← Retour

La guerre et la paix, Tome II

16px
100%

XIII

La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s'étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde, un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d'honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l'on causait au moment de l'apparition des deux nouveaux venus.

«On s'amuse donc ici? demanda Nicolas.

—Ah! vous êtes dans un bel état, vous autres, lui répondit-on... de vraies gouttières!... N'allez pas inonder notre salon.... N'abîmez pas la robe de Marie Henrikovna!» Rostow et son compagnon se mirent en quête d'un coin où, sans blesser la pudeur de cette dernière, il leur fût possible de mettre du linge sec. Ils en trouvèrent un, séparé du reste par une cloison, mais il était déjà occupé par trois officiers qui en remplissaient, à eux seuls, l'étroit espace: ils y jouaient aux cartes, à la lueur d'une chandelle fichée dans une bouteille vide, et se refusèrent à leur céder la place. Marie Henrikovna, touchée de compassion, leur prêta son jupon, qui fit l'office de rideau, et, se dissimulant derrière ses plis et avec l'aide de Lavrouchka, ils se débarrassèrent enfin de leurs habits mouillés.

On fit du feu tant bien que mal dans un poêle à moitié démoli, on dénicha une planche, qui fut posée sur deux selles recouvertes d'une schabraque, on fit apporter un samovar, on ouvrit une cantine contenant une demi-bouteille de rhum, et Marie Henrikovna fut priée de remplir les devoirs de maîtresse de maison. Tous se groupèrent autour d'elle: l'un lui offrit un mouchoir de poche blanc pour essuyer ses jolies mains; l'autre étendit son uniforme à ses pieds pour les préserver de l'humidité; le troisième drapa son manteau sur la fenêtre pour intercepter le froid; le quatrième enfin se mit à chasser les mouches qui auraient pu réveiller son mari.

«Laissez-le, dit Marie Henrikovna en souriant timidement.... Laissez-le, il a toujours le sommeil dur après une nuit blanche.

—Impossible! répliqua l'officier; il faut avoir soin du docteur: on ne sait pas ce qui peut arriver, et il me rendra la pareille lorsqu'il me coupera un bras ou une jambe.»

Il n'y avait en tout que trois verres, et l'eau était si sale, si jaune, qu'on ne pouvait guère juger si le thé était trop fort ou trop faible. Le samovar n'en contenait que six portions, mais on ne s'en plaignait pas: on trouvait même fort agréable d'attendre son tour d'après l'ancienneté, et de recevoir le breuvage brûlant des mains grassouillettes de Marie Henrikovna, dont les ongles, il est vrai, laissaient légèrement à désirer sous le rapport de la propreté. Tous paraissaient et étaient réellement amoureux d'elle ce soir-là; les joueurs mêmes sortirent de leur coin, et, laissant là le jeu, lui témoignèrent également les plus aimables attentions. Se voyant ainsi entourée d'une brillante jeunesse, Marie Henrikovna rayonnait d'aise, malgré toutes les frayeurs qu'elle éprouvait au moindre mouvement de son époux endormi.

Il n'y avait qu'une seule cuiller; en revanche, le sucre abondait; mais, comme il ne parvenait pas à fondre, il fut décidé que Marie Henrikovna le remuerait, à tour de rôle, dans chaque verre. Rostow, ayant reçu le sien, y versa du rhum et le lui tendit:

«Mais vous ne l'avez pas sucré!» dit-elle en riant.

On aurait vraiment pu croire, à voir la bonne humeur de chacun, que tout ce qui se disait ce soir-là était du dernier comique et avait un double sens.

«Je n'ai pas besoin de sucre: je veux seulement que, de votre jolie main, vous trempiez votre cuiller dans mon thé!»

Marie Henrikovna y consentit volontiers, et chercha sa cuiller, dont un autre officier s'était déjà emparé.

«Eh bien, alors, trempez-y votre petit doigt, cela me sera encore plus agréable, dit Rostow.

—Mais, il est brûlant?» répliqua Marie Henrikovna en rougissant de plaisir.

Iline saisit un baquet plein d'eau, y jeta deux gouttes de rhum, et le lui apporta:

«Voilà ma tasse, s'écria-t-il, plongez-y seulement votre doigt, et je la boirai en entier.»

Lorsque le samovar fut à sec, Rostow sortit de sa poche un paquet de cartes, et proposa de jouer à l'écarté avec Marie Henrikovna. On tira au sort pour savoir à qui reviendrait ce bonheur, et il fut convenu que le gagnant ou celui qui aurait le roi, baiserait la main de Marie Henrikovna, et que le perdant s'occuperait de faire chauffer le samovar pour le thé du docteur.

«Mais si c'est Marie Henrikovna qui gagne et qui a le roi? demanda Iline.

—Comme elle est toujours notre reine, ses ordres feront loi!»

Le jeu venait à peine de commencer, que la tête ébouriffée du docteur s'éleva au-dessus des épaules de sa femme; réveillé depuis un moment, il avait entendu tous les gais propos qui s'échangeaient autour de lui, et l'on voyait, à sa figure maussade et triste, qu'il n'y trouvait rien d'amusant ni de drôle. Sans échanger de salut avec les officiers, il se gratta la tête mélancoliquement, et demanda à sortir de sa retraite; on le laissa passer et il quitta la chambre, au milieu d'un rire homérique. Marie Henrikovna ne put s'empêcher d'en rougir jusqu'aux larmes, et n'en fut que plus séduisante aux yeux de ses admirateurs. À sa rentrée, le docteur déclara à sa femme (qui n'avait plus envie de sourire et qui attendait avec anxiété son arrêt) que, la pluie ayant cessé, il fallait retourner dans leur kibitka, pour empêcher que tous leurs effets ne fussent volés.

«Quelle idée, docteur! dit Rostow, je vais y faire mettre un planton, deux si vous voulez?

—Je monterai moi-même la garde! s'écria Iline.

—Grand merci, messieurs... vous avez tous bien dormi, tandis que j'ai passé deux nuits sans sommeil...!» Et il s'assit d'un air boudeur à côté de sa femme pour attendre la fin de la partie.

L'expression de la physionomie du docteur, qui suivait d'un oeil farouche chacun de ses gestes, augmenta la gaieté des officiers, qui, ne pouvant retenir leurs rires, s'ingéniaient à leur trouver des prétextes plus ou moins plausibles. Lorsqu'il eut enfin emmené sa jolie moitié, les officiers s'étendirent à leur tour, en se couvrant de leurs manteaux encore humides; mais ils ne dormirent pas, et continuèrent longtemps à plaisanter sur la frayeur du docteur et sur la gaieté de sa femme; quelques-uns même allèrent de nouveau sur le perron, pour tâcher de deviner ce qui se passait dans la kibitka. Rostow essaya bien, il est vrai, de s'endormir à différentes reprises, mais chaque fois une nouvelle plaisanterie l'arrachait au sommeil qui le gagnait, et la conversation recommençait de plus belle, au milieu de joyeux éclats de rire, sans rime ni raison, de vrais rires d'enfants!

XIV

Personne ne dormait encore à trois heures de la nuit, lorsque le maréchal des logis apporta l'ordre de se mettre en marche vers le bourg d'Ostrovna.

Les officiers firent leurs préparatifs à la hâte, sans interrompre leur causerie; tandis qu'on faisait chauffer le même samovar avec la même eau jaunâtre, Rostow alla rejoindre son escadron, sans attendre que le thé fût prêt. Il ne pleuvait plus, l'aube blanchissait, les nuages se dispersaient peu à peu, il faisait humide et froid, et on le sentait d'autant plus vivement, que les uniformes n'avaient pas eu le temps de sécher. Iline et Rostow jetèrent en passant un regard sur la kibitka, dont le tablier, tout mouillé, laissait dépasser les jambes du docteur et apercevoir dans un coin, sur un oreiller, le petit bonnet de sa femme, dont ils entendirent la respiration ensommeillée.

«Elle est vraiment fort gentille, dit Rostow à son camarade.

—Ravissante!» lui répondit Iline avec la conviction d'un enfant de seize ans.

Une demi-heure plus tard, l'escadron se tenait aligné sur le chemin.

«À cheval!» commanda-t-on.

Les soldats se signèrent, et enfourchèrent leurs montures. Rostow, se plaçant en avant, s'écria:

«Marche!...» Et les hussards se mirent en mouvement, quatre par quatre, au bruit des fers de leurs chevaux piétinant dans la boue et du cliquetis de leurs sabres, en suivant l'infanterie et l'artillerie, qui étaient échelonnées sur la grand'route bordée de bouleaux.

Des nuages d'un gris violet, pourprés à l'Orient, couraient rapidement dans l'espace, le jour grandissait, on distinguait déjà l'herbe du fossé, encore toute mouillée de l'orage de la nuit, et les branches pendantes des bouleaux égrenaient une à une leurs brillantes gouttelettes. Les visages des soldats se dessinaient de plus en plus! Rostow et Iline avançaient entre deux rangs d'arbres d'un côté du chemin; le premier se donnait volontiers, en campagne, le plaisir de changer de monture, et passait volontiers du cheval de régiment à un cheval cosaque. Connaisseur et amateur, il avait acheté dernièrement un vigoureux alezan, à crinière blanche, des steppes du Don, qui ne se laissait jamais dépasser, et qu'il montait avec une véritable jouissance: il allait ainsi, rêvant à son cheval, à la matinée qui s'éveillait, à la femme du docteur, sans songer un seul instant au péril qui pouvait fondre sur eux d'un moment à l'autre.

Jadis il aurait eu peur en marchant au feu, maintenant il ne ressentait plus aucune crainte: l'habitude l'avait-elle aguerri? Non, mais il avait appris à se gouverner, et à penser à toute autre chose qu'à ce qui semblait devoir l'intéresser le plus à cette heure, c'est-à-dire au danger qui s'approchait. Malgré tous ses efforts, malgré les reproches de lâcheté qu'il s'était bien souvent adressés, il n'avait jamais pu, durant les premières années de son service, vaincre la peur qui s'emparait instinctivement de lui, mais le temps l'y avait insensiblement amené. Il suivait donc avec tranquillité et insouciance son chemin sous les arbres, arrachait en passant quelques feuilles, effleurait parfois du bout de son pied le ventre de son cheval, et tendait, sans se retourner, la pipe qu'il venait de fumer au hussard qui cheminait derrière lui: on aurait dit à le voir qu'il s'agissait d'une simple promenade. La figure émue et inquiète d'Iline, qui exprimait au contraire tant de sentiments divers, lui inspirait une sérieuse compassion; il connaissait par expérience cet état de fiévreuse angoisse, cette attente de la peur et de la mort, et il savait aussi que le temps seul pouvait y porter remède.

À peine le soleil apparut-il au-dessus d'une bande de nuages, que le vent s'apaisa; il semblait vouloir respecter ce radieux lendemain d'une nuit d'orage. Quelques gouttes tombèrent encore, puis le calme se rétablit. Continuant son ascension, le disque de feu se déroba un moment derrière un étroit nuage, dont il déchira bientôt le bord supérieur pour reparaître dans tout son éclat; le paysage s'éclaira de nouveau, la verdure scintilla plus riante, et, comme une réponse ironique à ce flot d'éclatante lumière, les premiers grondements du canon se firent entendre à une certaine distance.

Rostow n'avait pas eu encore le temps de se rendre compte de la distance, lorsqu'un aide de camp du comte Ostermann-Tolstoy, arrivant de Vitebsk au galop, lui transmit l'ordre de prendre le trot accéléré.

Son escadron dépassa l'infanterie et l'artillerie, qui doublaient également leur allure, descendit une colline, et, traversant un village abandonné, remonta le versant opposé. Les chevaux et les hommes étaient couverts de sueur.

«Halte! alignement! commanda le divisionnaire.—Par file à gauche, marche!» Les hussards longèrent la ligne des troupes et atteignirent le flanc gauche de la position, derrière les uhlans placés sur la ligne d'attaque. À droite, en colonnes serrées, se tenait massée la réserve de notre infanterie; au-dessus d'elle, sur la hauteur, reluisaient nos canons, qui se détachaient sur le fond de l'horizon, éclairés par la lumière oblique du matin. Dans le vallon, les colonnes ennemies et leur artillerie échangeaient déjà gaiement les premiers coups de feu avec notre ligne d'avant-postes.

Le crépitement de la fusillade, que Rostow n'avait pas entendu depuis longtemps, produisit sur lui l'effet d'une joyeuse musique: il prêta de bonne humeur l'oreille à ce trap, ta, ta tap incessant qui éclatait en masse ou isolé, et qui, après un intervalle de silence, reprenait avec une nouvelle vigueur: on aurait dit qu'un enfant s'amusait à poser le pied sur des pétards.

Les hussards restèrent une heure environ sans bouger. La canonnade commença. Après avoir échangé quelques mots avec le commandant du régiment, le comte Ostermann passa avec sa suite derrière l'escadron, et s'éloigna dans la direction de la batterie placée à quelques pas de là.

Un peu après, on entendit le commandement donné aux uhlans de se former en colonne d'attaque, et l'infanterie qui les masquait fractionna ses bataillons pour leur livrer passage. Ils descendirent la hauteur, et s'élancèrent au trot, leurs flammes flottant au bout de leurs piques, vers la cavalerie française, qui venait de déboucher à gauche de la colline.

Dès qu'ils eurent quitté leur poste, les hussards s'avancèrent pour l'occuper, afin de couvrir la batterie. Quelques balles perdues passèrent au-dessus d'eux, en sifflant et en geignant dans l'air.

Ce bruit, en se rapprochant, excita encore plus l'ardeur et la gaieté de Rostow. Crânement campé sur sa selle, il voyait se dérouler à ses pieds tout le terrain du combat, et prenait part de tout son coeur à l'attaque des uhlans. Lorsque ceux-ci fondirent sur la cavalerie française, il y eut quelques instants de confusion générale dans un tourbillon de fumée; puis il les vit revenir en arrière sur la gauche, et il aperçut soudain, au milieu d'eux et de leurs chevaux alezans, des groupes compacts de dragons bleus français, montés sur des chevaux gris pommelé, qui les repoussaient avec vigueur.

XV

L'oeil exercé de Rostow avait été le premier à se rendre compte de ce qui se passait: les uhlans, poursuivis par l'ennemi, fuyaient à la débandade et se rapprochaient de plus en plus. Déjà on pouvait distinguer les gestes de ces hommes, si petits à distance; on pouvait les voir se choquer, s'attaquer, se saisir mutuellement, en brandissant leurs sabres.

Rostow assistait à ce spectacle comme à une chasse à courre; son instinct lui disait que, si les hussards attaquaient à l'instant les dragons, ces derniers n'y résisteraient pas, mais il fallait se décider sans hésitation: une seconde de plus, et il serait trop tard. Il se retourna: le capitaine, qui était à ses côtés, avait, comme lui, les yeux fixés sur la lutte:

«André Sévastianovitch, fit Rostow, nous pourrions les culbuter, qu'en dites-vous?

—À coup sûr, car en effet...» Mais Rostow, sans attendre la fin de sa réponse, piqua son cheval de l'éperon, et se plaça à la tête de ses hommes, qui, mus par le même sentiment, s'élancèrent en avant sans attendre son commandement. Nicolas ne comprenait pas pourquoi et comment il agissait ainsi: il faisait cela sans préméditation, sans réflexion, comme il l'aurait fait à la chasse. Il voyait les dragons qui galopaient en désordre à une faible distance; il savait qu'ils fléchiraient et qu'il fallait profiter à tout prix de cet instant favorable, car, une fois passé, on ne le retrouverait plus. Le sifflement des balles était si excitant, la fougue de son cheval si difficile à maîtriser, qu'il céda à l'entraînement général, et entendit aussitôt le piétinement de tout son escadron, qui le suivait au grand trot sur la descente. À peine eurent-ils atteint la plaine, que le trot se transforma en un galop de plus en plus rapide, au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient des uhlans et des dragons français, qui les poursuivaient le sabre aux reins. À la vue des hussards, les premiers rangs ennemis se retournèrent indécis, et barrèrent la route à ceux qui les suivaient. Rostow, donnant pleine carrière à son cheval cosaque, se laissait emporter à l'encontre des Français, avec le sentiment du chasseur à la poursuite du loup. Un uhlan s'arrêta, un fantassin se jeta à terre pour éviter d'être écrasé, un cheval sans cavalier vint donner dans les hussards, et le gros des dragons français tourna bride au triple galop. Au moment où Rostow s'élançait à leur poursuite, il rencontra un buisson sur son chemin, mais son excellente bête s'enleva, et le franchit d'un bond. Nicolas s'était à peine remis en selle qu'il se trouva tout près de l'ennemi. Un officier français, à en juger par son uniforme, galopait à quelques pas de lui, penché en avant sur son cheval gris, qu'il frappait du plat de son sabre. Il ne s'était pas passé une seconde, que le poitrail du cheval de Rostow se heurtait de toute la force de son élan contre la croupe de celui de l'officier, et le culbutait à moitié; au même instant, Rostow leva machinalement son sabre, et le laissa retomber sur le Français. L'ardeur qui l'emportait disparut aussitôt comme par enchantement. L'officier avait été renversé, grâce plutôt au choc des deux chevaux et à sa propre frayeur, qu'au coup de sabre de son assaillant, qui ne lui avait fait qu'une légère entaille au-dessus du coude. Rostow, retenant son cheval, chercha à voir celui qu'il venait de frapper: le malheureux dragon sautait à cloche-pied, sans pouvoir parvenir à retirer sa jambe, prise dans l'étrier. Il clignait des yeux, fronçait les sourcils comme quelqu'un qui s'attend à une nouvelle attaque, tout en jetant de bas en haut un regard terrifié sur le hussard russe. Son visage jeune, pâle, éclaboussé, avec ses yeux bleus et clairs, ses cheveux blonds, et une petite fossette au menton, était bien loin d'offrir dans son ensemble le type qu'on aurait pensé rencontrer sur le champ de bataille: ce n'était pas le visage d'un ennemi, mais bien la figure la plus naïve, la plus douce, la mieux faite pour un paisible intérieur de famille. Rostow en était encore à se demander s'il allait l'achever, lorsqu'il s'écria: «Je me rends!» Sautant toujours sans arriver à se débarrasser de l'étrier, il se laissa dégager par quelques hussards, qui le remirent en selle. Plusieurs de ses camarades étaient prisonniers comme lui: l'un d'eux, couvert de sang, bataillait encore pour conserver sa monture; un autre, soutenu par un Russe, se hissait sur le cheval de ce dernier et s'assoyait en croupe derrière lui; l'infanterie française continuait à tirer en fuyant. Les hussards regagnèrent promptement leur poste, mais, tout en faisant comme eux, Rostow fut pris d'une sensation pénible qui lui serrait le coeur: quelque chose d'indéfini, de confus, qu'il ne pouvait analyser, et qu'il avait éprouvé en faisant l'officier prisonnier et surtout en le frappant!

Le comte Ostermann-Tolstoy vint à la rencontre des vainqueurs, fit appeler Rostow, le remercia, lui annonça qu'il ferait part de son héroïque exploit à Sa Majesté, et qu'il le présenterait pour la croix de Saint-Georges. Rostow, qui s'attendait au contraire à un blâme et à une punition, puisqu'il avait attaqué l'ennemi sans en avoir reçu l'ordre, fut tout surpris de ces flatteuses paroles, mais le vague, sentiment de tristesse qui ne cessait de lui causer une véritable souffrance morale, l'empêcha d'en être heureux! «Qu'est-ce donc qui me tourmente? se disait-il en s'éloignant. Est-ce Iline? Mais non, il est sain et sauf! Me suis-je mal conduit? Non! Ce n'est donc rien de tout cela!... C'est l'officier français, avec sa fossette au menton! Mon bras s'est arrêté en l'air une seconde avant de le frapper... je me le rappelle encore!»

Le convoi des prisonniers venait de se mettre en route; il s'en approcha, pour revoir le jeune dragon: il l'aperçut monté sur un cheval de hussard, jetant autour de lui des regards inquiets. Sa blessure était légère; il sourit à Rostow d'un air contraint, et le salua de la main; sa vue fit éprouver à Rostow une gêne qui était presque de la honte.

Ce jour-là et le suivant, ses camarades remarquèrent que, sans être irrité ou ennuyé, il restait pensif, silencieux et concentré en lui-même, qu'il buvait sans plaisir, et qu'il recherchait la solitude, comme s'il était obsédé par une pensée constante.

Rostow réfléchissait à «l'héroïque exploit» qui allait, à son grand étonnement, lui valoir la croix de Saint-Georges, et qui lui avait acquis la réputation d'un brave! Il y avait là dedans un mystère qu'il ne parvenait pas à pénétrer: «Ils ont donc encore plus peur que nous, pensait-il. Ainsi, c'est donc cela, et ce n'est que cela qu'on appelle de l'héroïsme? Il me semble pourtant que mon amour pour ma patrie n'y était pour rien!... Et mon prisonnier aux yeux bleus, en quoi est-il responsable de ce qui se passe?... Comme il avait peur! Il croyait que j'allais le tuer! Pourquoi l'aurais-je tué? Ma main du reste a tremblé, et l'on me décore du Saint-Georges! Je n'y comprends rien, absolument rien!»

Pendant que Nicolas Rostow s'absorbait dans ces questions, d'autant plus embarrassantes, qu'il n'y trouvait aucune réponse plausible, la roue de la fortune tourna subitement en sa faveur. Avancé à la suite de l'affaire d'Ostrovna, on lui donna deux escadrons de hussards, et dès ce moment, lorsqu'on eut besoin d'un brave officier, ce fut toujours à lui qu'on accorda la préférence.

XVI

À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et toute sa suite; arrivée à Moscou, elle s'établit dans sa maison, où le reste de sa famille s'était déjà transporté.

La maladie de Natacha prit une tournure tellement sérieuse, qu'heureusement pour elle, comme pour ses parents, toutes les causes qui l'avaient provoquée, sa conduite et sa rupture avec son fiancé, furent reléguées au second plan. Son état était trop grave pour lui permettre même de songer à mesurer la faute qu'elle avait commise: elle ne mangeait rien, ne dormait pas, maigrissait à vue d'oeil, toussait constamment, et les médecins laissèrent comprendre à ses parents qu'elle était en danger. On ne pensa plus dès lors qu'à la soulager. Les princes de la science qui la visitaient, séparément ou ensemble, chaque jour, se consultaient, se critiquaient à l'envi, parlaient français, allemand, latin, et lui prescrivaient les remèdes les plus opposés, mais capables de guérir toutes les maladies qu'ils connaissaient.

Il ne leur venait pas à la pensée que le mal dont souffrait Natacha n'était pas plus à la portée de leur science que ne peut être un seul des maux qui accablent l'humanité, car chaque être vivant, ayant sa constitution particulière, porte en lui sa maladie propre, nouvelle, inconnue à la médecine, et souvent des plus complexes. Elle ne dérive exclusivement ni des poumons, ni du foie, ni du coeur, ni de la rate, elle n'est mentionnée dans aucun livre de science, c'est simplement la résultante d'une des innombrables combinaisons que provoque l'altération de l'un de ces organes. Les médecins, qui passent leur vie à traiter les malades, qui y consacrent leurs plus belles années et qui sont payés pour cela, ne peuvent admettre cette opinion, car comment alors, je vous le demande, le sorcier pourrait-il cesser d'employer ses sortilèges? Comment ne se croiraient-ils pas indispensables, lorsqu'ils le sont réellement, mais tout autrement qu'ils ne l'imaginent. Chez les Rostow, par exemple, s'ils étaient utiles, ce n'est pas parce qu'ils faisaient avaler à la malade des substances pour la plupart nuisibles, dont l'effet, quand elles étaient prises à petites doses, était d'ailleurs à peu près nul; mais leur présence y était nécessaire parce qu'elle satisfaisait les besoins de coeur de ceux qui aimaient et soignaient Natacha. C'est dans cet ordre d'idées que gît la force des médecins, qu'ils soient charlatans, homéopathes ou allopathes! Ils répondent à l'éternel désir d'obtenir un soulagement, à ce besoin de sympathie que l'homme éprouve toujours lorsqu'il souffre, et qui se trouve déjà en germe chez l'enfant! Voyez-le, en effet, quand il s'est donné un coup: il court auprès de sa mère ou de sa bonne, pour qu'elle l'embrasse et qu'elle frotte son «bobo», et, véritablement, il souffrira moins dès qu'on l'aura plaint et caressé! Pourquoi? Parce qu'il est convaincu que ceux qui sont plus grands et plus sages que lui ont le moyen de le secourir!

Les médecins étaient donc d'une utilité relative à Natacha, en lui assurant que son mal passerait dès que les poudres et les pilules rapportées de l'Arbatskaya dans une belle petite boîte, au prix d'un rouble soixante-dix kopecks, auraient été dissoutes dans de l'eau cuite, et qu'elle les aurait régulièrement avalées toutes les deux heures.

Que serait-il advenu de Sonia, du comte et de la comtesse, s'il n'y avait eu qu'à se croiser les bras, au lieu de suivre à la lettre les prescriptions, de faire prendre les potions aux heures indiquées, d'insister sur la côtelette de volaille, et de veiller à tout ce qui constitue une occupation et une consolation pour ceux qui entourent les malades?

Comment le comte aurait-il supporté les inquiétudes que lui causait sa fille chérie, s'il n'avait pu se dire qu'il était prêt à sacrifier plusieurs milliers de roubles et à l'emmener même, coûte que coûte, à l'étranger, pour lui faire du bien et y consulter des célébrités? Que serait-il devenu s'il n'avait pu raconter à ses amis comment Métivier et Feller s'étaient trompés, comment Frise avait deviné juste, et comment Moudrow avait admirablement compris la maladie de Natacha? Qu'aurait fait la comtesse, si elle n'avait pu gronder sa fille, lorsque celle-ci refusait d'obéir aux ordonnances de la faculté?

«Tu ne guériras jamais si tu ne les écoutes pas et si tu ne prends pas régulièrement tes pilules, lui disait-elle, avec un ton d'impatience qui lui faisait oublier son chagrin. Il ne faut pas plaisanter avec ton mal, qui peut, tu le sais, dégénérer en pneumonie!...» Et la comtesse trouvait une sorte de consolation à prononcer ce mot savant dont elle ne comprenait pas le sens, et Dieu sait qu'elle n'était pas la seule! Et Sonia aussi, que serait-elle devenue, si elle n'avait pu se dire qu'elle ne s'était pas déshabillée les trois premières nuits, afin d'être toujours prête à exécuter les ordres du docteur, et que maintenant encore elle dormait à peine, pour ne pas manquer le moment de donner les pilules contenues dans la boîte dorée? Natacha elle-même n'était-elle pas satisfaite, bien qu'elle assurât qu'elle ne guérirait jamais et qu'elle ne tenait pas à la vie, de voir tous les sacrifices qu'on faisait pour elle, et de prendre ses potions à heure fixe?

Le docteur venait tous les jours, lui tâtait le pouls, examinait sa langue, et plaisantait avec elle, sans faire attention à l'abattement de son visage. Lorsqu'il la quittait, la comtesse le suivait à la hâte; prenant alors un air grave, il secouait la tête, et tâchait de lui persuader qu'il comptait beaucoup sur le dernier remède; qu'il fallait attendre et voir; que, la maladie étant plutôt morale, il...» Mais la comtesse, qui s'efforçait de se cacher à elle-même ce détail, lui glissait bien vite dans la main une pièce d'or, et retournait chaque fois, le coeur plus allégé, auprès de sa chère malade.

Les symptômes du mal consistaient, chez Natacha, en un manque complet d'appétit et de sommeil, en une toux presque constante, et en une apathie dont rien ne la faisait sortir. Les médecins, ayant déclaré qu'elle ne pouvait se passer de leurs soins, la retinrent ainsi dans l'air méphitique de la ville, et les Rostow se virent par suite obligés d'y passer tout l'été de l'année 1812.

Cependant, en dépit de cette circonstance, et malgré l'innombrable quantité de flacons et de boîtes de pilules, de gouttes et de poudres, dont Mme Schoss, qui les aimait à la folie, se fit, pour son usage, une collection complète, la jeunesse finit par prendre le dessus: les impressions journalières de la vie atténuèrent peu à peu le chagrin de Natacha, la douleur aiguë qui avait brisé son coeur glissa doucement dans le passé, et ses forces physiques revinrent insensiblement.

XVII

Natacha devint plus calme, mais sa gaieté ne reparut pas. Elle évitait même tout ce qui aurait pu la distraire, les bals, les promenades, les théâtres et les concerts, et lorsqu'elle souriait, on devinait des larmes derrière son triste sourire. Chanter, elle ne le pouvait plus! Les pleurs l'étouffaient au premier son de sa voix, pleurs de repentir, pleurs causés par le souvenir de ce temps si pur, passé à tout jamais! Il lui semblait que le rire et le chant profanaient sa douleur! Quant à la coquetterie, elle n'y pensait guère: les hommes lui étaient tous aussi indifférents que le vieux bouffon Nastacia Ivanovna, et elle disait vrai. Un sentiment intime lui interdisait encore tout plaisir: elle ne retrouvait plus en elle-même les mille et un intérêts de sa vie de jeune fille, de cette vie insouciante, pleine de folles espérances. Que n'aurait-elle donné pour faire revivre un jour, un seul jour de l'automne dernier passé à Otradnoë avec Nicolas, vers qui son coeur se reportait à tout instant avec une douloureuse angoisse? Hélas! c'était fini, et fini à jamais!... et son pressentiment ne l'avait pas trompée! C'en était fait de sa liberté d'alors, de ses aspirations vers des joies inconnues, et cependant il fallait vivre!

Au lieu de se dire, comme autrefois, qu'elle était meilleure que les autres, elle trouvait du plaisir à s'humilier et se demandait souvent avec tristesse ce que le sombre avenir lui réservait. Elle s'efforçait de n'être à charge à personne; quant à son agrément personnel, elle n'y songeait plus. Se tenant souvent à l'écart des siens, elle ne se sentait à son aise qu'avec son frère Pétia, qui parvenait parfois à la faire rire. Elle sortait peu, et de tous ceux qui venaient la voir de temps à autre, Pierre était le seul qui lui fût sympathique. Il était difficile de se conduire avec plus de prudence, avec plus de tendresse et de tact, que ne le faisait à son égard le comte Besoukhow; elle le sentait sans se l'expliquer, et cela contribuait naturellement à lui rendre sa société agréable; mais elle ne lui en savait aucun gré, tant elle était persuadée que la bonté un peu banale de Pierre n'avait aucun effort à faire pour lui témoigner de l'affection. Elle remarquait cependant en lui, de temps à autre, un certain trouble, surtout lorsqu'il craignait que la conversation ne vînt lui rappeler de douloureux souvenirs, et elle l'attribuait à son bon coeur et à sa timidité habituelle. Il ne lui avait plus reparlé de ses sentiments, dont l'aveu lui était échappé un jour sous le coup d'une profonde émotion, et elle y attachait aussi peu d'importance qu'aux paroles sans suite avec lesquelles on essaye de calmer la douleur d'un enfant. N'y voyant que le désir de la consoler, il ne lui venait jamais en tête de supposer que l'amour, ou même une sorte d'amitié tendre et exaltée, comme elle savait qu'il en existe parfois entre un homme et une femme, pût naître de leurs relations, non point parce que Pierre était marié, mais parce qu'entre elle et lui s'élevait dans toute sa force cette barrière morale qui lui avait fait défaut en présence de Kouraguine.

Vers la fin du carême de la Saint-Pierre, une voisine d'Otradnoë, Agrippine Ivanovna Bélow, arriva à Moscou, pour y saluer les saints martyrs. Elle proposa à Natacha de faire ensemble leurs dévotions; Natacha y consentit avec joie, malgré l'avis du médecin, qui défendait les sorties matinales, et, pour s'y préparer autrement qu'on n'en avait l'habitude chez les siens, elle déclara qu'elle ne se contenterait pas de trois courts offices, mais qu'elle accompagnerait Agrippine Ivanovna à tous les services, aux vêpres, aux matines, à la messe, et cela durant toute la semaine.

Son zèle religieux plut à la comtesse: elle espérait, dans le fond de son coeur, que la prière serait pour elle un remède plus efficace que le traitement impuissant de la science; aussi elle se rendit, à l'insu du docteur, au désir de sa fille, et la confia à la bonne voisine, qui, à trois heures de la nuit, venait chaque matin réveiller Natacha et la trouvait déjà levée, tant elle avait peur d'être en retard.

Sa toilette une fois faite à la hâte, elle passait sa robe la plus défraîchie, mettait son plus vieux mantelet, et, frissonnant à la fraîcheur de la nuit, elles traversaient ensemble les rues désertes, éclairées par l'aurore naissante. Se conformant au conseil de sa pieuse compagne, elle ne suivait pas les offices de sa paroisse, mais ceux d'une autre église, où le prêtre se distinguait par une vie des plus austères et des plus pures.

Les fidèles y étaient peu nombreux: Natacha et Agrippine Ivanovna allaient se placer devant l'image de la très sainte Vierge, qui séparait le choeur de l'assistance, et la jeune fille, les yeux fixés, à cette heure inusitée, sur l'image noircie, éclairée par les cierges et par les premières lueurs de l'aube qui pénétrait à travers les fenêtres, écoutait l'office avec un profond recueillement. Il s'éveillait alors dans son âme une disposition à l'humilité, qui jusque-là lui avait été inconnue, et qui était causée par la présence de quelque chose de grand et d'indéfinissable! Lorsqu'elle comprenait les paroles prononcées par le choeur ou par l'officiant, ses sentiments intimes se mêlaient à la prière générale; lorsque le sens de ces paroles lui échappait, elle pensait avec soumission que le désir de tout savoir provenait de l'orgueil; qu'il fallait se borner à croire et à se confier au Seigneur, qu'elle sentait en cet instant régner en maître sur son âme. Elle priait, se signait et demandait à Dieu, avec une ferveur que redoublait l'effroi de son iniquité, de lui pardonner ses péchés. Elle se réjouissait de sentir se développer en elle la volonté de se corriger et d'entrevoir la possibilité d'une vie pure, d'une nouvelle et heureuse vie. En quittant l'église à une heure encore fort matinale, elle ne rencontrait sur sa route que des maçons qui allaient à leurs travaux et les dvorniks qui balayaient les rues devant les maisons endormies.

Le sentiment de sa régénération ne fit que s'accroître pendant toute la semaine, et le bonheur de communier, de s'unir à Lui, lui semblait si grand, qu'elle craignait de mourir avant ce bienheureux dimanche.

Mais ce jour si ardemment désiré arriva à son tour, et lorsque Natacha revint de la communion, vêtue d'une robe de mousseline blanche, elle se sentit, pour la première fois depuis bien longtemps, en paix avec elle-même et avec la vie qui l'attendait.

Le docteur, en lui faisant sa visite habituelle, lui ordonna de continuer les poudres prescrites par lui quinze jours auparavant.

«Continuez, il le faut, et bien exactement, je vous prie, dit-il en souriant; il était sincèrement convaincu de leur efficacité.—Soyez tranquille, madame la comtesse, continua-t-il en coulant adroitement dans la paume de sa main la pièce d'or qu'il venait de recevoir: elle chantera et dansera bientôt. Ce dernier remède a fait merveille, elle a beaucoup repris.»

La comtesse cracha en regardant ses ongles[20], et retourna, toute joyeuse, au salon.

XVIII

Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d'une proclamation de l'Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée; on disait qu'il quittait l'armée parce qu'elle était en danger; que Smolensk s'était rendu; que Napoléon avait avec lui un million d'hommes, et qu'un miracle seul pouvait sauver la Russie.

On reçut le manifeste le 23 juillet; mais, comme il n'était pas encore imprimé, Pierre promit aux Rostow de revenir dîner le lendemain, et de l'apporter de chez le comte Rostoptchine avec la proclamation qui y était jointe.

Le lendemain était un dimanche, une vraie journée d'été, d'une chaleur déjà accablante à dix heures du matin, heure à laquelle les Rostow venaient d'habitude entendre la messe à la chapelle de l'hôtel Rasoumovsky. On éprouvait à la fois une grande lassitude, jointe à cette plénitude de sensations et de vague malaise que provoque presque toujours une journée de forte chaleur dans une grande ville. Ces différentes impressions se reflétaient partout: dans les couleurs claires des vêtements de la foule, dans les cris des marchands de la rue, dans les feuilles couvertes de poussière des arbres du boulevard, dans le bruit du pavé, dans la musique et les pantalons blancs d'un bataillon qui allait à la parade, et encore plus dans l'ardeur brûlante d'un soleil de juillet. Toute l'aristocratie moscovite se trouvait réunie à la chapelle de l'hôtel, car la plupart des grandes familles, dans l'attente d'événements graves, étaient restées à Moscou au lieu de se rendre dans leurs terres.

La comtesse Rostow descendit de voiture, et un laquais en livrée la précéda, afin de lui frayer un passage à travers la foule. Natacha, qui la suivait, entendit tout à coup un jeune homme inconnu dire assez haut à son voisin:

«Oui, c'est la comtesse Rostow, c'est bien elle!... Elle a beaucoup maigri, mais elle est très embellie!...» Elle crut comprendre, ce qui lui arrivait du reste constamment, qu'il prononçait les noms de Kouraguine et de Bolkonsky; car il lui semblait que chacun, en la voyant, devait parler de son aventure. Touchée au vif, douloureusement émue, elle continuait à avancer dans sa toilette mauve avec le calme et l'aisance de la femme qui s'applique à en témoigner d'autant plus, qu'elle se meurt de honte et de chagrin au fond de l'âme. Elle se savait belle, et ne se trompait pas; mais sa beauté ne lui causait plus la même satisfaction que par le passé, et par cette journée si lumineuse et si chaude, elle n'en était au contraire que plus vivement tourmentée: «Encore une semaine de passée, se disait-elle, et ce sera toujours ainsi, toujours la même existence triste et morne...! Je suis jeune, je suis belle, je le sais.... J'étais mauvaise et je suis devenue bonne, je le sais aussi... et mes plus belles années vont ainsi se perdre sans profit pour personne!» Se plaçant à côté de sa mère, elle enveloppa d'un regard les personnes et les toilettes qui l'entouraient, critiqua par habitude la tenue de ses voisines et leur manière de se signer: «Elles me jugent aussi sans doute?» se disait-elle pour s'excuser. Mais aux premiers chants de la messe, elle frémit de terreur, en comparant ces futiles pensées à celles que le jour de sa communion aurait dû lui inspirer.... N'en avait-elle pas à tout jamais terni la radieuse pureté?

Un digne et respectable vieillard officiait avec la douce onction qui pénètre et repose l'âme de ceux qui prient. Les portes saintes se refermèrent, et derrière le rideau lentement tiré une voix mystérieuse murmura quelques paroles. Les yeux de Natacha se remplirent involontairement de larmes, et une douce et énervante émotion envahit tout son être.

«Enseigne-moi ce que j'ai à faire, enseigne-moi à me résigner, enseigne-moi surtout à me corriger pour toujours,» pensait-elle.

Le diacre, sortant de l'iconostase, se plaça devant les portes saintes, retira ses longs cheveux de dessous la dalmatique, et, faisant un grand signe de croix, dit avec solennité:

«Prions en paix le Seigneur!...» Et Natacha ajoutait mentalement:

«Prions, sans différence de conditions, sans haine, unis tous ensemble dans l'amour fraternel!

—Prions, afin qu'il nous accorde la paix du ciel et le salut de nos âmes,» disait le diacre, et Natacha lui répondait du fond du coeur: «Prions pour obtenir la paix des anges, la paix de tous les êtres spirituels qui vivent au-dessus de nous.»

À la prière pour l'armée, elle invoqua le Seigneur pour son frère et pour Denissow; à la prière pour les voyageurs sur terre et sur mer, elle pria pour le prince André, et demanda à Dieu pardon du mal qu'elle lui avait fait; à la prière pour ceux qui nous aiment, elle pria pour les siens, et comprit, pour la première fois, les torts qu'elle avait eus envers eux; à la prière pour ceux qui nous haïssent, elle se demanda quels pouvaient être ses ennemis et n'en trouva pas d'autres que les créanciers de son père. Un nom pourtant, celui d'Anatole, lui venait toujours aux lèvres à ce moment, et, bien qu'il ne fût pas de ceux qui l'avaient haïe, elle priait pour lui avec un redoublement de ferveur comme pour un ennemi. Il ne lui était possible de penser avec calme à lui et au prince André que lorsqu'elle se recueillait, car alors seulement la crainte de Dieu l'emportait sur ses sentiments à leur égard. À la prière pour la famille impériale et le saint synode, elle se signa plus dévotement encore, se disant que, puisque le doute lui était interdit, elle devait, sans comprendre le but de cette prière, prier avec amour pour «le synode dirigeant».

«Recommandons-nous tous, chacun de nous mutuellement et à chaque instant de notre vie, à Jésus-Christ, notre Dieu!» continua le diacre, et Natacha, s'abandonnant complètement à son élan religieux, répétait avec exaltation: «Prends-moi, mon Dieu, prends-moi!»

On aurait dit, à voir son attitude, qu'elle se sentait sur le point d'être enlevée au ciel par une force invisible, et délivrée de ses regrets, de ses défauts, de ses espérances et de ses remords.

La comtesse, qui avait observé son visage recueilli et ses yeux brillants, demandait à Dieu, de son côté, qu'il daignât venir en aide à sa fille chérie.

Au milieu de l'office, et contrairement à toutes les habitudes, le sacristain plaça devant les portes saintes le petit escabeau sur lequel on posait ordinairement le livre contenant les prières que le prêtre récitait à genoux, le jour de la Pentecôte; l'officiant, sa calotte de velours violet sur la tête, descendit de l'autel, et s'agenouilla péniblement; son exemple fut aussitôt suivi par l'assistance étonnée. Il se préparait à lui lire la prière composée et envoyée par le saint synode pour demander à Dieu de délivrer la Russie de l'invasion étrangère.

«Ô Seigneur tout-puissant, Seigneur qui es notre délivrance», dit le prêtre lisant sans emphase, d'une voix douce et claire, la voix des ecclésiastiques du rite grec, dont l'effet est si puissant sur les coeurs russes: «Nous nous adressons humblement à Ta miséricorde infinie, nous confiant en Ton amour. Écoute notre prière, et viens à notre secours! L'ennemi jette le trouble parmi Tes enfants, et veut transformer le monde en un désert; lève-Toi contre lui! Ces hommes criminels se sont réunis pour détruire Ton bien, pour réduire à néant Ta fidèle Jérusalem, Ta Russie bien-aimée, pour souiller Tes temples, renverser Tes autels, et profaner nos sanctuaires. Jusques à quand, Seigneur, les pécheurs triompheront-ils? Jusques à quand auront-ils le pouvoir d'enfreindre Tes lois? Seigneur, écoute ceux qui prient: que Ton bras soutienne Notre très pieux et autocrate Empereur Alexandre Pavlovitch! Que sa loyauté, sa douceur, trouvent grâce à Tes yeux! Récompense ses vertus, qui sont le rempart de Ton Israël bien-aimé! Bénis et inspire ses résolutions, ses entreprises et ses oeuvres; affermis son règne de Ta main puissante, et donne-lui la victoire sur l'ennemi, comme à Moïse sur Amalek, à Gédéon sur Madian, à David sur Goliath! Protège ses armées, soutiens l'arc des Mèdes sous l'aisselle de ceux qui se sont soulevés en Ton nom, et ceins-les de Ta force pour le combat. Arme-toi aussi du bouclier et de la lance, et lève-Toi pour nous secourir! Que la confusion retombe sur ceux qui nous veulent du mal, qu'il en soit d'eux devant Tes armées fidèles, comme de la poussière que le vent disperse, et donné à Tes Anges le pouvoir de les abattre et de les poursuivre! Que leurs desseins secrets se retournent contre eux au grand jour! Qu'ils tombent dans un réseau inextricable, qu'ils tombent devant Tes esclaves, qui les fouleront aux pieds! Seigneur, Tu peux sauver les grands et les petits, car Tu es Dieu, et l'homme ne peut rien contre Toi!

«Dieu de nos pères, Ta grâce et Ta miséricorde sont éternelles; ne nous repousse pas loin de Ton visage à cause de nos iniquités, mais accorde-nous le pardon de nos péchés dans Ta bonté infinie. Élève en nous un coeur pur et un esprit droit; raffermis notre foi et notre espoir; souffle-nous l'amour mutuel, et unis-nous tous dans la défense du patrimoine que Tu nous as donné, à nous et à nos pères, afin que le sceptre des méchants ne règne pas sur la terre de ceux que tu as bénis.

«Seigneur Dieu, nous croyons en Toi: ne nous couvre pas de honte, et que notre attente dans Tes bienfaits ne soit pas déçue. Fais un signe, afin que nos ennemis et ceux de notre sainte religion puissent le voir, et périr de confusion! Que tous les peuples puissent se convaincre que Ton nom est le Seigneur, et que nous sommes Tes enfants! Témoigne-nous Ta miséricorde, et accorde-nous la délivrance! réjouis-en le coeur de Tes esclaves, frappe nos ennemis et renverse-les aux pieds de Tes fidèles. Car Tu es le secours, l'appui et la victoire de ceux qui se confient en Toi. Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit maintenant et dans les siècles des siècles «Amen!»

Impressionnable et fortement troublée comme elle l'était en ce moment, Natacha fut profondément remuée par cette prière. Elle en écouta religieusement les passages où il était question des victoires de Moïse, de Gédéon, de David, de la destruction de Jérusalem, et pria Dieu, d'un coeur attendri et ému, mais sans se rendre bien compte de ce qu'elle lui demandait. Lorsqu'il s'agissait pour elle d'en obtenir un esprit pur, le raffermissement de sa foi, de lui rendre l'espoir et de lui inspirer l'amour fraternel, elle y mettait toute son âme; mais comment pouvait-elle demander à Dieu de lui laisser fouler aux pieds ses ennemis, lorsque peu d'instants auparavant elle avait souhaité d'en avoir beaucoup, afin de pouvoir les aimer tous et de prier pour eux? Comment, d'un autre côté, douterait-elle de la vérité de la prière qu'on venait de lire à genoux? Une terreur pleine de recueillement la pénétra à la pensée des punitions qui frappent les pécheurs; elle pria avec élan, afin d'obtenir leur pardon et le sien, et il lui sembla que Dieu avait entendu sa prière et qu'il lui accorderait le repos et le bonheur en ce monde.

XIX

Depuis le jour où Pierre avait emporté l'impression du regard reconnaissant de Natacha, depuis le jour où il avait contemplé la comète brillant dans l'espace, un horizon nouveau s'était entr'ouvert devant lui: le problème du néant et de la sottise humaine, qui le tourmentait toujours, cessa de le préoccuper. Les terribles énigmes qui à tout moment surgissaient menaçantes dans son esprit s'effacèrent comme par enchantement devant son image. Causait-il ou écoutait-il les propos les plus indifférents, entendait-il citer une action lâche ou une absurdité monstrueuse, il ne s'en effrayait plus comme jadis: il ne se demandait plus pourquoi les hommes s'agitaient ainsi, lorsque à la vie déjà si courte succédait l'inconnu. Mais il se la représentait, elle, telle qu'il venait de la voir, et ses doutes s'envolaient; son souvenir relevait et le transportait dans le monde idéal et pur, où il ne trouvait plus ni pécheurs ni justes, mais où régnaient la beauté et l'amour, ces deux seules raisons d'être de l'existence. Quelque grandes que fussent les misères morales qu'il venait à découvrir, il se disait: «Que m'importe, après tout, que celui qui a volé l'État et l'Empereur soit comblé d'honneurs, puisqu'elle m'a souri hier, qu'elle m'a prié de retourner chez eux aujourd'hui, que je l'aime, et que personne n'en saura jamais rien!»

Pierre continuait à fréquenter le monde, à boire comme par le passé, et à mener une vie complètement désoeuvrée. Mais lorsque les nouvelles du théâtre de la guerre devinrent de jour en jour plus alarmantes, lorsque la santé de Natacha se rétablit et qu'elle cessa de lui inspirer l'inquiète sollicitude qui servait de prétexte à ses visites, une vague agitation, sans cause apparente, s'empara de lui; il pressentait que le courant de sa vie allait changer de direction, qu'une catastrophe était imminente, il cherchait avec impatience à en découvrir les signes avant-coureurs. Un des frères de son ordre lui fit part d'une prophétie relative à Napoléon, et tirée de l'Apocalypse.

Dans le verset 18 du chapitre, 13, il est dit: «Ici est la sagesse: que celui qui a de l'intelligence compte le nombre de la Bête, car c'est un nombre d'homme, et son nombre est six cent soixante-six.» Et au verset 5 du même chapitre: «Et il lui fut donné une bouche qui proférait de grandes choses et des blasphèmes, et il lui fut aussi donné le pouvoir d'accomplir quarante-deux mois.»

En appliquant les lettres françaises au calcul hébraïque, en donnant aux dix premières la valeur d'unités, et aux autres celle de dizaine:

a b c d e f g h i k l m n o
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 50
p q r s t u v w x y z
60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160

on obtenait, en écrivant d'après cette clef, ces deux mots: «L'Empereur Napoléon,» et, en additionnant le total, le chiffre 666; Napoléon était par conséquent la Bête dont parle l'Apocalypse. Ensuite la somme du chiffre quarante-deux, limite indiquée à son pouvoir, équivalait de nouveau, en suivant ce système, au même nombre 666, ce qui indiquait que l'année 1812, la quarante-deuxième de son âge, serait la dernière de sa puissance. Cette prophétie avait frappé l'imagination de Pierre: souvent il cherchait à deviner ce qui mettrait un terme à la puissance de la Bête, autrement dit de Napoléon, et il s'ingéniait même à découvrir dans les différentes combinaisons de ces nombres une réponse à cette mystérieuse question. Il essaya d'y arriver en les combinant avec «l'Empereur Alexandre» ou «la nation russe», mais l'addition de leurs lettres ne donnait plus le nombre fatal. Un jour qu'il travaillait, toujours sans résultat, sur son propre nom, en en changeant l'orthographe, et en en supprimant le titre, l'idée lui vint enfin que, dans une prophétie de ce genre, l'indication de sa nationalité devait y trouver place, mais il n'obtînt encore une fois que le numéro 671, 5 de trop; le 5 figurait la lettre «e»: il la supprima dans l'article, et alors son émotion fut profonde lorsque, écrit de la sorte, l'Russe Bésuhof, son nom lui donna exactement le nombre 666.

Comment, et pourquoi se trouvait-il ainsi rattaché au grand événement annoncé par l'Apocalypse?... Bien qu'il n'y pût rien comprendre, il n'en douta pas un seul instant! Son amour pour Natacha, l'Antéchrist, la comète, l'invasion de la Russie par Napoléon, le chiffre 666 découvert dans son nom et dans le sien, tout cet ensemble de faits étranges provoqua en lui un travail moral plein de trouble, qui, arrivé à sa maturité, devait éclater et l'arracher violemment à la vie futile dont les chaînes lui pesaient, pour l'amener à accomplir une action héroïque et à atteindre un grand bonheur!

Pierre, qui avait promis aux Rostow de leur communiquer le manifeste, se rendit le lendemain dimanche chez le comte Rostoptchine, pour lui en demander un exemplaire, et s'y rencontra avec un courrier qui arrivait en droite ligne de l'armée; c'était une ancienne connaissance à lui, et l'un des danseurs les plus infatigables des bals de Moscou.

«Rendez-moi, je vous en prie, un service, lui dit le courrier; j'ai ma sacoche pleine de lettres, aidez-moi à les distribuer.»

Pierre y consentit, et, dans le nombre, en trouva une que Nicolas Rostow adressait à ses parents. Le comte Rostoptchine lui remit ensuite la proclamation de l'Empereur, les ordres du jour envoyés à l'armée et la dernière affiche[21] qu'il venait de publier. En parcourant les ordres du jour, il remarqua, dans la longue nomenclature des hommes tués, blessés ou récompensés, le nom de Nicolas Rostow, décoré du Saint-Georges de 4ème classe, pour sa bravoure à l'affaire d'Ostrovna, et, quelques lignes plus bas, la nomination de Bolkonsky comme chef du régiment des chasseurs. Désirant faire savoir au plus tôt à ses amis la bonne nouvelle du glorieux fait d'armes de leur fils, il s'empressa de leur envoyer sa lettre et l'ordre du jour, bien que le nom du prince André se trouvât sur la même page; il se réservait de leur porter plus tard la proclamation et l'affiche du comte Rostoptchine.

Sa conversation avec ce dernier, dont l'air soucieux et affairé trahissait les graves préoccupations, le récit du courrier qui apportait avec insouciance de mauvaises nouvelles de l'armée, le bruit que l'on avait découvert des espions à Moscou même, la lecture d'un imprimé anonyme qu'on se passait de main en main, et qui annonçait pour l'automne la présence de Napoléon dans les deux capitales, l'attente de l'arrivée de l'Empereur fixée au lendemain, tout continuait à entretenir la surexcitation de Pierre, dont l'agitation ne faisait que croître depuis la nuit de la comète et le commencement de la guerre.

S'il n'eût été membre d'une société qui prêchait la paix éternelle, il aurait pris du service sans balancer, la vue même des Moscovites devenus militaires et chauvins exaltés, tout en lui inspirant une certaine fausse honte, ne l'eût pas empêché de suivre leur exemple. Toutefois son abstention était principalement motivée par la conviction où il était que lui «l'Russe Bésuhof», dont le nombre égalait celui de la Bête, et qui était prédestiné de toute éternité à la grande oeuvre de sa destruction, devait se borner à attendre et à voir venir.

XX

Les Rostow avaient l'habitude de réunir à dîner, le dimanche, quelques amis: Pierre se rendit donc chez eux avant l'heure habituelle, pour être plus sûr de les trouver seuls.

Singulièrement engraissé pendant ces derniers mois, il aurait été monstrueux s'il n'avait été bâti en Hercule, et si, par suite il n'avait porté avec légèreté le poids de sa lourde personne.

Soufflant comme un phoque et marmottant quelques mots entre ses dents, il s'engagea dans l'escalier, sans que son cocher lui demandât s'il devait l'attendre, car il savait que son maître ne sortait jamais de chez les Rostow avant minuit. Les valets de pied le débarrassèrent avec empressement de son manteau, de son chapeau et de sa canne, que, par une habitude prise au club, il laissait toujours dans l'antichambre.

La première personne qu'il vit fut Natacha, ou plutôt l'entendit avant de la voir, car elle faisait des exercices de solfège dans la grande salle. Il savait que depuis sa maladie elle y avait renoncé, aussi en fut-il à la fois surpris et satisfait. Il ouvrit doucement la porte, et l'aperçut qui marchait en chantant. Elle avait gardé la robe de soie mauve qu'elle avait mise le matin pour la messe; arrivée au bout de la salle, elle se retourna, et, se trouvant subitement en face de la grosse figure de Pierre, elle rougit et s'avança vivement vers lui.

«J'essaye de chanter, comme vous voyez; c'est une occupation, s'empressa-t-elle de dire, comme pour s'excuser.

—Et vous faites très bien de la reprendre, lui répondit Pierre.

—Comme je suis contente de vous voir; je suis si heureuse aujourd'hui, poursuivit-elle avec la même vivacité: Nicolas a reçu la croix de Saint-Georges, et j'en suis si fière!

—Je le sais, c'est moi qui vous ai envoyé l'ordre du jour. Mais je vous laisse, je ne veux pas vous déranger, j'irai au salon.

—Comte, lui demanda Natacha en l'arrêtant, ai-je tort de chanter?...» Et elle leva sur lui les yeux en rougissant.

—Non, pourquoi serait-ce mal?... Au contraire!... Mais pourquoi me le demandez-vous, à moi?

—Je n'en sais rien, reprit Natacha en parlant rapidement, mais cela me désolerait de faire quelque chose qui pût vous déplaire. Ma confiance en vous est absolue! Vous ne vous doutez guère à quel point votre opinion m'est précieuse et ce que vous avez été pour moi! J'ai vu,—continua-t-elle sans remarquer l'embarras de Pierre, qui rougissait à son tour,—j'ai vu son nom dans l'ordre du jour: Bolkonsky (et elle prononça tout bas ce nom, comme si elle craignait de manquer de force pour achever sa confession), Bolkonsky est de nouveau en Russie, et il a repris du service.... Croyez-vous qu'il me pardonne jamais? Croyez-vous qu'il m'en voudra éternellement, le croyez-vous?

—Je crois, reprit Pierre, qu'il n'a rien à vous pardonner. Si j'étais à sa place...» Et les mêmes paroles d'amour et de pitié qu'il lui avait déjà adressées, se retrouvèrent sur ses lèvres, mais Natacha ne lui donna pas le temps d'achever:

—Oh! vous, c'est bien différent! s'écria-t-elle avec exaltation. Je ne connais pas d'homme meilleur et plus généreux que vous, il n'en existe pas! Si vous ne m'aviez soutenue alors, et maintenant encore, je ne sais ce qui serait advenu de moi!...» Les larmes remplirent ses yeux, qu'elle déroba derrière un cahier de musique, et, se détournant brusquement, elle recommença à solfier et à se promener.

Pétia accourut sur ces entrefaites: c'était maintenant un joli garçon de quinze ans, avec un teint vermeil, des lèvres rouges et un peu fortes; il ressemblait à Natacha. Il se préparait à entrer à l'Université; mais, en dernier lieu et en secret, il avait décidé, entre camarades, de se faire hussard. S'emparant du bras de son homonyme, pour l'entretenir de ce grave projet, il le pria de s'informer si la chose était possible.

Mais le gros Pierre l'écoutait si peu, que le gamin fut obligé de le tirer par la manche pour forcer son attention.

«Eh bien, Pierre Kirilovitch, où en est mon affaire? Vous savez que tout mon espoir est en vous?

—Ah oui! tu veux entrer dans les hussards?... Oui, j'en parlerai aujourd'hui même!

—Bonjour, mon cher, lui cria de loin le vieux comte, apportez-vous le manifeste? Ma petite comtesse a entendu ce matin, à la messe chez les Rasoumovsky, une nouvelle prière, qu'elle dit être très belle!

—Voici le manifeste et les nouvelles: l'Empereur sera ici demain; on réunit une assemblée extraordinaire de la noblesse, et l'on parle d'un recrutement de dix sur mille. Permettez-moi maintenant de vous féliciter!

—Oui, oui, Dieu soit loué! Et de l'armée, quelles nouvelles?

—Les nôtres se retirent toujours, ils sont déjà à Smolensk, lui répondit Pierre.

—Mon Dieu, mon Dieu!... Donnez-moi donc le manifeste, mon cher!

—Ah! j'oubliais!...» Et Pierre le chercha, mais en vain, dans toutes ses poches, tout en baisant la main à la comtesse, qui venait d'entrer, et en regardant avec inquiétude du côté de la porte, dans l'espoir de voir apparaître Natacha. «Je ne sais vraiment pas où je l'ai fourré: je l'ai bien certainement oublié à la maison. J'y cours!

—Mais vous serez en retard pour le dîner?

—Vous avez raison, d'autant mieux que mon cocher n'est plus là.»

Natacha entra au même moment: l'expression de sa physionomie était douce et émue, et la figure de Pierre, qui continuait à chercher le manifeste, s'illumina à sa vue. Sonia, qui avait poussé ses perquisitions jusqu'à l'antichambre, en rapporta triomphalement les papiers, qu'elle avait fini par trouver soigneusement cachés dans la doublure du chapeau de Pierre.

«Nous lirons tout cela après le dîner,» dit le vieux comte, qui se promettait une grande jouissance de cette lecture.

On but du champagne à la santé du nouveau chevalier de Saint-Georges, et Schinchine raconta les nouvelles de la ville, la maladie de la vieille princesse de Géorgie, la disparition de Métivier, et la capture d'un malheureux Allemand, que la populace avait pris pour un espion français, mais que le comte Rostoptchine avait fait relâcher.

«Oui, oui, on les empoigne tous, dit le comte, et je conseille à la comtesse de moins parler français; ce n'est plus de saison.

—Savez-vous, dit Schinchine, que le précepteur français de Galitzine apprend le russe? Il est dangereux, à ce qu'il dit, de parler maintenant français dans les rues!

—Que savez-vous de la milice, comte Pierre Kirilovitch, car vous allez sans doute monter à cheval? dit le vieux comte en s'adressant à Pierre, qui, silencieux et pensif, ne comprit pas tout de suite de quoi il s'agissait.

—Ah! la guerre?... oui, mais je ne suis pas un soldat, vous le voyez bien.... Du reste, tout est si étrange, si étrange, que je m'y perds! Mes goûts sont antimilitaires, mais, vu les circonstances actuelles, on ne peut répondre de rien!»

Le dîner fini, le comte, commodément établi dans un fauteuil, pria d'un air grave Sonia, qui avait la réputation d'être une excellente lectrice, de leur lire le manifeste:

«À notre première capitale, Moscou!

«L'ennemi a franchi les frontières de la Russie avec des forces innombrables, et se prépare à ruiner notre patrie bien-aimée...» etc... etc.... Sonia lisait de sa voix fluette, en y mettant tous ses soins, et le vieux comte écoutait, les yeux fermés, en poussant de longs soupirs à certains passages.

Natacha regardait curieusement tour à tour son père et Pierre; ce dernier, sentant qu'elle le regardait, évitait de se tourner de son côté; la comtesse désapprouvait par des hochements de tête les expressions solennelles de la proclamation, car elle n'y entrevoyait qu'une chose: le danger auquel son fils continuerait à être exposé, et qui durerait longtemps encore! Schinchine, qui écoutait d'un air railleur, s'apprêtait évidemment à répondre par une épigramme à la lecture de Sonia, aux réflexions que ferait le vieux comte, ou au manifeste même, si du moins il ne s'offrait rien de mieux à son humeur satirique.

Après avoir lu les passages relatifs aux dangers qui menaçaient la Russie, aux espérances fondées par l'Empereur sur Moscou et surtout sur la vaillante noblesse, Sonia, dont la voix tremblait parce qu'elle se sentait écoutée, arriva enfin à ces dernières paroles: «Nous ne tarderons pas à paraître au milieu de notre peuple, ici, à Moscou, dans notre capitale, et aussi partout où il sera nécessaire dans notre Empire, afin de délibérer et de nous mettre à la tête de toutes les milices, aussi bien de celles qui aujourd'hui déjà arrêtent la marche de l'ennemi, que de celles qui vont se former pour le frapper partout où il se montrera! Que le malheur dont il espère nous accabler retombe sur lui seul, et que l'Europe, délivrée du joug, glorifie la Russie!

—Voilà qui est bien! Dites un seul mot, Sire, et nous sacrifierons tout sans regret!» s'écria le comte en rouvrant ses yeux mouillés de pleurs, et en reniflant légèrement comme s'il aspirait un flacon de sels anglais.

Natacha se leva d'un bond, et se suspendit au cou de son père avec un tel élan, que Schinchine n'osa pas plaisanter l'orateur sur son patriotisme.

«Papa, vous êtes un ange! s'écria-t-elle en l'embrassant, et en jetant à Pierre un regard empreint d'une coquetterie involontaire.

—Bravo! Voilà ce qui s'appelle une patriote! dit Schinchine.

—Pas du tout, reprit Natacha d'un air offensé. Vous vous moquez de tout et, toujours, mais ceci est trop sérieux pour que vous en plaisantiez.

—Des plaisanteries? s'écria le comte. Qu'il dise un mot, un seul, et nous nous lèverons tous en masse.... Nous ne somme pas des Allemands!

—Avez-vous remarqué, fit observer Pierre à son tour, qu'il y est dit: «pour délibérer...»

Pétia, à qui on ne faisait nulle attention, s'approcha à ce moment de son père.

«Maintenant, dit-il d'un air intimidé et d'une voix tantôt rude et tantôt perçante: Papa et maman, je vous dirai que... c'est comme il vous plaira, mais... il faut absolument que vous me laissiez être militaire, parce que je ne puis pas, je... ne puis pas... voilà, c'est tout!...»

La comtesse leva les yeux au ciel avec épouvante, joignit les mains, et, se tournant vers son mari d'un air mécontent:

«Voilà; il s'est déboutonné!» dit-elle.

Le comte, dont l'émotion s'était subitement calmée:

«Oh! oh! dit-il, quelles folies! Un joli soldat, ma foi!... mais, avant tout, il faut apprendre!

—Ce ne sont pas des folies! poursuivit Pétia. Fédia Obolensky est plus jeune que moi et il se fait aussi militaire: quant à apprendre, je ne le pourrais pas maintenant, lorsque...—il s'arrêta, et ajouta, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux:—lorsque la patrie est en danger!

—Voyons, voyons, assez de bêtises!

—Mais, papa, vous-même venez de dire que vous êtes prêt à tout sacrifier?

—Pétia, tais-toi,—s'écria le comte, en jetant un coup d'oeil inquiet à sa femme, qui, pâle et tremblante, regardait son fils cadet!

—Je vous répète, papa, et Pierre Kirilovitch vous dira....

—Je te dis que ce sont des bêtises! Tu as encore le lait de ta nourrice au bout du nez, et tu veux déjà te faire militaire!... Folies! folies! je te le répète...» Et le comte se dirigea vers son cabinet, en emportant la proclamation, afin de s'en bien pénétrer encore une fois avant de faire sa sieste: «Pierre Kirilovitch, ajouta-t-il, venez avec moi, nous fumerons.»

Pierre, embarrassé et indécis, subissait l'influence des yeux de Natacha, qu'il n'avait jamais vus aussi brillants et aussi animés que dans ce moment.

«Mille remerciements.... Je crois que je vais retourner chez moi.

—Comment, chez vous? mais ne comptiez-vous pas passer la soirée ici? Vous êtes devenu si rare!... Et cette enfant-là? ajouta le comte avec bonhomie: elle ne s'anime qu'en votre présence.

—Oui, mais c'est que j'ai oublié... j'ai quelque chose à taire, à faire chez moi, murmura Pierre.

—Si c'est ainsi, alors, au revoir!» dit le comte, et il sortit du salon.

—Pourquoi nous quittez-vous? Pourquoi êtes-vous soucieux? demanda Natacha à Pierre en le regardant en face.

—Parce que je t'aime! aurait-il voulu pouvoir lui répondre; mais il garda un silence embarrassé, et baissa les yeux.

—Pourquoi? dites-le-moi, je vous en prie?» poursuivit Natacha d'un ton décidé; mais soudain elle se tut, et leurs regards se rencontrèrent confus et effrayés.

Pierre essaya en vain de sourire: son sourire exprimait la souffrance; il lui prit la main, la baisa, et sortit sans proférer une parole: il venait de prendre la résolution, de ne plus remettre les pieds chez les Rostow!

XXI

Pétia, après avoir été brusquement éconduit, s'enferma dans sa chambre et y pleura à chaudes larmes, mais aucun des siens n'eut l'air de remarquer qu'il avait les yeux rouges lorsqu'il reparut à l'heure du thé.

L'Empereur arriva le lendemain. Quelques gens de la domesticité des Rostow demandèrent à leurs maîtres la permission d'aller assister à son entrée. Pétia mit beaucoup de temps à s'habiller ce matin-là, et fit son possible pour arranger ses cheveux et son col à, la manière des grandes personnes! Debout devant son miroir, il faisait force gestes, haussait les épaules, fronçait les sourcils, et enfin, satisfait de lui-même, il se glissa hors de la maison par l'escalier dérobé, sans souffler mot à qui que ce fût de ses projets.

Sa résolution était prise: il lui fallait trouver à tout prix l'Empereur, parler à un de ses chambellans (il s'imaginait qu'un Souverain en était toujours entouré par douzaines), lui faire expliquer qu'il était le comte Rostow, que, malgré sa jeunesse, il brûlait du désir de servir sa patrie, et une foule d'autres belles choses qui, d'après lui, devaient être d'un effet irrésistible sur l'esprit du chambellan en question.

Bien qu'il comptât aussi beaucoup, pour assurer le succès de sa démarche, sur sa figure d'enfant, et sur la surprise qu'elle ne manquerait pas de provoquer, il n'en cherchait pas moins, en arrangeant ses cheveux et son col, à se donner l'apparence et la tournure d'un homme fait. Mais plus il marchait, plus il s'intéressait au spectacle de la foule qui se pressait autour des murs du Kremlin, et moins il songeait à conserver le maintien des personnes d'un certain âge.

Force lui fut aussi de jouer des coudes pour ne pas se laisser par trop bousculer. Quand il fut enfin à la porte de la Trinité, la foule, qui ne pouvait deviner le but patriotique de sa course, l'accula si bien contre la muraille, qu'il fut obligé de s'arrêter, pendant que des voitures, à la suite l'une de l'autre, franchissaient la voûte en maçonnerie. À côté de Pétia, et refoulés comme lui, se tenaient une grosse femme du peuple, un laquais et un vieux soldat. L'impatience commençant à le gagner, il se décida à aller de l'avant, sans attendre la fin du défilé et essaya de se frayer un chemin en donnant une forte poussée à sa grosse voisine.

«Eh! dis donc, mon petit Monsieur! lui cria la voisine en l'interpellant d'un air furieux.... Tu vois bien que personne ne bouge! Où veux-tu donc te fourrer?

—S'il ne faut que rosser les gens pour se faire faire place, c'est pas malin!» dit le laquais en appliquant à Pétia un vigoureux coup de poing, qui l'envoya rouler dans un coin, d'où s'exhalaient des odeurs d'une nature plus que douteuse.

Le malheureux enfant essuya sa figure couverte de sueur, releva tant bien que mal son col, que la transpiration avait complètement défraîchi, et se demanda avec angoisse si, dans un pareil état, le chambellan ne l'empêcherait pas d'arriver jusqu'à l'Empereur. Il lui était impossible de sortir de cette maudite impasse et de réparer le désordre de sa toilette: il aurait pu sans doute s'adresser à un général que ses parents connaissaient, et dont la voiture venait de le frôler, mais il lui sembla que ce ne serait pas digne d'un homme comme lui, et, bon gré mal gré, il lui fallut se résigner à son triste sort!

Enfin la foule s'ébranla, en entraînant Pétia avec elle, et le déposa sur la place, encombrée de curieux. Il y en avait partout, et jusque sur les toits des maisons. Arrivé là, il put entendre à son aise la joyeuse sonnerie des cloches et le murmure confus du flot populaire qui envahissait chaque recoin de la vaste étendue.

Tout à coup les têtes se découvrirent, et le peuple se rua en avant. Pétia, à moitié écrasé, assourdi par des hourras frénétiques, faisait de vains efforts, en s'élevant sur la pointe des pieds, pour se rendre compte de la cause de ce mouvement.

Il ne voyait que des visages émus et exaltés: à côté de lui, une marchande pleurait à chaudes larmes.

«Mon petit père! mon ange!» s'écriait-elle en essuyant ses pleurs avec ses doigts. La foule, arrêtée une seconde, continua à avancer.

Pétia, entraîné par l'exemple, ne savait plus ce qu'il faisait: les dents serrées, roulant les yeux d'un air furibond, il donnait des coups de poing à droite et à gauche, criait hourra comme les autres et paraissait tout prêt à exterminer ses semblables, qui, de leur côté, lui rendaient ses coups, en hurlant de toutes leurs forces. «Voilà donc l'Empereur! se dit-il.... Comment pourrais-je songer à lui adresser moi-même ma requête, ce serait trop de hardiesse!» Néanmoins il continuait à se frayer un chemin, et il finit par entrevoir au loin un espace vide, tendu de drap rouge. La foule, dont les premiers rangs étaient contenus par la police, reflua en arrière; l'Empereur sortait du palais et se rendait à l'église de l'Assomption. À ce moment, Pétia reçut dans les côtes une telle bourrade, qu'il en tomba à la renverse sans connaissance. Quand il reprit ses sens, il se trouva soutenu par un ecclésiastique, un sacristain sans doute, dont la tête presque chauve n'avait pour tout ornement qu'une touffe de cheveux gris descendant sur la nuque; ce protecteur inconnu essayait, du bras qui lui restait libre, de le protéger contre de nouvelles poussées de la foule.

«On a écrasé un jeune seigneur, disait-il... faites donc attention... on l'a écrasé, bien sûr!»

Lorsque l'Empereur eut disparu sous le porche de l'église, la foule se sépara, et le sacristain put traîner Pétia jusqu'au grand canon qu'on appelle «le Tsar», où il fut de nouveau presque étouffé par la masse compacte de gens, qui le prenant en compassion, lui déboutonnaient son habit, tandis que d'autres le soulevaient jusque sur le piédestal où était placé le canon, sans cesser d'injurier ceux qui l'avaient mis dans cet état. Pétia ne tarda pas à se remettre, les couleurs lui revinrent et ce désagrément passager lui valut une excellente place sur le socle du formidable engin. De là il espérait apercevoir l'Empereur; mais il ne songeait plus à sa demande: il n'avait plus qu'un désir, celui de le voir!... Alors seulement il serait heureux!

Pendant la messe, suivie d'un Te Deum chanté à l'occasion de l'arrivée de Sa Majesté et de la conclusion de la paix avec la Turquie, la foule s'éclaircit: les vendeurs de kvass, de pain d'épice, de graines de pavot, que Pétia aimait par-dessus tout, se mirent à circuler, et des groupes se formèrent sur tous les points de la place. Une marchande déplorait l'accroc fait à son châle et disait combien il lui avait coûté, pendant qu'une autre assurait que les soieries seraient bientôt hors de prix. Le sacristain, le sauveur de Pétia, discutait avec un fonctionnaire civil sur les personnages qui officiaient ce jour-là avec Son Éminence. Deux jeunes bourgeois plaisantaient avec deux jeunes filles, en grignotant des noisettes. Toutes ces conversations, surtout celles des jeunes gens et des jeunes filles, qui dans d'autres circonstances n'auraient pas manqué d'intéresser Pétia, le laissaient complètement indifférent; assis sur le piédestal de son canon, il était tout entier à son amour pour son Souverain, et l'exaltation passionnée qui succédait chez lui à la peur et à la douleur physique qu'il venait d'éprouver, donnait une émouvante solennité à cet instant de sa vie.

Des coups de canon retentirent soudain sur le quai: la foule y courut aussitôt, pour voir comment et d'où l'on tirait, Pétia voulut en faire autant, mais il en fut empêché par le sacristain qui l'avait pris sous sa protection. Les canons grondaient toujours, lorsque des officiers, des généraux, des chambellans, sortirent précipitamment de l'église; on se découvrit à leur vue, et les badauds qui avaient couru du côté du quai revinrent en toute hâte. Quatre militaires, en brillant uniforme et chamarrés de grands cordons, apparurent enfin.

«Hourra! hourra! hurla la foule.

—Où est-il? où est-il?» demanda Pétia d'une voix haletante, mais personne ne lui répondit: l'attention était trop tendue. Choisissant alors au hasard un des quatre militaires que ses yeux pleins de larmes pouvaient à peine distinguer, et concentrant sur lui tous les transports de son jeune enthousiasme, il lui lança un formidable hourra, en se jurant mentalement qu'en dépit de tous les obstacles il serait soldat!

La foule s'ébranla de nouveau à la suite de l'Empereur, et, après l'avoir vu rentrer au palais, se dispersa peu à peu. Il était tard. Bien que Pétia fût à jeun, et que la sueur lui coulât du front à grosses gouttes, il ne lui vint même pas à l'idée de retourner chez lui, et il resta planté devant le palais au milieu d'un petit groupe de flâneurs; il attendait ce qui allait se passer, sans trop savoir ce que ce pourrait être, et il portait envie non seulement aux grands dignitaires qui descendaient de leurs voitures pour aller s'asseoir à la table impériale, mais encore aux fourriers qu'il vit ensuite passer et repasser derrière les croisées pour leur service. Pendant le banquet, Valouïew, jetant un regard sur la place, fit observer que le peuple paraissait désirer revoir encore Sa Majesté.

Le repas terminé, l'Empereur, qui finissait de manger un biscuit, sortit sur le balcon. Le peuple l'acclama aussitôt, en criant de nouveau à pleins poumons:

«Notre père! notre ange! hourra!...» Et les femmes, et les bourgeois, et Pétia lui-même, se remirent à pleurer d'attendrissement. Un morceau du biscuit que l'Empereur tenait à la main, étant venu à glisser entre les barreaux du balcon, tomba à terre aux pieds d'un cocher; le cocher le ramassa, et quelques-uns de ses voisins se ruèrent sur l'heureux possesseur du biscuit pour en avoir leur part! L'Empereur, l'ayant remarqué, se fit donner une pleine assiettée de biscuits, et les jeta au peuple. Les yeux de Pétia s'injectèrent de sang, et, malgré la crainte d'être écrasé une seconde fois, il se précipita à son tour pour attraper à tout prix un des gâteaux qu'avait touchés la main du Tsar. Pourquoi? il n'en savait rien, mais il le fallait! Il courut, renversa une vieille femme qui était sur le point d'en saisir un, et, malgré ses gestes désespérés, parvint à l'atteindre avant elle; il lança un hourra formidable, d'une voix, hélas! fortement enrouée. L'Empereur se retira, et la foule finit par se disperser.

«Tu vois que nous avons bien fait d'attendre,» se disaient joyeusement entre eux les spectateurs, en s'éloignant.

Si heureux qu'il fût, Pétia était mécontent de rentrer, et de penser que le plaisir de la journée était fini pour lui. Aussi préféra-t-il aller retrouver son ami Obolensky, lequel était de son âge, et à la veille de partir pour l'armée. De là il fut pourtant obligé de regagner la maison paternelle; à peine arrivé, il déclara solennellement à ses parents qu'il s'échapperait, si on ne le laissait pas agir à sa guise. Le vieux comte céda; mais, avant de lui accorder une autorisation formelle, il alla le lendemain même s'informer, auprès de gens compétents, où et comment il pourrait le faire entrer au service, sans trop l'exposer au danger.

XXII

Dans la matinée du 15 juillet, trois jours après les événements que nous venons de raconter, de nombreuses voitures stationnaient devant le palais Slobodski.

Les salles étaient pleines de monde: dans l'une d'elles se trouvait la noblesse; dans l'autre, les marchands médaillés. La première était très animée. Autour d'une immense table placée devant le portrait en pied de l'Empereur, siégeaient, sur des chaises à dossier élevé, les grands seigneurs les plus marquants, tandis que les autres circulaient en causant dans la salle.

Les uniformes, tous à peu près du même type, dataient, les uns de Pierre le Grand, les autres de Catherine ou de Paul, les plus récents du règne actuel, et donnaient un aspect bizarre à tous ces personnages, que Pierre connaissait plus ou moins, pour les avoir rencontrés soit au club, soit chez eux. Les vieux surtout frappaient étrangement le regard: édentés pour la plupart, presque aveugles, chauves, engoncés dans leur obésité, ou maigres et ratatinés comme des momies, ils restaient immobiles et silencieux, ou bien, s'ils se levaient, ils ne manquaient jamais de se heurter contre quelqu'un. Les expressions de physionomie les plus opposées se lisaient sur leurs visages: chez les uns, c'était l'attente inquiète d'un grand et solennel événement; chez les autres, le souvenir béat et placide de leur dernière partie de boston, de l'excellent dîner, si bien réussi par Pétroucha le cuisinier, ou de quelque autre incident, tout aussi important, de leur vie habituelle.

Pierre, qui avait endossé avec peine, dès le matin, son uniforme de noble, devenu trop étroit, se promenait dans la salle, en proie à une violente émotion. La convocation simultanée de la noblesse et des marchands (de vrais états généraux) avait réveillé en lui toutes ses anciennes convictions sur le Contrat social et la Révolution française; car, s'il les avait oubliées depuis longtemps, elles n'en étaient pas moins profondément enracinées dans son âme. Les paroles du manifeste impérial où il était dit que l'Empereur viendrait «délibérer» avec son peuple, le confirmaient dans sa manière de voir, et, convaincu que la réforme espérée par lui depuis de longues années allait enfin s'accomplir, il écoutait avidement tout ce qui se disait autour de lui, sans y rien trouver cependant de ses propres pensées.

La lecture du manifeste fut acclamée avec enthousiasme, et l'on se sépara en causant. En dehors des sujets habituels de conversation, Pierre entendit discuter sur la place réservée aux maréchaux de noblesse à l'entrée de Sa Majesté, sur le bal à lui offrir, sur l'urgence de se diviser par districts ou par gouvernements, etc.; mais dès qu'on touchait à la guerre, et au but essentiel de la réunion, les discours devenaient vagues et confus, et la majorité se renfermait dans un silence prudent.

Un homme entre deux âges, encore bien de figure, en uniforme de marin retraité, parlait assez haut à quelques personnes qui s'étaient groupées avec Pierre autour de lui pour mieux l'entendre. Le comte Ilia Andréïévitch, revêtu de son caftan du règne de Catherine, marchait en souriant au milieu de la foule, où il comptait de nombreux amis. Il s'arrêta également devant l'orateur, et l'écouta avec satisfaction, en manifestant son approbation par des signes de tête. Il était facile de voir, à la physionomie de ceux qui entouraient l'orateur, qu'il s'exprimait avec hardiesse; aussi les gens paisibles et timorés ne tardèrent-ils pas à s'en éloigner peu à peu, en haussant imperceptiblement les épaules. Pierre, au contraire, découvrait dans son discours un libéralisme peu conforme sans doute à celui dont il faisait lui-même profession, mais qui ne lui en était pas moins agréable pour cela. Le marin grasseyait en parlant, et le timbre de sa voix, quoique agréable et mélodieux, trahissait toutefois l'habitude des plaisirs de la table et du commandement.

«Que nous importe, disait-il, que les habitants de Smolensk aient proposé à l'Empereur de former des milices! Leur décision, fait-elle loi pour nous? Si la noblesse de Moscou le trouve nécessaire, elle a d'autres moyens à sa disposition pour lui témoigner son dévouement. Nous n'avons pas encore oublié les milices de 1807!... Les voleurs et les pillards y ont seuls trouvé leur compte.»

Le comte Rostow continuait à sourire d'un air d'assentiment.

«Les milices ont-elles, je vous le demande, rendu des services à la patrie? Aucun. Elles ont ruiné nos campagnes, voilà tout! Le recrutement est préférable: autrement, ce n'est ni un soldat ni un paysan qui vous reviendra, ce sera la corruption même!...—La noblesse ne marchande pas sa vie: nous irons tous, s'il le faut, nous amènerons des recrues, et que l'Empereur nous dise un mot, nous mourrons tous pour lui!» conclut l'orateur, avec un geste plein d'énergie.

Le comte Rostow, au comble de l'émotion, poussait Pierre du coude; celui-ci, éprouvant le désir de parler à son tour, fit un pas en avant, sans savoir lui-même au juste ce qu'il allait dire. Il avait à peine ouvert la bouche, qu'un vieux sénateur, d'une physionomie intelligente, prit la parole avec l'irritation et l'autorité d'un homme habitué à discuter et à diriger les débats: il parlait doucement mais nettement.

«Je crois, monsieur, dit-il en commençant, que nous ne sommes point appelés ici pour juger quelle serait dans l'intérêt de l'Empire la mesure la plus opportune à prendre, le recrutement ou la milice.... Nous devons répondre à la proclamation dont nous a honorés notre Souverain, et laisser au pouvoir suprême le soin de décider entre le recrutement et...»

Pierre l'interrompit: il venait de trouver une issue à son agitation dans la colère qu'excitaient en lui les vues étroites et par trop légales du sénateur au sujet des devoirs de la noblesse, et, sans se rendre compte à l'avance de la portée de ses expressions, il se mit à parler avec une vivacité fébrile, en entrecoupant son discours de phrases françaises et de phrases russes trop littéraires.

«Veuillez m'excuser, Excellence, dit-il en s'adressant au sénateur (quoiqu'il le connût intimement, il croyait bien faire en cette circonstance de prendre le ton officiel). Bien que je ne partage pas la manière de voir de Monsieur,—poursuivit-il avec hésitation, et il brûlait du désir de dire «du très honorable préopinant», mais il se borna à ajouter «de Monsieur, que je n'ai pas l'honneur de connaître,—je suppose que la noblesse est non seulement appelée à exprimer sa sympathie et son enthousiasme, mais aussi à «délibérer» sur les mesures qui pourraient être utiles à la patrie. Je suppose aussi que l'Empereur lui-même serait très mécontent de ne trouver en nous que des propriétaires de paysans, que nous offririons avec nos personnes en guise de... chair à canon, alors que nous aurions pu être pour lui un appui et un conseil.»

Plusieurs membres de la réunion, effrayés de la hardiesse de ces paroles et du sourire méprisant de l'Excellence, se détachèrent du groupe; le comte Rostow seul approuvait le discours de Pierre, car il entrait dans ses habitudes de donner toujours la préférence au dernier interlocuteur.

«Avant de discuter ces questions, reprit Pierre, nous devons demander respectueusement à Sa Majesté de daigner nous communiquer le chiffre exact de nos troupes, la situation de nos armées, et alors...»

Il ne put continuer. Assailli de trois côtés à la fois par de violentes interruptions, il se vit obligé d'en rester là de sa péroraison. Le plus virulent de ses interlocuteurs était un certain Etienne Stépanovitch Adrakcine, un de ses partenaires habituels au boston, très bien disposé pour lui, d'ailleurs, quand il s'agissait d'une partie de jeu, mais méconnaissable aujourd'hui, peut-être à cause de son uniforme, ou peut-être aussi à cause de la colère qui paraissait l'animer.

«Je vous ferai d'abord observer, s'écria-t-il avec emportement, que nous n'avons pas le droit d'adresser cette demande à l'Empereur, et quand bien même la noblesse russe aurait ce droit, l'Empereur ne pourrait y répondre, car la marche de nos armées est subordonnée aux mouvements de l'ennemi, et le nombre de leurs soldats aux exigences stratégiques....

—Ce n'est pas le moment de discuter, il faut agir!» reprit un autre personnage, que Pierre avait rencontré autrefois chez les Bohémiens; ce personnage jouissait au jeu d'une réputation plus que douteuse; lui aussi, l'uniforme l'avait complètement métamorphosé....

—La guerre est en Russie, l'ennemi s'avance pour anéantir le pays, pour profaner la tombe de nos pères, pour emmener nos femmes et nos enfants (ici l'orateur se frappa la poitrine).... Nous nous lèverons tous, nous irons tous défendre le Tsar, notre père!... Nous autres Russes, nous ne ménagerons pas notre sang pour la défense de notre foi, du trône et du pays.... Si nous sommes de vrais enfants de notre patrie bien-aimée, mettons de côté les rêvasseries.... Nous montrerons à l'Europe comment la Russie sait se lever en masse!»

L'orateur fut chaleureusement applaudi, et le comte Ilia Andréïévitch se joignit de nouveau à ceux qui témoignaient hautement leur satisfaction.

Pierre aurait volontiers déclaré que lui aussi se sentait prêt à tous les sacrifices, mais qu'avant tout il était urgent de connaître la véritable situation des choses, afin de pouvoir y porter remède. On ne lui en laissa pas le temps: on criait, on hurlait, on l'interrompait à chaque mot, on se détournait même de lui comme d'un ennemi; les groupes se formaient, se séparaient et se rapprochaient tour à tour, et finirent par retourner dans la grande salle, en parlant tous à la fois avec une surexcitation indicible. Leur émotion ne provenait pas, comme on aurait pu le croire, de l'irritation causée par les paroles de Pierre, déjà oubliées, mais de ce besoin instinctif qu'éprouve la foule de donner un objectif visible et palpable à son amour ou à sa haine; aussi, dès ce moment, le malheureux Pierre devint-il la bête noire de la réunion. Plusieurs discours, dont quelques-uns étaient pleins d'esprit et fort bien tournés, succédèrent à celui du marin en retraite, et furent vivement applaudis.

Le rédacteur du Messager russe, Glinka, déclara que «l'enfer devait être repoussé par l'enfer.... Nous ne devons pas, disait-il, nous borner, comme des enfants, à sourire aux éclairs et aux roulements du tonnerre!»

«Oui, oui, c'est bien ça!... Nous ne devons pas nous contenter de sourire aux éclairs et aux roulements du tonnerre,» répétait-on jusque dans les derniers rangs de l'auditoire avec une approbation marquée et bruyante, pendant que les vieux dignitaires, assis béatement autour de la grande table, se regardaient entre eux, regardaient le public, et laissaient voir tout simplement sur leur physionomie qu'ils avaient terriblement chaud! Pierre, très ému, sentait qu'il avait fait fausse route, mais il ne renonçait pas pour cela à ses convictions; aussi le désir de se justifier, et le désir plus grand encore de montrer que lui aussi, à cette heure solennelle, était prêt à tout, le décida à essayer encore une fois de se faire écouter:

«J'ai dit, s'écria-t-il avec force, que les sacrifices seraient plus faciles lorsqu'on connaîtrait les besoins...!» Mais personne ne l'écoutait plus, et sa voix fut couverte par le brouhaha général.

Seul un petit vieux se pencha un instant vers lui, mais il se détourna aussitôt, attiré par les exclamations qui partaient d'un point opposé.

«Oui, Moscou sera livré!... Moscou sera notre libérateur!

—Il est l'ennemi du genre humain!...

—Je demande la parole....

—Faites donc attention, Messieurs, vous m'écrasez!» criait-on à la fois de tous les côtés.

XXIII

À ce moment, le comte Rostoptchine, portant l'uniforme de général, avec un cordon en sautoir, fit son entrée dans la salle, et la foule se recula devant lui. Des yeux perçants et un menton des plus accusés accentuaient tout particulièrement son visage.

«Sa Majesté l'Empereur va arriver, dit-il. Je pense que dans les circonstances actuelles il n'y a pas de temps à perdre en discussions: l'Empereur a daigné nous réunir, nous et les marchands. Des millions lui seront versés de là-bas, ajouta-t-il en indiquant la salle où étaient les marchands.... Quant à nous, nous devons offrir la milice et ne pas nous ménager.... C'est le moins que nous puissions faire!»

Les vieux seigneurs, assis autour de la table, se consultèrent à voix basse, des groupes se formèrent, se consultèrent de leur côté, et chacun donna ensuite son opinion.

«Je consens, disait l'un.

—Je partage votre avis,» répondait un autre, pour ne pas dire absolument la même chose, et ces voix grêles de vieillards, s'élevant une à une dans le silence après le bruit de tout à l'heure, produisaient un effet étrange et presque mélancolique.

Le secrétaire reçut l'ordre d'écrire la résolution suivante: «La noblesse de Moscou, à l'exemple de celle de Smolensk, offre dix hommes sur mille, avec leur équipement complet.»

Les vieux, comme s'ils étaient heureux de s'être déchargés d'un lourd fardeau, se levèrent en repoussant leurs sièges avec bruit, et en étirant leurs jambes engourdies..., et, saisissant au passage la première connaissance venue, ils se mirent à se promener bras dessus, bras dessous, en causant de choses et d'autres.

«L'Empereur! l'Empereur!» s'écria-t-on soudain, et la foule se précipita vers la sortie. Sa Majesté traversa la grande salle entre deux haies de curieux qui s'inclinaient devant lui, d'un air respectueux et inquiet à la fois. Pierre entendit l'Empereur dépeindre le danger qui menaçait l'État, et exprimer les espérances qu'il fondait sur la noblesse. On lui communiqua en réponse la résolution que venait de prendre la noblesse de Moscou.

«Messieurs, reprit le Souverain d'une voix émue, je n'ai jamais douté du dévouement de la noblesse russe, mais en ce jour il a dépassé mon attente. Je vous remercie au nom de la patrie, Messieurs.... Agissons de concert, le temps est précieux!» L'Empereur se tut, on se pressa autour de lui, et on l'acclama avec enthousiasme.

«Oui, oui, c'est bien ça!... Il n'y a de précieux que la parole du Souverain!» répétait en pleurant le comte Ilia Andréïévitch, qui n'avait rien entendu et comprenait tout à sa façon.

De la salle de la noblesse, l'Empereur passa dans celle des marchands, et y resta une dizaine de minutes. Pierre le vit sortir de là, les yeux pleins de larmes d'attendrissement; on sut plus tard qu'en leur parlant il avait pleuré et achevé son discours d'une voix tremblante. Deux marchands l'accompagnaient: Pierre en connaissait un, un gros fermier d'eau-de-vie; l'autre était le maire, dont la figure maigre et jaune se terminait par une barbe pointue; tous deux pleuraient, le gros fermier surtout sanglotait comme un enfant, en répétant:

«Notre vie, notre fortune, prenez-les, Sire!»

Pierre, en attendant, ne pensait plus qu'à une chose, au désir de montrer que rien ne lui coûterait en fait de sacrifices, et, se reprochant amèrement son discours à tendances constitutionnelles, il chercha de nouveau le moyen de le faire oublier. Apprenant que le comte Mamonow offrait tout un régiment, il déclara, séance tenante, au comte Rostoptchine qu'il fournirait mille hommes, et en plus se chargerait de leur entretien.

Le vieux comte Rostow raconta à sa femme en pleurant ce qui s'était passé, et, donnant enfin son consentement formel à Pétia, il alla lui-même l'inscrire sur les contrôles du régiment des hussards.

Le lendemain, l'Empereur quitta la ville; les nobles de Moscou ôtèrent leurs uniformes, rentrèrent dans leurs habitudes, reprirent leurs places chez eux et au club, et ordonnèrent à leurs intendants respectifs, non sans geindre quelque peu, et en s'étonnant eux-mêmes de ce qu'ils avaient voté, de prendre les mesures nécessaires pour former les milices.


CHAPITRE V

I

Pourquoi Napoléon faisait-il la guerre à la Russie? Parce qu'il était écrit qu'il irait à Dresde, qu'il aurait la tête tournée par la flatterie, qu'il mettrait un uniforme polonais, qu'il subirait l'influence enivrante d'une belle matinée de juin, et enfin qu'il se laisserait emporter par la colère en présence de Kourakine d'abord, et de Balachow ensuite.

Alexandre, se sentant personnellement offensé, se refusait à toute négociation; Barclay de Tolly mettait tous ses soins à bien commander son armée, afin de remplir son devoir et de conquérir la réputation d'un grand capitaine; Rostow s'était lancé à la poursuite des Français, parce qu'il n'avait pu résister au désir de faire un bon temps de galop sur une plaine unie..., et c'est ainsi qu'agissaient, en conséquence de leurs dispositions particulières, de leurs habitudes, de leurs désirs, les individus qui prenaient part à cette guerre mémorable. Leurs appréhensions, leurs vanités, leurs joies, leurs critiques; tous ces sentiments, provenant de ce qu'ils croyaient être leur libre arbitre, étaient les instruments inconscients de l'histoire, et travaillaient, à leur insu, au résultat dont aujourd'hui seulement on peut se rendre compte. Tel est le sort invariable de tous les agents exécuteurs, d'autant moins libres dans leur action qu'ils sont plus élevés dans la hiérarchie sociale.

Aujourd'hui les hommes de 1812 ont depuis longtemps disparu: leurs intérêts du moment n'ont laissé aucune trace, les effets historiques de cette époque nous sont seuls visibles, et nous comprenons comment la Providence a fait concourir chaque individu, agissant dans des vues personnelles, à l'accomplissement d'une oeuvre colossale, dont ni eux ni même Alexandre et Napoléon n'avaient certainement l'idée.

Il serait oiseux, à l'heure qu'il est, de discuter sur les causes qui ont amené les désastres des Français: ce sont évidemment, d'un côté, leur entrée en Russie dans une saison trop avancée, et l'absence de tous préparatifs pour une campagne d'hiver, et, de l'autre, le caractère même imprimé à la guerre par l'incendie des villes et l'excitation à la haine de l'ennemi chez le peuple russe. Une armée de 800 000 hommes, la meilleure du monde, ayant à sa tête le plus grand capitaine et devant elle un ennemi deux fois plus faible, guidé par des généraux inexpérimentés, ne devait et ne pouvait succomber que par l'action de ces deux causes. Mais ce qui nous frappe aujourd'hui, ne frappait pas les contemporains, et les efforts des Russes et des Français tendaient au contraire à paralyser constamment leurs seules chances de salut.

Dans les ouvrages historiques sur l'année 1812, les auteurs français se donnent beaucoup de mal pour prouver que Napoléon se rendait compte du danger qu'il y avait pour lui, en faisant cette campagne, à s'étendre dans l'intérieur du pays, qu'il cherchait à livrer bataille, que ses maréchaux l'engageaient à s'arrêter à Smolensk... etc... etc.... Les auteurs russes, de leur côté, appuient avec autant de force sur le plan arrêté, d'après eux, dès le début de l'invasion, et destiné à attirer, à la façon des Scythes, Napoléon au coeur même de l'Empire, et ils produisent, à l'appui de leur opinion, bon nombre de suppositions et de déductions tirées des événements qui se passaient à cette époque; mais ces suppositions et ces déductions appartiennent évidemment à la catégorie des «on dit» sans valeur sérieuse, que l'historien ne saurait admettre sans s'écarter de la vérité, et tous les faits sont là pour les démentir.

Que voyons-nous en effet tout d'abord? Nos armées sans communications entre elles, cherchant à se réunir, bien que: cette réunion n'offre aucun avantage, à supposer surtout que l'on eût songé à attirer l'ennemi dans l'intérieur du pays; le camp de Drissa fortifié d'après la théorie de Pfuhl, dans l'idée bien arrêtée de ne pas se retirer au delà; l'Empereur suivant l'armée, non pas pour opérer une retraite, mais pour exciter les soldats par sa présence, et défendre chaque pouce de terrain contre l'invasion étrangère, et adressant de violents reproches au général en chef qui continue à se retirer. Comment alors aurait-il pu imaginer un moment que Moscou serait incendié, ou même que l'ennemi fût déjà entré à Smolensk? Aussi son irritation éclate-t-elle quand il apprend qu'aucune grande bataille n'a été livrée, malgré la jonction des deux armées, et que Smolensk est pris et brûlé! Les militaires et le peuple s'indignent également de cette retraite continue... et pendant ce temps les faits s'accomplissent, non par hasard ou en vertu d'un plan auquel personne ne croit, mais en conséquence des intrigues, des désirs et des efforts de toutes sortes, de ceux qui agissent dans leur propre intérêt ou sans préméditation.

Que faisons-nous cependant? Nous cherchons à concentrer nos deux armées avant de livrer bataille, et à cet effet nous nous retirons jusqu'à Smolensk, en entraînant les Français à notre suite; mais cette manoeuvre n'a pas le résultat désiré, parce que Barclay de Tolly est un Allemand impopulaire, parce que Bagration, qui commande la seconde armée, et qui le déteste, ne tient pas à se trouver sous les ordres d'un inférieur, et retarde, autant que possible, cette jonction de nos forces. Quant à la présence de l'Empereur, au lieu de faire naître l'enthousiasme, elle fomente la discorde et détruit toute unité d'action: Paulucci, qui ambitionne le grade de général, parvient à l'influencer; le plan de Pfuhl est abandonné, et la direction de l'ensemble des opérations est remise à Barclay de Tolly, dont on limite cependant le pouvoir, à cause du peu de confiance qu'il inspire. Grâce à ces divisions intestines, à ces rivalités, à l'impopularité du général en chef, il devient impossible de livrer un combat décisif, et pendant que l'irritation générale s'en accroît, et avec elle la haine des Allemands, le sentiment patriotique se réveille de tous côtés avec violence.

L'Empereur quitte enfin l'armée, sous le prétexte, le seul et le meilleur qu'on ait pu trouver, de chauffer à blanc l'enthousiasme du peuple dans les deux capitales, et son séjour inattendu à Moscou contribue puissamment à organiser la résistance future du pays.

Bien que l'Empereur ne soit plus là, la position du commandant en chef se complique de jour en jour: Bennigsen, le grand-duc et un essaim de généraux restent auprès de lui, afin de surveiller ses actes et de soutenir au besoin son énergie, mais Barclay de Tolly, se sentant de plus en plus sous la surveillance incessante des «yeux de l'Empereur», n'en devient que plus prudent et évite toute bataille.

Sa prudence est blâmée par le césarévitch, qui va jusqu'à parler de trahison à mots couverts, et qui exige un engagement immédiat. Lubomirsky, Bronnitzky, Vlotzky et d'autres en font tant de bruit, que, sous prétexte de documents importants à remettre à l'Empereur, Barclay renvoie peu à peu les aides de camp généraux polonais, et entre en lutte ouverte avec le grand-duc et Bennigsen.

Enfin, et malgré l'opposition de Bagration, les armées se réunissent à Smolensk.

Bagration arrive en voiture à la maison occupée par Barclay de Tolly, qui met son écharpe pour le recevoir, et pour faire son rapport à son ancien en grade. Bagration, dans un élan patriotique d'abnégation, se soumet à Barclay, ce qui ne l'empêche pas d'avoir un avis complètement opposé au sien. Il correspond directement avec l'Empereur, selon les ordres de Sa Majesté, et écrit ceci à Araktchéïew: «Malgré le désir de mon Souverain, je ne puis rester plus longtemps avec le ministre (c'est ainsi qu'il nommait Barclay). Au nom de Dieu, envoyez-moi n'importe où; donnez-moi un régiment à commander, mais, de grâce, tirez-moi d'ici; le quartier général est plein d'Allemands, qui rendent la vie impossible aux Russes; c'est un gâchis complet. Je croyais servir l'Empereur et la patrie, mais il se trouve que je ne sers que Barclay. Je vous avoue que je m'y refuse.» Les Bronnitzky et les Wintzingerode continuent à semer la zizanie entre les commandants en chef, et à empêcher par suite toute unité de vues. On se prépare à attaquer les Français devant Smolensk; on envoie un général pour examiner la position, et ce général, ennemi de Barclay, passe la journée chez un des commandants de corps, et critique, en revenant, le champ de bataille, qu'il n'a pas même vu.

Pendant que l'on intrigue et que l'on discute sur le terrain où doit avoir lieu l'engagement, et qu'on cherche à découvrir où sont les Français, ceux-ci tombent sur la division de Névérovsky, et arrivent sous les murs mêmes de Smolensk.

Il n'y a plus à hésiter: pour sauver nos communications, il faut accepter, bon gré, mal gré, le combat. Il est livré: des milliers d'hommes tombent des deux côtés, et Smolensk est abandonné, en dépit de la volonté souveraine et du désir du peuple! La ville est brûlée par ses habitants, que le gouverneur a trompés. Ruinés, et ne pensant qu'à leurs malheurs personnels, ils vont à Moscou servir d'exemples à leurs frères, et les exciter à la haine de l'ennemi. Pendant ce temps nous continuons notre retraite, et Napoléon continue de son côté à s'avancer en triomphateur, sans se douter du danger qui le menace... et c'est ainsi que se décident, contre toute attente, et sa perte et notre salut!

II

Le lendemain du départ du prince André, le prince Bolkonsky fit appeler sa fille:

«Te voilà, je l'espère, satisfaite; tu m'as brouillé avec André, c'est ce que tu voulais: quant à moi, j'en suis triste et affligé; je suis vieux, je suis faible, je suis seul... mais c'est ce que tu voulais.... Va-t'en!» Il la renvoya sur ces paroles, et il se passa une semaine sans qu'elle le vît, car il tomba malade et ne quitta pas son cabinet.

La princesse Marie remarqua, à sa grande surprise, que Mlle Bourrienne n'y avait plus ses entrées comme autrefois: son père n'acceptait plus que les soins du vieux Tikhone.

Au bout de huit jours, il se remit, reprit son existence habituelle, s'occupa avec une nouvelle activité de ses constructions et de ses jardins, et dès ce moment son intimité avec Mlle Bourrienne cessa complètement! Toujours froid et dur avec sa fille, il semblait lui dire: «Tu m'as calomnié auprès d'André, tu m'as brouillé avec lui à cause de cette Française, et tu vois bien que je n'ai besoin de personne, pas plus d'elle que de toi!»

La princesse Marie passait une partie de la journée chez le petit Nicolas, assistait à ses leçons, lui en donnait elle-même, et causait avec Dessalles: elle consacrait le reste du temps à lire, à causer avec sa vieille bonne, et avec les pèlerins, qui continuaient à venir la voir en passant par l'escalier dérobé.

Elle songeait à la guerre, comme y songent les femmes: elle craignait pour son frère, elle déplorait la cruauté des hommes qui s'égorgeaient les uns les autres, sans accorder toutefois à cette dernière plus d'importance qu'aux précédentes. Dessalles, qui en suivait la marche avec un vif intérêt, lui exposait cependant de temps à autre ses opinions, et la tenait au courant des nouvelles. De leur côté, les «pèlerins» lui faisaient part de leurs terreurs, lui racontaient à leur façon la venue de l'Antéchrist personnifié dans Napoléon, et la belle Julie, devenue princesse Droubetzkoï, lui écrivait des lettres pleines d'un patriotisme exalté.

«Je vous écris en russe, ma chère amie, car je hais les Français, et leur langue, que je ne puis plus entendre parler! Nous sommes à Moscou, et tout le monde y est d'un enthousiasme indescriptible pour notre Empereur adoré.

«Mon pauvre mari supporte la faim et les privations dans de sales trous où il n'y a que des Juifs, et les nouvelles que j'en reçois ajoutent encore à mon exaltation.

«Vous aurez entendu parler de l'héroïque exploit de Raïevsky, embrassant ses deux fils et leur disant: «Je mourrai avec vous, mais nous ne faillirons pas!...» Et en vérité, quoique l'ennemi fût deux fois plus nombreux, nous n'avons pas failli! Nous passons le temps comme nous pouvons... à la guerre comme à la guerre! Les princesses Aline et Sophie viennent chaque jour chez moi, et nous causons alors, pauvres veuves de paille que nous sommes, sur des sujets édifiants, en préparant de la charpie. Vous seule, mon amie, vous me manquez,» etc... etc....

Si la princesse Marie ne se rendait pas suffisamment compte de l'importance extrême des derniers événements, la faute en était à son père, qui ne lui en parlait jamais: il faisait semblant de les ignorer, et se moquait, à table, de Dessalles et de ses nouvelles à sensation; son ton assuré et calme inspirait à sa fille une confiance aveugle, et, sans réfléchir, elle croyait à tout ce qu'il disait.

Plein d'activité et d'énergie, il dessina pendant le mois de juillet un nouveau jardin, et posa la première pierre d'une nouvelle habitation pour sa nombreuse domesticité. Un symptôme inquiétait cependant la princesse Marie: il dormait peu, et changeait de chambre chaque nuit; il faisait placer son lit de camp tantôt dans la galerie, tantôt dans la salle à manger, ou bien, s'établissant dans un fauteuil du salon, il sommeillait, au son de la voix du petit domestique Pétroucha, qui avait remplacé Mlle Bourrienne comme lecteur.

Le premier du mois d'août, il reçut une lettre de son fils, qui lui avait déjà écrit pour le supplier de lui pardonner, et d'oublier ce qu'il s'était permis de lui dire; le vieux prince avait répondu par quelques mots affectueux. Dans cette seconde missive, le prince André lui racontait en détail l'occupation de Vitebsk par les Français et les incidents de la campagne, lui en donnait même le plan, avec toutes les combinaisons qu'il pouvait ultérieurement entraîner, et terminait en l'engageant vivement à s'éloigner du théâtre de la guerre, qui se rapprochait de plus en plus de Lissy-Gory, et à se retirer à Moscou.

Dessalles, auquel on venait d'apprendre que les Français étaient à Vitebsk, s'empressa de l'annoncer, à table, au vieux prince, qui se souvint alors seulement de la lettre de son fils.

«J'ai eu une lettre du prince André ce matin, dit-il en se tournant vers sa fille, l'as-tu lue?

—Non, mon père,» répondit-elle effrayée. Comment en effet aurait-elle pu lire une lettre dont elle avait même ignoré l'arrivée?

«Il m'écrit au sujet de cette guerre,» poursuivit son père, en souriant avec dédain, comme toujours, lorsqu'il abordait ce sujet.

«Elle doit être fort intéressante, dit Dessalles; le prince est à même de savoir....

—Oh! sûrement, s'écria Mlle Bourrienne.

—Allez me la chercher, dit le vieux prince: elle est sur la petite table, sous le presse-papiers.»

Mlle Bourrienne se leva avec un empressement marqué.

«Non, non! reprit-il en fronçant les sourcils. Allez-y, vous, Michel Ivanovitch!...» Michel Ivanovitch obéit, mais à peine eut-il quitté la chambre, que le prince se leva avec impatience, et jetant sa serviette sur la table:

«Il ne trouve jamais rien, et il me mettra tout en désordre!» murmura-t-il en sortant vivement. La princesse Marie, Mlle Bourrienne et le petit Nicolas se regardèrent en silence: le vieux prince, suivi de Michel Ivanovitch, revint bientôt, rapportant avec lui le plan de la nouvelle construction et la lettre de son fils: il les posa à côté de son assiette, et le dîner s'acheva sans qu'il fît la lecture de la lettre.

Lorsqu'ils furent au salon, il la donna à sa fille, qui, après l'avoir lue à haute voix, regarda son père: celui-ci, absorbé dans la contemplation de son plan, semblait n'avoir rien entendu.

«Que pensez-vous de tout cela, prince? lui demanda timidement Dessalles.

—Moi? moi? dit le prince brusquement, sans lever les yeux.

—Il serait possible que le théâtre de la guerre se rapprochât de nous, poursuivit Dessalles.

—Ha! ha! ha! le théâtre de la guerre? répliqua le prince. Je l'ai dit et je le répète: le théâtre de la guerre est en Pologne, et l'ennemi n'ira jamais plus loin que le Niémen.»

Dessalles le regarda stupéfait: parler du Niémen lorsque l'ennemi se trouvait déjà sur le Dnièpre! Seule la princesse, oubliant sa géographie, acceptait à la lettre les paroles de son père.

«À la fonte des neiges, ils seront tous engloutis dans les marais de la Pologne; Bennigsen aurait dû depuis longtemps entrer en Prusse, l'affaire aurait marché autrement,» continua le prince, qui se reportait évidemment à la campagne de l'année 1807.

—Mais, prince, dit Dessalles encore plus timidement, dans cette lettre il est question de l'occupation de Vitebsk....

—Dans la lettre?... Ah oui, oui! reprit-il... et sa physionomie s'assombrit:—C'est vrai, il écrit... que les Français ont été battus, je ne sais où... près d'une rivière quelconque!»

Dessalles baissa les yeux:

«Le prince André ne parle pas de cela, dit-il doucement.

—Il n'en parle pas?... Je ne l'ai pas inventé, pourtant.»

Un long silence suivit ces mots:

«Eh bien, eh bien, Michel Ivanovitch, dit-il tout à coup, explique-moi comment tu penses remédier à ce défaut dans notre plan?»

Michel Ivanovitch ne se le fit pas répéter, et le prince, après l'avoir écouté quelques instants, quitta le salon, en jetant à sa fille et à Dessalles un regard irrité.

La princesse Marie surprit sur le visage du gouverneur un profond étonnement, mais elle n'osa ni lui en demander la cause, ni chercher à la deviner. La fameuse lettre fut oubliée par son père sur la table du salon.... Michel Ivanovitch vint la réclamer dans le courant de la soirée; la princesse Marie la lui donna, et s'informa, bien que la question l'embarrassât singulièrement, de ce que faisait son père.

«Il s'agite!... répondit l'architecte, avec un sourire respectueux mais ironique, qui la fit pâlir. La construction de la nouvelle maison le préoccupe beaucoup... il a lu quelques pages, et maintenant il est à farfouiller dans son bureau... il fait probablement son testament.» Depuis quelque temps le classement des paperasses qui devaient voir le jour après sa mort était devenu le passe-temps favori du vieux prince.

«Vous dites qu'il envoie Alpatitch à Smolensk? demanda la princesse Marie.

—Oui, Alpatitch est prêt à partir, il attend ses ordres.»

III

Michel Ivanovitch retrouva le prince assis devant son bureau ouvert, avec ses lunettes sur le nez et un abat-jour sur les yeux; il tenait à la main un gros cahier, dans une pose quelque peu théâtrale; il lisait «Ses Remarques»: c'était ainsi qu'il appelait les papiers destinés à être envoyés après sa mort à l'Empereur; le souvenir du temps où il les avait écrites lui faisait monter des larmes aux yeux. Prenant la lettre de son fils, il la glissa dans sa poche, remit son cahier à sa place, et fit entrer Alpatitch, auquel il donna ses instructions:

«D'abord, dit-il en parcourant la liste de tout ce qu'il fallait lui rapporter de Smolensk, d'abord tu m'achèteras du papier à lettres, huit rames, tu entends bien, doré sur tranche comme celui-ci, ensuite de la cire à cacheter, du vernis.... Puis tu remettras ma lettre au gouverneur en personne,» poursuivit-il sans cesser de marcher. Il lui recommanda aussi de ne pas oublier les verrous pour la nouvelle maison, d'après le modèle inventé par lui, et de plus un grand carton pour y déposer son testament et «Ses Remarques».

Cette conversation durait déjà depuis deux heures, lorsqu'il s'assit, ferma les yeux, et sommeilla un instant. Au mouvement que fit Alpatitch pour sortir, il se réveilla:

«Eh bien, va-t'en: je te rappellerai, si j'ai encore besoin de quelque chose.»

Le prince retourna à son bureau, y jeta un coup d'oeil, classa avec soin ses papiers, et s'assit à sa table pour écrire la lettre au gouverneur. Lorsqu'il l'eut achevée et cachetée, il était tard; le sommeil et la fatigue le gagnaient, mais il sentait qu'il ne pourrait dormir et que les plus tristes pensées ne manqueraient pas de l'assaillir dès qu'il serait couché. Il appela Tikhone, pour faire avec lui le tour des chambres et lui indiquer l'endroit où il devait placer son lit pour cette nuit: chaque coin fut mesuré et inspecté avec soin, mais aucun ne lui convenait; son divan habituel, surtout, lui inspirait une aversion insurmontable; il en avait peur, à cause sans doute des cauchemars qui l'y avaient accablé. Enfin, après une longue et mûre délibération, il choisit dans le salon l'espace compris entre le piano et le mur, où jamais il n'avait encore dormi. Tikhone reçut l'ordre d'y placer le lit, ce qu'il fit aussitôt avec l'aide du valet de chambre.

«Pas ainsi, pas ainsi! s'écria le vieux prince, en attirant à lui sa couchette et en la reculant ensuite. «Je vais donc pouvoir me reposer!» se dit-il en se laissant déshabiller par son fidèle serviteur. Après avoir ôté avec peine son caftan et son pantalon, il se laissa tomber sur sa couche, et sembla s'abîmer dans la contemplation de ses jambes desséchées et jaunes. Il réfléchissait et hésitait devant le suprême effort qu'il lui restait à faire pour les soulever et les étendre: «Dieu! que c'est lourd! se disait-il. Que ne mettez-vous plus vite, «vous autres», un terme à mes maux? Que ne me laissez-vous m'en aller?...» Et il ramena enfin à lui ses vieilles jambes, en poussant un long soupir. À peine couché, son lit se mit à onduler et à se soulever sous lui, en avant, en arrière: on aurait dit que le meuble avait pris vie, et qu'il s'agitait violemment: il en était ainsi presque toutes les nuits. Le prince rouvrit les yeux, qu'il venait de fermer.

«Pas de repos, pas de repos avec eux, ces maudits! s'écria-t-il en colère, comme s'il s'adressait à quelqu'un. Mais n'avais-je pas réservé quelque chose de grave pour y songer à présent à mon aise? Les verrous? Non, je les ai commandés! ce n'était pas ça! Qu'ai-je donc oublié tout à l'heure au salon, où la princesse Marie et cet imbécile de Dessalles disaient des sornettes... et puis, et puis, n'ai-je rien mis dans ma poche?... et après? je ne me le rappelle plus.... Tikhone, eh! de quoi a-t-il été question à table?

—Du prince André....

—Tais-toi, tais-toi.... Ah! je sais, la lettre de mon fils!... La princesse Marie l'a lue, Dessalles a parlé de Vitebsk, je vais la lire à mon tour.»

Il se la fit apporter et ordonna à Tikhone de rapprocher le guéridon, sur lequel étaient posés son verre de limonade et son bougeoir; il mit ensuite ses lunettes et lut attentivement ce que lui écrivait son fils. Alors, dans le calme de la nuit, à la faible lueur de la lumière qui s'échappait de dessous un abat-jour vert, il comprit pour la première fois et pour un instant toute l'importance des nouvelles qu'il lui donnait: «Les Français sont à Vitebsk?... En quatre marches ils peuvent être à Smolensk, ils y sont peut-être!... Eh! Tichka!...» Tikhone se leva en sursaut: «Non, ce n'est rien, rien!» s'écria-t-il, et, glissant la lettre sous le bougeoir, il ferma les yeux.... Il revoit le Danube étincelant, avec ses rives couvertes de grands joncs, le camp russe éclairé par un beau soleil; et lui-même, jeune général, gai, plein de vigueur, entrant dans la tente de Potemkine; à ce souvenir, toute la jalousie que lui inspirait alors le favori se réveille en lui avec la même violence.... Il croit entendre encore les paroles échangées à cette première entrevue.... Il entrevoit à ses côtés une femme au teint jaune, d'une taille moyenne, d'un embonpoint prononcé... c'est notre mère l'Impératrice!... Elle lui sourit, elle lui parle..., et au même moment il aperçoit sa figure de cire, entourée de cierges, couchée sous le dais mortuaire.

«Ah! si je pouvais revenir à cette époque, si le présent pouvait disparaître, et si «eux» surtout me laissaient en paix!» murmurait le vieillard en rêvant.

IV

Pendant la conférence que le prince avait eue avec son majordome, Dessalles était allé chez la princesse Marie, et lui avait exposé respectueusement, en s'appuyant sur la lettre du prince André, qui laissait entrevoir le danger du séjour à Lissy-Gory, situé à soixante verstes seulement de Smolensk et à trois verstes de la grande route de Moscou, que, la santé de son père l'empêchant de prendre les mesures nécessaires à leur sécurité, elle ferait sagement d'envoyer, par Alpatitch, une lettre au gouverneur de la province, avec prière de l'informer de la véritable situation des choses, et de lui dire franchement s'il y avait péril à rester à la campagne. Dessalles écrivit la lettre, la princesse Marie la signa, et la remit à Alpatitch, avec ordre de revenir sans perdre une minute.

Alpatitch, muni de toutes ces instructions, fut enfin prêt à partir, et, après avoir reçu les adieux des gens de la maison, monta dans une grande kibitka à capote de cuir, attelée d'une troïka de vigoureux chevaux rouans.

Les clochettes de l'attelage, bourrées de papiers, étaient muettes, car le prince ne permettait à personne d'en faire usage dans sa propriété; mais Alpatitch, qui aimait à les entendre tinter, comptait bien leur rendre la liberté dès qu'il serait à quelque distance du château. Son entourage, composé du teneur de livres, de sa cuisinière, de deux vieilles femmes et d'un enfant habillé en cosaque, s'empressait autour de lui.

Sa fille disposait dans la kibitka des oreillers en édredon, recouverts de taies de perse, et une des vieilles y glissa en tapinois un gros paquet au moment où Alpatitch se disposait à y monter, avec l'aide respectueuse d'un des cochers.

«Eh, eh! qu'est-ce que tout cela? Provisions de femmes!... Oh! les femmes, les femmes!» s'écria-t-il en s'asseyant, et en parlant d'une voix aussi essoufflée et aussi brusque que celle de son maître. Après avoir fait ses dernières recommandations au sujet des travaux et des constructions, il se découvrit, et fit trois fois de suite le signe de la croix (en cela, il faut l'avouer, il s'écartait singulièrement des habitudes du prince).

«S'il y a la moindre des choses, vous nous reviendrez bien vite, n'est-ce pas, Jakow Alpatitch?» lui cria sa femme, à qui les bruits de guerre causaient une frayeur indicible. «Ayez pitié de nous, au nom du ciel!

—Oh! les femmes, les femmes!» murmurait-il encore, pendant que la kibitka roulait le long des champs, qu'il examinait en passant d'un oeil connaisseur. Là-bas le seigle commençait déjà à jaunir; ici l'avoine encore verte s'élançait en touffes fortes et serrées. Les blés d'été, exceptionnellement beaux cette année, réjouissaient la vue du vieil Alpatitch, qui les contemplait avec orgueil. On moissonnait de côté et d'autre, et chemin faisant il récapitulait dans sa tête son programme de travaux de semailles et de moisson, tout en se demandant avec inquiétude s'il n'avait pas par malheur oublié quelque commission de son maître.

Deux fois il s'arrêta pour faire manger et reposer ses chevaux, et enfin, dans la soirée du 16 août, il arriva à la ville. Pendant le trajet il avait dépassé plusieurs trains de bagages et même des troupes en marche. En approchant de Smolensk, il lui sembla entendre des coups de feu à une grande distance, mais il n'y prêta aucune attention. Ce qui lui causa une bien autre surprise, ce fut de voir un camp établi dans un superbe champ d'avoine, que des soldats fauchaient sans doute pour la nourriture de leurs chevaux; mais, absorbé comme il l'était par ses affaires et par ses calculs, il oublia bientôt ce singulier incident.

Il y avait environ trente ans que tout l'intérêt de son existence se concentrait dans l'exécution de la volonté de son maître; aussi ce qui ne s'y rapportait pas directement ne l'occupait guère, et n'existait même pas pour lui.

Arrivé dans le faubourg de la ville, il s'arrêta devant une espèce d'auberge, tenue par un certain Férapontow, chez qui il logeait d'habitude. Ce Férapontow avait acheté autrefois, de la main légère d'Alpatitch, un bois appartenant au prince, et la vente en détail lui avait si bien profité que de fil en aiguille il s'était bâti une maison, une auberge, et faisait maintenant un commerce considérable de farine. Ce paysan à cheveux noirs, à physionomie avenante, âgé de quarante ans environ, avait un gros ventre, des lèvres épaisses, un nez camard, et deux bosses au-dessus de ses deux gros sourcils, qu'il fronçait presque constamment. Il se tenait debout contre la porte de sa boutique, en chemise de couleur, avec un gilet par-dessus.

«Sois le bienvenu, Jakow Alpatitch; tu viens en ville, lorsque les autres la quittent.

—Comment cela?

—Est-il bête, ce peuple? Il craint les Français!

—Bavardages de femmes! reprit Alpatitch.

—C'est ce que je leur répète. Je leur ai dit aussi que l'ordre a été donné de ne pas «le» laisser entrer; donc c'est sûr, il n'entrera pas!... Et croirais-tu que ces brigands de paysans profitent de la panique pour demander trois roubles par chariot de transport.»

Jakow Alpatitch, qui l'écoutait avec distraction, l'interrompit pour faire donner du foin à ses chevaux et préparer le samovar; puis il se coucha, après avoir savouré une bonne tasse de thé.

Pendant toute la nuit, des régiments passèrent devant l'auberge, mais Alpatitch ne les entendit pas: le lendemain, il alla, selon son habitude, vaquer à ses affaires. Le soleil brillait, et il faisait déjà chaud à huit heures du matin: «Quelle belle journée pour la moisson!» se disait le voyageur. Le bruit de la fusillade et le grondement du canon s'entendaient dès l'aube en dehors de la ville. Les rues étaient pleines d'une foule de soldats, et d'izvostchiks qui allaient et venaient comme toujours, tandis que les marchands se tenaient paresseusement à l'entrée de leurs boutiques; dans les églises on disait la messe. Alpatitch fit sa tournée accoutumée, se rendit aux différents tribunaux, à la poste, et chez le gouverneur, partout on parlait de la guerre, et de l'ennemi qui attaquait la ville, on se questionnait les uns les autres, et chacun faisait son possible pour rassurer son voisin.

Devant la maison du gouverneur, Alpatitch vit un grand rassemblement, un groupe de cosaques, et la voiture de voyage de ce haut fonctionnaire, qui évidemment l'attendait. Sur le perron il rencontra deux messieurs dont il connaissait l'un, qui était un ancien chef de district.

«Ce ne sont pas des plaisanteries! disait-il avec violence, pour un célibataire, c'est une autre affaire! Une tête, une misère... mais avec treize enfants, et toute sa fortune en jeu?... Que dites-vous de nos autorités, qui laissent venir les choses au point qu'il ne nous reste plus qu'à crever!... Il faudrait les pendre, ces scélérats!

—Voyons, voyons, du calme!

—Qu'est-ce que cela me fait? Qu'ils m'entendent, s'ils veulent, nous ne sommes pas des chiens!

—Tiens, Jakow Alpatitch! que fais-tu ici?

—Je suis venu, par ordre de Son Excellence, voir M. le gouverneur,» répondit ce dernier en relevant fièrement la tête, et en fourrant sa main dans son gilet, ce qu'il faisait toujours lorsqu'il parlait de son maître: J'ai ordre de m'informer de la situation.

—Va l'informer, tu sauras qu'il n'y a plus ni un chariot ni aucun moyen de transport. Tu entends ce bruit là-bas.... Eh bien, voilà! Ces brigands nous ont conduits à notre porte!»

Alpatitch secoua la tête et monta l'escalier. Des marchands, des femmes et des employés se trouvaient dans le salon d'attente. La porte du cabinet s'ouvrit: tous se levèrent et firent un pas en avant; un fonctionnaire civil sortit d'un air effaré, échangea quelques mots avec un marchand, appela un gros employé décoré d'une croix au cou, et, sans répondre aux questions et aux regards interrogateurs qu'on lui adressait de tous côtés, il l'entraîna vivement et disparut avec lui. Alpatitch se plaça en avant, et, lorsque le même fonctionnaire reparut une seconde fois, il lui tendit ses deux lettres, après avoir préalablement fourré sa main gauche dans son gilet:

«À Monsieur le baron Asch, de la part du général prince Bolkonsky,» dit-il d'une façon si solennelle et si significative, que l'employé se retourna et prit les lettres qu'il lui présentait. Quelques secondes après, le gouverneur fit appeler Alpatitch.

«Tu répondras au prince et à la princesse, dit-il avec hâte, que je ne sais rien, et que, selon mes instructions supérieures.... Tiens, voici!...» et il lui donna un imprimé. «Le prince est souffrant, je lui conseille d'aller à Moscou; j'y vais moi-même: tu lui diras aussi que je n'ai agi...» mais il n'acheva pas: un officier couvert de poussière et de sueur se précipita dans la chambre, lui dit quelques mots en français, et la figure du gouverneur prit une expression d'épouvante.

—Va, va!» ajouta-t-il en congédiant Alpatitch d'un signe de tête. Ce dernier sortit aussitôt, et tous les regards, avides de nouvelles, se portèrent sur lui avec une inquiétude marquée. Retournant en toute hâte à son auberge, il prêta cette fois l'oreille au bruit de la fusillade, qui se rapprochait. L'imprimé contenait ce qui suit:

«Je puis vous assurer qu'aucun danger ne menace encore la ville de Smolensk, et il n'est pas probable qu'elle y soit jamais exposée. Moi d'un côté, le prince Bagration de l'autre, nous marchons vers la ville pour nous y réunir, le 22 de ce mois, et les armées défendront alors conjointement, et leurs compatriotes, et le gouvernement confié à vos soins, jusqu'à ce que leurs efforts aient repoussé les ennemis de la patrie, ou jusqu'à ce qu'il ne nous reste plus un seul soldat. Vous voyez donc que vous pouvez, en toute sécurité, rassurer les habitants de Smolensk, car, lorsqu'on est défendu par deux armées aussi vaillantes que les nôtres, on peut être sûr de la victoire! (Ordre du jour de Barclay de Tolly au gouverneur de Smolensk baron Asch.—1812).»

Le peuple inquiet errait dans les rues.

On voyait à tout instant des chariots pleins de meubles, d'armoires et d'ustensiles de toute sorte, sortir des cours des maisons et se diriger vers les portes de la ville. Quelques-uns, prêts à partir, stationnaient devant la boutique qui touchait à celle de Férapontow; les femmes criaient et pleuraient en échangeant leurs dernières recommandations, et un roquet aboyait en sautant à la tête des chevaux.

Alpatitch entra dans la cour, et s'approcha avec une vivacité inaccoutumée de sa voiture et de son attelage: le cocher dormait; il le réveilla, lui ordonna de mettre les chevaux à la kibitka et alla chercher ses effets dans la maison. On entendait dans la chambre du propriétaire des braillements d'enfants, des cris de femmes, que dominait la voix irritée et rauque de Férapontow. La cuisinière, pareille à une poule effarée, courait en tous sens dans la pièce d'entrée.

«Il l'a battue, battue! not'maîtresse, jusqu'à la mort! criait-elle.

—Pourquoi? demanda Alpatitch.

—Parce qu'elle l'a supplié de la laisser partir! «Emmène-moi, lui disait-elle... ne me laisse pas mourir, moi et mes enfants... tu vois bien que tout le monde s'en va, pourquoi restons-nous?» Et il l'a battue, battue!... Oh! oh! mon Dieu!»

Alpatitch, peu curieux d'en entendre davantage, se contenta de faire un mouvement de tête affirmatif, passa outre et ouvrit la porte de la chambre qui contenait ses emplettes.

«Scélérat! monstre!» s'écria en ce moment une femme pâle, maigre, qui, les vêtements déchirés, et tenant un enfant sur son sein, se précipita sur le palier et descendit l'escalier en courant. Férapontow la poursuivait, mais, à la vue d'Alpatitch, il s'arrêta brusquement, arrangea son gilet, bâilla, s'étira les bras, et entra avec lui dans sa chambre:

«Comment, tu pars?»

Sans lui répondre, Alpatitch examina ses emplettes, et lui demanda son compte.

«Plus tard, nous verrons! Mais, dis-moi, que fait le gouverneur? Qu'a-t-on décidé?»

Alpatitch lui conta comme quoi le gouverneur s'était exprimé très vaguement.

«Notre commerce s'en trouvera peut-être bien, sais-tu? Sélivanow a vendu l'autre jour de la farine à l'armée, à neuf roubles le sac.... Prendrez-vous du thé?»

Pendant qu'on attelait, Alpatitch et Férapontow en avalèrent quelques tasses, en causant amicalement sur le prix du blé, sur la moisson à venir, et sur la belle apparence de la récolte.

«Il me semble, dit Férapontow, que le bruit s'est calmé; les nôtres auront eu le dessus, bien sûr! On a déclaré qu'on ne le laisserait pas entrer: donc nous sommes forts! L'autre jour Maiveï Ivanovitch Platow en a jeté à l'eau dix-huit mille!»

Alpatitch régla ses comptes avec son hôte; le tintement des clochettes de sa kibitka, qui sortait de la cour de l'auberge et venait se placer devant la porte de la maison, l'attira à la fenêtre; il regarda dans la rue, dont le soleil éclairait d'aplomb un côté: il était midi passé.

Tout à coup un sifflement lointain et étrange, suivi d'un coup sec, fendit l'air, et un roulement ininterrompu fit trembler les vitres. Alpatitch quitta la fenêtre, et descendit dans la rue, au moment où deux hommes passaient en courant dans la direction du pont. On n'entendait de tous côtés que des sifflets stridents, le bruit sourd des boulets qui tombaient, et l'explosion des grenades qui pleuvaient en masse sur la ville; mais les habitants n'y prêtaient qu'une mince attention, la fusillade en dehors des murs les intéressait davantage.... C'était le bombardement de la ville, ordonné par Napoléon! Depuis cinq heures du matin, cent trente bouches à feu tiraient sans relâche.

La femme de Férapontow, qui n'avait pas encore cessé de pleurer dans un coin de la remise, se calma subitement... s'avança sous la porte cochère, pour mieux se rendre compte de tout ce brouhaha, et regarder les passants, dont la curiosité s'éveillait de plus en plus à l'aspect des boulets et des obus.

La cuisinière et le marchand d'à côté se joignirent à elle, et tous trois suivirent des yeux avec un vif intérêt la course des projectiles qui passaient au-dessus de leurs têtes. Quelques hommes apparurent au tournant de la rue: ils causaient avec vivacité.

«Quelle force! disait l'un; le toit, les plafonds, tout a été réduit en miettes!...

—Et il a labouré la terre comme un pourceau avec son groin, ajoutait un autre.

—J'ai heureusement sauté de côté à temps, autrement il m'aurait aplati,» dit un troisième.

La foule les arrêta, et ils racontèrent comment des boulets étaient tombés tout près d'eux. Pendant ce temps, les sifflements aigus des boulets et le son moins perçant des grenades et des obus redoublaient d'intensité: presque tous les projectiles volaient par-dessus les toits.

Alpatitch monta enfin dans la voiture, et son hôte suivait de l'oeil ses derniers préparatifs, lorsqu'il vit sa cuisinière, les manches retroussées, et se balançant sur ses hanches, s'avancer jusqu'au coin de la rue pour écouter ce qu'il s'y disait, et s'émerveiller, elle aussi, du spectacle.

«Que diable vas-tu regarder là?» lui cria-t-il rudement. Au son de cette voix impérieuse, elle se retourna et revint sur ses pas, en laissant retomber son jupon rouge, qu'elle avait relevé.

À ce moment, un nouveau sifflement traversa l'air à une si faible distance, qu'on aurait cru entendre le vol rapide d'un oiseau rasant la terre et l'effleurant de son aile; quelque chose brilla au milieu de la rue, une violente détonation eut lieu, et il s'éleva aussitôt une épaisse fumée. La cuisinière tomba en gémissant au milieu d'un cercle de gens pâles et épouvantés. Férapontow courut à elle; les femmes s'enfuyaient en criant, les enfants pleuraient, mais les cris de la pauvre blessée dominaient toutes les voix.

Cinq minutes plus tard, la rue était déserte. La malheureuse femme, dont les côtes avaient été brisées par un éclat d'obus, avait été transportée dans la cuisine de l'auberge. Alpatitch, son cocher, la femme de Férapontow, ses enfants, le dvornik se réfugièrent, épouvantés, dans la cave. Le grondement sourd du canon, le sifflement des grenades, mêlés aux gémissements de la cuisinière, ne discontinuaient pas. La femme de Férapontow essayait en vain de calmer et d'endormir son enfant, et questionnait avec effroi les survenants, pour savoir ce qu'était devenu son mari: il était allé, lui dit-on, à la cathédrale, où le peuple se portait en masse pour demander qu'on fît une procession avec l'image miraculeuse de la Sainte Vierge.

La canonnade diminua à la tombée du jour; le ciel du soir se dérobait sous un épais rideau de fumée, dont les déchirures laissaient entrevoir de temps à autre le croissant argenté de la nouvelle lune. Au roulement continu des bouches à feu succéda pendant quelques minutes un semblant de calme, mais un bruit semblable au piétinement d'une foule en marche, des gémissements, des cris et le craquement sinistre des incendies ne tardèrent pas à l'interrompre de toutes parts. La pauvre cuisinière avait cessé de se plaindre. Des soldats passaient en courant dans la rue, non plus en files bien alignées, mais comme des fourmis qui s'échappent en désordre d'une fourmilière envahie. Quelques-uns entrèrent dans la cour de l'auberge pour éviter un régiment qui leur barrait le chemin, en revenant brusquement sur ses pas. Alpatitch, qui avait quitté la cave, se tenait sous la porte cochère.

«La ville se rend!... partez au plus vite,» lui cria un officier, et, apercevant les soldats qui sortaient de la cour: «Je vous défends d'entrer dans les maisons,» ajouta-t-il avec colère. Alpatitch appela son cocher, et lui ordonna de monter sur le siège. Toute la famille de Férapontow arriva successivement dans la cour, mais, lorsque les femmes aperçurent les lueurs sinistres des incendies, que le crépuscule rendait encore plus visibles, elles éclatèrent en lamentations, auxquelles répondirent aussitôt des cris de douleur partis de la rue. Alpatitch et son cocher dénouaient sous l'auvent, de leurs mains tremblantes, les rênes et les brides emmêlées de l'attelage; enfin tout fut prêt, la voiture s'ébranla doucement, et Alpatitch, en passant devant la boutique ouverte de Férapontow, put y voir encore une dizaine de soldats bruyamment occupés à remplir de grands sacs de farine, de froment et de graines de tournesol. Le propriétaire, survenant sur ces entrefaites, fut sur le point de se jeter sur eux, mais il s'arrêta subitement, se prit les cheveux à poignées, et sa colère se changea en un rire plein de sanglots.

«Prenez, prenez, enfants, que cela ne tombe pas entre les mains de ces possédés!...» et, saisissant lui-même les sacs, il les jetait dans la rue. Quelques soldats effrayés s'enfuirent, d'autres continuèrent tranquillement leur besogne.

«Eh bien, Alpatitch, s'écria Férapontow, la Russie est perdue, elle est perdue!... je vais, moi aussi, allumer le feu!...» Et il se précipita d'un air égaré dans sa cour.

La route était tellement encombrée, qu'Alpatitch ne parvenait pas à avancer, et la femme de Férapontow et ses enfants, assis sur une charrette, attendaient comme lui le moment favorable.

Il faisait sombre et les étoiles brillaient au ciel, lorsqu'ils arrivèrent enfin, pas à pas, à la descente vers le Dnièpre, où ils furent forcés de s'arrêter: les soldats et les voitures barraient le passage. Près du carrefour où ils firent balte, les derniers débris d'une maison et de quelques boutiques brûlaient encore: la flamme, s'éteignant tout à coup dans la noire fumée, se rallumait ensuite plus brillante, et éclairait d'un reflet sinistre, jusque dans leurs moindres détails, les figures silencieuses et terrifiées de la foule. Des ombres passaient et repassaient devant le feu; des pleurs, des cris se mêlaient au craquement incessant du bois, qui éclatait. Des soldats allaient et venaient au milieu du brasier; deux d'entre eux, aidés d'un homme en manteau, traînèrent une poutre flambante dans la cour d'une maison voisine, et d'autres y portèrent des brassées de foin.

Alpatitch, descendu de sa voiture, se joignit à un groupe qui regardait brûler un magasin de blé, dont les flammes léchaient les murs: l'un d'eux s'écroula sous l'action du feu, la toiture s'effondra, et les poutres incandescentes roulèrent à terre.

À ce moment, une voix connue l'appela par son nom:

«Mon Dieu, Excellence!» répondit-il en reconnaissant avec stupeur son jeune maître.

Le prince André, monté sur un cheval noir, se tenait un peu en arrière de la foule.

«Que fais-tu ici?

—Votre Excellence, reprit Alpatitch, en fondant en larmes, je, je... sommes-nous donc perdus?

—Que fais-tu ici?» répéta le prince André.

Une gerbe de flammes, ravivée pour une seconde, laissa voir à Alpatitch sa figure pâle et défaite. Il lui raconta en peu de mots pourquoi il avait été envoyé, et la difficulté qu'il éprouvait à sortir de la ville.

«Dites-moi, Excellence, répéta-t-il, sommes-nous donc perdus?»

Le prince André, sans lui répondre, tira son calepin, en arracha un feuillet, le posa sur son genou, et griffonna au crayon ces quelques mots à sa soeur:

«Smolensk se rend.... Lissy-Gory sera occupé par l'ennemi dans une semaine, quittez-le au plus vite, allez à Moscou.... Réponds-moi de suite par un exprès à Ousviage, et informe-moi de votre départ.» Il venait à peine de remettre ce billet à Alpatitch et d'y ajouter des instructions verbales, qu'un chef d'état-major à cheval, accompagné de sa suite, l'interpella.

«Vous êtes colonel, lui dit-il avec un accent allemand, des plus prononcés... on met le feu aux maisons en votre présence, et vous laissez faire!... Qu'est-ce que cela veut dire? Vous en répondrez!» poursuivit Berg, car c'était Berg lui-même, qui, devenu adjoint au chef de l'état-major du commandant en chef de l'infanterie du flanc gauche de la première armée, occupait là une place fort agréable et très en vue, comme il disait souvent.

Le prince André le regarda sans dire mot, et, se retournant vers Alpatitch:

«Tu leur diras donc, continua-t-il, que j'attendrai une réponse jusqu'au 10; si alors j'apprends qu'ils ne sont pas partis, je serai forcé de tout quitter et de courir à Lissy-Gory.

—Mille excuses, prince, dit Berg qui venait de le reconnaître; j'ai reçu des ordres: c'est pour cela que je me suis permis... et vous savez que je les exécute ponctuellement, mille excuses!»

Un formidable craquement éclata, le feu s'éteignit subitement, de gros tourbillons de fumée s'élevèrent de dessous le toit... et un second craquement ébranla l'énorme masse, qui s'écroula avec fracas! C'était la toiture du magasin qui s'effondrait, aux acclamations frénétiques de la foule surexcitée. Le feu se ralluma avec une nouvelle vigueur, et éclaira de nouveau les visages pâles et fatigués de ceux qui l'avaient si laborieusement activé! L'homme au manteau leva le bras et s'écria:

«Hourra! hourra!... C'est fait, mes enfants, la voilà qui flambe!...

—C'est le propriétaire lui-même qui parle ainsi, chuchotèrent quelques voix.

—Ainsi donc, Alpatitch, poursuivit le prince André, sans faire attention à Berg, qui restait pétrifié à ses côtés, transmets-leur ce que je t'ai dit... adieu!» Et, donnant un coup d'éperon à son cheval, il s'éloigna.

V

Après Smolensk, les troupes continuèrent leur retraite, suivies de près par l'ennemi. Le 10 août, le régiment commandé par le prince André arrivait, en suivant la grand'route, à la hauteur de Lissy-Gory, et dépassait l'avenue qui conduisait au château. Une chaleur accablante et une effroyable sécheresse duraient depuis trois semaines. Quelques gros nuages cachaient de temps à autre le soleil, mais il s'en dégageait aussitôt, et se couchait tous les soirs au milieu d'épaisses vapeurs d'un brun rougeâtre. Les blés non moissonnés s'égrenaient et séchaient sur pied dans les champs, et le bétail, mugissant de faim, cherchait en vain pour l'apaiser un brin d'herbe dans les prairies et dans les marais brûlés par l'ardeur du soleil. On ne respirait un peu de fraîcheur que la nuit, dans les forêts, mais l'action bienfaisante de la rosée ne s'étendait guère au delà de cette limite. Sur la grand'route poudreuse, d'énormes colonnes de poussière aveuglaient le soldat, dont la marche commençait au point du jour; les trains de bagages et l'artillerie tenaient le milieu du chemin, tandis que l'infanterie s'avançait sur les bas côtés, dans la poussière suffocante et chaude que la rosée de la nuit n'avait pas abattue. Elle s'attachait par plaques aux pieds des soldats, aux roues des fourgons, s'étendait comme un nuage au-dessus des troupes, et pénétrait dans les yeux, dans les narines, et surtout dans les poumons des hommes et des animaux. Plus le soleil s'élevait, et plus s'élevait ce nuage sablonneux et brûlant, à travers lequel on entrevoyait le soleil comme un globe de feu rouge sang! Pas un souffle d'air n'agitait cette lourde atmosphère, et les hommes, accablés de fatigue, se bouchaient le nez et la bouche pour ne pas y succomber. Lorsqu'on entrait dans un village, tous se précipitaient vers le puits: on se battait pour une goutte d'eau boueuse et sale, et on l'avalait avec avidité.

Le prince André s'occupait activement de son régiment, de la santé de ses soldats, de leur bien-être. L'incendie de Smolensk et l'abandon de la ville, en éveillant en lui la haine contre l'envahisseur, firent époque dans sa vie, et la force de cette haine lui fit oublier parfois ses propres douleurs. Son affabilité et sa bienveillance l'avaient rendu cher à ses subordonnés, qui ne l'appelaient pas autrement que «notre prince». Il était bon et affectueux avec ses soldats et ses officiers, parce qu'ils ne connaissaient pas son passé, et qu'il les rencontrait dans un milieu différent du sien; mais, dès que le hasard lui faisait retrouver une de ses anciennes connaissances, il se hérissait au moral et redevenait hautain et dédaigneux. Dans ses relations habituelles il se bornait au strict accomplissement de son devoir dans les limites de la plus stricte justice.

Il voyait tout, il est vrai, sous l'aspect le plus sombre: d'un côté, Smolensk que, selon lui, on aurait dû et pu défendre, abandonné le 18 août; de l'autre, son père, malade, forcé de fuir et de quitter Lissy-Gory, ce Lissy-Gory que le vieux prince avait construit, arrangé à sa guise, et qu'il aimait par-dessus toutes choses. Heureusement pour le prince André, les soins à donner à son régiment, en l'obligeant à s'occuper des moindres détails du service, le détournaient de ces tristes pensées. Son détachement arriva à Lissy-Gory le. 22 du mois d'août: deux jours auparavant, il avait appris que son père et sa soeur l'avaient quitté pour aller se réfugier à Moscou. Rien ne l'attirait plus en ces lieux, mais le désir de goûter une amère jouissance, en ravivant sa douleur, le décida à y pousser une pointe.

Montant à cheval, il quitta ses soldats en marche, et prit le chemin du village qui l'avait vu, naître et grandir. En passant devant l'étang où d'ordinaire des femmes chantaient et bavardaient en lavant et en battant leur linge, il fut étonné de n'y voir personne; le petit radeau, enfoncé en partie dans l'eau, se balançait, à moitié couché sur le bord; il n'y avait âme qui vive dans la loge du garde, et la porte d'entrée était grande ouverte; les mauvaises herbes envahissaient les allées du jardin; des veaux et des poulains se promenaient à leur aise dans le parc anglais; les vitres de l'orangerie étaient brisées, quelques arbres renversés avec leurs caisses; quelques autres étaient complètement desséchés. Il appela Tarass le jardinier, personne ne répondit. Tournant l'angle de la serre, il remarqua que la clôture de planches était brisée, et que des branches de pruniers dépouillées de leurs fruits jonchaient la terre. Un vieux paysan, qu'il avait de temps immémorial vu assis devant l'entrée du jardin, s'était installé maintenant sur le banc favori du vieux prince. Il tressait des chaussons, et sur le tronc d'un beau magnolia, à moitié mort, pendait, à portée de sa main, l'écorce destinée à cette fabrication. Comme il était complètement sourd, il n'entendit pas venir le prince André. Celui-ci arriva enfin à la maison; devant la façade quelques vieux tilleuls avaient été abattus, une jument pie et son poulain, caracolaient devant le perron au milieu du parterre et des massifs de rosiers. Les volets étaient fermés à toutes les fenêtres, à l'exception d'une seule au rez-de-chaussée: un gamin, qui semblait y être aux aguets, aperçut le cavalier, et disparut aussitôt dans l'intérieur de la maison.

Alpatitch était resté seul à Lissy-Gory après en avoir renvoyé sa famille, et lisait «la Vie des Saints» au moment où l'enfant vint l'avertir de la venue de son jeune maître. Boutonnant vivement son habit, il courut à sa rencontre, les lunettes encore sur le nez, et, sans prononcer une parole, se précipita sur le prince André, en fondant en larmes. Se détournant aussitôt comme s'il était honteux de s'être laissé aller à ce mouvement de faiblesse, il surmonta son émotion, et lui rendit compte de l'état des choses. Ce que le château contenait de précieux avait été expédié à Bogoutcharovo, ainsi que cent tchetverts environ de froment tirés de la réserve; mais le foin et les blés d'été, d'une beauté extraordinaire cette année-là, avaient été fauchés avant leur maturité par les troupes. Les paysans étaient ruinés, et quelques-uns d'entre eux s'étaient même retirés à Bogoutcharovo.

«Quand mon père et ma soeur sont-ils partis? demanda le prince André, qui avait écouté avec distraction ses doléances, et qui supposait les siens déjà à Moscou.

—Ils sont partis le 7,» reprit Alpatitch, persuadé qu'il les savait à Bogoutcharovo, et, reprenant sa conversation sur les affaires courantes, il lui demanda de nouvelles instructions. «Il nous reste encore une certaine quantité de blé. Faut-il le livrer aux troupes contre reçu?

—Que dois-je répondre,» se disait le prince André, les yeux fixés sur le vieillard, dont le crâne chauve reluisait au soleil; il voyait, à l'expression de sa physionomie, qu'il comprenait lui-même l'inutilité de ces questions, et ne les lui adressait que pour lui faire oublier un instant sa douleur.

—Oui, donne-le, répondit-il.

—Vous aurez remarqué le désordre du jardin; il a été impossible, de l'empêcher: trois régiments ont couché ici; les dragons, surtout se sont permis de.... J'ai inscrit le rang et le nom du commandant, pour porter plainte et....

—Que feras-tu à présent? lui demanda son maître: vas-tu rester ici?»

Alpatitch le regarda, et, levant le bras vers le ciel d'un air recueilli:

«Il est mon, protecteur, répondit-il avec solennité. Que sa volonté soit faite!

—Eh bien, adieu! dit le prince André, en se penchant vers son vieux serviteur. Va-t'en, toi aussi, emporte ce que tu pourras, et dis aux paysans de se réfugier dans la terre de Riazan, ou bien dans celle qui est près de Moscou!»

Alpatitch, pleurant à chaudes larmes, se serra contre lui; le prince André l'écarta doucement, et partit au galop par la grande avenue.

Il passa de nouveau devant le vieux paysan, toujours assis à la même place, et toujours absorbé par son ouvrage, comme une mouche sur la figure d'un mort. Deux petites filles, qui sortaient sans doute de la serre, s'arrêtèrent tout court à la vue du cavalier: elles tenaient dans leurs jupons retroussés des prunes arrachées aux espaliers. Leur terreur fut si vive que la plus grande, saisissant la main de sa compagne, l'entraîna brusquement, et se cacha avec elle derrière un bouleau, sans même ramasser les fruits encore verts qui avaient roulé de leurs tabliers. Le prince André tourna la tête, et feignit de ne pas les apercevoir... afin de ne pas les effaroucher davantage. Cette jolie fillette effarée lui faisait de la peine! La vue de ces deux enfants venait d'éveiller en lui un sentiment tout nouveau qui le calmait et le reposait pour ainsi dire, en lui faisant entrevoir et comprendre qu'il existait d'autres intérêts dans la vie, des intérêts complètement étrangers aux siens, mais tout aussi humains et tout aussi naturels. Ces petites filles ne songeaient évidemment qu'à pouvoir emporter et manger leurs prunes à moitié mûres, et surtout à ne pas se laisser surprendre.... Pourquoi dès lors s'opposer au succès de leur entreprise? Il ne put cependant se refuser le plaisir de les regarder encore une fois, et il les vit, se croyant hors de danger, s'élancer hors de leur cachette et traverser en courant la pelouse, pieds nus, les jupons relevés, en riant et en babillant de leurs voix enfantines et grêles. Le prince André, que cette course loin de la poussière de la grand'route avait rafraîchi, rejoignit bientôt son régiment qui avait fait halte près d'un étang. Il était deux heures de l'après-midi; un soleil ardent grillait le dos des soldats à travers leur uniforme de drap noir, et la poussière, qui continuait à s'étendre sur eux en une couche immobile et dense, assourdissait le bruit de leurs voix. Il n'y avait pas de vent. Comme il longeait la digue, une bouffée d'air frais et marécageux lui caressa la figure, et lui donna l'envie de se plonger dans l'eau, quelque bourbeuse qu'elle fût. Le petit étang d'où partaient des rires et des cris était couvert d'herbes de toutes sortes, et l'eau débordait jusque sur la chaussée, à cause de la quantité de soldats qui le remplissaient jusqu'aux bords; leurs corps blancs, leurs mains, leurs figures et leurs cous d'un rouge brique, frétillaient dans cette mare verte et boueuse comme des poissons dans un arrosoir. Ce joyeux trémoussement, accompagné de bruyants éclats de rire, inspirait un sentiment de vague tristesse.

Un jeune soldat blond, du troisième escadron, une courroie nouée au-dessous du mollet, se signa, recula d'un pas pour mieux prendre son élan, et piqua une tête dans l'eau; un sous-officier, à la chevelure ébouriffée, y étirait ses membres fatigués, s'y ébrouait comme un cheval, et de ses mains noires jusqu'au poignet faisait de copieuses ablutions. On n'entendait partout que le bruit de l'eau, et des plongeons, entremêlés de cris et d'exclamations; on ne voyait de tous côtés, dans l'étang comme sur la berge, qu'une masse de chair humaine, blanche, saine, avec des muscles d'acier! Timokhine, dont le nez était plus rouge que jamais, s'essuyait avec soin sur le talus: honteux d'être ainsi surpris par son colonel, il se décida pourtant à lui vanter les délices du bain.

«C'est fort agréable, Excellence, vous devriez vous baigner aussi.

—L'eau est sale, répliqua le prince André, en faisant la grimace.

—On vous fera place, on la nettoiera, s'écria Timokhine, et, s'élançant tout nu vers les baigneurs:

«Le prince désire se baigner, mes enfants!

—Quel prince?

—Mais le nôtre, que diable!

—Notre prince!» s'écrièrent plusieurs voix, et tous se mirent à s'agiter à tel point en tous sens, que le prince André eut toutes les peines du monde à les calmer, et à leur faire entendre qu'il se contenterait de prendre une douche dans la grange.

«De la chair, de la chair à canon!» se disait-il en se regardant de la tête aux pieds, et en frissonnant à la pensée de cette foule de corps humains qui se trémoussaient gaiement dans l'eau trouble, sans pouvoir se rendre compte de l'impression, pleine de terreur et de dégoût, que ce tableau lui faisait éprouver.

La lettre suivante, écrite le 7 du mois d'août par le prince Bagration, et datée de son campement à Mikhaïlovka sur la route de Smolensk, était adressée à Araktchéïew. Sachant fort bien d'avance que cette lettre serait lue par l'Empereur, il en avait pesé chaque mot, autant du moins que ses capacités intellectuelles le lui avaient permis:

«Monsieur le comte Alexis Andréïévitch, le ministre vous aura sans doute rendu compte de l'abandon de Smolensk à l'ennemi; chacun en est affligé au delà de toute expression, et l'armée entière est au désespoir de ce qu'on ait ainsi livré, sans utilité aucune, une place de cette importance. De mon côté, je l'ai supplié personnellement de la façon la plus pressante, je lui ai même écrit, mais rien n'y a fait. Napoléon se trouvait, je vous en donne ma parole d'honneur, pris comme dans un sac, et si l'on m'avait écouté, au lieu de s'emparer de Smolensk, il aurait perdu la moitié de son armée. Nos troupes se sont battues et se battent comme toujours. J'ai résisté avec 15 000 hommes plus de trente-cinq heures, et j'ai écrasé l'ennemi, mais «Lui» n'a même pas voulu tenir quatorze heures; c'est une honte et une flétrissure pour nos armées, et après cela «Il» ne devait plus être digne de vivre. S'»Il» vous a annoncé que les pertes sont grandes, c'est faux.... Il y a tout au plus 4 000 morts et blessés... c'est tout! L'ennemi, en revanche, a fait des pertes énormes!

«Qu'est-ce que cela lui aurait coûté de tenir encore deux jours? Les Français se seraient certainement retirés les premiers, car ils n'avaient pas une goutte d'eau. «Il» m'avait solennellement juré de ne pas battre en retraite, et tout à coup «Il» m'envoie dire qu'il se retire la nuit même.

«On ne fait pas la guerre ainsi; nous amènerons de la sorte l'ennemi aux portes mêmes de Moscou....

«On me dit que vous pensez à faire la paix. Que Dieu vous en garde! Après tant de sacrifices, après tant de retraites incompréhensibles, il n'est pas permis d'y songer: vous vous mettrez toute la Russie à dos, et tous nous aurons honte de porter l'uniforme.... Il faut, puisqu'il en est ainsi, se battre tant que la Russie le pourra, tant qu'il y aura des hommes!

«Un seul doit commander au lieu de deux! Votre ministre peut être excellent dans son ministère, mais comme général ce n'est pas assez dire qu'il est mauvais... Il est détestable!... et cependant c'est à lui que le sort de la patrie a été confié! La colère me monte à la tête, excusez la hardiesse de mes paroles! Il est évident que celui qui conseille en ce moment la paix, et qui soutient le ministre, n'aime pas l'Empereur, et veut notre perte à tous. Je vous écris la vérité... organisez donc au plus tôt les milices! M. l'aide de camp Woltzogen ne jouit pas de la confiance de l'armée, au contraire.... On le soupçonne de pencher pour Napoléon, et il est le grand conseiller du ministre. Quant à moi, j'obéis à ce dernier comme le premier caporal venu, quoique je sois plus ancien que lui! Cela me blesse profondément, mais, dévoué, comme je le suis, à mon bienfaiteur et, à mon Souverain, je m'y soumets, en Le plaignant toutefois d'avoir mis sa belle armée entre de telles mains. Figurez-vous que, grâce à notre retraite, nous avons perdu de fatigue, et disséminé dans les hôpitaux, environ 15 000 hommes; si nous avions marché en avant, cela n'aurait pas été le cas. Dites-leur là-bas que notre mère, la Russie, nous accusera de lâcheté, car nous livrons la patrie à la racaille, et nous attisons de la sorte dans le coeur de chacun la haine et le dépit. De quoi et de qui avons-nous peur? Ce n'est pas ma faute si le ministre, indécis, craintif, absurde et lambin, réunit en lui seul tous les défauts. L'armée pleure, et l'accable d'injures!...»

VI

On pourrait, à notre avis, diviser en deux catégories bien distinctes les divers modes, si variés et si multiples, de la vie: la première se composerait de ceux où la forme l'emporte sur le fond; l'autre, au contraire, de ceux où le fond domine la forme. Comparons, par exemple, la vie de campagne, la vie de province, la vie de Moscou même à celle de Pétersbourg, à celle du salon surtout, invariablement la même partout et toujours.

Depuis 1805, nous avions passé notre temps à nous quereller et à nous réconcilier avec Bonaparte, à faire et à défaire des constitutions, pendant que le salon d'Anna Pavlovna et celui de la belle Hélène étaient restés immuables et avaient gardé le même ton et la même allure que par le passé. Chez Anna Pavlovna, on s'exclamait avec la même stupeur sur les succès de Bonaparte, et l'on ne voyait dans la soumission des souverains de l'Europe entière qu'un complot haineux dont le seul but était de troubler et d'inquiéter le cercle de la Cour, dont Mlle Schérer se considérait comme le représentant incontestable. Chez Hélène, que Roumiantzow honorait de ses visites et qu'il appelait une femme remarquablement intelligente, on professait en 1812, comme en 1808, le même enthousiasme pour la grande nation, pour le grand homme, et l'on y déplorait la rupture avec la France, qui ne pouvait, assurait-on, se terminer autrement que par une paix prochaine.

Une agitation inusitée se manifesta dans ces réunions rivales lorsque l'Empereur revint de l'armée; quelques démonstrations hostiles furent même tentées de salon à salon, mais chacun conserva strictement sa nuance. Anna Pavlovna ne recevait en fait de Français que quelques légitimistes pur sang, et son exaltation patriotique mettait à l'index le théâtre français, dont l'entretien, disait-elle, coûtait «ce que coûte un corps d'armée». On y suivait avec un intérêt extrême les opérations militaires, on y répandait sur nos troupes les bruits les plus favorables, tandis que dans la coterie d'Hélène, où les Français étaient en majorité, on prenait note des tentatives faites par Napoléon en faveur de la paix, on niait la vérité des rapports sur la cruauté de l'ennemi, et l'on critiquait à outrance les conseils prématurés de ceux qui parlaient de la nécessité de se transporter à Kazan et d'y installer la cour et les Instituts. La guerre n'avait à leurs yeux qu'un caractère purement démonstratif; la paix ne pouvait donc se faire attendre, et ils répétaient avec emphase l'axiome de Bilibine, devenu un habitué de la maison d'Hélène (car tout homme intelligent devait l'être ou l'avoir été), que «les questions épineuses ne se tranchaient point par la poudre, mais par ceux qui l'avaient inventée». On s'y moquait avec esprit, tout en y mettant beaucoup de prudence, de l'exaltation moscovite, arrivée à son apogée durant la visite de l'Empereur à l'ancienne capitale.

Chez Mlle Schérer, au contraire, cet enthousiasme soulevait une admiration fanatique, semblable à celle de Plutarque pour ses héros! Le prince Basile, qui continuait à occuper les mêmes postes importants, était le chaînon qui reliait ces deux cercles rivaux. Il fréquentait à la fois «ma bonne amie Anna Pavlovna» et «le salon diplomatique de ma fille»: aussi lui arrivait-il souvent, en passant d'un camp à l'autre, de s'embrouiller dans ce qu'il disait, et d'exprimer chez la première les opinions en honneur chez la seconde, et réciproquement. Un jour, peu de temps après le retour de l'Empereur, le prince Basile, qui s'était mis à censurer avec sévérité chez Anna Pavlovna la conduite de Barclay de Tolly, finit par avouer qu'il aurait été très embarrassé, dans le moment actuel, de nommer quelqu'un au poste de général en chef. Un des habitués du salon, connu sous le sobriquet d'un «homme de beaucoup de mérite», raconta qu'il avait vu le matin même le commandant de la milice de Pétersbourg recevant les volontaires dans la chambre des finances, et se permit d'avancer que c'était peut-être l'homme destiné à satisfaire toutes les exigences.

Anna Pavlovna sourit mélancoliquement, en déclarant que Koutouzow ne faisait que créer des ennuis à l'Empereur.

«Oui, je l'ai dit à l'assemblée de la noblesse, reprit le prince Basile; je leur ai dit que son élection aux fonctions de commandant de la milice ne plairait pas à Sa Majesté; mais ils ne m'ont pas écouté; ils ont la manie de fronder. Et pourquoi? Parce que nous tenons à singer l'absurde enthousiasme des Moscovites,» ajouta-t-il, en oubliant que ce propos, qui aurait été goûté dans le salon de sa fille, ne pouvait l'être dans celui d'Anna Pavlovna; il le sentit aussitôt et essaya de réparer sa maladresse.

«Est-il convenable, je vous le demande, que le comte Koutouzow, le plus vieux des généraux russes, siège là-bas en personne? Il en sera pour sa peine.... Et, franchement, peut-on nommer général en chef un homme de mauvaises moeurs, un homme qui ne sait pas se tenir à cheval, et qui s'endort au conseil? Oserait-on soutenir par hasard qu'il s'est distingué à Bucharest? Je ne parle pas de ses qualités comme militaire, il y aurait trop à dire là-dessus; mais comment serait-il possible de choisir dans la situation actuelle un homme impotent et qui n'y voit goutte? Quel commandant sera-ce là? Il serait bon tout au plus pour jouer à colin-maillard, car il est complètement aveugle!»

Personne ne répliqua à cette violente sortie, à laquelle le prince Basile se livrait le 21 juillet, et qui, à cette date, était parfaitement fondée; mais le 29, quelques jours plus tard, Koutouzow reçut le titre de prince. Cette faveur, qui indiquait peut-être, à la rigueur, le désir qu'on éprouvait, en haut lieu, de s'en débarrasser, n'inquiéta pas le prince Basile, mais elle eut pour effet de le rendre plus prudent dans ses critiques. Le 8 août, un conseil composé du feld-maréchal Soltykow, d'Araktchéïew, de Viasmitinow, de Lopoukhine et de Kotchoubey, fut réuni pour discuter la marche générale de la campagne. Le conseil décida que l'insuccès devait être attribué à la division du pouvoir, et proposa, après une courte délibération, et malgré le peu de sympathie de l'Empereur pour Koutouzow, d'élever ce dernier au poste de général en chef et de commandant de tout le rayon occupé par les troupes; la proposition fut acceptée, et la nomination annoncée le soir même.

Le prince Basile se retrouva le lendemain chez Anna Pavlovna avec l'»homme de beaucoup de mérite», qui lui faisait une cour assidue afin d'obtenir par elle la place de curateur d'un institut de jeunes filles. Le prince Basile fit son entrée dans ce salon en véritable triomphateur, et comme si le succès avait couronné ses plus chères espérances: «Eh bien, vous savez la grande nouvelle! Le prince Koutouzow est maréchal, tous les dissentiments sont finis... j'en suis si heureux! Enfin voilà un homme!» ajouta-t-il en lançant un regard sévère sur son auditoire. L'»homme de beaucoup de mérite» ne put s'empêcher, quoiqu'il fût candidat à une place, de rappeler à l'orateur le jugement qu'il avait porté lui-même peu de jours auparavant. C'était une double faute contre la bienséance, car Anna Pavlovna avait également reçu la nouvelle avec de grandes démonstrations de joie.

«Mais, mon prince, dit-il, ne pouvant retenir sa langue et employant les paroles du prince Basile, on le dit aveugle!

—Allons donc, il y voit assez clair, répondit le prince en parlant rapidement de sa voix de basse éraillée, et en toussant à plusieurs reprises (c'était son grand moyen pour faire bonne contenance lorsqu'il se trouvait embarrassé). Il y voit assez clair, vous dis-je, et je me réjouis surtout de ce que l'Empereur lui ait donné, sur les troupes et sur le pays, un pouvoir que jamais aucun général en chef n'a eu jusqu'ici. C'est un second autocrate!

—Dieu le veuille!» dit en soupirant Anna Pavlovna.

L'»homme de beaucoup de mérite», très novice encore au langage des cours, s'imaginait flatter la vieille fille en défendant son ancienne opinion; il s'empressa donc d'ajouter:

«On dit que l'Empereur ne l'a investi de ce pouvoir qu'a contre-coeur! On dit aussi qu'il a rougi comme une demoiselle à laquelle on lirait Joconde, en lui disant que le Souverain et la patrie lui décernaient cet honneur.

—Peut-être le coeur n'était-il pas de la partie? fit observer Anna Pavlovna.

—Pas du tout, pas du tout, s'écria avec chaleur le prince Basile, qui ne permettait plus à personne d'attaquer Koutouzow. C'est impossible, car l'Empereur a toujours su apprécier ses hautes qualités.

—Dieu veuille alors que le prince Koutouzow ait véritablement le pouvoir entre les mains, et qu'il ne permette à personne de lui mettre des bâtons dans les roues,» dit Anna Pavlovna.

Le prince Basile, comprenant aussitôt à qui s'adressait cette allusion, reprit à voix basse:

«Je sais positivement que Koutouzow a posé comme condition sine qua non à l'Empereur l'éloignement du césarévitch. Savez-vous ce qu'il lui a dit: «Je ne saurais le punir s'il fait mal, ni le récompenser s'il fait bien.»

—Oh! c'est un homme bien fin: je connais Koutouzow de longue date.

—On dit même, poursuivit l'»homme de beaucoup de mérite», continuant à faire fausse route, que Son Altesse a solennellement exigé de l'Empereur de ne pas venir séjourner à l'armée.»

À peine eut-il prononcé ces mots, que le prince Basile et Anna Pavlovna, se détournant comme poussés par un même ressort, échangèrent un regard plein de compassion en réponse à cette inconcevable naïveté, et poussèrent un long et profond soupir.

VII

Pendant que ceci se passait à Pétersbourg, les Français, laissant Smolensk derrière eux, avançaient toujours et se rapprochaient de Moscou. M. Thiers, l'historien de Napoléon, cherche, comme les autres, à atténuer les fautes de son héros, en soutenant qu'il avait été amené jusque sous les murs de Moscou contre sa volonté! Ce serait vrai, si l'on pouvait donner comme cause aux événements de ce monde la volonté d'un seul homme, et nos historiographes auraient alors également raison, en prétendant, de leur côté, que Napoléon a été attiré en avant par l'habileté de nos généraux. En considérant même le passé comme le travail d'incubation des faits qui en sont la conséquence ultérieure, nous en arrivons à découvrir entre eux une certaine connexité qui ne fait que les rendre encore plus confus. Quand un bon joueur d'échecs a perdu une partie et qu'il est intimement convaincu de l'avoir perdue par son fait, il laisse de côté les fautes qu'il a pu commettre pendant le cours de la partie, pour ne rechercher que celle qu'il a faite au début, et qui, en tournant au profit de son adversaire, a causé sa défaite. Le jeu de la guerre, bien autrement compliqué, est influencé par les conditions du milieu où il s'agite, et, loin d'être dirigé par une volonté unique, il est le produit du frottement et du choc des mille volontés et des mille passions individuelles qui y prennent part.

Napoléon, après avoir quitté Smolensk, tenta, mais en vain, de livrer bataille d'abord à Dorogobouge sur la Viazma, ensuite à Czarevo-Zaïmichtché; par suite de différentes circonstances, les Russes ne purent l'accepter qu'à Borodino, situé à 112 verstes de Moscou. À Viazma, Napoléon donna l'ordre de marcher droit sur cette ville, la capitale asiatique du grand Empire, la ville sacrée des peuples d'Alexandre! Moscou, avec ses innombrables églises semblables à des pagodes chinoises, excitait son imagination. Il quitta Viazma monté sur son petit cheval isabelle, accompagné de sa garde, de ses aides de camp, et de ses pages; Berthier, le major général, resté en arrière pour faire interroger un prisonnier russe par l'interprète Lelorgne d'Ideville, rejoignit peu après son maître, et, le visage rayonnant de joie, arrêta court son cheval devant lui.

«Qu'y a-t-il? demanda Napoléon.

—Un cosaque qu'on vient de faire prisonnier, Sire, dit que les troupes commandées par Platow se réunissent au gros de l'armée, et que Koutouzow est nommé général en chef!... Ce gaillard est très bavard et paraît fort intelligent.»

Napoléon sourit, fit donner un cheval au cosaque, et se le fit amener, pour avoir le plaisir de le questionner lui-même. Quelques aides de camp partirent au galop pour faire exécuter cet ordre, et, un moment après, le serf de Denissow, celui qu'il avait cédé à Rostow, notre ancienne connaissance Lavrouchka, avec sa figure éveillée et légèrement avinée, en veste de domestique militaire, à cheval sur une selle de cavalerie française, s'approcha de Napoléon, qui le fit marcher à ses côtés, pour l'examiner à son aise.

«Vous êtes un cosaque? lui demanda-t-il.

—Oui, Votre Noblesse»

«Le cosaque, ignorant en quelle compagnie il se trouvait, car la simplicité de Napoléon n'avait rien qui put révéler à une imagination orientale la présence d'un Souverain, s'entretint avec la plus extrême familiarité des affaires de la guerre actuelle[22]«, dit M. Thiers en racontant cet épisode. Lavrouchka était ivre ou à peu près; n'ayant pas préparé à temps le dîner de son maître le jour précédent, il avait été bel et bien fustigé, et envoyé faire main basse sur la volaille dans un village; là, s'étant laissé entraîner par le charme de la maraude, il avait été enlevé par les français. Lavrouchka, qui avait vu beaucoup de choses dans sa vie, était une de ces natures effrontées, prêtes à toutes les fourberies imaginables, qui devinent d'instinct les plus mauvaises pensées de leurs maîtres et savent se rendre compte d'un coup d'oeil de l'étendue de leur mesquine vanité.

Face à face avec Napoléon, qu'il n'avait pas tardé à reconnaître, il fit tout son possible pour gagner ses bonnes grâces. Sa présence ne l'intimidait pas plus que celle de Rostow, ou du maréchal des logis avec les verges à la main, car, du moment qu'il ne possédait rien, que pouvait-on lui prendre?

Il lui rapporta, à peu de choses près, ce qui se disait parmi ses camarades; mais, lorsque Napoléon lui demanda si les Russes croyaient vaincre Bonaparte, il flaira un piège dans cette question, et réfléchit en fronçant les sourcils.

«S'il doit y avoir prochainement une bataille, répondit-il d'un air soupçonneux, alors c'est possible, mais s'il se passe trois jours sans qu'il y en ait, cela traînera en longueur.»

Cette phrase sibylline fut ainsi traduite à l'Empereur par Lelorgne d'Ideville: «Si la bataille était donnée avant trois jours, les Français la gagneraient, mais si elle était donnée plus tard, Dieu sait ce qu'il en arriverait.» Napoléon, dont l'humeur était cependant excellente pour le moment, écouta sans sourire cet oracle, et se le fit répéter. Lavrouchka le remarqua, et continua à faire semblant d'ignorer qui il était.

«Nous savons bien que vous avez un certain Napoléon qui a déjà battu tout le monde, mais cela ne lui sera pas aussi facile avec nous!» dit-il, laissant involontairement échapper cette vanterie patriotique, que l'interprète s'empressa du reste de passer sous silence, en ne traduisant à Sa Majesté que la première partie de la phrase.

«La réponse du jeune cosaque fit sourire son puissant interlocuteur,» dit M. Thiers. Faisant quelques pas en avant, Napoléon s'adressa à Berthier. Il lui exprima le désir d'éprouver sur cet enfant des steppes du Don l'émotion qu'il ressentirait en apprenant qu'il causait avec l'Empereur, avec ce même Empereur qui avait écrit sur les Pyramides son nom victorieux!

On avait à peine achevé de le lui dire, que Lavrouchka, devinant à merveille que Napoléon s'attendait à le voir terrifié, joua aussitôt la stupéfaction: il écarquilla les yeux, prit un air hébété, et donna à sa figure l'expression qui lui était habituelle lorsqu'on le menait recevoir quelques coups de verges en punition de ses fautes. «À peine l'interprète de Napoléon, dit M. Thiers, avait-il parlé, que le cosaque, saisi d'une sorte d'ébahissement, ne proféra plus une parole, et marcha les yeux constamment attachés sur ce conquérant, dont le nom avait pénétré jusqu'à lui à travers les steppes de l'Orient. Toute sa loquacité s'était subitement arrêtée pour faire place à un sentiment d'admiration naïve et silencieuse. Napoléon, après l'avoir récompensé, lui fit donner la liberté «comme à un oiseau qu'on rend aux champs qui l'ont vu naître[23]«.

Sa Majesté continua donc son chemin, rêvant à ce Moscou qui occupait si fort son imagination, tandis que l'»oiseau rendu aux champs qui l'ont vu naître» retournait aux avant-postes: il songeait au récit fantastique qu'il allait débiter à ses camarades, car il n'était pas homme à leur raconter les faits tels qu'ils s'étaient passés, et à leur dire tout simplement la vérité. Il demanda à des cosaques qu'il rencontra sur sa route où était son régiment, qui faisait partie du détachement de Platow, et le soir même il arriva à Jankow, où était le bivouac des siens, juste au moment où Rostow montait à cheval pour aller avec Iline faire une reconnaissance dans les environs. Lavrouchka reçut l'ordre de les suivre.

VIII

La princesse Marie n'était pas à Moscou, à l'abri de tout danger, comme le pensait le prince André.

Lorsque son vieux serviteur revint de Smolensk, le prince se réveilla comme d'une léthargie. Il fit rassembler les miliciens, et écrivit au général en chef pour l'informer qu'il était bien décidé à rester à Lissy-Gory et à le défendre jusqu'à la dernière extrémité, en lui laissant le soin de prendre ou de ne pas prendre les mesures nécessaires pour protéger un endroit «où serait fait prisonnier ou tué un des plus anciens généraux russes»! Il annonça ensuite solennellement à toute sa maison son intention de ne pas quitter Lissy-Gory! Quant à sa fille, elle devait, disait-il, emmener le petit prince à Bogoutcharovo, et il s'occupa immédiatement de son départ et de celui de Dessalles. La princesse Marie, sérieusement effrayée de l'activité fiévreuse qui succédait chez lui à l'apathie des dernières semaines, ne pouvait se décider à le laisser seul, et se permit de lui désobéir pour la première fois de sa vie. Elle refusa de partir, et s'exposa par là à une scène des plus violentes. Son père furieux lui reprocha ses torts imaginaires, l'accabla des reproches les plus sanglants, l'accusa d'avoir empoisonné son existence, de l'avoir brouillé avec son fils, d'avoir fait sur son compte des suppositions abominables, et finit par la renvoyer de son cabinet, en lui disant qu'elle pouvait faire ce qui lui semblerait bon, qu'il ne voulait plus la connaître, et lui défendait de se montrer désormais devant ses yeux. La princesse Marie, heureuse de ne pas avoir été mise de force en voiture, vit dans cette concession la preuve irrécusable de la satisfaction cachée que causait à son père sa résolution de rester auprès de lui. Le lendemain du départ de son petit-fils, le vieux prince revêtit sa grande tenue, et se disposa à aller voir le général en chef. Sa calèche étant avancée, sa fille l'aperçut, tout chamarré de décorations, s'acheminer vers une allée du jardin, pour y passer en revue les paysans et la domesticité qu'il avait armés. Assise à sa fenêtre, elle prêtait une oreille attentive aux ordres qu'il donnait, lorsque tout à coup quelques hommes, la figure bouleversée, se mirent à courir du jardin vers la maison; s'élançant aussitôt au dehors, elle allait s'engager dans l'allée, lorsqu'elle vit venir à elle une troupe de miliciens, et au milieu d'eux le vieux prince en uniforme, soutenu par eux et laissant traîner ses pieds sans force sur le sable. Elle fit quelques pas, mais les rayons de lumière qui se jouaient sur le groupe, à travers l'épais feuillage des tilleuls, l'empêchèrent d'abord de se rendre compte du changement survenu dans ses traits. En s'approchant davantage, elle en fut profondément saisie: l'expression dure et résolue de sa figure s'était fondue en une expression soumise et humble. À la vue de sa fille, il remua ses lèvres impuissantes, et il s'en échappa quelques sons rauques et inintelligibles. On le porta jusque dans son cabinet, et on le déposa sur le divan qui lui avait tout dernièrement encore causé de si folles terreurs.

Le docteur, qu'on alla chercher à la ville voisine, le veilla toute la nuit, et déclara que le côté droit avait été frappé de paralysie. Le séjour à Lissy-Gory devenant de jour en jour plus dangereux, la princesse Marie fit transporter le malade à Bogoutcharovo, et envoya son neveu à Moscou sous la garde de Dessalles.

Le vieux prince passa ainsi trois semaines dans la maison de son fils, toujours dans le même état. Il n'avait plus sa tête: étendu sans mouvement, presque sans vie, il ne cessait de murmurer des mots inarticulés, et l'on ne pouvait parvenir à deviner s'il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. Il souffrait, et s'efforçait évidemment d'exprimer un désir que personne n'arrivait à comprendre. Était-ce une fantaisie de malade, ou l'idée d'un cerveau affaibli? Voulait-il parler de ses affaires de famille ou de celles du pays? On l'ignorait.

Le docteur soutenait que cette agitation ne voulait rien dire, et qu'elle provenait de causes purement physiques; mais la princesse Marie était sûre du contraire, et l'inquiétude que le vieux prince témoignait, quand elle était en sa présence, la confirmait dans cette supposition.

Il n'y avait plus à espérer de le guérir, et il était impossible de le transporter, car on aurait risqué de le voir mourir pendant le trajet. «La fin, la fin elle-même ne serait-elle pas préférable à cet état?» se disait parfois la princesse Marie. Elle ne le quittait ni jour ni nuit, et, faut-il l'avouer? elle épiait ses moindres mouvements, non pour y découvrir un symptôme rassurant, mais souvent au contraire pour y surprendre quelque signe avant-coureur d'une mort prochaine. Ce qui était encore plus terrible, et ce qu'elle ne pouvait se dissimuler à elle-même, c'est que, depuis la maladie de son père, toutes ses aspirations intimes, toutes ses espérances, oubliées depuis tant d'années, s'étaient tout à coup réveillées en elle: le rêve d'une vie indépendante, pleine de joies nouvelles et affranchie du joug de la tyrannie paternelle, la possibilité d'aimer et de jouir enfin du bonheur conjugal, se représentaient constamment à son imagination comme autant de tentations du démon. Malgré ses efforts pour les chasser loin d'elle, elle y revenait sans cesse et se surprenait souvent à rêver et à combiner le plan de sa nouvelle existence, quand «lui» ne serait plus là! Pour repousser la séduction de ces pensées, elle avait recours à la prière: S'agenouillant et fixant les yeux sur les images saintes, elle priait, mais sans ferveur et sans foi. Elle se sentait emportée par un autre courant, le courant de la vie active, difficile mais libre, en contraste complet avec l'atmosphère morale qui l'avait entourée et emprisonnée jusqu'à ce jour. La prière avait été alors son unique consolation; aujourd'hui, elle se sentait sollicitée par les soucis de la vie matérielle. Il n'était pas non plus sans danger de demeurer plus longtemps à Bogoutcharovo; les Français approchaient, et déjà une propriété voisine venait d'être dévastée par les maraudeurs.

Le docteur insistait pour que l'on transportât le malade; le maréchal de noblesse envoya un de ses fonctionnaires pour engager la princesse Marie à partir promptement; l'ispravnik arriva en personne lui annoncer la présence des troupes françaises à quarante verstes: «les villages avaient déjà reçu, disait-il, les proclamations ennemies, et il ne répondait de rien si elle ne partait immédiatement.»

Elle s'y décida enfin, et fixa son départ au 15 septembre; les préparatifs et les ordres à donner l'occupèrent toute la journée du 14, mais elle passa la nuit suivante, comme d'habitude, sans se déshabiller, dans la chambre contiguë à celle de son père. Ne pouvant dormir, elle s'approcha plus d'une fois de la porte pour écouter, et elle l'entendait souvent geindre et se plaindre tout bas, pendant que Tikhone et le docteur le soulevaient et le changeaient de position. Elle aurait voulu entrer chez lui, mais la crainte l'en empêchait; elle savait par expérience combien tout signe de terreur était désagréable à son père, qui se détournait chaque fois qu'il rencontrait son regard effaré involontairement fixé sur lui; elle savait que son apparition, la nuit, à une heure inusitée, lui causerait une violente irritation!... Et jamais cependant il ne lui avait inspiré autant de compassion. Un revirement s'était opéré en elle: elle redoutait maintenant de le perdre, et, en repassant dans sa mémoire les longues années de leur vie commune, elle découvrait dans chacun de ses actes une preuve de son affection pour elle. Si la perspective de sa future existence se glissait au milieu de son attendrissement rétrospectif, elle la chassait bien vite avec horreur comme une obsession du mauvais esprit; enfin, n'entendant plus de bruit chez le malade, elle s'endormit, épuisée, vers le matin, et ne se réveilla que fort tard.

La netteté de perception qui accompagne habituellement le réveil lui démontra clairement alors quelle était sa préoccupation constante, et, prêtant l'oreille et n'entendant derrière la porte que le même murmure, elle se dit avec un soupir de fatigue:

«C'est donc toujours la même chose!... Mais qu'est-ce donc que je désire, qu'est-ce donc qui doit arriver? Sa mort?» s'écria-t-elle avec dégoût à cette pensée involontaire. Se levant à la hâte, elle s'habilla, fit sa prière et sortit sur le perron: on mettait les chevaux à la voiture, et l'on y emballait les derniers effets.

Le temps était doux et couvert; le docteur s'approcha de la princesse.

«Il a l'air un peu mieux ce matin, lui dit-il. Je vous cherchais: il est possible de le comprendre un peu, il a la tête assez fraîche. Venez, il vous demande.»

Elle pâlit et s'appuya contre le chambranle de la porte.... Son coeur battit avec violence; rien qu'à l'idée de le voir, de lui parler, lorsque son âme était remplie de pensées coupables, elle éprouvait une joie mêlée de douleur et d'angoisse.

«Allons,» répéta le docteur.

Elle le suivit et s'approcha du lit de son père. Le malade était couché sur le dos et soutenu par des oreillers; ses mains amaigries et osseuses, couvertes d'un réseau de veines bleuâtres et noueuses, étaient posées devant lui sur la couverture; l'oeil gauche fixe, l'oeil droit tiré et hagard, les lèvres et les sourcils immobiles, il avait la figure singulièrement ridée, et son apparence desséchée et malingre inspirait une pitié profonde. La princesse Marie s'approcha de lui et lui baisa la main; la main gauche de son père serra aussitôt la sienne..., on voyait qu'il l'attendait. Il répéta ce mouvement, tandis que ses sourcils et ses lèvres se contractaient avec impatience.

Elle le regarda effrayée.... Que désirait-il? Elle se plaça de façon qu'il pût l'apercevoir de son oeil gauche.... Il se tranquillisa aussitôt, et fit des efforts surhumains pour parler; la langue remua cette fois, des sons inarticulés se firent entendre, et enfin il prononça quelques mots, lentement, timidement, sans cesser de regarder sa fille d'un air suppliant et craintif.... Il avait si grand'peur de n'être pas compris! La difficulté presque comique qu'il éprouvait à parler força la princesse Marie à baisser les yeux pour lui dérober la vue des sanglots qu'elle avait peine à réprimer. Il répéta à différentes reprises les mêmes syllabes, mais elle ne parvenait pas à en saisir le sens. Le docteur crut enfin comprendre qu'il demandait si elle avait peur, mais à cette supposition, émise à haute voix, le malade secoua négativement la tête.

«Il veut dire que c'est son âme qui souffre!» s'écria la princesse Marie, et son père, répondant à ce cri par un signe affirmatif, lui serra la main, et l'appliqua sur sa poitrine à différents endroits, comme s'il cherchait une meilleure place.

—Je pense toujours à toi,» dit-il presque distinctement, satisfait d'avoir été compris, et, passant son autre main sur les cheveux de sa fille, qui inclina la tête afin de lui cacher ses larmes: «Je t'ai appelée toute la nuit, murmura-t-il.

—Si j'avais su, répondit-elle.... Je craignais de venir.»

Il lui serra la main.

«Tu ne dormais donc pas?

—Non,» répondit-elle en faisant un signe de tête négatif. Subissant malgré elle l'influence du malade, elle essayait de parler comme lui, et paraissait éprouver la même difficulté à exprimer sa pensée.

—Ma petite âme, murmura-t-il, ou ma petite amie!» La princesse Marie ne put saisir au juste l'expression dont il s'était servi, mais son regard lui disait bien qu'il venait d'employer une expression affectueuse et tendre, ce qui ne lui arrivait jamais. «Pourquoi n'es-tu pas venue?

—Et moi, moi qui souhaitais sa mort! se disait la pauvre fille.

—Merci, ma fille, mon amie, merci! pour tout, pardonne-moi... merci!» Et deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.... «Appelez Andrioucha! dit-il tout à coup d'un air égaré....

—J'ai reçu une lettre de lui,» répondit la princesse Marie.

Il la regarda avec surprise.

«Où donc est-il?

—À l'armée, mon père, à Smolensk!»

Longtemps il garda le silence, les paupières closes, puis il les releva et fit un signe affirmatif, comme pour dire à sa fille qu'il avait enfin retrouvé la mémoire, et qu'il se souvenait de tout.

«Oui, dit-il lentement et distinctement, la Russie est perdue, ils l'ont perdue!» Et il sanglota.

S'apaisant et refermant les yeux, il fit de la main un léger mouvement dont Tikhone devina le sens, car il lui essuya ses larmes, pendant qu'il prononçait de nouveau quelques mots confus. S'agissait-il de la Russie, de son fils, de son petit-fils, ou de sa fille? Nul n'aurait pu le dire. Une heureuse inspiration éclaira Tikhone: il avait deviné!

«Va mettre ta robe blanche, je l'aime....

—C'est cela!» dit-il en se tournant vers la princesse Marie. À ces paroles, elle se prit à pleurer avec une telle violence, que le docteur l'emmena hors de la chambre jusque sur le balcon, pour lui donner le temps de maîtriser son émotion et de terminer ses préparatifs de départ. Le vieux prince continua à parler de son fils, de la guerre, de l'Empereur, et, fronçant les sourcils d'un air irrité, il élevait de plus en plus sa voix enrouée, lorsque soudain il fut frappé d'un second et dernier coup de paralysie.

Le temps s'était éclairci, le soleil brillait dans toute sa splendeur, mais la princesse Marie, arrêtée sur le balcon, ne se rendait compte de rien, ne pensait à rien et n'éprouvait qu'une chose, un redoublement de tendresse pour son père, elle ne l'avait jamais autant aimé qu'en ce moment-là. Elle descendit les marches du perron et marcha vivement vers l'étang, en passant par l'allée de tilleuls nouvellement plantée par son frère.

«Oui, j'ai souhaité sa mort, disait-elle tout haut dans son émotion. J'ai désiré voir finir cela plus vite, pour me reposer.... Mais à quoi me servira ce repos, lorsqu'il ne sera plus?» Elle fit le tour du jardin, se retrouva devant la maison, et vit alors venir à elle, en compagnie d'un inconnu, Mlle Bourrienne, qui avait déclaré ne pas vouloir quitter Bogoutcharovo. C'était le maréchal de la noblesse du district, qui arrivait tout exprès pour représenter à la princesse Marie l'urgence du départ. Elle l'écouta sans l'entendre, l'invita à la suivre dans la salle à manger, lui proposa de déjeuner et le fit asseoir à côté d'elle. Au bout d'une seconde, elle se leva, agitée et inquiète, s'excusa auprès de son hôte et se dirigea vers l'appartement de son père; le docteur parut sur le seuil de la porte.

«Vous ne pouvez pas entrer, princesse: allez-vous-en, allez!» lui dit-il avec autorité.

Elle retourna au jardin, et alla s'asseoir sur le bord même de l'étang.... On ne pouvait pas l'apercevoir de la maison. Jamais elle ne sut combien de temps elle y était restée. Tout à coup, un bruit de pas qui couraient sur le chemin sablé la tira brusquement de sa rêverie: c'était Douniacha, sa femme de chambre, qu'on avait envoyée à sa recherche, et qui s'arrêta, effarée, à sa vue.

«Venez, princesse!... le prince....

—J'y vais, j'y vais! reprit la princesse Marie, qui, sans lui donner le temps d'achever sa phrase, courut vers la maison.

—Princesse, lui dit le docteur, qui l'attendait à l'entrée, la volonté de Dieu s'est accomplie!... Résignez-vous!

—Ce n'est pas vrai, laissez-moi!» s'écria-t-elle avec une poignante angoisse.

Le docteur chercha à la retenir, mais elle le repoussa et passa outre.

«Pourquoi m'arrêtent-ils tous, pourquoi ces figures terrifiées? se disait-elle.... Je n'ai besoin de personne, que font-ils là?»

Elle ouvrit la porte de la chambre de son père; la lumière y entrait maintenant à flots, tandis qu'on y avait toujours maintenu une demi-obscurité; elle éprouva une terreur indicible. La vieille bonne et quelques femmes entouraient le lit; elles reculèrent à sa vue, et lui laissèrent voir, en s'écartant, la figure sévère mais calme du mort.... Elle resta clouée sur le seuil.

«Non, il n'est pas mort, c'est impossible!» se dit-elle.

Dominant sa terreur, elle approcha de la couche funèbre, et posa ses lèvres sur la joue de son père; mais à ce contact elle tressaillit et se rejeta en arrière: toute la tendresse qu'elle venait de ressentir s'évanouit pour faire place à un sentiment d'horreur et de crainte causé par ce qu'elle voyait devant elle.

«Il n'est plus, il n'est plus, et à sa place quelque chose d'horrible, un mystère effrayant qui me glace et me repousse, murmurait la pauvre fille.... Et, se cachant la figure dans les mains, elle tomba évanouie dans les bras du docteur qui l'avait suivie.

Les femmes s'acquittèrent, en présence de Tikhone et du docteur, du soin de laver le corps; elles lui bandèrent la mâchoire, pour l'empêcher, en se raidissant, de laisser la bouche ouverte, et attachèrent les pieds, pour les empêcher de s'écarter. Ensuite, elles le revêtirent de son uniforme orné de décorations, et le couchèrent sur une petite table. Tout fut exécuté selon l'usage, le cercueil se trouva prêt le soir comme par enchantement: on le recouvrit du drap mortuaire; des cierges furent placés autour, on éparpilla du genièvre sur le plancher, et le lecteur commença à psalmodier des Psaumes. Beaucoup de gens de la localité, des étrangers même, entouraient le cercueil; semblables aux chevaux qui frémissent et se cabrent à la vue d'un cheval mort,—car eux aussi avaient peur,—le maréchal de noblesse, le starosta du village, les femmes de la maison et du dehors, les yeux avidement fixés sur le corps, la terreur peinte sur le visage, se signaient avant de baiser la main froide et raidie du vieux prince.

IX

Bogoutcharovo n'avait jamais été dans les bonnes grâces de son vieux maître; les paysans de cette terre différaient de ceux de Lissy-Gory par leur langage, leur costume et leurs moeurs: ils se disaient habitants de la steppe. Le prince rendait justice à leur assiduité au travail, et les faisait souvent venir à Lissy-Gory pour moissonner, pour creuser un étang ou un fossé; mais il ne les aimait pas, à cause de leur sauvagerie.

Le séjour du prince André parmi eux, ses réformes, ses hôpitaux, ses écoles, la réduction de la redevance, au lieu de les adoucir, n'avaient fait au contraire qu'accentuer davantage ce que leur maître appelait le trait saillant de leur caractère, la sauvagerie. Les bruits les plus étranges trouvaient toujours créance parmi eux: tantôt on y racontait que toute leur population allait être inscrite dans les rangs des cosaques, qu'on allait la faire passer à une nouvelle religion; tantôt, revenant sur le serment prêté à Paul Ier en 1797, on y parlait de la liberté qu'il leur aurait donnée, et que les seigneurs avaient reprise, ou bien encore on attendait le retour de Pierre III, qui reviendrait régner dans sept ans. Tous alors deviendraient libres, tout alors serait permis et tellement simplifié qu'il n'y aurait plus aucune loi. Aussi, la guerre avec Bonaparte et l'invasion ennemie s'étaient-elles alliées dans leur imagination à leurs vagues et confuses notions sur l'Antéchrist, sur la fin du monde et sur la liberté sans entraves.

Dans les environs de Bogoutcharovo, il y avait quelques grands villages appartenant à des particuliers et à la couronne, mais les particuliers vivaient peu sur leurs terres; il s'y trouvait aussi fort peu de domestiques serfs (dvorovoï) et de gens sachant lire et écrire, de sorte que parmi ces paysans les courants mystérieux de la vie nationale et populaire, dont les sources restent si souvent des mystères pour les contemporains, prenaient une force et une intensité particulières. Ainsi, par exemple, une vingtaine d'années auparavant, les paysans de Bogoutcharovo, entraînés par ceux des districts voisins, avaient émigré en masse, comme un véritable passage d'oiseaux, allant du côté du Sud-Est vers certains fleuves imaginaires, dont les eaux, disait-on, étaient constamment chaudes. Des centaines de familles vendirent tout ce qu'elles possédaient et quittèrent leurs foyers en caravanes; les uns se rachetèrent, les autres s'enfuirent en secret. Beaucoup de ces malheureux furent sévèrement punis et envoyés en Sibérie, d'autres périrent de faim et de froid en route, le reste revint à Bogoutcharovo, et le mouvement se calma peu à peu, de même qu'il avait commencé sans cause apparente. Dans ce moment, un courant d'idées analogue continuait à sourdre parmi les paysans; et, pour peu que l'on fût en relations journalières avec le peuple, il était facile de constater en 1812 qu'il était profondément travaillé par ces influences mystérieuses, et qu'elles n'attendaient, pour se faire jour avec une nouvelle violence, qu'une occasion favorable.

Alpatitch, installé à Bogoutcharovo peu de jours avant la mort du vieux prince, remarqua une certaine agitation parmi les paysans, dont la manière d'agir formait un saisissant contraste avec celle de leurs frères de Lissy-Gory, dont ils n'étaient cependant séparés que par une distance de soixante verstes. Tandis que dans ce dernier endroit les paysans abandonnaient leurs foyers, en les laissant à la merci des cosaques pillards, ici ils restaient sur place et entretenaient des relations avec les Français, dont certaines proclamations circulaient parmi eux. Le vieil intendant avait appris, par des domestiques dévoués, qu'un nommé Karp, fort influent dans la commune, et qui venait de conduire un convoi de la couronne, racontait à ses amis que les cosaques détruisaient les villages désertés par les habitants, mais que les Français les respectaient. Il savait aussi qu'un autre paysan avait apporté du bourg voisin la proclamation d'un général français, où il était dit qu'il ne serait fait aucun mal à quiconque resterait chez lui, qu'on payerait argent comptant tout ce que l'on achèterait; et à l'appui de cette nouvelle il montrait les cent roubles-papier qu'il venait de toucher pour son foin; il ne savait pas que les assignats étaient faux.

Enfin, et c'était là le plus important, Alpatitch apprit que, le matin même du jour où il avait ordonné au starosta de réclamer des chevaux et des charrettes pour le transport des effets de la princesse Marie, les paysans, assemblés en conseil, avaient décidé de ne pas obéir à cet ordre et de ne pas quitter le village. Il n'y avait pourtant pas de temps à perdre: le maréchal de noblesse, venu tout exprès à Bogoutcharovo, avait insisté sur le départ immédiat de la princesse Marie, en disant qu'il ne répondait plus de sa sécurité au delà du lendemain 16 août, et, malgré sa promesse de revenir assister à l'enterrement du prince, il en fut empêché par suite d'un mouvement subit des Français, qui ne lui laissa que le temps d'emmener sa famille et ses effets les plus précieux.

Le starosta Drone, que son défunt maître appelait Dronouchka, administrait depuis tantôt trente ans la commune de Bogoutcharovo. C'était un de ces hercules au moral comme au physique, qui, une fois hommes faits, vivent jusqu'à soixante-dix ans sans un cheveu blanc, sans une dent de moins, aussi forts et aussi vigoureux qu'ils l'étaient à trente.

Drone fut appelé aux fonctions de starosta bourgmestre peu après l'émigration vers les «Eaux chaudes», à laquelle il avait pris part comme les autres, et il remplissait cette fonction, d'une façon, irréprochable depuis vingt-trois ans. Les paysans le craignaient plus que leur maître, qui le respectait et l'appelait en plaisantant «le ministre». Jamais Drone n'avait été ni malade ni ivre; jamais non plus, malgré les travaux les plus pénibles, et les nuits passées quelquefois sans sommeil, il ne paraissait fatigué, et, bien qu'il ne sût ni lire ni écrire, jamais il ne s'était trompé ni dans ses comptes, ni dans le nombre des pouds de farine qu'il portait sur d'énormes chariots pour les vendre à la ville voisine, ni dans la quantité de gerbes de blé que donnait chacune des dessiatines[24] des champs de Bogoutcharovo. Ce même Drone reçut donc d'Alpatitch l'ordre de fournir douze chevaux pour les équipages de la princesse Marie, et dix-huit charrettes attelées pour le transport des bagages. Quoique les redevances se payassent en argent, l'exécution de cet ordre ne devait pas, selon Alpatitch, rencontrer la moindre difficulté, car on comptait dans le village 230 ménages, pour la plupart fort à leur aise. Drone baissa néanmoins les yeux, sans rien dire, en recevant ces instructions, qu'Alpatitch compléta, en lui indiquant les paysans auxquels il pourrait demander des chevaux et des charrettes.

Le starosta lui répondit alors que les chevaux de ces paysans étaient en course. L'intendant en nomma d'autres.

«Ceux-là n'en ont plus, ils sont loués à la couronne, répondit Drone; quant au reste, ils sont épuisés de fatigue, et la mauvaise nourriture en a fait mourir beaucoup; il est donc impossible d'en réunir un nombre suffisant, non seulement pour les bagages, mais même pour les voitures.»

Alpatitch, surpris, regarda Drone avec attention. Si Drone était un modèle de starosta bourgmestre, de son côté Alpatitch était un régisseur hors ligne; il comprit donc aussitôt que ces réponses n'exprimaient pas les dispositions personnelles de Drone, mais celles de la commune, qui subissait l'entraînement d'un nouveau courant d'idées. Il n'ignorait pas non plus que les paysans détestaient Drone le richard et qu'au fond celui-ci hésitait entre les deux camps, le propriétaire et les paysans; il en voyait un signe certain dans l'indécision de son regard. S'approchant avec impatience de son subordonné:

«Écoute, Drone, lui dit-il, assez de sornettes comme ça! Son Excellence le prince André Nicolaïévitch m'a ordonné de vous faire tous partir, afin que vous ne pactisiez pas avec l'ennemi; il y a même là-dessus un ordre du Tsar: Celui qui reste avec l'ennemi est un traître.... Tu entends?

—J'entends,» repartit Drone sans lever les yeux.

Alpatitch ne se contenta pas de cette réponse:

«Drone, Drone, ça ira mal! ajouta-t-il en secouant la tête. Crois-moi, ne t'entête pas.... Je vois clair en toi, je vois même, tu le sais, à trois archines de profondeur sous tes pieds!» Alors, tirant sa main de son gilet, il indiqua le plancher d'un geste théâtral. Drone le regarda de côté avec une certaine émotion, mais reporta aussitôt ses yeux sur le plancher. «Laisse là ces folies: dis-leur de lever le camp, et de se mettre en route pour Moscou.... Que les charrettes soient également prêtes demain pour la princesse.... Et toi, ne va pas à l'assemblée, tu entends? «Drone se jeta à ses genoux.

«Jakow Alpatitch, au nom du Seigneur, reprends-moi les clefs!

—Je t'ordonne, reprit sévèrement Alpatitch, de renoncer à ton projet; je vois clair, tu sais, sous tes pieds!...»

Il savait que son habileté à élever les abeilles, sa connaissance du moment précis pour les semailles de l'avoine, et ses vingt années, de service auprès du vieux prince, lui avaient acquis la réputation de sorcier.

Drone se leva et essaya de parler, mais Alpatitch l'arrêta.

«Voyons, que vous a-t-il donc poussé dans la cervelle? Hein? Que vous êtes-vous imaginé?

—Mais que ferai-je avec le peuple? reprit Drone: il n'entend pas raison, je leur ai dit à tous que....

—Boivent-ils? demanda brusquement le régisseur.

—Ils sont intraitables, Jakow Alpatitch: ils ont défoncé une seconde tonne.

—Eh bien, écoute: j'irai trouver l'ispravnik, et toi, va leur dire qu'ils ne pensent plus à toutes ces sottises et qu'ils fournissent les charrettes.

—C'est bien!» répondit Drone.

Jakow Alpatitch n'insista plus: il avait trop longtemps gouverné tout ce monde-là pour ignorer que le meilleur moyen était encore de ne pas admettre la possibilité d'une résistance. Il eut donc l'air de se contenter de la soumission apparente de Drone mais il s'apprêta, sans rien dire, à aller requérir la force publique.

Le soir venu, pas de charrettes! Une bruyante assemblée, réunie devant le cabaret du village, avait décidé de n'en pas livrer et d'envoyer tous les chevaux dans la forêt! Alpatitch donna alors l'ordre de décharger les voitures qui avaient amené son bagage de Lissy-Gory, de tenir prêts ses chevaux pour la princesse Marie, et partit en toute hâte pour rendre compte aux autorités de ce qui se passait.

Chargement de la publicité...