mais l'animation de sa figure ne parvenait pas à cacher le changement de ses traits. Cette mise élégante le faisait au contraire ressortir davantage. Mlle Bourrienne, de son côté, avait fait des frais qui mettaient en relief les charmes de sa jolie personne.
«Eh bien, et vous restez comme vous êtes, chère princesse? dit-elle. On va venir annoncer que ces messieurs sont au salon, il faudra descendre, et vous ne faites pas un petit bout de toilette?»
La petite princesse sonna aussitôt une femme de chambre et passa gaiement en revue la garde-robe de sa belle-sœur. La princesse Marie s'en voulait à elle-même de son émotion, comme d'un manque de dignité, et en voulait aussi à ses deux compagnes de trouver cela tout simple. Le leur reprocher, c'eût été trahir les sensations qu'elle éprouvait; le refus de se parer aurait amené des plaisanteries et des conseils sans fin. Elle rougit, l'éclat de ses beaux yeux s'éteignit, sa figure se marbra, et, en victime résignée, elle s'abandonna à la direction de sa belle-sœur et de Mlle Bourrienne, qui toutes deux s'occupèrent, à qui mieux mieux, à la rendre jolie. La pauvre fille était si laide, qu'aucune rivalité entre elles n'était possible; aussi déployèrent-elles toute leur science à l'habiller convenablement, avec la foi naïve des femmes dans la puissance de l'ajustement.
«Vraiment, ma bonne amie, cette robe n'est pas jolie, dit Lise en se reculant pour mieux juger de l'ensemble. Faites apporter l'autre, la robe massacat! Il s'agit peut-être du sort de toute ta vie.... Ah non! elle est trop claire, elle ne te va pas.»
Ce n'était pas la robe qui manquait de grâce, mais bien la personne qu'elle habillait. La petite princesse et Mlle Bourrienne ne s'en rendaient pas compte, persuadées qu'un nœud bleu par-ci, une mèche de cheveux relevée par-là, qu'une écharpe abaissée sur la robe brune, remédieraient à tout. Elles ne voyaient pas qu'il était impossible de remédier à l'expression de ce visage effaré; elles avaient beau en changer le cadre, il restait toujours insignifiant et sans attrait. Après deux ou trois essais, la princesse Marie, toujours soumise, se trouva tout à coup coiffée avec les cheveux relevés, ce qui la défigurait encore davantage, et vêtue de l'élégante robe massacat à écharpe bleue; la petite princesse, en ayant fait deux fois le tour pour la bien examiner de tous les côtés et en arranger les plis, s'écria enfin avec désespoir:
«C'est impossible! Non, Marie, décidément cela ne vous va pas! Je vous aime mieux dans votre petite robe grise de tous les jours; non, de grâce, faites cela pour moi!... Katia, dit-elle à la femme de chambre, apportez la robe grise de la princesse. Vous allez voir, dit-elle à Mlle Bourrienne, en souriant d'avance à ses combinaisons artistiques, vous allez voir ce que je vais produire.»
Katia apporta la robe; la princesse Marie restait immobile devant la glace. Mlle Bourrienne remarqua que ses yeux étaient humides, que ses lèvres tremblaient, et qu'elle était prête à fondre en larmes.
«Voyons, chère princesse, encore un petit effort.»
La petite princesse, enlevant la robe à la femme de chambre, s'approcha de sa belle-sœur.
«Allons, Marie, nous allons faire cela bien gentiment, bien simplement.»
Et toutes trois riaient et gazouillaient comme des oiseaux.
«Non, laissez-moi!»
Et sa voix avait une inflexion si sérieuse, si mélancolique, que le gazouillement de ces oiseaux s'arrêta court. Elles comprirent à l'expression de ces beaux yeux suppliants qu'il était inutile d'insister.
«Au moins changez de coiffure! Je vous le disais bien, continua la princesse en s'adressant à Mlle Bourrienne, que Marie a une de ces figures auxquelles ce genre de coiffure ne va pas du tout, mais du tout! Changez-la, de grâce!
—Laissez-moi, laissez-moi, tout cela m'est parfaitement égal.»
Ses compagnes ne pouvaient en effet s'empêcher de le reconnaître. La princesse Marie, parée de la sorte, était, il est vrai, plus laide que jamais, mais elles connaissaient la puissance de ce regard mélancolique, indice chez elle d'une décision ferme et résolue.
«Vous changerez tout cela, n'est-ce pas?» dit Lise à sa belle-sœur, qui demeura silencieuse.
Et la petite princesse quitta la chambre. Restée seule, Marie ne se regarda pas dans la glace, et, oubliant de mettre une autre coiffure, elle resta complètement immobile. Elle pensait au mari, à cet être fort et puissant, doué d'un attrait incompréhensible, qui devait la transporter dans son monde à lui, complètement différent du sien, et plein de bonheur. Elle pensait à l'enfant, à son enfant semblable à celui de la fille de sa nourrice, qu'elle avait vu la veille. Elle le voyait déjà suspendu à son sein... son mari était là... il les regardait tendrement, elle et son enfant... «Mais tout cela est impossible! je suis trop laide!» pensa-t-elle.
«Le thé est servi, le prince va sortir de chez lui!» lui cria tout à coup la femme de chambre, à travers la porte.
Elle tressaillit et elle eut peur de ses propres pensées. Avant de descendre, elle entra dans son oratoire, et, fixant ses regards sur l'image noircie du Sauveur, éclairée par la douce lueur de la lampe, elle joignit les mains, et se recueillit quelques instants. Le doute tourmentait son âme: les joies de l'amour, de l'amour terrestre lui seraient-elles données? Dans ses songes sur le mariage, elle entrevoyait toujours le bonheur domestique complété par des enfants; mais son rêve secret, presque inavoué à elle-même, était de goûter de cet amour terrestre, et ce sentiment était d'autant plus fort, qu'elle le cachait aux autres et à elle-même: «Mon Dieu, comment chasser de mon cœur ces insinuations diaboliques? Comment me dérober à ces horribles pensées, pour me soumettre avec calme à ta volonté?» À peine avait-elle adressé à Dieu cette prière qu'elle en trouva la réponse dans son cœur: «Ne désire rien pour toi-même, ne cherche rien, ne te trouble pas et n'envie rien à personne; l'avenir doit te rester inconnu, mais il faut que cet avenir te trouve prête à tout! S'il plaît à Dieu de t'éprouver par les devoirs du mariage, que sa volonté s'accomplisse!» Ces pensées la calmèrent, mais elle garda au fond de son cœur le désir de voir se réaliser son rêve d'amour, elle soupira, se signa et descendit, sans plus penser ni à sa robe, ni à sa coiffure, ni à son entrée, ni à ce qu'elle dirait. Quelle valeur ces misères pouvaient-elles avoir devant les desseins du Tout-Puissant, sans la volonté duquel il ne tombe pas un cheveu de la tête de l'homme!
IV
La princesse Marie trouva déjà au salon le prince Basile et son fils, causant avec la petite princesse et Mlle Bourrienne. Elle s'avança gauchement, en marchant pesamment sur ses talons. Les deux hommes et Mlle Bourrienne se levèrent, et la petite princesse s'écria: «Voilà Marie!»
Son coup d'œil les enveloppa tous distinctement. Elle vit se fondre en un aimable sourire l'expression grave qui avait passé sur le visage du prince Basile à sa vue; elle vit les yeux de sa belle-sœur suivre avec curiosité sur la figure des visiteurs l'impression qu'elle produisait; elle vit Mlle Bourrienne avec ses rubans et son joli visage, qui n'avait jamais été aussi animé, tourné vers lui, mais elle ne le vit pas, lui! Seulement, elle comprit instinctivement que quelque chose de grand, de lumineux, de beau, s'approchait d'elle à son entrée. Le prince Basile fut le premier à lui baiser la main; ses lèvres effleurèrent le front chauve incliné sur elle[23], et, répondant à ses compliments, elle l'assura qu'elle ne l'avait point oublié. Anatole survint, mais elle ne pouvait le voir: elle sentit sa main emprisonnée dans une autre main ferme et douce, et elle toucha à peine de ses lèvres un front blanc, ombragé de beaux cheveux châtains. Relevant les yeux, elle fut frappée de sa beauté. Il se tenait devant elle, un doigt passé dans la boutonnière de son uniforme, la taille cambrée; il se balançait légèrement sur un pied, et la regardait en silence, sans penser à elle. Anatole n'avait pas la compréhension vive, il n'était pas éloquent, mais en revanche il possédait ce calme si précieux dans le monde et cette assurance que rien ne pouvait ébranler. Un homme timide, qui se serait montré embarrassé de l'inconvenance de son silence à une première entrevue, et qui aurait fait des efforts pour en sortir, aurait empiré la situation, tandis qu'Anatole, qui ne s'en préoccupait guère, continuait à examiner la coiffure de la princesse Marie, sans se presser le moins du monde de sortir de son mutisme:
«Je ne vous empêche pas de causer, avait-il l'air de dire, mais quant à moi, je n'en ai nulle envie!»
La conscience de sa supériorité donnait à ses rapports avec les femmes une certaine nuance de dédain, qui avait le don d'éveiller en elles la curiosité, la crainte, l'amour même. Il paraissait leur dire:
«Je vous connais, croyez-moi! Pourquoi dissimuler?... vous ne demandez pas mieux!»
Peut-être ne le pensait-il pas, c'était même probable, car jamais il ne se donnait la peine de réfléchir, mais il imposait cette conviction, et la princesse Marie l'éprouva si bien, qu'elle s'empara aussitôt du prince Basile, afin de faire comprendre à son fils qu'elle ne se trouvait pas digne d'occuper son attention. La conversation était vive et animée, grâce surtout au babillage de la petite princesse, qui entr'ouvrait à plaisir ses lèvres pour montrer ses dents blanches. Elle avait engagé avec le prince Basile une de ces causeries qui lui étaient habituelles et qui pouvaient faire supposer qu'entre elle et son interlocuteur il y avait un échange de souvenirs mutuels, d'anecdotes connues d'eux seuls, tandis que ce n'était qu'un léger tissu de phrases brillantes, qui ne supposait aucune intimité antérieure.
Le prince Basile lui donnait la réplique, ainsi qu'Anatole, qu'elle connaissait à peine. Mlle Bourrienne crut aussi de son devoir de faire sa partie dans cet échange de souvenirs, étrangers pour elle, et la princesse Marie se vit entraînée à y prendre gaiement part.
«Nous pourrons au moins jouir de vous complètement, cher prince: ce n'était pas ainsi aux soirées d'Annette, vous vous sauviez toujours... cette chère Annette!
—Vous n'allez pas au moins me parler politique, comme Annette?
—Et notre table de thé?
—Oh oui!
—Pourquoi ne veniez-vous jamais chez Annette? demanda-t-elle à Anatole. Ah! je le sais, allez, votre frère Hippolyte m'a raconté vos exploits!» Et elle ajouta, en le menaçant de son joli doigt: «Je les connais, vos exploits de Paris!
—Et Hippolyte ne t'a pas raconté, demanda le prince Basile à son fils, en saisissant la main de la petite princesse comme pour la retenir, il ne t'a pas raconté comme il séchait sur pied pour cette charmante princesse et comme elle le mettait à la porte.... Oh! c'est la perle des femmes, princesse,» dit-il à la princesse Marie.
Mlle Bourrienne, de son côté, au mot de «Paris», profita de l'occasion pour jeter dans la conversation ses souvenirs personnels.
Elle questionna Anatole sur son séjour à Paris:
«Paris lui avait-il plu?
Anatole, heureux de lui répondre, souriait en la regardant; ayant décidé à l'avance dans son for intérieur qu'il ne s'ennuierait pas à Lissy-Gory:
«Elle n'est pas mal, pas mal du tout, cette demoiselle de compagnie, disait-il à part lui; j'espère que l'autre la prendra avec elle quand elle m'épousera...; la petite est, ma foi, gentille!»
Le vieux prince s'habillait dans son cabinet sans se hâter: grognon et pensif, il réfléchissait à ce qu'il devait faire. L'arrivée de ces visiteurs le contrariait.
«Que me veulent-ils, le prince Basile et son fils? Le père est un hâbleur, un homme de rien, son fils doit être gentil!
Leur arrivée le contrariait surtout parce qu'elle ramenait sur le tapis une question qu'il s'efforçait toujours d'éloigner, en cherchant à se tromper lui-même. Il s'était bien souvent demandé s'il se déciderait un jour à se séparer de sa fille, mais jamais il ne se posait catégoriquement cette question, sachant bien que, s'il y répondait en toute justice, sa réponse serait contraire non seulement à ses sentiments, mais encore à toutes ses habitudes. Son existence sans elle, malgré le peu de cas qu'il paraissait en faire, lui semblait impossible:
«Qu'a-t-elle besoin de se marier pour être malheureuse? Voilà Lise, qui certainement n'aurait pu trouver un meilleur mari... est-elle contente de son sort? Laide et gauche comme elle est, qui l'épousera pour elle? On la prendra pour sa fortune, pour ses alliances! Ne serait-elle pas beaucoup plus heureuse de rester fille?»
Ainsi pensait le vieux prince, en s'habillant, et il se disait que cette terrible alternative était à la veille d'une solution, car l'intention évidente du prince Basile est de faire sa demande, sinon aujourd'hui, à coup sûr demain. Sans doute le nom, la position dans le monde, tout est convenable, mais est-il digne d'elle?... «C'est ce que nous verrons! c'est ce que nous verrons,» ajouta-t-il tout haut.
Et il se dirigea d'un pas ferme et décidé vers le salon. En entrant, il embrassa d'un seul coup d'œil tous les détails, et le changement de toilette de la petite princesse, et les rubans de Mlle Bourrienne, et la monstrueuse coiffure de sa fille, et son isolement et les sourires de Bourrienne et d'Anatole:
«Elle est attifée comme une sotte, pensa-t-il, et lui, qui n'a pas l'air d'y prendre garde!
—Bonjour, dit-il en s'approchant du prince Basile. Je suis content de te voir.
—L'amitié ne connaît pas les distances, répondit le prince Basile, en parlant comme toujours d'un ton assuré et familier. Voici mon cadet, aimez-le, je vous le recommande!
—Beau garçon, beau garçon, dit le maître de la maison, en examinant Anatole. Viens ici, embrasse-moi là.»
Et il lui présenta sa joue. Anatole l'embrassa, en le regardant curieusement, mais avec une tranquillité parfaite, dans l'attente d'une de ces sorties originales et brusques dont son père lui avait parlé.
Le vieux prince s'assit à sa place habituelle dans le coin du canapé, et, après avoir offert un fauteuil au prince Basile, il l'entreprit sur la politique et les nouvelles du jour; sans cesser de paraître l'écouter avec attention, il ne perdait pas de vue sa fille.
«Ah! c'est ce qu'on écrit de Potsdam.»
Et, répétant les dernières paroles de son interlocuteur, il se leva et s'approcha d'elle:
«Est-ce pour les visiteurs que tu t'es ainsi parée? belle, très belle, ma foi! une nouvelle coiffure à leur intention!... Eh bien, alors je te défends, devant eux, de jamais te permettre à l'avenir de te pomponner sans mon autorisation.
—C'est moi, mon père, qui suis la coupable, dit la petite princesse en s'interposant.
—Vous avez, madame, tous les droits possibles de vous parer à votre guise, lui répondit-il en lui faisant un profond salut, mais elle n'a pas besoin de se défigurer: elle est assez laide comme cela!...»
Et il se rassit à sa place, sans s'occuper davantage de la princesse Marie, qui était prête à pleurer.
«Je trouve au contraire que cette coiffure va fort bien à la princesse, dit le prince Basile.
—Eh bien, dis donc, mon jeune prince... comment t'appelle-t-on? Viens ici, causons et faisons connaissance.
—C'est maintenant que la farce va commencer, se dit Anatole en s'asseyant à côté de lui.
—Ainsi donc, mon bon, on vous a élevé à l'étranger? Ce n'est pas comme nous, ton père et moi, auxquels un sacristain a enseigné à lire et à écrire!... Eh bien, dites-moi, mon ami, vous servez dans la garde à cheval à présent? ajouta-t-il en le regardant fixement de très près.
—Non, j'ai passé dans l'armée, répondit Anatole, qui réprimait avec peine une folle envie de rire.
—Ah! ah! c'est parfait! C'est donc que vous voulez servir l'Empereur et la patrie? On est à la guerre... un beau garçon comme cela doit servir, doit servir... au service actif!
—Non, prince, le régiment est déjà en marche, et moi j'y suis attaché...—À quoi donc suis-je attaché, papa? dit-il en riant à son père.
—Il sert bien, ma foi: il demande à quoi il est attaché! ha! ha!»
Et le vieux prince partit d'un éclat de rire, auquel Anatole fit écho, quand tout à coup le premier s'arrêta tout court et fronça violemment les sourcils:
«Eh bien, va-t-en,» lui dit-il.
Et Anatole alla rejoindre les dames.
«Tu l'as fait élever à l'étranger, n'est-ce pas, prince Basile?
—J'ai fait ce que j'ai pu, répondit le prince Basile, car l'éducation que l'on donne là-bas est infiniment supérieure.
—Oui, tout est changé aujourd'hui, tout est nouveau!... Beau garçon, beau garçon! Allons chez moi.»
À peine furent-ils arrivés dans son cabinet, que le prince Basile s'empressa de lui faire part de ses désirs et de ses espérances.
«Crois-tu donc que je la tienne enchaînée, et que je ne puisse pas m'en séparer? Que se figurent-ils donc? s'écria-t-il avec colère; mais demain si elle veut, cela m'est bien égal! Seulement je veux mieux connaître mon gendre!... Tu connais mes principes: agis donc franchement. Je lui demanderai demain devant toi si elle veut, et dans ce cas il restera; il restera ici, je veux l'étudier!...»
Et le vieux prince termina par son ébrouement habituel, en donnant à sa voix cette même intonation aiguë qu'il avait eue en prenant congé de son fils.
«Je vous parlerai bien franchement,—dit le prince Basile, et il prit le ton matois de l'homme convaincu qu'il est inutile de ruser avec un auditeur trop clairvoyant,—car vous voyez au travers des gens. Anatole n'est pas un génie, mais c'est un honnête et brave garçon, c'est un bon fils.
—Bien, bien, nous verrons!»
À l'apparition d'Anatole, les trois femmes, qui vivaient solitaires, et privées depuis longtemps de la société des hommes, sentirent, toutes les trois également, que leur existence jusque-là avait été incomplète. La faculté de penser, de sentir, d'observer, se trouva décuplée en une seconde chez toutes les trois, et les ténèbres qui les enveloppaient s'éclairèrent tout à coup d'une lumière inattendue et vivifiante.
La princesse Marie ne pensait plus ni à sa figure ni à sa malencontreuse coiffure, elle s'absorbait dans la contemplation de cet homme si beau et si franc, qui pouvait devenir son mari. Il lui paraissait bon, courageux, énergique, généreux; au moins en était-elle persuadée; mille rêveries de bonheur domestique s'élevaient dans son imagination: elle essayait de les chasser et de les cacher au fond de son cœur:
«Ne suis-je pas trop froide? pensait-elle; si je garde cette réserve, c'est parce que je me sens trop vivement attirée vers lui!... Il ne peut pourtant pas deviner ce que je pense, et croire qu'il m'est désagréable.»
Et la princesse Marie faisait son possible pour être aimable, sans y réussir.
«La pauvre fille! elle est diablement laide!» pensait Anatole.
Mlle Bourrienne avait aussi son petit lot de pensées éveillées en elle par la présence d'Anatole. La jolie jeune fille, qui n'avait ni position dans le monde, ni parents, ni amis, ni patrie, n'avait jamais songé sérieusement à être toute sa vie la lectrice du vieux prince et l'amie de la princesse Marie. Elle attendait depuis longtemps ce prince russe, qui, du premier coup d'œil, saurait apprécier sa supériorité sur ses jeunes compatriotes, laides et mal fagotées, s'éprendrait d'elle et l'enlèverait. Mlle Bourrienne s'était composée toute une petite histoire, qu'elle tenait d'une de ses tantes et que son imagination se complaisait à achever. C'était le roman d'une jeune fille séduite, que sa pauvre mère accablait de reproches, et souvent elle se sentait émue jusqu'aux larmes de ce récit fait à un séducteur imaginaire.... Ce prince russe qui devait l'enlever était là.... Il lui déclarerait son amour... elle mettrait en avant: «ma pauvre mère,» et il l'épouserait. C'est ainsi que Mlle Bourrienne imposait, chapitre par chapitre, son roman, tout en causant des merveilles de Paris. Elle n'avait aucun plan préconçu, mais tout était classé à l'avance dans sa tête, et tous ces éléments épars se groupaient autour d'Anatole, auquel elle voulait plaire à tout prix.
Quant à la petite princesse, comme un vieux cheval de bataille qui, malgré son âge, dresse instinctivement l'oreille au son de la trompette, elle se préparait à faire une charge à fond de coquetterie, sans y mettre la moindre arrière-pensée, et sous la seule impulsion d'une gaieté naïve et étourdie. Anatole avait l'habitude, lorsqu'il se trouvait dans la société des femmes, de se poser en homme blasé et fatigué de leurs avances; mais, en voyant l'impression qu'il produisait sur celles-ci, il ne put s'empêcher d'éprouver une véritable satisfaction d'amour-propre, d'autant plus qu'il sentait déjà naître dans son cœur, pour la jolie et provocante Mlle Bourrienne, un de ces accès de passion sans frein qui s'emparaient de lui avec une violence irrésistible et l'entraînaient à commettre les actions les plus hardies et les plus brutales.
Après le thé, la société avait passé dans le salon voisin; la princesse Marie fut priée de se mettre au piano. Anatole s'accouda sur l'instrument à côté de Mlle Bourrienne, et ses yeux pétillants et rieurs ne quittaient pas la princesse Marie, qui sentait avec une émotion de joie douloureuse ce regard fixé sur elle. Sa sonate favorite la transportait dans un monde de suaves harmonies intimes, dont la poésie devenait plus forte, plus vibrante, sous l'influence de ce regard. Il était dirigé sur elle, et cependant il ne s'adressait en réalité qu'au petit pied de Mlle Bourrienne, qu'Anatole pressait doucement du sien. Elle regardait aussi la princesse Marie, et dans ses beaux yeux trahissait également une expression de joie émue et mêlée d'espérance.
«Comme elle m'aime, pensait la princesse, comme je suis heureuse et quel bonheur pour moi d'avoir une amie comme elle, et un mari comme lui!... Mais sera-t-il jamais mon mari?»
Le soir après le souper, quand on se sépara, Anatole baisa la main de la princesse, qui trouva le courage de le regarder. Il baisa également la main de la jeune Française: ce n'était pas assurément convenable, mais il le fit avec son assurance habituelle. Elle rougit, tout effrayée, et regarda la princesse Marie:
«Quelle délicatesse, pensa cette dernière. Amélie craindrait-elle par hasard ma jalousie? Croit-elle que je ne sais pas apprécier sa tendresse si pure et son dévouement?»
Et, s'approchant de Mlle Bourrienne, elle l'embrassa avec affection. Anatole s'avança galamment vers la petite princesse pour lui baiser la main:
«Non, non! Quand votre père m'écrira que vous vous conduisez bien, je vous donnerai ma main à baiser, pas avant.
Et, le menaçant du doigt, elle sortit en souriant.
V
Chacun rentra chez soi, et, à part Anatole, qui s'endormit aussitôt, personne ne ferma l'œil de longtemps.
«Sera-t-il vraiment mon mari, cet homme si beau, si bon, surtout si bon!» pensait la princesse Marie.
Et elle éprouvait une terreur qui n'était pas dans sa nature: elle avait peur de se retourner, de bouger; il lui semblait que quelqu'un se tenait là, dans ce coin sombre, derrière le paravent, et ce quelqu'un était le diable, ce quelqu'un était cet homme au front blanc, aux sourcils noirs, aux lèvres vermeilles!
Elle appela sa femme de chambre, et la pria de passer la nuit auprès d'elle.
Mlle Bourrienne arpenta longtemps le jardin d'hiver, attendant vainement aussi quelqu'un, souriant à quelqu'un, et s'émouvant parfois aux paroles de sa «pauvre mère», qui lui reprochait sa chute.
La petite princesse grondait sa femme de chambre: son lit était mal fait: elle ne pouvait s'y coucher d'aucune façon; tout lui était lourd et incommode... c'était son fardeau qui la gênait. Il la gênait d'autant plus ce soir, que la présence d'Anatole l'avait reportée à une époque où, vive et légère, elle n'avait aucun souci: assise, en camisole et en bonnet de nuit, dans un fauteuil, pour la troisième fois elle faisait refaire son lit et retourner les matelas par sa femme de chambre endormie.
«Je t'avais bien dit qu'il n'y avait que des creux et des bosses; tu comprends bien que je n'aurais pas mieux demandé que de dormir? Ainsi ce n'est pas ma faute,» disait-elle du ton boudeur d'un enfant qui va pleurer.
Le vieux prince ne dormait pas non plus. Tikhone, à travers son sommeil, l'entendait marcher et s'ébrouer; il lui semblait que sa dignité avait été offensée, et cette offense était d'autant plus vive, qu'elle ne se rapportait pas à lui, mais à sa fille, à sa fille qu'il aimait plus que lui-même. Il avait beau se dire qu'il prendrait son temps pour décider quelle serait dans cette affaire la ligne de conduite à suivre, une ligne de conduite selon la justice et l'équité, ses réflexions ne faisaient que l'irriter davantage:
«Elle a tout oublié pour le premier venu, tout, jusqu'à son père... et la voilà qui court en haut, qui se coiffe et qui fait des grâces, et qui ne ressemble plus à elle-même! Et la voilà enchantée d'abandonner son père, et pourtant elle savait que je le remarquerais! Frr... frr... frr.... Est-ce que je ne vois pas que cet imbécile ne regarde que la Bourrienne?... Il faut que je la chasse! Et pas un brin de fierté pour le comprendre; si elle n'en a pas pour elle, qu'elle en ait pour moi! Il faudra lui montrer que ce bellâtre ne pense qu'à la Bourrienne. Pas de fierté!... je le lui dirai!»
Dire à sa fille qu'elle se faisait des illusions et qu'Anatole s'occupait de la Française était, il le savait bien, le plus sûr moyen de froisser son amour-propre. Sa cause serait gagnée; en d'autres termes, son désir de garder sa fille serait satisfait. Cette idée le calma, et il appela Tikhone pour se faire déshabiller.
«C'est le diable qui les a envoyés,» se disait-il pendant que Tikhone passait la chemise de nuit sur ce vieux corps parcheminé, dont la poitrine était couverte d'une épaisse toison de poils gris.
«Je ne les ai pas invités, et les voilà qui me dérangent mon existence, et il me reste si peu de temps à vivre.... Au diable!»
Tikhone était habitué à entendre le prince parler tout haut; aussi reçut-il d'un visage impassible le coup d'œil furibond qui émergeait de la chemise.
«Sont-ils couchés?»
Tikhone, comme tous les valets de chambre bien appris, devinait d'instinct la direction des pensées de son maître:
«Ils se sont couchés et ont éteint leurs lumières, Excellence.
—Bien nécessaire, bien nécessaire,» marmotta le vieux.
Et, glissant ses pieds dans ses pantoufles, et endossant sa robe de chambre, il alla s'étendre sur le divan qui lui servait de lit.
Quoique peu de paroles eussent été échangées entre Anatole et Mlle Bourrienne, ils s'étaient parfaitement compris; quant à la partie du roman qui précédait l'apparition de «ma pauvre mère», ils sentaient qu'ils avaient beaucoup de choses à se dire en secret; aussi, dès le lendemain matin, cherchèrent-il les occasions d'un tête-à-tête, et ils se rencontrèrent inopinément dans le jardin d'hiver, pendant que la princesse Marie descendait, plus morte que vive, pour se rendre chez son père à l'heure habituelle. Il lui semblait que non seulement chacun savait que son sort allait se décider dans la journée, mais qu'elle-même y était toute disposée. Elle lisait cela sur la figure de Tikhone, sur celle du valet de chambre du prince Basile, qu'elle croisa dans le corridor, portant de l'eau chaude à son maître, et qui lui fit un profond salut.
Le vieux prince, ce matin-là, se montra plein de bienveillance et d'aménité pour sa fille; elle connaissait depuis longtemps cette façon d'agir, qui n'empêchait pas ses mains sèches de se crisper de colère contre elle pour un problème d'arithmétique qu'elle ne saisissait pas assez vite, et qui le poussait à se lever, à s'éloigner d'elle et à répéter à plusieurs reprises les mêmes paroles d'une voix sourde et contenue.
Il entama le sujet qui le préoccupait, sans la tutoyer:
«On m'a fait une proposition qui vous concerne, lui dit-il en souriant d'un sourire forcé; vous aurez probablement deviné que le prince Basile n'a pas amené ici son élève (c'est ainsi qu'il appelait Anatole, sans trop savoir pourquoi) pour mes beaux yeux; vous connaissez mes principes: c'est pour cela que je vous parle en ce moment.
—Comment dois-je vous comprendre, mon père? dit la princesse, pâlissant et rougissant tour à tour.
—Comment comprendre? s'écria le vieux en s'échauffant. Le prince Basile te trouve à son goût comme belle-fille et il te fait la proposition au nom de son élève: c'est clair! Comment comprendre? c'est à toi que je le demande.
—Je ne sais pas, mon père, ce que vous... murmura la princesse.
—Moi, moi, je n'ai rien à y voir, laissez-moi donc de côté, ce n'est pas moi qui me marie!... Que voulez-vous?... c'est là ce qu'il me serait agréable d'apprendre?»
La princesse devina que son père ne voyait pas ce mariage d'un bon œil, mais elle se dit aussitôt que c'était le moment ou jamais de décider de son sort. Elle baissa les yeux pour ne pas voir ce regard qui lui ôtait toute faculté de penser et devant lequel elle était habituée à plier:
«Je ne désire qu'une chose: agir selon votre volonté, mais s'il m'était permis d'exprimer mon désir....
—Parfait! s'écria le prince en l'interrompant: il te prendra avec la dot et il y accrochera Mlle Bourrienne; c'est elle qui sera sa femme, et toi...»
Il s'arrêta en voyant l'impression que ses paroles produisaient sur sa fille; elle baissait la tête, et elle était prête à fondre en larmes.
«Voyons, voyons, je plaisante. Souviens-toi d'une chose, princesse, mes principes reconnaissent à une jeune fille le droit de choisir. Tu es libre, mais n'oublie pas que le bonheur de toute ta vie dépend du parti que tu vas prendre... je ne parle pas de moi.
—Mais je ne sais, mon père....
—Je n'en parle pas; quant à lui, il épousera qui on voudra; mais toi, tu es libre: va dans ta chambre, réfléchis, et apporte-moi ta réponse dans une heure; tu auras à te prononcer devant lui. Je sais bien, tu vas prier, je ne t'en empêche pas; prie, tu ferais mieux de réfléchir pourtant; va!... Oui ou non, oui ou non, oui ou non!» criait-il pendant que sa fille s'éloignait chancelante, car son sort était décidé et décidé pour son bonheur.
Mais l'allusion de son père à Mlle Bourrienne était terrible; à la supposer fausse, elle n'y pouvait penser de sang-froid. Elle retournait chez elle par le jardin d'hiver, lorsque la voix si connue de Mlle Bourrienne la tira de son trouble. Elle leva les yeux et vit à deux pas d'elle Anatole qui embrassait la jeune Française, en lui parlant à l'oreille. La figure d'Anatole exprimait les sentiments violents qui l'agitaient, quand il se retourna vers la princesse, oubliant son bras autour de la taille de la jolie fille.
«Qui est là? Que me veut-on?» semblait-il dire.
La princesse Marie s'était arrêtée pétrifiée, les regardant sans comprendre. Mlle Bourrienne poussa un cri et s'enfuit. Anatole salua la princesse avec un sourire fanfaron, et haussant les épaules, il se dirigea vers la porte qui conduisait à son appartement.
Une heure plus tard, Tikhone, qui avait été envoyé prévenir la princesse Marie, lui annonça qu'on l'attendait, et que le prince Basile était là. Il la trouva dans sa chambre, assise sur le canapé, passant doucement la main sur les cheveux de Mlle Bourrienne, qui pleurait à chaudes larmes. Les doux yeux de la princesse Marie, pleins d'une pitié tendre et affectueuse, avaient retrouvé leur calme et leur lumineuse beauté.
«Non, princesse, je suis perdue à jamais dans votre cœur.
—Pourquoi donc? Je vous aime plus que jamais et je tâcherai de faire tout mon possible..., répondit la princesse Marie avec un triste sourire. Remettez-vous, mon amie, je vais aller trouver mon père.»
Le prince Basile, assis les jambes croisées, et tenant une tabatière dans sa main, simulait un profond attendrissement, qu'il paraissait s'efforcer de cacher sous un rire ému. À l'entrée de la princesse Marie, aspirant à la hâte une petite prise, il lui saisit les deux mains:
«Ah! ma bonne, ma bonne, le sort de mon fils est entre vos mains. Décidez, ma bonne, ma chère, ma douce Marie, que j'ai toujours aimée comme ma fille.»
Il se détourna, car une larme venait en effet de poindre dans ses yeux.
«Frr.... Frr...! Au nom de son élève et fils, le prince te demande si tu veux, oui ou non, devenir la femme du prince Anatole Kouraguine? Oui ou non, dis-le, s'écria-t-il; je me réserve ensuite le droit de faire connaître mon opinion... oui, mon opinion, rien que mon opinion, ajouta-t-il en répondant au regard suppliant du prince Basile.... Eh bien! oui ou non?
—Mon désir, mon père, est de ne jamais vous quitter, de ne jamais séparer mon existence de la vôtre. Je ne veux pas me marier, répondit la princesse Marie, en adressant un regard résolu de ses beaux yeux au prince Basile et à son père.
—Folies, bêtises, bêtises, bêtises!» s'écria le vieux prince, en attirant sa fille à lui, et en lui serrant la main avec une telle violence, qu'elle cria de douleur.
Le prince Basile se leva.
«Ma chère Marie, c'est un moment que je n'oublierai jamais; mais dites-moi, ne nous donnerez-vous pas un peu d'espérance? Ne pourra-t-il toucher votre cœur si bon, si généreux? Je ne vous demande qu'un seul mot: peut-être?
—Prince, j'ai dit ce que mon cœur m'a dicté, je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait, mais je ne serai jamais la femme de votre fils!
—Voilà qui est terminé, mon cher; très content de te voir, très content. Retourne chez toi, princesse.... Très content, très content,» répéta le vieux prince, en embrassant le prince Basile.
«Je suis appelée à un autre bonheur, se disait la princesse Marie, je serai heureuse en me dévouant et en faisant le bonheur d'autrui, et, quoi qu'il m'en coûte, je n'abandonnerai pas la pauvre Amélie. Elle l'aime si passionnément et s'en repent si amèrement. Je ferai tout pour faciliter son mariage avec lui. S'il manque de fortune, je lui en donnerai à elle, et je prierai mon père et André d'y consentir!... Je me réjouirais tant de la voir sa femme, elle si triste, si seule, si abandonnée!... Comme elle doit l'aimer pour s'être oubliée ainsi! Qui sait? J'aurais peut-être agi de même!»