La guerre et la paix, Tome I
IV
Pierre buvait et mangeait beaucoup, avec son avidité habituelle. Mais, ce jour-là, silencieux, morose et abattu, il regardait d'un air distrait autour de lui et semblait ne rien entendre. Rien qu'à le voir ainsi préoccupé, ses amis devinaient sans peine qu'il était absorbé par quelque question accablante et insoluble.
Cette question, qui tourmentait à la fois son cœur et son esprit, c'étaient les allusions de la princesse Catherine, sa cousine, au sujet de l'intimité de Dologhow avec sa femme.
Le matin même, il avait reçu une lettre anonyme écrite sur le ton de grossière raillerie propre à ce genre de lettres, dans laquelle on lui disait que ses lunettes lui étaient bien inutiles, puisque la liaison de sa femme et de Dologhow n'était un mystère que pour lui seul. Il n'avait ajouté foi ni à la lettre ni aux allusions de sa cousine; mais la vue de Dologhow, assis en face de lui, lui causait un invincible malaise. Chaque fois que ses beaux yeux impudents rencontraient ceux de Pierre, ils faisaient naître dans l'âme de ce dernier un sentiment effroyable, monstrueux, et il se détournait brusquement. En se rappelant le passé que l'on prêtait à Hélène et ses relations actuelles avec Dologhow, il comprenait qu'il aurait pu y avoir quelque chose de vrai dans la lettre anonyme, s'il ne s'était pas agi de sa femme. Pierre se rappela involontairement la première visite de Dologhow, et comment, en souvenir de leurs anciennes folies, il lui avait prêté de l'argent, comment il l'avait installé dans sa maison, comment Hélène, sans se départir de son éternel sourire, lui avait exprimé son ennui de cet arrangement, et comment Dologhow, qui ne cessait de lui vanter avec cynisme la beauté de sa femme, ne les avait plus quittés d'une semelle depuis ce jour-là.
«Il est très beau, c'est vrai, se disait Pierre... et je sais qu'il éprouverait une jouissance toute particulière à déshonorer mon nom, à se jouer de moi, précisément à cause des services que je lui ai rendus; oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de la sorte, mais je n'y crois pas, je n'ai pas le droit d'y croire!»
Il avait souvent été frappé de l'expression méchante de, la figure de Dologhow, comme le jour où ils avaient jeté à l'eau l'ours et l'officier de police, ou bien lorsqu'il provoquait quelqu'un sans raison, ou qu'il tuait d'un coup de pistolet le cheval d'un isvostchik, et aujourd'hui, lorsque leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard cette même expression. «Oui, c'est un bretteur; tuer un homme est le dernier de ses soucis; il se dit que chacun a peur de lui, et moi tout le premier... et cela doit lui faire plaisir.... Et au fond c'est vrai.... J'ai peur de lui!» Ainsi pensait Pierre, pendant que Rostow s'entretenait gaiement avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont l'un était un brave hussard et l'autre un franc vaurien. Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne massive, sérieuse et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow d'ailleurs n'avait pas de sympathie: primo, c'était un pékin millionnaire, le mari d'une beauté à la mode, et une poule mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de hussard; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son salut, et lorsqu'on avait porté la santé de l'Empereur, abîmé dans ses réflexions, Pierre ne s'était pas levé!
«Eh bien, et vous? lui cria Rostow irrité de plus en plus. N'entendez-vous pas? À la santé de l'Empereur!»
Pierre soupira, se leva avec résignation, vida son verre, et quand tout le monde fut rassis, il s'adressa à Rostow avec son bon sourire:
«Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu!»
Rostow, qui s'égosillait à crier hourra! n'entendit même pas.
«Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance? dit Dologhow.
—Que le bon Dieu le bénisse, cet imbécile! répondit Rostow.
—Il faut soigner les maris des jolies femmes,» lui dit à demi-voix Denissow.
Pierre devinait qu'ils parlaient de lui, mais il ne pouvait les entendre. Cependant il rougit et se détourna.
«Et maintenant, buvons à la santé des jolies femmes! dit Dologhow d'un air moitié sérieux et moitié souriant.... Pétroucha!... À la santé des jolies femmes et de leurs amants!»
Pierre, les yeux baissés, buvait sans regarder Dologhow et sans lui répondre. En ce moment, le laquais qui distribuait la cantate en remit un exemplaire à Pierre, comme étant un des principaux membres du club. Il allait le prendre, lorsque Dologhow se pencha et lui arracha la feuille pour la lire. Pierre releva la tête, et, entraîné par un mouvement irrésistible de colère, il lui cria de toute sa force:
«Je vous le défends!»
À ces mots, et voyant à qui ils s'adressaient, Nesvitsky et son voisin de droite, effrayés, cherchèrent à le calmer, tandis que Dologhow, fixant sur lui ses yeux brillants et froids comme l'acier, lui disait, en accentuant chaque syllabe:
«Je la garde!»
Pâle, les lèvres tremblantes, Pierre la lui arracha des mains:
«Vous êtes un misérable!... vous m'en rendrez raison!»
Il se leva de table et comprit tout à coup que la question de l'innocence de sa femme, cette question qui le torturait depuis vingt-quatre heures, était tranchée sans retour. Il la détestait maintenant et sentait que tout était rompu avec elle à jamais. Malgré les instances de Denissow, Rostow consentit à servir de témoin à Dologhow, et, le dîner terminé, il discuta avec Nesvitsky, le témoin de Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna chez lui, tandis que Rostow, Dologhow et Denissow restèrent au club très avant dans la nuit à écouter les bohémiennes et les chanteurs de régiment.
«Ainsi, à demain, à Sokolniki, dit Dologhow, en prenant congé de Rostow, sur le perron.
—Et tu es calme? lui dit Rostow.
—Vois-tu, répondit Dologhow, je te dirai mon secret en deux mots: si, la veille d'un duel, tu te mets à écrire ton testament et des lettres larmoyantes à tes parents, si surtout tu penses à la possibilité d'être tué, tu es un imbécile, un homme fini! Si, au contraire, tu as la ferme intention de tuer ton adversaire et cela le plus tôt possible, tout va comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un jour notre chasseur d'ours: «Comment ne pas en avoir peur de l'ours?... et, pourtant, quand on le voit, on ne craint plus qu'une chose: c'est qu'il ne vous échappe!» Eh bien, mon cher, c'est tout juste comme moi. Au revoir, à demain!»
Le lendemain, à huit heures du matin, Pierre et Nesvitsky, en arrivant au bois de Sokolniki, y trouvèrent Dologhow, Denissow et Rostow. Pierre paraissait complètement indifférent à ce qui allait se passer; on voyait, à sa figure fatiguée, qu'il avait veillé toute la nuit, et ses yeux tremblotaient involontairement à la lumière. Deux questions le préoccupaient exclusivement: la culpabilité de sa femme, qui pour lui ne faisait plus de doute, et l'innocence de Dologhow, auquel il reconnaissait le droit de ne pas ménager l'honneur d'un homme, qui après tout lui était étranger: «Peut-être en aurais-je fait tout autant, se dit Pierre, oui, certainement je l'aurais fait!... Mais alors ce duel, alors ce duel serait un assassinat?... Ou bien je le tuerai, ou bien ce sera lui qui me touchera à la tête, au coude, au pied, au genou.... Ne pourrais-je donc me cacher et m'enfuir quelque part?» Et, en même temps, il demandait, avec un calme qui inspirait le respect à ceux qui l'observaient: «Serons-nous bientôt prêts?»
Après avoir enfoncé les sabres dans la neige, indiqué l'endroit jusqu'où chacun devait marcher, et chargé les pistolets, Nesvitsky s'approcha de Pierre:
«Je croirais manquer à mon devoir, comte, dit-il d'une voix timide, et je ne justifierais pas la confiance que vous m'avez témoignée et l'honneur que vous m'avez fait en me choisissant comme second, si dans cette minute solennelle je ne vous disais pas toute la vérité.... Je ne crois pas que le motif de l'affaire soit assez grave pour verser du sang.... Vous avez eu tort, vous vous êtes emporté....
—Ah! oui, c'était bien bête!... dit Pierre.
—Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sûr que nos adversaires les accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui sont mêlés à des affaires d'honneur, ne prenait la rencontre au sérieux qu'au dernier moment. Il est plus honorable, comte, d'avouer ses torts que d'en arriver à l'irréparable. Il n'y a pas eu d'offense grave, ni d'un côté ni de l'autre. Permettez-moi....
—Les paroles sont inutiles! dit Pierre.... Ça m'est bien égal.... Dites-moi seulement de quel côté je dois aller et où je dois tirer.» Il prit le pistolet, et, n'en ayant jamais tenu un de sa vie et ne s'inquiétant guère de l'avouer, il questionna ses témoins sur la façon de presser la détente: «Ah! c'est ainsi... c'est vrai, je l'avais oublié.
—Aucune excuse, aucune, décidément!» répondit Dologhow à Rostow, qui de son côté avait essayé une tentative de réconciliation.
L'endroit choisi était une petite clairière, dans un bois de pins, couverte de neige à moitié fondue, et à quatre-vingts pas de la route où ils avaient laissé leurs traîneaux. À partir de l'endroit où se tenaient les témoins jusqu'aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fichés en terre à dix pas l'un de l'autre, en guise de barrières, ils avaient laissé des traces sur la neige molle et profonde, en comptant les quarante pas qui devaient séparer les adversaires. Il dégelait, et d'humides vapeurs voilaient le paysage au delà de cette distance. Bien que tout fût prêt depuis trois minutes, personne ne donnait encore le signal; tous se taisaient.
V
«Eh bien, qu'on commence! s'écria Dologhow.
—Eh bien!» répéta Pierre en souriant.
La situation devenait terrible. L'affaire, si insignifiante au début, ne pouvait plus maintenant être arrêtée. Elle suivait fatalement sa marche en dehors de toute volonté humaine; elle devait s'accomplir! Denissow s'avança jusqu'à la barrière:
«Les adversaires, dit-il, s'étant refusés à toute réconciliation, on peut commencer. Qu'on prenne les pistolets, et qu'on se porte en avant au mot «trois!»
«Une! deux! trois!» compta Denissow d'une voix sourde, en se reculant. Les combattants s'avancèrent sur le sentier frayé, et chacun d'eux voyait peu à peu émerger du brouillard la figure de son adversaire. Ils avaient le droit de tirer à volonté en marchant. Dologhow s'avançait sans se hâter et sans lever son pistolet: ses yeux bleus brillaient et regardaient fixement Pierre; sa bouche se plissait en un semblant de sourire.
Au mot: «trois!» Pierre marcha rapidement; s'écartant du sentier battu, il s'enfonça dans la neige. Tenant son pistolet le bras tendu en avant, dans la crainte de se blesser lui-même, il cherchait à soutenir sa main droite avec sa main gauche, qu'il avait instinctivement rejetée en arrière, tout en comprenant l'inutilité de cet effort; au bout de quelques pas, il se retrouva sur le chemin, regarda à ses pieds, jeta un coup d'œil sur Dologhow, et tira. Ne s'attendant pas à un choc aussi violent, Pierre tressaillit, s'arrêta et sourit de son impression. La fumée, rendue encore plus épaisse par le brouillard, l'empêcha d'abord de rien distinguer, et il attendait en vain l'autre coup, lorsque des pas précipités se firent entendre, et il entrevit, au milieu de la fumée, Dologhow pressant d'une main son côté gauche, et de l'autre serrant convulsivement son pistolet abaissé. Rostow était accouru à lui.
«Non... siffla entre ses dents Dologhow, non, ce n'est pas fini!» et, faisant en chancelant quelques pas, il tomba sur la neige à côté du sabre. Sa main gauche était couverte de sang; il l'essuya à son uniforme et s'appuya dessus; son visage pâle et sombre tremblait avec une contraction nerveuse.
«Je vous... commença-t-il à dire, et il ajouta avec effort: prie!...» Pierre, retenant avec peine un sanglot, allait s'approcher de lui, lorsqu'il lui cria: «À la barrière!» Pierre comprit et s'arrêta. Ils n'étaient plus qu'à dix pas l'un de l'autre. Dologhow plongea sa tête dans la neige, en remplit sa bouche avec avidité, se redressa sur son séant et chercha à retrouver son équilibre, tout en ne cessant de sucer et de manger cette neige glacée. Ses lèvres frissonnaient, mais ses yeux brillaient de l'éclat de la haine, et, réunissant toutes ses forces dans un dernier effort, il leva son pistolet et visa lentement.
«De côté, couvrez-vous du pistolet, s'écria Nesvitsky.
—Couvrez-vous donc!» s'écria malgré lui Denissow, bien qu'il fût le témoin de Dologhow.
Pierre, avec un doux sourire de pitié et de regret, s'était abandonné sans défense et offrait sa large poitrine au pistolet de Dologhow, qu'il regardait tristement. Les trois témoins fermèrent les yeux. Le coup partit, et Dologhow, s'écriant avec férocité: «Manqué!» retomba la face contre terre.
Pierre se prit la tête dans les mains et, retournant sur ses pas, entra dans la forêt en marchant dans la neige à grandes enjambées.
«C'est bête... c'est bête! disait-il. Mort? ce n'est pas vrai!»
Nesvitsky le rejoignit et le conduisit chez lui.
Rostow et Denissow emmenèrent Dologhow, qui, grièvement blessé et étendu au fond du traîneau, restait immobile, les yeux fermés, sans répondre à leurs questions; ils étaient à peine rentrés en ville qu'il revint à lui, et, relevant péniblement la tête, il prit la main de Rostow, qui fut frappé du changement complet de l'expression de sa figure, devenue douce et attendrie.
«Comment te sens-tu?
—Mal! mais ce n'est pas là l'important. Mon ami, dit-il d'une voix entrecoupée, où sommes-nous? À Moscou, n'est-ce pas? Écoute, ... je l'ai tuée, elle... elle ne le supportera pas, elle ne le supportera pas!
—Mais qui donc? dit Rostow surpris.
—Ma mère, ma pauvre mère, ma mère adorée!»
Et Dologhow éclata en sanglots. Quand il fut un peu calmé, il expliqua à Rostow qu'il vivait avec sa mère, que, si elle le voyait mourant, elle ne survivrait pas à sa douleur, et le supplia d'aller la prévenir, ce que Rostow fit aussitôt, tout en apprenant, à sa grande stupéfaction, que ce mauvais sujet, ce bretteur, demeurait avec une vieille mère et une sœur bossue, et qu'il était pour elles le plus tendre des fils et le meilleur des frères.
VI
Les tête-à-tête de Pierre et de sa femme étaient devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernières semaines. À Moscou, comme à Pétersbourg, leur maison était remplie de monde du matin au soir. La nuit qui suivit le duel, au lieu d'aller retrouver sa femme dans sa chambre à coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent, dans le grand cabinet de son père, celui-là même où le vieux comte était mort.
Se jetant sur le canapé, il essaya de dormir pour oublier tout ce qui venait de lui arriver; mais il s'éleva dans son âme une telle tempête de sensations, de pensées, de souvenirs, que non seulement il lui fut impossible de fermer les yeux, mais même de rester en place. Il se leva et se mit à arpenter sa chambre à pas saccadés, tantôt il pensait aux premiers temps leur mariage, à ses belles épaules, à son regard langoureux et passionné; tantôt il voyait se dresser à côté d'elle Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu'il l'avait vu au dîner du club; tantôt il le revoyait pâle, frissonnant, défait et s'affaissant sur la neige.
«Et après tout, se disait-il, j'ai tué son amant... oui, l'amant de ma femme! Comment cela s'est-il fait?—C'est arrivé, parce que tu l'as épousée, lui répondait une voix intérieure.—Mais en quoi suis-je donc coupable?—Tu es coupable de l'avoir épousée sans l'aimer, continuait la voix; tu l'as trompée, car tu t'es aveuglé volontairement.» Et ce moment, cette minute où il lui avait dit avec tant d'effort: «Je vous aime!» se retraça vivement à sa mémoire. «Oui, là était la faute! je sentais bien alors que je n'avais pas le droit de le lui dire.» Il se rappela en rougissant sa lune de miel, un incident surtout, dont le souvenir l'humiliait aujourd'hui; peu de temps après son mariage, sortant vers midi de leur chambre à coucher, et vêtu d'une élégante robe de chambre, il avait trouvé dans son cabinet son intendant en chef qui, en le saluant respectueusement, avait légèrement souri de le voir dans ce négligé, comme pour lui témoigner la part qu'il prenait à son bonheur.
«Et que de fois n'ai-je pas été fier d'elle, de son tact si fin, fier de notre intérieur où elle recevait toute la ville, fier surtout de sa majestueuse et inaccessible beauté! Je croyais ne pas la comprendre, et je m'étonnais de ne pas l'aimer. Quand j'étudiais son caractère, je me disais que c'était ma faute, si je ne comprenais pas cette impassibilité absolue, cette absence de tout désir, de tout intérêt... et maintenant je connais le mot terrible de cette énigme.... C'est une femme pervertie!»
«Anatole allait lui emprunter de l'argent et baiser ses belles épaules. Elle ne lui donnait pas d'argent, mais elle se laissait embrasser. Si son père excitait en plaisantant sa jalousie, elle lui répondait, de son sourire tranquille, qu'elle n'était pas assez sotte pour être jalouse. «Il n'a qu'à faire ce qu'il veut,» disait-elle de moi. Un jour, lui ayant demandé si elle ne sentait pas quelque symptôme de grossesse, elle me répondit qu'elle n'était pas assez niaise pour désirer des enfants, et que d'ailleurs elle n'en aurait jamais de moi!»
Il se rappelait ensuite la grossièreté de ses idées, la vulgarité des expressions qui lui étaient familières, malgré son éducation aristocratique. «Non, je ne l'ai jamais aimée! se disait-il.... Et maintenant, voilà Dologhow affaissé sur la neige, s'efforçant de sourire, mourant peut-être et répondant à mon repentir par une feinte bravade!»
Pierre était un de ces hommes qui, en dépit de la faiblesse de leur caractère, ne cherchent jamais de confident pour leur douleur. Il luttait avec elle en silence.
«Je suis coupable, et je dois supporter, quoi?... la honte de mon nom, le malheur de ma vie? Folies que tout cela! Mon nom et mon honneur ne sont que conventions, et mon être en est indépendant!
«On a exécuté Louis XVI parce qu'il était criminel, et ils avaient raison tout autant que ceux qui, après en avoir fait un saint, mouraient pour lui en martyrs! N'a-t-on pas ensuite exécuté Robespierre parce qu'il était un despote? Qui avait tort? Qui avait raison? Personne. Vis tant que tu seras vivant: demain, qui le sait, tu mourras comme j'aurais pu mourir il y a une heure. Pourquoi tant se tourmenter quand on pense à ce qu'est notre existence en comparaison de l'éternité!»
Et au moment où il se croyait apaisé, il la revoyait, elle et les transports de son amour passager: alors, recommençant à marcher, il brisait tout ce qui lui tombait sous la main: «Pourquoi lui ai-je dit: «Je vous aime?» se demandait-il pour la dixième fois, et il se surprit à sourire en se rappelant le mot de Molière: «Que diable allait-il faire dans cette galère?»
Il était encore nuit lorsqu'il sonna son valet de chambre pour lui donner ses ordres de départ. Ne comprenant plus la possibilité de parler à sa femme, il retournait à Pétersbourg, et comptait lui laisser une lettre pour lui annoncer son intention de vivre séparé d'elle à tout jamais.
Quelques heures après, le valet de chambre, qui lui apporta son café, le trouva étendu sur le canapé, un livre à la main, et dormant profondément.
Réveillé en sursaut, il fut longtemps avant de comprendre pourquoi il était là.
«La comtesse fait demander si Votre Excellence est à la maison?»
Pierre n'avait pas encore répondu, que la comtesse, en déshabillé de satin blanc, brodé d'argent, les deux épaisses nattes de ses cheveux relevées en diadème autour de sa ravissante tête, entra dans la chambre, calme et imposante comme toujours, bien que sur son front de marbre légèrement bombé se dessinât un pli creusé par la colère. Contenant ses impressions jusqu'à la sortie du valet de chambre, et, connaissant d'ailleurs toute l'histoire du duel dont elle venait parler à son mari, elle s'arrêta devant lui, sans pouvoir réprimer un sourire de dédain. Pierre, intimidé, la regarda par-dessus ses lunettes et feignit de reprendre sa lecture, comme un lièvre aux abois rabat ses oreilles et reste immobile en face de ses ennemis.
«Qu'est-ce encore? Qu'avez-vous fait, je vous le demande? dit-elle sévèrement, lorsque la porte se fut refermée sur le valet de chambre.
—Comment, moi? demanda Pierre.
—Que veut dire ce beau courage! Que veut dire ce duel? Voyons, répondez!»
Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit la bouche et ne trouva rien à dire.
«Eh bien, c'est moi qui vous répondrai.... Vous croyez tout ce qu'on vous raconte, et on vous a raconté que Dologhow était mon amant? continua-t-elle en prononçant en français le mot «amant» avec la netteté cynique qui lui était habituelle, aussi simplement que si elle eût employé toute autre expression.... Vous l'avez cru! et qu'avez-vous prouvé en vous battant? que vous êtes un sot, que vous êtes un imbécile, ce que du reste tout le monde savait! Qu'en résultera-t-il! C'est que je serai la risée de tout Moscou, et que chacun racontera qu'étant gris, vous avez provoqué un homme dont vous étiez jaloux sans raison, un homme qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les rapports...» Plus elle parlait, plus elle élevait la voix en s'animant.
Pierre immobile murmurait des mots inarticulés sans lever les yeux.
«Et pourquoi avez-vous cru qu'il était mon amant? Parce que sa société me faisait plaisir? Si vous étiez plus intelligent, plus agréable, j'aurais préféré la vôtre!
—Ne me parlez pas... je vous en supplie, dit Pierre d'une voix rauque.
—Pourquoi ne parlerais-je pas? J'ai le droit de vous parler, car je puis dire hautement qu'une femme qui n'aurait pas d'amant, avec un mari comme vous, serait une rare exception, et je n'en ai pas!»
Pierre lui lança un regard étrange, dont elle ne comprit pas la signification, et se recoucha sur le divan. Il souffrait physiquement: sa poitrine se serrait, il ne pouvait respirer.... Il savait qu'il aurait pu mettre un terme à cette torture, mais il savait aussi que ce qu'il voulait faire était terrible.
«Il vaut mieux nous séparer, dit-il d'une voix étouffée.
—Nous séparer, parfaitement, à condition que vous me donniez de la fortune,» répondit Hélène.
Pierre sauta sur ses pieds, et perdant la tête, se jeta sur elle.
«Je te tuerai!» s'écria-t-il. Et saisissant sur la table un morceau de marbre, il fit un pas vers Hélène, en le brandissant avec une force dont lui-même fut épouvanté.
La figure de la comtesse devint effrayante à voir: elle poussa un cri de bête fauve et se rejeta en arrière. Pierre subissait tout l'attrait, toute l'ivresse de la fureur. Il jeta sur le parquet le marbre, qui se brisa, et s'avançant vers elle les bras tendus:
«Sortez!» s'écria-t-il d'une voix si formidable, qu'elle répandit la terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu'il aurait fait en ce moment, si Hélène ne s'était enfuie au plus vite.
Une semaine plus tard, Pierre partit pour Pétersbourg, après avoir donné à sa femme un plein pouvoir pour la régie de tous ses biens en Grande-Russie, qui constituaient une bonne moitié de sa fortune.
VII
Deux mois à peine s'étaient écoulés depuis les nouvelles reçues à Lissy-Gory de la bataille d'Austerlitz et de la disparition du prince André, et malgré les lettres adressées à l'ambassade, malgré toutes les recherches, son corps n'avait pas été retrouvé, et son nom ne figurait pas sur la liste des prisonniers. La pensée la plus pénible pour ses proches était de se dire qu'il pouvait bien aussi avoir été ramassé sur le champ de bataille par les habitants du pays, et se trouver malade ou mourant, seul, au milieu d'étrangers, et incapable de donner signe de vie à sa famille. Les journaux, qui avaient été les premiers à renseigner le vieux prince sur la défaite d'Austerlitz, disaient simplement, en termes laconiques et vagues, que les Russes, après de brillants engagements, avaient dû opérer leur retraite et qu'elle s'était effectuée en bon ordre. Le prince tira de ce bulletin officiel la conclusion évidente que les nôtres avaient essuyé une défaite. Huit jours plus tard, une lettre de Koutouzow annonçait au vieux prince le sort mystérieux de son fils:
«Votre fils, lui écrivait-il, est tombé en héros, en avant du régiment, son drapeau à la main, digne de son père et de sa patrie. Nos regrets à tous sont unanimes, et personne ne sait jusqu'à présent s'il faut le compter au nombre des vivants ou des morts. Tout espoir n'est pas cependant perdu, car s'il était mort, son nom aurait figuré dans les listes des officiers trouvés sur le champ de bataille, qui m'ont été transmises par les parlementaires.»
Le vieux prince reçut cette lettre très tard dans la soirée, et le lendemain matin il sortit pour faire sa promenade habituelle; morose et sombre, il n'adressa pas une parole à son homme d'affaires, ni à son jardinier, ni à l'architecte.
Lorsque la princesse Marie entra, elle le trouva occupé à son tour, mais il ne se retourna pas comme il en avait coutume.
«Ah! princesse Marie!» dit-il tout à coup en jetant le repoussoir. La roue, par suite de l'impulsion reçue, continuait à tourner, et le grincement de cette roue, qui allait en s'affaiblissant, se lia plus tard, dans le souvenir de sa fille, avec la scène qui suivit.
Elle s'approcha de lui, et, à la vue de sa physionomie, un sentiment indéfinissable lui comprima le cœur. Ses yeux se troublèrent. Les traits de son père avaient une contraction plutôt de méchanceté que de tristesse et d'abattement; ils trahissaient la lutte violente qui se passait en lui, et lui disaient qu'un terrible malheur allait tomber sur sa tête, le plus terrible de tous, celui qu'elle n'avait pas encore éprouvé, la perte irréparable d'une de ses plus chères affections!
«Mon père! André?...» et cette pauvre fille, gauche et disgracieuse, prononça ces paroles avec un charme si puissant de sympathie et d'abnégation, que le vieux prince, sous l'influence de ce regard, laissa échapper un sanglot en se détournant.
«J'ai reçu des nouvelles: on ne le trouve nulle part, ni parmi les prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzow m'a écrit.... Il a été tué!...» dit-il tout à coup de sa voix perçante, comme pour chasser sa fille par ce cri.
La princesse ne bougea pas, et ne s'évanouit pas. Elle était déjà pâle, mais, à ces mots, son visage sembla se transformer, et ses beaux yeux s'éclairèrent subitement. On aurait dit qu'un sentiment ineffable venu d'en haut, indépendant des douleurs et des joies de ce monde, s'étendait comme un baume sur le coup qui venait de les frapper. Oubliant la crainte qu'elle avait de son père, elle lui saisit la main, l'attira à elle, et baisa sa joue sèche et parcheminée.
«Mon père, lui dit-elle, ne vous détournez pas de moi, pleurons ensemble.
—Ces misérables, ces pleutres! s'écria le prince, en l'écartant. Perdre une armée, perdre des hommes! Et pourquoi?... Va l'annoncer à Lise!» La princesse Marie se laissa tomber sans force dans un fauteuil et fondit en larmes. Elle revoyait son frère au moment des adieux, lorsqu'il s'était approché d'elle et de sa femme: elle revoyait son expression attendrie et légèrement dédaigneuse, lorsqu'elle lui avait passé l'image au cou. Était-il devenu croyant? S'était-il repenti de son incrédulité? Était-il là-haut dans les demeures célestes de la paix et du bonheur?
«Mon père, dit-elle, comment est-ce arrivé?
—Va, va, il a été tué pendant cette bataille, où l'on a mené à la mort les meilleurs hommes de Russie et sacrifié la gloire russe. Allez, princesse Marie! Allez l'annoncer à Lise!»
La princesse Marie entra chez sa belle-sœur qu'elle trouva travaillant, et dont le regard se leva sur elle avec cette expression de bonheur calme et intime, particulière aux femmes qui sont dans sa situation; ses yeux regardaient sans voir, car elle contemplait au dedans d'elle-même ce doux et mystérieux travail qui s'accomplissait dans son sein.
«Marie, dit-elle, en repoussant son métier, donne-moi ta main.»
Ses yeux riaient, sa petite lèvre se retroussa et se fixa en un sourire d'enfant. La princesse Marie se mit à ses genoux devant elle, et cacha sa tête dans les plis de sa robe.
«Ici, ici... n'entends-tu pas?... c'est si étrange! Et sais-tu, Marie, je l'aimerai bien...,» et ses yeux rayonnants de bonheur s'attachaient sur la jeune princesse, qui ne pouvait relever la tête, car elle pleurait.
«Qu'as-tu donc, Marie?
—Rien.... J'ai pensé à André, et cela m'a attristée,» répondit-elle en essuyant ses pleurs.
Dans le courant de la matinée, la princesse Marie essaya à plusieurs reprises de préparer sa belle-sœur à la catastrophe, mais chaque fois elle se mettait à pleurer. Ces larmes, dont la petite princesse ne comprenait pas la cause, l'inquiétaient malgré son manque d'esprit d'observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait avec inquiétude, comme si elle cherchait quelque chose autour d'elle. Le vieux prince, dont elle avait toujours peur, entra chez elle avant le dîner: il avait l'air méchant et agité. Il sortit sans lui avoir parlé. Elle regarda sa belle-sœur et éclata en sanglots.
«A-t-on reçu des nouvelles d'André? demanda-t-elle.
—Non, tu sais que la chose est impossible, mais mon père s'inquiète, et moi, je m'effraye.
—Il n'y a donc rien?
—Rien,» répondit la princesse, en la regardant franchement. Elle s'était décidée, et avait décidé son père à ne rien lui dire jusqu'après sa délivrance, qui était attendue de jour en jour. Le père et la fille portaient et cachaient ce lourd chagrin, chacun à sa façon. Quoiqu'il eût envoyé un émissaire en Autriche pour chercher les traces d'André, le vieux prince était convaincu que son fils était mort, et il avait déjà commandé pour lui, à Moscou, un monument qui devait être placé dans son jardin. Il n'avait rien changé à son genre de vie, mais ses forces le trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu, et s'affaiblissait visiblement. La princesse Marie espérait: elle priait pour son frère, comme s'il était vivant, et attendait à toute heure l'annonce de son retour.
VIII
«Ma bonne amie, lui dit un matin la petite princesse...,» et sa petite lèvre se retroussa comme d'habitude, mais cette fois avec une tristesse marquée, car depuis le jour où la terrible nouvelle avait été reçue, les sourires, les voix, la démarche même de chacun, tout portait dans la maison l'empreinte de la douleur, et la petite princesse, sans s'en rendre compte, en subissait involontairement l'influence.
«Ma bonne amie, je crains que le «fruschtique[26]«de ce matin, comme dit Phoca le cuisinier, ne m'ait fait du mal?
—Qu'as-tu, ma petite âme? Tu es pâle, tu es très pâle, s'écria la princesse Marie, en accourant tout effrayée auprès d'elle.
—Ne faudrait-il pas envoyer chercher Marie Bogdanovna, Votre Excellence? dit une des filles de chambre qui se trouvait là. Marie Bogdanovna était la sage-femme du chef-lieu de district, et depuis quinze jours on l'avait fait venir à Lissy-Gory.
—Tu as raison, c'est vrai, c'est peut-être ça.... Je vais y aller.... Courage, mon ange!..., et embrassant sa belle-sœur, elle s'apprêta à sortir de la chambre.
—Non, non! s'écria la petite princesse, dont la pâle figure exprima non seulement une souffrance physique, mais encore une terreur d'enfant, à l'idée des douleurs inévitables dont elle avait le pressentiment.
—Non, c'est l'estomac... dites que c'est l'estomac, Marie, dites, dites...» Et elle pleurait comme pleurent les enfants capricieux et malades en se tordant les mains avec désespoir et en s'écriant: «Mon Dieu, mon Dieu!»
La princesse Marie courut chercher la sage-femme qu'elle rencontra à mi-chemin.
«Marie Bogdanovna! C'est commencé, je crois, dit-elle, les yeux agrandis par la terreur.
—Eh bien, tant mieux, princesse, répondit la sage-femme sans hâter le pas, et en se frottant les mains de l'air assuré d'une personne qui connaît sa valeur.... Il est inutile que vous sachiez ça, vous autres demoiselles.
—Et le docteur qui n'est pas encore arrivé de Moscou! dit la princesse, car, selon le désir du prince André et de sa femme, on y avait envoyé chercher un accoucheur.
—Cela ne fait rien, princesse, ne vous tourmentez pas, tout ira bien, même sans le docteur.»
Cinq minutes après, la princesse Marie entendit de sa chambre porter un objet très lourd. Elle regarda. C'était un divan en cuir du cabinet du prince André, que les gens transportaient dans la chambre à coucher, et elle remarqua que leur figure était empreinte d'un sentiment inusité de gravité et de douceur. La princesse Marie prêtait l'oreille à tous les bruits de la maison, ouvrait sa porte, regardait, inquiète, ce qui se passait dans le corridor. Quelques femmes allaient et venaient en silence et se détournaient à sa vue. N'osant pas les questionner, elle rentrait dans sa chambre, et tantôt se jetant dans son fauteuil, elle prenait son livre de prières, tantôt s'agenouillant devant les images, elle s'apercevait, avec surprise et chagrin, que la prière était impuissante à calmer son agitation. La porte s'ouvrit tout à coup, et sa vieille bonne, coiffée d'un large mouchoir, se montra sur le seuil. Prascovia Savischna ne venait chez elle que rarement: tel était l'ordre du vieux prince.
«C'est moi, Machinka, et j'ai apporté, mon ange, les bougies de leur mariage pour les allumer devant les saints, dit-elle en soupirant.
—Ah! ma bonne, comme je suis contente.
—Le Seigneur est miséricordieux, ma petite colombe!...» Et la vieille bonne alluma les bougies à la lampe des images, et s'assit à la porte, en tirant de sa poche un bas, qu'elle se mit à tricoter. La princesse Marie prit un livre et feignit de lire, mais à chaque pas, à chaque bruit, elle tournait ses yeux effrayés et interrogateurs sur sa bonne, qui la calmait aussitôt du regard. Ce sentiment qu'éprouvait la princesse Marie était d'ailleurs partagé par tous les habitants de cette vaste maison. D'après une ancienne superstition, plus les douleurs de l'accouchement sont ignorées, moins l'accouchée est censée souffrir: aussi tous feignaient-ils de n'en rien savoir; personne n'en soufflait mot, mais en dehors de la tenue grave et respectueuse, habituelle aux gens du vieux prince, il se trahissait chez eux une inquiétude attendrie et l'intuition de ce qui allait se passer, dans ce moment, de grand et d'incompréhensible.
Aucun éclat de rire ne retentissait dans l'aile habitée par les filles et les femmes de service. Les domestiques et les laquais se tenaient silencieusement sur le qui-vive dans l'antichambre. Dans les dépendances, personne ne dormait, et des feux et de la lumière y étaient entretenus. Le vieux prince marchait dans son cabinet, en appuyant sur ses talons, et envoyait à tout instant le vieux Tikhone demander à Marie Bogdanovna ce qui en était, lui répétant chaque fois:
«Tu diras: «Le prince demande»... et reviens me dire....
—Dites au prince, répondit avec emphase Marie Bogdanovna, que le travail est commencé.
—Bien, dit le prince, en fermant sa porte,» et Tikhone n'entendit plus le moindre bruit dans le cabinet.
Un instant après il y rentra, en se donnant à lui-même pour excuse les bougies à remplacer, et il vit le prince étendu sur le canapé. À la vue de son visage défait, il secoua la tête, et s'approchant de son vieux maître, il le baisa à l'épaule, et sortit, en oubliant les bougies et son excuse. Le plus solennel des mystères qui soient en ce monde continuait à s'accomplir. La soirée se passa ainsi, la nuit vint, et ce sentiment d'attente émue, au lieu de s'apaiser, s'accroissait de minute en minute.
Il faisait une de ces nuits du mois de mars où l'hiver semble reprendre son empire, et déchaîne avec une fureur désespérée ses derniers ouragans et ses dernières bourrasques de neige. On avait envoyé un relais de chevaux sur la grand'route pour le docteur allemand, et des hommes munis de lanternes, postés au tournant, devaient le conduire à travers les ornières et les trous du chemin de Lissy-Gory.
La princesse Marie ne lisait plus depuis longtemps son livre de prières, et elle regardait fixement sa bonne, dont la petite figure ratatinée, avec sa mèche de cheveux gris échappée de dessous le mouchoir et sa peau ridée sous le menton, lui était si familière dans ses moindres détails. Tout en tricotant, la vieille Savischna racontait à voix basse, pour la centième fois, comment la princesse-mère était accouchée de la princesse Marie à Kichinew, sans sage-femme, et n'ayant pour tous soins que ceux d'une paysanne moldave:
«Dieu est grand, le «docteur» est inutile!...»
Un violent coup de vent ébranla le châssis de la fenêtre, fit sauter la targette mal assujettie, et un courant d'air humide et glacé passa au travers des rideaux d'étoffe, et éteignit la bougie. La princesse Marie tressaillit. La vieille bonne, posant son tricot sur la table, s'approcha de la fenêtre et se pencha en dehors, pour essayer de ramener le battant.
«Princesse, ma petite mère, on arrive sur la route avec des lanternes! dit-elle en refermant la fenêtre,... ce doit être le «doctoure».
—Ah! Dieu merci! s'écria la princesse, il faut aller le recevoir: il ne comprend pas le russe.»
Jetant un châle sur ses épaules, elle quitta la chambre, et vit en passant par l'antichambre que la voiture était déjà arrêtée devant le perron. Elle s'avança sur le palier de l'escalier. Sur un des piliers de la balustrade on avait placé une chandelle que le vent faisait couler. Un peu plus bas, sur le second palier, le valet de chambre, Philippe, l'air tout effrayé, en tenant une autre à la main. Encore plus bas, au tournant même, de l'escalier, on entendait comme le pas lourd de bottes fourrées, et le timbre d'une voix bien connue frappa l'oreille de la princesse Marie:
«Dieu merci! disait cette voix, et mon père?
—Le prince est couché, répondit le maître d'hôtel, Demiane.
—C'est André! se dit la princesse Marie... et les pas se rapprochèrent.... C'est impossible, ce serait trop extraordinaire!...» Au même moment, le prince André, couvert d'une pelisse dont le collet était blanc de neige, se montra sur le palier inférieur.... C'était bien lui, mais pâle, amaigri, changé, avec une expression, inaccoutumée chez lui, de douceur attendrie et inquiète. Il gravit les dernières marches, et embrassa sa sœur, que l'émotion étouffait.
«Vous n'avez donc pas reçu ma lettre? lui demanda-t-il en l'embrassant de nouveau, pendant que l'accoucheur, avec lequel il s'était rencontré à la dernière station, montait l'escalier.
—Marie! quelle étrange coïncidence!» Et, ôtant sa pelisse et ses bottes fourrées, il passa chez sa femme.
IX
La petite princesse, la tête couverte d'un bonnet blanc, était étendue sur des oreillers. Les douleurs venaient de cesser. Ses longs cheveux noirs s'enroulaient autour de ses joues enflammées et moites; sa jolie petite bouche vermeille entr'ouverte souriait. Le prince André entra et s'arrêta au pied du divan sur lequel elle était étendue. Ses yeux brillants, pareils à ceux d'un enfant inquiet et agité, se fixèrent sur lui sans changer d'expression: «Je vous aime tous, semblaient-ils dire, je ne vous ai fait aucun mal... pourquoi donc faut-il que je souffre? venez à mon secours.» Elle voyait son mari sans se rendre compte de son apparition. Il la baisa au front.
«Ma petite âme, lui dit-il,—il n'avait jamais employé cette expression envers elle,—Dieu est bon!»
Elle le regarda d'un air étonné, et ses yeux continuaient à lui dire: «J'attendais du secours de toi, et tu ne m'aides pas, toi non plus!» Les douleurs reprirent et Marie Bogdanovna engagea le prince André à quitter la chambre.
Il céda la place au médecin. La princesse Marie se trouva sur son passage; ils se mirent à causer à voix basse, en s'interrompant à chaque instant dans une attente fiévreuse.
«Allez, mon ami,» lui dit-elle, et il alla s'asseoir dans la pièce voisine de celle où était sa femme. Une fille de chambre en sortit, et se troubla à la vue du prince André, qui, la figure cachée dans ses mains, restait immobile. Les gémissements et les cris plaintifs qu'arrachaient à la princesse ces douleurs toutes physiques, s'entendaient à travers la porte; il se leva et fit un effort pour l'ouvrir, quelqu'un la retenait de l'autre côté:
«On ne peut pas, on ne peut pas!» dit une voix effrayée. Il essaya de marcher. La chambre devint silencieuse, il se passa quelques secondes, tout à coup un cri formidable retentit:
«Ce n'est pas elle, elle n'en aurait pas eu la force!» se dit le prince André, et il courut à la porte; le cri cessa, il entendit le vagissement d'un enfant.
«Pourquoi a-t-on apporté ici un enfant? s'écria-t-il dans le premier moment. Que fait là cet enfant? Ou bien, est-ce cet enfant qui est né?»
Quand il comprit tout à coup ce que ce cri renfermait de bonheur, les larmes l'étouffèrent et, se reposant sur l'appui de la fenêtre, il se mit à sangloter. La porte s'ouvrit. Le docteur, sans habit, les manches de chemise retroussées, sortit pâle et tremblant. Le prince André se retourna, mais le docteur, le regardant d'un air égaré, passa sans mot dire. Une femme se précipita hors de la chambre, et s'arrêta, interdite, à la vue du prince André. Il entra chez sa femme. Elle était morte, et couchée dans la même position où il l'avait vue quelques instants auparavant: son jeune et ravissant visage avait conservé la même expression, malgré la fixité des yeux et la pâleur des joues:
«Je vous aime tous, je n'ai fait de mal à personne, et qu'avez-vous fait de moi?» semblait dire cette tête charmante que la vie avait abandonnée. Dans un coin de la chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait dans les bras tremblants de la sage-femme.
Deux heures après, le prince André entra à pas lents dans le cabinet de son père, qui savait tout. En ouvrant la porte, il le trouva devant lui. Le vieux prince étreignit en silence, de ses bras secs, pareils à des tenailles de fer, le cou de son fils, et fondit en larmes.
Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et le prince André monta les degrés du catafalque pour lui dire un dernier adieu. Les yeux de la morte étaient fermés, mais son petit visage n'avait pas changé et elle semblait toujours dire: «Qu'avez-vous fait de, moi?» Le prince André ne pleurait pas, mais il sentit son cœur se déchirer à la pensée qu'il était coupable de torts, désormais irréparables et inoubliables. Le vieux prince baisa à son tour une des frêles mains de cire, qui étaient croisées l'une sur l'autre, et l'on aurait cru que la pauvre petite figure lui répétait aussi: «Qu'avez-vous fait de moi»? Il se détourna brusquement après l'avoir regardée.
Cinq jours plus tard, le nouveau-né fut baptisé: la sage-femme retenait les langes avec son menton, pendant que le prêtre oignait d'huile sainte, avec les barbes d'une plume, la paume des mains et la plante des pieds du petit prince Nicolas Andréïévitch.
Le grand-père, après l'avoir porté, en sa qualité de parrain, autour du vieux baptistère, s'était empressé de le remettre entre les mains de la marraine, la princesse Marie. Le père, tout ému, et redoutant que le prêtre ne laissât tomber l'enfant dans l'eau, attendait avec anxiété dans la pièce voisine la fin du sacrement; aussi le regarda-t-il d'un air satisfait, lorsque la vieille bonne le lui apporta, et il lui répondit par un signe de tête amical à la bonne nouvelle qu'elle lui donna que le morceau de cire, sur lequel on avait mis quelques petits cheveux coupés sur la tête du nouveau-né, avait surnagé[27].
X
Grâce au vieux comte, il ne fut pas question de la part que Rostow avait prise au duel de Dologhow et de Besoukhow, et au lieu d'être dégradé, comme il s'y attendait, il fut nommé aide de camp du général gouverneur de Moscou, ce qui l'empêcha d'aller passer l'été à la campagne avec sa famille, et l'obligea de rester en ville. Dologhow se lia plus intimement avec lui. La vieille Marie Ivanovna aimait passionnément son fils, et disait souvent à Rostow qu'elle l'avait pris en affection à cause de son amitié pour son Fédia:
«Oui, comte, son âme est trop noble et trop pure pour notre monde si corrompu. Personne n'apprécie la bonté à sa juste valeur, car malheureusement, chacun y voit un reproche à son adresse.... Est-ce juste, est-ce honorable, je vous le demande, de la part de Besoukhow?... Et mon enfant qui jusqu'à présent encore n'en dit jamais de mal? C'est sur mon garçon que sont retombées leurs folies de Pétersbourg!... Besoukhow n'en a pas souffert. Mon fils vient d'avoir de l'avancement, c'est vrai, mais aussi où trouverez-vous, je vous le demande, un brave comme lui?... Quant à ce duel,... y a-t-il l'ombre d'honneur chez ces gens-là?... On sait qu'il est fils unique, et on le provoque, et on tire tout droit sur lui?... Enfin, heureusement que Dieu l'a sauvé!... Et la raison de tout cela?... Qui donc, de nos jours, n'a pas une intrigue, et qu'y faire si Besoukhow est un mari jaloux? Sans doute il aurait pu le montrer plus tôt, mais voilà un an que cela dure, et il le provoque avec l'idée que Fédia s'y refuserait, parce qu'il lui doit de l'argent! Quelle vilenie, quelle lâcheté? Je vous aime, vous, de tout mon cœur, parce que vous avez compris mon Fédia, et il y a si peu de personnes qui lui rendent justice, malgré sa belle âme.»
Dologhow, de son côté laissait échapper des phrases qu'on n'aurait jamais attendues de lui:
«On me croit méchant, disait-il à Rostow, mais cela m'est bien égal! Je ne tiens à reconnaître que ceux que j'aime, et pour ceux-là je donnerais ma vie: quant aux autres, je les foulerai aux pieds, si je les trouve sur mon chemin; j'adore ma mère, j'ai deux ou trois amis, toi surtout. Quant aux autres, ils n'attirent mon attention qu'autant qu'ils peuvent m'être utiles ou nuisibles, et presque tous sont nuisibles, à commencer par les femmes.... Oui, mon ami, j'ai connu des hommes à l'âme noble, élevée, tendre, mais les femmes! Comtesse ou cuisinière, elles se vendent toutes, sans exception. Cette pureté céleste, ce dévouement que je cherche dans la femme, je ne l'ai jamais trouvé. Ah! si j'avais rencontré la femme rêvée, j'aurais tout sacrifié pour elle, mais les autres!... il fit un geste de mépris. Et te l'avouerai-je, je ne tiens à l'existence que parce que j'espère rencontrer un jour cet être idéal, qui m'élèvera, m'épurera et me régénérera... mais tu ne comprends pas ça, toi?
—Au contraire, je te comprends parfaitement,» répliqua Rostow, qui était de plus en plus sous le charme de son nouvel ami.
La famille Rostow revint en automne de la campagne. Denissow reparut également bientôt après, et s'installa chez eux. Ces premiers mois de l'hiver de 1800 à 1807 furent, pour Rostow et sa famille, pleins de gaieté et d'entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses parents beaucoup de jeunes gens qui y étaient attirés par Véra, belle personne de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans avaient tout le charme d'une fleur à peine éclose, et par Natacha, chez qui l'espièglerie de l'enfant s'unissait aux séductions de la jeune fille. Chacun d'eux subissait plus ou moins l'influence de ces visages souriants, débordants de bonheur, et ouverts à toutes les impressions. Témoins de leur babillage décousu et joyeux, pétillant d'imprévu, débordant de vie, d'espérances naissantes, mêlés à cette agitation entraînante d'où partaient, comme des fusées, leurs essais de chant et de piano, abandonnés, repris, selon le caprice du moment, ils se sentaient à leur tour pénétrés et envahis par cette atmosphère toute chargée d'amour, qui, comme ces jeunes filles, les disposait à un bonheur confusément entrevu.
Tels étaient les effluves magnétiques qui émanaient naturellement de toute cette jeunesse, lorsque Dologhow fut présenté dans la maison de Rostow. Il plut à tous, sauf à Natacha, qui avait été sur le point de se brouiller avec son frère à cause de lui, car elle soutenait qu'il était méchant, et que dans le duel avec Dologhow, Pierre avait eu raison, que Dologhow était coupable, et de plus désagréable et affecté.
«Il n'y a rien à comprendre! s'écriait Natacha avec une obstination volontaire, il est méchant, il n'a pas de cœur! Quant à ton Denissow, je l'aime! C'est un mauvais sujet, c'est possible, et pourtant je l'aime!... C'est pour te dire que je comprends! Tout est calculé chez l'autre, et c'est ce que je n'aime pas!
—Oh! Denissow, c'est autre chose, répondit Rostow en ayant l'air de donner à entendre que celui-là ne pouvait être comparé à Dologhow.—Son âme si belle!... Il faut le voir avec sa mère... quel cœur!
—Je ne puis pas en juger, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne suis pas à mon aise avec lui!... Et il est amoureux de Sonia, sais-tu?
—Quelle folie!
—J'en suis sûre, tu verras!»
Natacha avait raison. Dologhow, qui n'aimait pas la société des dames, venait souvent néanmoins, et l'on eut bientôt découvert, sans qu'il en fût dit un mot, qu'il était attiré par Sonia. Celle-ci ne l'aurait jamais avoué, bien qu'elle l'eût deviné et qu'elle devînt rouge comme une cerise, chaque fois qu'il paraissait; il venait dîner presque tous les jours, et ne manquait jamais, ni un spectacle, ni les bals de demoiselles de Ioghel, lorsque les Rostow s'y trouvaient. Il témoignait à Sonia une attention marquée, et l'expression de ses yeux était telle que, non seulement Sonia n'en pouvait supporter le regard, mais que la vieille comtesse et Natacha rougissaient quand elles venaient à le surprendre.
Il était évident que cet homme étrange et énergique pliait et se soumettait à l'influence irrésistible exercée sur lui par cette brune et gracieuse fillette, qui cependant était éprise d'un autre que lui.
Rostow remarqua ces rapports entre elle et Dologhow, mais sans bien s'en rendre compte: «Ils sont tous amoureux de l'une d'elles», se disait-il, et, ne se sentant plus aussi à son aise dans ce milieu, il s'absenta très souvent de la maison paternelle.
On recommença, pendant ces mois d'automne, à causer de la guerre avec Napoléon, avec plus d'ardeur encore que par le passé. Il fut question d'un recrutement de dix sur mille, auquel s'ajoutaient neuf sur mille pour la milice. On lançait de tous côtés des anathèmes sur Bonaparte, et Moscou était plein de bruits de guerre. Quant à la famille Rostow, toute la part qu'elle prenait à ces préparatifs belliqueux se concentrait sur Nicolas, qui attendait l'expiration du congé de Denissow, pour retourner avec lui au régiment, après les fêtes. Ce départ prochain ne l'empêchait pas de s'amuser: il l'y excitait au contraire, et il passait la plus grande partie de son temps en dîners, en soirées et en bals.
XI
Le troisième jour de Noël, les Rostow donnèrent un dîner d'adieux quasi officiel en l'honneur de Denissow et de Nicolas, qui partaient après les Rois. Parmi les vingt convives se trouvait Dologhow.
Les courants électriques et passionnés, qui régnaient dans la maison, n'avaient jamais été aussi sensibles que pendant ces derniers jours: «Saisis au vol les fugitifs éclairs de bonheur, semblait dire à la jeunesse cette mystérieuse influence: Aime, sois aimé! c'est là le seul but où l'on doit tendre, car cela seul est vrai dans le monde!»
Malgré les deux paires de chevaux que Nicolas avait mises sur les dents, il n'avait fait que la moitié de ses courses, et ne rentra qu'une seconde avant le repas. Il subit et ressentit aussitôt la contrainte qui alourdissait ce jour-là l'atmosphère orageuse d'amour dont il était entouré; un étrange embarras se trahissait entre quelques-unes des personnes présentes, et, surtout entre Sonia et Dologhow. Il comprit qu'il avait dû se passer quelque chose, et avec la délicatesse de son cœur, sa conduite envers eux fut tendre et pleine de tact. Ce soir-là il y avait bal chez Ioghel, le maître de danse, qui réunissait fréquemment, les jours de fête, ses élèves des deux sexes.
«Nicolas, iras-tu au bal chez Ioghel? Va, je t'en prie, il te le demande instamment, et Vasili Dmitritch a promis d'y aller.
—Où n'irais-je pas pour obéir à la comtesse? dit Denissow, qui, moitié riant, moitié sérieux, s'était déclaré le chevalier de Natacha. Je suis même prêt à danser le pas du châle.
—Oui, si j'en ai le temps! J'ai promis aux Arkharow de passer la soirée chez eux.
—Et toi?...» dit-il en s'adressant à Dologhow. Il s'aperçut aussitôt de l'indiscrétion de sa demande, au «oui» sec et froid qu'il reçut de ce dernier, et au regard farouche qu'il jeta sur Sonia.
«Il y a quelque chose entre eux», se dit Nicolas, et le départ de Dologhow après le dîner le confirma dans cette supposition. Il appela à lui Natacha pour la questionner:
«Je te cherchais justement, s'écria-t-elle, en courant après lui, je te l'avais bien dit, tu ne voulais jamais me croire? ajouta-t-elle d'un air triomphant... il s'est déclaré!»
Quoique Sonia ne le préoccupât que peu à cette époque, il éprouva cependant, à cette confidence, un certain déchirement de cœur. Dologhow était un parti convenable, brillant même sous quelques rapports pour l'orpheline sans dot. La vieille comtesse et le monde devaient certainement regarder un refus comme impossible. Aussi le premier sentiment de Nicolas fut-il un sentiment d'irritation, et il s'apprêtait à l'exhaler en railleries sur les promesses oubliées et sur le consentement de Sonia, lorsqu'avant même qu'il eût eu le temps de formuler sa pensée, Natacha continua:
«Et figure-toi qu'elle l'a refusé, absolument refusé! Elle a dit qu'elle en aimait un autre.»
«Oui, ma Sonia ne pouvait agir autrement!» se dit Nicolas.
«Maman a eu beau la supplier, elle a refusé, et je sais qu'elle ne reviendra pas sur sa décision.
—Maman l'a suppliée? demanda Nicolas d'un ton de reproche.
—Oui, et ne te fâche pas, Nicolas. Je sais bien, quoique je ne sache pas comment, que tu ne l'épouseras pas.... J'en suis sûre.
—Allons donc, tu ne peux pas le savoir... mais il faut que je lui parle. Quelle ravissante créature que cette Sonia! ajouta-t-il en souriant.
—Je crois bien qu'elle est ravissante? Je vais te l'envoyer...» Et elle se sauva, après avoir embrassé son frère.
Quelques secondes plus tard, Sonia entra, effrayée et confuse, comme une coupable. Nicolas s'approcha d'elle, et lui baisa la main; depuis le retour de la campagne ils ne s'étaient pas encore trouvés en tête à tête.
«Sophie, lui dit-il d'abord avec timidité, mais en reprenant peu à peu de l'assurance, vous venez de refuser un parti brillant, un parti avantageux.... C'est un homme de bien, il a des sentiments élevés... il est mon ami....
—Mais c'est fini, je l'ai déjà refusé, dit Sonia en l'interrompant.
—Si vous le refusez à cause de moi, je crains que....
—Ne me dites pas cela Nicolas, reprit-elle en l'interrompant de nouveau, et elle l'implorait du regard.
—C'est mon devoir. Peut-être est-ce de la suffisance, de ma part, mais je préfère vous le dire, car dans ce cas je vous dois la vérité. Je vous aime, je le crois, plus que tout....
—C'est assez pour moi, dit-elle en rougissant.
—Mais j'ai été bien souvent amoureux et je m'amouracherai encore, et pourtant je n'ai pour personne, comme pour vous, ce sentiment de confiance, d'amitié, ni d'amour. Je suis jeune: maman, vous le savez, ne désire pas ce mariage. Ainsi donc je ne puis rien vous promettre, et je vous supplie de bien poser la proposition de Dologhow, ajouta-t-il en prononçant avec effort le nom de son ami.
—Ne me parlez pas ainsi. Je ne désire rien. Je vous aime comme un frère, je vous aimerai toujours, et cela me suffit.
—Vous êtes un ange, je ne suis pas digne de vous, j'ai peur de vous tromper...» et Nicolas lui baisa encore une fois la main.
XII
«Les plus jolis bals de Moscou sont ceux de Ioghel», disaient les mères, en regardant leurs filles danser les nouveaux pas qu'elles venaient d'apprendre; jeunes filles et jeunes garçons étaient du même avis, dansaient jusqu'à extinction de forces, et s'y amusaient comme des rois, et pourtant quelquefois, ils y étaient venus par pure condescendance, Les deux jolies princesses Gortchakow y avaient même, dans le courant de l'hiver, trouvé des promis, ce qui en avait encore augmenté la renommée. Leur grand charme était l'absence de maître et de maîtresse de maison. On n'y voyait que le bon Ioghel voltigeant, léger comme le duvet, saluant, selon toutes les règles de son art, ses invités, auxquels il donnait des leçons au cachet, et tous, y compris les fillettes de treize à quatorze ans, qui y montraient leur première robe longue, n'avaient qu'une pensée, danser et s'amuser à qui mieux mieux. Toutes, sauf de rares exceptions, étaient ou paraissaient jolies; leurs yeux pétillaient, et leurs sourires rayonnaient à l'envi. Les meilleures élèves, parmi lesquelles Natacha se distinguait par sa grâce, y dansaient parfois le pas du châle; mais ce jour-là la préférence était aux «anglaises», «aux écossaises» et à la mazurka, qui commençait à être à la mode. La salle choisie par Ioghel était une des grandes salles de l'hôtel Besoukhow et, au dire de chacun, la soirée était admirablement réussie. Les jolies figures se comptaient par douzaines, et les demoiselles Rostow, heureuses et radieuses encore plus que de coutume, étaient les reines du bal. Sonia, fière de la déclaration de Dologhow, fière de son refus et de son explication avec Nicolas, valsait de joie autour de sa chambre, et, dans le bonheur exubérant qui la transfigurait et l'illuminait, donnait à peine le temps à sa femme de chambre de natter ses beaux cheveux.
Natacha, non moins fière, et fière surtout de la robe longue qu'elle mettait pour la première fois à un vrai bal, portait, comme Sonia, de la mousseline blanche avec des rubans roses.
À peine entrée dans la salle, elle fut prise d'une telle exaltation, que tout danseur sur qui son regard s'arrêtait une seconde, lui inspirait aussitôt la passion la plus violente.
«Sonia, Sonia, quel bonheur, comme c'est joli!»
Nicolas et Denissow passaient en revue les danseuses, d'un air protecteur et affectueux:
«Elle est charmante, dit Denissow en grasseyant.
—Qui, qui cela?
—La comtesse Natacha, répondit Denissow.... Et comme elle danse... quelle grâce!
—Mais de qui parles-tu?
—Mais, de ta sœur!» répondit Denissow impatienté.
Rostow sourit.
«Mon cher comte, vous êtes un de mes meilleurs élèves, il faut que vous dansiez, lui dit le petit Ioghel. Voyez comme il y a de jolies demoiselles! et il adressa la même demande à Denissow, dont il avait été aussi le professeur.
—Non, mon cher, je «ferrai tapisserrie». Vous avez donc oublié combien j'ai peu profité de vos leçons?...
—Mais bien au contraire! s'empressa de lui dire Ioghel, en manière de consolation. Vous ne faisiez pas grande attention, c'est vrai, mais vous aviez des dispositions, vous en aviez!»
Les premiers accords de la mazurka se firent entendre, et Nicolas engagea Sonia. Denissow, assis à côté des mamans et appuyé sur son sabre, ne cessait de suivre des yeux la jeunesse dansante, en battant du pied la mesure, et il les faisait se pâmer de rire, en leur contant gaiement toutes sortes d'histoires. Ioghel formait le premier couple avec Natacha, son orgueil et sa plus brillante élève. Assemblant gracieusement ses petits pieds chaussés d'escarpins, il s'élança en glissant sur le parquet et en entraînant à sa suite Natacha, qui, malgré sa timidité, exécutait ses pas avec le plus grand soin. Denissow ne la quittait pas du regard, et sa figure disait clairement que s'il ne dansait pas, c'est qu'il n'en avait pas envie, mais qu'au besoin il aurait pu s'en acquitter à son honneur. Au milieu de la figure, il arrêta Rostow qui passait devant lui:
«Ce n'est pas ça du tout, dit-il; est-ce que ça ressemble à la mazurka? Et pourtant, elle danse bien!»
Denissow s'était acquis en Pologne une brillante réputation de danseur de mazurka. Aussi Nicolas, courant à Natacha:
«Va, lui dit-il, choisir Denissow, en voilà un qui danse à merveille!»
Quand vint son tour, elle se leva, traversa toute seule la salle de ses petits pieds légers, jusqu'à l'endroit où était Denissow, et remarqua que chacun l'observait, en se demandant ce qu'elle allait faire. Nicolas vit qu'ils se disputaient, et que Denissow refusait avec un joyeux sourire:
«Je vous en prie, Vassili Dmitritch, venez, je vous en prie.
—Mais non, comtesse, vrai, ne m'y forcez point.
—Voyons, Vasia, dit Nicolas, en arrivant au secours de sa sœur.
—. Ne dirait-on pas qu'il fait des mamours à son minet?
—Je chanterai pour vous toute une soirée, dit Natacha.
—Ah! magicienne, vous faites de moi tout ce que vous voulez,» répliqua Denissow, en décrochant son ceinturon. Franchissant la barricade de chaises, saisissant d'une main ferme celle de sa partenaire, redressant crânement la tête, et rejetant un pied en arrière, il se mit en position et attendit la mesure. Soit qu'il fût à cheval, ou qu'il dansât la mazurka, la petitesse de sa taille passait inaperçue, et il y déployait tous ses avantages. À la première note, jetant un regard triomphant et satisfait à sa dame, il frappa du talon, et bondissant avec l'élasticité d'une balle, il s'élança dans le cercle, en l'entraînant avec lui. Il en parcourut d'abord la moitié sur un pied presque sans toucher terre, et en allant tout droit aux chaises, qu'il semblait ne pas apercevoir; puis tout à coup, faisant résonner ses éperons, glissant sur ses pieds, arrêté une seconde sur ses talons et choquant de nouveau ses éperons sans bouger de place, tournant rapidement sur lui-même et donnant son coup de talon du pied gauche, il repartait pour l'autre bout de la salle. Natacha devinait chacun de ses mouvements sans s'en rendre compte, et les suivait en s'y abandonnant sans résistance. Tantôt, la tenant de la main droite ou de la main gauche, il pirouettait avec elle; tantôt, tombant sur un genou, il la faisait tourner autour de lui, puis, se relevant, il s'élançait avec une telle rapidité, qu'il semblait devoir l'entraîner au travers des mitrailles, et pliait tout à coup le genou, pour recommencer de plus belle ses gracieuses évolutions. Ramenant ensuite sa dame à sa place, et l'ayant de nouveau fait pirouetter avec une élégante désinvolture, en faisant sonner ses éperons, il termina par un profond salut, tandis que Natacha oubliait, dans son trouble, de lui faire la révérence traditionnelle. Ses yeux souriants le regardaient avec stupeur, et semblaient ne pas le reconnaître: «Que lui arrive-t-il donc?» se dit-elle.
Quoique Ioghel n'acceptât pas la mazurka comme une danse classique, tous étaient enthousiasmés de la façon dont Denissow l'avait dansée; on venait le choisir à chaque instant, et les vieilles gens, le suivant du coin de l'œil, parlaient de la Pologne et du bon vieux temps. Denissow, échauffé par la mazurka, s'essuya le front, et s'assit à côté de Natacha, qu'il ne quitta plus de toute la soirée.
XIII
Deux jours après, Rostow, qui n'avait plus revu Dologhow, ni chez ses parents, ni chez lui, reçut de lui ces quelques mots:
«N'ayant plus l'intention de me présenter chez vous, par des motifs qui te sont sans doute connus, et partant bientôt pour l'armée, je réunis ce soir mes amis pour leur dire adieu. Tu nous trouveras à l'hôtel d'Angleterre.»
En quittant le théâtre, où il était allé avec Denissow et les siens, Rostow s'y rendit vers dix heures et on l'introduisit aussitôt dans le plus bel appartement, que Dologhow avait loué pour cette circonstance.
Une vingtaine de personnes entouraient une table, à laquelle il était assis et qui était éclairée par deux bougies. Une pile d'or et d'assignats s'étalait devant lui: il taillait une banque. Nicolas ne l'avait pas rencontré depuis le refus de Sonia, et éprouvait un certain embarras à le revoir.
Dès que Rostow entra, Dologhow lui jeta un regard froid et tranchant, comme s'il eût été sûr d'avance qu'il allait venir:
«Il y a longtemps que je ne t'ai vu, merci d'être venu! Laissez-moi finir de tailler ma banque, nous allons avoir Illiouchka avec son chœur.
—Je suis pourtant allé chez toi, lui dit Rostow, en rougissant légèrement.
—Choisis une carte si tu veux,» ajouta Dologhow sans lui répondre.
Une singulière conversation, qu'ils avaient eue un certain jour ensemble, revint dans ce moment à la mémoire de Nicolas: «Il n'y a qu'un imbécile pour se confier à la chance,» lui avait dit son ami.
«Aurais-tu par hasard peur de jouer avec moi?» lui demanda en souriant Dologhow, qui avait deviné sa pensée.
Rostow comprit, à ce sourire, que Dologhow se trouvait, comme au dîner du club, dans une de ces dispositions d'esprit où, éprouvant le besoin de sortir du train-train monotone de la vie, il se laissait volontiers entraîner à commettre une méchante action.
Nicolas balbutia quelques mots et cherchait, sans y parvenir, une plaisanterie à lui répondre, lorsque l'autre, le regardant en face, articula lentement, nettement, et de façon à être entendu de tous:
«Te rappelles-tu ce que nous disions un jour à propos du jeu: «Il n'y a qu'un imbécile pour se confier à la chance; il faut jouer à coup sûr...» et pourtant je veux l'essayer!... Et faisant craquer son jeu de cartes, il dit au même moment: «La banque, Messieurs!»
Écartant l'argent qu'il avait devant lui, il se prépara à tailler. Rostow s'assit à ses côtés sans jouer.
«Ne joue pas, cela vaut mieux, lui dit Dologhow.... Et Nicolas, chose étrange, sentit la nécessité de prendre une carte, en plaçant dessus une somme insignifiante.
—Je n'ai pas d'argent, dit-il.
—Sur parole!» lui répondit Dologhow.
Rostow perdit les cinq roubles qu'il venait de mettre; il remit encore et perdit de nouveau. Dologhow passa dix fois.
«Messieurs, dit-il, veuillez placer l'argent sur les cartes; sans cela, je ne me reconnaîtrai plus dans les comptes.»
Un des joueurs émit l'opinion qu'on pouvait avoir confiance en lui.
«Sans doute, mais j'ai peur de m'embrouiller... de grâce, mettez votre argent sur les cartes.... Quant à toi, ne te gêne pas, ajouta-t-il en s'adressant à Rostow, nous ferons nos comptes plus tard.»
Le jeu continua, et le domestique ne cessait de verser du champagne à flots.
Rostow avait déjà perdu 800 roubles. Il allait faire son reste sur une carte, lorsque le verre de champagne qu'on lui offrait arrêta son mouvement, et il ne fit que sa mise habituelle de vingt roubles:
«Mais laisse donc, lui dit Dologhow, qui cependant n'avait pas l'air de l'observer, tu te referas plus vite!... C'est étrange, je fais gagner les autres, et toi, je te fais toujours perdre... c'est peut-être parce que tu me crains?»
Rostow obéit. Ramassant par terre un sept de cœur dont le coin était écorné, et dont plus tard il ne se souvint que trop, il écrivit bien lisiblement dessus le chiffre 800, avala son verre de champagne, et tout en souriant à Dologhow et en suivant avec anxiété le mouvement de ses doigts, il attendit l'apparition d'un sept! La perte ou le gain, que pouvait lui amener cette carte, avait pour lui une grande importance, car, le dimanche précédent, son père, en lui remettant 2 000 roubles, lui avait confié qu'il se trouvait dans des embarras d'argent, et l'avait prié de bien économiser cette somme jusqu'au mois de mai. Nicolas lui avait assuré qu'elle lui suffirait et au delà, et il ne lui restait plus déjà que 1 200 roubles. Aussi, s'il venait à perdre sur ce sept de cœur, non seulement il aurait 1 600 roubles à payer, mais il se verrait obligé de manquer à sa parole! «Qu'il me donne au plus vite cette carte, se disait-il, et je prends ma casquette, et je file à la maison souper avec Denissow, Natacha et Sonia, et je jure de ne plus toucher une carte de ma vie!» Tous les détails de sa vie de famille, ses plaisanteries avec Pétia, ses conversations avec Sonia, ses duos avec Natacha, la partie de piquet avec son père ou sa mère, tous ces plaisirs intimes se représentèrent à lui avec la netteté et le charme d'un bonheur perdu et inappréciable. Il ne pouvait admettre qu'un hasard aveugle, en faisant tomber à droite ou à gauche ce sept de cœur, pût le priver de ces joies reconquises, et le précipiter dans un abîme de malheur indéfini et inconnu. Cela ne pouvait être, et il suivait, avec une anxiété fiévreuse, le mouvement des mains rouges, velues, à larges articulations, de Dologhow, qui s'arrêtèrent, et déposèrent le paquet de cartes, pour prendre un verre et une pipe.
«Tu n'as donc pas peur de jouer avec moi? lui dit Dologhow en se renversant sur le dossier de sa chaise, comme pour raconter à ses amis quelque chose de gai:
—Oui, Messieurs, on m'a assuré qu'on avait fait courir à Moscou le bruit que je trichais au jeu.... S'il en est ainsi, je vous conseille d'être sur vos gardes!
—Voyons, taille donc! lui dit Rostow.
—Oh! ces vieilles commères de Moscou!» ajouta-t-il, en reprenant le talon.
À ce moment Rostow, réprimant avec peine une exclamation, se prit la tête à deux mains. Le sept de cœur, qui lui était si nécessaire, était la première carte de la taille, et il avait perdu plus qu'il ne pouvait payer!
«Écoute, lui dit Dologhow, ne va pas t'enfoncer!...» et il continua à tailler.
XIV
Une heure et demie plus tard, tout l'intérêt de la partie était concentré sur Rostow. Au lieu des premiers 1 600 roubles qu'il avait perdus, il avait devant lui, inscrite à son débit, une longue colonne de chiffres, dont le total pouvait, à ce qu'il croyait, s'élever à 15 000 roubles, mais qui en réalité dépassait 20 000. Dologhow ne racontait plus d'histoires: il suivait chaque mouvement de Rostow, et supputait le chiffre de son gain, résolu à continuer le jeu, jusqu'à ce qu'il eût atteint le chiffre de 43 000 roubles. Il s'était fixé ce chiffre dans son idée, parce qu'il formait le total de son âge et de celui de Sonia. Rostow, les coudes sur la table et la tête dans ses mains, assis devant ce tapis vert barbouillé de craie et de taches de vin, et sur lequel s'amoncelaient des montagnes de cartes, suivait aussi, la mort dans le cœur, le mouvement de ces doigts qui le tenaient en son pouvoir:
«Six cents roubles, as, neuf... impossible de se refaire?... Et comme on doit être gai, là-bas, à la maison!... Valet sur le cinq.... Pourquoi donc fait-il cela avec moi?» Parfois il augmentait sa mise, mais Dologhow refusait et lui indiquait un chiffre. Rostow se soumettait, et priait Dieu, comme il l'avait prié sur le champ de bataille, sur le pont d'Amstetten. Tantôt, il tentait le sort, en relevant au hasard une carte dans le tas tombé sur le tapis, en se disant qu'elle ferait tourner la chance; tantôt, il comptait les brandebourgs de son uniforme et plaçait sur une seule carte la somme représentant le nombre de leurs points; tantôt, il regardait d'un air effaré les autres joueurs, comme pour leur demander secours, et reportant son regard sur le visage de marbre de son adversaire, il essayait de pénétrer ce qui se passait en lui:
«Il sait pourtant quelle est l'importance de cette perte pour moi, et il est mon ami, et je l'aimais!... Mais ce n'est pas sa faute, puisque la chance est pour lui, et je ne suis pas coupable non plus!... Quel mal ai-je fait?... Ai-je tué ou offensé quelqu'un?... Pourquoi donc cet effroyable malheur? Il n'y a qu'un moment que je me suis approché de cette table, avec le désir de gagner cent roubles, d'acheter à maman un coffret pour sa fête et de m'en retourner bien vite.... J'étais heureux, libre!... Quand donc a commencé pour moi ce fatal revirement?... Je suis le même cependant, je suis à la même place!... Non, c'est impossible!... cela ne peut durer!»
Il était rouge, tout en nage, et faisait peine à voir, surtout à cause de ses efforts surhumains pour conserver du calme.
La colonne des pertes s'élevait à la somme fatale de 43 000 roubles, et Rostow avait déjà apprêté sa carte pour un paroli de 3 000 roubles qu'il venait de gagner, lorsque Dologhow, ramassant son jeu, le mit de côté, fit rapidement l'addition avec la craie et en inscrivit le total en chiffres bien alignés:
«Allons souper, il en est temps! Voilà les bohémiens» dit-il, et une dizaine d'hommes et de femmes, au teint cuivré, entrèrent dans la chambre, en apportant avec eux le froid du dehors. Nicolas comprit que tout était perdu.
«Quoi, c'est tout? et moi qui t'avais préparé une jolie petite carte,» dit-il à Dologhow, en feignant l'indifférence, et comme si l'action seule du jeu l'intéressait.
«Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout! Maintenant une balle dans la tête... c'est tout ce qui me reste à faire!»
«Voyons, encore une petite carte, reprit-il.
—Volontiers, fit Dologhow, en finissant d'additionner le total de 43 021 roubles. Va pour 21 roubles! Rostow, qui avait marqué 6 000 sur une carte, les effaça pour écrire 21.
—Cela m'est égal, dit-il, ce qui m'intéresse, c'est de savoir si tu me donneras ce dix.»
Dologhow taillait sérieusement. Oh! comme Rostow le haïssait en ce moment!... Le dix fut pour lui!
«Vous me devez 43 000 roubles, comte, dit Dologhow, en se levant et en s'étirant.... On se fatigue à la fin de rester assis.
—Moi aussi, je suis fatigué, répliqua Rostow.
—Quand pourrai-je recevoir l'argent, comte?» reprit l'autre, comme pour lui faire sentir que la plaisanterie était déplacée.
Nicolas rougit jusqu'au blanc des yeux, et l'emmenant à l'écart:
«Je ne puis te payer tout, il faut que tu acceptes une lettre de change.
—Écoute, lui dit Dologhow avec un sourire glacial, tu connais le proverbe: «Heureux en amour, malheureux au jeu.» Ta cousine t'aime, je le sais.
«Oh! c'est épouvantable de se sentir entre les mains de cet homme!» se dit Nicolas. Il pensait au coup qu'il allait porter à son père, à sa mère; il comprenait quel bonheur c'eût été pour lui de n'avoir pas à faire ce terrible aveu; il sentait que Dologhow le comprenait aussi, qu'il pouvait lui épargner cette honte, ce chagrin, et que cependant il jouait avec lui comme le chat avec la souris.
«Ta cousine..., reprit Dologhow.
—Ma cousine n'a rien à voir ici, dit Rostow en l'interrompant avec colère, il est inutile de prononcer son nom!
—Alors, quand puis-je recevoir?
—Demain!» répondit Rostow, et il quitta la chambre.
XV
Rien de plus facile que de dire d'un ton convenable: «À demain!» mais ce qui était épouvantable, c'était de rentrer, de revoir ses sœurs, son père, sa mère, de leur dire tout, et de demander l'argent, pour ne pas manquer à la parole donnée.
Personne ne dormait encore. La jeunesse avait soupé en revenant du théâtre, et s'était groupée autour du piano. Lorsque Nicolas entra dans la salon, il se sentit pénétré par ces effluves d'amour pleines de poésie qui régnaient dans leur maison, et qui semblaient, après la déclaration de Dologhow et le bal de Ioghel, s'être concentrées, comme avant l'orage, sur la tête de Sonia et de Natacha. Vêtues de bleu toutes les deux, et telles qu'elles avaient paru au théâtre, jolies, gentilles, et s'en rendant bien compte, elles riaient et causaient auprès du piano. Véra et Schinchine jouaient aux échecs dans le salon. La comtesse, en attendant le retour de son mari et de son fils, faisait «une patience» que suivait avec attention une vieille dame, noble et pauvre, qu'ils avaient recueillie. Denissow, les yeux brillants, les cheveux ébouriffés, assis au piano, un pied rejeté en arrière, tapait les touches de ses gros doigts, et plaquait des accords, en roulant les yeux et en cherchant, de sa petite voix enrouée, mais juste, un accompagnement au quatrain qu'il venait de composer en l'honneur de la Magicienne:
«Magicienne, où prends-tu l'invincible pouvoir
D'éveiller dans mon cœur les notes endormies?
Oh, dis-le-moi, d'où vient la flamme qui, ce soir,
Évoque dans mon cœur l'essaim des mélodies?»
La passion faisait vibrer sa voix, et il fixait ses yeux noirs sur Natacha émue, mais heureuse: «Charmant, parfait!» criait-elle, encore un couplet!» «Rien n'est changé ici,» se dit Nicolas. «Ah! le voilà! s'écria Natacha.
—Papa est-il à la maison? demanda-t-il.
—Comme je suis contente de te voir! reprit-elle sans lui répondre. Nous nous amusons tant.... Vassili Dmitritch reste encore un jour pour me faire plaisir.
—Non, papa n'est pas encore rentré, dit Sonia.
—Nicolas, viens ici, mon ami,» lui cria sa mère, de l'autre bout de chambre.
Nicolas alla lui baiser la main, et s'assit en silence auprès d'elle, suivant du regard ses doigts, qui disposaient des cartes sur la table, pour faire «une patience»..., et le bruit des rires et des voix arrivait de la salle jusqu'à eux.
«Bien, bien, s'écriait Denissow, il n'y a plus à vous en défendre: chantez-moi la barcarolle, je vous en supplie!»
La comtesse regarda son fils, qui continuait à se taire.
«Qu'as-tu? lui demanda-t-elle.
—Rien, répondit-il, comme s'il était fatigué d'une question qu'on lui aurait adressée plusieurs fois... mon père viendra-t-il bientôt?
—Je le crois!»
«Rien n'est changé ici.... Ils ne savent rien! Où me cacher!» pensait-il, et il rentra dans la salle où Sonia, assise au piano, venait de commencer le prélude de la barcarolle. Natacha allait chanter, et Denissow fixait sur elle des regards enflammés.
Nicolas se mit à marcher en long et en large:
«Voilà une belle idée de la faire chanter!... Que peut-elle chanter? que trouvent-ils donc là de si gai?»
Sonia plaqua un accord.
«Mon Dieu, mon Dieu! se disait-il, je suis un homme perdu... déshonoré... oui, il ne me reste plus qu'à me loger une balle dans la tête... pourquoi donc chanter? S'en aller?... Bah, ils n'ont qu'à continuer, après tout ça m'est bien égal!...» et Nicolas, sombre et morose, marchait toujours, en évitant le regard des jeunes filles.
«Nicolas, qu'avez-vous?» semblait lui demander Sonia, qui avait tout d'abord remarqué sa tristesse.
Natacha, avec son flair habituel, en était également frappée, mais elle était si loin de toute idée de chagrin, de douleur et de repentir, sa gaieté était si exubérante que, comme il arrive souvent à la jeunesse, elle ne tarda pas à ne plus s'en préoccuper: «Je m'amuse trop, pensa-t-elle, pour gâter mon plaisir par sympathie pour une douleur qui n'est pas la mienne... et puis je me trompe sans doute, il est probablement aussi gai que moi».
«Voyons, Sonia,» dit-elle, en s'élançant vivement au milieu de la salle, où l'acoustique lui semblait devoir être meilleure. Relevant la tête et laissant pendre ses bras le long de son corps, comme font les danseuses, elle semblait dire, en réponse au regard passionné de Denissow: «Voilà comme je suis!»
«De quoi donc peut-elle se réjouir? pensait Nicolas.... Comment cela ne l'ennuie-t-il pas?»
Natacha lança sa première note, sa poitrine se gonfla, et ses yeux prirent une expression profonde. Elle ne pensait à rien, ni à personne, en ce moment; sa bouche entr'ouverte en un sourire laissa échapper des sons, ces sons que le premier gosier venu peut lancer à toute heure avec les mêmes inflexions, et qui nous laisseront froids et indifférents mille fois, pour nous faire frissonner et pleurer d'émotion à la mille et unième.
Natacha avait sérieusement étudié son chant pendant l'hiver, à cause surtout de Denissow, que sa voix ravissait au septième ciel. Elle ne chantait plus en enfant, et l'on ne sentait plus les efforts maladroits de l'écolière. Bien que d'une rare étendue, sa voix n'était pas suffisamment travaillée, au dire des connaisseurs. Et cependant, les connaisseurs, malgré leurs critiques, s'abandonnaient à leur insu à la jouissance que leur causait cette voix, encore inhabile à prendre sa respiration à temps et à se jouer des difficultés; et longtemps après qu'elle s'était tue, ils ne demandaient qu'à l'entendre encore et encore. On sentait si bien s'épanouir en elle cette suave virginité dont rien jusqu'à ce moment n'avait effleuré le velouté et l'inconsciente puissance, qu'on aurait cru, en y changeant la moindre chose, en altérer le charme.
«Qu'est-ce donc? pensa Nicolas, tout surpris de l'entendre chanter ainsi, et en écarquillant les yeux... que lui est-il arrivé? Comme elle chante!» Oubliant tout, il attendait avec une fiévreuse impatience la note qui allait suivre, et pendant un moment il n'y eut plus pour lui au monde que la mesure à trois temps du: «Oh mio crudele affetto!»... «Quelle absurde existence que la nôtre, pensait-il. Le malheur, l'argent, Dologhow, la haine, l'honneur... tout cela n'est rien!... voilà le vrai!... Natacha, ma petite colombe!... voyons si elle va atteindre le «si»?... Elle l'a atteint; Dieu merci!».... Pour renforcer le «si», il l'accompagna en tierce: «Quel bonheur! je l'ai donné aussi!» s'écria-t-il, et la vibration de cette tierce éveilla dans son âme tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus pur. Qu'étaient à côté de cette sensation surhumaine et divine, et sa perte au jeu, et sa parole donnée?... Folies! On pouvait tuer, voler et pourtant être encore heureux.
XVI
Il y avait longtemps que la musique n'avait fait éprouver à Rostow de pareilles jouissances. À peine Natacha eut-elle fini sa barcarolle que le sentiment de la réalité lui revint, et il gagna sa chambre sans mot dire. Un quart d'heure après, le vieux comte revenait du club, gai et content; son fils se rendit chez lui.
«Eh bien, t'es-tu amusé?» lui demanda-t-il, en souriant d'orgueil à sa vue. Nicolas essaya en vain de dire oui... il étouffait. Son père allumait sa pipe, sans remarquer son trouble.
«Allons, c'est inévitable!» pensa-t-il, et prenant un ton dégagé, qui lui fit honte à lui-même, et comme s'il ne s'agissait que de demander une voiture à son père pour aller faire un tour de promenade:
«Papa, lui dit-il, je suis venu pour affaires, je l'avais presque oublié: j'ai besoin d'argent!
—Vraiment, lui répondit le vieux comte qui était très bien disposé ce soir-là.... Je savais bien que ce ne serait pas assez! T'en faut-il beaucoup?
—Oui, beaucoup, répliqua-t-il, en affectant un laisser-aller niais et indifférent. Oui, j'ai un peu perdu, pas mal, beaucoup même, 43 000 roubles!
—Comment? Avec qui?... mais c'est une plaisanterie! s'écria le comte, dont la nuque se couvrit d'une rougeur apoplectique.
—Je me suis engagé à payer demain!
—Oh! fit le père avec un geste de désespoir, et en se laissant tomber sans force sur le canapé.
—Qu'y faire! continua Nicolas, d'un ton assuré et hardi. Cela arrive à tout le monde...» et pendant qu'il parlait, ainsi il se traitait au fond de son cœur de misérable, de lâche: sa conscience lui disait que toute sa vie ne suffirait pas à expier sa faute, et pendant qu'il assurait à son père, d'un ton grossier, que «cela arrivait à tout le monde», il avait envie de se jeter à ses genoux, de lui baiser la main et d'implorer se pardon.
À ces mots, le vieux comte baissa les yeux et s'agita d'un air embarrassé:
«Oui, oui, dit-il... seulement je crains... il me sera difficile de trouver... À qui n'est-ce pas arrivé? à qui n'est-ce pas arrivé?...» et jetant un coup d'œil à son fils, il se dirigea vers la porte.... Nicolas, qui s'attendait à des reproches, ne put y tenir plus longtemps:
«Papa! Papa! pardonnez-moi,» s'écria-t-il en éclatant en sanglots, alors saisissant la main de son père et pleurant comme un enfant, il la porta vivement à ses lèvres.
Pendant que le fils avait cette explication avec son père, un entretien non moins grave avait lieu entre la mère et la fille: «Maman!... Maman! il me l'a faite!
—Que veux-tu dire?
—Il m'a fait sa déclaration, maman!»
La comtesse n'en croyait pas ses oreilles.... Comment! Denissow avait fait une déclaration à cette fillette de Natacha, qui, il y a quelques jours à peine, jouait à la poupée et prenait encore des leçons!
«Voyons, Natacha, pas de bêtises! lui dit avec douceur la comtesse, qui espérait lui faire avouer que ce n'était qu'une plaisanterie.
—Comment, des bêtises!... Mais c'est très sérieux, dit Natacha piquée au vif. Je viens vous demander ce que je dois faire, et vous me dites que ce sont des bêtises!»
La comtesse haussa les épaules.
«S'il est vrai que M. Denissow t'ait fait une déclaration, tu lui diras de ma part que c'est un imbécile.
—Mais non, ce n'est pas un imbécile.
—Eh bien, alors que veux-tu? Vous avez toutes la tête tournée. Si tu en es éprise, épouse-le, et que Dieu te bénisse!
—Mais non, maman, je ne suis pas éprise de lui! Je vous jure qu'il me semble que je ne le suis pas.
—Eh! bien alors, va le lui dire toi-même.
—Ah! maman, vous vous fâchez? Ne vous fâchez pas, chère petite maman!... Voyons, est-ce ma faute?
—Non, mais que veux-tu, mon cœur! Veux-tu que j'aille le lui dire?
—Non, je le lui dirai moi-même, seulement enseignez-moi comment?... Vous riez? mais si vous l'aviez vu, quand il m'a fait sa déclaration.... Je sais bien qu'il n'en avait pas l'intention.... Ça lui a échappé!
—Soit, mais il faut alors que tu lui répondes par un refus.
—Ah! non, il ne faut pas le refuser,... il me fait tant de peine!... il est si bon!
—Eh bien, alors accepte-le, car il est vraiment grand temps de te marier, ajouta la comtesse, moitié riant et moitié fâchée.
—Pour cela non, maman, mais je t'assure qu'il me fait de la peine.... Comment lui dire cela?
—Aussi bien tu ne lui diras rien, c'est moi qui vais lui parler, dit la comtesse, qui commençait à trouver malséant qu'on pût considérer cette petite Natacha comme une grande personne.
—Non, pour rien au monde, je le dirai moi-même, vous n'avez qu'à écouter à la porte...» et Natacha rentra en courant dans la salle, où Denissow, assis au piano et la figure dans ses mains, était encore à la même place. Au bruit de ses pas, il releva la tête:
«Natacha, lui dit-il en s'approchant d'elle vivement, mon sort est entre vos mains... décidez!
—Vassili Dmitritch, vous me faites tant de peine!... vous êtes si bon!... mais cela ne se peut pas... cela ne se peut pas... mais je vous jure que je vous aimerai toujours!»
Denissow s'inclina sur la main de Natacha, et il ne put réprimer quelques sanglots étouffés, en la sentant poser un baiser sur ses cheveux noirs, crépus et ébouriffés. À ce moment, le frôlement de la robe de la comtesse se fit entendre:
«Vassili Dmitritch, merci pour l'honneur que vous nous faites, lui dit la comtesse d'un air ému, qui cependant lui parut sévère..., mais ma fille est si jeune!... et j'aurais pensé que vous vous seriez adressé à moi avant de lui en parler.
—Comtesse!» lui dit Denissow, en baissant les yeux de l'air d'un coupable, et en essayant vainement de trouver quelques mots à lui répondre.
Natacha, le voyant si abattu, se mit à pleurer convulsivement.
«Comtesse, j'ai eu tort, reprit Denissow d'une voix brisée par l'émotion, mais j'adore votre fille et j'aime tant votre famille que pour vous tous je donnerais deux fois ma vie!...» mais remarquant le visage sérieux de la comtesse:... «Eh bien, adieu,» lui dit-il, et lui baisant la main sans regarder Natacha, il quitta la salle d'un pas résolu.
Nicolas passa la journée du lendemain chez Denissow, qui brûlait du désir de quitter Moscou au plus tôt. Ses camarades donnèrent une soirée d'adieux avec accompagnement de bohémiens et de bohémiennes, et depuis il ne put jamais se souvenir comment on l'avait emballé dans son traîneau, et comment il avait franchi les trois premiers relais.
Après son départ, Rostow, auquel le vieux comte n'avait pu fournir encore la grosse somme en question, resta quinze jours de plus à Moscou sans sortir de chez lui, passant presque tout son temps dans l'appartement des jeunes filles, à couvrir de vers et de musique les pages de leurs albums.
Sonia, plus tendre, plus affectueuse que jamais, semblait vouloir lui prouver par là que cette perte au jeu était un exploit véritable, et qu'elle ne pouvait que l'en aimer davantage, tandis que de son côté Nicolas se regardait désormais comme indigne d'elle.
Ayant enfin envoyé les 43 000 roubles à Dologhow qui lui donna un reçu en règle, il partit à la fin de novembre, sans prendre congé d'aucune de ses connaissances, et alla rejoindre son régiment, qui se trouvait déjà en Pologne.
CHAPITRE V
I
Après son explication avec sa femme, Pierre s'était mis en route pour Pétersbourg. Arrivé au relais de Torjok, il n'y trouva pas de chevaux, ou peut-être le maître de poste ne voulut-il pas lui en donner; obligé d'attendre, il s'étendit, sans se déshabiller et sans quitter ses grosses bottes fourrées, sur le grand divan placé devant une table ronde, et se mit à réfléchir.
«Faut-il apporter les malles et préparer un lit? Votre Excellence veut-elle du thé?...»
Pierre ne répondit pas: il n'avait rien vu, ni rien entendu, plongé dans les réflexions qui l'absorbaient depuis quelques heures; peu lui importait, en face des graves questions qui s'agitaient dans son esprit, d'arriver plus ou moins tard à Pétersbourg et de se reposer ici ou ailleurs.
Le maître de poste, sa femme, le domestique, la marchande d'objets brodés d'or et d'argent[28] entraient tour à tour pour lui offrir leurs services. Pierre, sans changer de position, les regardait par-dessus ses lunettes, ne se rendant pas compte de ce qu'ils lui voulaient. Comment ces gens-là pouvaient-ils vivre tranquilles, sans avoir résolu les douloureux problèmes qui n'avaient cessé de le tourmenter depuis ce duel, suivi pour lui d'une si terrible nuit d'insomnie? Dans l'isolement de son voyage, il ne pouvait s'empêcher d'y revenir constamment, sans parvenir à les résoudre. C'était comme si le principal engrenage de son existence s'était tordu et tournait toujours sans accrocher le cran et sans pouvoir s'arrêter.
Le maître de poste rentra pour lui dire humblement que, si Son Excellence voulait bien attendre deux petites heures, il pourrait lui donner des chevaux de courrier. Il mentait évidemment et n'avait d'autre but que de rançonner le voyageur: «Ce qu'il fait est-il bien ou mal? se dit Pierre. Pour moi qui en profite, c'est bien; mais pour le voyageur qui viendra après moi, ce sera mal. Quant à lui, il ne peut faire autrement, car il n'a pas de quoi se mettre sous la dent.... Il m'a assuré que l'officier l'avait battu pour cela?... Si l'officier l'a battu, c'est qu'il était pressé et que cela le retardait.... Et moi j'ai tiré sur Dologhow, parce que je me croyais offensé... et Louis XVI a été exécuté parce qu'on le regardait comme criminel... et, un an plus tard, on a exécuté ceux qui l'avaient condamné.... Qu'est-ce qui est mal? qu'est-ce qui est bien?... Que faut-il aimer? Que faut-il haïr?... Pourquoi vivre! Qu'est-ce que la vie? Qu'est-ce que la mort?... Quelle est cette force inconnue qui dirige le tout?...» Il ne trouvait pas de réponse à ces questions, sauf une seule qui n'en était pas une: «la mort! car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de questionner...» Mais c'était effrayant de mourir.
La marchande de cuirs de Torjok lui vantait d'une voix perçante sa marchandise, surtout des pantoufles en peau de chèvre. «J'ai des centaines de roubles dont je ne sais que faire et cette femme en pelisse déchirée me regarde timidement!... Que ferait-elle de cet argent?... Lui donnerait-il un cheveu de plus de bonheur ou de paix?... Quelque chose au monde peut-il lui épargner, à elle comme à moi, les atteintes du mal ou de la mort?... La mort, qui met un terme à tout, qui peut venir aujourd'hui ou demain, rend tout indifférent en comparaison de l'éternité!...» et de nouveau il pressait l'engrenage de ses pensées, qui continuait à tourner toujours à vide au même endroit.
Son domestique lui apporta un livre à moitié coupé, un roman par lettres de Mme de Souza; il se mit à lire le récit des malheurs et de la lutte vertueuse d'une certaine Amélie de Mansfield. «Et pourquoi a-t-elle lutté contre son séducteur, se demanda-t-il, puisqu'elle l'aimait? Il est impossible que Dieu ait fait naître dans son âme des désirs contraires à sa volonté. Mon ex-femme n'a pas lutté et peut-être avait-elle raison!... On n'a rien découvert, on n'a rien inventé, et nous savons seulement que nous ne savons rien. C'est là le dernier mot de la sagesse humaine.»
Tout, en lui et au dehors de lui, lui paraissait confus, incertain et répugnant, mais cette impression même de répugnance lui causait une jouissance irritante.
«Puis-je prier Votre Excellence de céder un peu de place à la personne qui me suit,» dit le maître de poste, en entrant dans la chambre avec un autre voyageur, forcé, comme Pierre, de s'arrêter faute de chevaux. C'était un vieillard de petite taille, ridé, jaune, avec des sourcils gris qui retombaient sur ses yeux brillants, d'une couleur indécise.
Pierre retira ses jambes de dessus la table et se leva pour se coucher sur le lit que l'on venait de lui préparer; il regardait à la dérobée le nouveau venu; celui-ci se laissa déshabiller, d'un air fatigué, par son domestique et resta en petite veste fourrée couverte de nankin, et avec des bottes de feutre à ses pieds maigres et osseux. Il s'assit sur le canapé et appuya contre le dossier sa tête un peu forte: il avait le front large, les cheveux coupés très court. Le regard sérieux, intelligent et pénétrant, qu'il jeta alors sur Pierre, frappa ce dernier. Il allait lui adresser une question insignifiante, lorsqu'il remarqua que le voyageur avait déjà fermé les yeux, en croisant l'une sur l'autre ses vieilles mains sèches: il portait à l'un de ses doigts un anneau de plomb avec une tête, de mort et semblait, ou dormir, ou réfléchir profondément. Son domestique était, comme lui, vieux, ridé et jaune, sans moustaches et sans barbe, et l'on devinait, rien qu'à voir sa peau lisse et parcheminée, que le rasoir n'y avait jamais passé. Il déballa prestement le panier aux provisions, prépara la table de thé, et apporta le samovar. Lorsque tout fut prêt, le voyageur ouvrit les yeux, se rapprocha de la table, versa deux verres de thé, et en donna un au petit vieillard sans barbe. Pierre, embarrassé, sentit qu'il allait être inévitablement obligé de lier conversation avec lui. Le vieux domestique rapporta son verre renversé sur la soucoupe avec le morceau de sucre à moitié grignoté, et demanda à son maître s'il n'avait besoin de rien.
«Passe-moi le livre,» dit-il, et l'ayant reçu, il se plongea dans sa lecture.
Pierre crut s'apercevoir que c'était un ouvrage religieux, et continua à l'examiner, lorsqu'il le vit cesser de lire et reprendre sa première position. Il le considérait toujours, mais le vieux, se retournant de son côté, fixa sur lui un regard ferme et sévère, qui le troubla tout en l'attirant d'une façon irrésistible.
II
«J'ai l'honneur, si je ne me trompe, de parler au comte Besoukhow?» dit l'inconnu à haute voix et sans se hâter.
Pierre le regarda d'un air interrogateur par-dessus ses lunettes.
«J'ai entendu parler de vous, continua son interlocuteur, du malheur qui vous est arrivé!...» En soulignant le mot «malheur», il semblait dire: «Vous avez beau donner à la chose le nom que vous voudrez, c'est «un malheur»... «Je le regrette infiniment pour vous, monsieur.»
Pierre rougit, posa ses pieds à terre et se pencha, intimidé et souriant, vers le vieillard.
«Des raisons plus graves que la curiosité m'obligent à vous le rappeler,» continua-t-il après un moment de silence, sans détourner ses yeux de Besoukhow, et il se recula un peu sur le canapé, l'invitant par ce mouvement à venir prendre place près de lui.
Bien que Pierre ne fût pas disposé à la causerie, il s'y résigna et alla s'asseoir à ses côtés.
«Vous êtes malheureux, monsieur; vous êtes jeune, je suis vieux, et j'aurais voulu vous venir en aide dans la mesure de mes forces.
—Ah! oui, dit Pierre avec un sourire contraint: je vous suis bien reconnaissant.... Venez-vous de loin, monsieur?
—Si, pour une raison ou pour une autre, ma conversation vous était désagréable, dites-le-moi...» Et tout à coup sa voix devint tendre et paternelle.
«Oh! non, bien au contraire, je suis très heureux de faire votre connaissance...» Et les yeux de Pierre, attirés par la bague, y aperçurent la tête de mort, signe habituel de la franc-maçonnerie.
«Permettez-moi de vous demander si vous êtes franc-maçon?
—Oui, monsieur, j'appartiens à cet ordre.... En mon nom et au sien, je vous tends une main fraternelle.
—Je crains, dit Pierre, en hésitant entre la sympathie que lui inspirait ce vieillard et les plaisanteries dont les francs-maçons étaient ordinairement l'objet, je crains de ne point vous comprendre; je crains que ma manière de voir sur la Création en général ne soit en complet désaccord avec la vôtre.
—Je connais votre manière de voir.... Vous croyez, et la majorité des hommes le pense comme vous, qu'elle est le produit du travail de votre intelligence? Non, monsieur.... Elle est le fruit de l'orgueil, de la paresse et de l'ignorance!... Vous nourrissez une triste erreur, et c'est pour la combattre que j'ai engagé cette conversation.
—Pourquoi ne supposerais-je pas que l'erreur est de votre côté?
—Je n'oserais pas dire que je connais la vérité, répliqua le franc-maçon, qui étonnait Pierre de plus en plus par la précision et la fermeté de ses paroles. Personne ne parvient seul jusqu'à la vérité; c'est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers de générations qui se sont succédé depuis Adam jusqu'à nous, que s'élève l'édifice destiné à devenir un jour le temple digne du Grand Dieu.
—Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu,» dit Pierre avec effort, mais il sentait l'obligation de ne rien cacher de sa pensée.
Le franc-maçon le regarda d'un œil profond et avec le sourire d'un bon riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui confie sa misère:
«Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne pouvez pas le connaître, et vous êtes malheureux, parce que vous ne le connaissez pas.
—Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu'y puis-je faire?
—Vous ne le connaissez pas.... Il est ici, il est en moi, il est dans mes paroles, poursuivit le franc-maçon d'une voix sévère, il est en toi jusque dans cette négation blasphématoire que tu viens de prononcer!»
Il se tut et soupira, en s'efforçant de reprendre son calme.
«S'il n'existait pas, reprit-il à demi-voix, nous n'en causerions pas. De qui as-tu parlé? Qui as-tu renié? s'écria-t-il tout à coup avec une exaltation fiévreuse et une puissance dominatrice. Qui donc l'aurait inventé, s'il n'existait pas? D'où t'est venue, à toi et au monde entier, l'idée d'un être incompréhensible, tout-puissant, et éternel dans tous ses attributs?... Il existe! reprit-il après un long silence, que Pierre se garda d'interrompre. Mais le comprendre est impossible!...» et il feuilletait d'une main nerveuse et agitée les pages de son livre. «Si tu doutais de l'existence d'un homme, je t'aurais mené à cet homme, je te l'aurais montré; mais comment puis-je, moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son éternité, sa miséricorde infinie à celui qui est aveugle, ou qui ferme les yeux exprès pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore volontairement la corruption et l'indignité de sa propre personne? Qui es-tu, toi? Tu te crois sans doute un sage, pour avoir prononcé ce blasphème, ajouta-t-il avec un sourire de mépris, et tu es aussi insensé, aussi ignorant qu'un enfant qui joue avec le mouvement artistement combiné d'une montre. Il n'en comprend pas le but et ne croit pas à celui qui l'a fait. Le connaître est difficile. Nous y travaillons depuis des siècles, depuis Adam jusqu'à nos jours, et toujours l'infini nous en sépare!... Là éclatent notre faiblesse et sa grandeur!»
Pierre l'écoutait avec émotion sans l'interrompre; ses yeux brillaient, et il croyait de tout son cœur aux paroles de cet étranger. Se sentait-il vaincu par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les enfants, l'influence de sa voix émue, de sa conviction, de sa sincérité, de ce calme, de cette fermeté, de cette conscience de sa destinée, qui perçait dans tout son être et qui le frappait, surtout par contraste avec son atonie morale et son manque absolu d'espoir? De toute son âme, il désirait avoir la foi et il éprouvait un sentiment presque béat de calme, de régénération et de retour à la vie.
«Ce n'est pas l'esprit qui comprend Dieu, c'est la vie qui le fait comprendre!»
Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de son interlocuteur un côté faible ou obscur qui aurait ébranlé sa confiance naissante, l'interrompit en lui disant:
«Pourquoi donc l'intelligence humaine ne peut-elle pas s'élever jusqu'à cette connaissance dont vous parlez?
—La sagesse suprême et la vérité, répondit le franc-maçon avec son sourire doux et paternel, peuvent se comparer à une rosée céleste, dont nous voudrions nous pénétrer. Puis-je alors, moi vase impur, me pénétrer de cette rosée et me faire juge de son essence? Une purification intérieure peut seule me rendre apte à la recevoir dans une certaine mesure.
—Oui, oui, c'est cela, dit Pierre avec une joyeuse expansion.
—La sagesse suprême a d'autres bases que l'intelligence et les sciences humaines, telles que l'histoire, la physique et la chimie, qui s'écroulent au moindre souffle. La sagesse suprême est Une; elle n'a qu'une science, la science universelle, la science qui explique la Création et la place que l'homme y occupe. Pour la comprendre, il faut se purifier et régénérer son moi; il faut donc, avant de savoir, croire et se perfectionner. La lumière divine, qui brille au fond de nos âmes, s'appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur ton être intérieur, et demande-toi si tu es content de toi-même, et à quel résultat tu es arrivé, n'ayant pour guide que ton intelligence! Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, qu'avez-vous fait de tous ces dons, dont vous avez été comblé? Êtes-vous content de vous-même et de votre existence?
—Non, je l'ai en horreur!
—Si tu l'as en horreur, change-la, purifie-toi, et, à mesure que tu te transformeras, tu apprendras à connaître la sagesse! Comment l'avez-vous passée cette existence? En orgies, en débauches, en dépravations, recevant tout de la société et ne lui donnant rien. Comment avez-vous employé la fortune que vous avez reçue? Qu'avez-vous fait pour votre prochain? Avez-vous pensé à vos dizaines de milliers de serfs? Leur êtes-vous venu en aide moralement ou physiquement? Non, n'est-ce pas? Vous avez profité de leur labeur pour mener une existence corrompue! Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous cherché à vous employer utilement pour votre prochain? Non. Vous avez passé votre vie dans l'oisiveté. Puis, vous vous êtes marié: vous avez accepté la responsabilité de servir de guide à une jeune femme. Qu'avez-vous fait alors? Au lieu de l'aider à trouver le chemin de la vérité, vous l'avez jetée dans l'abîme du mensonge et du malheur. Un homme vous a offensé, vous l'avez tué, et vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre existence en horreur! Comment en serait-il autrement?»
Après ces paroles, le franc-maçon, que la véhémence de son discours avait visiblement fatigué, s'appuya contre le dossier du canapé et ferma les yeux, presque inanimé. Ses lèvres re-muaient sans laisser échapper aucun son. Pierre l'examinait, son cœur débordait, mais il n'osait rompre le silence.
Le franc-maçon eut une petite toux de vieillard, il appela son domestique.
«Les chevaux? demanda-t-il.
—On vient d'en amener. Vous ne vous reposerez pas un peu?
—Non, fais atteler.»
«Partira-t-il vraiment sans m'avoir initié à sa pensée et sans m'avoir mis dans la bonne voie? se disait Pierre, qui s'était levé, et marchait dans la chambre, la tête baissée. Oui, j'ai mené une vie méprisable, mais je ne l'aimais pas, je n'en voulais pas!... Et cet homme connaît la vérité et il peut me l'enseigner!»
Le voyageur, ayant achevé d'arranger ses paquets, se tourna vers lui et lui dit d'un ton indifférent et poli:
«De quel côté vous dirigez-vous, monsieur?
—Je vais à Pétersbourg, répondit Pierre avec une certaine hésitation, et je vous remercie! Je suis tout à fait de votre avis: ne pensez pas que je sois aussi mauvais. J'aurais sincèrement désiré être tel que vous auriez voulu me voir, mais je n'ai jamais été secouru par personne!... Je me reconnais coupable!... Aidez-moi, enseignez-moi, et peut-être qu'un jour...» Un sanglot lui coupa la parole.
Le franc-maçon garda longtemps le silence; il réfléchissait: «Dieu seul peut vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure de vous donner vous sera accordé. Puisque vous allez à Pétersbourg, remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une grande feuille pliée en quatre, il écrivit quelques mots). Maintenant, encore un conseil: consacrez les premiers temps de votre séjour à l'isolement et à l'étude de vous-même. Ne reprenez pas votre ancienne existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son domestique, et bonne chance!»
Le voyageur s'appelait Ossip Alexéiévitch Basdéiew, comme Pierre le vit dans le livre du maître de poste. Basdéiew était un franc-maçon et un martiniste très connu du temps de Novikow. Longtemps après son départ, Pierre continua à marcher sans penser à se coucher, sans penser même à partir, se reportant à son passé corrompu, et se représentant, avec cette exaltation de l'homme qui veut se régénérer, cet avenir de vertu irréprochable, qui lui paraissait si facile à réaliser. Il lui semblait qu'il ne s'était perverti que parce qu'il avait oublié, à son insu, tout ce qu'il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s'étaient dissipés: il croyait fermement à l'union fraternelle de tous les hommes, n'ayant d'autre but que s'entr'aider sur le chemin de la vertu. C'est ainsi qu'il comprenait l'ordre et les principes de la franc-maçonnerie.
III
Arrivé chez lui, Pierre ne fit part à personne de son retour. Il s'enferma et passa ses journées à lire Thomas A. Kempis, qui lui avait été remis, il ne savait par qui, et il n'y voyait qu'une chose, la possibilité, jusque-là inconnue pour lui, d'atteindre à la perfection, et de croire à cet amour fraternel et actif entre les hommes, que lui avait dépeint Basdéiew. Une semaine après son arrivée, le jeune comte polonais Villarsky, qu'il ne connaissait que fort peu, entra chez lui un soir, avec cet air solennel et officiel qu'avait eu le témoin de Dologhow. Il referma la porte, et s'étant bien assuré qu'il n'y avait personne dans la chambre:
«Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une proposition. Une personne, très haut placée dans notre confrérie, a fait des démarches pour que vous y soyez admis avant le terme et m'a proposé d'être votre parrain. Accomplir la volonté de cette personne est pour moi un devoir sacré. Désirez-vous entrer, sous ma garantie, dans la confrérie des francs-maçons?»
Le ton froid et sévère de cet homme, qu'il n'avait vu qu'au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les lèvres, dans la société des femmes les plus brillantes, frappa Pierre.
«Oui, je le désire,» répondit-il.
Villarsky inclina la tête:
«Encore une question, comte, à laquelle je vous prie de répondre, non comme un membre futur de notre société, mais en galant homme et en toute sincérité: avez-vous renié vos opinions passées? Croyez-vous en Dieu?»
Pierre réfléchit:
«Oui, répondit-il, je crois en Dieu!
—Dans ce cas...» Pierre l'interrompit encore: «Oui, je crois en Dieu!
—Partons alors, ma voiture est à vos ordres.»
Villarsky se tut pendant le trajet. À une question de Pierre, qui lui demandait ce qu'il avait à faire et à répondre, il se borna à lui dire que des frères, plus dignes que lui, l'éprouveraient, et qu'il n'avait qu'à dire la vérité.
Entrés sous la porte cochère d'une grande maison où se trouvait la loge, ils montèrent un escalier obscur et arrivèrent à une antichambre éclairée; ils s'y débarrassèrent de leurs pelisses pour passer dans une pièce voisine. Un homme, étrangement habillé, parut sur le seuil de la porte. Villarsky s'avança, lui dit quelques mots à l'oreille, en français, et, ouvrant ensuite une petite armoire qui contenait des habillements que Pierre voyait pour la première fois, il en tira un mouchoir, lui banda les yeux, et, comme il le lui nouait derrière la tête, quelques cheveux se trouvèrent pris dans le nœud. L'attirant à lui, il l'embrassa, le prit par la main et l'emmena. Le gros Pierre, mal à l'aise sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants, souriant d'un air timide, suivit Villarsky d'un pas mal assuré.
«Quoi qu'il vous arrive, dit ce dernier en s'arrêtant, supportez-le avec courage, si vous êtes décidé à être des nôtres. (Pierre fit un signe affirmatif.) Quand vous entendrez frapper à la porte, vous ôterez votre bandeau. Courage et espoir!...» et il sortit en lui serrant la main.
Resté seul, Pierre se redressa et porta involontairement la main au bandeau pour l'enlever, mais il l'abaissa aussitôt. Les cinq minutes qui s'écoulèrent lui parurent une heure; ses jambes se dérobaient sous lui, ses mains s'engourdissaient; il se sentait fatigué et éprouvait les sensations les plus diverses: il avait peur de ce qui l'attendait et peur de manquer de courage; sa curiosité était éveillée, mais ce qui le rassurait, c'était la certitude d'entrer enfin dans la voie de la régénération et de faire le premier pas dans cette existence active et vertueuse, à laquelle il n'avait cessé de rêver depuis sa rencontre avec le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre ôta son bandeau et regarda. La chambre était obscure; une petite lampe, répandant une faible lumière, qui sortait d'un objet blanc placé sur une table couverte de noir, à côté d'un livre ouvert, brûlait dans un coin. Ce livre était l'Évangile, cet objet blanc était un crâne avec ses dents et ses cavités. Tout en lisant le premier verset de l'évangile de saint Jean: «Au commencement, était le Verbe et le Verbe était en Dieu,» il fit le tour de la table et aperçut un cercueil plein d'ossements: il n'en fut pas surpris, il s'attendait à des choses extraordinaires. Le crâne, le cercueil, l'Évangile ne suffisant pas à son imagination excitée, il en demandait davantage et regardait autour de lui, en répétant ces mots: «Dieu, mort, amitié fraternelle...» paroles vagues, qui symbolisaient pour lui une vie toute nouvelle. La porte s'ouvrit, et un homme de petite taille entra; la brusque transition de la lumière aux demi-ténèbres de cette chambre le fit s'arrêter un instant, et il avança avec prudence vers la table, sur laquelle il posa ses mains gantées.
Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui descendait de sa poitrine jusque sur ses pieds, et sur lequel s'étalaient, autour de son cou, une sorte de collier et une haute fraise entourant sa figure allongée par le bas.
«Pourquoi êtes-vous venu ici? demanda le nouveau venu, en se tournant du côté de Pierre. Pourquoi vous, incrédule à la vérité, aveugle à la lumière, pourquoi êtes-vous venu ici, et que voulez-vous de nous? Est-ce la sagesse, la vertu et le progrès que vous cherchez?»
Au moment où la porte s'était ouverte, Pierre avait éprouvé la même terreur religieuse qu'il ressentait clans son enfance pendant la confession, lorsqu'il se trouvait tête-à-tête avec un homme qui, dans les conditions habituelles de la vie, lui aurait été complètement étranger, et qui devenait son proche, de par le sentiment de la fraternité humaine Pierre, ému, s'approcha du second Expert (ainsi s'appelait dans l'ordre maçonnique le frère chargé de préparer le récipiendaire qui demandait l'initiation), et il reconnut un de ses amis, nommé Smolianinow. Cela lui fut désagréable; il aurait préféré ne voir dans le nouveau venu qu'un frère, qu'un instructeur bienveillant et inconnu. Il fut si longtemps sans répondre que l'Expert renouvela sa question.
«Oui; je... je... veux me régénérer.
—C'est bien,» dit Smolianinow, et il continua: «Avez-vous une idée des moyens qui sont à notre disposition pour vous aider à atteindre votre but?
—Je... j'espère... être guidé... secouru..., répondit Pierre d'une voix tremblante qui l'empêchait de s'exprimer nettement.
—Comment comprenez-vous la franc-maçonnerie?
—Je pense que la franc-maçonnerie est la fraternité et l'égalité parmi les hommes avec un but vertueux.
—C'est bien, dit l'Expert satisfait de sa réponse. Avez-vous cherché le moyen d'y arriver par la religion?
—Non, l'ayant jugée contraire à la vérité, dit-il si bas que l'Expert eut peine à entendre sa réponse et la lui fit répéter; j'étais un athée, reprit-il.
—Vous cherchez la vérité pour vous soumettre aux lois de la vie; par conséquent, vous cherchez la sagesse et la vertu?
—Oui.»
L'Expert croisa ses mains gantées sur sa poitrine et poursuivit:
«Mon devoir est de vous initier au but principal de notre ordre; s'il est conforme à celui que vous désirez atteindre, vous en deviendrez un membre utile. La base sur laquelle il repose et de laquelle aucune force humaine ne peut le renverser, c'est la conservation et la transmission à la postérité de mystères importants qui sont parvenus jusqu'à nous à travers les siècles les plus reculés, à partir même du premier homme, et d'où dépend le sort de l'humanité; mais personne ne peut les connaître et en profiter, avant de s'être préparé, par une longue et constante purification, à en pénétrer le sens. Notre second but est de soutenir nos frères, de les aider à améliorer leur cœur, à se purifier, à s'instruire avec les moyens découverts par les sages et légués par la tradition et à se préparer à se rendre dignes de cette initiation. En épurant et en corrigeant nos frères, nous nous employons à épurer et à corriger l'humanité tout entière, en les lui offrant comme exemples d'honnêteté et de vertu, et en employant toutes nos forces à lutter contre le mal qui règne dans le monde. Réfléchissez à ce que je viens de vous dire!...» et il quitta la chambre.
«Lutter contre le mal qui règne dans le monde!...» se dit Pierre, et il vit se dérouler à ses yeux cette sphère d'action si nouvelle pour lui. Il se voyait exhortant des hommes égarés, comme il l'était lui-même deux semaines auparavant, des hommes corrompus et malheureux, qu'il aidait en parole et en action, des oppresseurs auxquels il arrachait leurs victimes. Des trois buts énumérés par l'Expert, le dernier—la régénération du genre humain—était celui qui le séduisait le plus; les mystères importants ne faisaient qu'éveiller sa curiosité et ne lui paraissaient pas essentiels. Le second, la purification de soi-même, l'intéressait peu, car il éprouvait déjà la jouissance intime de se sentir complètement corrigé de ses vices passés et tout prêt pour le bien.
Une demi-heure après, l'Expert rentra pour initier le récipiendaire aux sept vertus dont les sept marches du temple de Salomon sont le symbole, et que chaque franc-maçon devait s'appliquer à développer en soi. Les sept vertus étaient: 1° la discrétion, ne pas trahir les secrets de l'ordre; 2° l'obéissance aux supérieurs de l'ordre; 3° les bonnes mœurs; 4° l'amour de l'humanité; 5° le courage; 6° la générosité; 7° l'amour de la mort.
«Pour vous conformer au septième article, pensez souvent à la mort, afin que pour vous elle perde ses terreurs, elle cesse d'être l'ennemie, et qu'elle devienne au contraire l'amie qui délivre de cette vie de misères l'âme accablée par les travaux de la vertu, pour la conduire dans le lieu des récompenses et de la paix.»
«Oui, ce doit être ainsi, se dit Pierre, quand il fut de nouveau laissé à ses réflexions solitaires; mais je suis si faible, que j'aime encore mon existence, dont je saisis peu à peu et à présent seulement le véritable but.» Quant aux cinq autres vertus, qu'il comptait sur ses doigts, il les sentait en lui: le courage, la générosité, les bonnes mœurs, l'amour de l'humanité, et surtout l'obéissance, qui ne lui paraissait pas une vertu, mais un allégement et un bonheur, car rien ne pouvait lui être plus doux que de se décharger de sa volonté et de se soumettre à celle des guides qui connaissaient la vérité.
L'Expert reparut pour la troisième fois, et lui demanda si sa décision était inébranlable et s'il se soumettrait à tout ce qui serait exigé de lui:
«Je suis prêt à tout, répondit Pierre.
—Je dois encore vous déclarer que notre ordre ne se borne pas aux paroles pour répandre ses vérités, mais qu'il emploie d'autres moyens, plus forts peut-être que la parole, sur celui qui cherche la sagesse et la vertu. Le décor de cette «chambre des réflexions» doit, si votre cœur est sincère, vous en dire plus que des discours, et vous aurez maintes fois l'occasion, en avançant plus loin, de voir de semblables symboles. Notre ordre, comme les sociétés de l'antiquité, répand son enseignement au moyen d'hiéroglyphes, qui sont la désignation d'une chose abstraite et qui contiennent en eux les propriétés mêmes de l'objet qu'ils symbolisent.»
Pierre savait parfaitement ce qu'était un hiéroglyphe, mais pressentant l'approche des épreuves, il écoutait en silence.
«Si vous êtes définitivement décidé, je vais procéder à l'initiation: en témoignage de votre générosité, vous allez me remettre tout ce que vous avez de précieux.
—Mais je n'ai rien sur moi, dit Pierre, qui croyait qu'on lui demandait tout ce qu'il possédait.
—Ce que vous avez sur vous: montre, argent, bagues...»
Pierre tira à la hâte sa montre, sa bourse, et eut beaucoup de peine à retirer sa bague de mariage, qui serrait son gros doigt.
«En signe d'obéissance, je vous prie de vous déshabiller.»
Pierre ôta son frac, son gilet, sa botte gauche; le franc-maçon lui ouvrit sa chemise du côté gauche de la poitrine, et releva son pantalon, également du côté gauche, plus haut que le genou. Pierre se disposait à répéter la même cérémonie du côté droit, pour en épargner la peine à l'Expert, lorsque celui-ci l'arrêta et lui tendit une pantoufle pour mettre à son pied gauche. Honteux, confus, embarrassé comme un enfant de sa maladresse, il attendait, les bras pendants, les pieds écartés, les instructions qui devaient suivre:
«Enfin, en signe de sincérité, faites-moi l'aveu de votre principal défaut?
—Mon défaut principal? Mais j'en ai tant!
—Le défaut qui vous entraînait le plus souvent à hésiter sur le chemin de la vertu?»
Pierre cherchait:
«Est-ce le vin, la gourmandise, l'oisiveté, la paresse, la colère, la haine, les femmes?» Il les repassait tous, sans savoir auquel accorder la préférence.
«Les femmes!» dit-il d'une voix à peine distincte.
Le frère ne répondit pas, et resta quelque temps silencieux; puis, s'approchant de la table, il y prit le bandeau et l'attacha sur les yeux de Pierre:
«Pour la dernière fois, je vous conjure de rentrer en vous-même; mettez un frein à vos passions, cherchez le bonheur, non pas en elles, mais dans votre cœur, car la source est en nous...»
Et Pierre sentait déjà poindre en lui cette source vivifiante, qui remplissait son âme de joie et d'attendrissement.
IV
Son parrain Villarsky, qu'il reconnut à la voix, reparut. À ses questions réitérées sur la fermeté de sa décision, il répondit:
«Oui, oui, je consens!...» et, la figure rayonnante, il suivit son conducteur en avançant sa large et forte poitrine, entièrement découverte, sur laquelle Villarsky tenait un glaive nu, et en marchant à pas inégaux et timides, le pied gauche chaussé de la pantoufle maçonnique. Ils traversèrent ainsi des corridors, tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, et arrivèrent enfin aux portes de la loge. Villarsky toussa; on répondit par le bruit du maillet, et la porte s'ouvrit devant eux. Une voix de basse lui demanda (ses yeux étant toujours bandés) qui il était, d'où il venait et où il était né; puis on l'emmena plus loin, en lui parlant tout le temps, par allégories, des difficultés de son voyage, de l'amitié sainte, du grand Architecte de l'Univers et du courage nécessaire dans les dangers et les travaux. Il remarqua qu'on lui donnait différentes appellations, telles que «Celui qui cherche», «Celui qui souffre», «Celui qui demande», et à chacune d'elles les glaives et les maillots résonnaient, d'une manière différente. Pendant qu'on le menait ainsi, il y eut un moment de confusion parmi ses guides; il les entendit se disputer à voix basse, et l'un d'eux insistait pour qu'on le fît passer sur un certain tapis. On posa ensuite sa main droite sur un objet qu'il ne pouvait voir, et de sa main gauche on lui fit appliquer du même côté un compas sur le sein, en l'obligeant à répéter, après un autre, le serment d'obéissance aux lois de l'ordre. Puis on éteignit les bougies, on alluma de l'esprit-de-vin, ainsi que Pierre le devina à l'odeur, et on lui annonça qu'on allait lui donner la petite lumière. On lui enleva le bandeau, et il aperçut devant lui, comme dans un rêve, faiblement éclairés par la flamme bleuâtre, quelques hommes, portant un tablier pareil à celui de son compagnon, debout devant lui et dirigeant sur sa poitrine des glaives tirés de leurs fourreaux. L'un d'eux avait une chemise ensanglantée. Pierre à cette vue se pencha en avant, comme s'il désirait être transpercé, mais les glaives se relevèrent, et on lui remit le bandeau: «Maintenant on va te donner la grande lumière,» dit une voix.... On ralluma les bougies, on lui ôta le bandeau, et un chœur de plus de dix voix entonna: Sic transit gloria mundi!
Après s'être remis de sa première impression, Pierre vit autour d'une grande table, couverte de noir, douze frères, habillés comme les précédents; il en connaissait quelques-uns pour les avoir rencontrés dans le monde. Celui qui présidait était un jeune homme inconnu, portant au cou une croix différente de celle des autres; à sa droite, l'abbé italien que nous avons vu à la soirée de Mlle Schérer; un haut dignitaire de Pétersbourg, et un Suisse, qui avait été gouverneur chez les Kouraguine, en faisaient partie. Tous écoutaient dans un silence solennel le Vénérable, qui tenait en main le maillet. Sur la paroi du mur brillait une étoile flamboyante; l'un des bouts de la table était couvert d'un petit tapis représentant divers attributs, et à l'autre bout s'élevait une sorte d'autel sur lequel étaient l'Évangile et un crâne. Autour de la table étaient placés sept grands chandeliers, comme ceux qu'on voit dans les églises. Pierre fut conduit par deux frères devant l'autel. On lui plaça les pieds en équerre, et on lui intima l'ordre de s'étendre tout de son long, comme s'il déposait sa personne au pied du temple.
«Qu'on lui donne la truelle! dit un des frères.
—C'est inutile!» répliqua un autre.
Pierre, ahuri, regarda autour de lui de ses yeux de myope et se demanda avec une certaine hésitation où il était, si l'on ne se moquait pas de lui, et si plus tard il n'aurait pas honte de ce souvenir; mais son doute ne tarda pas à se dissiper devant les figures sérieuses de ceux qui l'entouraient. Il se dit qu'il ne pouvait plus reculer, et se pénétrant de nouveau d'un esprit de soumission, humble et attendri, il se jeta par terre devant les portes du temple. Au bout de quelques instants, on lui ordonna de se lever, on lui passa un tablier de cuir blanc, pareil à ceux des autres frères, et on lui remit une truelle et trois paires de gants. Le Vénérable lui expliqua alors qu'il devait garder immaculée la blancheur de ce tablier, représentant la force et la pureté; la truelle était pour lui servir à déraciner de son cœur les vices et à ramener au bien avec charité le cœur du prochain; il devait conserver la première paire de gants sans en connaître la signification et porter la seconde dans leurs réunions; la troisième était pour une main de femme: «Elle est destinée, cher frère, à être offerte par vous à la Clandestine, que vous respecterez par-dessus toutes les autres. Ce don sera un gage pour elle de la pureté de votre cœur; veillez seulement, cher frère, à ce qu'ils ne gantent pas des mains indignes...» Au moment où le Vénérable prononça ces paroles, Pierre crut remarquer qu'il se troublait, et lui-même, regardant autour de lui d'un air inquiet, rougit jusqu'aux larmes, comme rougissent les enfants.
Il s'ensuivit un silence contraint que rompit à l'instant un des frères. Ce frère amena Pierre devant le tapis et lui lut dans un cahier l'explication des différents symboles qui y étaient figurés: le soleil, la lune, le maillet, le plomb, la truelle, le cube de pierre de taille, la colonne, les trois fenêtres, etc. On lui indiqua ensuite sa place, on lui expliqua les signes maçonniques, on lui donna le mot de passe, et on lui permit enfin de s'asseoir. Le Vénérable fit la lecture des statuts. Elle fut très longue, et les sentiments dont Pierre était agité l'empêchèrent de l'écouter avec suite: il ne se rappela que le dernier paragraphe:
«Nous connaissons dans nos temples d'autres degrés que ceux qui séparent la vertu du vice. Crains de faire une différence qui puisse détruire cette égalité. Vole au secours de ton frère, quel qu'il soit; ramène celui qui s'égare, relève celui qui tombe: ne nourris jamais aucun sentiment de haine ou d'inimitié contre lui. Sois bienveillant, affable; allume dans tous les cœurs le feu de la vertu, partage ton bonheur avec le prochain, et que l'envie ne vienne jamais troubler cette pure jouissance. Pardonne à ton ennemi et ne te venge de lui qu'en lui rendant le bien pour le mal. En remplissant ces lois suprêmes, tu retrouveras les traces de ta grandeur ancienne et perdue.»
À ces mots, il se leva et embrassa Pierre, qui, les yeux pleins de larmes de joie, ne savait que répondre aux félicitations de tous, aussi bien de ceux qu'il n'avait jamais vus jusque-là que de ceux qui renouvelaient connaissance avec lui; mais il ne faisait aucune différence entre ses anciens amis et ses nouveaux frères, et n'avait d'autre désir que de se joindre à eux dans l'accomplissement de leur grande œuvre.
Le Vénérable frappa du maillet, tous s'assirent, et, après leur avoir adressé une exhortation à l'humilité, il leur proposa d'accomplir la dernière cérémonie. Le haut dignitaire qui portait le titre de frère trésorier fit le tour de l'assemblée. Pierre aurait voulu s'inscrire sur cette liste pour tout ce qu'il possédait, mais la crainte d'être accusé d'ostentation l'arrêta, et il s'inscrivit pour la même somme que les autres.
La séance terminée, il rentra chez lui, et il lui sembla qu'il revenait, complètement transformé, d'un lointain voyage de plusieurs années, et qu'il n'avait plus rien de commun avec sa vie et ses habitudes passées.
V
Le lendemain de sa réception, Pierre employa la matinée à lire le livre qu'on lui avait remis et à tâcher de se pénétrer de la signification du carré, dont un côté représentait la divinité, le second le monde moral, le troisième le monde physique, le quatrième l'union des deux. De temps en temps il s'arrachait à la lecture et aux carrés pour se tracer un nouveau plan d'existence, car on lui avait dit, à cette réunion, que le bruit de son duel était parvenu aux oreilles de l'Empereur, et qu'il ferait bien de s'éloigner de Pétersbourg. Il comptait donc aller vivre dans ses terres du Midi et s'y occuper de ses paysans. Tout à coup, il vit entrer chez lui le prince Basile.
«Mon cher ami, qu'as-tu fait à Moscou? Que veut dire cette brouille avec Hélène? Tu es dans l'erreur la plus complète: je sais tout, et je puis t'assurer qu'elle est innocente devant toi, comme le Christ devant les Juifs. Pourquoi donc, ajouta-t-il en empêchant Pierre de parler, pourquoi ne pas t'être adressé directement à moi, comme à un ami? Mon Dieu, je le comprends, tu t'es conduit en homme qui tient à son honneur; tu t'es peut-être trop hâté, mais nous en causerons plus tard. Songe à la position délicate dans laquelle tu nous as placés, elle et moi, vis-à-vis de la société, et vis-à-vis de la cour, ajouta-t-il en baissant la voix. Elle est à Moscou et toi ici; dis-toi bien, mon cher, que ce ne peut être qu'un malentendu; j'aime à croire que c'est là ton avis. Écris-lui une lettre, elle te rejoindra, tout s'expliquera; si tu ne le fais pas, mon cher, il est à craindre que tu ne t'en repentes...,» et le prince Basile le regarda d'une façon significative: «Je sais de source certaine que l'impératrice mère prend un vif intérêt à toute cette histoire; elle a toujours été très bienveillante pour Hélène.»
Pierre, qui avait essayé plus d'une fois d'interrompre ce torrent de paroles, ne savait comment s'y prendre pour répondre à son beau-père par un refus catégorique; il se troublait, rougissait, se levait, se rasseyait, se rappelait les exhortations maçonniques à la charité, et se voyait pourtant contraint à être désagréable et à dire le contraire de ce qu'on attendait de lui. Habitué à se soumettre à ce ton assuré de laisser aller, il craignait de ne savoir y résister et sentait que tout son avenir dépendait du mot qu'il prononcerait. Suivrait-il l'ancienne voie, ou bien prendrait-il résolument le nouveau chemin, plein d'attraits, qui lui avait été tracé, et sur lequel il était sûr de trouver le renouvellement de tout son être?
«Eh bien, mon ami, reprit d'un ton léger le prince Basile, réponds-moi: «Oui, je vais lui écrire,» et nous tuerons le veau gras.»
Mais il n'avait pas achevé sa phrase, que Pierre, la colère peinte sur son visage, qui dans ce moment rappelait celui de son père, lui répondit d'une voix étranglée, sans le regarder:
«Prince, je ne vous ai pas appelé, éloignez-vous!... et il s'élança pour lui ouvrir la porte. Éloignez-vous, répéta-t-il à son beau-père, dont le visage avait pris une expression terrifiée.
—Qu'as-tu? Tu es malade?
—Éloignez-vous! vous dis-je,» lui cria-t-il encore une fois d'une voix tremblante, et le prince Basile fut obligé de sortir, sans avoir reçu la réponse qu'il demandait.
Une semaine plus tard, Pierre, après avoir fait ses adieux à ses nouveaux amis et leur avoir laissé une somme considérable pour être distribuée en aumônes, partit pour ses terres, en emportant avec lui de nombreuses lettres de recommandation pour les membres de l'ordre à Kiew et à Odessa, et la promesse qu'ils lui écriraient et le guideraient dans sa nouvelle voie.
VI
Malgré la sévérité de l'Empereur pour les duels, l'affaire de Pierre et de Dologhow fut étouffée; ni les deux adversaires, ni leurs témoins, ne furent poursuivis; mais l'histoire elle-même, confirmée d'ailleurs par la séparation des deux époux, se répéta bientôt de bouche en bouche. Pierre, que l'on avait reçu avec une bienveillante condescendance lorsqu'il n'était qu'un bâtard, qu'on avait comblé d'attentions et de flatteries lorsqu'il était devenu le premier parti de la Russie, avait beaucoup perdu de son prestige aux yeux de la société après son mariage; car ce mariage enlevait tout espoir aux mères qui avaient des filles à marier, d'autant plus qu'il n'avait jamais ni cherché ni réussi à s'insinuer dans les bonnes grâces de la coterie du high life. Aussi n'accusait-on que lui, et le traitait-on à tout propos d'imbécile, de jaloux et de monomane furieux, en tout semblable à son père. Après son départ, Hélène, de retour à Pétersbourg, fut reçue par toutes ses connaissances avec la bienveillance respectueuse qui était due à son malheur. Si le nom de son mari venait à être prononcé par hasard, elle prenait une expression de dignité, que, grâce à son tact inné, elle s'était appropriée, sans en comprendre la valeur; sa figure disait qu'elle supportait avec résignation son isolement, et que son mari était la croix que Dieu lui avait envoyée. Quant au prince Basile, il exprimait son opinion plus franchement, et ne manquait jamais, à l'occasion, de dire, en portant le doigt à son front:
«C'est un cerveau fêlé, je l'avais toujours dit.
—Pardon, répliquait Mlle Schérer, je l'avais dit avant les autres, dit devant témoins (et elle insistait sur la priorité de son jugement)...—Ce malheureux jeune homme, ajoutait-elle, est perverti par les idées corrompues du siècle. Je m'en étais bien aperçue à son retour de l'étranger, quand il posait chez moi pour le petit Marat... vous en souvient-il? Eh bien, voilà le beau résultat! Je n'ai jamais désiré ce mariage, j'ai prédit tout ce qui est arrivé.»
Anna Pavlovna continuait comme par le passé à donner des soirées, qu'elle avait le don d'organiser avec un art tout particulier, et où se réunissaient, suivant son expression, «la crème de la véritable bonne société» et «la fine fleur de l'essence intellectuelle de Pétersbourg». Ses soirées brillaient encore d'un autre attrait: elle avait le talent d'offrir chaque fois à ce cercle choisi une personnalité nouvelle et intéressante. Nulle part ailleurs on ne pouvait étudier avec autant de précision que chez elle le thermomètre politique, dont les degrés étaient marqués par l'atmosphère conservatrice de la société qui faisait partie de la cour.
Telle était la soirée qu'elle donnait à la fin de l'année 1806, après la réception des tristes nouvelles de la défaite de l'armée prussienne par Napoléon à Iéna et à Auerstædt, après la reddition de la majeure partie des forteresses de la Prusse, et lorsque nos troupes, franchissant la frontière, allaient commencer une seconde campagne. «La crème de la véritable bonne société» se composait de la malheureuse Hélène abandonnée, de Mortemart, du séduisant prince Hippolyte, arrivé tout dernièrement de Vienne, de deux diplomates, de «la Tante», d'un jeune homme, connu dans ce salon sous la dénomination «d'un homme de beaucoup de mérite», d'une toute récente demoiselle d'honneur avec sa mère, et de quelques autres personnes moins en vue.
La primeur de cette soirée était cette fois le prince Boris Droubetzkoï, qui venait d'être envoyé en courrier de l'armée prussienne, et qui était attaché comme aide de camp à un personnage haut placé.
Le thermomètre politique disait, ce jour-là: «Les souverains de l'Europe et leurs généraux auront beau s'incliner devant Napoléon pour me causer à moi, et à nous en général, tous les ennuis et toutes les humiliations imaginables, notre opinion sur son compte ne changera jamais. Nous ne cesserons d'exprimer nettement notre manière de voir sur ce sujet, et nous dirons simplement, et une fois pour toutes, au roi de Prusse et aux autres: «Tant pis pour vous. Tu l'as voulu, «Georges Dandin!»
Lorsque Boris, le lion de la soirée, entra dans le salon, tous les invités y étaient réunis; la conversation, conduite par Anna Pavlovna, roulait sur nos relations diplomatiques avec l'Autriche et sur l'espoir d'une alliance avec elle.
Boris, dont l'extérieur était devenu plus mâle, portait un élégant uniforme d'aide de camp; il entra d'un air dégagé et, après avoir salué «la Tante», se rapprocha du cercle principal.
Anna Pavlovna lui donna sa main sèche à baiser, le présenta aux personnes qui lui étaient inconnues, en les lui nommant au fur et à mesure:
«Le prince Hippolyte Kouraguine,—charmant jeune homme.—Monsieur Krouq, chargé d'affaires de Copenhague,—un esprit profond.—Monsieur Schittrow,—un homme de beaucoup de mérite.»
Boris était parvenu, grâce aux soins de sa mère, à ses propres goûts et à son empire sur lui-même, à se créer une situation très enviable: une mission importante en Prusse lui avait été confiée, il en revenait en courrier. Il s'était complètement initié à cette discipline non écrite qui, pour la première fois, l'avait frappé à Olmütz, et qui, permettant au lieutenant d'avoir le pas sur le général, n'exigeait, pour réussir, ni efforts, ni travail, ni courage, ni persévérance, et ne demandait seulement que de l'esprit de conduite avec les dispensateurs des récompenses. Il s'étonnait souvent d'avoir avancé si vite, et de voir que si peu de gens comprenaient combien ce chemin était facile à suivre. À la suite de cette découverte, sa vie, ses rapports avec ses anciennes connaissances, ses plans pour l'avenir, tout avait été changé. Malgré son peu de fortune, il employait ses derniers roubles à être mieux habillé que les autres, et pour ne pas se montrer en uniforme râpé, pour ne pas se promener par les rues dans une vilaine voiture, il était capable de se refuser bien des choses! Il ne recherchait que les personnes placées au-dessus de lui et qui pouvaient lui être utiles; il aimait Pétersbourg et méprisait Moscou. Le souvenir de la famille Rostow, de son amour d'enfant pour Natacha, lui était désagréable, et, depuis son retour de l'armée, il n'avait pas mis les pieds chez eux. Invité à la soirée d'Anna Pavlovna, ce qu'il considérait comme un pas en avant dans sa carrière, il comprit aussitôt son rôle. Laissant à la maîtresse de maison le soin de faire ressortir tout ce qu'il apportait d'intéressant, il se bornait à observer les gens et à méditer sur les avantages qu'il y aurait à se rapprocher de chacun et sur les moyens d'y parvenir. Il s'assit à la place indiquée auprès de la belle Hélène, et écouta la conversation générale.
«Vienne trouve les bases du traité proposé tellement inadmissibles, qu'on ne saurait y souscrire, même à la suite des succès les plus brillants, et elle met en doute les moyens qui pourraient nous les procurer. C'est mot à mot la phrase du cabinet de Vienne, disait le chargé d'affaires de Danemark.
—Le «doute» est flatteur! ajoutait avec un fin sourire l'homme «à l'esprit profond».
—Il faut distinguer entre le cabinet de Vienne et l'Empereur d'Autriche, dit Mortemart. L'Empereur d'Autriche n'a jamais pu songer à pareille chose, et ce n'est que le cabinet qui le dit.
—Eh! mon cher vicomte, reprit Anna Pavlovna, l'Urope (prononçant on ne sait trop pourquoi «Urope», elle croyait sans doute faire preuve par là d'une finesse de haut goût, en causant avec un Français), l'Urope ne sera jamais notre alliée sincère[29]...» Et elle entama l'éloge du courage héroïque et de la fermeté du roi de Prusse, pour ménager à Boris son entrée en scène.
Ce dernier attendait patiemment son tour, en écoutant les réflexions de chacun, et en jetant de temps à autre un regard sur sa belle voisine, qui répondait parfois par un sourire à ce jeune et bel aide de camp.
Anna Pavlovna s'adressa tout naturellement à lui, et le pria de leur décrire sa course à Glogau et la situation de l'armée prussienne. Boris, sans se presser, raconta, en un français très pur et très correct, quelques épisodes intéressants sur nos troupes et sur la cour, tout en évitant avec soin d'exprimer son opinion personnelle sur les faits dont il parlait. Il accapara pendant quelque temps l'attention générale, et Anna Pavlovna voyait avec fierté que ses invités appréciaient à sa juste valeur le régal qu'elle leur avait offert. Hélène se montrait plus intéressée que personne par le récit de Boris, et, témoignant une grande sollicitude pour la position de l'armée prussienne, elle lui adressa, quelques questions au sujet de son voyage.
«Il faut absolument que vous veniez me voir, lui dit-elle avec son éternel sourire, et d'un ton qui pouvait laisser supposer que certaines combinaisons, qu'il ignorait, rendaient sa visite indispensable. Mardi, entre huit et neuf heures. Vous me ferez plaisir.»
Boris s'empressa de promettre; il allait continuer sa causerie avec elle, lorsque Anna Pavlovna l'appela, sous prétexte que «sa Tante» désirait lui parler.
«Vous connaissez son mari, n'est-ce pas? demanda «la Tante», en fermant les yeux, et en indiquant Hélène d'un geste mélancolique. Ah! quelle malheureuse et ravissante femme! Ne parlez pas de lui devant elle, je vous en supplie, c'est trop pénible pour son cœur!»
VII
Pendant leur aparté, le prince Hippolyte s'était emparé du dé de la conversation.
Étendu à son aise dans un large fauteuil, il se redressa vivement et lança ces mots: «Le roi de Prusse!» après quoi, se mettant à rire, il retomba dans le silence. Tous se tournèrent vers lui, et Hippolyte, continuant à rire et se renfonçant dans son fauteuil, répéta:
«Le roi de Prusse!»
Anna Pavlovna, voyant qu'il ne se décidait pas à en dire plus long, attaqua Napoléon avec violence, et raconta, à l'appui de sa sortie, comment ce brigand de Bonaparte avait volé à Potsdam l'épée de Frédéric le Grand!
«C'est l'épée de Frédéric le Grand, que je...» dit-elle; à ce moment, Hippolyte l'interrompit en répétant: «Le roi de Prusse!...» et se tut. Mlle Schérer fit une grimace, et Mortemart, l'ami d'Hippolyte, lui dit brusquement:
«Voyons, à qui en avez-vous avec votre roi de Prusse?
—Oh! ce n'est rien, je voulais simplement dire que nous avons tort de faire la guerre pour le roi de Prusse!» Il mitonnait cette petite plaisanterie, qu'il avait entendue à Vienne, et cherchait à la placer depuis le commencement de la soirée.
Boris sourit prudemment, de façon qu'on pût supposer à volonté, ou qu'il raillait, ou qu'il approuvait.
«Il est très mauvais, votre jeu de mots, très spirituel, mais très injuste, dit Anna Pavlovna, en le menaçant du doigt. Nous ne faisons pas la guerre pour le roi de Prusse, sachez-le bien, mais pour les bons principes. Ah! le méchant prince Hippolyte!»
La conversation continua à rouler sur la politique, et s'anima sensiblement, lorsqu'il fut question des récompenses accordées par l'Empereur.
«N. N. n'a-t-il pas reçu l'année dernière une tabatière avec le portrait, dit l'homme «à l'esprit profond»? Pourquoi S. S. ne pourrait-il pas en recevoir autant?
—Je vous demande pardon, une tabatière avec le portrait de l'Empereur est une récompense, mais point une distinction; c'est plutôt un cadeau, fit observer le diplomate.
—Il y a des précédents, je vous citerai Schwarzenberg.
—C'est impossible, dit un troisième.
—Je suis prêt à parier: le grand-cordon, c'est différent.»
Au moment où l'on se quitta, Hélène, qui n'avait pas ouvert la bouche de la soirée, réitéra à Boris sa prière, ou plutôt son ordre significatif et bienveillant, de ne point oublier le prochain mardi.
«Il le faut absolument,» dit-elle en souriant, et en regardant Anna Pavlovna, qui, d'un triste sourire, appuya l'invitation.
Hélène avait découvert, dans son intérêt subit pour l'armée prussienne, une raison péremptoire pour recevoir Boris, et elle semblait laisser entendre qu'elle la lui dirait à sa première visite.
Boris se rendit au jour indiqué dans le brillant salon d'Hélène, où il y avait déjà beaucoup de monde, et il allait en sortir sans avoir eu d'explication catégorique, lorsque la comtesse, qui jusque-là ne lui avait adressé que quelques mots, au moment où il lui baisait la main en se retirant, lui dit tout à coup à l'oreille, et cette fois sans sourire:
«Venez dîner demain... le soir.... Il faut que vous veniez... venez!...»
Et voilà comment Boris devint l'intime de la comtesse pendant son premier séjour à Pétersbourg.
VIII
La guerre se rallumait et se rapprochait de plus en plus des frontières russes. On n'entendait de tous côtés que des anathèmes contre Bonaparte, l'ennemi du genre humain. Dans les villages, où arrivaient à tout moment du théâtre de la guerre les nouvelles les plus invraisemblables et les plus contradictoires, on rassemblait les recrues et les soldats.
À Lissy-Gory, l'existence de chacun avait grandement changé depuis l'année précédente.
Le vieux prince avait été nommé l'un des huit chefs de la milice désignés pour toute la Russie. Malgré son état de faiblesse, aggravé par l'incertitude dans laquelle il était resté pendant plusieurs mois sur le sort de son fils, il crut de son devoir d'accepter ce poste que lui avait confié l'Empereur lui-même, et cette activité toute nouvelle lui rendait ses anciennes forces. Il passait tout son temps en courses dans les trois gouvernements qui étaient de son ressort. Rigoureux dans l'accomplissement de ses devoirs, il était d'une sévérité presque cruelle avec ses subordonnés, et descendait jusqu'aux moindres détails. Sa fille ne prenait plus de leçons de mathématiques; mais tous les matins, accompagnée de la nourrice qui portait le petit prince Nicolas (comme l'appelait le grand-père), elle venait le voir dans son cabinet. L'enfant occupait, avec sa nourrice et la vieille bonne Savichnia, les appartements de sa mère; c'est là que la princesse Marie, lui servant de mère, passait la plus grande partie de sa journée. Mlle Bourrienne semblait aussi s'être passionnément attachée au petit garçon, et la princesse Marie s'en reposait parfois sur elle pour soigner et pour amuser leur petit ange.
On avait fait élever dans l'église de Lissy-Gory une chapelle sur la tombe de la princesse, et, sur cette tombe, un ange en marbre blanc déployait ses ailes. On aurait dit vraiment que l'ange, dont la lèvre supérieure était un peu relevée, se préparait à sourire; aussi le prince André et sa sœur furent frappés de sa ressemblance avec la défunte, et, chose étrange que le prince se garda de faire remarquer à sa sœur, l'artiste lui avait involontairement donné cette même expression de doux reproche qu'il avait lue sur les traits de sa femme, glacés par la mort: «Ah! qu'avez-vous fait de moi?...»
Bientôt après son retour, le prince André reçut de son père en toute propriété la terre de Bogoutcharovo, située à quarante verstes de Lissy-Gory; aussi, fuyant les souvenirs pénibles et cherchant la solitude, il profita de cette générosité du vieux prince, dont il supportait avec peine le caractère difficile, pour s'y construire un pied-à-terre, afin d'y passer la plus grande partie de son temps.
Il s'était fermement décidé, après la bataille d'Austerlitz, à abandonner la carrière militaire, ce qui l'obligea, à la reprise de la guerre, pour ne point reprendre du service actif, de s'employer sous les ordres de son père, en l'aidant à la formation des milices. Le père et le fils semblaient avoir changé de rôle: le premier, excité par son activité, ne présageait à cette campagne qu'une heureuse issue, tandis que le fils la déplorait au fond de son cœur et voyait tout en noir.
Le 26 février de l'année 1807, le vieux prince partit pour une inspection et son fils resta à Lissy-Gory, comme il faisait d'habitude durant ses absences. Le cocher qui l'avait mené à la ville voisine en rapporta des lettres et des papiers pour le prince André.
Le valet de chambre, ne l'ayant pas trouvé chez lui, passa dans l'appartement de la princesse Marie sans l'y rencontrer; l'enfant, malade depuis quatre jours, lui donnait des inquiétudes, et il était auprès de lui.
«Pétroucha vous demande, Votre Excellence, il a apporté des papiers, dit une fille de service au prince André, qui, assis sur un tabouret très bas, versait d'une main tremblante et comptait avec un soin extrême les gouttes qu'il laissait tomber dans un verre à pied, à moitié plein d'eau.
—Qu'est-ce?» dit-il brusquement, et ce mouvement involontaire lui fit verser quelques gouttes de trop. Jetant le contenu du verre, il recommença son opération.
À part le berceau, il n'y avait dans la chambre que deux fauteuils et quelques petits meubles d'enfant; les rideaux étaient tirés devant les fenêtres; sur la table brûlait une bougie, qu'un grand cahier de musique, placé en écran, empêchait d'éclairer trop vivement le petit malade.
«Mon ami, dit à son frère la princesse Marie debout à côté du lit, attends un peu, cela vaudra mieux.
—Laisse-moi donc tranquille, tu ne sais ce que tu dis... tu n'as fait qu'attendre, et voilà ce qui en est résulté, dit-il tout bas avec aigreur.
—Mon ami, attends, je t'en prie, il s'est endormi.»
Le prince André se leva et s'arrêta indécis, la potion à la main. «Vaudrait-il vraiment mieux attendre? dit-il.
—Fais comme tu voudras, André, mais je crois que cela vaudrait mieux,» répondit sa sœur, un peu embarrassée de la légère concession que lui faisait son frère.
C'était la seconde nuit qu'ils veillaient l'enfant, malade d'une forte fièvre. Leur confiance dans le médecin habituel de la maison étant fort limitée, ils en avaient envoyé chercher un autre à la ville voisine et essayaient, en l'attendant, différents remèdes. Fatigués, énervés et inquiets, leurs préoccupations se trahissaient par une irritation involontaire.
«Pétroucha vous attend,» reprit la fille de chambre.
Il sortit pour recevoir les instructions verbales que son père lui faisait transmettre, et rentra avec des lettres et des papiers.
«Eh bien?
—C'est toujours la même chose, mais prends patience: Carl Ivanitch assure que le sommeil est un signe de guérison.»
Le prince André s'approcha de l'enfant et constata qu'il avait la peau brûlante.
«Vous n'avez pas le sens commun, vous et votre Carl Ivanitch!» Et, prenant la potion préparée, il se pencha au-dessus du berceau, pendant que la princesse Marie le retenait en le suppliant:
«Laisse-moi, dit le prince avec impatience.... Eh bien, soit, donne-la-lui, toi!»
La princesse Marie lui prit le verre des mains et, appelant la vieille bonne à son aide, essaya de faire boire l'enfant, qui se débattit en criant et en s'étranglant. Le prince André, se prenant la tête entre les mains, alla s'asseoir sur un canapé dans la pièce voisine.
Il décacheta machinalement la lettre de son père, qui, de sa grosse écriture allongée, lui écrivait ce qui suit sur une feuille de papier bleu:
«Si l'heureuse nouvelle que je viens de recevoir à l'instant même, par courrier, n'est pas une blague éhontée, on m'assure que Bennigsen a remporté une victoire sur Bonaparte à Eylau. Pétersbourg est dans la joie, et il pleut des récompenses pour l'armée. C'est un Allemand, mais je l'en félicite néanmoins. Je ne comprends pas ce que fait le nommé Hendrikow à Kortchew: ni les vivres, ni les renforts ne sont arrivés jusqu'à présent. Pars, pars à la minute, et dis-lui que je lui ferai couper la tête si je ne reçois pas le tout dans le courant de la semaine. On a reçu une lettre de Pétia du champ de bataille de Preussisch-Eylau; il a pris part au combat... tout est vrai! Quand ceux que cela ne regarde pas ne s'en mêlent pas, un Allemand même peut battre Napoléon. On le dit en fuite et très entamé. Ainsi donc, va de suite à Kortchew et exécute mes ordres!»
La seconde lettre qu'il décacheta était une interminable épître de Bilibine: il la mit de côté pour la lire plus tard:
«Aller à Kortchew?... ce n'est pas certes maintenant que j'irai!... Je ne puis abandonner mon enfant malade!...»
Il jeta un coup d'œil dans l'autre chambre, et vit sa sœur encore debout à côté du lit de l'enfant qu'elle berçait.
«Quelle est donc cette autre nouvelle désagréable que Bilibine me donne? Ah! oui, la victoire,... maintenant que j'ai quitté l'armée!... Oui, oui, il se moque toujours de moi... tant mieux, si cela l'amuse...» Et, sans en comprendre la moitié, il se mit à lire la lettre de Bilibine, pour cesser de penser à ce qui le tourmentait et le préoccupait si exclusivement.
IX
Bilibine, attaché au quartier général en qualité de diplomate, lui écrivait en français une longue lettre pleine de saillies à la française, mais dépeignant la campagne avec une franchise et une hardiesse toutes patriotiques, et ne reculant pas devant un jugement, fût-il même railleur, sur nos faits et gestes. En la lisant, on s'apercevait bien vite que, ennuyé de la discrétion de rigueur imposée aux diplomates, il était heureux de pouvoir épancher toute sa bile dans le sein d'un correspondant aussi sûr que le prince André. Cette lettre, déjà ancienne, était datée d'avant la bataille de Preussisch-Eylau:
«Depuis nos grands succès d'Austerlitz, vous le savez, mon cher prince, je ne quitte plus les quartiers généraux. Décidément j'ai pris goût à la guerre, et bien m'en a pris. Ce que j'ai vu ces trois mois est incroyable.
«Je commence ab ovo. L'»ennemi du genre humain», comme vous savez, s'attaque aux Prussiens. Les Prussiens sont nos fidèles alliés, qui ne nous ont trompés que trois fois depuis trois ans. Nous prenons fait et cause pour eux. Mais il se trouve que l'»ennemi du genre humain» ne fait nulle attention à nos beaux discours, et, avec sa manière impolie et sauvage, se jette sur les Prussiens, sans leur donner le temps de finir la parade commencée, en deux tours de main les rosse à plate couture et va s'installer au palais de Potsdam.
«J'ai le plus vif désir, écrit le roi de Prusse à Bonaparte, que Votre Majesté soit accueillie et traitée dans mon palais d'une manière qui lui soit agréable, et c'est avec empressement que j'ai pris à cet effet toutes les mesures que les circonstances me permettaient. Puissé-je avoir réussi!» Les généraux prussiens se piquent de politesse envers les Français et mettent bas les armes aux premières sommations.
«Le chef de la garnison de Glogau, avec dix mille hommes, demande au roi de Prusse ce qu'il doit faire s'il est sommé de se rendre?... Tout cela est positif!
«Bref, espérant en imposer seulement par notre attitude militaire, il se trouve que nous voilà en guerre pour tout de bon, et, qui plus est, en guerre sur nos frontières avec et pour le roi de Prusse. Tout est au grand complet, il ne nous manque qu'une petite chose: c'est le général en chef. Comme il s'est trouvé que les succès d'Austerlitz auraient pu être plus décisifs si le général en chef eût été moins jeune, on fait la revue des octogénaires, et, entre Prosorofsky et Kamensky, on donne la préférence au dernier. Le général nous arrive en kibik, à la manière de Souvarow, et est accueilli avec des acclamations de joie et de triomphe.
«Le 4 arrive le premier courrier de Pétersbourg. On apporte les malles dans le cabinet du maréchal, qui aime à faire tout par lui-même. On m'appelle pour aider à faire le triage des lettres et prendre celles qui nous sont destinées. Le maréchal nous regarde faire et attend les paquets qui lui sont adressés. Nous cherchons... il n'y en a point. Le maréchal devient impatient, se met lui-même à la besogne, et trouve des lettres de l'Empereur pour le comte T., pour le prince V. et autres. Alors le voilà qui se met dans une de ses colères bleues. Il jette feu et flamme contre tout le monde, s'empare des lettres, les décachète et lit celles que l'Empereur adresse à d'autres: «Ah! c'est ainsi qu'on se conduit envers moi! Point de confiance! Ah! on a mission de me surveiller! sortez!» et il écrit le fameux ordre du jour au général Bennigsen[30]:
«Je suis blessé, je ne puis monter à cheval, et par conséquent je ne puis commander l'armée. Vous avez amené votre corps d'armée défait à Poultousk, où il est exposé sans bois et sans fourrage; il faut y remédier, selon votre rapport au comte Bouxhevden: il faut vous replier vers nos frontières, vous exécuterez ce mouvement aujourd'hui même.»
«Par suite de toutes mes courses, écrit-il à l'Empereur, la selle m'a occasionné une écorchure, qui m'empêche de monter à cheval et de commander une armée aussi importante. J'en ai remis le commandement à l'ancien en grade, au comte Bouxhevden, en lui renvoyant tout le service et tout ce qui s'y rapporte, lui donnant le conseil, s'il manquait de pain, de se retirer dans l'intérieur de la Prusse, car il n'en reste plus que pour un jour; quelques régiments n'en ont pas du tout, d'après la déclaration des divisionnaires, Ostermann et Sedmoretzki; les paysans n'en ont point; quant à moi, j'attendrai ma guérison à l'hôpital d'Ostrolenko. En portant à l'auguste connaissance de Votre Majesté la date de ce rapport, j'ai l'honneur d'ajouter que, si l'armée bivouaque ici encore quinze jours, il ne restera pas un seul homme valide au printemps.»
«Permettez à un vieillard de se retirer à la campagne, chez lui, emportant le douloureux regret de n'avoir pu remplir les grandes et glorieuses fonctions auxquelles il avait été appelé. J'attendrai l'auguste autorisation ici à l'hôpital, afin de ne pas jouer le rôle d'un écrivain, au lieu de celui de commandant. Ma retraite de l'armée ne causera pas plus de bruit que celle d'un aveugle. Il y en a mille comme moi en Russie.»
«Le maréchal se fâche contre l'Empereur, et nous punit tous; n'est-ce pas que c'est logique?
«Voilà le premier acte. Aux suivants, l'intérêt et le ridicule vont s'accroissant comme de raison. Après le départ du maréchal, il se trouve que nous sommes en vue de l'ennemi, et qu'il faut livrer bataille. Bouxhevden est général en chef par droit d'ancienneté, mais le général Bennigsen n'est pas de cet avis; d'autant plus qu'il est, lui, avec son corps en vue de l'ennemi, et qu'il veut profiter de l'occasion d'une bataille, «auf eigene Hand,» comme disent les Allemands. Il la donne. C'est la bataille de Poultousk, qui est censée avoir été une grande victoire, mais qui, à mon avis, n'en est pas une le moins du monde. Nous autres pékins, nous avons, comme vous savez, la très vilaine habitude de décider du gain ou de la perte d'une bataille. Celui qui s'est retiré après la bataille l'a perdue, voilà ce que nous disons, et à ce titre nous avons perdu la bataille de Poultousk. Bref, nous nous retirons après la bataille, mais nous envoyons un courrier à Pétersbourg, qui porte les nouvelles d'une victoire, et le général ne cède pas le commandement en chef à Bouxhevden, espérant recevoir de Pétersbourg, en reconnaissance de sa victoire, le titre de général en chef. Pendant cet interrègne, nous commençons un plan de manœuvres excessivement intéressant et original. Notre but n'est pas, comme il le devrait être, d'éviter l'ennemi ou de l'attaquer, mais uniquement d'éviter le général Bouxhevden, qui, par droit d'ancienneté, serait notre chef. Nous tendons vers ce but avec tant d'énergie, que, même en passant une rivière qui n'est pas guéable, nous brûlons les ponts pour nous séparer de notre ennemi, or notre ennemi pour le moment n'est pas Bonaparte, mais Bouxhevden. Le général Bouxhevden a failli être attaqué et pris par des forces ennemies supérieures, à cause d'une de nos belles manœuvres qui nous sauvaient de lui. Bouxhevden nous poursuit... nous filons. À peine passe-t-il de notre côté de la rivière, que nous repassons de l'autre. À la fin, notre ennemi Bouxhevden nous attrape et s'attaque à nous. Les deux généraux se fâchent. Il y a même une provocation en duel de la part de Bouxhevden et une attaque d'épilepsie de la part de Bennigsen. Mais, au moment critique, le courrier, qui porte la nouvelle de notre victoire de Poultousk, nous apporte de Pétersbourg notre nomination de général en chef, et le premier ennemi, Bouxhevden, étant enfoncé, nous pouvons penser au second, à Bonaparte. Mais voilà-t-il pas qu'à ce moment se lève devant nous un troisième ennemi: c'est l'orthodoxe qui demande à grands cris du pain, de la viande, des «soukharyi», du foin,—que sais-je? Les magasins sont vides, les chemins impraticables.
«L'orthodoxe se met à la maraude, et d'une manière dont la dernière campagne ne peut vous donner la moindre idée. La moitié des régiments forme des troupes libres, qui parcourent la contrée, en mettant tout à feu et à sang. Les habitants sont ruinés de fond en comble, les hôpitaux regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le quartier général a été attaqué par des troupes de maraudeurs, et le général en chef a été obligé lui-même de demander un bataillon pour les chasser. Dans une de ces attaques, on m'a emporté ma malle vide et ma robe de chambre. L'Empereur veut donner le droit à tous les chefs de division de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n'oblige une moitié de l'armée de fusiller l'autre[31].»
Le prince André avait commencé cette lecture avec distraction; mais gagné peu à peu par l'intérêt qu'il y trouvait, tout en n'accordant du reste qu'une valeur relative au récit de Bilibine, arrivé à cette dernière phrase, il froissa la lettre et la jeta de côté, dépité de sentir que cette vie, si éloignée de lui à présent, pouvait encore lui causer de l'émotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front comme pour en chasser toute trace, et prêta l'oreille à ce qui se faisait dans la chambre de l'enfant. Il lui sembla entendre un bruit étrange. Craignant qu'il ne se fût produit une aggravation dans l'état du petit malade pendant qu'il lisait, il s'approcha de la porte sur la pointe du pied. En entrant, il crut voir, à la figure bouleversée de la bonne, qu'elle cachait quelque chose et que la princesse Marie n'était plus là!
«Mon ami!» dit sa sœur derrière lui. Comme il arrive souvent à la suite d'une insomnie prolongée ou de violentes inquiétudes, une terreur involontaire s'empara de lui: il crut entendre dans ces mots comme un appel désespéré, comme l'annonce de la mort de son enfant, que tout, du reste, semblait rendre probable.
«Tout est fini!» pensa-t-il, et une sueur froide inonda son front! S'approchant du berceau avec la conviction qu'il le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l'enfant mort, il en tira les rideaux, et ses yeux, effarés par la peur, ne purent rien distinguer. Enfin il l'aperçut. Le petit garçon, les joues rouges, couché en travers du berceau, la tête plus bas que l'oreiller, tétait en rêve; sa respiration était douce et égale.
Tout joyeux et tout rassuré, il se pencha, et appliquant ses lèvres sur la peau de l'enfant, ainsi qu'il l'avait vu faire à sa sœur, pour se rendre compte du degré de chaleur, il sentit la moite humidité de son petit front et de ses petits cheveux tout mouillés, et il reconnut à cette abondante transpiration que non seulement il n'était pas mort, mais que cette crise salutaire amènerait une prompte guérison. Il aurait voulu saisir, et serrer contre sa poitrine ce petit être faible; il ne l'osa pas, mais ses yeux attendris suivaient le contour de sa petite tête, de ses petites mains, de ses petits pieds, qui se dessinaient sous la couverture. Un frôlement de robe se fit entendre, et une ombre apparut à côté de lui. C'était la princesse Marie, qui, soulevant le rideau, le laissa retomber derrière elle. Son frère, écoutant toujours la respiration de l'enfant, ne se retourna pas, mais lui tendit la main, qu'elle serra fortement:
«Il est en transpiration....
—J'allais te le dire,» répondit sa sœur.
L'enfant remua dans son sommeil, sourit, et frotta son petit front contre l'oreiller.
Le prince André regarda sa sœur, dont les yeux lumineux brillaient de larmes de joie dans la pénombre de la draperie. Elle attira son frère vers elle au-dessus du berceau pour l'embrasser; ayant involontairement accroché un peu le rideau, ils furent pris de la crainte de réveiller le petit malade, et restèrent ainsi quelques instants dans cette demi-obscurité, séparés tous les trois du monde entier. Le prince André fut le premier à se retirer, et retrouvant avec peine son chemin au travers des plis du rideau, il se dit en soupirant: «Oui, c'est tout ce qui me reste!»
X
Pierre emportait avec lui de Pétersbourg des instructions complètes, écrites par ses nouveaux frères, pour le guider dans les différentes mesures qu'il méditait de prendre au sujet de ses paysans.
Arrivé à Kiew, il y réunit les intendants de toutes les terres qu'il possédait dans ce gouvernement, et leur fit part de ses intentions et de ses désirs. Il leur déclara qu'il allait incontinent prendre ses dispositions pour libérer ses paysans du servage. En attendant, il fallait leur venir en aide et ne pas les surcharger de travail; les femmes et les enfants devaient en être exemptés; les punitions devaient se borner à des réprimandes, et dans chaque bien il fallait organiser des hôpitaux, des asiles et des écoles. Quelques-uns des intendants (et il y en avait qui savaient à peine lire) l'écoutèrent avec terreur, en prêtant à ses paroles une portée qui leur était toute personnelle: il était mécontent de leur gestion et savait qu'ils le volaient. D'autres, après le premier moment d'effroi, s'amusèrent du bégaiement embarrassé de leur maître, et de ses idées, si étranges et si nouvelles pour eux. Le troisième groupe l'écouta par devoir et sans déplaisir. Le quatrième, composé des plus intelligents, l'intendant général en tête, y découvrirent tout de suite comment il fallait se comporter avec lui, pour en arriver à leurs fins. Aussi les intentions philanthropiques de Pierre rencontrèrent-elles chez eux une grande sympathie: «Mais, ajoutèrent-ils, il est de première nécessité de s'occuper des biens mêmes, vu le mauvais état de vos affaires.»
Malgré l'immense fortune du comte Besoukhow, son fils se trouvait en effet beaucoup plus riche avant d'en avoir hérité, avec les 10 000 roubles de pension que lui faisait son père, qu'avec les 500 000 roubles de rente qu'on lui supposait. Son budget était, en gros, à peu près le suivant: On avait à payer à la banque foncière 80 000 roubles pour l'engagement des terres; 30 000 pour l'entretien de la maison de campagne près de Moscou, la maison de Moscou et la rente à la princesse Catherine et à ses sœurs; 18 000 en pensions et en fondations de charité; 150 000 à la comtesse; 70 000 en intérêts de dettes; 10 000 environ dépensés pendant les deux dernières années pour la construction d'une église, et les 100 000 qui lui restaient s'en allaient, il ne savait comment, si bien que, tous les ans, il était obligé d'emprunter, sans compter les incendies, la disette, la nécessité de rebâtir fabriques et maisons; aussi Pierre, dès son premier pas, se vit forcé de s'occuper lui-même de ses affaires, et il n'avait pour cela ni le goût, ni la capacité voulue.
Tous les jours il y consacrait quelques heures, sans qu'elles avançassent d'une ligne. Il sentait qu'elles continuaient à aller leur train habituel, sans que son travail eût la moindre influence sur leur marche accoutumée. De son côté, l'intendant en chef les lui présentait sous le plus triste aspect, lui démontrant la nécessité de payer ses dettes et d'entreprendre de nouveaux travaux avec la corvée, ce à quoi Pierre résistait, exigeant de son côté qu'on prît au plus tôt les mesures nécessaires pour hâter la libération de ses paysans; et comme il était impossible d'exécuter ces mesures avant d'avoir remboursé les dettes, elles étaient forcément renvoyées aux calendes grecques.
L'intendant ne se risquait pas à le lui dire franchement, et lui proposait, pour en arriver là, de vendre de beaux bois qu'il possédait dans le gouvernement de Kostroma, de belles et bonnes terres fertilisées par une rivière, et une propriété qu'il avait en Crimée. Mais toutes ces opérations se compliquaient d'une procédure si embrouillée, telle que levée d'hypothèques, entrée en possession, autorisation de vente, etc., que Pierre s'égarait dans ce dédale et se bornait à répéter: «Oui, oui, faites-le.»
Il manquait du sens pratique qui lui aurait facilité le travail, aussi ne l'aimait-il pas, et se bornait-il à paraître s'y intéresser devant son intendant, qui feignait d'y trouver un grand avantage pour le propriétaire, tout en se plaignant du temps que cela lui prenait.
Pierre rencontra à Kiew quelques connaissances, et les inconnus affluèrent également pour faire un accueil hospitalier à ce millionnaire, qui était le plus grand propriétaire de leur gouvernement. Les tentations qui s'ensuivirent furent si grandes, qu'il ne put y résister. Des jours, des semaines, des mois s'écoulèrent, avec le même accompagnement de déjeuners, de dîners, de bals, que durant son existence pétersbourgeoise, et, au lieu de cette nouvelle vie qu'il avait rêvée, il continua l'ancienne, seulement dans un autre milieu.
Il ne pouvait se dissimuler à lui-même que, des trois obligations imposées aux francs-maçons, il ne remplissait pas celle qui devait l'amener à être un exemple de pureté morale, et que des sept vertus à pratiquer, les bonnes mœurs et l'amour de la mort ne trouvaient en lui aucun écho. Il se consolait en se disant qu'il accomplissait l'autre mission,—la régénération de l'humanité,—et qu'il possédait d'autres vertus,—l'amour du prochain et la générosité.
Au printemps de l'année 1807, il se décida à retourner à Pétersbourg, et à faire, en y retournant, la visite de ses propriétés, afin de se rendre compte de visu des parties déjà réalisées de son programme, et de la situation où vivait le peuple que Dieu lui avait confié, et qu'il avait l'intention de combler de bienfaits.
L'intendant en chef, aux yeux de qui les entreprises du jeune comte étaient de l'extravagance pure, aussi désavantageuses pour lui que pour le propriétaire et pour les paysans mêmes, lui fit des concessions. Tout en lui représentant que l'émancipation était chose impossible, il fit toutefois commencer dans tous les biens des bâtisses énormes, pour asiles, écoles et hôpitaux. Partout il fit préparer des réceptions pompeuses et solennelles, assuré à part lui qu'elles déplairaient à Pierre; mais il pensait que ces processions, d'un caractère religieux et patriarcal, avec le pain et le sel, et les images en tête, étaient justement ce qui agirait le plus fortement sur l'imagination de son seigneur, et contribueraient à entretenir ses illusions.
Le printemps du Midi, le voyage dans une bonne calèche de Vienne, son tête-à-tête avec lui-même, lui causèrent de véritables jouissances. Ces biens, qu'il visitait pour la première fois, étaient plus beaux l'un que l'autre. Le paysan lui parut heureux, prospère, et touché de ses bienfaits. Les réceptions qu'on lui faisait partout l'embarrassaient sans doute un peu, mais, au fond du cœur, il en éprouvait une douce émotion. Dans un des villages, une députation lui offrit, avec le pain et le sel, l'image de saint Pierre et saint Paul, en lui demandant l'autorisation d'ajouter à l'église, aux frais de la commune, une chapelle en l'honneur de son patron saint Pierre. Dans un autre endroit, les femmes, avec leurs nourrissons sur les bras, le remercièrent de les avoir délivrées des travaux fatigants. Dans un troisième, le prêtre, la croix à la main, lui présenta les enfants auxquels, grâce à sa générosité, il donnait les premiers éléments de l'instruction. Partout il voyait s'élever et s'achever, sur le plan qu'il en avait donné, les hôpitaux, les écoles et les asiles, à la veille de s'ouvrir. Partout il révisait les comptes des intendants des biens, où les corvées étaient diminuées de moitié, et recevait, pour cette nouvelle preuve de bonté, les remerciements de ses paysans, vêtus de leurs caftans de drap gros bleu.
Seulement, Pierre ignorait que le village qui lui avait offert le pain et le sel, et qui désirait construire une chapelle, était un bourg très commerçant et que la chapelle était commencée depuis longtemps par les richards de l'endroit, ceux-là mêmes qui s'étaient présentés à lui, tandis que les neuf dixièmes des paysans étaient ruinés. Il ignorait aussi qu'à la suite de son ordre de ne pas envoyer les nourrices au travail de la corvée, ces mêmes nourrices étaient assujetties à un travail bien autrement pénible dans leurs propres champs. Il ignorait encore que le prêtre qui l'avait reçu la croix à la main pesait lourdement sur les paysans, prélevant de trop fortes dîmes en nature, et que les élèves qui l'entouraient lui étaient confiés à contre-cœur, et rachetés le plus souvent par les parents, au prix d'une forte rançon. Il ignorait que ces nouveaux bâtiments en pierre, élevés d'après ses plans, étaient construits par ses paysans, dont ils augmentaient par le fait la corvée, diminuée seulement sur le papier. Il ignorait enfin que là où l'intendant portait dans le livre les redevances comme moindres d'un tiers, ce tiers était compensé par une augmentation de corvées. Aussi Pierre, enchanté des résultats de son inspection, se sentait réchauffé d'une nouvelle ardeur philanthropique, et écrivait des lettres pleines d'exaltation au frère instructeur, ainsi qu'il appelait le Vénérable.
«Comme c'est facile d'être bon! comme ça demande peu d'efforts, pensait Pierre, et combien peu nous y songeons!»
Il était heureux de la reconnaissance qu'on lui témoignait, mais cette reconnaissance même le rendit tout honteux à l'idée de tout le bien qu'il aurait encore pu faire.
L'intendant en chef, bête mais rusé, avait parfaitement compris le jeune comte, intelligent mais naïf, et le jouait de toutes les façons. Il profita de l'effet produit par les réceptions qu'il avait habilement commandées à l'avance, pour y trouver de nouveaux arguments contre l'émancipation des paysans, et lui assurer que ces derniers étaient parfaitement heureux.
Pierre lui donnait raison dans le fond de son cœur: il ne pouvait se représenter des gens plus contents, et compatissait au sort qui les attendait lorsqu'ils seraient libres; malgré tout, par un sentiment de justice, il ne voulait en démordre à aucun prix.
L'intendant promit de faire tous ses efforts pour exécuter la volonté du comte, bien convaincu à l'avance que son maître ne serait jamais en état de réviser ses actes, de s'assurer s'il avait fait son possible pour vendre assez de forêts et de biens, afin de dégager le reste, qu'il ne ferait pas de questions et ne saurait jamais que les bâtisses élevées dans une intention philanthropique restaient sans usage, et que les paysans continuaient à payer en argent et en travail la même redevance que partout ailleurs, c'est-à-dire tout ce qu'ils pouvaient humainement payer.
XI
À son retour du Midi, Pierre, qui se trouvait dans la plus heureuse disposition d'esprit imaginable, mit à exécution son projet d'aller faire une visite à son ami Bolkonsky, qu'il n'avait pas vu depuis deux ans.
Bogoutcharovo était situé au milieu d'une plaine zébrée de champs et de forêts, dont quelques parties étaient abattues, et qui n'offrait à l'œil rien de bien pittoresque. La maison et ses dépendances s'élevaient au bout du village, dont les isbas[32] s'alignaient le long de la grand'route, au delà d'un étang creusé et empli d'eau si nouvellement, que l'herbe n'avait pas encore eu le temps de verdir sur ses bords, et au milieu d'un tout jeune bois, que dépassaient quelques pins de haute taille.
Les dépendances se composaient d'une grange, d'une écurie et d'un bain; la maison se composait de deux ailes et d'un grand corps de logis en pierre, avec une façade demi-circulaire encore inachevée; elle était encadrée par les contours d'un jardin. Les palissades et les portes cochères étaient solides et neuves; on voyait sous un hangar deux pompes à incendie et un tonneau peint en vert. Les chemins, tracés en ligne droite, étaient coupés par des ponts à balustrades solidement construits. Tout portait l'empreinte de la bonne tenue et de l'ordre. À la question: «Où est le prince?» les gens de service répondirent en indiquant une maisonnette toute neuve, sur le bord même de l'étang. Le vieux menin du prince André, Antoine, aida Pierre à descendre de calèche, et le fit entrer dans une petite antichambre, fraîchement décorée.
Il fut frappé de la simplicité de cette demeure, qui contrastait avec les brillantes conditions d'existence qui entouraient son ami, lors de leur dernière entrevue. Il entra avec précipitation dans la pièce suivante, qui exhalait l'odeur du sapin et qui n'était même pas encore blanchie. Antoine passa devant lui, et courut, sur la pointe du pied, frapper à la porte d'en face.
«Qu'y a-t-il? demanda une voix dure et désagréable.
—Une visite! répondit Antoine.
—Prie-la d'attendre.» Et l'on entendit comme le bruit d'une chaise qu'on reculait. Pierre s'avança vivement, et se heurta sur le pas de la porte contre le prince André. Relevant ses lunettes et l'embrassant, il put l'examiner de près:
«Voilà une surprise!... j'en suis charmé,» dit le prince; mais Pierre gardait le silence, sans quitter des yeux son ami, dont le changement de physionomie l'avait frappé. Malgré la bienveillance de son accueil, le sourire de ses lèvres, et ses efforts pour donner à ses yeux un joyeux éclat, ses yeux restaient mornes et éteints. Maigri, pâli, vieilli, tout témoignait chez lui, depuis son regard jusqu'aux plis de son front, de la concentration de son esprit sur une seule pensée. Cette expression inaccoutumée du visage du prince troublait et gênait Pierre au delà de toute expression.
Comme il arrive toujours après une longue séparation, la conversation, composée de questions et de réponses faites à bâtons rompus, effleurait à peine les sujets les plus intimes, ceux-là mêmes qu'ils savaient devoir exiger une longue causerie. Enfin elle devint peu à peu plus régulière, et les phrases sans suite cédèrent la place aux histoires sur le passé et aux projets pour l'avenir. Il fut question du voyage de Pierre, de ses occupations, de la guerre, et l'expression préoccupée et abattue du prince André s'accentua encore davantage, pendant qu'il écoutait Pierre, et que celui-ci lui parlait, avec une animation fébrile, de son passé et de son avenir. Il semblait que le prince André, alors même qu'il l'aurait voulu, n'aurait pu y prendre intérêt, et Pierre commençait à sentir qu'il n'était pas convenable de se laisser aller, en sa présence, à tous les rêves de bonheur et de bienfaisance qu'il caressait dans son imagination. Il n'osait, par crainte du ridicule, exposer les nouvelles théories maçonniques, que son dernier voyage avait réveillées chez lui dans toute leur force; et pourtant il brûlait du désir de prouver à son ami qu'il n'était plus le même homme qu'il avait connu à Pétersbourg, mais un autre Pierre, meilleur et régénéré.
«Je ne puis vous dire par où j'ai passé dans ces derniers temps; je ne me reconnais plus moi-même.
—Oui, tu es bien changé en beaucoup de choses, dit le prince André.
—Et vous? quels sont vos projets?
—Mes projets? dit-il ironiquement, mes projets? répéta-t-il, comme si ce mot l'étonnait;—tu le vois, je bâtis, et je compte habiter ici tout à fait l'année prochaine.
—Ce n'est pas ça, je vous demandais... dit Pierre.
—Mais à quoi bon parler de moi? ajouta le prince en l'interrompant. Conte-moi ton voyage.... Qu'as-tu vu? qu'as-tu fait dans tes biens?»
Pierre entama son récit, en dissimulant le plus possible la part qu'il avait prise aux améliorations introduites dans l'administration de ses terres. Tout en l'écoutant sans grand intérêt, le prince achevait parfois le tableau tracé par Pierre, en le raillant un peu de son enthousiasme à propos des vieilleries usées et ressassées qu'il prenait pour des nouveautés.
Se sentant mal à l'aise dans la société du prince André, Pierre finit par laisser tomber la conversation:
«Écoute, mon cher, reprit ce dernier,—qui éprouvait, on le voyait bien, la même contrainte,—je suis ici en camp volant, comme tu le vois, je n'y suis venu que pour jeter un coup d'œil, et je m'en retourne ce soir à Lissy-Gory, viens avec moi: je te ferai faire connaissance avec ma sœur.... Au fait, ne la connais-tu pas? poursuivit-il pour dire quelque chose à cet ami, avec lequel il ne se sentait plus en communion d'idées. Nous partirons après dîner... et maintenant allons voir ma nouvelle installation.»
Ils sortirent et ne parlèrent plus que de politique et d'objets en l'air, comme des personnes peu intimes. Le prince André ne montra quelque intérêt qu'en faisant à Pierre les honneurs de ses nouvelles constructions, mais là même, en se promenant avec lui sur les échafaudages, il s'arrêta brusquement au milieu de ses explications, et lui dit:
«Allons dîner, tout cela n'est guère intéressant.»
Pendant le repas, le hasard amena sur le tapis le mariage de Besoukhow:
«J'en ai été fort étonné,» lui dit son ami.
Pierre se troubla, rougit et ajouta avec précipitation:
«Je vous raconterai un jour comment tout cela est arrivé. Mais c'est fini, et pour toujours!
—Pour toujours? Le toujours n'existe jamais.
—Mais vous savez néanmoins comment l'affaire s'est terminée? Vous avez entendu parler du duel?
—Oui, j'ai su que tu avais encore dû en passer par là!
—Je remercie Dieu du moins d'une chose, c'est de n'avoir pas tué cet homme, dit Pierre.
—Pourquoi donc? Tuer un chien enragé, c'est même très bien.
—Oui, mais tuer un homme, ce n'est pas bien, c'est injuste....
—Pourquoi injuste? Il ne nous est pas donné de savoir ce qui est juste ou injuste! L'humanité s'est toujours trompée et se trompera toujours sur ce sujet.
—L'injuste, c'est le mal qu'on peut faire au prochain, dit Pierre, voyant avec plaisir que son ami reprenait intérêt à la conversation, et qu'il arriverait à découvrir ce qui l'avait changé à ce point envers lui.
—Qui donc t'a expliqué ce qui est le mal pour ton prochain?
—Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu'est le mal pour nous-mêmes?
—Oui, nous le savons; mais ce qui sera le mal pour moi ne le sera peut-être pas pour un autre, répondit avec vivacité le prince André. Je ne connais que deux maux bien réels, le remords et la maladie; il n'y a de bien que l'absence de ces maux: vivre pour soi et les éviter tous deux, voilà toute ma science.
—Et l'amour du prochain, et le dévouement? s'écria Pierre. Non, je ne suis point de votre avis! Vivre et éviter le mal pour n'avoir pas à s'en repentir, c'est trop peu; j'ai vécu ainsi, et mon existence a été perdue sans utilité, et ce n'est que maintenant que je vis..., que je tâche de vivre pour les autres, que j'en comprends tout le bonheur. Non, mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-même, vous ne pensez pas ce que vous dites.
Le prince André, les yeux fixés sur lui, l'écoutait avec un sourire railleur:
«Tu vas faire la connaissance de ma sœur, la princesse Marie, et vous vous conviendrez parfaitement, j'en suis sûr. Après tout, tu as peut-être raison pour toi, et chacun vit à sa façon. Tu dis avoir perdu ton existence en vivant ainsi, et n'avoir compris le bonheur qu'en vivant pour les autres; eh bien, moi, c'est le contraire, j'ai vécu pour la gloire, et qu'est-ce que la gloire, si ce n'est aussi l'amour du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses louanges? J'ai donc vécu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme!
—Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul? demanda Pierre en s'échauffant. Et votre fils, votre sœur, votre père?
—Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres, et les autres c'est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l'appelez, le prochain, cette grande source d'iniquité et de mal! Le prochain, sais-tu, ce sont tes paysans de Kiew que tu rêves de combler de bienfaits.
—Vous voulez sans doute plaisanter? s'écria Pierre, excité par cette apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice peut-il y avoir dans mon désir, si faiblement réalisé encore, de leur faire du bien? Quel mal y a-t-il à instruire ces pauvres gens, ces paysans, qui sont nos frères après tout, et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de la vérité que des pratiques extérieures et des prières sans aucun sens pour eux? Quel mal y a-t-il à leur apprendre, à croire à une vie future, où ils auront la consolation de trouver des compensations et des récompenses? Quel mal et quelle erreur y a-t-il à les empêcher de mourir sans secours, sans soins, lorsqu'il est si facile de leur donner ce qui leur est matériellement nécessaire, un hôpital, un médecin, un asile? N'est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments de repos que je puis accorder au paysan, à la femme avec enfants, nuit et jour accablés de soucis? Je l'ai fait... sur une très petite échelle, il est vrai, mais enfin je l'ai fait, et vous ne me persuaderez pas que j'aie eu tort et que vous n'êtes pas de mon avis. J'ai, du reste, acquis une autre conviction, c'est que la jouissance que procure le bien que l'on fait est le seul bonheur de la vie.
—Oui, sans doute, si tu poses la question de cette façon, c'est tout autre chose, reprit le prince André. Je bâtis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des hôpitaux; l'un et l'autre peuvent être considérés comme un passe-temps. Mais laissons à Celui qui sait tout le droit de juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la discussion? Eh bien, allons...»
Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.
«Tu parles d'écoles, d'enseignement, etc., etc., c'est-à-dire, ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les saluant, que tu veux le tirer de sa bestialité, lui donner des besoins moraux, lorsque, à mon sens, le bonheur animal est le seul bonheur possible pour lui... et tu veux l'en priver! Il me fait envie, et tu veux le rendre moi, sans lui donner les moyens dont je dispose? Tu veux alléger son travail, lorsqu'à mon avis le travail physique lui est aussi indispensable que le travail intellectuel l'est pour nous? Toi, tu ne peux pas t'empêcher de réfléchir...; moi, je me couche à trois heures du matin et je ne puis dormir: il me vient une foule de pensées, je me tourne, je me retourne, je pense et je repense: c'est une nécessité pour moi, comme pour lui de labourer et de faucher; sinon, il ira boire au cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique me tueraient!... De même, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin, il menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive!... À quoi songes-tu encore? Ah oui, les hôpitaux et les médecins! Il a un coup de sang, il meurt: tu le saignes, tu le guéris, et il vit estropié pendant dix ans à la charge des siens. Il eût été bien plus simple pour lui de le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent. C'est tout différent, pour sûr, si tu le considères comme un travailleur de moins, et c'est là, te l'avouerai-je, ma manière d'envisager la question, mais toi, tu le guéris par amour fraternel, et il n'en a nul besoin. Encore une illusion de croire que la médecine a jamais guéri quelqu'un! Quant à tuer, elle y excelle!» ajouta-t-il avec une amertume mal déguisée.
Il était évident, à la façon nette et précise dont le prince André énonçait ses opinions, qu'il y avait pensé plus d'une fois; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait été longtemps sevré de cette satisfaction. Son regard s'animait à mesure que ses jugements devenaient plus désespérés.
«Ah! c'est horrible! horrible! dit Pierre. Je ne comprends pas comment vous pouvez vivre avec des convictions pareilles. J'ai eu, j'en conviens, de ces crises de désespoir, à Moscou, en voyage, mais dans ces cas-là je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m'est odieux, à commencer par moi-même...; je ne mange, ni ne me lave....
—Comment, ne pas se laver? Fi donc, c'est sale; il faut au contraire se rendre la vie aussi agréable que possible. Si je vis, ce n'est pas ma faute, et je tâche de végéter ainsi jusqu'à la mort... sans gêner personne.
—Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensées? Vous voulez donc rester à ne rien faire, à ne rien entreprendre?...
—On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix! J'aurais été charmé de ne rien faire, mais voilà que la noblesse de l'endroit me fait l'honneur de m'élire pour son maréchal, honneur dont je me suis débarrassé non sans difficulté. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette platitude bonasse et minutieuse qui leur est nécessaire et qu'ils auraient désiré trouver en moi.... Je suis en train de m'arranger ici un coin où je puisse vivre tranquille.... Arrive la milice, dont il faut, bon gré mal gré, que je m'occupe.
—Pourquoi ne servez-vous plus?
—Comment, après Austerlitz? dit le prince André d'un air sombre. Non, je me suis juré de ne plus servir dans l'armée active, et je tiendrai parole, quand même Bonaparte serait là, dans le gouvernement de Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory même, que je ne rentrerais pas dans les rangs! Quant à la milice, comme mon père est aujourd'hui commandant en chef du 3ème arrondissement, je n'avais d'autre moyen de me délivrer du service actif que de servir sous ses ordres.
—Vous voyez bien cependant que vous servez?
—Oui, je sers!
—Mais alors pourquoi servez-vous?
—Pourquoi? c'est bien simple: mon père est l'un des hommes les plus remarquables de son siècle. Il se fait vieux, et, sans être précisément dur, il a trop d'activité de caractère. L'habitude qu'il a d'un pouvoir illimité le rend terrible, à présent surtout qu'il le tient, en qualité de général en chef, de l'empereur lui-même. Il y a quinze jours, si j'avais tardé de deux heures, il aurait fait pendre un misérable employé à Youknow. Personne, excepté moi, n'ayant d'empire sur lui, je suis obligé de servir, pour l'empêcher de commettre des actes qui, plus tard, le condamneraient à des remords éternels.
—Vous voyez bien!
—Oui, mais ce n'est pas comme vous l'entendez. Je ne souhaitais et ne souhaite aucun bien à ce scélérat d'employé, qui a volé des bottes aux miliciens; j'aurais été même enchanté de le voir pendre, mais c'est mon père qui me faisait de la peine, et mon père ou moi, c'est la même chose!»
Les yeux du prince André s'animaient de plus en plus d'un éclat fiévreux, à mesure qu'il cherchait à prouver à Pierre qu'il ne se préoccupait jamais du bien à faire à son prochain:
«Tu veux donner la liberté à tes paysans? c'est une bonne chose; mais, crois-moi, elle ne profitera, ni à toi, qui, je suppose, n'as jamais, ni battu, ni exilé personne, ni à tes paysans, qui ne s'en trouvent pas plus mal pour être battus et envoyés en Sibérie, car là-bas leurs plaies ont tout le temps de se cicatriser... ils y recommencent la même vie animale que par le passé, et ils se retrouvent exactement aussi heureux. Mais sais-tu pour qui je la désirerais? Pour ceux dont le moral se dégrade par l'abus qu'ils font de leur pouvoir, en infligeant des punitions arbitraires, et qui, voués par là au remords, finissent par l'étouffer en eux-mêmes et par s'endurcir peu à peu. Tu n'as peut-être jamais vu, comme moi, de bonnes natures, élevées dans les traditions de ce pouvoir sans frein, devenir, avec les années, irritables, cruelles, incapables de se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme de leur malheur. Voilà ceux que je plains, et pour lesquels la liberté des paysans serait un bienfait! Oui, c'est la dignité de l'homme que je pleure, la paix de la conscience, la pureté des sentiments, mais quant aux dos et aux fronts des autres, ils n'en resteront pas moins des dos et des fronts, qu'on les batte ou qu'on les rase!»
À l'emportement que le prince André mettait dans cette discussion, Pierre devinait involontairement que ces pensées lui étaient suggérées par le caractère de son père.
«Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre avis!»
XII
Ils se mirent en route dans la soirée pour Lissy-Gory; le prince André rompait parfois le silence par quelques mots qui témoignaient de la bonne disposition de son humeur; mais il avait beau lui montrer ses champs et lui expliquer les perfectionnements agronomiques qu'il y avait introduits, Pierre, absorbé dans ses réflexions, ne répondait que par monosyllabes. Il se disait que son ami était malheureux, qu'il était dans l'erreur, qu'il ne connaissait pas la vraie lumière, qu'il était de son devoir à lui de l'aider, de l'éclairer et de le relever. Mais il sentait aussi qu'à sa première parole le prince André renverserait d'un mot toutes ses théories; il avait peur de commencer, peur surtout d'exposer à sa satire l'arche sainte de ses croyances.
«Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi? dit-il tout à coup, en baissant la tête, comme un taureau qui s'apprête à donner un coup de corne. Vous n'en avez pas le droit!
—De penser quoi? demande le prince André étonné.
—De penser ainsi à la vie, à la destinée de l'homme. C'étaient aussi mes idées, et savez-vous ce qui m'a sauvé? La franc-maçonnerie! Ne souriez pas: elle n'est pas, comme je le pensais et comme je le croyais, une secte religieuse qui se borne à de vaines cérémonies, mais elle est l'unique expression de ce qu'il y a de meilleur, d'éternel dans l'humanité...» Et il lui expliqua que la franc-maçonnerie, comme il la comprenait, était la doctrine chrétienne, affranchie des entraves sociales et religieuses, et la simple mise en action de l'égalité, de la fraternité, de la charité.
«Notre sainte association est la seule qui comprenne le vrai but de la vie, tout le reste est un mirage; en dehors d'elle, tout est mensonge et iniquité, si bien qu'en dehors d'elle il ne reste plus à un homme bon et intelligent qu'à végéter, comme vous le faites, en se gardant seulement de faire du tort à son prochain. Mais si une fois vous admettez nos principes fondamentaux, si vous entrez dans notre ordre, si, vous y abandonnant, vous vous laissez diriger par lui, vous sentirez aussitôt, comme je l'ai senti moi-même, que vous êtes un anneau de cette chaîne invisible et éternelle, dont le premier chaînon est caché dans les cieux.»
Le prince André regardait devant lui et écoutait sans mot dire, se faisant parfois répéter ce que le bruit des roues l'avait empêché d'entendre. L'éclat de ses yeux, son silence même faisaient espérer à Pierre que ses paroles n'avaient pas été vaines, et qu'elles ne seraient pas reçues avec ironie.
Ils arrivèrent ainsi à une rivière débordée qu'il fallait traverser en bac; ils descendirent de la voiture, pendant qu'on la plaçait sur le bac avec les chevaux.
Le prince André, appuyé à la balustrade, regardait silencieusement cette masse d'eau qui scintillait au soleil couchant:
«Eh bien, qu'en pensez-vous? pourquoi ne répondez-vous pas?
—Ce que je pense? mais je t'écoute! Tout cela est fort bien! Tu me dis: entre dans notre ordre et nous t'enseignerons le but de la vie, la destination de l'homme et les lois qui régissent le monde. Mais qui êtes-vous donc? des hommes! D'où vient alors que vous sachiez tout et d'où vient que je ne voie pas ce que vous voyez? Pour vous, la vertu et la vérité doivent régner sur la terre, et moi, je ne m'en aperçois pas!
—Croyez-vous à la vie future? lui demanda Pierre, en, l'interrompant.
—À la vie future? murmura le prince André. Pierre, trouvant une négation dans cette réponse de son ami, et connaissant de longue date son athéisme, poursuivit:
—Vous me dites que vous ne pouvez voir le règne de la vertu et de la vérité sur cette terre? je ne le vois pas non plus et on ne peut pas le voir, si on considère notre vie comme la fin de tout. Sur cette terre, il n'y a ni vérité, ni vertu... tout est mensonge; mais dans la création universelle, c'est la vérité qui gouverne. Sans doute, nous sommes les enfants de cette terre, mais dans l'éternité nous sommes les enfants de l'univers. Je sens malgré moi que je suis une parcelle de cet harmonieux et immense ensemble. Je sens que, dans cette innombrable myriade d'êtres, qui sont les manifestations de la divinité ou de cette force supérieure, si vous l'aimez mieux, je suis un chaînon, un degré dans l'échelle ascendante. Si je vois clairement devant mes yeux cette échelle qui monte de la plante jusqu'à l'homme, pourquoi supposerais-je qu'elle s'arrête à moi, sans monter plus haut? De même que rien ne se perd dans ce monde, de même je ne puis me perdre dans le néant! Je sais que j'ai été et que je serai! Je sais qu'à part moi et au-dessus de moi vivent des esprits, et que dans ce monde demeure la vérité!
—Oui, c'est la doctrine de Herder, dit le prince André, mais ce n'est pas elle qui me convaincra! La vie et la mort, voilà ce qui vous persuade!... Lorsqu'on voit un être qui vous est cher, qui est lié à votre existence, envers lequel on a eu des torts qu'on espérait réparer... (et sa voix trembla)... et que tout à coup cet être souffre, se débat sous l'étreinte de la douleur et cesse d'exister... on se demande pourquoi! Qu'il n'y ait pas de réponse à cela, c'est impossible, et je crois qu'il y en a une! Voilà ce qui peut convaincre, voilà ce qui m'a convaincu.
—Mais, dit Pierre, n'ai-je pas dit la même chose?
—Non, je veux dire que ce ne sont pas les raisonnements qui vous mènent à admettre la nécessité de la vie future, mais lorsqu'on marche à deux dans la vie, et que tout à coup votre compagnon disparaît, là-bas, dans le vide, qu'on s'arrête devant cet abîme, qu'on y regarde... la conviction s'impose, et j'ai regardé!...
—Eh bien, alors! Vous savez qu'il y a un là-bas, et qu'il y a quelqu'un, c'est-à-dire la vie future et Dieu!»
Le prince André ne répondit rien. La calèche et les chevaux avaient depuis longtemps passé sur l'autre rive, le soleil était descendu à moitié, et la gelée du soir couvrait de son givre brillant les mares autour de la descente qui menait à la rivière, pendant que Pierre et André, au grand étonnement des domestiques, des cochers et des passeurs, discutaient encore sur le bac:
«S'il y a un Dieu, il y a une vie future, donc la vérité et la vertu existent; le bonheur suprême de l'homme doit consister dans ses efforts pour les atteindre. Il faut vivre, aimer et croire que nous ne vivons pas maintenant seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons vécu et vivons éternellement dans cet infini...»
Et Pierre indiquait le ciel.
Le prince André, toujours appuyé contre la balustrade, l'écoutait, pendant que son regard errait sur la surface assombrie de l'eau, à peine éclairée par les derniers rayons empourprés du soleil qui allaient s'éteignant peu à peu. Pierre se tut. Tout était calme, et l'on n'entendait plus contre la quille du bateau, arrêté depuis longtemps, qu'un faible clapotis qui semblait murmurer: «C'est la vérité! crois-y!» Bolkonsky soupira, ses yeux se tournèrent, doux et tendres, vers la figure émue et exaltée de Pierre, intimidé comme toujours par la supériorité qu'il reconnaissait en son ami.
«Oh! si c'était ainsi! dit ce dernier. Mais partons,» ajouta-t-il.
En quittant le bac, il regarda encore une fois le ciel, que lui avait montré Pierre, et, pour la première fois depuis Austerlitz, il retrouva son ciel profond, idéal, celui qui planait au-dessus de sa tête sur le champ de bataille. Un sentiment depuis longtemps endormi, le meilleur de lui-même, se réveilla au fond de son âme: c'était le renouveau de la jeunesse et de l'aspiration au bonheur. Rentré dans les conditions de sa vie habituelle, ce sentiment s'effaça et s'affaiblit peu à peu, mais à partir de cet entretien, et sans qu'il y eût rien de changé à son existence, il sentit poindre au fond de son cœur le germe d'une vie morale toute différente.