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La guerre et la paix, Tome II

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XI

Anatole Kouraguine avait été renvoyé de Pétersbourg par son père, parce qu'il dépensait une vingtaine de mille roubles par an, sans compter une somme égale de dettes, dont le payement lui était incessamment réclamé par ses créanciers.

Le père annonça à son fils qu'il les payerait pour la dernière fois à condition qu'il irait vivre à Moscou, où il lui avait obtenu une place d'aide de camp auprès du général gouverneur, et qu'il se déciderait enfin à épouser une riche héritière, la princesse Marie par exemple, ou Julie Karaguine.

Anatole accepta, se rendit à Moscou et s'arrêta chez Pierre: celui-ci le reçut d'abord à contre-coeur, mais il s'habitua bientôt à lui, partagea parfois ses orgies, et lui donna même de l'argent sans en exiger le moindre reçu.

Schinschine avait dit vrai: Anatole tournait la tête à toutes les demoiselles, grâce à l'indifférence qu'il leur témoignait, et à la préférence qu'il affichait pour les bohémiennes et pour les actrices, pour Mlle Georges surtout, avec laquelle on le disait en relations très intimes. Il ne manquait aucun souper, pas plus ceux de Danilow que ceux des autres viveurs de Moscou, buvait sec, mettait ses compagnons sous la table, et se montrait à toutes les soirées, à tous les bals, où il faisait ostensiblement la cour à plusieurs dames du grand monde, avec lesquelles il était, plus ou moins, en commerce de galanterie. Quant à faire un choix, il n'y songeait nullement, par l'excellente raison, ignorée de tous, sauf de quelques intimes, qu'il était déjà marié. Un propriétaire polonais, chez qui il avait été en garnison deux ans auparavant, l'avait forcé à épouser fille.

Il abandonna sa femme peu de temps après, et acheta à son beau-père, moyennant une certaine somme qu'il s'engagea lui envoyer, le droit de continuer sa vie de garçon et de passer pour célibataire.

Toujours satisfait de sa situation, de lui-même et des autres, il n'admettait pas qu'il eût pu mener une autre existence, et il n'avait, pensait-il, que des peccadilles à se reprocher. Selon lui, la Providence, qui avait donné au canard la faculté de nager, lui avait donné, à lui Anatole Kouraguine, celle de posséder 30 000 roubles de revenu, et d'occuper partout et toujours le premier rang. Cette conviction était si fermement enracinée dans son esprit, qu'elle s'imposait par cela même à son entourage: on lui cédait le pas en tout et pour tout, et on lui prêtait de l'argent, qu'il trouvait tout simple de recevoir et de ne jamais rembourser.

Joueur, il ne l'était pas, le gain le tentait peu: dépourvu de tout amour-propre, il était complètement indifférent à l'opinion qu'on pouvait avoir de lui; sans l'ombre d'ambition, il faisait le désespoir de son père par ses incartades continuelles, qui compromettaient son avenir, et par ses railleries incessantes à l'endroit des dignités et des honneurs. Il n'était non plus avare, car il ne refusait jamais de rendre un service. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était le plaisir et les femmes: ne voyant dans ce goût rien de répréhensible ou de vil, incapable, aussi bien pour lui-même que pour autrui, de calculer les conséquences de ses actes et de ses passions, il se considérait, en somme, comme un homme irréprochable, méprisait franchement les coquins, et portait haut la tête avec une conscience tranquille.

La plupart des viveurs, Madeleines-hommes et Madeleines-femmes, ont une assurance secrète et naïve de leur innocence, fondée sur l'espoir du pardon: «Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé!»—«Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'il s'est beaucoup amusé!»

Dologhow, revenu depuis peu à Moscou d'où il avait été exilé, menait, après ses aventures en Perse, un train de vie des plus fastueux, jouait gros jeu et se livrait à tous les plaisirs. Il ne lui en fallut pas davantage pour se rapprocher de son ancien compagnon de folies, et pour profiter de ce rapprochement dans des vues toutes personnelles.

Anatole appréciait son intelligence et sa bravoure, et l'aimait sincèrement, tandis que Dologhow avait besoin de lui et de ses relations pour attirer dans ses filets des jeunes gens riches, ce qu'il se gardait bien, du reste, de lui laisser soupçonner. À part ces motifs d'un ordre tout spécial, il trouvait une jouissance, une habitude, presque une nécessité, à diriger ainsi à sa fantaisie une volonté étrangère.

Natacha produisit sur Anatole une impression violente. En soupant après le spectacle, il détailla une à une, en connaisseur émérite, toutes les beautés de ses bras, de ses épaules, de ses pieds, de sa chevelure, et annonça son intention arrêtée de lui faire une cour assidue, sans se donner la peine de penser à ce qui pourrait en résulter pour eux deux: ces vulgaires considérations n'entraient pas dans ses habitudes.

«Elle est très jolie, mon ami, mais elle n'est pas pour nous, lui dit Dologhow.

—Je vais dire à ma soeur qu'elle l'invite à dîner, répliqua Anatole. Qu'en penses-tu?

—Attends plutôt qu'elle soit mariée...»

—Tu sais bien que j'adore les petites filles, elles perdent la tête tout de suite.

—Prends garde, tu as déjà été attrapé par une petite fille, répondit Dologhow en faisant allusion à son mariage.

—C'est pour cela que pareille chose ne m'arrivera pas une seconde fois,» repartit Anatole en riant de bon coeur.

XII

Les Rostow ne sortirent pas le lendemain, et personne ne vint les voir. Marie Dmitrievna s'entretint longuement et en secret avec le comte: ils se concertèrent sur une démarche à tenter auprès du vieux prince; Natacha devina leur projet et en fut blessée et inquiète. Elle attendait d'heure en heure le retour du prince André, et envoya deux fois dans la journée un de leurs gens pour s'en informer. Vain espoir! L'attente ne faisait qu'accroître son accablement, et le pénible souvenir de son entrevue avec la princesse Marie et son père ajoutait à sa fiévreuse impatience le sentiment d'une terreur indéfinissable. Il lui semblait parfois que le prince André ne reviendrait jamais, ou bien qu'il lui arriverait, à elle, quelque chose de fatal! Il ne lui était plus possible de rêver à lui comme par le passé, car ses récentes impressions venaient aussitôt se mêler à ses pensées; elle se redemandait pour la centième fois si elle n'avait pas été coupable, si sa fidélité était toujours la même, et elle se retraçait, en dépit d'elle-même, les moindres détails de la soirée du théâtre, les moindres nuances de la physionomie de cet homme, qui avait su lui inspirer un sentiment aussi redoutable qu'incompréhensible! À en juger par son extérieur, elle semblait être devenue plus vive et plus gaie que jamais, tandis qu'au fond elle avait perdu son bonheur et son repos d'autrefois!

Marie Dmitrievna proposa, le dimanche matin, à tout son jeune monde d'aller à l'église de sa paroisse: «Car je n'aime pas, disait-elle, les églises à la mode, Dieu est le même partout! Le prêtre y est excellent et officie d'une manière parfaite, le diacre aussi, et je ne vois pas que les choeurs et les morceaux d'ensemble qui se chantent ailleurs fassent ressortir davantage la sainteté du lieu!... Je n'aime pas cela... c'est se donner trop d'aises!»

Marie Dmitrievna aimait et fêtait religieusement le dimanche; chaque samedi, sa maison était lavée du haut en bas; ni elle ni ses domestiques ne travaillaient le jour du Seigneur, et chacun allait entendre la messe. Elle faisait ajouter un plat de plus à son dîner, et donner de l'eau-de-vie aux gens de l'office, en y joignant pour rôti une oie, ou un petit cochon de lait.

Nulle part la solennité de ce jour ne se traduisait aussi visiblement que sur la figure large et pleine, et habituellement sérieuse, de la maîtresse de la maison.

Lorsqu'après la messe on eut servi le café dans le salon, dont les meubles étaient débarrassés de leurs housses, on vint lui annoncer que sa voiture était avancée; drapée dans son châle des grands jours de fête, elle se leva et annonça qu'elle allait faire une visite au vieux prince Bolkonsky, afin de s'expliquer avec lui à propos de Natacha.

Bientôt après, Mme Aubert Chalmé, la fameuse couturière, vint essayer des robes à cette dernière, qui, acceptant avec joie cette diversion, se retira avec elle dans sa chambre. Au moment où, la tête penchée en arrière, elle examinait dans la psyché le dos du corsage, qui était seulement faufilé et sans manches, elle entendit la voix de son père et celle d'une dame, qu'elle reconnut, non sans une vive émotion: c'était la voix d'Hélène. Elle n'avait pas eu encore le temps de passer sa robe, que la porte s'ouvrit, et que la comtesse Besoukhow entra, plus souriante que jamais, vêtue d'une robe de velours violet à larges revers:

«Ah! ma charmante, ma toute belle! s'écria-t-elle, je suis venue pour dire à votre père que c'est vraiment incroyable d'être ici, et de ne voir âme qui vive.... Aussi j'insiste pour que vous veniez chez moi ce soir.... J'aurai quelques personnes, Mlle Georges déclamera..., et si vous ne m'amenez pas vos jolies filles, ajouta-t-elle en s'adressant au comte, qui venait d'entrer sur ses talons, je me brouillerai tout à fait avec vous. Mon mari est parti pour Tver; sans cela, je l'aurais envoyé vous chercher.... Sans faute, n'est-ce pas?... sans faute, vers les neuf heures?» Puis, saluant d'un signe de tête la couturière, qu'elle connaissait de longue date, et qui lui répondit par une profonde révérence, elle s'assit dans un fauteuil près de la glace, et, tout en donnant aux plis de sa belle robe un tour plein de grâce, elle continua à bavarder avec la plus affectueuse cordialité, à s'extasier sur la beauté de Natacha, à admirer ses nouvelles toilettes, à faire ressortir la sienne, et finit par lui conseiller d'en commander une pareille à celle qu'elle venait de recevoir de Paris: «Figurez-vous, ma charmante, qu'elle est en gaze à reflets métalliques.... Mais peu importe!... vous embellissez tout ce que vous portez!»

La figure de Natacha rayonnait de plaisir: elle se sentait renaître et recevait avec bonheur les éloges de cette aimable comtesse, qui lui avait paru, au premier abord, si imposante, si inabordable, et qui maintenant lui témoignait une bonne grâce si parfaite. Elle en avait la tête tournée; Hélène, de son côté, était sincère, mais cette sincérité n'excluait point son arrière-pensée de l'attirer chez elle: en effet son frère l'en avait priée, et, tout en se faisant une joie de servir ses intérêts, elle y mettait toute la bonne foi imaginable. Elle avait été jalouse autrefois de Natacha à propos de Boris, mais aujourd'hui elle n'y pensait plus, et elle lui souhaitait sérieusement tout ce qu'elle désirait pour elle-même. Elle la prit à part au moment de la quitter.

«Mon frère a dîné chez nous hier, et il nous a fait mourir de rire.... Il ne mange rien, ne fait que soupirer.... Il est fou, amoureux fou de vous, ma belle!»

Natacha devint pourpre à ces mots.

«Oh! comme elle rougit, la chère enfant... vous viendrez, bien sûr?... Si vous aimez quelqu'un, ce n'est pas une raison pour vous cloîtrer, et, à supposer que vous soyez fiancée, je suis sûre que votre futur serait charmé de savoir que vous allez dans le monde en son absence plutôt que de périr d'ennui.»

«Elle sait que je suis fiancée, se disait Natacha, et cependant elle a plaisanté de tout cela avec Pierre, avec Pierre qui est la droiture même!... Donc, il n'y a rien de mal là dedans.» Grâce à l'influence qu'Hélène exerçait sur elle, ce qui lui avait paru effrayant jusque-là redevint tout à coup simple et naturel: «C'est une vraie grande dame, elle est charmante, et l'on voit qu'elle m'aime de tout son coeur. Pourquoi donc ne pas m'amuser un peu?» se demandait Natacha en la regardant de ses yeux grands ouverts, qui exprimaient une vague surprise.

Marie Dmitrievna revint pour dîner: il était facile de voir, à son silence et à son air absorbé, qu'elle avait subi une défaite. Trop émue pour parler avec calme des incidents de son entrevue avec le vieux prince, elle répondit au comte que tout marchait bien, et qu'il en saurait davantage le lendemain. Seulement, quand elle apprit la visite et l'invitation de la comtesse Besoukhow, elle dit carrément qu'elle n'aimait pas à la voir chez elle, et déconseilla toute intimité de ce côté.

«Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Natacha, puisque tu as promis, vas-y, cela te distraira!»

XIII

Le comte se rendit donc avec les deux jeunes filles à la soirée des Besoukhow. Bien que la société y fût très nombreuse, la majeure partie en était inconnue aux Rostow, et le comte remarqua même avec déplaisir qu'elle était presque exclusivement composée d'hommes et de femmes dont les allures se faisaient remarquer par un extrême laisser-aller. La jeunesse, parmi laquelle on voyait plusieurs Français, et entre autres Métivier, qui était devenu l'intime de la maison depuis l'arrivée d'Hélène à Moscou, faisait cercle autour de Mlle Georges. Aussi le comte prit-il, à part lui, la résolution de ne pas jouer, de ne pas quitter ses filles, et de les emmener aussitôt que la grande artiste aurait fini de déclamer.

Anatole, qui s'était placé près de la porte pour ne pas manquer leur entrée, s'approcha d'eux, les salua, et suivit Natacha, déjà en proie à la même étrange émotion de vanité satisfaite et d'effroi indicible qu'elle avait éprouvée au théâtre.

Hélène la reçut avec force démonstrations de joie, et la complimenta très haut sur sa beauté et sa jolie toilette. Pendant que Mlle Georges était allée se costumer dans une pièce voisine, on aligna les chaises, on s'assit, et Anatole se disposait à occuper une place à côté de Natacha, lorsque le comte, qui ne quittait pas sa fille des yeux, s'en empara, et l'obligea ainsi à se mettre derrière eux.

Mlle Georges ne tarda pas à reparaître, drapée d'un châle rouge, relevé sur l'épaule, de manière à laisser voir, dans toute leur beauté, ses gros bras à fossettes; elle s'arrêta au milieu de l'espace qui lui avait été ménagé devant l'auditoire, prit une attitude affectée, qui souleva néanmoins un murmure enthousiaste, et, jetant autour d'elle un regard profond et sombre, elle se mit à déclamer en français une longue tirade de vers, dans laquelle elle exprimait l'amour coupable qu'elle nourrissait pour son fils: enflant et baissant la voix tour à tour, tantôt elle redressait la tête d'un air superbe; tantôt, roulant des yeux hagards, elle laissait échapper des sons rauques de sa puissante poitrine, et semblait prête à étouffer!

«Adorable! divin! délicieux!» criait-on de tous côtés. Natacha, le regard fixé sur la forte tragédienne, ne voyait ni ne comprenait rien; elle sentait seulement qu'elle était plongée de nouveau dans ce monde étrange, insensé, à mille lieues du réel, où le bien et le mal, l'extravagant et le raisonnable, se mêlaient et se confondaient. Effrayée et émue, elle attendait quelque chose.

Le monologue terminé, on se leva et l'on acclama Mlle Georges à tout rompre.

«Comme elle est belle! dit Natacha à son père, qui essayait aussi de se frayer un chemin dans la foule jusqu'à l'éminente artiste.

—Je ne suis pas de votre avis, lorsque je vous vois..., murmura Anatole à l'oreille de Natacha, de façon à être entendu d'elle seule.—Vous êtes ravissante, et, depuis l'instant où vous m'êtes apparue, je n'ai plus....

—Allons, viens donc, Natacha,» s'écria le comte en se retournant.

Elle se rapprocha de son père et fixa sur lui un regard éperdu.

Mlle Georges récita plusieurs autres scènes, et prit ensuite congé de la société, qui fut aussitôt engagée à passer dans la grande salle.

Le comte se disposait à partir, mais Hélène vint le supplier avec tant d'insistance de ne point lui gâter le plaisir de ce petit bal improvisé, en emmenant ses filles, qu'il céda à ses prières et resta. Anatole s'empressa d'engager Natacha pour un tour de valse, et ne cessa de lui répéter, tout en lui pressant la taille et la main, qu'elle était ravissante et qu'il l'aimait. Pendant «l'écossaise» qu'ils dansèrent ensemble, il garda le silence, et sa danseuse se demanda avec stupeur si elle n'avait pas rêvé la déclaration qu'elle en avait reçue pendant la valse; mais, à la fin de la première figure, elle sentit qu'il lui serrait de nouveau la main, et elle allait lui adresser un reproche, lorsque l'expression tendre et assurée de son regard l'arrêta tout court sur ses lèvres:

«Ne me parlez pas ainsi, je suis fiancée, j'en aime un autre, dit-elle vivement en baissant les yeux.

—Pourquoi me le dire? repartit Anatole que cet aveu ne parut troubler en rien:—Que m'importe? Je sais que je vous aime, et que je vous aime follement.... Est-ce ma faute si vous êtes si séduisante!... À nous à faire la figure!»

Natacha regardait autour d'elle d'un air effaré, et paraissait plus agitée que de coutume. Après «l'écossaise» vint le tour du «Grossvater»; son père voulut l'emmener, elle le pria de la laisser danser encore, et cependant, de quelque côté qu'elle se tournât, elle se sentait sous le feu des yeux d'Anatole. Au moment où elle entrait dans la chambre de toilette des dames pour arranger un volant de sa robe qui venait de se découdre, elle fut rejointe par Hélène, qui lui reparla, en riant, de l'amour de son frère. Elles passèrent ensemble dans le boudoir à côté, Anatole s'y trouvait: sa soeur disparut, et elle se trouva seule avec lui.

«Il m'est impossible, lui dit-il d'une voix attendrie, de vous voir chez vous: me condamnerez-vous alors à ne vous voir jamais? Je vous aime à la folie. Je ne pourrais donc jamais...» et, l'empêchant d'avancer, il pencha sa figure au-dessus de la sienne. Ses yeux brillants et passionnés plongeaient dans ceux de Natacha, qui ne pouvaient s'en détacher: «Nathalie! murmura-t-il en pressant fortement ses mains dans les siennes.... Nathalie!

—Je ne comprends rien, je ne puis rien vous dire,» sembla lui répondre le regard éperdu de Natacha.... Des lèvres brûlantes effleurèrent les siennes..., mais au même instant il s'arrêta et Natacha se sentit délivrée.... Le frou-frou d'une robe et un bruit de pas venaient de se faire entendre à l'entrée du boudoir... c'était Hélène! Natacha la vit s'approcher: interdite et frémissante, elle se retourna vers lui comme pour lui demander une explication, et alla à la rencontre de la comtesse.

—Un mot, un seul mot!» poursuivit Anatole.

Elle ralentit le pas, car elle avait hâte de lui entendre prononcer ce mot, qui éclaircirait leur situation, et qui lui permettrait enfin de répondre.

«Nathalie, un mot, un seul!» répétait-il, ne sachant en réalité ce qu'il voulait dire. Sa soeur parut, et ils rentrèrent tous trois au salon. Les Rostow déclinèrent l'invitation au souper, et firent leurs adieux.

Natacha passa une nuit blanche, tourmentée par le problème qu'elle ne parvenait pas à résoudre: lequel des deux aimait-elle? Assurément, elle aimait le prince André et n'avait point oublié sa vive affection pour lui..., mais elle aimait aussi Anatole, c'était indiscutable: «Autrement cela aurait-il pu avoir lieu? aurais-je répondu l'autre soir par un sourire à son sourire? Si je l'ai fait, c'est que je l'ai aimé tout de suite, à première vue.... Cela veut donc dire qu'il est bon, généreux et beau, et que par conséquent je ne pouvais m'empêcher de l'aimer! Qu'y faire? J'aime l'un, et j'aime l'autre,» et elle se répétait cela mille fois, sans trouver une réponse plausible aux questions qui l'épouvantaient!

XIV

Le jour ramena les soucis et le remue-ménage habituels: on se leva, on s'habilla, on bavarda, les couturières et les modistes parurent à tour de rôle, Marie Dmitrievna sortit de son appartement et l'on se réunit enfin pour le déjeuner du matin. Natacha, les yeux agrandis par l'insomnie, cherchait à arrêter au vol tout regard indiscret, et faisait son possible pour paraître telle que d'habitude.

Après le thé, Marie Dmitrievna s'installa dans son fauteuil, et appela à elle Natacha et le vieux comte:

«Eh bien, mes amis, tout bien pesé, voici mon conseil: hier j'ai vu, comme vous le savez, le vieux prince Bolkonsky, je lui ai parlé, et croiriez-vous qu'il a élevé la voix... mais il n'est pas facile de me fermer la bouche, je lui ai défilé tout mon chapelet.

—Qu'a-t-il dit? demanda le comte.

—Lui, c'est un fou, il ne veut rien entendre, mais à quoi bon en parler? Cette fillette en est déjà bien assez tourmentée. Mon conseil est donc de terminer au plus vite vos affaires, de retourner à Otradnoë, et d'y attendre....

—Non, non! s'écria Natacha.

—Si, si! répliqua Marie Dmitrievna. Il faut partir et attendre! Si ton fiancé était ici, une brouille serait inévitable, tandis que, seul avec le vieux, il parviendra à le retourner comme un gant, et il ira te chercher.»

Le comte comprit la sagesse de ce plan, et l'approuva. Si le vieillard devenait plus maniable, on pourrait toujours revenir à Moscou, ou aller à Lissy-Gory; dans le cas contraire, s'il persistait à refuser son consentement, le mariage ne pouvait avoir lieu qu'à Otradnoë.

«C'est parfaitement juste, et je regrette maintenant, continua-t-il, d'avoir mené Natacha chez eux.

—Il n'y a pas à le regretter, il aurait été difficile de ne pas lui donner ce témoignage de respect.... Il ne veut pas, c'est son affaire! Le trousseau est prêt, pourquoi attendre davantage? Je me charge de vous envoyer les objets en retard, je regrette de vous voir partir, mais cela vaut mieux: partez, et que Dieu vous garde!» Puis, tirant de son «ridicule» une lettre écrite par la princesse Marie, elle la remit à Natacha:

«C'est pour toi! La pauvrette s'inquiète. Elle craint que tu ne doutes de son affection.

—C'est vrai, elle ne m'aime pas, dit Natacha.

—Quelle folie! mais tais-toi donc! s'écria Marie Dmitrievna avec emportement.

—Je ne m'en rapporte à personne.... Je le sais, elle ne m'aime pas, repartit Natacha en prenant la lettre d'un air irrité et décidé, qui frappa Marie Dmitrievna: elle l'examina et fronça les sourcils.

—Tu me feras le plaisir, ma très chère, de ne point me contredire: ce que j'ai dit est vrai... va lui répondre.» Natacha quitta le salon sans répliquer.

La princesse Marie lui dépeignait en quelques lignes tout son chagrin du malentendu survenu entre elles, et la suppliait, quels que fussent les sentiments de son père, de croire à l'affection qu'elle portait à celle qu'avait choisie son frère, pour qui elle était prête à tout sacrifier: «Ne croyez pas, écrivait-elle, que mon père soit mal disposé envers vous; il est vieux et malade, il faut l'excuser; mais il est foncièrement bon, et il finira par aimer celle qui doit rendre son fils heureux.» Elle terminait sa lettre en la priant de lui indiquer l'heure où elles pourraient se voir.

Natacha s'assit et traça machinalement ces deux mots:

«Chère princesse...» Alors elle déposa la plume. Comment continuer? Qu'avait-elle à lui dire après la soirée de la veille?... «Oui, c'est fini, tout est changé maintenant; il faut lui envoyer un refus... mais dois-je le faire?... C'est horrible!...» Et, pour ne pas s'abandonner plus longtemps à ces effrayantes pensées, elle rejoignit Sonia, qui était occupée à choisir des dessins de tapisserie. Après dîner, elle reprit la lecture de la lettre de la princesse Marie: «Est-ce vraiment fini? se disait-elle, bien fini?... Ce passé est-il donc véritablement effacé de mon coeur?» Elle ne méconnaissait pas la violence du sentiment qu'elle avait éprouvé pour le prince André, mais aujourd'hui elle aimait Kouraguine, et son imagination lui représentait tour à tour, et le bonheur mille fois caressé dans ses rêves qui devait être son partage, quand elle serait mariée à Bolkonsky, et les moindres incidents de la veille, dont le seul souvenir suffisait pour enflammer tout son être: «Pourquoi ne puis-je aimer les deux à la fois? se disait-elle avec égarement: alors seulement j'aurais pu être heureuse; tandis qu'il m'est impossible de choisir entre eux? Comment le dirai-je, ou plutôt comment le cacher au prince André? Dois-je dire adieu à jamais à son amour qui a si longtemps fait tout mon bonheur?»

«Mademoiselle! murmura la femme de chambre d'un air mystérieux. Un petit homme m'a remis cela pour vous...—et elle lui tendit une lettre:—Seulement, au nom du ciel...» Natacha prit machinalement la lettre, la décacheta, la lut, et ne comprit qu'une chose, c'est que la lettre était de «lui», de celui qu'elle aimait: «Oui, je l'aime, se dit-elle. S'il en était autrement, garderais-je entre les mains cette lettre brûlante de passion?»

Tremblante d'émotion, elle la dévorait des yeux, et découvrait dans chaque ligne un écho de ses propres sensations.... Cette lettre, faut-il l'avouer, avait été composée par Dologhow: elle commençait ainsi:

«Mon sort s'est décidé hier soir: être aimé de vous, ou mourir!... Je n'ai pas d'autre issue!...» Anatole lui disait ensuite que ses parents, à elle, ne consentiraient pas à lui donner sa main, à cause de certaines raisons secrètes, qu'il ne pouvait dévoiler qu'à elle seule, mais que, si elle l'aimait, il lui suffirait de dire oui, et qu'aucune force humaine ne pourrait mettre alors obstacle à leur bonheur.... L'amour triomphe de tout!... Il l'enlèverait et l'emmènerait au bout du monde!

—Oui, je l'aime!» se répéta Natacha en relisant pour la vingtième fois ces phrases brûlantes, et en se pénétrant de plus en plus de l'ardeur dont elles étaient empreintes.

Marie Dmitrievna, qui avait été invitée chez les Arharow, proposa aux jeunes filles de l'accompagner; mais Natacha prétexta une migraine, et se retira chez elle.

XV

Sonia revint fort tard de chez les Arharow: en entrant chez Natacha, elle fut toute surprise de la voir endormie sur le canapé, toute habillée. Une lettre décachetée était sur la table à côté d'elle et frappa sa vue: elle la prit et la parcourut, en jetant par intervalles un regard stupéfait sur la dormeuse, et en cherchant en vain une explication sur ses traits. Son visage était calme et heureux, tandis que Sonia, pâle, tremblante de terreur, et pressant son coeur de ses deux mains pour ne pas suffoquer, tombait dans un fauteuil et fondait en larmes.

«Comment n'ai-je rien vu? se disait-elle; comment cela a-t-il pu aller jusque-là? N'aime-t-elle donc plus son fiancé?... Et ce Kouraguine? Mais c'est un misérable, il la trompe, c'est évident. Que dira Nicolas, ce bon et noble Nicolas, lorsqu'il saura tout? C'est donc là ce que cachait le trouble de sa figure avant-hier, hier et aujourd'hui?... Mais elle ne peut l'aimer, c'est impossible. Elle aura décacheté la lettre sans se douter de qui elle lui venait, elle en aura été offensée, bien sûr...» Sonia essuya ses larmes, s'approcha de Natacha, l'examina encore une fois, et l'appela doucement.

Natacha se réveilla en sursaut.

«Ah! te voilà de retour!» dit-elle, et elle l'embrassa avec effusion; mais, remarquant aussitôt le trouble de son amie, sa figure trahit l'embarras et la défiance: «Sonia, tu as lu la lettre?

—Oui, murmura Sonia.

—Sonia, dit-elle avec un sourire plein de bonheur et de joie, je ne puis te le cacher plus longtemps! Sonia, Sonia, ma petite âme, nous nous aimons; tu vois, il me l'écrit.»

Sonia n'en pouvait croire ses oreilles.

«Bolkonsky? dit-elle.

—Sonia, Sonia, si tu pouvais comprendre combien je suis heureuse.... Mais tu ne sais pas ce que c'est que l'amour.

—Oh! Natacha!... et l'autre, est-il donc déjà oublié?» Natacha l'écoutait sans avoir l'air de la comprendre: «Quoi! tu romps avec le prince André?

—Ah oui! je disais bien que tu n'y comprenais rien!... écoute-moi, répliqua Natacha avec emportement.

—Non, je ne le croirai jamais, répéta Sonia, et j'avoue que je n'y comprends rien.... Comment! pendant toute une année tu aimes un galant homme, et puis tout à coup.... Mais lui, tu ne l'as vu que trois fois.... C'est impossible, je ne te crois pas, tu veux te moquer de moi! Comment! en trois jours oublier tout?...

—Trois jours? Mais il me semble qu'il y a cent ans que je l'aime..., que je n'ai jamais aimé que lui. Mets-toi là, et écoute.» Alors elle l'attira à elle, en l'embrassant de force: «J'avais souvent entendu dire, et toi aussi sans doute, qu'un pareil amour existait, mais je ne l'avais pas encore éprouvé... il est tout différent de l'autre! À peine l'ai-je entrevu, que j'ai deviné en lui mon maître, je me suis sentie son esclave! il m'a fallu l'aimer! Oui, son esclave! Quoi qu'il m'ordonne, je le ferai.... Tu ne comprends pas cela? Ce n'est pas ma faute!

—Mais penses-y donc!... Je ne peux laisser les choses se passer ainsi... et cette lettre reçue en cachette? Comment as-tu pu l'accepter? poursuivit Sonia, qui ne pouvait parvenir à dissimuler ni sa frayeur ni sa répugnance.

—Je n'ai plus de volonté, je te l'ai dit, je l'aime, c'est tout? s'écria Natacha avec une exaltation croissante, où se mêlait cependant une certaine crainte.

—S'il en est ainsi, j'empêcherai cela, je te le jure, je dirai tout.» Et des larmes jaillirent des yeux de Sonia.

—Au nom du ciel, ne le fais pas.... Si tu en parles, je ne te connais plus.... Tu veux donc mon malheur, tu veux que l'on nous sépare!...»

Sonia eut honte et pitié de sa terreur: «Qu'y a-t-il eu entre vous? Que t'a-t-il dit? Pourquoi ne vient-il pas ici, chez nous?

—Sonia, je t'en supplie, dit Natacha sans répondre à sa question, ne me tourmente pas; au nom du ciel, rappelle-toi que personne ne doit se mêler de cela, car je me suis confiée à toi.

—Mais pourquoi tous ces mystères? Pourquoi ne demande-t-il pas tout simplement ta main? Le prince André t'a laissée entièrement libre d'en disposer.... As-tu pensé, as-tu cherché à découvrir quelles sont «les raisons secrètes» de sa conduite?»

Natacha, stupéfaite, fixa ses regards sur Sonia; cette question se présentait à elle pour la première fois, elle ne savait qu'y répondre:

«Ses raisons secrètes? répéta-t-elle... il y en a, voilà tout!»

Sonia soupira et secoua la tête:

«Si ses raisons étaient bonnes...» dit-elle. Natacha, devinant ce qu'elle allait dire, l'interrompit vivement.

«Sonia, on ne doit pas douter de lui, on ne le doit pas!

—Est-ce qu'il t'aime?

—S'il m'aime? répliqua Natacha en souriant avec mépris à l'aveuglement de son amie. Tu as lu sa lettre, tu l'as lue et tu le demandes?...

—Mais si c'est un homme sans honneur?...

—Lui, sans honneur?... tu ne le connais pas!

—Si c'est un galant homme, reprit Sonia avec énergie, il doit déclarer ses intentions, ou cesser de te voir; et, si tu ne le lui dis pas, c'est moi qui m'en charge: je lui écrirai et je raconterai tout à papa!

—Mais je ne puis pas vivre sans lui! s'écria Natacha.

—Je ne comprends ni ta conduite ni tes paroles. Pense à ton père, à Nicolas!

—Je n'ai besoin de personne, je n'aime personne que lui! Comment oses-tu le traiter d'homme sans honneur? Ne sais-tu donc pas que je l'aime? Va-t'en, je ne veux pas me brouiller avec toi.... Va-t'en, va-t'en, je t'en supplie; tu vois dans quel état tu me mets!...» Sonia sortit précipitamment de la chambre; les sanglots l'étouffaient.

Natacha s'approcha de la table, et écrivit sans hésitation à la princesse Marie la réponse que, le matin encore, il lui avait été impossible de composer. Elle lui exposait en deux mots que, le prince André lui ayant laissé toute liberté d'action, elle profitait de sa générosité; qu'après y avoir mûrement réfléchi, elle la priait d'oublier le passé, de lui pardonner ses torts, si elle en avait eu envers elle, et lui déclarait qu'elle ne serait jamais la femme de son frère. Tout, dans cet instant, lui paraissait simple, clair, et d'une exécution facile.

Le vendredi suivant fut fixé pour le départ des Rostow, qui retournaient à la campagne, et le mercredi, le comte, accompagné d'un acheteur, se rendit dans son bien près de Moscou.

Ce même jour Sonia et Natacha, invitées à un grand dîner chez les Karaguine, y furent chaperonnées par Marie Dmitrievna. Anatole s'y trouvait, et Sonia remarqua que Natacha lui parla d'une façon mystérieuse, et que son agitation s'accrut pendant le dîner. Natacha, à leur retour, alla au-devant de l'explication attendue par Sonia:

«Eh bien, Sonia,» commença-t-elle d'une voix insinuante, comme font les enfants quand ils veulent qu'on leur fasse un compliment. Apprends donc que nous nous sommes expliqués tout à l'heure... toi qui disais sur son compte tant d'absurdités.

—Et après, qu'en est-il résulté? Je suis bien aise, Natacha, de voir que tu n'es pas fâchée contre moi! Dis-moi la vérité!»

Natacha se prit à réfléchir:

«Ah! Sonia, si tu pouvais le connaître comme je le connais, moi! Il m'a dit... il m'a demandé de quel genre était mon engagement avec Bolkonsky, et il a été si heureux d'apprendre qu'il dépendait de moi de le rompre!»

Sonia soupira:

«Mais, tu n'as pas encore rompu....

—Et si je l'avais fait, si tout était fini entre Bolkonsky et moi? Pourquoi donc as-tu si mauvaise opinion de moi?

—Je n'ai pas mauvaise opinion de toi; seulement je n'y comprends rien....

—Attends, tu vas tout comprendre, et tu verras quel homme c'est, tu verras!»

Mais Sonia ne se laissait point influencer par la feinte douceur de Natacha; elle devenait au contraire plus sévère et plus sérieuse à mesure que son amie y mettait plus de câlinerie.

«Natacha, dit-elle, tu m'avais priée de ne plus t'en parler, c'est toi qui es revenue sur ce sujet, j'ai donc le droit de te dire que je ne crois pas en lui! Pourquoi encore tous ces mystères?

—Encore le même soupçon! reprit Natacha.

—J'ai peur pour toi.

—De quoi as-tu peur?

—J'ai peur que tu ne te perdes, poursuivit Sonia avec fermeté, quoique effrayée elle-même de ses paroles. La figure de Natacha prit une expression méchante.

—Eh bien, oui, je me perdrai, je me perdrai le plus tôt possible: cela ne vous regarde pas, c'est moi qui en pâtirai, et pas vous, n'est-ce pas...? Laisse-moi, laisse-moi, je te déteste, tu es mon ennemie pour toujours!» Et à ces mots elle quitta la chambre, et évita, le lendemain, avec soin de voir Sonia et de lui parler. Marchant à grands pas dans son appartement, elle essayait en vain de fixer son attention sur un travail quelconque: l'émotion qui la travaillait intérieurement se lisait sur ses traits fatigués, et il s'y mêlait un sentiment inavoué de culpabilité.

Malgré tout ce que cette tâche avait de pénible pour elle, Sonia ne la quitta pas des yeux tout le temps qu'elle resta auprès d'une des fenêtres du salon; elle semblait attendre quelqu'un ou quelque chose, car elle la vit faire un signe à un militaire qui passait en traîneau, et que Sonia supposa devoir être Anatole.

Elle redoubla de surveillance, et remarqua l'excitation inaccoutumée de Natacha pendant le dîner et la soirée; visiblement préoccupée, elle répondait de travers à tout ce qu'on lui disait, n'achevait pas les phrases qu'elle avait commencées, et riait sans raison et à tout propos.

Sonia aperçut après le thé du soir une femme de chambre qui entrait chez Natacha d'un air mystérieux; revenant sur ses pas, elle appliqua son oreille au trou de la serrure, et devina qu'une nouvelle lettre venait de lui être remise; comprenant soudain que Natacha cachait un projet inavouable, décidée à l'exécuter peut-être dans quelques heures, elle frappa violemment à la porte, mais n'obtint aucune réponse: «Elle va fuir avec lui, elle en est capable, se disait-elle avec désespoir. Elle était triste aujourd'hui, mais résolue, et l'autre jour elle a pleuré en prenant congé de son père.... C'est bien cela: elle fuira avec lui, mais que dois-je faire?... Le comte est absent!... Écrire à Kouraguine, lui demander une explication, mais pourquoi me répondrait-il? Écrire à Pierre, comme l'avait demandé le prince André en cas de malheur, mais n'a-t-elle pas déjà rompu avec Bolkonsky, car hier soir elle a envoyé sa réponse à la princesse Marie! Mon Dieu, que faire? Parler à Marie Dmitrievna, dont la confiance en Natacha est si entière, ce serait une délation!... Quoi qu'il en soit, c'est à moi d'agir, se disait-elle en poursuivant ces réflexions dans le sombre couloir, c'est à moi de prouver ma reconnaissance pour les bienfaits dont ils m'ont comblée, et mon affection pour Nicolas.... Dussé-je ne pas bouger de trois nuits, je ne dormirai pas, je l'empêcherai de force de sortir, je ne laisserai pas le déshonneur et la honte entrer dans la famille!»

XVI

Anatole demeurait chez Dologhow depuis quelque temps. Le plan de l'enlèvement de Natacha avait été combiné par ce dernier, et devait s'exécuter le jour même où Sonia faisait serment de ne pas la perdre de vue. Natacha, de son côté, avait promis de se trouver à dix heures du soir à la porte de l'escalier dérobé, afin de rejoindre Kouraguine, qui l'y attendrait, pour l'emmener dans une troïka, à soixante verstes de Moscou, au village de Kamenka. Là un prêtre interdit devait les marier; après cette cérémonie dérisoire, un second relais de chevaux les conduirait plus loin sur la route de Varsovie, où ils espéraient prendre la poste à la première station, et passer ensuite la frontière.

Anatole s'était muni d'un passeport, d'un permis pour la poste et de vingt mille roubles, que lui avaient procurés Dologhow et sa soeur.

Les deux témoins, Gvostikow, ex-clerc de chancellerie, et Makarine, hussard en retraite, sans volonté aucune, mais complètement dévoués à Kouraguine, prenaient le thé dans la première pièce, pendant que dans le grand cabinet voisin, dont les murs étaient recouverts de haut en bas de tapis persans, de peaux d'ours et d'armes de toutes sortes, le maître du logis, vêtu d'un «bechmel[16]«de voyage, les pieds chaussés de bottes montantes, assis devant un bureau ouvert, revoyait les factures, comptait les assignats alignés en paquets, et inscrivait des chiffres sur une feuille volante:

«Il faudra bien donner deux mille roubles à Gvostikow?

—Donne-les, dit Anatole en rentrant de la pièce du fond, où un valet de chambre français emballait leurs effets.

—Quant à Makarka (c'était le petit nom donné à Makarine), il est désintéressé, et se jettera au besoin pour toi dans le feu. C'est fini, les comptes sont réglés... est-ce bien cela? ajouta Dologhow en lui tendant la feuille.

—Mais sans doute, c'est bien cela,» répliqua Anatole, qui ne l'avait pas écouté, et dont les yeux souriants regardaient devant lui sans rien voir.

Dologhow referma le bureau:

«Sais-tu... lui dit-il d'un air moqueur, renonce à tout cela; il en est temps encore.

—Imbécile! repartit Anatole, ne dis donc pas de bêtises; si tu savais..., mais le diable seul sait ce qui en est.

—Vrai, n'y pense plus, je te parle sérieusement... ce n'est pas une plaisanterie que tu entames là!

—Ne vas-tu pas encore me taquiner? Va-t'en au diable!...—et Anatole fronça le sourcil:—Je n'ai plus le temps d'écouter tes sornettes.»

Dologhow le regarda d'un air hautain:

«Voyons, je ne plaisante pas... écoute!»

Anatole revint sur ses pas en faisant un visible effort pour lui prêter attention, et par égard pour son ami, dont il subissait malgré lui l'influence.

«Écoute-moi, je t'en prie, pour la dernière fois. Pourquoi plaisanterais-je? T'ai-je mis des bâtons dans les roues? N'est-ce pas moi, au contraire, qui t'ai arrangé tout cela, qui t'ai déniché le prêtre interdit, qui ai obtenu le passeport, qui ai trouvé de l'argent?

—Eh bien, je t'en remercie; crois-tu donc que je ne t'en sois pas reconnaissant?» Et il embrassa Dologhow.

—Je t'ai aidé, mais je te dois la vérité: l'entreprise est dangereuse, et, en y réfléchissant bien, elle est absurde! Tu l'enlèveras? à merveille. Après? Le secret transpirera, on apprendra que tu es marié, et tu seras poursuivi au criminel!

—Folies, folies que tout cela, je te l'avais pourtant bien expliqué,» reprit Anatole, et avec cette complaisance que les intelligences bornées mettent à revenir sur leurs arguments, il lui répéta pour la centième fois toutes les raisons qu'il lui avait déjà débitées: «Ne t'ai-je pas dit: premièrement, que si le mariage est illégal, ce n'est pas moi qui en répondrai; et secondement, que s'il est légal, c'est bien indifférent, puisque personne à l'étranger n'en saura rien.... N'est-ce pas cela? Et maintenant, plus un mot là-dessus!

—Crois-moi, renonces-y! Tu t'engageras et....

—Au diable! s'écria Anatole en se prenant la tête à deux mains. Vois un peu comme il bat!» Et, saisissant la main de son ami, il l'appliqua sur son coeur: «Ah! quel pied, mon cher, quel regard!... Une vraie déesse!»

Les yeux effrontés et brillants de Dologhow le regardaient avec ironie:

«Et lorsque l'argent sera épuisé, alors....

—Alors, répéta Anatole légèrement interdit par cette perspective inattendue. Eh bien! alors, je n'en sais rien.... Mais assez causé! Il est l'heure!» ajouta-t-il en tirant sa montre, et il passa dans la pièce voisine. «En aurez-vous bientôt fini?» dit-il en s'adressant avec colère aux domestiques.

Dologhow serra l'argent, appela un valet de chambre, lui ordonna de servir n'importe quoi avant le départ, et alla ensuite rejoindre Makarine et Gvostikow, en laissant là Anatole, qui, étendu sur le divan de son cabinet, souriait amoureusement dans le vague et murmurait des paroles sans suite.

«Viens donc prendre quelque chose! lui cria-t-il de loin.

—Je n'ai besoin de rien, répondit Anatole.

—Viens, Balaga est arrivé!»

Anatole se leva et entra dans la salle à manger. Balaga était un cocher de troïka, très réputé dans son métier, et qui leur avait constamment fourni des chevaux. Depuis six ans qu'il connaissait les deux amis, que de fois ne l'avait-il pas mené au petit jour de Tver à Moscou et ramené de Moscou à Tver la nuit suivante, lorsque Anatole y était en garnison! Que de fois ne les avait-il pas conduits en nombreuse compagnie de bohémiennes et de petites dames! Combien n'avait-il pas crevé à leur service de chevaux de prix, et écrasé de passants et d'izvotchiks? Ses maîtres, comme il les appelait, le délivraient toujours des griffes de la police; parfois, il est vrai, ils le rossaient, et ils l'oubliaient des nuits entières à la porte pendant leurs orgies; mais, en revanche, parfois aussi ils lui versaient à flots du champagne et du madère, son vin favori. Il était dans leurs secrets et connaissait sur leur compte bien des histoires qui eussent valu la Sibérie à tout autre qu'eux.... Aussi, que de milliers de roubles lui avaient passé par les mains? Il les aimait à sa façon; il aimait surtout avec frénésie cette course vertigineuse de dix-huit verstes à l'heure. Il aimait à culbuter les izvotchiks, à acculer les piétons dans le fossé, à lancer un coup de fouet en passant à un paysan qui se rejetait de côté plus mort que vif, à parcourir avec une vitesse extravagante les rues enchevêtrées de Moscou, et enfin à s'entendre talonner par les cris sauvages de leurs voix enrouées et avinées: «Oui, se disait-il avec orgueil, ce sont là de véritables seigneurs!»

Anatole et Dologhow, de leur côté, faisaient grand cas de son talent de cocher, et ils l'aimaient par conformité de goûts. Balaga marchandait toujours avec tout le monde, prenait vingt-cinq roubles pour une promenade de deux heures, ne daignait que rarement conduire lui-même, et se faisait le plus souvent remplacer par ses aides. Mais avec ses «maîtres» il y allait de sa personne, et sans fixer de prix. Seulement, lorsqu'il apprenait par le valet de chambre que l'argent affluait à la maison, il venait chez eux plusieurs fois par mois le matin, et, après les avoir salués jusqu'à terre, les suppliait de le tirer d'embarras en lui avançant un ou deux milliers de roubles, jusqu'à ce qu'un beau jour on eût fait droit à sa requête.

Il avait vingt-sept ans: de petite taille, les cheveux roux, la figure rouge, le cou gros, le nez camus, des yeux brillants, une barbiche au menton, il portait un caftan en drap gros-bleu très fin, doublé de soie, et par-dessus, un vêtement fourré.

Il se signa en entrant, le visage tourné vers l'angle de droite, il tendit ensuite à Dologhow sa main hâlée:

«Salut à Fédor Ivanovitch, lui dit-il.

—Bonjour, mon ami.

—Salut à Votre Excellence, ajouta-t-il en s'adressant à Anatole et en lui tendant aussi la main.

—Écoute, Balaga, m'aimes-tu?... Je te le demande?—dit ce dernier en lui tapant sur l'épaule.—Eh bien, prouve-le-moi aujourd'hui!... Avec quels chevaux es-tu venu, dis?...

—J'ai fait ce que vous m'avez ordonné: j'ai attelé les vôtres, les furieux!

—C'est bon, et tu n'hésiterais pas à les crever, pourvu qu'ils franchissent la distance en trois heures?

—Mais si je les crève, comment marcherons-nous? répondit Balaga en souriant de son mot.

—Je te casserai la mâchoire, tu entends... pas de plaisanteries! s'écria Anatole en roulant de gros yeux.

—Pourquoi ne pas plaisanter? On dirait vraiment que je suis homme à me ménager pour «mes maîtres»... On les lancera à fond de train, voilà tout!

—Vrai? dit Anatole, alors assieds-toi!

—Assieds-toi donc, répéta Dologhow.

—Je resterai debout, Fédor Ivanovitch.

—Assieds-toi, et pas de bêtises,» reprit Anatole en lui versant un grand verre de madère. Les yeux de Balaga brillèrent à la vue de son vin bien-aimé. Après l'avoir d'abord refusé par politesse, il finit par l'avaler d'un seul coup et s'essuya la bouche avec le mouchoir de soie rouge chiffonné qu'il portait toujours dans le fond de son bonnet fourré.

«Quand partons-nous, Excellence?

—Mais...,—Anatole regarda à sa montre—tout à l'heure! Fais attention, Balaga, au moins pas de retard!

—Tout dépendra du départ, petit père; s'il se fait heureusement, alors.... Ne vous ai-je pas mené une fois, en sept heures, de Tver ici? Tu ne l'as pas oublié, Excellence?

—Figure-toi, dit Anatole en se souvenant avec bonheur de cette course, et en se tournant vers Makarine, qui le regardait avec une tendre vénération.... Figure-toi qu'il m'a mené, un jour de Noël, de Tver ici avec une telle vitesse, que la respiration nous manquait... nous ne courions pas, je te le jure, nous volions... et ne voilà-t-il pas que nous tombons sur une file de chariots et que nous sautons par-dessus les deux derniers!

—Mais aussi quels chevaux! J'avais attelé ensemble deux jeunes timoniers avec l'alezan clair, et, ma parole, Fédor Ivanovitch, poursuivit Balaga, ces fous furieux ont volé pendant soixante verstes à travers les airs. Pas moyen de les retenir, mes doigts se raidissaient de froid.... Je jette les rênes.... Tiens-toi bien, Excellence, que je crie, et je culbute dans le traîneau!... Il n'y avait plus qu'à les laisser faire et à nous cramponner de notre mieux..., et nous volâmes ainsi trois heures durant. Le cheval de volée de gauche seul en est crevé!»

XVII

Anatole sortit un moment, et revint bientôt, vêtu d'une petite pelisse retenue à la taille par une ceinture en cuir avec des ornements en argent, et coiffé d'un bonnet garni de zibeline, posé de côté d'un air crâne, qui seyait à merveille à sa belle figure. Il se regarda dans la glace, se retourna et saisit un verre rempli de vin:

«Eh bien, mon cher Dologhow! adieu, et merci pour tout ce que tu as fait; adieu, vous aussi, mes chers compagnons de jeunesse, adieu!»

Anatole savait fort bien qu'ils se disposaient tous à l'accompagner, mais il tenait à rendre cette scène attendrissante et solennelle. Il parlait haut, lentement, la poitrine tendue avant, et se balançait sur une jambe:

«Prenez des verres, toi aussi, Balaga.... Oui, compagnons de ma jeunesse, nous avons vécu, nous nous sommes amusés, nous avons fait des folies ensemble; et maintenant, quand nous reverrons-nous? Je vais à l'étranger. Adieu, mes enfants... À votre santé, hourra!...» Et, avalant d'un trait le contenu de son verre, il le jeta à terre, où il se brisa en mille morceaux.

«À votre santé!» dit Balaga en vidant le sien à son tour et en essuyant sa barbiche avec son mouchoir.

Makarine, les larmes aux yeux, embrassait Anatole:

«Ah! prince, quel chagrin de nous séparer, murmurait-il, quel chagrin!

—En route, en route! s'écria Anatole.... Un moment! ajouta-t-il en voyant Balaga se diriger vers la sortie: fermez bien les portes, et asseyons-nous[17].» On les ferma et l'on s'assit.... «Voilà qui est fait, et maintenant, mes enfants, en route!» répéta-t-il en se levant.

Joseph, le domestique, lui présenta sa sacoche et son sabre, et tous passèrent dans le vestibule.

«Où est la pelisse? demanda Dologhow. Hé, Ignatka! va demander à Matrena Matféïevna la pelisse de zibeline; entre nous, je crains qu'elle ne l'emporte, ajouta-t-il plus bas.... Tu verras, elle va accourir plus morte que vive sans rien mettre sur ses épaules, et, si tu t'attardes, il y aura des pleurs, papa et maman feront leur apparition...: aussi, prends bien vite la fourrure et fais-la mettre dans le traîneau.»

Le domestique revint avec une pelisse doublée de renard ordinaire.

«Imbécile! je t'ai dit celle de zibeline! Hé, Matrëchka,» s'écria-t-il avec tant de force, que sa voix retentit jusqu'au fond de l'appartement.

Une jolie bohémienne, maigre et pâle, avec des yeux d'un noir de jais, des cheveux bouclés à reflets aile de corbeau, enveloppée d'un châle rouge, se précipita dans l'antichambre en apportant la fourrure de zibeline.

«Eh bien, quoi! la voici, prenez-la, je ne la regrette pas,» dit-elle d'un ton plaintif, en contradiction avec ses paroles; elle était intimidée à la vue de son maître.

Dologhow lui jeta sur les épaules la pelisse de renard et l'en enveloppa:

«Comme cela d'abord, dit-il en relevant le collet, et comme cela ensuite, ajouta-t-il en le faisant retomber sur sa tête, de façon à ne laisser qu'un peu de sa figure à découvert... et enfin comme cela!...» Et il poussa vers elle Anatole, qui lui appliqua un baiser sur les lèvres.

«Adieu, Matrëchka, c'est fini de mes folies ici! ma petite colombe, adieu, et souhaite-moi bonne chance!

—Que le bon Dieu vous donne du bonheur, beaucoup de bonheur,» répondit-elle avec son accent bohémien.

Deux troïkas, tenues par deux jeunes cochers, stationnaient devant la maison: Balaga monta dans le premier traîneau, leva haut les bras, et se mit, sans se hâter, à rassembler les rênes. Anatole et Dologhow s'assirent derrière lui. Makarine, Gvostikow et le domestique prirent place dans le second.

«Est-ce prêt? demanda Balaga.... Laissez aller!» cria-t-il en enroulant les rênes autour de sa main, et les troïkas partirent, en les emportant à fond de train le long du boulevard Nikitski.

«Hé, gare, gare!» criaient les cochers à pleins poumons. Sur la place Arbatskaïa, une des troïkas accrocha une voiture: il y eut un craquement suivi d'un cri, mais elle continua sa course effrénée, jusqu'au moment où Balaga, d'un vigoureux coup de poignet, arrêta tout court les chevaux, au carrefour des Vieilles-Écuries.

Anatole et Dologhow mirent pied à terre sur le trottoir et s'approchèrent d'une grande porte cochère. Ce dernier siffla, on lui répondit, et une fille de service accourut à sa rencontre.

«Entrez par ici, dans la cour, autrement on vous verra; elle va venir!» lui dit-elle. Dologhow s'arrêta devant la porte cochère, pendant qu'Anatole, suivant la fille, tournait l'angle de la maison; il venait de franchir les quelques marches du perron, lorsque le grand laquais de Marie Dmitrievna se dressa tout à coup devant lui.

«Ma maîtresse vous attend, lui dit-il de sa voix de basse.

—Qui? ta maîtresse?... Que me veux-tu? murmura Anatole haletant.

—Venez, elle m'a donné l'ordre de vous amener près d'elle.

—Kouraguine, filons!... nous sommes trahis!» lui cria Dologhow, qui luttait corps à corps avec le dvornik, pendant que celui-ci s'efforçait de fermer la petite porte. Se dégageant enfin de son étreinte, et saisissant le bras d'Anatole, qui revenait à lui en courant, il l'entraîna au dehors, et s'élança avec lui dans la direction de leurs traîneaux.

XVIII

Marie Dmitrievna avait surpris dans le corridor la pauvre Sonia tout en larmes, l'avait confessée, et était allée aussitôt trouver Natacha en tenant à la main la réponse qu'elle avait adressée à Anatole, et qu'elle venait d'intercepter:

«Vilaine créature!... créature sans vergogne! pas un mot, je ne veux rien entendre!...» Et, repoussant Natacha, qui suivait d'un oeil sec tous ses mouvements, elle prit la clef et l'enferma à double tour. Appelant ensuite le dvornik, elle lui ordonna de laisser entrer dans la cour les personnes qui se présenteraient dans la soirée, de fermer derrière elles les issues, et de les lui amener au salon.

Lorsque Gavrilo vint lui annoncer qu'ils s'étaient enfuis, elle se leva, les sourcils froncés, et se mit à arpenter la chambre, les mains croisées derrière le dos, et réfléchissant à ce qui lui restait à faire. Vers minuit, tirant la clef de sa poche, elle retourna auprès de Natacha; Sonia sanglotait à la même place:

«Marie Dmitrievna, de grâce, laissez-moi entrer chez elle!»

Mais Marie Dmitrievna ouvrit la porte sans lui répondre et entra d'un pas résolu.

Sonia la suivit.

«C'est laid, c'est mal, se conduire ainsi sous mon toit, mais j'aurai pitié de son père, et je ne dirai rien,» se disait-elle en s'approchant de Natacha, qui était couchée sur le canapé, comme elle l'avait laissée. Natacha ne se retourna pas: ses sanglots étouffés trahissaient seuls l'émotion qui secouait tout son être.

«C'est bien, c'est joli! dit Marie Dmitrievna, donner des rendez-vous à son amant dans ma maison!... Tu t'es couverte de honte comme la dernière des filles, et si je m'écoutais..., mais je veux ménager ton père, je ne lui en dirai pas un mot! Heureusement pour lui qu'il s'est enfui, mais je saurai le découvrir! ajouta-t-elle d'une voix dure... tu m'entends?...» Et, s'asseyant à côté de Natacha, elle passa sa large main sous la tête de la jeune fille, et la força à se retourner de son côté. Sonia et Marie Dmitrievna furent saisies à la vue de son visage: ses yeux étaient secs et brillants, ses lèvres serrées, ses joues creuses.

«Laissez-moi, tout m'est égal, je mourrai!...» Et, se dégageant avec une violence sauvage, elle reprit sa première position.

«Nathalie, poursuivit Marie Dmitrievna, je te veux du bien; reste couchée, reste ainsi, si cela te plaît: je ne te toucherai pas, mais écoute...: je ne te redirai pas à quel point je te trouve coupable, tu le sais, mais que dirai-je à ton père, qui sera ici demain?»

Natacha ne répondit que par un sanglot.

«Il l'apprendra, bien sûr, ainsi que ton frère et ton fiancé!

—Je n'ai plus de fiancé, je l'ai refusé! s'écria Natacha avec colère.

—Peu importe! reprit Marie Dmitrievna. Que diront-ils, eux? Je connais ton père... il est capable de le provoquer! Et alors qu'arrivera-t-il?

—Laissez-moi, laissez-moi! Pourquoi avez-vous tout dérangé, pourquoi? Qui vous en avait priée?» Et Natacha, élevant la voix, se souleva en jetant un regard farouche à Marie Dmitrievna.

«Mais où donc en voulais-tu venir? répliqua celle-ci, qui ne se contenait plus.... T'enfermait-on à triple tour? Qui l'empêchait, lui, de te voir chez moi? Pourquoi t'enlever comme une bohémienne? Tu crois donc qu'on ne t'aurait pas rattrapée?... Quant à lui, c'est un vaurien, un scélérat!

—Il vaut mieux que vous tous! Si vous ne m'aviez pas empêchée.... Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi tout cela? Allez-vous-en, allez-vous-en!» Et elle pleurait avec ce désespoir sans bornes auquel s'abandonnent ceux qui sentent qu'ils sont eux-mêmes la cause de leur malheur.

Marie Dmitrievna essaya de la calmer, mais Natacha, se redressant tout à coup et retombant sur le canapé, s'écria: «Sortez, sortez, vous me méprisez, vous me détestez!»

Marie Dmitrievna tint bon, et continua à la sermonner et à lui répéter combien il était urgent de cacher ce déplorable scandale à son père, et que personne n'en saurait rien si elle consentait à ne pas se trahir. Natacha ne disait mot, ses larmes cessèrent, et le frisson et le tremblement de la fièvre s'emparèrent d'elle. Marie Dmitrievna lui glissa un oreiller sous la tête, la couvrit de deux couvertures bien chaudes, et la quitta, persuadée qu'elle finirait par s'endormir. Mais le sommeil ne lui vint pas: ses yeux restèrent grands ouverts et fixes, son visage conserva une pâleur mate, elle ne versa plus une larme, et Sonia, qui s'approcha d'elle à plusieurs reprises pendant cette longue nuit, ne put en tirer un seul mot.

Le comte revint le lendemain pour l'heure du déjeuner. Il était de très belle humeur: sa vente ayant été heureusement terminée, rien ne le retenait plus à Moscou, et il avait hâte d'aller retrouver la comtesse, qui lui manquait. Marie Dmitrievna lui annonça que, sa fille s'étant trouvée sérieusement malade la veille, elle avait fait venir un médecin, et que d'ailleurs elle allait maintenant beaucoup mieux. Natacha gardait la chambre: assise à la croisée, les lèvres serrées, les yeux secs et fiévreux, elle suivait des yeux, avec une curiosité inquiète, les voitures et les piétons, et se retournait vivement chaque fois quelqu'un entrait chez elle. Elle attendait évidemment des nouvelles d'Anatole, elle espérait le voir arriver ou en recevoir un mot!

Le bruit des pas de son père la fit tressaillir, mais, à sa vue, l'expression de sa figure, un moment émue, redevint froide et irritée: elle ne se leva même pas.

«Qu'as-tu, mon ange, tu es malade? lui dit-il.

—Oui,» répondit-elle après quelques instants de silence. Ses questions furent pleines de sollicitude, et il lui demanda si son abattement n'avait pas pour cause quelque pénible différend survenu entre elle et son fiancé: elle le rassura, et le pria de ne pas s'en préoccuper. Marie Dmitrievna lui confirma ces assurances. Cependant le comte ne fut dupe, ni de la prétendue maladie de sa fille, ni du changement qui s'était opéré en elle, ni du trouble des visages de Marie Dmitrievna et de Sonia: il devina qu'un grave événement avait dû se passer en son absence, mais la crainte d'apprendre qu'il n'était pas à l'honneur de sa fille, et de compromettre son insouciante gaieté, l'empêcha de questionner; il se rassura, se persuada qu'il n'y avait là rien d'important, et se borna à regretter qu'une raison de santé retardât de quelques jours leur départ pour la campagne.

XIX

Pierre, depuis l'arrivée de sa femme à Moscou, projetait de s'en absenter afin de ne pas rester plus longtemps sous le même toit qu'elle; la vive impression que Natacha avait produite sur lui, dans ces derniers temps, contribua également à précipiter l'exécution de son projet. Il alla à Tver rendre visite à la veuve de Bazdéïew, qui lui avait promis de lui donner certains mémoires du défunt.

On lui remit à son retour une lettre de Marie Dmitrievna, qui l'invitait à passer chez elle au plus tôt pour se concerter sur un sujet des plus graves qui concernait Bolkonsky et Natacha. Pierre avait évité depuis quelque temps de se trouver avec Natacha, vers laquelle il se sentait entraîné par un sentiment plus violent que ne le comportait sa double qualité d'homme marié et d'ami de son fiancé; mais, en dépit de ses résolutions, il plaisait, à ce qu'il paraît, au hasard de les réunir: «Que s'est-il donc passé? Qu'ai-je à y voir? pensait-il en s'habillant. Pourvu qu'André arrive et que le mariage se fasse!»

Au moment où il traversait un des boulevards, quelqu'un l'interpella:

«Pierre! Depuis quand es-tu donc de retour?»

Pierre se retourna. Une paire de magnifiques trotteurs gris, attelés à un traîneau de maître, emportaient dans une direction contraire, au milieu d'un nuage de neige, Anatole et son éternel compagnon Makarine. Le premier, dont le visage frais et coloré était à moitié caché par son collet de castor, se tenait droit et cambré dans la pose classique des élégants, et son tricorne à panache blanc, mis de côté sur sa tête légèrement inclinée en avant, laissait à découvert ses cheveux frisés et pommadés, que la fine poussière de la neige couvrait d'un reflet d'argent.

«Dieu me pardonne, voilà le vrai sage, se dit Pierre: il ne voit rien au delà du plaisir présent; rien ne l'inquiète, aussi est-il toujours gai et dispos! Que ne donnerais-je pour être comme lui?»

Le laquais de Marie Dmitrievna lui annonça, en l'aidant à se débarrasser de sa pelisse, que sa maîtresse l'attendait dans sa chambre à coucher.

En arrivant dans la salle, il aperçut Natacha assise près de la fenêtre. Une expression de dureté inusitée était répandue sur ses traits pâles et défaits. Quand elle le vit entrer, elle se leva en fronçant les sourcils, et sortit sans se départir de sa réserve.

«Qu'y a-t-il demanda Pierre en entrant chez Marie Dmitrievna.

—Ah! il se passe de jolies choses! lui répondit-elle. Voilà cinquante-huit ans que je suis de ce monde et je n'avais pas encore vu pareille honte!» Après avoir fait promettre à Pierre de garder le secret, elle lui raconta que Natacha avait rendu sa parole à son fiancé sans en prévenir ses parents, qu'une folle passion pour Kouraguine en était la cause, que sa femme y avait donné les mains et s'était plue à faciliter leurs entrevues, et qu'enfin, perdant la tête, Natacha, pendant l'absence du vieux comte, avait consenti à fuir avec Anatole, afin de se marier clandestinement avec lui.»

Pierre écoutait bouche béante, et n'en croyait pas ses oreilles! Comment était-il possible que Natacha, cette charmante enfant si passionnément aimée de Bolkonsky, se fût éprise d'un imbécile comme cet Anatole, que lui, Pierre, savait être marié, et cela au point de rompre avec son fiancé et de se laisser enlever! Il ne pouvait ni le comprendre ni l'admettre.

La sympathique figure de Natacha ne s'alliait pas dans son esprit avec autant d'abjection, de cruauté et de sottise: «Elles sont toutes les mêmes, se dit-il en pensant à sa femme; je ne suis donc pas le seul qui se soit attaché à une vilaine créature!...» Et son coeur saignait pour son ami: «Quel coup, grand Dieu, porté à son orgueil!» Plus il le plaignait, plus il sentait grandir en lui son mépris et son aversion pour Natacha, qui tout à l'heure avait passé devant lui en se drapant dans une dignité glaciale.... Il ne se doutait pas, hélas! que, sous ce masque de froideur hautaine, l'âme de la malheureuse enfant débordait de désespoir, de honte et d'humiliation!

«L'épouser?... mais c'est impossible, il est marié!

—Marié! s'écria Marie Dmitrievna. De mieux en mieux!... Misérable! scélérat! Elle qui l'attend, qui l'espère!... Cette fois du moins elle ne l'attendra plus, je me charge de tout lui dire!»

Pierre la mit au courant de tous les détails de cette mystérieuse histoire, et Marie Dmitrievna, après avoir exhalé sa colère dans une bordée d'injures, le pria d'obtenir de son beau-frère qu'il s'éloignât de Moscou; elle craignait de voir le comte ou le prince André, qui était sur le point d'arriver, le provoquer en duel, en apprenant sa conduite, et, avant tout, elle tenait absolument à la leur cacher à tous deux. Pierre, qui ne s'était pas encore rendu complètement compte des conséquences possibles de ce scandale, lui promit d'agir dans ce sens.

«Pas un mot au comte, tu entends, sois sur tes gardes si tu le vois, et moi je vais lui parler, à elle. Veux-tu rester à dîner?»

Le comte entra peu après au salon avec un air chagrin et troublé: sa fille venait en effet de lui avouer sa rupture avec Bolkonsky:

«Un vrai malheur, mon cher, lorsque ces fillettes sont abandonnées à elles-mêmes, et que leur mère n'est pas là! Je regrette beaucoup, je vous l'avoue, d'être venu ici.... Savez-vous ce qu'elle a fait? Je vais être franc avec vous: elle a rompu avec André, sans prendre conseil de personne. Ce mariage ne m'a jamais fort convenu, il est vrai, quoique le prince soit assurément très bien; mais l'épouser en dépit de son père, cela me semblait de mauvais augure pour eux, et Natacha trouvera des partis à revendre. Ce qui me contrarie surtout dans tout cela, c'est que leur engagement durait déjà depuis plusieurs mois, et qu'on ne fait pas une démarche aussi décisive sans en prévenir son père et sa mère.... Aussi, la voilà malade! Dieu sait ce qu'elle a! Oui, cher comte, tout va de travers quand la mère n'est pas là.» Pierre, le voyant si accablé, essaya de changer le sujet de la conversation, mais l'autre y revenait obstinément.

«Natacha est un peu souffrante,» dit Sonia, qui entrait à ce moment; alors, s'adressant à Pierre avec une émotion contenue, elle ajouta: «elle désire vous voir: elle est dans sa chambre, Marie Dmitrievna y est aussi, et elle vous prie d'y passer.

—C'est ça, elle sait que vous êtes lié avec Bolkonsky, et elle tient sûrement à vous charger d'un message, dit le comte:—Mon Dieu, mon Dieu, tout allait si bien; faut-il que...» Et il sortit en pressant de ses mains les rares mèches de cheveux gris qui flottaient sur son front.

Marie Dmitrievna avait appris à Natacha que Kouraguine était marié. Natacha avait refusé de la croire et insistait pour entendre la vérité de la bouche même de Pierre. Elle était pâle et comme pétrifiée; son regard interrogateur se fixa sur lui à son entrée, avec un éclat fiévreux. Sans même le saluer d'un signe de tête, elle ne le quittait pas des yeux, comme si elle cherchait à deviner en lui un ami ou un ennemi de plus pour Anatole, car la personnalité de Pierre n'existait pas évidemment pour elle en ce moment.

«Il sait tout! dit Marie Dmitrievna; qu'il parle donc et tu verras si j'ai dit vrai.»

Natacha, semblable au gibier traqué qui voit venir sur lui les chasseurs et les chiens, portait de l'un à l'autre ses regards égarés.

«Natalia Ilinischna, dit Pierre en baissant les yeux, car il se sentait pris d'une profonde pitié pour elle et d'un invincible dégoût pour la mission qui lui était dévolue,—vrai ou faux, peu importe, car....

—C'est donc faux, il n'est pas marié!

—Non, c'est vrai, il est marié!

—Et marié depuis longtemps? Donnez-m'en votre parole d'honneur.»

Pierre la lui donna.

«Est-il encore ici? demanda-t-elle d'une voix saccadée.

—Oui, je viens de l'apercevoir.»

Elle ne put en dire davantage: d'un geste de la main elle les supplia de la laisser seule, ses forces l'abandonnaient.

XX

Pierre ne resta pas à dîner, et s'en alla, dès qu'il eut quitté Natacha, à la recherche de Kouraguine, dont le nom seul faisait affluer tout son sang à son coeur avec une telle violence qu'il en perdait la respiration. Il le chercha partout, aux montagnes de glace et chez les bohémiens, et se rendit enfin au club, où tout marchait comme d'habitude: les membres se réunissaient pour dîner et causaient entre eux des nouvelles du jour; le domestique de service, qui était au courant de ses habitudes, lui annonça que son couvert était mis dans la petite salle à manger, que le prince Michel Zakharovitch lisait dans la bibliothèque, mais que Paul Timoféitch n'était pas encore là; une de ses connaissances, qui parlait de la pluie et du beau temps, s'interrompit pour lui demander s'il était vrai, comme on le racontait en ville, que Kouraguine eût enlevé Mlle Rostow. Pierre répondit en riant que c'était une pure invention, car il sortait à l'instant de chez les Rostow. Il s'enquit, à son tour, d'Anatole. On lui répondit qu'on ne l'avait pas encore vu, mais qu'on l'attendait. Il regardait curieusement cette foule indifférente et tranquille, qui se doutait si peu de ce qui se passait dans son âme, et il se mit à se promener dans les salons, jusqu'au moment où le dîner fut servi. Ne voyant pas venir Anatole, il retourna chez lui.

Anatole était resté à dîner chez Dologhow, avec lequel il avait à causer sur le moyen de reprendre l'entreprise manquée et de revoir Natacha. De là il se rendit chez sa soeur pour lui demander de lui ménager encore un rendez-vous. Lorsque Pierre revint enfin à la maison après ses infructueuses recherches, son valet de chambre lui apprit que le prince Anatole était chez la comtesse, où il y avait beaucoup de monde.

Sans s'approcher de sa femme, qu'il n'avait pas encore vue depuis son retour et qui dans ce moment lui inspirait la répulsion la plus profonde, il marcha droit sur Anatole.

«Ah! Pierre, lui dit la comtesse, sais-tu la situation de notre pauvre Anatole?...» Elle s'arrêta court, car le visage de son mari, ses yeux brillants et sa démarche décidée laissaient entrevoir la même colère et la même violence qu'elle avait éprouvées à ses dépens à la suite de son duel avec Dologhow.

«Le mal et la dépravation sont toujours à vos côtés, lui dit-il en passant.—Venez, Anatole, j'ai à vous parler.»

Le frère jeta un regard à sa soeur, et se leva sans mot dire; son beau-frère le prit par le bras, et l'entraîna hors du salon.

«Si vous vous permettez chez moi...» lui murmura Hélène à l'oreille, mais Pierre ne daigna pas lui répondre. Bien qu'Anatole le suivît avec sa désinvolture habituelle, sa figure trahissait néanmoins une certaine inquiétude.

Entré dans son cabinet, Pierre en referma la porte, et, se retournant vers lui, le regarda en face:

«Vous vous êtes engagé à épouser la comtesse Rostow?... Vous vouliez donc l'enlever?

—Mon très cher, reprit Anatole en français, il ne me plaît pas de répondre à des questions posées sur ce ton.»

La figure déjà blême de Pierre se décomposa de fureur: empoignant son beau-frère de sa puissante main par le collet de son uniforme, il le secoua dans tous les sens, jusqu'à ce qu'une terreur indicible se peignît sur les traits de ce dernier:

«Quand je vous dis qu'il faut que je vous parle? poursuivit Pierre.

—Mais voyons, est-ce bête tout cela! dit Anatole une fois délivré de son étreinte, et tâtant son collet, qui avait perdu un bouton dans la lutte.

—Vous êtes un misérable, un scélérat!... et je ne sais ce qui m'empêche de vous aplatir le crâne avec cela!» s'écria Pierre avec une violence qu'accentuaient encore les mots français qu'il employait, et en le menaçant d'un lourd presse-papiers, qu'il remit aussitôt sur son bureau. «Avez-vous promis mariage?... Parlez!

—Je... je... ne crois pas.... Du reste, je n'aurais pu le promettre....

—Avez-vous de ses lettres, en avez-vous?» s'écria Pierre en l'interrompant et en se rapprochant de lui.

Anatole le regarda, plongea vivement sa main dans sa poche et en retira un portefeuille.

Pierre saisit la lettre qu'il lui tendit, et, le poussant avec force de côté, se laissa tomber sur le divan:

«Je ne vous toucherai pas, ne craignez rien,» ajouta-t-il en répondant à un geste terrifié d'Anatole. «Les lettres d'abord! continua Pierre avec une nouvelle insistance.... Ensuite vous quitterez Moscou demain même!

—Mais comment pourrais-je...?

—Troisièmement, vous ne direz jamais un mot, une syllabe de ce qui s'est passé entre vous et la comtesse: je n'ai pas sans doute le moyen de vous y contraindre, mais si vous avez conservé un reste d'honnêteté, vous...»

Il se leva et fit quelques pas en silence. Anatole, assis à une table, se mordait les lèvres et fronçait les sourcils.

«Vous devez pourtant comprendre qu'en dehors de vos plaisirs il y a le bonheur et le repos d'autrui, et que, pour vous amuser, vous ruinez toute une existence. Amusez-vous avec des femmes comme la mienne, si cela vous plaît: celles-là, du moins, savent ce qu'on attend d'elles, et avec elles vous êtes dans votre droit: elles ont, pour se défendre, les mêmes armes que vous, l'expérience que donne la corruption! Mais promettre le mariage à une jeune fille, la tromper, lui voler son honneur...! Comment ne voyez-vous pas que c'est aussi lâche que de frapper un vieillard ou un enfant!...» Pierre se tut et regarda sans colère Anatole d'un air interrogateur.

«Ma foi, je n'en sais rien, répliqua Anatole qui retrouvait son aplomb à mesure que Pierre se calmait. Je n'en sais rien et n'en veux rien savoir, mais vous m'avez dit des choses que, comme homme d'honneur, je ne saurais ni entendre ni ne laisser dire.»

Pierre le regarda stupéfait, et se demanda où il voulait en venir.

«Bien que vous me les ayez dites en tête-à-tête, je ne puis pas les....

—Vous me demandez satisfaction? dit Pierre avec ironie.

—Vous pouvez au moins rétracter vos paroles... si vous tenez à ce que j'agisse comme vous le désirez.... Hein?

—Je les rétracte, je le les rétracte, et vous prie de m'excuser, murmura Pierre en regardant involontairement le trou qu'avait lissé après lui le bouton qu'il avait arraché. Et je puis même vus offrir de l'argent pour faire la route, s'il vous en faut?»

Anatole sourit; ce sourire banal et servile, si habituel à Hélène, l'exaspéra:

«Oh! race infâme et sans coeur!» s'écria-t-il en quittant la chambre.

Le lendemain matin, Anatole était parti pour Pétersbourg.

XXI

Pierre se rendit chez Marie Dmitrievna et lui annonça qu'il s'était conformé en tous points à sa volonté, et que Kouraguine n'était plus à Moscou. Il trouva toute la maison bouleversée et consternée. Natacha était très gravement malade, et Marie Dmitrievna lui confia, sous le sceau du plus grand secret, que dans la nuit qui avait suivi la révélation du mariage d'Anatole, elle s'était empoisonnée avec de l'arsenic qu'elle s'était procuré en cachette. Après en avoir avalé une petite dose, la terreur s'était emparée d'elle, et, réveillant Sonia, elle lui avait avoué ce qu'elle venait de faire. Comme on avait employé à temps les moyens les plus énergiques, tout danger était maintenant conjuré; mais, comme son état de faiblesse s'opposait à un prochain départ, on avait prévenu la comtesse, et on l'attendait bientôt. Pierre rencontra le comte, effaré, abattu, et Sonia qui pleurait à chaudes larmes. Natacha était invisible.

Il dîna ce jour-là au club: chacun y parlait de l'enlèvement manqué, mais il persista à le nier avec opiniâtreté; il se disait qu'il était de son devoir d'étouffer cette triste affaire, et de sauver la réputation de Natacha, et il assurait à qui voulait l'entendre qu'elle avait tout simplement refusé la main de son beau-frère.

Le retour du prince André lui inspirait une vive crainte.

Les bruits de la ville étant parvenus aux oreilles du vieux prince, grâce à Mlle Bourrienne, il avait exigé qu'on lui montrât la lettre de refus envoyée par Natacha à la princesse Marie. Cette lecture l'avait mis de belle humeur, et il attendait son fils avec une joyeuse impatience.

Peu de jours après le départ d'Anatole, Pierre reçut enfin un mot du prince André, qui le priait de passer chez lui.

Il était arrivé la veille au soir, et son père, lui remettant aussitôt le billet de Natacha, que Mlle Bourrienne avait traîtreusement enlevé à la princesse Marie, s'était plu à lui conter l'enlèvement de sa fiancée, en y ajoutant force détails de son invention.

Pierre, qui s'attendait à le trouver dans un état semblable à celui de Natacha, fut frappé de surprise, en entrant dans le salon, de l'entendre parler très haut et avec vivacité, dans la pièce voisine, d'une récente intrigue dont Spéransky avait été la victime. La princesse Marie vint à sa rencontre en soupirant; indiquant du regard le cabinet de son frère, elle essayait de témoigner de la sympathie à sa douleur, mais Pierre lut sans peine sur sa figure la satisfaction que lui causait cette rupture, et l'effet qu'avait produit sur elle la trahison de Natacha.

«Il assure qu'il s'y attendait, dit-elle.... Sans doute sa fierté l'empêche de dire tout ce qu'il pense, mais, quoi qu'il en soit, il se soumet avec beaucoup plus de philosophie que je ne m'y attendais.

—Est-ce que vraiment la rupture est complète?» demanda Pierre.

La princesse Marie le regarda, étonnée: elle ne comprenait pas qu'on pût encore en douter. Pierre passa dans le cabinet; son ami, en habit civil, debout en face de son père et du prince Mestchersky, discutait et gesticulait avec chaleur. Sa santé, on le voyait, s'était tout à fait rétablie, mais une nouvelle ride se creusait entre ses sourcils. Il parlait de Spéransky, de son exil imprévu, de sa prétendue trahison, dont le bruit venait seulement de parvenir à Moscou.

«Tous ceux qui, il y a un mois, le portaient aux nues, disait le prince André, ceux-là même qui étaient incapables d'apprécier ses desseins, l'accusent et le condamnent aujourd'hui! Rien n'est facile comme de juger un homme en disgrâce et de le rendre responsable des fautes qu'un autre a commises; quant à moi, je soutiens que, s'il a été fait quelque bien sous ce règne, c'est à lui seul qu'on le doit.» Il s'interrompit à la vue de Pierre: un tressaillement nerveux passa sur son visage, et une violente irritation se peignit sur ses traits: «La postérité lui rendra justice!» ajouta-t-il.

«Ah! te voilà! continua-t-il en se tournant vers Pierre, tu vas bien?... Il me semble que tu as encore engraissé!» Et il reprit avec vivacité la discussion entamée, pendant que la ride de son front s'accentuait de plus en plus.

«Oui, je vais bien,» répondit-il à une question de Pierre, d'un air qui semblait dire: «Je me porte bien, mais qu'importe ma santé, qui intéresse-t-elle?» Après avoir échangé quelques mots avec lui sur le mauvais état des routes depuis la frontière de Pologne, sur les personnes qu'il avait vues et qui connaissaient Pierre, sur le gouverneur suisse, M. Dessalles, qu'il avait ramené pour son fils, il se mêla de nouveau, avec une vivacité toujours croissante, à la conversation qui se continuait entre les deux vieillards.

«S'il y avait eu trahison, on aurait des preuves de ses relations secrètes avec Napoléon, et ces preuves seraient livrées à la publicité! Personnellement, poursuivit-il, je n'ai jamais aimé Spéransky, mais j'aime la justice!» Pierre devina que son ami éprouvait impérieusement le besoin, comme il l'avait si souvent éprouvé lui-même, de s'échauffer, et de disputer sur un sujet quelconque, afin d'oublier, si c'était possible, et de chasser loin de lui des pensées par trop accablantes.

Le prince Mestchersky ne tarda pas à les quitter, et le prince André, prenant le bras de Pierre, l'emmena dans sa chambre. Un lit de camp venait d'y être déballé, et des caisses, des malles ouvertes gisaient tout autour. S'approchant de l'une d'elles, il en retira une cassette, et y prit un paquet soigneusement enveloppé. Il garda le silence, et ses mouvements étaient brusques et saccadés; se relevant avec vivacité, il hésita une seconde, et, tournant vers Pierre un visage sombre:

«Pardon de te déranger...» dit-il à travers ses lèvres serrées. Pierre, pressentant qu'il allait lui parler de Natacha, ne put dissimuler, sur sa bonne et large figure, un sentiment de sympathie et de compassion qui ne fit qu'augmenter la sourde irritation de son ami; André s'efforçait de prendre un ton ferme, mais sa voix sonnait faux: «J'ai essuyé un refus de la part de la comtesse Rostow.... J'ai vaguement entendu parler d'une proposition, ou de quelque chose de semblable, qui lui aurait été faite par ton beau-frère.... Est-ce vrai?

—C'est vrai, et ce n'est pas vrai, répondit Pierre.

—Voici ses lettres et son portrait, poursuivit le prince André en l'interrompant. Rends-les à la comtesse..., si tu la vois.

—Elle est très malade.

—Elle est donc ici?... Et le prince Kouraguine? demanda-t-il vivement.

—Il est parti il y a longtemps: elle a été à toute extrémité!...

—Sa maladie me fait beaucoup de peine...» Et le sourire méchant de son père passa sur ses lèvres serrées: «Monsieur Kouraguine ne l'a donc point honorée de sa main?

—Il ne pouvait l'épouser, étant marié.

—Et puis-je savoir où se trouve à présent Monsieur votre beau-frère?

—Il est allé à Péters... je n'en sais rien au juste.

—Du reste, cela m'est indifférent. Tu diras à la comtesse Rostow qu'elle a toujours été et est encore parfaitement libre, et que je lui souhaite tout le bien possible.»

Pierre prit le paquet de lettres. Le prince André, qui semblait chercher s'il n'avait rien oublié de tout ce qu'il avait à dire, et attendre que Pierre lui fît quelque autre confidence, l'interrogea du regard:

«Écoutez-moi, rappelez-vous notre discussion à Pétersbourg....

—Je me la rappelle; je soutenais qu'il fallait pardonner à la femme tombée, mais je ne suis pas allé jusqu'à dire que je le ferais, le cas échéant.... Je ne le puis pas!

—Le cas n'est pas le même,» répliqua Pierre.

Le prince André, sans le laisser achever, s'écria:

«Oui, aller redemander sa main, être généreux, et ainsi de suite.... C'est très noble certainement, mais je me sens incapable de marcher sur les brisées de «Monsieur» Kouraguine. Si tu tiens à rester mon ami, ne me parle plus jamais d'elle, ni de tout cela!... Et maintenant adieu.... Tu lui remettras ces lettres, n'est-ce pas?»

Pierre le quitta et alla trouver la princesse Marie; elle était en ce moment auprès de son vieux père, qui lui parut plus gai que de coutume. Rien qu'à les voir, il comprit tout de suite de quel mépris et de quelle inimitié ils étaient animés contre les Rostow, et qu'il était impossible de prononcer devant eux le nom de celle qui aurait pu, à tout prendre, trouver facilement un autre parti que le prince André.

Il fut question à table de la guerre qui allait éclater. Le prince André parlait sans discontinuer, se querellant tantôt avec son père, tantôt avec Dessalles, poussé par une excitation fébrile, dont Pierre ne devinait que trop bien la cause.

XXII

Pierre retourna chez les Rostow dans la soirée pour remplir sa mission. Natacha était au lit, le comte au club; il remit les lettres à Sonia, et passa chez Marie Dmitrievna, qui était très désireuse de savoir comment le prince André avait supporté sa déception. Sonia entra un instant après:

«Natacha tient à voir le comte, dit-elle.

—Mais comment le mener chez elle, où tout est en désordre? demanda Marie Dmitrievna.

—Elle s'est levée, et attend le comte au salon,» répliqua Sonia.

Marie Dmitrievna haussa les épaules:

«Quand sa mère arrivera-t-elle? Je suis à bout de forces. Quant à toi, ménage-la, ne lui dis pas tout; elle fait tellement pitié, qu'on n'a pas le coeur de l'accabler.»

Natacha, amaigrie, pâle, mais n'ayant nullement l'air humilié, comme Pierre s'y attendait, le reçut debout au milieu du salon. Elle hésita en le voyant entrer, ne sachant si elle devait avancer ou rester en place.

Il pressa le pas, pensant que, comme toujours, elle allait lui tendre la main, mais elle s'arrêta tout à coup en suffoquant, et laissa retomber ses bras le long de son corps: c'était, sans qu'elle y songeât, sa pose habituelle, lorsque autrefois elle se préparait à chanter au milieu de la salle; mais aujourd'hui, comme l'expression de sa figure était changée!

«Pierre Kirilovitch, lui dit-elle précipitamment, le prince Bolkonsky était votre ami... est votre ami, ajouta-t-elle en se reprenant, car il lui semblait, au milieu de ce chaos, que rien de ce qui avait été n'existait plus. Il m'a dit de m'adresser à vous si...»

Pierre la regardait en silence; jusqu'à ce moment il l'avait, à part lui, accablée de reproches sanglants, il avait même essayé de la mépriser dans le fond de son coeur; mais à présent, à mesure qu'il sentait grandir la compassion qu'elle lui inspirait, ses reproches s'envolaient un à un.

«Il est ici, dites-lui que je le prie de... me pardonner!» Sa voix se brisa, elle était vaincue par l'émotion, mais elle ne pleurait pas.

«Oui, je le lui dirai,» murmura Pierre, ne sachant que lui répondre.

Natacha, effrayée de l'intention qu'il pouvait prêter à ses paroles, reprit vivement:

«Oh! je sais que tout est fini, et que cela ne peut plus se renouer, mais je suis tourmentée du mal que je lui ai fait. Dites-lui qu'il me pardonne, qu'il me pardonne!... ajouta-t-elle en tremblant convulsivement, et en se laissant tomber sur un fauteuil.

—Oui, je lui dirai tout, répondit Pierre avec une profonde émotion, mais j'aurais désiré savoir une chose....

—Laquelle?

—J'aurais voulu savoir si vous avez aimé ce... (il rougit, ne sachant comment qualifier Anatole...) si vous avez aimé ce vilain homme?

—Oh! ne l'appelez pas ainsi! Je ne sais pas... je ne sais plus rien!»

Une pitié, telle qu'il n'en avait jamais ressenti une pareille, un sentiment de profonde et ineffable tendresse, envahit si violemment l'âme de Pierre, que les larmes jaillirent de ses yeux: il les sentait couler sous les verres de ses lunettes, et espérait qu'elle ne les remarquerait pas:

«N'en parlons plus, mon enfant,» lui dit-il en se remettant peu à peu. Natacha fut frappée de la douceur et de la sincérité de sa voix. «N'en parlons plus, mon enfant, répéta-t-il; je lui dirai tout, mais au moins accordez-moi une chose: considérez-moi comme votre ami; si jamais il vous faut un conseil, un appui, ou simplement si vous avez besoin d'épancher votre coeur dans un autre... pas à présent, mais lorsque vous verrez clair au dedans de vous-même, souvenez-vous de moi!...» Et, lui prenant la main, il la baisa. «Je serais heureux de pouvoir vous être utile....

—Ne me parlez pas ainsi, je ne le mérite pas!» s'écria Natacha, en se levant pour s'en aller; mais Pierre la retint: il avait encore quelque chose à lui dire, et lorsqu'il le lui eut dit, il s'étonna de sa hardiesse:

—C'est à vous que je redirai de ne pas parler ainsi, poursuivit-il, car vous avez encore toute une vie devant vous!

—Non, je n'ai plus rien, tout est perdu pour moi! s'écria-t-elle.

—Non, tout n'est pas perdu, continua Pierre en s'animant: si j'étais un autre que moi, si j'étais le plus beau, le plus intelligent, le meilleur des hommes, si j'étais libre, je vous aurais demandé, à genoux, à l'instant même, votre main et votre amour!»

Natacha, qui n'avait pas encore pu pleurer, fondit en larmes à ces paroles, et quitta l'appartement en le remerciant d'un regard reconnaissant et attendri.

Retenant ses pleurs avec peine, il sortit également en toute hâte et, après avoir passé sa pelisse tant bien que mal, il se jeta dans son traîneau.

«Où faut-il vous mener? demanda le cocher.

—Où? se dit Pierre à lui-même, mais où peut-on aller à présent? Certainement pas au club, pour y voir cette foule d'indifférents? ...» Tout lui semblait maintenant si misérable, comparé au sentiment d'affection et d'amour qui l'avait envahi, à ce long et doux regard qu'elle avait attaché sur lui à travers ses larmes!

«À la maison!» cria Pierre, en rejetant derrière lui, malgré les dix degrés de froid, sa grosse fourrure d'ours, et en découvrant sa large poitrine qui se soulevait de bonheur.

Le temps était admirablement clair: au-dessus des rues sales et obscures, au-dessus des toits qui s'enchevêtraient les uns dans les autres, s'étendait la voûte foncée du ciel toute constellée d'étoiles. En contemplant ces hautes et mystérieuses sphères, si bien en harmonie avec l'état de son âme, il oubliait l'outrageante abjection de la terre. Au moment où il débouchait sur l'Arbatskaïa, un large espace du sombre horizon s'ouvrit devant ses yeux. Tout au milieu rayonnait une pure lumière, dont la brillante chevelure, entourée d'astres scintillants, se déployait majestueusement sur l'extrême limite de notre globe: c'était la fameuse comète de 1811, celle-là même qui, au dire de chacun, annonçait des calamités sans nombre et la fin du monde. Mais elle n'éveilla aucune terreur superstitieuse dans le coeur de Pierre, et ses yeux humides de pleurs l'admiraient au contraire avec extase. Ne semblait-elle pas être venue s'enfoncer dans ce coin de la terre comme une flèche dont la parabole aurait franchi avec une rapidité vertigineuse l'incommensurable espace, et qui maintenant, relevant au-dessus d'elle son long et lumineux panache, se jouait au loin dans l'infini! Il lui sembla que sa céleste lueur dissipait les ténèbres de son âme, et lui laissait entrevoir les clartés divines d'une nouvelle existence!


CHAPITRE IV

I

À la fin de l'année 1811, les souverains de l'Europe occidentale renforcèrent leurs armements, et concentrèrent leurs troupes. En 1812, ces forces réunies, qui se composaient de millions d'hommes, y compris, et ceux qui les commandaient, et ceux qui devaient les approvisionner, se mettaient en marche vers les frontières de la Russie, qui, de son côté, dirigeait ses soldats vers le même but. Le 12 juin, les armées de l'Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata!... C'est-à-dire qu'à ce moment eut lieu un événement en complet désaccord avec la raison et avec toutes les lois divines et humaines!

Ces millions d'êtres se livraient mutuellement aux crimes les plus odieux: meurtres, pillages, fraudes, trahisons, vols, incendies, fabrication de faux assignats... tous les forfaits étaient à l'ordre du jour, et en si grand nombre, que les annales judiciaires du monde entier n'auraient pu en fournir autant d'exemples pendant une longue suite de siècles!... Et cependant ceux qui les commettaient ne se regardaient pas comme criminels!

Où trouver les causes de ce fait aussi étrange que monstrueux? Les historiens assurent naïvement qu'ils les ont découvertes dans l'insulte faite au duc d'Oldenbourg, dans la non observation du blocus continental, dans l'ambition effrénée de Napoléon, dans la résistance de l'Empereur Alexandre, dans les fautes de la diplomatie, etc., etc.

Il aurait donc suffi, s'il fallait les en croire, que Metternich, Roumiantzow ou Talleyrand eussent rédigé, entre une réception de cour et un raout, une note bien tournée, ou que Napoléon eût adressé à Alexandre un: «Monsieur mon frère, je consens à restituer le duché d'Oldenbourg...», pour que la guerre n'eût pas lieu!

On conçoit aisément que tel devait être le point de vue des contemporains. Ainsi qu'il l'a dit plus tard à Sainte-Hélène, Napoléon attribuait exclusivement la guerre aux intrigues de l'Angleterre, tandis que de leur côté les membres du Parlement anglais donnaient pour prétexte son ambition insatiable; le duc d'Oldenbourg, l'insulte dont il avait été l'objet; les marchands, le blocus continental qui ruinait l'Europe; les vieux soldats et les généraux, l'absolue nécessité de les employer activement; les légitimistes, le devoir sacré de soutenir les bons principes; les diplomates, l'alliance austro-russe de 1809, que l'on n'avait pas su dissimuler au cabinet des Tuileries, et la difficulté que présenterait la rédaction d'un mémorandum, portant, par exemple, le n° 178. Ces raisons, jointes à une foule d'autres, d'une nature plus infime et provenant de la diversité des points de vue personnels, ont pu sans doute satisfaire les contemporains, mais pour nous, pour nous qui sommes la postérité, et qui envisageons dans son ensemble la grandeur de l'événement et qui en approfondissons la vraie raison d'être dans sa terrible réalité, elles ne sauraient nous paraître suffisantes. Nous ne saurions comprendre que des millions de chrétiens se soient entretués parce que Napoléon était un ambitieux, parce qu'Alexandre avait montré de la fermeté, l'Angleterre de la ruse, ou parce que le duc d'Oldenbourg avait été insulté! Où est donc le lien entre ces circonstances et le fait même du meurtre et de la violence? Pourquoi les habitants des gouvernements de Smolensk et de Moscou ont-ils été, en conséquence de semblables motifs, égorgés et ruinés par des milliers d'hommes venus du bout opposé de l'Europe?

Nous ne sommes pas des historiens, et nous ne nous laissons pas entraîner à la recherche, plus ou moins subtile, des causes premières: aussi, nous contentons-nous de juger les événements avec notre simple bon sens, et plus nous les étudions de près, plus, nous leur trouvons de motifs véritables. De quelque façon qu'on les envisage, ils nous paraissent également justes ou également faux, si l'on en compare l'infime valeur intrinsèque avec l'importance des faits qui en ont été la conséquence, et nous restons convaincus que leur ensemble seul peut en donner une explication plausible. Pris isolément, le refus de Napoléon, qui ne veut pas rappeler ses troupes en deçà de la Vistule, ou rendre le grand-duché au grand-duc d'Oldenbourg, nous paraît aussi valable, comme argument, que si l'on disait: S'il avait plu à un caporal français de quitter le service, et si son exemple avait été suivi par un grand nombre de ses camarades, le nombre des soldats aurait été trop réduit, la guerre serait, en conséquence, devenue impossible.

Sans doute, si Napoléon ne s'était point offensé de ce qu'on exigeait de lui, si l'Angleterre et le duc dépossédé n'avaient pas intrigué, si l'Empereur Alexandre n'avait pas été profondément froissé, si la Russie n'avait pas été gouvernée par un pouvoir autocratique, si les raisons qui ont amené la révolution française, la dictature et l'Empire n'avaient point existé, il n'y aurait pas eu de guerre; mais, de même aussi, qu'une de ces causes vînt à manquer, et rien de ce qui est arrivé n'aurait eu lieu!

C'est donc de leur ensemble, et non de l'une d'elles en particulier, que les événements ont été la conséquence fatale: ILS SE SONT ACCOMPLIS PARCE QU'ILS DEVAIENT S'ACCOMPLIR, et il arriva ainsi que des millions d'hommes, répudiant tout bon sens et tout sentiment humain, se mirent en marche de l'Ouest vers l'Est pour aller massacrer leurs semblables, comme, quelques siècles auparavant, des hordes innombrables s'étaient précipitées de l'Est vers l'Ouest, en tuant tout sur leur passage!

Considérés par rapport à leur libre arbitre, les actes de Napoléon et d'Alexandre étaient aussi étrangers à l'accomplissement de tel ou tel événement que ceux du simple soldat que le recrutement ou le tirage au sort obligeait à faire la campagne. Comment d'ailleurs aurait-il pu en être autrement? Pour que leur volonté, maîtresse en apparence de tout diriger à leur gré, se fût exécutée, il aurait fallu le concours d'une infinité de circonstances; il aurait fallu que ces milliers d'individus entre les mains desquels se trouvait la force agissante, que tous ces soldats qui se battaient, ou qui transportaient les canons et les vivres, consentissent à faire ce que leur ordonnaient ces deux faibles unités, et que leur soumission unanime fût motivée par des raisons aussi compliquées que diverses.

Le fatalisme est inévitable dans l'histoire si l'on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du moins celles dont nous n'entrevoyons pas le sens et dont l'illogisme grandit à nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte.

Tout homme vit pour soi, et jouit du libre arbitre nécessaire pour atteindre le but qu'il se propose. Il a, et il sent en lui la faculté de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, mais, du moment qu'elle est faite, elle ne lui appartient plus, et elle devient la propriété de l'histoire, où elle trouve, en dehors du hasard, la place qui lui est assignée à l'avance.

La vie de l'homme est double: l'une, c'est la vie intime, individuelle, d'autant plus indépendante que les intérêts en seront plus élevés et plus abstraits; l'autre, c'est la vie générale, la vie dans la fourmilière humaine, qui l'entoure de ses lois et l'oblige à s'y soumettre.

L'homme a beau avoir conscience de son existence personnelle, il est, quoi qu'il fasse, l'instrument inconscient du travail de l'histoire et de l'humanité. Plus il est placé haut sur l'échelle sociale, plus le nombre de ceux avec qui il est en rapport est considérable, plus il a de pouvoir, plus sont évidentes la prédestination et la nécessité inéluctable de chacun de ces actes:

LE COEUR DES ROIS EST DANS LA MAIN DE DIEU!

LES ROIS SONT LES ESCLAVES DE L'HISTOIRE!

L'histoire, c'est-à-dire la vie collective de toutes les individualités, met à profit chaque minute de la vie des rois, et les fait concourir à son but particulier.

Bien que Napoléon fût plus que jamais convaincu, en l'an de grâce 1812, qu'il dépendait de lui seul de verser ou de ne pas verser le sang de ses peuples, plus que jamais au contraire il était assujetti à ces ordres mystérieux de l'histoire qui le poussaient fatalement en avant, tout en lui laissant l'illusion de croire à son libre arbitre.

Ainsi donc, tout en obéissant, à leur insu, à la loi de la coïncidence des causes, ces hommes qui marchaient en foule vers l'Orient, pour tuer et massacrer leurs semblables, y étaient en même temps conduits par ces nombreuses et puériles raisons qui, aux yeux du vulgaire, motivaient cette terrible perturbation. Ces raisons, on les connaît, c'étaient: la violation du blocus continental, le démêlé avec le duc d'Oldenbourg, l'entrée des troupes en Russie pour en obtenir, comme le croyait Napoléon, une neutralité armée, son goût effrénée pour la guerre, l'habitude qu'il en avait prise, jointe au caractère des Français, à l'entraînement général causé par le grandiose des préparatifs, aux dépenses qu'ils occasionnaient et à la nécessité par suite d'y trouver des compensations, aux honneurs enivrants qu'il avait reçus à Dresde, aux négociations diplomatiques qui, quoique animées, au dire des contemporains, d'un sincère désir de paix, n'avaient cependant abouti qu'à froisser les amours-propres de part et d'autre... et mille autres prétextes, plus ou moins bons, qui, tous réunis, n'avaient, en définitive, d'autre résultat que le fait qui devait fatalement s'accomplir.

Pourquoi une pomme tombe-t-elle quand elle est mûre? Est-ce son poids qui l'entraîne? Est-ce la queue du fruit qui meurt? Est-ce le soleil qui la dessèche? Est-ce le vent qui la détache, ou bien est-ce tout simplement que le gamin qui est au pied de l'arbre a une envie démesurée de la manger?

Prise à part, aucune de ces raisons n'est la bonne. La chute de cette pomme est la résultante obligée de toutes les causes qui produisent l'acte le plus minime de la vie organique. Par conséquent le botaniste qui attribuera la chute de ce fruit à la décomposition du tissu cellulaire aura tout aussi raison que l'enfant qui l'attribuera à son désir de la croquer à belles dents et à la réalisation de son désir.

De même aura tort et raison à la fois celui qui dira que Napoléon a été à Moscou parce qu'il l'avait résolu, et qu'il y a trouvé sa perte parce que telle était la volonté d'Alexandre; de même aura tort et raison celui qui assurera qu'une montagne pesant plusieurs millions de pouds[18] et sapée à sa base ne s'est écroulée qu'à la suite du dernier coup de pioche donné par le dernier terrassier!

Les prétendus grands hommes ne sont que les étiquettes de l'Histoire: ils donnent leurs noms aux événements, sans même avoir, comme les étiquettes, le moindre lien avec le fait lui-même.

Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n'est un acte volontaire: il est lié à priori à la marche générale de l'histoire et de l'humanité, et sa place y est fixée à l'avance de toute éternité.

II

Napoléon quitta Dresde le 4 juin; il y avait séjourné trois semaines, au milieu d'une cour composée de princes, de grands-ducs, de rois et même d'un empereur. Aimable avec les princes et les rois qui méritaient bien de lui, il avait fait la leçon à ceux dont il croyait avoir sujet d'être mécontent, offert en cadeau à l'impératrice d'Autriche des perles et des diamants enlevés à des souverains, et embrassé avec tendresse Marie-Louise, qui se considérait comme sa femme légitime, bien que la première fût à Paris, incapable, à ce qu'il semble, de se consoler du chagrin que lui causait leur séparation. Malgré la foi des diplomates dans la possibilité du maintien de la paix, et leurs efforts en ce sens, malgré la lettre autographe de Napoléon à l'Empereur Alexandre commençant par ces mots: «Monsieur mon frère», contenant «l'assurance sincère qu'il ne voulait pas de guerre», et se terminant par des protestations d'affection et d'estime éternelles, il allait rejoindre l'armée, et donnait, à chaque nouveau relais, des ordres incessants à l'effet d'accélérer la marche des troupes dirigées de l'Occident vers l'Orient. Il voyageait dans une voiture fermée, attelée de six chevaux, accompagné de pages, d'aides de camp et d'une nombreuse escorte; sa route était tracée par Posen, Thorn, Danzig, Koenigsberg, et dans chacune de ces villes des milliers d'individus se portaient à sa rencontre avec un enthousiasme mêlé de terreur.

Suivant la même direction que ses troupes, il coucha, le 10 juin, à Wilkovisky, dans la maison d'un comte polonais, qui avait été préparée pour le recevoir, rejoignit et dépassa l'armée, arriva le lendemain sur les bords du Niémen, et, mettant un uniforme polonais, descendit de sa calèche pour examiner le lieu désigné pour le passage des troupes.

À la vue des cosaques postés sur la rive opposée, et des steppes qui s'étendaient à perte de vue jusqu'à Moscou, la ville sainte, cette capitale d'un Empire qui lui rappelait celui d'Alexandre le Grand, il ordonna pour le lendemain la marche en avant, contrairement à toutes les prévisions de la diplomatie et à toutes les dispositions de la stratégie... et ses troupes traversèrent le Niémen au jour fixé!

Le 24, de grand matin, il sortit de sa tente, placée sur la rive gauche du fleuve, pour suivre avec une lunette d'approche, du haut de l'escarpement, les mouvements de ses armées, dont les flots vivants s'écoulaient hors du bois et se répandaient par les trois ponts établis sur le Niémen. Ces armées savaient que l'Empereur était là, elles le cherchaient même du regard, et lorsqu'elles l'avaient aperçu sur la hauteur, avec sa redingote et son petit chapeau, se détachant de la suite qui l'entourait, elles jetaient en l'air leurs bonnets aux cris de: «Vive l'Empereur!» et, continuant sans cesse à déboucher de l'immense forêt où elles étaient campées, elles franchissaient les ponts en masses compactes.

«On fera du chemin cette fois-ci.... Oh! quand il s'en mêle lui-même, ça chauffe, nom de...!... Le voilà! Vive l'Empereur!...—C'est donc là ces fameuses steppes de l'Asie! Vilain! tout de même!...—Au revoir, Beauchet, je te réserve le plus beau palais de Moscou! Au revoir, bonne chance!... L'as-tu vu, l'Empereur?... prr!...—Si on me fait gouverneur aux Indes, Gérard, je te fais ministre du Cachemire, c'est arrêté!... Vive l'Empereur! Vive l'Empereur!...—Oh! les gredins de cosaques! comme ils filent!... Vive l'Empereur! Le vois-tu?... Je l'ai vu deux fois comme je te vois, le petit caporal!... Je l'ai vu donner la croix à un ancien. Vive l'Empereur!...» Et mille autres propos semblables s'échangeaient dans tous les rangs entre les vieux et les jeunes soldats... et sur toutes ces figures basanées rayonnait un sentiment unanime de joie, causé par l'ouverture de la campagne si impatiemment attendue, et de dévouement exalté pour cet homme en redingote grise, placé là-haut sur la colline.

Le 25 juin, monté sur un petit cheval arabe pur sang, Napoléon arriva au galop jusqu'à un des trois ponts, au bruit des clameurs assourdissantes qui le saluaient au passage, et qu'il ne tolérait que parce qu'il lui était impossible d'interdire ces bruyants témoignages d'affection. On voyait cependant qu'ils le fatiguaient et détournaient son attention des préoccupations militaires qui l'absorbaient en ce moment. Traversant un ponton qui fléchit sous le galop de son cheval, il prit la direction de Kovno, précédé des chasseurs de la garde, qui lui frayaient, à grands cris, un passage à travers les troupes. Arrivé sur le bord du large Niémen, il s'arrêta devant un régiment de uhlans polonais:

«Vive l'Empereur!» s'écrièrent les uhlans avec autant d'enthousiasme que les Français, et en rompant les rangs pour le mieux voir.

Napoléon examina le fleuve, descendit de cheval, s'assit sur une poutre qui gisait à terre, et, sur un signe de sa main, un page, rayonnant d'orgueil, lui remit une longue-vue, qu'il appuya sur l'épaule du jeune garçon, pour inspecter à son aise la rive opposée. Puis, étudiant la carte du pays qui était déployée devant lui entre des morceaux de bois, il murmura quelques mots sans lever la tête, et deux aides de camp s'élancèrent vers les uhlans:

«Qu'y a-t-il? Qu'a-t-il dit?» se demanda-t-on à l'instant dans les rangs du régiment dont le chef venait de recevoir l'ordre de découvrir un gué et de le passer.

Le colonel, un homme âgé et d'un extérieur agréable, demanda à l'aide de camp, en rougissant et en balbutiant d'émotion, l'autorisation de ne pas chercher de gué et de passer le fleuve à la nage avec tout son régiment. Il était facile de voir qu'un refus l'aurait désolé, aussi l'aide de camp s'empressa-t-il de l'assurer que l'Empereur ne saurait être mécontent de ce surcroît de zèle. À ces mots, le vieil officier, les yeux brillants de joie, brandit son sabre en criant vivat! commanda à ses hommes de le suivre, et s'élança en avant en éperonnant sa monture; celle-ci se raidissant, il la frappa avec colère, et tous deux sautèrent et plongèrent au fond de l'eau, emportés dans la direction du courant. Tous les uhlans suivirent son exemple: les soldats s'accrochaient, désarçonnés, les uns aux autres, quelques chevaux se noyèrent, quelques hommes aussi, et le reste des cavaliers continua à nager, cramponnés à leur selle ou à la crinière de leurs bêtes. Ils allaient, autant que possible, en ligne droite, tandis qu'à une demi-verste de là il y avait un gué; mais ils étaient fiers de nager ainsi et de mourir, au besoin, sous les yeux de l'homme qui était assis là-haut sur une poutre, et qui ne daignait même pas les regarder!

Lorsque l'aide de camp revint auprès de l'Empereur, et qu'il se fut permis d'attirer son attention sur le dévouement des Polonais à sa personne, le petit homme en redingote grise se leva, appela Berthier, et marcha avec lui le long du fleuve en lui donnant ses ordres, et en jetant de temps à autre un coup d'oeil mécontent sur les soldats qui, en se noyant, lui causaient des distractions. Ce n'était pas chose nouvelle pour lui d'être sûr que, depuis les déserts de l'Afrique jusqu'aux steppes de la Moscovie, sa présence suffisait pour exalter les hommes au point de lui faire, sans hésiter, le sacrifice même de leur vie. Il remonta à cheval, et retourna à son campement.

Quarante uhlans disparurent, malgré les bateaux envoyés à leur secours. Le gros du régiment fut refoulé vers le bord qu'il venait de quitter: seuls le colonel et quelques soldats passèrent heureusement, et grimpèrent tout ruisselants d'eau sur la rive opposée. À peine l'eurent-ils atteinte, qu'ils crièrent de nouveau vivat! et qu'ils cherchèrent des yeux la place occupée par Napoléon. Bien qu'il n'y fût plus, ils se sentaient en ce moment complètement heureux!

Le soir même, Napoléon, après avoir lancé l'ordre d'accélérer l'envoi des faux assignats destinés à la Russie, et après avoir fait fusiller un Saxon sur lequel on avait saisi des renseignements sur la situation de l'armée française, décora de l'ordre de la Légion d'honneur, dont il était le chef suprême, le colonel des uhlans qui, sans nécessité, s'était précipité dans l'endroit le plus profond du fleuve!... Quos vult perdere, Jupiter dementat!

III

L'Empereur Alexandre, établi à Vilna depuis plus d'un mois, y employait tout son temps à des revues et des manoeuvres. Rien n'était prêt pour la guerre, bien qu'elle fût prévue depuis longtemps, et c'était pour s'y préparer que l'Empereur avait quitté Pétersbourg. Il n'existait aucun plan général, et l'indécision quant au choix à faire entre tous ceux que l'on proposait ne fit qu'augmenter, à la suite des quatre semaines le séjour de Sa Majesté au quartier général. Chacune des trois armées avait son commandant en chef, mais il n'y avait pas de généralissime, et l'Empereur ne voulait pas en assumer les fonctions. Plus il restait à Vilna, plus les préparatifs traînaient en longueur, et il semblait que les efforts de l'entourage impérial n'eussent d'autre but que de faire oublier à Sa Majesté la guerre prochaine, et de rendre son séjour aussi agréable que possible.

Après une kyrielle de bals et de fêtes donnés par les magnats polonais, par les hauts personnages qui avaient des charges de cour, et par l'Empereur lui-même, il vint à la pensée d'un des aides de camp généraux polonais d'offrir à Sa Majesté un banquet et un bal au nom de tous ses collègues. Cette proposition, accueillie avec joie, obtint le consentement impérial; l'argent fut réuni par souscriptions, et la dame qui inspirait le plus de sympathie à l'Empereur consentit à remplir les devoirs de maîtresse de maison. Le 25 juin fut fixé pour le bal, le dîner, les courses sur l'eau et le feu d'artifice organisés à Zakrety, propriété du comte Bennigsen, qui était située aux environs de Vilna, et qu'il avait mise à la disposition des ordonnateurs de la fête.

Le jour même où Napoléon donna l'ordre de traverser le Niémen et où son avant-garde, repoussant les cosaques, passa la frontière russe, l'Empereur Alexandre se trouvait au bal donné en son honneur par ses aides de camp généraux!

Cette brillante fête avait réuni sur le même point, au dire des experts, plus de belles personnes qu'on n'en avait jamais vues. La comtesse Besoukhow, venue tout exprès de Pétersbourg avec quelques autres dames, éclipsait, par sa luxuriante beauté russe, la beauté plus fine et plus distinguée des dames polonaises. L'Empereur la remarqua, et lui fit l'honneur de danser une fois avec elle.

Boris Droubetzkoï avait laissé sa femme à Moscou, et se trouvait à Vilna «en garçon», comme il disait; quoiqu'il ne fût pas aide de camp général, il assistait à la fête, grâce à la somme assez ronde qu'il avait inscrite sur la liste de souscription; devenu très riche et fort avancé en dignités de toutes sortes, il ne cherchait plus de protections, et se tenait sur un pied de parfaite égalité avec ses contemporains plus élevés que lui en grade.

On dansait encore à minuit; Hélène, ne trouvant pas de cavalier digne d'elle, demanda à Boris de danser avec elle la mazourka, et ils formèrent le troisième couple. Boris regardait avec une calme indifférence les éblouissantes épaules d'Hélène, sortant d'un corsage de gaze d'une couleur sombre, lamé d'or, et causait de leurs anciennes connaissances, sans toutefois quitter des yeux une seconde l'Empereur, qui, debout près d'une porte, arrêtait au passage les uns et les autres, en leur adressant ces bienveillantes paroles que lui seul savait dire.

Il remarqua bientôt que Balachow, un des intimes du Tsar, s'arrêta familièrement à deux pas de lui pendant qu'il causait avec une dame polonaise; l'Empereur lui jeta un coup d'oeil interrogateur, et, comprenant qu'un grave motif devait seul l'avoir forcé à agir aussi librement, il salua la dame, se tourna vers Balachow, et sa figure exprima aussitôt une profonde surprise pendant qu'il l'écoutait! Le prenant par le bras, il l'entraîna vivement dans le jardin, sans faire attention à la curiosité de la foule, qui aussitôt recula respectueusement devant lui. Boris, portant ses yeux sur Araktchéïew, avait remarqué son trouble à l'apparition de Balachow; il le vit se placer en avant, comme s'il s'attendait à être interpellé par l'Empereur. À ce mouvement du ministre de la guerre, Boris comprit qu'il était jaloux de Balachow, et lui en voulait d'avoir la chance de transmettre à Sa Majesté une nouvelle de haute importance. Se voyant oublié, il les suivit, à vingt pas de distance, dans le jardin illuminé, en jetant autour de lui des regards furibonds.

Boris, tourmenté du désir d'apprendre un des premiers quelle était cette grave nouvelle, murmura tout à coup à l'oreille d'Hélène qu'il allait prier la comtesse Potocka de leur faire vis-à-vis; la comtesse était en ce moment sur le perron: au moment où il arrivait près d'elle, il s'arrêta court à la vue de l'Empereur, qui rentrait avec Balachow. Faisant semblant de ne pas avoir le temps de s'écarter, il se serra contre la porte, inclina la tête avec respect, et entendit Alexandre dire, avec l'émotion d'un homme qui aurait reçu une offense personnelle:

«Entrer en Russie, sans avoir déclaré la guerre! Je ne ferai la paix que lorsqu'il ne restera plus un seul ennemi sur le sol de mon Empire!» Boris crut s'apercevoir que l'Empereur éprouvait une certaine satisfaction à s'exprimer ainsi, et à donner cette forme à sa pensée, mais qu'en même temps il était mécontent d'avoir été entendu par lui.

«Que personne n'en sache rien!» ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Boris, devinant que cette parole lui était adressée, baissa les yeux, et inclina de nouveau la tête. L'Empereur rentra dans la salle de bal et y resta encore une demi-heure environ.

Droubetzkoï, ayant ainsi été, grâce au hasard, le premier à connaître le passage du Niémen par les troupes françaises, profita de cette bonne fortune pour faire croire à quelques personnages importants qu'il en savait souvent plus long qu'eux, ce qui le grandit singulièrement dans leur opinion.

Cette nouvelle fut un coup de foudre! Reçue pendant un bal et après un mois d'attente, elle semblait encore plus incroyable! L'Empereur, sous la première impression d'indignation et de colère, avait trouvé la phrase, devenue plus tard célèbre, qu'il se plaisait à répéter et qui exprimait parfaitement ses sentiments. Rentré à deux heures de la nuit, il envoya chercher son secrétaire Schischkow, et lui dicta un ordre du jour aux troupes et un rescrit au maréchal prince Soltykow, dans lequel il déclarait sa ferme intention, dans les mêmes termes qu'il avait employés en parlant à Balachow, de ne pas faire la paix tant qu'il resterait un seul Français armé sur le sol de la Russie.

Il écrivit ensuite de sa propre main à Napoléon la lettre suivante:

«Monsieur mon Frère, j'ai appris hier que, malgré la loyauté avec laquelle j'ai maintenu mes engagements envers Votre Majesté, ses troupes ont franchi les frontières de la Russie, et je reçois à l'instant de Pétersbourg une note par laquelle le comte Lauriston, pour motiver cette agression, annonce que Votre Majesté s'est considérée comme en état de guerre avec moi dès le moment où le prince Kourakine demande ses passeports. Les motifs sur lesquels le duc de Bassano fondait son refus de les lui délivrer n'auraient jamais pu me faire supposer que cette démarche servirait de prétexte à l'agression. En effet, cet ambassadeur n'y a jamais été autorisé, comme il l'a déclaré lui-même, et aussitôt que j'en ai été informé, je lui ai fait connaître combien je le désapprouvais, en lui donnant l'ordre de rester à son poste. Si Votre Majesté n'est pas intentionnée de verser le sang de nos peuples pour un mésentendu (sic) de ce genre et qu'elle consente à retirer ses troupes du territoire russe, je regarderai ce qui s'est passé comme non avenu, et un accommodement entre nous sera possible. Dans le cas contraire, Votre Majesté, je me verrai forcé de repousser une attaque que rien n'a provoquée de ma part. Il dépend encore de Votre Majesté d'éviter à l'humanité les calamités d'une nouvelle guerre[19].

«Je suis, etc... etc.

«Alexandre.»

IV

L'Empereur envoya ensuite chercher Balachow, lui lut sa lettre, le chargea d'aller la remettre en personne à l'Empereur des Français, et, lui répétant de nouveau les paroles qu'il lui avait dites au bal, lui ordonna de les rapporter telles quelles à Napoléon. Il ne les avait pas mises dans sa lettre, comprenant, avec son tact habituel, qu'il n'était pas convenable de les prononcer au moment où il faisait une dernière tentative pour le maintien de la paix; mais il réitéra l'ordre à Balachow de les redire textuellement à Napoléon lui-même. Partant aussitôt avec un trompette et deux cosaques, Balachow arriva, au point du jour, au village de Rykonty, occupé par des avant-postes de cavalerie française, en deçà du Niémen.

Un sous-officier de hussards, en uniforme amarante et coiffé d'un colback, lui cria de s'arrêter; Balachow se borna à ralentir le pas; le sous-officier s'avança vers lui en marmottant un juron d'un air irrité, et, tirant son sabre, lui demanda grossièrement s'il était sourd! Balachow se nomma: le Français, envoyant alors un de ses hommes chercher l'officier qui commandait le poste, reprit sa causerie avec ses camarades, sans plus faire attention à l'envoyé russe, qui éprouva un sentiment étrange en subissant, personnellement et dans son pays, cette manifestation irrespectueuse de la force brutale, si nouvelle pour lui, habitué aux honneurs et en rapports constants avec le pouvoir suprême, pour lui qui venait de causer pendant rois longues heures avec l'Empereur!

Le soleil perçait les nuages, l'air était frais et imprégné de rosée. Le troupeau du village s'en allait aux champs, où les alouettes s'élevaient dans l'espace, en gazouillant, l'une après autre comme des bulles d'air qui montent à la surface de l'eau. Balachow, en attendant l'officier, suivait leur vol d'un égard distrait, pendant que les cosaques et les hussards changeaient en silence des clins d'oeil furtifs.

Le colonel français, qui venait évidemment de se lever, parut enfin, suivi de deux de ses hussards, et monté sur un beau cheval gris bien soigné et bien nourri: les cavaliers et leurs chevaux avaient une tournure élégante et respiraient le bien-être.

Ce n'était encore que la première période de la guerre, la période de la tenue d'ordonnance, la période de l'ordre comme en temps de paix, à laquelle se mêlaient pourtant une allure plus guerrière que de coutume, et cet entrain et cette gaieté qui sont l'accompagnement habituel des débuts d'une campagne!

Le colonel étouffait avec peine des bâillements, mais il fut poli envers Balachow, car il se rendait compte de son importance. Il lui fit franchir les avant-postes, et l'assura que, vu la proximité du quartier général de l'Empereur, son désir de lui être immédiatement présenté ne souffrirait aucune difficulté.

Traversant ensuite le village, au milieu de piquets de hussards, de soldats et d'officiers qui leur faisaient le salut militaire et regardaient avec curiosité l'uniforme russe, ils sortirent par l'extrémité opposée; à deux verstes de là campait le général de division qui devait se charger de conduire l'envoyé d'Alexandre jusqu'à sa destination.

Le soleil était levé et éclairait gaiement les champs et les prairies.

À peine eurent-ils dépassé le cabaret situé sur la hauteur, qu'ils virent venir à eux plusieurs militaires, en avant desquels s'avançait, monté sur un cheval noir, dont le harnachement étincelait au soleil, un homme de haute taille; un manteau rouge jeté sur les épaules, les jambes tendues en avant à la manière française, il était coiffé d'un énorme chapeau par dessous les bords duquel s'échappaient des boucles de cheveux noirs: l'air faisait onduler le plumet multicolore de sa coiffure, et les galons d'or de son uniforme scintillaient aux rayons ardents du soleil de juin.

Balachow ne se trouvait plus qu'à quelques pas de distance de ce cavalier à l'aspect théâtral, tout chamarré d'or et couvert de bracelets et de bijoux de toutes sortes, lorsque le colonel Julner lui murmura à l'oreille: «Le roi de Naples!»

C'était en effet Murat, qu'on appelait ainsi, bien qu'il fût impossible de comprendre pourquoi dans ce moment il était «le roi de Naples». Lui-même du reste se prenait tellement au sérieux, que lorsque, la veille de son départ de Naples, en se promenant dans les rues avec sa femme, il entendit quelques Italiens crier: «Viva il Re!» il dit avec tristesse: «Les malheureux! ils ne savent pas que je les quitte demain!»

Malgré son intime conviction qu'il était bien toujours le roi de Naples, et que ses sujets pleuraient son absence, il reprit gaiement, au premier signal de son auguste beau-frère, la besogne qui lui avait été familière:

«Je vous ai fait roi pour régner à ma manière et non pas à la vôtre,» lui avait dit ce dernier à Danzig, et, pareil à un bel étalon qui folâtre même sous le harnais, il galopait sur les routes de la Pologne, paré des couleurs les plus voyantes et des plus riches bijoux, sans s'inquiéter, dans sa bruyante bonne humeur, de savoir où il allait.

En apercevant le général russe, il rejeta majestueusement sa tête bouclée en arrière d'une façon toute royale, et regarda le colonel français en le questionnant du regard. Celui-ci expliqua respectueusement à Sa Majesté ce que voulait Balachow, dont il ne parvenait pas à prononcer correctement le nom.

«De Balmacheve?» dit le roi en surmontant, avec sa résolution habituelle, la difficulté qu'avait éprouvée le colonel de hussards. «Charmé de faire votre connaissance, général,» ajouta-t-il d'un geste plein de grâce; mais, dès que la voix de Sa Majesté devint plus haute et plus vive, elle perdit subitement toute sa dignité royale, et passa sans transition au ton qui lui était naturel, celui d'une bienveillante bonhomie. Posant la main sur le garrot du cheval de Balachow:

«Eh bien, général, tout est à la guerre, à ce qu'il paraît!» comme s'il regrettait la nécessité de ce fait, qu'il ne se permettait pas de juger.

«Sire, l'Empereur mon maître ne désire pas la guerre, et comme Votre Majesté le voit...» poursuivit Balachow en lui donnant exprès à chaque mot, avec une affectation marquée, une qualification royale qu'il sentait lui être particulièrement agréable dans sa nouveauté, à en juger par la joie comique qui se peignait sur son visage. «Royauté oblige,» aussi Murat crut-il de son devoir de deviser avec Monsieur de Balachow, ambassadeur de l'Empereur Alexandre sur les affaires de l'État. Descendant de cheval et lui prenant le bras, il se mit à causer et à marcher avec lui de long en large, en s'efforçant de donner de l'importance à ses paroles. Il lui dit entre autres choses que l'Empereur Napoléon, offensé par la demande qu'on lui avait adressée de retirer ses troupes de la Prusse, l'était surtout de la publicité donnée à cette exigence, qui froissait la dignité de la France. Balachow lui répondit que cette exigence n'avait rien de blessant parce que..., mais Murat ne lui donna pas le temps d'achever:

«L'instigateur n'est donc point, selon vous, l'Empereur Alexandre?» demanda-t-il subitement et avec un sourire gauche.

Balachow lui expliqua les raisons qui le forçaient à considérer Napoléon comme le fauteur de la guerre.

«Eh! mon cher général, je souhaite de tout mon coeur que les Empereurs s'arrangent entre eux, et que cette guerre, commencée malgré moi, se termine le plus tôt possible,» poursuivit Murat, à la façon des serviteurs qui désirent rester amis malgré la querelle de leurs maîtres.

Il s'informa ensuite de la santé du grand-duc, parla du temps qu'ils avaient si joyeusement passé ensemble à Naples, puis, se ressouvenant de sa haute dignité, il se redressa avec solennité, se posa comme il l'avait fait le jour de son couronnement, et faisant un geste de la main:

«Je ne vous retiens plus, général, je vous souhaite tout le succès possible!» dit-il en rejoignant sa suite, qui l'attendait respectueusement à quelques pas en arrière... et le manteau rouge brodé d'or, les plumes flottant au vent, et les pierres fines jetant mille feux au soleil, disparurent dans le lointain!

Balachow, croyant trouver Napoléon à peu de distance de là, continua son chemin, mais, arrivé au premier village, il fut arrêté cette fois par les sentinelles du corps d'infanterie de Davout, et l'aide de camp du chef de corps le conduisit jusqu'à l'habitation du maréchal.

V

Davout, l'Araktchéïew de l'Empereur Napoléon, en avait, avec la poltronnerie en moins, toute la sévérité, et toute l'exactitude dans le service, et, comme lui, ne savait témoigner son dévouement à son maître que par des actes de cruauté.

Les hommes de cette trempe sont aussi nécessaires dans les rouages de l'administration que les loups dans l'économie de la nature: ils existent, se manifestent et se maintiennent toujours, par le fait, quelque puéril qu'il puisse paraître, de leurs rapports constants avec le chef de l'État. Comment expliquer autrement que par son absolue nécessité, la présence et l'influence d'un être cruel, grossier, mal élevé, tel qu'Araktchéïew, qui tirait la moustache aux grenadiers dans les rangs, et qui s'éclipsait au moindre danger, auprès d'Alexandre, dont l'âme était tendre et le caractère d'une noblesse chevaleresque?

Balachow trouva le maréchal Davout, avec son aide de camp à ses côtés, dans une grange de paysan, assis sur un tonneau, occupé à examiner et à régler des comptes. Il aurait pu sans doute se procurer une installation plus commode, mais il appartenait à la catégorie des gens qui aiment à se rendre les conditions de la vie difficiles, pour avoir le droit d'être sombres et taciturnes, et à feindre, à tout propos, une grande hâte, et un travail accablant:

«Y a-t-il moyen, je vous le demande, de voir la vie par ses côtés aimables, lorsqu'on est comme moi harassé de soucis et assis sur un tonneau dans une mauvaise grange?» semblait dire la figure du maréchal.

Le plus grand plaisir de cette sorte de personnages, lorsqu'ils en rencontrent un autre sur leur chemin dans des conditions différentes de mouvement et de vie, consiste à faire parade de leur activité incessante et morose: c'est ce qui arriva à Davout à la vue de Balachow, et de sa physionomie animée par la course, la belle matinée et sa conversation avec Murat. Lui jetant un coup d'oeil par-dessus ses lunettes, il sourit dédaigneusement, et, sans même le saluer, se replongea dans ses calculs, en fronçant méchamment les sourcils.

L'impression désagréable produite sur le nouveau venu par cette singulière façon de le recevoir n'échappa point au maréchal, qui releva la tête et lui demanda froidement ce qu'il voulait.

Ne pouvant attribuer cette réception qu'à l'ignorance de Davout sur sa double qualité d'aide de camp général et de représentant de l'Empereur Alexandre, Balachow s'empressa de lui faire part de l'objet de sa mission, mais, à sa grande surprise, Davout n'en devint que plus raide et plus grossier.

«Où est votre paquet? Donnez-le-moi, je l'enverrai à l'Empereur.»

Balachow lui répondit qu'il avait l'ordre de ne le remettre qu'en mains propres.

«Les ordres de votre Empereur s'exécutent dans votre armée, mais ici, vous devez vous soumettre à nos règlements!...» Et, afin de faire mieux comprendre au général russe dans quelle dépendance de force brutale il se trouvait, il envoya chercher l'officier de service.

Balachow déposa le paquet contenant la lettre de l'Empereur sur la table, qui n'était autre qu'un battant de porte, auquel pendaient encore les gonds, placé en travers sur un tonneau. Davout prit connaissance de l'adresse écrite sur la dépêche.

«Vous avez pleinement le droit de me traiter avec ou sans politesse, dit Balachow, mais permettez-moi de vous faire observer que j'ai l'honneur de compter parmi les aides de camp généraux de Sa Majesté...»

Davout le regarda sans dire un mot: l'irritation empreinte sur les traits de l'envoyé lui causait évidemment un vif contentement:

«On vous rendra les honneurs qui vous sont dus,» reprit-il, et, mettant l'enveloppe dans sa poche, il le laissa seul dans la grange.

Un moment après, M. de Castries, son aide de camp, vint chercher Balachow, pour le conduire au logement qui lui était destiné; le général russe dîna ensuite dans la grange avec le maréchal Davout; Davout lui annonça qu'il partait le lendemain et l'engagea à rester avec le train des bagages: il devait le suivre, s'il recevait l'ordre d'avancer, et ne communiquer avec personne, sauf avec M. de Castries.

Au bout de quatre jours de solitude et d'ennui, pendant lesquels il s'était forcément rendu compte de sa nullité et de son impuissance à agir, d'autant plus sensible pour lui, qu'hier encore il était dans une sphère toute puissante; après quelques étapes faites à la suite des bagages personnels du maréchal Davout et au milieu des troupes françaises, qui occupaient toute la localité, Balachow fut ramené à Vilna, et y rentra par la même barrière qu'il avait franchie quatre jours auparavant.

Le lendemain matin, un chambellan de l'Empereur, M. de Turenne, vint lui annoncer de la part de son maître qu'il lui accordait une audience.

Peu de jours auparavant, des sentinelles du régiment de Préobrajensky avaient monté la garde à l'entrée de la maison où l'on conduisit Balachow: il y avait maintenant deux grenadiers français, aux uniformes gros-bleu à revers et en bonnets à poils, une escorte de hussards, de lanciers, et une brillante suite d'aides de camp attendant la sortie de Napoléon. Ils étaient groupés au bas du perron près de son cheval de selle, dont le mamelouk Roustan tenait les brides. Ainsi, Napoléon le recevait dans la même maison où Alexandre lui avait confié son message.

VI

Le luxe et la magnificence déployés autour de l'Empereur des Français surprirent Balachow, bien qu'il fût habitué à la pompe des cours.

Le comte de Turenne l'amena dans une grande salle de réception où étaient réunis une foule de généraux, de chambellans, de magnats polonais, dont il avait vu déjà la plupart faire leur cour à l'Empereur de Russie! Duroc vint lui dire qu'il serait reçu avant la promenade de Sa Majesté.

Quelques instants plus tard, le chambellan de service, le saluant avec courtoisie, l'engagea à le suivre dans un petit salon contigu au cabinet où il avait reçu les derniers ordres de l'Empereur Alexandre; il y attendit quelques secondes: des pas vifs et fermes se rapprochèrent de la porte, dont les deux battants s'ouvrirent à la fois.... Napoléon était devant lui! Prêt à monter à cheval, en uniforme gros-bleu, ouvert sur un long gilet blanc qui dessinait la rotondité de son ventre, en bottes à l'écuyère et en culotte de peau de daim tendue sur les gros mollets de ses jambes courtes, il avait les cheveux ras, et une longue et unique mèche s'en détachait pour aller retomber jusqu'au milieu de son large front. Son cou blanc et gros tranchait nettement sur le collet noir de son uniforme, d'où s'échappait une forte odeur d'eau de Cologne. Sur sa figure, encore jeune et pleine, se lisait l'expression digne et bienveillante d'un accueil impérial.

La tête rejetée en arrière, il marchait d'un pas rapide, marqué chaque fois par un soubresaut nerveux. Toute sa personne forte et écourtée, aux épaules larges et carrées, au ventre proéminent, à la poitrine bombée, au menton fortement accusé, avait cet air de maturité et de dignité affaissées, qui envahit les hommes de quarante ans dont la vie s'est écoulée au milieu de leurs aises; son humeur semblait être excellente.

Il inclina vivement la tête en réponse au salut profond et respectueux de Balachow, avec lequel il se mit tout de suite à parler, en homme qui connaît le prix du temps, et qui ne daigne pas préparer ses discours, convaincu d'avance que ce qu'il dira sera toujours juste et bien dit:

«Bonjour, général, j'ai reçu la lettre dont vous avait chargé l'Empereur Alexandre, et je suis charmé de vous voir!»

Ses grands yeux le dévisagèrent un instant, et se portèrent aussitôt d'un autre côté, car Balachow par lui-même ne l'intéressait guère; tout son intérêt était concentré, comme toujours, sur les pensées qui s'agitaient dans son esprit, et il n'accordait généralement au monde extérieur, dépendant, comme il le croyait, de sa seule volonté, qu'une très mince importance:

«Je n'ai pas désiré et je ne désire pas la guerre, dit-il, mais on m'y a forcé. Je suis prêt, même à présent (et il appuya sur ce mot), à accepter toutes les explications que vous me donnerez...» Et il lui exposa, en quelques paroles brèves et nettes, le mécontentement que lui causait la conduite du gouvernement russe.

Son ton modéré et amical persuada Balachow de la sincérité de son désir de maintenir la paix et d'entrer en négociations:

«Sire, l'Empereur mon maître...» commença-t-il avec une certaine hésitation et en se troublant sous le regard interrogateur que Napoléon fixait sur lui.—«Vous êtes embarrassé, général, remettez-vous!» semblaient lui dire ces yeux qui examinaient, avec un imperceptible sourire, son uniforme et son épée. Il poursuivit néanmoins, et lui expliqua que l'Empereur Alexandre ne voyait point de casus belli dans la demande de passeports faite par Kourakine, que ce dernier avait agi ainsi de son propre chef, que l'Empereur ne voulait pas la guerre, et qu'il n'avait aucune entente avec l'Angleterre....

«Il n'en a pas encore...» dit Napoléon, et, dans la crainte de se trahir, il engagea, d'un mouvement de tête, l'envoyé russe à reprendre la parole.

Balachow, lui ayant dit tout ce qu'il avait eu ordre de lui transmettre, lui répéta que l'Empereur ne consentirait à des négociations qu'à de certaines conditions. Soudain il s'arrêta interdit, car il venait de se souvenir des paroles écrites dans le rescrit à Soltykow, et qu'il devait rapporter textuellement à l'Empereur des Français; il les avait présentes à la mémoire, mais un sentiment, difficile à analyser, les retint sur ses lèvres, et il reprit avec embarras:

«À condition que les troupes de Votre Majesté repassent le Niémen.»

Napoléon remarqua son trouble, les muscles de son visage tressaillirent, et son mollet gauche se mit à trembler! Sans changer de place, il parla plus haut et plus vite. Le regard de Balachow fut involontairement attiré par le tremblement du mollet, et il remarqua avec surprise qu'il s'accentuait de plus en plus, à mesure que l'Empereur élevait la voix:

«Je désire la paix autant que l'Empereur Alexandre. N'ai-je pas fait tout mon possible pour l'obtenir, il y a dix-huit mois! Et voilà dix-huit mois que j'attends des explications! Qu'exige-t-on de moi pour entrer en négociations?» ajouta-t-il en accompagnant ces paroles d'un geste énergique de sa petite main blanche et potelée.

«La retraite des troupes au delà du Niémen, Sire, répliqua Balachow.

—Au delà du Niémen, rien que cela?» dit Napoléon en le regardant en face.

Balachow inclina respectueusement la tête.

«Vous dites, répéta Napoléon en arpentant le salon, que, pour commencer les négociations, on ne me demande que de repasser le Niémen? Il y a deux mois, ne m'a-t-on pas demandé de la même façon de repasser l'Oder et la Vistule, et vous parlez encore de paix!»

Après avoir fait quelques pas en silence, il s'arrêta devant Balachow: son visage semblait s'être pétrifié, tant l'expression en était devenue dure, et sa jambe gauche tremblait convulsivement: «La vibration de mon mollet gauche est très significative chez moi,» disait-il plus tard.

«Des propositions comme celles d'abandonner l'Oder et la Vistule peuvent être faites au prince de Bade, mais pas à moi! s'écria-t-il tout à coup. Si même vous me donniez Pétersbourg et Moscou, je n'accepterais pas vos conditions! Vous m'accusez d'avoir commencé la guerre, et qui donc a rejoint le premier son armée? L'Empereur Alexandre! Et vous venez me parler de négociations lorsque j'ai dépensé des millions, que vous êtes allié avec l'Angleterre, et que votre position devient de plus en plus difficile! Quel est le but de votre alliance anglaise? Quel avantage en avez-vous retiré?» continua-t-il, avec l'intention évidente d'en arriver à démontrer son droit et sa force et les fautes de l'Empereur Alexandre, au lieu de discuter la possibilité et les conditions de la paix.

Dans le premier moment il avait fait ressortir les avantages de sa situation, en donnant à entendre que, malgré ces avantages, il daignerait encore consentir à renouer ses relations avec la Russie, mais plus il s'échauffait, moins il restait maître de sa parole; à la fin, on sentait qu'il n'avait plus qu'un but, celui de se grandir outre mesure et d'humilier Alexandre, tandis qu'au commencement de l'entretien il semblait vouloir tout le contraire:

«Vous avez, dit-on, conclu la paix avec les Turcs!»

Balachow fit un signe de tête affirmatif:

«Oui, la paix est...» Mais Napoléon lui coupa la parole: il fallait qu'il parlât et qu'il parlât seul!

—Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d'irritation qu'on rencontre souvent chez les enfants gâtés de la fortune. Oui, je le sais: vous avez fait la paix avec les Turcs, sans avoir obtenu la Moldavie et la Valachie. Et moi, j'aurais donné ces provinces à votre Empereur, tout comme je lui ai donné la Finlande! Oui, je les lui aurais livrées, car je les lui avais promises, et maintenant il ne les aura pas! Il aurait pourtant été heureux de les joindre à son Empire et d'étendre la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube. La grande Catherine n'aurait pu faire plus!—poursuivit-il avec une animation toujours croissante, et en répétant à Balachow, à peu de chose près, les mêmes phrases qu'il avait déjà dites lors de l'entrevue de Tilsitt:—Tout cela, il l'aurait dû à mon amitié. Ah! quel beau règne, quel beau règne!...—et, tirant de sa poche une petite tabatière en or, il l'ouvrit, et en aspira vivement le contenu.—Quel beau règne aurait pu être celui de l'Empereur Alexandre!—Il regarda Balachow avec un air de compassion, et se remit à parler aussitôt que celui-ci tenta de dire quelques mots:—Que pouvait-il désirer et chercher de mieux que mon amitié?—poursuivit-il en haussant les épaules.—Non, il a trouvé préférable de s'entourer de mes ennemis, tels que les Stein, les Armfeldt, les Bennigsen, les Wintzingerode! Stein, un traître chassé de sa patrie; Armfeldt, un intrigant corrompu; Wintzingerode, un déserteur français; Bennigsen, plus militaire que les autres, mais tout aussi insuffisant, Bennigsen, qui n'a rien su faire en 1807, et dont la présence seule aurait dû lui rappeler d'horribles souvenirs!... Supposons qu'ils soient capables,—continua Napoléon, entraîné par les arguments qui se succédaient en foule dans son esprit à l'appui de sa force et de son droit, ce qui revenait au même à ses yeux.—Mais non, ils ne sont bons à rien, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Barclay est le meilleur d'entre eux, dit-on, mais je ne saurais être de cet avis, à en juger par ses premières marches.... Et que font-ils tous ces courtisans? Pfuhl propose, Armfeldt discute, Bennigsen examine et Barclay, appelé pour agir, ne sait quel parti prendre! Bagration est le seul homme de guerre: il est bête, mais il a de l'expérience, du coup d'oeil et de la décision!... Et quel est, je vous prie, le rôle que joue votre jeune Empereur au milieu de toutes ces nullités, qui le compromettent et finissent par le rendre responsable des faits accomplis? Un souverain ne doit être à l'armée que quand il est général!—Et il lança ces paroles comme un défi à l'Empereur, sachant parfaitement à quel point celui-ci tenait à passer pour un bon capitaine.—Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n'avez pas su défendre Vilna!... Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure!

—Pardon, Sire,—dit enfin Balachow, qui suivait avec peine ce feu roulant de paroles,—les troupes brûlent au contraire du désir....

—Je sais tout, dit Napoléon en l'interrompant de nouveau, tout, entendez-vous.... Je connais aussi bien le chiffre de vos bataillons que celui des miens. Vous n'avez pas 200 000 hommes sous les armes, et, moi, j'en ai trois fois autant! Je vous donne ma parole d'honneur, ajouta-t-il en oubliant que sa parole ne pouvait guère inspirer de confiance, que j'ai 530 000 hommes de ce côté de la Vistule.... Les Turcs ne vous seront d'aucun secours, ils ne valent rien, et ils ne vous l'ont que trop prouvé, en faisant la paix avec vous! Quant aux Suédois, ils sont prédestinés à être gouvernés par des fous; dès que leur roi a eu perdu la raison, ils en ont choisi un autre, tout aussi fou que lui.... Bernadotte! car, quand on est Suédois, il faut être fou pour s'allier avec la Russie!...» Et Napoléon, souriant méchamment, porta de nouveau sa tabatière à son nez.

Balachow, dont les réponses étaient toutes prêtes, laissait involontairement échapper des gestes d'impatience, sans parvenir à arrêter ce déluge de paroles. À propos de la prétendue folie des Suédois, il aurait pu objecter qu'avec l'alliance de la Russie, la Suède devenait une île, mais Napoléon se trouvait dans cet état d'irritation sourde où l'on a besoin de parler et de crier, pour se prouver à soi-même qu'on a raison. La situation devenait pénible pour Balachow: il craignait d'être atteint dans sa dignité d'ambassadeur, s'il ne répliquait rien, mais, comme homme, il se repliait en lui-même devant l'aberration de cette colère sans cause; il comprenait que tout ce qu'il venait d'entendre n'avait aucune valeur, et que Napoléon en aurait honte tout le premier lorsqu'il se serait calmé; aussi tenait-il ses yeux baissés, afin d'éviter le regard du petit homme, dont il ne voyait que les grosses jambes qui se mouvaient et s'agitaient en tous sens.

«Et que me font, après tout, vos alliés? J'en ai, moi aussi... j'ai les Polonais, avec leurs 80 000 hommes, qui se battent comme des lions... et ils en auront bientôt 200 000 sur pied!»

Excité de plus en plus par la conscience même de son mensonge et par le silence de Balachow, qui continuait à garder un calme imperturbable, il se rapprocha brusquement, se planta droit devant lui, et, gesticulant de ses mains blanches, il s'écria, d'une voix saccadée, et blême de fureur:

«Sachez que si vous soulevez la Prusse contre moi, je l'effacerai de la carte de l'Europe!... et vous, je vous rejetterai au delà de la Dvina, et du Dniéper... et j'élèverai contre vous la barrière que l'aveugle et coupable Europe a laissé abattre!... Oui, voilà ce qui vous attend, et ce que vous aurez gagné en vous éloignant de moi!»

Puis, recommençant à se promener de long en large, il prit de nouveau la tabatière qu'il venait de remettre dans sa poche, la porta plusieurs fois à son nez, et s'arrêta enfin devant le général russe, qu'il regarda d'un air ironique:

«Et pourtant, murmura-t-il, quel beau règne aurait pu avoir votre maître!»

Balachow lui répondit que la Russie n'envisageait point les choses sous un aspect aussi sombre, et qu'elle comptait sur un succès certain. Napoléon daigna faire une inclination de tête qui voulait dire: «Je comprends, votre devoir est de parler ainsi, mais vous n'en croyez pas un mot, je vous ai convaincu du contraire!»

Le laissant achever sa réponse, Napoléon huma une nouvelle prise de tabac, et frappa du pied le plancher. C'était un signal, car, à l'instant, les portes s'ouvrirent, et un chambellan offrit à l'Empereur son chapeau et ses gants, en s'inclinant avec respect devant lui, tandis qu'un autre lui tendait son mouchoir de poche. Il n'eut pas l'air de les voir.

«Assurez en mon nom votre Empereur, continua-t-il, que je lui suis dévoué comme par le passé; je le connais, et j'apprécie hautement ses grandes qualités. Je ne vous retiens plus, général; vous recevrez ma réponse à l'Empereur...» Et, saisissant son chapeau, il marcha rapidement vers la sortie; sa suite se précipita aussitôt sur l'escalier pour le précéder et l'attendre au bas du perron.

VII

Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait plus demander, et éviterait même de le voir, lui, l'ambassadeur humilié, témoin de son emportement déplacé. Mais, à sa grande surprise, il fut invité par Duroc à la table de l'Empereur pour ce même jour. Bessières, Caulaincourt et Berthier y dînaient également.

Napoléon reçut Balachow avec affabilité et sans laisser percer dans son accueil plein de bonne humeur la moindre trace d'embarras: c'était lui, au contraire, qui tâchait de mettre son hôte à l'aise. Il était si convaincu d'être infaillible, que tous ses actes, qu'ils s'accordassent ou non avec la loi du bien et du mal, devaient forcément être justes, du moment qu'ils étaient siens.

Sa promenade à cheval par les rues de Vilna, où le peuple se portait en masse à sa rencontre en l'acclamant avec enthousiasme, où sur son passage toutes les fenêtres étaient pavoisées de tapis et de drapeaux, et où les dames polonaises agitaient leurs mouchoirs en le saluant, l'avait fort bien disposé.

Il s'entretint avec Balachow aussi cordialement que s'il faisait partie de son entourage, de ceux qui approuvaient ses plans, et qui se réjouissaient de ses succès. La conversation tombant entre autres sur Moscou, il le questionna sur la grande ville, comme aurait pu le faire un voyageur désireux de se faire renseigner sur un nouveau pays qu'il compte visiter, avec la persuasion que son interlocuteur devait, en sa qualité de Russe, se trouver flatté de l'intérêt qu'il témoignait:

«Combien Moscou possède-t-il d'habitants, de maisons, d'églises? L'appelle-t-on vraiment la ville sainte?» demanda-t-il, et à la réponse, que lui fit Balachow qu'il y avait plus de deux cents églises:

«À quoi bon cette quantité? répliqua-t-il.

—Les Russes sont très pieux, dit le général.

—Il est du reste à observer qu'un grand nombre d'églises dénote toujours chez un peuple une civilisation arriérée,» repartit Napoléon en se retournant vers Caulaincourt.

Balachow exprima respectueusement un avis contraire:

«Chaque pays a ses usages, dit-il.

—Peut-être, mais rien de pareil ne se rencontre plus en Europe, objecta Napoléon.

—Que Votre Majesté veuille bien m'excuser, mais, en dehors de la Russie, il y a l'Espagne, où le chiffre des églises et des couvents est incalculable.»

Cette réponse, qui produisit grand effet à la cour de l'Empereur Alexandre, comme Balachow le sut plus tard, car elle rappelait la récente défaite des Français en Espagne, n'en fit aucun à la table de Napoléon, où elle passa inaperçue.

Les visages indifférents de messieurs les maréchaux disaient qu'ils n'en avaient compris ni le sel ni l'intention calculée: «Si cela avait été spirituel, nous l'aurions deviné, semblaient-ils dire, donc il n'en est rien». Napoléon en saisit si peu la portée, qu'il s'adressa aussitôt à Balachow en le priant naïvement de lui indiquer les villes situées sur le parcours le plus direct entre Vilna et Moscou. L'ambassadeur, qui pesait chacune de ses paroles, répondit que, de même que tout chemin menait à Rome, tout chemin menait aussi à Moscou; qu'il y en avait plusieurs, entre autres celui qui passait par Poltava, et que Charles XII avec choisi! Il avait eu à peine le temps de s'applaudir, à part lui, de cet heureux à propos, que Caulaincourt changea de sujet de conversation en énumérant les difficultés de la route entre Pétersbourg et Moscou.

On prit ensuite le café dans le cabinet de Napoléon, qui, s'asseyant et portant à ses lèvres une tasse en porcelaine de Sèvres, indiqua un siège à Balachow.

Il existe dans l'homme une involontaire disposition d'esprit qui s'empare de lui généralement après le dîner; elle a le privilège de le rendre satisfait et content de lui-même, et de lui faire trouver partout des amis! Napoléon subissait cette influence: comme le commun des mortels, il lui semblait n'être entouré dans ce moment que d'adorateurs au même degré, sans en excepter Balachow.

«Ce cabinet, dit-il en s'adressant à lui avec un sourire aimable quoique railleur, est, à ce qu'il paraît, celui qu'occupait l'Empereur Alexandre. Avouez, général, que la coïncidence est au moins étrange.» Il semblait persuadé que cette réflexion, preuve évidente de sa supériorité sur l'Empereur de Russie, ne pouvait qu'être agréable à son interlocuteur.

Balachow se borna à lui faire une inclination de tête affirmative.

«Oui, dans cette pièce, il y a quatre jours, Stein et Wintzingerode se concertaient, poursuivit Napoléon d'un ton toujours railleur. Je ne puis vraiment comprendre que l'Empereur Alexandre se soit rapproché de mes ennemis personnels... je ne le comprends pas!... Il n'a donc pas réfléchi que je pouvais en faire autant?» Ces derniers mots réveillèrent en lui l'irritation à peine calmée du matin.

«Qu'il sache que je le ferai, dit-il en se levant et en repoussant sa tasse. Je chasserai de l'Allemagne toute sa parenté, du Wurtemberg, de Bade, de Weimar.... Oui, je les chasserai! Qu'il leur prépare donc un refuge en Russie!»

Balachow fit un mouvement qui exprimait à la fois son désir de se retirer et ce qu'il y avait de pénible dans l'obligation où il se trouvait d'écouter sans rien répondre, mais Napoléon ne le remarqua pas, et il continua à le traiter, non comme l'ambassadeur de son ennemi, mais comme un homme dont le dévouement lui était forcément acquis, et qui devait se réjouir, à coup sûr, de l'humiliation infligée à celui qui avait été son maître.

«Pourquoi l'Empereur Alexandre a-t-il pris le commandement de ses armées? Pourquoi?... La guerre est mon métier, le sien est de régner! Pourquoi a-t-il assumé une telle responsabilité?» Napoléon ouvrit sa tabatière, fit quelques pas dans la chambre, puis, tout à coup, marcha brusquement vers Balachow.

«Eh bien, vous ne dites rien, admirateur et courtisan du Tsar?» lui demanda-t-il d'un ton moqueur, destiné à montrer clairement qu'il n'admettait pas qu'on pût, en sa présence, avoir la moindre admiration pour un autre que pour lui.... Les chevaux pour le général sont-ils prêts? ajouta-t-il en répondant par un signe de tête au salut de Balachow.... Donnez-lui les miens, il a loin à aller!»

Balachow, chargé par Napoléon d'une lettre pour l'Empereur Alexandre, la dernière qu'il lui écrivit, rendit compte au Tsar de l'accueil qui lui avait été fait... et la guerre éclata!

VIII

Le prince André quitta Moscou peu de temps après son entrevue avec Pierre, et se rendit à Pétersbourg; il disait que c'était pour ses affaires, mais en réalité c'était pour y découvrir Kouraguine, avec qui il tenait à avoir une rencontre. Kouraguine, averti par son beau-frère, s'empressa de s'éloigner, et obtint du ministre de la guerre un emploi dans notre armée de Moldavie. Koutouzow, en revoyant le prince André, qu'il avait toujours beaucoup aimé, lui offrit de l'attacher à son état-major; il venait d'être nommé général en chef de cette armée, et allait se rendre sur les lieux; le prince André accepta, et ils partirent ensemble.

Son intention était de se battre en duel avec Kouraguine, mais pour cela il fallait trouver un prétexte plausible, autrement il compromettrait la réputation de la comtesse Rostow; il cherchait donc à le rencontrer, mais il n'eut pas cette chance: Kouraguine était retourné en Russie dès qu'il avait eu vent de l'arrivée en Turquie du prince André. La vie lui sembla plus facile dans un nouveau pays et dans des conditions d'existence différentes du passé. La trahison de sa fiancée l'avait frappé d'un coup d'autant plus pénible, qu'il faisait tout son possible pour en cacher la violence, et le milieu qui avait été le témoin de son bonheur lui était devenu insupportable. Plus pénibles encore étaient pour lui cette liberté et cette indépendance qui jusque là lui avaient été si chères: il ne méditait plus sur les pensées que le ciel d'Austerlitz avait éveillées dans son âme, sur les pensées dont il aimait autrefois à s'entretenir avec Pierre, et qui avaient rempli sa solitude à Bogoutcharovo, en Suisse et à Rome; il craignait au contraire de se reporter aux horizons lointains qu'il avait alors entrevus et qui lui étaient apparus si lumineux dans leur infini. Les intérêts matériels de tous les jours l'absorbèrent maintenant d'autant plus, qu'ils n'avaient aucun rapport avec ceux de son passé. On aurait dit que ce ciel sans fin, qui s'étendait jadis au-dessus de sa tête, s'était transformé en une voûte sombre, pesante, limitée, exactement définie dans ses contours, qui n'avait plus rien, pour lui, ni de mystérieux ni d'éternel!

De toutes les occupations actives qu'il avait en vue, il n'y en avait pas de plus simple et de plus familière pour lui que le service militaire. Nommé général de service à l'état-major de Koutouzow, il étonna ce dernier par l'exactitude et l'ardeur qu'il apporta à remplir ses fonctions. N'ayant pu rejoindre Anatole en Turquie, il ne jugea pas nécessaire de le poursuivre en Russie: il sentait que ni le temps, ni le sentiment de mépris que lui inspirait Kouraguine, ni les raisons qui lui démontraient combien il lui était impossible de s'abaisser jusqu'à une rencontre avec lui, ne l'empêcheraient de provoquer cet homme la première fois qu'il le verrait; rien n'empêche, en effet, un homme affamé de se jeter sur la nourriture. Le sentiment de l'injure qu'il n'avait pas vengée, de la colère qu'il n'avait pas épanchée, et qui restait amassée dans le fond de son coeur, empoisonnait le calme factice avec lequel il remplissait les obligations multiples de son service.

Lorsque en 1812 arrivèrent à Bucharest (où depuis deux mois Koutouzow passait ses jours et ses nuits chez sa Valaque bien-aimée) les nouvelles de la guerre avec Napoléon, le prince André sollicita l'autorisation de passer à l'armée de l'Ouest. Koutouzow, qui lui en voulait de son zèle, et y voyait un reproche vivant à sa paresse, donna volontiers son consentement, et chargea Bolkonsky d'une mission pour Barclay de Tolly.

Avant de rejoindre l'armée, qui au mois de mai était campée à Drissa, il s'arrêta à Lissy-Gory, qui se trouvait sur son chemin. Durant les trois dernières années il avait tant pensé et tant réfléchi, passé par tant d'épreuves, et vu tant de choses dans ses voyages, qu'il ressentit une impression étrange en retrouvant à Lissy-Gory le même genre d'existence, immuable dans ses moindres détails. À peine eut-il franchi la massive porte en maçonnerie et l'allée qui menait au château, qu'il crut entrer dans une habitation enchantée où régnait le sommeil; dans l'intérieur, c'était le même calme, la même exquise propreté, le même mobilier, les mêmes murs, les mêmes parfums et les mêmes visages, quoiqu'un peu vieillis. La princesse Marie, toujours opprimée, toujours timide et laide, voyait s'envoler une à une ses plus belles années, sans qu'un rayon de joie ou d'affection se mêlât à ses craintes et à ses inquiétudes. Mlle Bourrienne, au contraire, jouissant de chaque minute de son existence, se forgeait comme d'habitude les plus charmantes espérances. C'était toujours la même coquette personne, satisfaite d'elle-même, avec une dose d'assurance en plus! L'instituteur amené de Suisse, nommé Dessalles, portait une redingote de drap russe, parlait russe tant bien que mal aux gens de la maison, mais, tout comme à son arrivée, c'était le même excellent homme, un peu pédant et quelque peu borné. Le vieux prince avait perdu une dent, une seule dent, mais le vide qu'elle avait laissé dans sa bouche n'y était que trop visible; son moral n'avait point changé, son irritation et son scepticisme à l'endroit de toutes choses n'avaient fait plutôt que s'accroître avec l'âge. Seul Nicolouchka, avec ses joues roses et ses cheveux châtains tombant en boucles sur son cou, avait grandi et s'amusait à coeur joie; lorsqu'il riait, la lèvre supérieure de sa jolie bouche se relevait exactement comme celle de sa mère: seul il se révoltait contre le joug de l'immuable dans ce château ensorcelé. Cependant, bien que les apparences fussent restées les mêmes, les rapports intimes entre les habitants de Lissy-Gory s'étaient sensiblement modifiés: il existait deux camps dans cet intérieur, deux camps ennemis, qui ne s'entendaient jamais, mais qui, pour le prince André, renoncèrent momentanément à leurs habitudes. L'un se composait du vieux prince, de Mlle Bourrienne et de l'architecte; l'autre, de la princesse Marie, du petit Nicolas, de son gouverneur, de la vieille bonne et de toutes les femmes de la maison.

Pendant son séjour on dîna ensemble, mais, en voyant l'embarras général, il s'aperçut bientôt qu'on le traitait comme un étranger en l'honneur de qui on faisait une exception. Il le sentit si bien, qu'il en fut gêné à son tour, et se réfugia dans un silence absolu. Cette situation tendue, trop visible pour passer inaperçue, rendit son père morose et taciturne, et aussitôt après dîner il se retira chez lui. Lorsque le prince André alla le trouver dans le courant de la soirée, et essaya de l'intéresser au récit de la campagne du jeune comte Kamensky, le vieux prince, au lieu de l'écouter, se répandit en invectives sur la conduite de la princesse Marie, sur ses superstitions et sur son inimitié envers Mlle Bourrienne, le seul être, assurait-il, qui lui fût sincèrement attaché....

«Sa fille lui rendait la vie dure, c'est pour cela qu'il était toujours malade... et elle gâtait l'enfant par son excès d'indulgence et ses sottes idées!»

Au fond de son coeur il sentait bien qu'elle ne méritait pas cette pénible existence, et qu'il était son bourreau, mais il savait aussi qu'il ne pourrait jamais cesser de l'être et de la tourmenter.

«Pourquoi André, qui a tout remarqué, ne me parle-t-il pas de sa soeur? s'était-il dit. Il croit donc que je suis un monstre, un imbécile qui, pour me ménager les bonnes grâces de la française, me suis éloigné sans raison de ma fille?... Il ne comprend rien, il faut tout lui expliquer, il faut qu'il me comprenne!

—Je ne vous en aurais pas parlé si vous ne me l'eussiez pas demandé, répondit le prince André à cette confidence inattendue, sans lever les yeux sur son père, qu'il condamnait pour la première fois de sa vie.... Mais, puisque vous le désirez, je vous en parlerai franchement: s'il est survenu un malentendu entre vous et Marie, ce n'est pas elle que j'en accuse, car je sais combien elle vous respecte et vous aime.... S'il y en a un,—poursuivit-il en s'échauffant peu à peu, ce qui du reste lui était devenu habituel depuis quelque temps,—je ne saurais en attribuer la cause qu'à la présence d'une femme indigne d'être la compagne de ma soeur!» Le vieux prince, les yeux fixés sur lui, l'avait d'abord écouté sans mot dire: un sourire forcé laissait apercevoir la brèche causée par la dent absente, et à laquelle son fils ne parvenait pas à s'habituer.

«Quelle compagne, mon ami? Ah! on t'a déjà parlé? Ah!...

—Mon père, je n'ai nulle envie de vous juger, répliqua le prince André d'un ton sec. C'est vous qui m'y avez forcé, j'ai dit et je dirai toujours que Marie n'est pas coupable: la faute en est à ceux qui..., à cette Française enfin!

—Ah! tu me juges, tu me juges!» dit le vieux d'une voix calme, dans le ton de laquelle son fils crut même deviner un certain embarras; mais tout à coup, bondissant sur ses pieds, il s'écria avec fureur: «Hors d'ici, va-t'en! Que je ne te voie plus! Va-t'en!»

Le prince André résolut de quitter Lissy-Gory sans retard, mais sa soeur le supplia de lui accorder encore un jour; le vieux prince ne se montra plus, n'admit chez lui que Mlle Bourrienne et Tikhone, et demanda, à plusieurs reprises, si son fils était parti. Avant de se mettre en route, le prince André alla voir son enfant, qui lui sauta sur les genoux, lui demanda l'histoire de Barbe-Bleue, et l'écouta avec une attention soutenue; mais son père s'arrêta soudain sans achever l'histoire, et tomba dans une profonde rêverie, dans laquelle Nicolouchka n'entrait pour rien: il pensait à lui-même, et sentait avec effroi que la querelle avec son père ne lui avait laissé aucun remords, et qu'ils se séparaient brouillés pour la première fois. Ce qui l'étonnait aussi et l'affligeait, c'est que la vue de son enfant n'éveillait plus en lui la tendresse accoutumée.

«Et après? raconte-moi donc la fin,» lui disait le petit garçon; mais son père, sans lui répondre, l'enleva de dessus ses, genoux, le posa à terre et sortit de la chambre.

Lorsque le prince André se retrouvait dans le milieu où il avait été heureux autrefois, il éprouvait un tel dégoût de la vie, qu'il avait hâte de s'éloigner de ces souvenirs et de se créer une occupation nouvelle: c'était là le secret de son apparente indifférence.

«André, tu nous quittes décidément? lui dit sa soeur.

—Dieu soit loué! Je suis libre de m'en aller; je regrette que tu ne puisses pas en faire autant!

—Pourquoi parler ainsi, à présent que tu vas à la guerre, à cette terrible guerre? reprit la princesse Marie. Il est si âgé! Mlle Bourrienne m'a dit qu'il avait demandé après toi...» Et ses lèvres tremblèrent, et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Le prince André se détourna sans proférer une parole:

«Mon Dieu! s'écria-t-il tout à coup, en marchant dans la chambre.... Se dire que des choses ou des êtres aussi misérables peuvent causer le malheur d'autrui!» La violence de son accent effraya sa soeur, qui comprit que sa réflexion s'appliquait non seulement à Mlle Bourrienne, mais aussi à l'homme qui avait tué son bonheur!

«André, je t'en supplie,—dit-elle, en lui touchant légèrement le bras, les yeux rayonnants au travers de ses larmes;—ne crois pas que la douleur provienne des hommes... ils ne sont que les instruments de Dieu!» Son regard, passant pardessus la tête de son frère, se fixa dans l'espace, comme s'il était habitué à y trouver une image chère et familière: «La douleur nous est envoyée par Lui: les hommes n'en sont pas responsables. Si quelqu'un te semble avoir eu des torts envers toi, oublie-les et pardonne. Nous n'avons pas le droit de punir: tu comprendras, toi aussi, un jour, le bonheur de pardonner.

—Si j'avais été femme, Marie, je l'aurais fait sans aucun doute: pardonner, c'est la vertu de la femme; mais pour l'homme, c'est bien différent: il ne peut et ne doit ni oublier ni pardonner!...» Si ma soeur m'adresse cette prière, pensa-t-il, cela veut dire que j'aurais dû m'être vengé depuis longtemps!... Et sans plus écouter le sermon qu'elle continuait à lui faire, il se représenta avec une haineuse satisfaction l'heureux moment où il rencontrerait Kouraguine, qu'il savait être à l'armée.

La princesse Marie engagea son frère à rester encore vingt-quatre heures: elle était sûre, disait-elle, que son père serait malheureux de le voir partir sans s'être réconcilié avec lui. Mais il fut d'un avis contraire, et l'assura que leur brouille s'envenimerait s'il retardait son départ, que son absence serait courte, et qu'il écrirait à son père.

«Adieu, André, rappelez-vous que les malheurs viennent de Dieu, et que les hommes ne sont jamais coupables!» Telles furent les dernières paroles de la princesse Marie.

«Cela doit sans doute être ainsi! se dit le prince André en quittant la grande avenue de Lissy-Gory.... Innocente victime, elle est destinée à être martyrisée par un vieillard à demi fou, qui sent ses torts, mais qui ne peut plus refaire son caractère.... Mon fils grandit, sourit à la vie, et, tout comme un autre, il dupera et sera dupé!... Et moi je me rends à l'armée... pourquoi faire? Je n'en sais rien, à moins que ce ne soit pour me battre avec l'homme que je méprise, et lui donner ainsi l'occasion de me tuer et de se moquer ensuite de moi!»

Bien que les éléments qui composaient son existence fussent les mêmes qu'autrefois, ils ne lui apportaient plus aujourd'hui que des impressions sans lien entre elles, et isolées.

IX

Le prince André arriva à la fin de juin au quartier général. La première armée, celle que l'Empereur commandait, occupait sur la Drissa un camp retranché. La seconde, qui en était séparée, disait-on, par des forces ennemies considérables, se repliait pour la rejoindre. Il régnait des deux côtés un grand mécontentement, causé par la marche générale des opérations militaires, mais il ne venait à l'idée de personne de craindre une invasion étrangère dans les gouvernements russes, et de croire que la guerre pût être portée au delà des provinces polonaises de l'Ouest.

Le prince André trouva Barclay de Tolly établi sur les bords mêmes de la Drissa, à quatre verstes de l'endroit où était l'Empereur. Comme il n'y avait ni village ni bourg aux environs du camp, les nombreux généraux et les nombreux dignitaires de la cour s'étaient emparés des meilleures habitations sur les deux rives de la rivière, sur une longueur de plus de dix verstes. L'accueil de Barclay de Tolly fut sec et raide: il annonça à Bolkonsky qu'il en référerait à Sa Majesté pour lui procurer un emploi, et le pria, en attendant, de faire partie de son état-major. Kouraguine n'était plus à l'armée, mais à Pétersbourg, et cette nouvelle réjouit le prince André. Il fut heureux d'être délivré pour un temps des pensées que ce nom évoquait dans son âme, et de pouvoir s'abandonner en entier à l'intérêt qu'éveillait en lui la grande guerre qui commençait. Sans emploi auprès de personne, il consacra les quatre premiers jours à l'inspection du camp, dont il parvint à se former une idée exacte en s'aidant de ses propres lumières, et en questionnant ceux qui étaient capables de le renseigner. Les avantages de ce camp restèrent pour lui à l'état de problème: son expérience lui avait déjà plus d'une fois démontré que les plans les plus savamment combinés et les mieux étudiés n'ont souvent dans l'art militaire qu'une mince valeur.... Il l'avait bien vu à Austerlitz, et il comprenait mieux que jamais, depuis ce jour-là, que la victoire dépend surtout de l'habileté à prévoir et à parer les mouvements inattendus de l'ennemi, et du coup d'oeil et de l'intelligence des personnes chargées de la direction des opérations militaires. Afin de mieux éclairer cette dernière question, il ne négligea rien pour s'initier aux détails de l'administration et pour lire dans le jeu des généraux qui avaient voix au chapitre.

Pendant le séjour de l'Empereur à Vilna, l'armée avait été divisée en trois corps: le premier fut placé sous le commandement de Barclay de Tolly, le second sous celui de Bagration, le troisième sous celui de Tormassow. L'Empereur se trouvait avec le premier, sans y remplir toutefois les fonctions de commandant en chef, et l'ordre du jour annonçait sa présence, sans ajouter le moindre commentaire. Il n'avait avec lui aucun état-major spécial, mais seulement l'état-major du quartier général impérial, dont le chef était le général quartier-maître prince Volkonsky, et qui était composé d'une foule de généraux, d'aides de camp, de fonctionnaires civils pour la partie diplomatique et d'un grand nombre d'étrangers: par le fait, il n'existait donc pas d'état-major de l'armée. On voyait, auprès de la personne de l'Empereur, Araktchéïew, l'ex-ministre de la guerre, le Comte Bennigsen le doyen des généraux, le césarévitch grand-duc Constantin, le chancelier Comte Roumiantzow, Stein, l'ancien ministre de Prusse, Armfeld général suédois, Pfuhl, le principal organisateur du plan de campagne, Paulucci, général aide de camp, un réfugié sarde, Woltzogen, et plusieurs autres. Quoiqu'ils fussent tous attachés à Sa Majesté sans mission particulière, ils avaient cependant une telle influence, que le commandant en chef lui-même ne savait souvent de qui émanait le conseil reçu, ou l'ordre donné sous forme d'insinuation, par Bennigsen, par le grand-duc ou par tout autre; s'ils parlaient de leur propre chef, ou s'ils ne faisaient que transmettre la volonté impériale, et en définitive s'il fallait, oui ou non, les écouter? Ils faisaient partie de la mise en scène générale: leur présence et celle de l'Empereur, parfaitement définies à leur point de vue, comme courtisans (et tous le deviennent dans l'intimité du Souverain), signifiaient clairement que, malgré le refus de ce dernier de prendre le titre de général en chef, le commandement des trois corps d'armée n'en était pas moins entre ses mains et son entourage représentait, par suite, son conseil immédiat et intime. Araktchéïew, le garde du corps de Sa Majesté, était également l'exécuteur, de ses volontés; Bennigsen, qui était grand propriétaire dans le gouvernement de Vilna, et qui semblait n'avoir eu d'autre souci que d'en faire les honneurs à son Souverain, jouissait d'une excellente réputation militaire, et on le gardait sous la main pour remplacer à l'occasion Barclay de Tolly. Le grand-duc y était pour son plaisir personnel; l'ex-ministre Stein, comme conseiller, vu la haute estime que lui valaient ses qualités; grâce à son assurance, et à la conviction qu'il avait de ses propres mérites, Armfeld, le haineux ennemi de Napoléon, était très écouté par Alexandre; Paulucci faisait partie de la phalange, parce qu'il était hardi et décidé; les aides de camp généraux, parce qu'ils suivaient l'Empereur partout, et enfin Pfuhl, parce qu'après avoir imaginé et fait le plan de campagne, il était parvenu à le faire accepter comme parfait dans son ensemble. C'était ce dernier en réalité qui menait la guerre. Woltzogen attaché à sa personne, plein d'amour-propre, de confiance en lui-même, et d'un mépris absolu pour toutes choses, n'était qu'un théoricien de cabinet, chargé de revêtir les idées de Pfuhl d'une forme plus élégante.

En dehors de tous ces hauts personnages, il y avait encore une quantité d'individus en sous-ordre, russes et étrangers, dépendant de leurs chefs respectifs: les étrangers se faisaient remarquer surtout par la témérité et la variété de leurs combinaisons militaires, conséquence toute naturelle du fait de servir dans un pays qui n'était pas le leur.

Au milieu du courant d'opinions si diverses qui agitait ce monde brillant et orgueilleux, le prince André ne tarda pas à constater l'existence de plusieurs partis qui se détachaient visiblement de la masse.

Le premier se composait de Pfuhl et de ses adhérents, les théoriciens de l'art de la guerre, ceux qui croyaient à l'existence de ses lois immuables, aux lois des mouvements obliques et des mouvements de flanc; ceux-là voulaient que, conformément à cette prétendue théorie, on se repliât dans l'intérieur du pays, et considéraient la moindre infraction à ces règles fictives, comme une preuve de barbarie, d'ignorance et même de malveillance. Ce parti comprenait les princes allemands, les Allemands en général, Woltzogen, Wintzingerode, et plusieurs autres encore.

Le second parti, le parti adverse, tombait, comme il arrive souvent, dans l'extrême opposé, en demandant à marcher sur la Pologne, et à ne pas suivre un plan déterminé à l'avance: audacieux et entreprenant, il représentait la nationalité du pays, et n'en était par suite que plus exclusif dans la discussion. Parmi les Russes qui commençaient à s'élever, il y avait Bagration et Ermolow: il avait, dit-on, demandé un jour à l'Empereur la faveur d'être promu au grade d'»Allemand»! Ce parti ne cessait de répéter, en se souvenant des paroles de Souvorow, qu'il était inutile de raisonner et de piquer des épingles sur les cartes, qu'il fallait se battre, mettre l'ennemi en déroute, ne pas le laisser pénétrer en Russie, et ne pas donner à l'armée le temps de se démoraliser.

Le troisième parti, celui qui inspirait le plus de confiance à l'Empereur, était composé de courtisans, médiateurs entre les deux premiers, peu militaires pour la plupart, qui pensaient et disaient ce que pensent et disent d'habitude ceux qui, n'ayant point de conviction arrêtée, tiennent cependant à ne pas le laisser paraître. Ils prétendaient donc que la guerre contre un génie comme Bonaparte (il était redevenu Bonaparte pour eux) exigeait sans aucun doute de savantes combinaisons, de profondes connaissances dans l'art de la guerre; que Pfuhl y était certainement passé maître, mais que l'étroitesse de son jugement, ce défaut habituel des théoriciens, s'opposait à ce qu'on eût en lui une confiance absolue: qu'il fallait par conséquent tenir compte aussi de l'opinion de ses adversaires, des gens du métier, des gens d'action, dont l'expérience était certaine, afin de réunir les avis les plus sages, pour s'en tenir à un juste milieu. Ils insistaient sur la nécessité de conserver le camp de Drissa, d'après le plan de Pfuhl, en changeant toutefois les dispositions relatives aux deux autres armées. De cette façon, il est vrai, on n'atteignait aucun des deux buts proposés, mais les personnes de ce parti, auquel appartenait également Araktchéïew, pensaient que c'était là encore la meilleure des combinaisons.

Le quatrième courant d'opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s'élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s'était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n'avait pu se retirer de la mêlée qu'au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité: redoutant Napoléon et sa force, ils ne voyaient chez eux et autour d'eux qu'impuissance et faiblesse, et le répétaient hautement: «Il ne résultera de tout cela, disaient-ils, que le malheur, la honte et la défaite! Nous avons abandonné Vilna, puis Vitebsk, voici maintenant que nous allons abandonner aussi la Drissa,.... Il ne nous reste qu'une chose raisonnable à faire: conclure la paix le plus tôt possible, avant d'être chassés de Pétersbourg!»

Cette opinion trouvait de l'écho dans les hautes sphères de l'armée, dans la capitale, et chez le chancelier comte Roumiantzow, partisan déclaré de la paix, pour d'autres raisons d'État.

Le cinquième parti soutenait Barclay de Tolly, tout simplement parce qu'il était ministre de la guerre et général en chef: «On a beau dire, assurait-on de ce côté, c'est, malgré tout, un homme honnête et capable... de meilleur, il n'y en a pas.... La guerre n'étant possible qu'avec une unité de pouvoir, donnez-lui un pouvoir véritable, et vous verrez qu'il fera ses preuves, comme il les a faites en Finlande. Si nous avons encore une armée bien organisée, une armée qui s'est repliée jusqu'à la Drissa sans subir de défaite, c'est à lui que nous en sommes redevables; tout serait perdu si l'on nommait Bennigsen à sa place, car il a démontré en 1807 son incapacité.»

Le sixième groupe, au contraire, portait haut Bennigsen; personne, à son avis, n'était plus actif, plus entendu que Bennigsen, et l'on serait bien obligé de l'employer: «La preuve, ajoutait-on, c'est que notre retraite de la Drissa n'était qu'une série ininterrompue de fautes et d'insuccès... et plus il y en aura, mieux cela vaudra: on comprendra alors qu'il est impossible de continuer. Ce n'est pas un Barclay qu'il nous faut, c'est un Bennigsen, un Bennigsen qui s'est distingué en 1807, à qui Napoléon lui-même a rendu justice, et aux ordres duquel on se soumettrait volontiers.»

La septième catégorie comprenait un assez grand nombre de personnes, comme il s'en rencontre toujours auprès d'un jeune empereur, des généraux et des aides de camp, passionnément attachés à l'homme plutôt qu'au Souverain, l'adorant avec sincérité et désintéressement, comme l'avait adoré Rostow en 1808, et ne voyant en lui que qualités et vertus. Ceux-ci exaltaient sa modestie qui se refusait à prendre en mains le commandement de l'armée, tout en le blâmant de cette défiance exagérée: «Il devait, disaient-ils, se mettre franchement à la tête des troupes, former auprès de sa personne l'état-major du commandant en chef, prendre conseil des théoriciens aussi bien que des praticiens expérimentés, et conduire lui-même au combat ses soldats, que sa seule présence exalterait jusqu'au délire!»

Le huitième parti, le plus nombreux, dans la proportion de 99 à 1 par rapport aux précédents, se composait de ceux qui ne désiraient particulièrement ni la paix ni la guerre: faire un mouvement offensif, rester dans un camp retranché sur la Drissa ou ailleurs, leur était aussi indifférent que de se voir commandés par l'Empereur en personne, par Barclay de Tolly, par Pfuhl ou par Bennigsen; leur but unique et essentiel était d'attraper au vol le plus, d'avantages et d'amusements possible. Se mettre, en avant, se faire valoir dans ce bas-fond d'intrigues ténébreuses et enchevêtrées qui s'agitaient au quartier impérial, leur était plus facile qu'ailleurs en temps de paix. L'un, pour ne pas perdre sa position, soutenait Pfuhl aujourd'hui, devenait son adversaire le lendemain, et, le jour suivant, assurait, pour se dégager de toute responsabilité et pour plaire à l'Empereur, qu'il n'avait aucune conviction, arrêtée à l'endroit de tel ou tel projet. Un autre, désireux de se bien poser, s'emparait d'une observation faite en passant par l'Empereur, pour la développer au conseil suivant, criait à tue-tête, gesticulait, se disputait, provoquait au besoin ceux qui étaient d'un avis contraire, afin d'attirer l'attention du Souverain et de témoigner de son dévouement au bien général. Un troisième profitait sans bruit d'une occasion favorable et de l'absence de ses ennemis pour demander, dans l'intervalle de deux conseils, et pour obtenir un secours d'argent en récompense de ses loyaux services, sachant à merveille qu'on aurait plus vite fait dans les circonstances présentes de lui accorder sa requête que de la lui refuser. Le quatrième se trouvait constamment, et par un pur effet du hasard, sur le chemin de l'Empereur, qui le voyait toujours accablé de travail. Le cinquième, afin de se faire inviter à la table impériale, défendait ou attaquait avec violence une opinion nouvellement adoptée, en se servant d'arguments plus ou moins justes.

Ce parti n'avait en vue que d'avoir à tout prix des croix, des rangs, de l'argent, et ne s'occupait que de suivre les fluctuations de la faveur impériale: à peine avait-elle pris une direction, que cette population de fainéants se portait tout entière de ce côté, si bien qu'il devenait parfois difficile à l'Empereur d'agir dans un autre sens; à cause de la gravité du danger qui menaçait l'avenir et qui donnait à la situation un caractère d'agitation vague et fiévreuse, à cause de ce tourbillon de brigues, d'amours-propres, de collisions constantes d'opinions, de sentiments divers, ce dernier groupe, le plus considérable de tous, n'ayant que ses intérêts en vue, contribua singulièrement à rendre la marche de l'ensemble plus tortueuse et plus compliquée. Cet essaim de bourdons, se précipitant en avant dès qu'il s'agissait de débattre une nouvelle question, sans avoir même résolu la précédente, assourdissait leur monde au point d'étouffer la voix de ceux qui discutaient sérieusement et franchement.

Au moment de l'arrivée du prince André à l'armée, un neuvième parti venait de se constituer, et commençait à se faire entendre: c'était celui des hommes d'État âgés, sages, expérimentés, qui, ne partageant aucun des avis mentionnés ci-dessus, savaient juger sainement ce qui se passait sous leurs yeux dans l'état-major du quartier impérial, et cherchaient un moyen de sortir de l'indécision et de la confusion générales.

Ils pensaient et disaient que le mal provenait principalement de la présence de l'Empereur et de sa cour militaire, qui avait amené avec elle cette versatilité de rapports conventionnels et incertains, commode peut-être à la cour, mais fatale assurément à l'armée. L'Empereur devait gouverner, et ne pas commander les troupes; son départ et celui de sa suite étaient la seule issue possible à cette situation, car sa présence seule entravait l'action de 80 000 hommes destinés à sa sûreté personnelle; et, à leur sens, le plus mauvais général en chef, du moment qu'il serait indépendant, vaudrait le meilleur généralissime paralysé dans sa liberté d'action par la présence et la volonté du Souverain.

Schichkow, le secrétaire d'État, l'un des membres les plus influents de ce parti, adressa, de concert avec Balachow et Araktchéïew, une lettre à l'Empereur, dans laquelle, usant de la permission qui leur avait été accordée de discuter l'ensemble des opérations, ils l'engageaient respectueusement à retourner dans sa capitale, afin d'exciter l'ardeur guerrière de son peuple, de l'enflammer par ses paroles, de le soulever pour la défense de la patrie, et de provoquer en lui cet élan enthousiaste qui devint plus tard une des causes du triomphe de la Russie, et auquel contribua jusqu'à un certain point la présence de Sa Majesté à Moscou. Le conseil, présenté sous cette forme, fut approuvé et le départ de l'Empereur décidé.

X

Cette lettre n'avait pas encore été portée à la connaissance de l'Empereur, lorsque Barclay annonça un jour au prince André, pendant le dîner, qu'il devait se rendre le même soir, à six heures, chez Bennigsen, Sa Majesté ayant témoigné le désir de le questionner en personne au sujet de la Turquie.

Dans le courant de la matinée, on avait reçu l'information complètement erronée, comme on le sut plus tard, d'un mouvement offensif de Napoléon; ce même jour, le colonel Michaud, en examinant avec l'Empereur les fortifications du camp de la Drissa, lui prouva que ce camp, élevé sur l'avis de Pfuhl, et regardé comme un chef-d'oeuvre, était un non-sens et pouvait causer la perte de l'armée russe.

Le prince André se présenta à l'heure indiquée chez Bennigsen, qui était logé dans une petite propriété particulière sur les bords de la Drissa; il n'y trouva que Czernichew, aide de camp de l'Empereur, qui lui raconta que celui-ci était allé une seconde fois, en compagnie du général Bennigsen et du marquis Paulucci, visiter les retranchements, sur l'utilité desquels on commençait à avoir des doutes très sérieux.

Czernichew lisait un roman près d'une des fenêtres de la première pièce, qui avait dû servir autrefois de salle de bal; on y voyait encore un orgue sur lequel on avait entassé des rouleaux de tapis: dans un des coins de l'appartement l'aide de camp de Bennigsen, harassé par le travail ou par le souper qu'il venait de faire, sommeillait sur un lit. Cette salle avait deux issues: l'une donnait dans un cabinet, l'autre s'ouvrait sur un salon, où l'on entendait plusieurs voix qui causaient en allemand et parfois en français. Là, sur l'ordre de l'Empereur, on avait convoqué non pas un conseil de guerre (car l'Empereur n'aimait pas ces sortes de désignations précises), mais une simple réunion des quelques personnes qu'il désirait consulter dans ce moment critique, afin d'éclaircir certaines questions. C'étaient Armfeld le Suédois, le général aide de camp Woltzogen, Wintzingerode, que Napoléon appelait le transfuge français, Michaud, Toll, le baron Stein, qui n'était pas un homme de guerre, et enfin Pfuhl, la grande cheville ouvrière, que le prince André eut tout le loisir d'étudier à son aise, car, arrivé avant lui, il le vit entrer et s'arrêter quelques secondes à causer avec Czernichew.

Bien qu'il ne l'eût jamais rencontré, il lui sembla au premier coup d'oeil qu'il le connaissait déjà depuis longtemps: il portait, aussi mal que possible, l'uniforme de général russe, et sa personne offrait une vague ressemblance avec les Weirother, les Mack, les Schmidt et une foule d'autres généraux théoriciens, qu'il avait vus agir en 1805. Celui-ci toutefois avait le don particulier de réunir en lui seul tout ce qui caractérisait les autres, et d'offrir à l'analyse du prince André le spécimen le plus complet d'un Allemand pur sang. De petite taille, maigre, mais carré d'épaules, d'une constitution solide, avec des omoplates larges et osseuses, il avait la figure sillonnée de rides et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux, lissés avec soin sur les tempes, pendaient sur la nuque en petites houppes isolées. Il avait l'air inquiet et fâché, comme s'il eût redouté tout ce qui se trouvait sur son chemin. Retenant gauchement son épée, il demanda en allemand à Czernichew où était l'Empereur. On voyait qu'il avait hâte d'en finir au plus tôt avec les saluts d'usage, et de s'asseoir devant les cartes étalées sur la table, car là il se sentait dans son élément. Il écouta, en souriant ironiquement, le récit de la visite de l'Empereur aux retranchements, qui étaient sa création, et ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents d'une voix de basse: «Imbécile! tout sera perdu... ce sera du propre alors!» Czernichew lui présenta le prince André, en ajoutant que ce dernier arrivait de Turquie, où la guerre s'était si heureusement terminée. Pfuhl daigna à peine l'honorer d'un regard: «Cette guerre-là vous aura sans doute offert un joli exemple de tactique!» se borna-t-il à dire avec un mépris écrasant, et il se dirigea vers le salon voisin.

Pfuhl, toujours irritable, l'était encore plus ce jour-là, par suite de l'examen et de la critique dont ses fortifications étaient l'objet. Cette courte entrevue suffit au prince André, en y ajoutant ses souvenirs d'Austerlitz, pour se faire une idée assez juste de son caractère. Pfuhl devait nécessairement être une de ces natures entières, qui poussent jusqu'au martyre l'assurance que leur donne la foi dans l'infaillibilité d'un principe. Ces natures-là on ne les rencontre que chez les Allemands, seuls capables d'une confiance aussi absolue dans une idée abstraite, telle que la science, c'est-à-dire la connaissance présumée d'une vérité certaine.

Pfuhl était en effet un adepte de la théorie du mouvement oblique, déduite par lui des guerres de Frédéric le Grand, et tout ce qui ne s'accordait pas avec cette théorie dans les campagnes modernes constituait, à ses yeux, des fautes si grossières, et des non-sens si monstrueux, que cet ensemble de combinaisons barbares ne pouvait, à son avis, mériter le nom de guerre et être un sujet d'étude.

Il avait été en 1806 le principal organisateur du plan de campagne qui avait abouti à Iéna et à Auerstaedt, sans que l'insuccès lui eût démontré la fausseté de son système. Il assurait au contraire que la violation de certaines lois en avait été seule cause, et se plaisait à répéter, avec une ironie satisfaite: «Je disais bien que cela irait à la diable!» Pfuhl poussait si loin l'amour de la théorie, qu'il arrivait à en perdre de vue le but pratique: l'application lui inspirait une profonde aversion, et il refusait de s'en occuper!

Les quelques mots qu'il échangea avec le prince André et Czernichew à propos de la guerre actuelle furent dits par lui du ton d'un homme qui prévoit un triste résultat et ne peut que le déplorer. Les houppettes de cheveux ébouriffés qui pendaient sur sa nuque, et les mèches bien lissées ramenées sur ses tempes étaient en harmonie avec l'expression de ses paroles, il passa ensuite dans le salon contigu, d'où l'on entendit aussitôt s'élever sa voix forte et grondeuse.

XI

Le prince André avait eu à peine le temps de tourner les yeux d'un autre côté, que le comte Bennigsen entra précipitamment, et, le saluant d'un signe de tête, passa dans la cabine en donnant des ordres à son aide de camp. Il avait précédé l'Empereur pour prendre quelques dispositions et le recevoir chez lui. Czernichew et Bolkonsky sortirent sur le perron: le Souverain descendait de cheval. Il avait l'air fatigué, et la tête inclinée en avant; on voyait qu'il écoutait avec ennui les observations que lui adressait Paulucci avec une véhémence toute particulière: il fit un pas en avant pour y couper court, mais l'Italien, rouge d'excitation et oubliant toute convenance, le suivit sans s'interrompre:

«Quant à celui qui a conseillé d'établir ce camp, le camp de Drissa,—disait-il, pendant que l'Empereur montait les marches de l'entrée, les yeux fixés sur le prince André, qu'il ne parvenait pas à reconnaître.—Quant à celui-là, Sire, répéta Paulucci d'un ton désespéré, sans pouvoir s'empêcher de continuer, je ne vois pas d'autre alternative pour lui que la maison jaune ou le gibet!»

Sans prêter la moindre attention à ces paroles, l'Empereur, qui avait enfin reconnu le nouveau venu, le salua gracieusement.

«Je suis charmé de te voir, lui dit-il. Va là-bas où ils sont tous réunis, et attends mes ordres.»

Le baron Stein et le prince Pierre Mikaïlovitch Volkhonsky le suivirent, et les portes du cabinet se refermèrent sur eux. Le prince André, profitant de l'autorisation impériale, se rendit avec Paulucci, qu'il avait déjà vu en Turquie, dans la salle des délibérations.

Le prince Pierre Volkhonsky, chargé alors des fonctions de chef d'état-major auprès de Sa Majesté, apporta des cartes et des plans, et, après les avoir étalés sur la table, formula successivement les questions sur lesquelles l'Empereur désirait avoir l'avis du conseil; on venait de recevoir la nouvelle (reconnue inexacte plus tard) que les Français s'apprêtaient à tourner le camp de Drissa.

Le premier qui éleva la voix fut le comte Armfeld: il proposa, afin de parer aux difficultés de la situation, de réunir l'armée sur un point indéterminé entre les grandes routes de Pétersbourg et de Moscou, et d'y attendre l'ennemi. Cette proposition, qui ne répondait guère à la question posée au conseil, n'avait évidemment d'autre but que de prouver que lui aussi avait son plan combiné à l'avance, et il saisissait la première occasion pour le faire connaître. Soutenu par les uns, attaqué par les autres, ce projet était du nombre de ceux que l'on forme, sans tenir compte de l'influence des événements sur la tournure de la guerre. Le jeune colonel Toll le critiqua avec chaleur, et, tirant de sa poche un manuscrit, il demanda la permission d'en faire la lecture. Dans cet exposé, très détaillé, il proposait une combinaison toute contraire au plan de campagne du général suédois et de Pfuhl. Paulucci l'attaqua, et conseilla un mouvement offensif qui mettrait fin à l'incertitude, et nous tirerait de ce «traquenard», ainsi qu'il appelait le camp de Drissa. Pfuhl et son interprète Woltzogen avaient gardé le silence pendant ces discussions orageuses; le premier se bornait à laisser échapper des interjections inintelligibles et se détournait même parfois, d'un air de dédain, comme s'il voulait faire bien constater qu'il ne s'abaisserait jamais à réfuter de pareilles sornettes. Le prince Volkhonsky, président des débats, l'interpella à son tour et le pria d'exprimer son avis; il se contenta de lui répondre qu'il était inutile de le lui demander, car on savait sûrement mieux que lui ce qui restait à faire.

«Vous avez, dit-il, le choix entre la position si admirablement choisie par le général Armfeld, avec l'ennemi sur les derrières de l'armée, et l'attaque conseillée par le seigneur italien..., ou bien, ce qui serait encore mieux, une belle et bonne retraite!» Volkhonsky, fronçant les sourcils à cette boutade, lui rappela qu'il lui parlait au nom de l'Empereur. Pfuhl se leva aussitôt, et reprit avec une excitation croissante:

«On a tout gâté, tout embrouillé; on a voulu faire mieux que moi, et maintenant c'est derechef à moi que l'on s'adresse!... Quel est le remède, dites-vous? Je n'en sais rien!... Je vous répète qu'il faut tout exécuter à la lettre, sur les bases que je vous ai précisées, s'écria-t-il en frappant la table de ses doigts osseux.—Où est la difficulté? Elle n'existe pas!... Sornettes! jeux d'enfants!...» Et, se rapprochant de la carte, il indiqua rapidement différents points, en démontrant au fur et à mesure qu'aucun hasard ne saurait ni déjouer son plan, ni annuler l'utilité du camp de Drissa, que tout était prévu, calculé à l'avance, et que si l'ennemi le tournait, il courrait nécessairement à sa perte.

Paulucci, qui ne parlait pas l'allemand, lui adressa quelques questions en français. Comme Pfuhl s'exprimait fort mal dans cette langue, Woltzogen vint à son secours, et traduisit, avec une extrême volubilité, les explications de Pfuhl, destinées uniquement à prouver que toutes les difficultés contre lesquelles on se heurtait dans ce moment, provenaient uniquement de l'inexactitude apportée à l'exécution de son plan. Enfin, semblable au mathématicien qui dédaigne de faire à nouveau la preuve d'un problème qu'il a résolu, et dont la solution lui paraît incontestable, il cessa de parler et laissa le champ libre à Woltzogen, qui continua à exposer, en français, les idées de son chef en lui adressant de temps à autre un: «N'est-ce pas ainsi, Excellence?»

Pfuhl, échauffé par la lutte, lui répondait invariablement, avec une irritation toujours croissante: «Mais cela s'entend, il n'y a pas là matière à discussion!»

De leur côté, Paulucci et Michaud attaquaient Woltzogen en français, Armfeld en allemand, et Toll expliquait le tout en russe au prince Volkhonsky. Le prince André observait et se taisait.

De tous ces hauts personnages, Pfuhl était celui qui éveillait en lui le plus de sympathie. Cet homme qui poussait jusqu'à l'absurde la confiance en lui-même, irascible mais résolu, était le seul, entre eux tous, qui ne désirait rien pour lui-même, qui ne détestait personne, et qui cherchait simplement à faire exécuter un plan fondé sur une théorie qui était le résultat de longues années de travail. Sans doute il était ridicule, et son persiflage désagréable au dernier point, mais il inspirait, malgré tout, un respect involontaire par son dévouement absolu à une idée. On ne sentait pas non plus dans ses discours cette espèce de panique que ses adversaires laissaient entrevoir, en dépit de leurs efforts pour la dissimuler. Cette disposition générale des esprits, dont le conseil de 1805 avait été complètement exempt, leur était inspirée aujourd'hui par le génie reconnu de Napoléon, et se trahissait dans leurs moindres arguments. On croyait que tout lui était possible; il était capable même, disaient-ils, de les attaquer de tous les côtés à la fois, et son nom suffisait à battre en brèche les raisonnements les plus sages. Pfuhl seul le traitait de barbare, à l'égal de tous ceux qui faisaient de l'opposition à sa théorie favorite. Au respect qu'il inspirait au prince André se joignait un vague sentiment de pitié, car, à en juger d'après le ton des courtisans, d'après les paroles de Paulucci à l'Empereur et surtout d'après une certaine amertume d'expressions dans la bouche du savant théoricien, il était évident que chacun prévoyait, et qu'il pressentait lui-même sa disgrâce prochaine. Il cachait, on le voyait, sous une ironie dédaigneuse et acerbe, son désespoir de voir lui échapper l'occasion unique d'appliquer et de vérifier sur une grande échelle l'excellence de son système et d'en prouver la justesse au monde entier.

La discussion dura longtemps; elle devint de plus en plus bruyante; elle finit par dégénérer en attaques personnelles, et il n'en résulta aucune conclusion pratique. Le prince André, en présence de cette confusion des langues, de cette foule de projets, de propositions, de contre-propositions et de réfutations, ne put s'empêcher de s'étonner de tout ce qu'il entendait dire. Pendant son service actif, il avait souvent médité sur ce qu'on était convenu d'appeler la science militaire, qui, selon lui, n'existait pas et ne pouvait exister, et il en avait conclu que le génie militaire n'était qu'un mot de convention. Ces pensées, encore indécises dans son esprit, venaient de recevoir, pendant ces débats, une confirmation éclatante, et elles étaient devenues pour lui une vérité sans réplique: «Comment existerait-il une théorie et une science là où les conditions et les circonstances restent inconnues et où les forces agissantes ne sauraient être déterminées avec précision? Quelqu'un peut-il deviner quelle sera la position de notre armée et celle de l'ennemi dans vingt-quatre heures d'ici? N'est-il pas arrivé maintes fois, grâce à un cerveau brûlé bien résolu, à 5 000 hommes de résister à 30!000 combattants, comme dans le temps à Schöngraben, et à une armée de 80 000 hommes de se débander et de prendre la fuite devant 8 000, comme à Austerlitz; et cela parce qu'il avait plu à un seul poltron de crier: «Nous sommes coupés!» Où peut donc être la science là où tout est vague, où tout dépend de circonstances innombrables, dont la valeur ne saurait être calculée en vue d'une certaine minute, puisque l'instant précis de cette minute est inconnu? Armfeld soutient que nos communications sont coupées, Paulucci assure que nous avons placé l'ennemi entre deux feux, Michaud démontre que le défaut du camp de Drissa est d'avoir la rivière derrière nous, tandis que Pfuhl prouve que c'est là ce qui fait sa force! Toll propose son plan, Armfeld le sien; l'un et l'autre sont également bons et également mauvais, car leurs avantages respectifs ne pourront être appréciés qu'au moment même où les événements s'accompliront! Tous parlent des génies militaires. En est-ce donc un celui qui sait approvisionner à temps son armée de biscuits, et qui envoie les uns à gauche, les autres à droite? Non. On ne les qualifie ainsi de «génies» que parce qu'ils ont l'éclat et le pouvoir, et qu'une foule de pieds-plats à genoux comme toujours devant la puissance leur prêtent les qualités qui ne sont pas celles du génie véritable. Mais c'est tout l'opposé! Les bons généraux que j'ai connus étaient bêtes et distraits, Bagration par exemple, et Napoléon cependant l'a proclamé le meilleur de tous!... Et Bonaparte lui-même? N'ai-je pas observé à Austerlitz l'expression suffisante et vaniteuse de sa physionomie? Un bon capitaine n'a besoin ni d'être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires: tout au contraire, les côtés les plus élevés et les plus nobles de l'homme, tels que l'amour, la poésie, la tendresse, le doute investigateur et philosophique, doivent le laisser complètement indifférent. Il doit être borné, convaincu de l'importance de sa besogne, ce qui est indispensable, car autrement il manquerait de patience, se tenir en dehors de toute affection, n'avoir aucune pitié, ne jamais réfléchir, ni se demander jamais où est le juste et l'injuste..., alors seulement il sera parfait. Le succès ne dépend pas de lui, mais du soldat qui crie: «Nous sommes perdus!» ou de celui qui crie: «Hourra!...» Et c'est là dans les rangs, là seulement, que l'on peut servir avec la conviction d'être utile!»

Le prince André se laissait aller à ces réflexions, lorsqu'il en fut brusquement tiré par la voix de Paulucci: le conseil se séparait.

Le lendemain, à la revue, l'Empereur lui demanda où il désirait servir, et le prince André se perdit à tout jamais dans l'opinion du monde de la cour en se bornant tout simplement à désigner l'armée active, au lieu de solliciter un emploi auprès de Sa Majesté.

XII

Nicolas Rostow reçut, un peu avant l'ouverture de la campagne, une lettre de ses parents; ils l'informaient, en quelques mots, de la maladie de Natacha et de la rupture de son mariage, «qu'elle-même avait rompu,» disaient-ils; ils l'engageaient de nouveau à quitter le service et à revenir auprès d'eux. Il leur exprima dans sa réponse tous les regrets que lui causaient la maladie et le mariage manqué de sa soeur, les assura qu'il ferait son possible pour réaliser leur souhait, mais se garda bien de demander un congé.

«Amie adorée de mon âme, écrivit-il en particulier à Sonia, l'honneur seul m'empêche de retourner auprès des miens, car aujourd'hui, à la veille de la guerre, je me croirais déshonoré non seulement aux yeux de mes camarades, mais aux miens propres, si je préférais mon bonheur à mon devoir et à mon dévouement pour la patrie. Ce sera, crois-le bien, notre dernière séparation! La campagne à peine finie, si je suis en vie et toujours aimé, je quitterai tout, et je volerai vers toi, pour te serrer à tout jamais sur mon coeur ardent et passionné!»

Il disait vrai. La guerre seule empêchait son retour et son mariage. L'automne d'Otradnoë avec ses chasses, l'hiver avec ses plaisirs de carnaval, et son amour pour Sonia lui avaient fait entrevoir une série de joies paisibles et de jours tranquilles qu'il avait ignorés jusque-là, et dont la douce perspective l'attirait plus que jamais: «Une femme parfaite, des enfants, une excellente meute de chiens courants, dix à douze laisses de lévriers rapides, le bien à administrer, les voisins à recevoir, et une part active dans les fonctions dévolues à la noblesse: voilà une bonne existence, se disait-il!» Mais il n'y avait pas à y songer: la guerre lui commandait de rester au régiment, et son caractère était ainsi fait, qu'il se soumit à cette nécessité sans en éprouver le moindre ennui, et pleinement satisfait de la vie qu'il menait et qu'il avait su se rendre agréable.

Reçu avec joie par ses camarades à l'expiration de son congé, on l'envoya acheter des chevaux pour la remonte, et en amena d'excellents de la Petite-Russie; on en fut enchanté, et ils lui valurent force compliments de la part de ses chefs. Nommé capitaine pendant cette courte absence, il fut appelé, lorsque le régiment se prépara à entrer en campagne, à commander son ancien escadron.

La campagne s'ouvrit, les appointements furent doublés; le régiment, envoyé en Pologne, vit arriver de nouveaux officiers, de nouveaux soldats, de nouveaux chevaux, et il y régna cette joyeuse animation qui se manifeste toujours au début de toute guerre. Rostow, qui savait apprécier les avantages de sa position, s'adonna tout entier aux plaisirs et aux devoirs de son service, bien qu'il sût parfaitement qu'un jour viendrait où il le quitterait.

Les troupes quittèrent Vilna, par suite d'une foule de raisons politiques, de raisons d'État, et d'autres motifs, et chaque pas qu'elles faisaient en arrière donnait lieu, au sein de l'état-major, à de nouvelles complications d'intérêts, de combinaisons et de passions de toute sorte.

Quant aux hussards de Pavlograd, ils firent cette retraite par la plus belle des saisons, avec des vivres en abondance, et toute la facilité et l'agrément d'une partie de plaisir. Se désespérer, se décourager, et surtout intriguer, était le fait du quartier général, mais à l'armée on ne s'inquiétait pas de savoir où on allait et pourquoi on marchait. Les regrets causés par la retraite ne s'adressaient qu'au logement où l'on avait gaiement vécu, et à la jolie Polonaise qu'on abandonnait. S'il arrivait par hasard à un officier de penser que l'avenir ne promettait rien de bon, il s'empressait aussitôt, comme il convient à un vrai militaire, d'écarter cette crainte, de reprendre sa gaieté, et de reporter toute son attention sur ses occupations immédiates, afin d'oublier la situation générale. On campa d'abord aux environs de Vilna: on s'y amusa en compagnie des propriétaires polonais avec qui on avait noué connaissance, et en se préparant constamment à des revues passées par l'Empereur ou par d'autres chefs militaires. On reçut l'ordre de se replier jusqu'à Sventziany, et de détruire les vivres qu'on ne pouvait emporter. Les hussards n'avaient point oublié cet endroit, qui, pendant leur dernier séjour, avait été baptisé par l'armée du nom de «Camp des ivrognes». La conduite des troupes, qui, en réquisitionnant l'approvisionnement nécessaire, prenaient où elles pouvaient des chevaux, des voitures, des tapis, et tout ce qui leur tombait sous la main, y avait soulevé de nombreuses plaintes. Rostow se souvenait fort bien de Sventziany pour y avoir mis à pied le maréchal des logis le jour même de leur arrivée, et n'avoir pu venir à bout des hommes de son escadron, soûls comme des grives parce qu'ils avaient, à son insu, emporté avec eux cinq tonnes de vieille bière! De Sventziany, la retraite se continua jusqu'à la Drissa, et de la Drissa encore plus loin, en se rapprochant des frontières russes.

Le 13/25 juillet, le régiment de Pavlograd eut une sérieuse rencontre avec l'ennemi. La veille au soir, il avait été assailli par une épouvantable bourrasque accompagnée de grêle et de pluie, prélude des tempêtes et des bourrasques qui se renouvelèrent si souvent en l'année 1812.

Deux escadrons bivouaquaient dans un camp de seigle, dont les épis, foulés et piétinés par le bétail et les chevaux, ne contenaient plus un atome de grain. La pluie tombait à verse; Rostow et Iline, un jeune officier qu'il avait pris sous sa protection, s'abritaient dans une hutte de branchages élevée à la hâte. Un autre officier, dont les joues disparaissaient littéralement sous une énorme paire de moustaches, entra chez eux, surpris par l'orage.

«Je viens de l'état-major! dit-il. Connaissez-vous, comte, l'exploit de Raïevsky?...» Et il lui conta les détails du combat de Saltanovka.

L'officier aux grosses moustaches, nommé Zdrginsky, leur en fit un récit emphatique. À l'entendre, la digue de Saltanovka ne rappelait rien moins que le défilé des Thermopyles, et la conduite du général Raïevsky, s'avançant avec ses deux fils sur la digue, sous un feu terrible, pour commander l'attaque, était comparable à celle des héros de l'antiquité. Rostow l'écouta sans lui prêter grande attention; il fumait sa pipe, faisait des contorsions chaque fois que l'eau lui glissait le long de la nuque, et regardait Iline du coin de l'oeil; entre lui et cet officier de seize ans, il y avait aujourd'hui les mêmes rapports que ceux qui avaient existé sept ans auparavant entre lui et Denissow. Iline avait pour Rostow une adoration toute féminine: c'était son Dieu et son modèle! Zdrginsky ne parvint pas à communiquer son enthousiasme à Nicolas, qui garda un morne silence, et l'on pouvait deviner à l'expression de son visage que ce récit lui était souverainement désagréable. Ne savait-il pas, par sa propre expérience, après Austerlitz et la guerre de 1807, qu'on mentait toujours en citant des faits militaires, et que lui-même mentait aussi en racontant ses prouesses? Ne savait-il pas également qu'à la guerre rien ne se passe comme on se le figure, et comme on le raconte après coup? Le récit ne lui plaisait donc en aucune façon, le narrateur encore moins; car en parlant il avait la fâcheuse habitude de se pencher sur la figure de son voisin, jusqu'à la toucher presque de ses lèvres, et d'occuper en outre beaucoup trop de place dans l'étroite hutte! «D'abord, se disait Rostow, les yeux fixés sur lui, la confusion et la presse devaient être telles sur cette digue, que si vraiment Raïevsky s'y est élancé avec ses deux fils, il n'a pu produire d'effet que sur les dix ou douze hommes tout au plus qui le serraient de près.... Quant aux autres, ils n'auront certainement pas remarqué avec qui il était, et s'ils s'en sont aperçus, ils s'en seront d'autant moins émus, qu'ils avaient dans ce moment à songer à leur propre peau, et que, par suite, le sacrifice de sa tendresse paternelle leur importait fort peu... et d'ailleurs, le sort de la patrie ne dépendait pas de cette digue...! La prendre ou la laisser à l'ennemi revenait au même, et, quoi qu'en puisse dire Zdrginsky, ce n'étaient pas les Thermopyles! Pourquoi alors ce sacrifice? Pourquoi mettre en avant ses propres enfants? Je n'aurais certainement pas exposé ainsi Pétia, ni même Iline, qui est un étranger pour moi, mais un brave garçon.... J'aurais au contraire tâché de les placer loin du danger.» Il se garda bien cependant de faire part à ses deux camarades de ses réflexions: l'expérience lui avait appris que c'était inutile, car, comme toute cette histoire devait contribuer à glorifier nos armées, il fallait feindre d'y ajouter une foi entière, et c'est ce qu'il fit sans hésiter.

«On ne peut plus y tenir, s'écria Iline, qui devinait la mauvaise humeur de Rostow: je suis mouillé jusqu'aux os.... Voilà la pluie qui diminue, je vais m'abriter ailleurs.» Iline et Zdrginsky sortirent.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que le premier revint en pataugeant dans la boue:

«Hourra! Rostow, allons vite, j'ai trouvé! Il y a un cabaret à deux cents pas d'ici, et les nôtres y sont déjà établis. Nous nous sècherons, et Marie Henrikovna y est aussi.»

Marie Henrikovna était une jeune et jolie Allemande que le docteur du régiment avait épousée en Pologne et qu'il menait partout avec lui. Était-ce parce qu'il n'avait pas les moyens de l'installer ailleurs, ou parce qu'il ne voulait pas s'en séparer pendant les premiers mois de leur mariage? On l'ignorait. Le fait est que la jalousie du docteur était devenue, parmi les officiers de hussards, un thème de plaisanteries inépuisable. Rostow s'enveloppa de son manteau, appela Lavrouchka, lui donna de transporter ses effets, et suivit Iline; ils glissaient, à qui mieux mieux, dans la boue, et s'éclaboussaient dans les flaques d'eau; la pluie diminuait, l'orage s'éloignait, et la lueur blafarde des éclairs à l'horizon ne perçait plus les ténèbres qu'à de longs intervalles.

«Rostow, où es-tu? criait Iline.

—Par ici, répondait Rostow.... Vois donc, quels éclairs!»

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