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La Légende des Siècles

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C'est là qu'Éviradnus entre; Gasclin le suit.

Le mur d'enceinte étant presque partout détruit,

Cette porte, ancien seuil des marquis patriarches

Qu'au-dessus de la cour exhaussent quelques marches,

Domine l'horizon, et toute la forêt

Autour de son perron comme un gouffre apparaît.

L'épaisseur du vieux roc de Corbus est propice

A cacher plus d'un sourd et sanglant précipice;

Tout le burg, et la salle elle-même, dit-on,

Sont bâtis sur des puits faits par le duc Platon;

Le plancher sonne; on sent au-dessous des abîmes.

—Page, dit ce chercheur d'aventures sublimes,

Viens. Tu vois mieux que moi, qui n'ai plus de bons yeux,

Car la lumière est femme et se refuse aux vieux;

Bah! voit toujours assez qui regarde en arrière.

On découvre d'ici la route et la clairière;

Garçon, vois-tu là-bas venir quelqu'un?—Gasclin

Se penche hors du seuil; la lune est dans son plein,

D'une blanche lueur la clairière est baignée.

—Une femme à cheval. Elle est accompagnée.

—De qui? Gasclin répond:—Seigneur, j'entends les voix

De deux hommes parlant et riant, et je vois

Trois ombres de chevaux qui passent sur la route.

—Bien, dit Éviradnus. Ce sont eux. Page, écoute.

Tu vas partir d'ici. Prends un autre chemin.

Va-t'en sans être vu. Tu reviendras demain

Avec nos deux chevaux, frais, en bon équipage,

Au point du jour. C'est dit. Laisse-moi seul.—Le page,

Regardant son bon maître avec des yeux de fils,

Dit:—Si je demeurais? Ils sont deux.—Je suffis.

Va.

X

ÉVIRADNUS IMMOBILE

Le héros est seul sous ces grands murs sévères.

Il s'approche un moment de la table où les verres

Et les hanaps, dorés et peints, petits et grands,

Sont étagés, divers pour les vins différents;

Il a soif; les flacons tentent sa lèvre avide;

Mais la goutte qui reste au fond d'un verre vide

Trahirait que quelqu'un dans la salle est vivant;

Il va droit aux chevaux. Il s'arrête devant

Celui qui le plus près de la table étincelle,

Il prend le cavalier et l'arrache à la selle;

La panoplie en vain lui jette un pâle éclair,

Il saisit corps à corps le fantôme de fer,

Et l'emporte au plus noir de la salle; et, pliée

Dans la cendre et la nuit, l'armure humiliée

Reste adossée au mur comme un héros vaincu;

Éviradnus lui prend sa lance et son écu,

Monte en selle à sa place, et le voilà statue.

Pareil aux autres, froid, la visière abattue,

On n'entend pas un souffle à sa lèvre échapper,

Et le tombeau pourrait lui-même s'y tromper.

Tout est silencieux dans la salle terrible.

XI

UN PEU DE MUSIQUE

Écoutez!—Comme un nid qui murmure invisible,

Un bruit confus s'approche, et des rires, des voix,

Des pas, sortent du fond vertigineux des bois.

Et voici qu'à travers la grande forêt brune

Qu'emplit la rêverie immense de la lune,

On entend frissonner et vibrer mollement,

Communiquant au bois son doux frémissement,

La guitare des monts d'Inspruck, reconnaissable

Au grelot de son manche où sonne un grain de sable;

Il s'y mêle la voix d'un homme, et ce frisson

Prend un sens et devient une vague chanson.

'Si tu veux, faisons un rêve.

Montons sur deux palefrois;

Tu m'emmènes, je t'enlève.

L'oiseau chante dans les bois.

'Je suis ton maître et ta proie;

Partons, c'est la fin du jour;

Mon cheval sera la joie,

Ton cheval sera l'amour.

'Nous ferons toucher leurs têtes;

Les voyages sont aisés;

Nous donnerons à ces bêtes

Une avoine de baisers.

'Viens! nos doux chevaux mensonges

Frappent du pied tous les deux,

Le mien au fond de mes songes,

Et le tien au fond des cieux.

'Un bagage est nécessaire;

Nous emporterons nos voeux,

Nos bonheurs, notre misère,

Et la fleur de tes cheveux.

'Viens, le soir brunit les chênes,

Le moineau rit; ce moqueur

Entend le doux bruit des chaînes

Que tu m'as mises au coeur.

'Ce ne sera point ma faute

Si les forêts et les monts,

En nous voyant côte à côte,

Ne murmurent pas: Aimons!

'Viens, sois tendre, je suis ivre.

O les verts taillis mouillés!

Ton souffle te fera suivre

Des papillons réveillés.

'L'envieux oiseau nocturne,

Triste, ouvrira son oeil rond;

Les nymphes, penchant leur urne,

Dans les grottes souriront.

'Et diront: "Sommes-nous folles!

C'est Léandre avec Héro;

En écoutant leurs paroles

Nous laissons tomber notre eau."

'Allons-nous-en par l'Autriche!

Nous aurons l'aube à nos fronts;

Je serai grand, et toi riche,

Puisque nous nous aimerons.

'Allons-nous-en par la terre,

Sur nos deux chevaux charmants,

Dans l'azur, dans le mystère,

Dans les éblouissements!

'Nous entrerons à l'auberge,

Et nous payerons l'hôtelier

De ton sourire de vierge,

De mon bonjour d'écolier.

'Tu seras dame, et moi comte;

Viens, mon coeur s'épanouit,

Viens, nous conterons ce conte

Aux étoiles de la nuit.'

La mélodie encor quelques instants se traîne

Sous les arbres bleuis par la lune sereine,

Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait

S'éteint comme un oiseau se pose; tout se tait.

XII

LE GRAND JOSS ET LE PETIT ZÉNO

Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois têtes

Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes;

Deux hommes, une femme en robe de drap d'or.

L'un des hommes paraît trente ans; l'autre est encor

Plus jeune, et sur son dos il porte en bandoulière

La guitare où s'enlace une branche de lierre;

Il est grand et blond; l'autre est petit, pâle et brun;

Ces hommes, qu'on dirait faits d'ombre et de parfum,

Sont beaux, mais le démon dans leur beauté grimace;

Avril a de ces fleurs où rampe une limace.

—Mon grand Joss, mon petit Zéno, venez ici.

Voyez. C'est effrayant.

Celle qui parle ainsi

C'est madame Mahaud; le clair de lune semble

Caresser sa beauté qui rayonne et qui tremble,

Comme si ce doux être était de ceux que l'air

Crée, apporte et remporte en un céleste éclair.

—Passer ici la nuit! Certe, un trône s'achète!

Si vous n'étiez venus m'escorter en cachette,

Dit-elle, je serais vraiment morte de peur.

La lune éclaire auprès du seuil, dans la vapeur,

Un des grands chevaliers adossés aux murailles.

—Comme je vous vendrais à l'encan ces ferrailles!

Dit Zéno; je ferais, si j'étais le marquis,

De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis,

Des galas, des tournois, des bouffons, et des femmes.

Et, frappant cet airain d'où sort le bruit des âmes,

Cette armure où l'on voit frémir le gantelet,

Calme et riant, il donne au sépulcre un soufflet.

—Laissez donc mes aïeux, dit Mahaud qui murmure.

Vous êtes trop petit pour toucher cette armure.

Zéno pâlit. Mais Joss:—ça, des aïeux! J'en ris.

Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris.

Pardieu! pendant qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils songent,

Écoutez, on entend le bruit des dents qui rongent.

Et dire qu'en effet autrefois tout cela

S'appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela!

Hélas! la fin n'est pas plaisante, et déconcerte.

Soyez donc ducs et rois! Je ne voudrais pas, certe,

Avoir été colosse, avoir été héros,

Madame, avoir empli de morts des tombereaux,

Pour que, sous ma farouche et fière bourguignotte,

Moi, prince et spectre, un rat paisible me grignote!

—C'est que ce n'est point là votre état, dit Mahaud.

Chantez, soit; mais ici ne parlez pas trop haut.

—Bien dit, reprit Zéno. C'est un lieu de prodiges.

Et, quant à moi, je vois des serpentes, des striges,

Tout un fourmillement de monstres, s'ébaucher

Dans la brume qui sort des fentes du plancher.

Mahaud frémit.

—Ce vin que l'abbé m'a fait boire

Va bientôt m'endormir d'une façon très noire;

Jurez-moi de rester près de moi.

—J'en réponds,

Dit Joss; et Zéno dit:—Je le jure. Soupons.

XIII

ILS SOUPENT

Et, riant et chantant, ils s'en vont vers la table.

—Je fais Joss chambellan et Zéno connétable,

Dit Mahaud. Et tous trois causent, joyeux et beaux,

Elle sur le fauteuil, eux sur des escabeaux;

Joss mange, Zéno boit, Mahaud rêve. La feuille

N'a pas de bruit distinct qu'on note et qu'on recueille,

Ainsi va le babil sans force et sans lien;

Joss par moments fredonne un chant tyrolien,

Et fait rire ou pleurer la guitare; les contes

Se mêlent aux gaîtés fraîches, vives et promptes.

Mahaud dit:—Savez-vous que vous êtes heureux?

—Nous sommes bien portants, jeunes, fous, amoureux,

C'est vrai.—De plus, tu sais le latin comme un prêtre,

Et Joss chante fort bien.—Oui, nous avons un maître

Qui nous donne cela par-dessus le marché.

—Quel est son nom?—Pour nous Satan, pour vous Péché,

Dit Zéno, caressant jusqu'en sa raillerie.

—Ne riez pas ainsi, je ne veux pas qu'on rie.

Paix, Zéno! Parle-moi, toi, Joss, mon chambellan.

—Madame, Viridis, comtesse de Milan,

Fut superbe; Diane éblouissait le pâtre;

Aspasie, Isabeau de Saxe, Cléopâtre,

Sont des noms devant qui la louange se tait;

Rhodope fut divine; Érylésis était

Si belle, que Vénus, jalouse de sa gorge,

La traîna toute nue en la céleste forge

Et la fit sur l'enclume écraser par Vulcain;

Eh bien! autant l'étoile éclipse le sequin,

Autant le temple éclipse un monceau de décombres,

Autant vous effacez toutes ces belles ombres!

Ces coquettes qui font des mines dans l'azur,

Les elfes, les péris, ont le front jeune et pur

Moins que vous, et pourtant le vent et ses bouffées

Les ont galamment d'ombre et de rayons coiffées.

—Flatteur, tu chantes bien, dit Mahaud. Joss reprend:

—Si j'étais, sous le ciel splendide et transparent,

Ange, fille ou démon, s'il fallait que j'apprisse

La grâce, la gaîté, le rire et le caprice,

Altesse, je viendrais à l'école chez vous.

Vous êtes une fée aux yeux divins et doux,

Ayant pour un vil sceptre échangé sa baguette—

Mahaud songe:—On dirait que ton regard me guette,

Tais-toi. Voyons, de vous tout ce que je connais,

C'est que Joss est Bohême et Zéno Polonais,

Mais vous êtes charmants; et pauvres, oui, vous l'êtes;

Moi, je suis riche; eh bien! demandez-moi, poètes,

Tout ce que vous voudrez.—Tout! Je vous prends au mot,

Répond Joss. Un baiser.—Un baiser! dit Mahaud

Surprise en ce chanteur d'une telle pensée,

Savez-vous qui je suis?—Et fière et courroucée,

Elle rougit. Mais Joss n'est pas intimidé.

—Si je ne la savais, aurais-je demandé

Une faveur qu'il faut qu'on obtienne, ou qu'on prenne!

Il n'est don que de roi ni baiser que de reine.

—Reine! et Mahaud sourit.

XIV

APRÈS SOUPER

Cependant, par degrés,

Le narcotique éteint ses yeux d'ombre enivrés;

Zéno l'observe, un doigt sur la bouche; elle penche

La tête, et, souriant, s'endort, sereine et blanche.

Zéno lui prend la main qui retombe.

—Elle dort!

Dit Zéno; maintenant, vite, tirons au sort.

D'abord, à qui l'état? Ensuite, à qui la fille?

Dans ces deux profils d'homme un oeil de tigre brille.

—Frère, dit Joss, parlons politique à présent.

La Mahaud dort et fait quelque rêve innocent;

Nos griffes sont dessus. Nous avons cette folle.

L'ami de dessous terre est sûr et tient parole;

Le hasard, grâce à lui, ne nous a rien ôté

De ce que nous avons construit et comploté;

Tout nous a réussi. Pas de puissance humaine

Qui nous puisse arracher la femme et le domaine.

Concluons. Guerroyer, se chamailler pour rien,

Pour un oui, pour un non, pour un dogme arien

Dont le pape sournois rira dans la coulisse,

Pour quelque fille ayant une peau fraîche et lisse,

Des yeux bleus et des mains blanches comme le lait,

C'était bon dans le temps où l'on se querellait

Pour la croix byzantine ou pour la croix latine,

Et quand Pépin tenait une synode à Leptine,

Et quand Rodolphe et Jean, comme deux hommes soùls,

Glaive au poing, s'arrachaient leurs Agnès de deux sous;

Aujourd'hui, tout est mieux et les moeurs sont plus douces,

Frère, on ne se met plus ainsi la guerre aux trousses,

Et l'on sait en amis régler un différend;

As-tu des dés?

—J'en ai.

—Celui qui gagne prend

Le marquisat; celui qui perd a la marquise.

—Bien

—J'entends du bruit

—Non, dit Zéno, c'est la bise

Qui souffle bêtement et qu'on prend pour quelqu'un.

As-tu peur?

—Je n'ai peur de rien, que d'être à jeun,

Répond Joss, et sur moi que les gouffres s'écroulent!

—Finissons. Que le sort décide.

Les dés roulent.

—Quatre.

Joss prend les dés.

—Six. Je gagne tout net,

J'ai trouvé la Lusace au fond de ce cornet.

Dés demain, j'entre en danse avec tout mon orchestre.

Taxes partout. Payez. La corde ou le séquestre,

Des trompettes d'airain seront mes galoubets.

Les impôts, cela pousse en plantant des gibets.

Zéno dit: J'ai la fille. Eh bien! je le préfère.

—Elle est belle, dit Joss.

—Pardieu!

—Qu'en vas-tu faire?

—Un cadavre.

Et Zéno reprend:

—En vérité,

La créature m'a tout à l'heure insulté.

Petit! voilà le mot qu'a dit cette femelle.

Si l'enfer m'eût crié, béant sous ma semelle,

Dans la sombre minute où je tenais les dés:

'Fils, les hasards ne sont pas encor décidés;

Je t'offre le gros lot, la Lusace aux sept villes;

Je t'offre dix pays de blés, de vins et d'huiles,

A ton choix, ayant tous leur peuple diligent;

Je t'offre la Bohême et ses mines d'argent,

Ce pays le plus haut du monde, ce grand antre

D'où plus d'un fleuve sort, où pas un ruisseau n'entre;

Je t'offre le Tyrol aux monts d'azur remplis,

Et je t'offre la France avec les fleurs de lis;

Qu'est-ce que tu choisis?' J'aurais dit: 'La vengeance.'

Et j'aurais dit: 'Enfer, plutôt que cette France,

Et que cette Bohême, et ce Tyrol si beau,

Mets à mes ordres l'ombre et les vers du tombeau!'

Mon frère, cette femme, absurdement marquise

D'une marche terrible où tout le nord se brise,

Et qui, dans tous les cas, est pour nous un danger,

Ayant été stupide au point de m'outrager,

Il convient qu'elle meure; et puis, s'il faut tout dire,

Je l'aime; et la lueur que de mon coeur je tire,

Je la tire du tien; tu l'aimes aussi, toi.

Frère, en faisant ici, chacun dans notre emploi,

Les Bohèmes pour mettre à fin cette équipée,

Nous sommes devenus, près de cette poupée,

Niais, toi comme un page, et moi comme un barbon,

Et, de galants pour rire, amoureux pour de bon;

Oui, nous sommes tous deux épris de cette femme;

Or, frère, elle serait entre nous une flamme;

Tôt ou tard, et malgré le bien que je te veux,

Elle nous mènerait à nous prendre aux cheveux;

Vois-tu, nous finirions par rompre notre pacte,

Nous l'aimons. Tuons-la.

—Ta logique est exacte,

Dit Joss rêveur; mais quoi! du sang ici?

Zéno

Pousse un coin de tapis, tâte et prend un anneau,

Le tire, et le plancher se soulève; un abîme

S'ouvre; il en sort de l'ombre ayant l'odeur du crime;

Joss marche vers la trappe, et, les yeux dans les yeux,

Zéno muet la montre à Joss silencieux;

Joss se penche, approuvant de la tête le gouffre.

XV

LES OUBLIETTES

S'il sortait de ce puits une lueur de soufre,

On dirait une bouche obscure de l'enfer.

La trappe est large assez pour qu'en un brusque éclair

L'homme étonné qu'on pousse y tombe à la renverse;

On distingue les dents sinistres d'une herse,

Et, plus bas, le regard flotte dans de la nuit;

Le sang sur les parois fait un rougeâtre enduit;

L'Épouvante est au fond de ce puits toute nue;

On sent qu'il pourrit là de l'histoire inconnue,

Et que ce vieux sépulcre, oublié maintenant,

Cuve du meurtre, est plein de larves se traînant,

D'ombres tâtant le mur et de spectres reptiles.

—Nos aïeux ont parfois fait des choses utiles,

Dit Joss. Et Zéno dit:—Je connais le château;

Ce que le mont Corbus cache sous son manteau,

Nous le savons, l'orfraie et moi; cette bâtisse

Est vieille; on y rendait autrefois la justice.

—Es-tu sûr que Mahaud ne se réveille point?

—Son oeil est clos ainsi que je ferme mon poing;

Elle dort d'une sorte âpre et surnaturelle,

L'obscure volonté du philtre étant sur elle.

—Elle s'éveillera demain au point du jour.

—Dans l'ombre.

—Et que va dire ici toute la cour,

Quand au lieu d'une femme ils trouveront deux hommes?

—Tous se prosterneront en sachant qui nous sommes!

—Où va cette oubliette?

—Aux torrents, aux corbeaux,

Au néant; finissons.

Ces hommes, jeunes, beaux,

Charmants, sont à présent difformes, tant s'efface

Sous la noirceur du coeur le rayon de la face,

Tant l'homme est transparent â l'enfer qui l'emplit.

Ils s'approchent; Mahaud dort comme dans un lit.

—Allons!

Joss la saisit sous les bras, et dépose

Un baiser monstrueux sur cette bouche rose;

Zéno, penché devant le grand fauteuil massif,

Prend ses pieds endormis et charmants; et, lascif,

Lève la robe d'or jusqu'à la jarretière.

Le puits, comme une fosse au fond d'un cimetière,

Est là béant.

XVI

CE QU'ILS FONT DEVIENT PLUS DIFFICILE Á FAIRE

Portant Mahaud, qui dort toujours,

Ils marchent lents, courbés, en silence, à pas lourds,

Zéno tourné vers l'ombre et Joss vers la lumière;

La salle aux yeux de Joss apparaît tout entière;

Tout à coup il s'arrête, et Zéno dit:—Eh bien?

Mais Joss est effrayant; pâle, il ne répond rien,

Et fait signe à Zéno, qui regarde en arrière...

Tous deux semblent changés en deux spectres de pierre

Car tous deux peuvent voir, là, sous un cintre obscur,

Un des grands chevaliers rangés le long du mur

Qui se lève et descend de cheval; ce fantôme,

Tranquille sous le masque horrible de son heaume,

Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher;

On croit entendre un dieu de l'abîme marcher;

Entre eux et l'oubliette il vient barrer l'espace,

Et dit, le glaive haut et la visière basse,

D'une voix sépulcrale et lente comme un glas:

—Arrête, Sigismond! Arrête, Ladislas!

Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte

Qu'elle gît à leurs pieds et paraît une morte.

La voix de fer parlant sous le grillage noir

Reprend, pendant que Joss blêmit, lugubre à voir,

Et que Zério chancelle ainsi qu'un mât qui sombre:

—Hommes qui m'écoutez, il est un pacte sombre

Dont tout l'univers parle et que vous connaissez;

Le voici: 'Moi, Satan, dieu des cieux éclipsés,

Roi des jours ténébreux, prince des vents contraires,

Je contracte alliance avec mes deux bons frères,

L'empereur Sigismond et le roi Ladislas;

Sans jamais m'absenter ni dire: je suis las,

Je les protégerai dans toute conjoncture;

De plus, je cède, en libre et pleine investiture,

Étant seigneur de l'onde et souverain du mont,

La mer à Ladislas, la terre à Sigismond,

A la condition que, si je le réclame,

Le roi m'offre sa tête et l'empereur son âme.'

—Serait-ce lui? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants,

Es-tu Satan?

—Je suis plus et moins. Je ne prends

Que vos têtes, ô rois des crimes et des trames,

Laissant sous l'ongle noir se débattre vos âmes.

Ils se regardent, fous, brisés, courbant le front,

Et Zéno dit à Joss:—Hein! qu'est-ce que c'est donc?

Joss bégaie:—Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge.

De quelle part viens-tu? Qu'es-tu, spectre?

—Le juge.

—Grâce!

La voix reprend:

—Dieu conduit par la main

Le vengeur en travers de votre affreux chemin;

L'heure où vous existiez est une heure sonnée;

Rien ne peut plus bouger dans votre destinée;

L'idée inébranlable et calme est dans le joint.

Oui, je vous regardais. Vous ne vous doutiez point

Que vous aviez sur vous l'oeil fixe de la peine,

Et que quelqu'un savait dans cette ombre malsaine

Que Joss fût kaÿser et que Zéno fût roi.

Vous venez de parler tout à l'heure, pourquoi?

Tout est dit. Vos forfaits sont sur vous, incurables,

N'espérez rien. Je suis l'abîme, ô misérables!

Ah! Ladislas est roi, Sigismond est césar;

Dieu n'est bon qu'à servir de roue à votre char;

Toi, tu tiens la Pologne avec ses villes fortes;

Toi, Milan t'a fait duc, Rome empereur, tu portes

La couronne de fer et la couronne d'or;

Toi, tu descends d'Hercule, et toi, de Spartibor;

Vos deux tiares sont les deux lueurs du monde;

Tous les monts de la terre et tous les flots de l'onde

Ont, altiers ou tremblants, vos deux ombres sur eux;

Vous êtes les jumeaux du grand vertige heureux;

Vous avez la puissance et vous avez la gloire,

Mais, sous ce ciel de pourpre et sous ce dais de moire,

Sous cette inaccessible et haute dignité,

Sous cet arc de triomphe au cintre illimité,

Sous ce royal pouvoir, couvert de sacrés voiles,

Sous ces couronnes, tas de perles et d'étoiles,

Sous tous ces grands exploits, prompts, terribles, fougueux,

Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux!

O dégradation du sceptre et de l'épée!

Noire main de justice aux cloaques trempée!

Devant l'hydre le seuil du temple ouvre ses gonds,

Et le trône est un siège aux croupes des dragons!

Siècle infâme! ô grand ciel étoilé, que de honte!

Tout rampe; pas un front où le rouge ne monte,

C'est égal, on se tait, et nul ne fait un pas.

O peuple, million et million de bras,

Toi, que tous ces rois-là mangent et déshonorent,

Toi, que leurs majestés les vermines dévorent,

Est-ce que tu n'as pas des ongles, vil troupeau,

Pour ces démangeaisons d'empereurs sur ta peau!

Du reste, en voilà deux de pris; deux âmes telles

Que l'enfer même rêve étonné devant elles!

Sigismond, Ladislas, vous étiez triomphants,

Splendides, inouïs, prospères, étouffants;

Le temps d'être punis arrive; à la bonne heure.

Ah! le vautour larmoie et le caïman pleure.

J'en ris. Je trouve bon qu'à-de certains instants

Les princes, les heureux, les forts, les éclatants,

Les vainqueurs, les puissants, tous les bandits suprêmes,

A leurs fronts cerclés d'or, chargés de diadèmes,

Sentent l'âpre sueur de Josaphat monter.

Il est doux de voir ceux qui hurlaient sangloter.

La peur après le crime; après l'affreux, l'immonde.

C'est bien. Dieu tout puissant! quoi, des maîtres du monde,

C'est ce que, dans la cendre et sous mes pieds, j'ai là!

Quoi, ceci règne! Quoi, c'est un césar, cela!

En vérité, j'ai honte, et mon vieux coeur se serre

De les voir se courber plus qu'il n'est nécessaire.

Finissons. Ce qui vient de se passer ici,

Princes veut un linceul promptement épaissi.

Ces mêmes dés hideux qui virent le calvaire

Ont roulé, dans mon ombre indignée et sévère,

Sur une femme, après avoir roulé sur Dieu.

Vous avez joué là rois un lugubre jeu.

Mars, soit. Je ne vais pas perdre à de la morale

Ce moment que remplit la brume sépulcrale.

Vous ne voyez plus clair dans vos propres chemins,

Et vos doigts ne sont plus assez des doigts humains

Pour qu'ils puissent tâter vos actions funèbres;

A quoi bon présenter le miroir aux ténèbres?

A quoi bon vous parler de ce que vous faisiez?

Boire de l'ombre, étant de nuit rassasiés,

C'est ce que vous avez l'habitude de faire,

Rois, au point de ne plus sentir dans votre verre

L'odeur des attentats et le goût des forfaits.

Je vous dis seulement que ce vil portefaix,

Votre siècle, commence à trouver vos altesses

Lourdes d'iniquités et de scélératesses;

Il est las, c'est pourquoi je vous jette au monceau

D'ordures que des ans emporte le ruisseau!

Ces jeunes gens penchés sur cette jeune fille,

J'ai vu cela! Dieu bon, sont-ils de la famille

Des vivants, respirant sous ton clair horizon?

Sont-ce des hommes Non. Rien qu'à voir la façon

Dont votre lèvre touche aux vierges endormies,

Princes, on sent en vous des goules, des lamies,

D'affreux êtres sortis des cercueils soulevés.

Je vous rends à la nuit. Tout ce que vous avez

De la face de l'homme est un mensonge infâme;

Vous avez quelque bête effroyable au lieu d'âme;

Sigismond l'assassin, Ladislas le forban,

Vous êtes des damnés en rupture de ban;

Donc lâchez les vivants et lâchez les empires!

Hors du trône, tyrans! à la tombe, vampires!

Chiens du tombeau, voici le sépulcre. Rentrez.

Et son doigt est tourné vers le gouffre.

Atterrés,

Ils s'agenouillent.

—Oh! dit Sigismond, fantôme,

Ne nous emmène pas dans ton morne royaume!

Nous t'obéirons. Dis, qu'exiges-tu de nous?

Grâce!

Et le roi dit: —Vois, nous sommes à genoux,

Spectre!

Une vieille femme a la voix moins débile.

La figure qui tient l'épée est immobile,

Et se tait, comme si cet être souverain

Tenait conseil en lui sous son linceul d'airain;

Tout à coup, élevant sa voix grave et hautaine:

—Princes, votre façon d'être lâches me gêne.

je suis homme et non spectre. Allons, debout! mon bras

Est le bras d'un vivant; il ne me convient pas

De faire une autre peur que celle où j'ai coutume.

Je suis Éviradnus.

XVII

LA MASSUE

Comme sort de la brume

Un sévère sapin, vieilli dans l'Appenzell,

A l'heure où le matin au souffle universel

Passe, des bois profonds balayant la lisière,

Le preux ouvre son casque, et hors de la visière

Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît.

Sigismond s'est dressé comme un dogue en arrêt;

Ladislas bondit, hurle, ébauche une huée,

Grince des dents et rit, et, comme la nuée

Résume en un éclair le gouffre pluvieux,

Toute sa rage éclate en ce cri:—C'est un vieux!

Le grand chevalier dit, regardant l'un et l'autre:

—Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du vôtre.

Je vous défie à mort, laissant à votre choix

D'attaquer l'un sans l'autre ou tous deux à la fois;

Prenez au tas quelque arme ici qui vous convienne;

Vous êtes sans cuirasse et je quitte la mienne;

Car le châtiment doit lui-même être correct.

Éviradnus n'a plus que sa veste d'Utrecht.

Pendant que, grave et froid, il déboucle sa chape,

Ladislas, furtif, prend un couteau sur la nappe,

Se déchausse, et, rapide et bras levé, pieds nus,

Il se glisse en rampant derrière Éviradnus;

Mais Éviradnus sent qu'on l'attaque en arrière,

Se tourne, empoigne et tord la lame meurtrière,

Et sa main colossale étreint comme un étau

Le cou de Ladislas, qui lâche le couteau;

Dans l'oeil du nain royal on voit la mort paraître.

—Je devrais te couper les quatre membres, traître,

Et te laisser ramper sur tes moignons sanglants.

Tiens, dit Éviradnus, meurs vite!

Et sur ses flancs

Le roi s'affaisse, et, blême et l'oeil hors de l'orbite,

Sans un cri, tant la mort formidable est subite,

Il expire.

L'un meurt, mais l'autre s'est dressé.

Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé

Sur un banc son épée, et Sigismond l'a prise.

Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise;

L'épée au poing, joyeux, assassin rayonnant,

Croisant les bras, il crie: A mon tour maintenant!—

Et les noirs chevaliers, juges de cette lice,

Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice,

Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé,

Éviradnus sans arme et Sigismond armé.

Le gouffre attend. Il faut que l'un des deux y tombe.

—Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe,

Dit Sigismond. C'est toi le mort, c'est toi le chien!

Le moment est funèbre; Éviradnus sent bien

Qu'avant qu'il ait choisi dans quelque armure un glaive

Il aura dans les reins la pointe qui se lève;

Que faire? Tout à coup sur Ladislas gisant

Son oeil tombe; il sourit, terrible, et, se baissant

De l'air d'un lion pris qui trouve son issue

—Hé! dit-il, je n'ai pas besoin d'autre massue!—

Et, prenant aux talons le cadavre du roi,

Il marche à l'empereur qui chancelle d'effroi;

Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,

Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue

Au-dessus de sa tête, en murmurant: Tout beau!

Cette espèce de fronde horrible du tombeau,

Dont le corps est la corde et la tête la pierre.

Le cadavre éperdu se renverse en arrière,

Et les bras disloqués font des gestes hideux.

Lui, crie:—Arrangez-vous, princes, entre vous deux.

Si l'enfer s'éteignait, dans l'ombre universelle,

On le rallumerait, certe, avec l'étincelle

Qu'on peut tirer d'un roi heurtant un empereur.

Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d'horreur,

Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe;

Soudain le mort s'abat et le cadavre frappe...

Éviradnus est seul. Et l'on entend le bruit

De deux spectres tombant ensemble dans la nuit.

Le preux se courbe au seuil du puits, son oeil y plonge,

Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe:

—C'est bien! disparaissez, le tigre et le chacal!

XVIII

LE JOUR REPARAÎT

Il reporte Mahaud sur le fauteuil ducal.

Et, de peur qu'au réveil elle ne s'inquiète,

Il referme sans bruit l'infernale oubliette,

Puis remet tout en ordre autour de lui, disant:

—La chose n'a pas fait une goutte de sang;

C'est mieux.

Mais, tout à coup, la cloche au loin éclate;

Les monts gris sont bordés d'un long fil écarlate;

Et voici que, partant des branches de genêt,

Le peuple vient chercher sa dame; l'aube naît.

Les hameaux sont en branle, on accourt; et, vermeille,

Mahaud, en même temps que l'aurore, s'éveille;

Elle pense rêver et croit que le brouillard

A pris ces jeunes gens pour en faire un vieillard,

Et les cherche des yeux, les regrettant peut-être;

Éviradnus salue, et le vieux vaillant maître,

S'approchant d'elle avec un doux sourire ami:

—Madame, lui dit-il, avez-vous bien dormi?

SULTAN MOURAD

I

Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme

Glorieux, plus qu'aucun des Tibères de Rome;

Dans son sérail veillaient les lions accroupis,

Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis;

On y voyait blanchir des os entre les dalles;

Un long fleuve de sang de dessous ses sandales

Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant

L'orient, et fumant dans l'ombre à l'occident;

Il fit un tel carnage avec son cimeterre

Que son cheval semblait au monde une panthère;

Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys,

Furent comme des corps qui pendent aux gibets;

Il fut sublime; il prit, mêlant la force aux ruses,

Le Caucase aux Kirghis et le Liban aux Druses;

Il fit, après l'assaut, pendre les magistrats

D'Éphèse, et rouer vifs les prêtres de Patras;

Grâce à Mourad, suivi des victoires rampantes,

Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes

Du temple de Thésée encor pleines de clous;

Grâce à lui, l'on voyait dans Athènes des loups,

Et la ronce couvrait de sa verte tunique

Tous ces vieux pans de murs écroulés, Salonique,

Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymothicos,

Où l'on n'entendait plus parler que les échos;

Mourad fut saint; il fit étrangler ses huit frères;

Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs mères

Et s'enfuyaient, avant de les faire mourir

Tout autour de la chambre il les laissa courir;

Mourad, parmi la foule invitée à ses fêtes,

Passait, le cangiar à la main, et les têtes

S'envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux;

Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos,

Comme on cueille un fruit mûr tuait une province;

Il anéantissait le peuple avec le prince,

Les temples et les dieux, les rois et les donjons;

L'eau n'a pas plus d'essaims d'insectes dans ses joncs

Qu'il n'avait de rois et de spectres épiques

Volant autour de lui dans les forêts de piques;

Mourad, fils étoilé de sultans triomphants,

Ouvrit, l'un après l'autre et vivants, douze enfants

Pour trouver dans leur ventre une pomme volée;

Mourad fut magnanime; il détruisit Élée,

Mégare et Famagouste avec l'aide d'Allah;

Il effaça de terre Agrigente; il brûla

Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches;

Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches

De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard;

Mourad fut sage et fort; son père mourut tard,

Mourad l'aida; ce père avait laissé vingt femmes,

Filles d'Europe ayant dans leurs regards des âmes,

Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair;

Sultan Mourad jeta ces femmes à la mer

Dans des sacs convulsifs que la houle profonde

Emporta, se tordant confusément dans l'onde;

Mourad les fit noyer toutes; ce fut sa loi.


D'Aden et d'Erzeroum il fit de larges fosses,

Un charnier de Modon vaincue, et trois amas

De cadavres d'Alep, de Brousse et de Damas;

Un jour, tirant de l'arc, il prit son fils pour cible,

Et le tua; Mourad sultan fut invincible;

Vlad, boyard de Tarvis, appelé Belzébuth,

Refuse de payer au sultan son tribut,

Prend l'ambassade turque et la fait périr toute

Sur trente pals, plantés aux deux bords d'une route;

Mourad accourt, brûlant moissons, granges, greniers,

Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers,

Puis, autour de l'immense et noir champ de bataille,

Bâtit un large mur tout en pierre de taille,

Et fait dans les créneaux, pleins d'affreux cris plaintifs,

Maçonner et murer les vingt mille captifs,

Laissant des trous par où l'on voit leurs yeux dans l'ombre,

Et part, après avoir écrit sur leur mur sombre:

'Mourad, tailleur de pierre, à Vlad, planteur de pieux.'

Mourad était croyant, Mourad était pieux;

Il brûla cent couvents de chrétiens en Eubée,

Où par hasard sa foudre était un jour tombée;

Mourad fut quarante ans l'éclatant meurtrier

Sabrant le monde, ayant Dieu sous son étrier;

Il eut le Rhamséion et le Généralife;

Il fut le padischah, l'empereur, le calife,

Et les prêtres disaient; 'Allah! Mourad est grand.'

II

Législateur horrible et pire conquérant,

N'ayant autour de lui que des troupeaux infâmes,

De la foule, de l'homme en poussière, des âmes

D'où des langues sortaient pour lui lécher les pieds,

Loué pour ses forfaits toujours inexpiés,

Flatté par ses vaincus et baisé par ses proies,

Il vivait dans l'encens, dans l'orgueil, dans les joies

Avec l'immense ennui du méchant adoré.

Il était le faucheur, la terre était le pré.

III

Un jour, comme il passait à pied dans une rue

A Bagdad, tête auguste au vil peuple apparue,

A l'heure où les maisons, les arbres et les blés

Jettent sur les chemins de soleil accablés

Leur frange d'ombre au bord d'un tapis de lumière,

Il vit, à quelques pas du seuil d'une chaumière,

Gisant à terre, un porc fétide qu'un boucher

Venait de saigner vif avant de l'écorcher;

Cette bête râlait devant cette masure;

Son cou s'ouvrait, béant d'une affreuse blessure;

Le soleil de midi brûlait l'agonisant;

Dans la plaie implacable et sombre, dont le sang

Faisait un lac fumant à la porte du bouge,

Chacun de ses rayons entrait comme un fer rouge;

Comme s'ils accouraient à l'appel du soleil,

Cent moustiques suçaient la plaie au bord vermeil;

Comme autour de leur lit voltigent les colombes,

Ils allaient et venaient, parasites des tombes,

Les pattes dans le sang, l'aile dans le rayon;

Car la mort, l'agonie et la corruption

Sont ici-bas le seul mystérieux désastre

Où la mouche travaille en même temps que l'astre;

Le porc ne pouvait faire un mouvement, livré

Au féroce soleil, des mouches dévoré;

On voyait tressaillir l'effroyable coupure;

Tous les passants fuyaient loin de la bête impure;

Qui donc eût eu pitié de ce malheur hideux?

Le porc et le sultan étaient seuls tous les deux;

L'un torturé, mourant, maudit, infect, immonde;

L'autre, empereur, puissant, vainqueur; maître du monde,

Triomphant aussi haut que l'homme peut monter,

Comme si le destin eût voulu confronter

Les deux extrémités sinistres des ténèbres.

Le porc, dont un frisson agitait les vertèbres,

Râlait, triste, épuisé, morne; et le padischah

De cet être difforme et sanglant s'approcha,

Comme on s'arrête au bord d'un gouffre qui se creuse;

Mourad pencha son front sur la bête lépreuse,

Puis la poussa du pied dans l'ombre du chemin,

Et, de ce même geste énorme et surhumain

Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches.

Le porc mourant rouvrit ses paupières farouches,

Regarda d'un regard ineffable, un moment,

L'homme qui l'assistait dans son accablement;

Puis son oeil se perdit dans l'immense mystère;

Il expira.

IV

Le jour où ceci sur la terre

S'accomplissait, voici ce que voyait le ciel:

C'était dans l'endroit calme, apaisé, solennel,

Où luit l'astre idéal sous l'idéal nuage,

Au delà de la vie, et de l'heure, et de l'âge,

Hors de ce qu'on appelle espace, et des contours

Des songes qu'ici-bas nous nommons nuits et jours;

Lieu d'évidence où l'âme enfin peut voir les causes,

Où, voyant le revers inattendu des choses,

On comprend, et l'on dit: C'est bien!—l'autre côté

De la chimère sombre étant la vérité;

Lieu blanc, chaste, où le mal s'évanouit et sombre.

L'étoile en cet azur semble une goutte d'ombre.

Ce qui rayonne là, ce n'est pas un vain jour

Qui naît et meurt, riant et pleurant tour à tour,

Jaillissant, puis rentrant dans la noirceur première,

Et, comme notre aurore, un sanglot de lumière;

C'est un grand jour divin, regardé dans les cieux

Par les soleils, comme est le nôtre par les yeux;

Jour pur, expliquant tout, quoiqu'il soit le problème;

Jour qui terrifierait s'il n'était l'espoir même;

De toute l'étendue éclairant l'épaisseur,

Foudre par l'épouvante, aube par la douceur.

Là, toutes les beautés tonnent épanouies;

Là, frissonnent en paix les lueurs inouïes;

Là, les ressuscités ouvrent leur oeil béni

Au resplendissement de l'éclair infini;

Là, les vastes rayons passent comme des ondes.

C'était sur le sommet du Sinaï des mondes;

C'était là.

Le nuage auguste, par moments,

Se fendait, et jetait des éblouissements.

Toute la profondeur entourait cette cime.

On distinguait, avec un tremblement sublime,

Quelqu'un d'inexprimable au fond de la clarté.

Et tout frémissait, tout, l'aube et l'obscurité,

Les anges, les soleils, et les êtres suprêmes,

Devant un vague front couvert de diadèmes.

Dieu méditait.

Celui qui crée et qui sourit,

Celui qu'en bégayant nous appelons Esprit,

Bonté, Force, Équité, Perfection, Sagesse,

Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse,

Fuir les siècles ainsi que des mouches d'été.

Car il est éternel avec tranquillité.

Et dans l'ombre hurlait tout un gouffre, la terre.

En bas, sous une brume épaisse, cette sphère

Rampait, monde lugubre où les pâles humains

Passaient et s'écroulaient et se tordaient les mains.

On apercevait l'Inde et le Nil, des mêlées

D'exterminations et de villes brûlées,

Et des champs ravagés et des clairons soufflant,

Et l'Europe livide ayant un glaive au flanc;

Des vapeurs de tombeau, des lueurs de repaire;

Cinq frères tout sanglants; l'oncle, le fils, le père;

Des hommes dans des murs, vivants, quoique pourris;

Des têtes voletant, mornes chauves-souris,

Autour d'un sabre nu, fécond en funérailles;

Des enfants éventrés soutenant leurs entrailles;

Et de larges bûchers fumaient, et des tronçons

D'êtres sciés en deux rampaient dans les tisons;

Et le vaste étouffeur des plaintes et des râles,

L'Océan, échouait dans les nuages pâles

D'affreux sacs noirs faisant des gestes effrayants;

Et ce chaos de fronts hagards, de pas fuyants,

D'yeux en pleurs, d'ossements, de larves, de décombres,

Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres

Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant

Au loin, d'un continent à l'autre continent,

Pendant aux pals, cloués aux croix, nus sur les claies,

Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies:

—C'est Mourad! c'est Mourad! justice, ô Dieu vivant!

A ce cri, qu'apportait de toutes parts le vent,

Les tonnerres jetaient des grondements étranges,

Des flamboiements passaient sur les faces des anges,

Les grilles de l'enfer s'empourpraient, le courroux

En faisait remuer d'eux-mêmes les verrous,

Et l'on voyait sortir de l'abîme insondable

Une sinistre main qui s'ouvrait formidable;

'Justice!' répétait l'ombre, et le châtiment

Au fond de l'infini se dressait lentement.

Soudain du plus profond des nuits, sur la nuée,

Une bête difforme, affreuse, exténuée,

Un être abject et sombre, un pourceau, s'éleva;

Ouvrant un oeil sanglant qui cherchait Jéhovah;

La nuée apporta le porc dans la lumière,

A l'endroit même où luit l'unique sanctuaire,

Le saint des saints, jamais décru, jamais accru;

Et le porc murmura:—Grâce! il m'a secouru.

Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent.

Alors, selon des lois que hâtent ou modèrent

Les volontés de l'Être effrayant qui construit

Dans les ténèbres l'aube et dans le jour nuit,

On vit, dans le brouillard où rien n'a plus de forme,

Vaguement apparaître une balance énorme;

Cette balance vint d'elle-même, à travers

Tous les enfers béants, tous les cieux entr'ouverts,

Se placer sous la foule immense des victimes;

Au-dessus du silence horrible des abîmes,

Sous l'oeil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand,

Terrible, elle oscillait, et portait, s'éclairant

D'un jour mystérieux plus profond que le nôtre,

Dans un plateau le monde et le pourceau dans l'autre.

Du côté du pourceau la balance pencha.

V

Mourad, le haut calife et l'altier padischah,

En sortant de la rue où les gens de la ville

L'avaient pu voir toucher à cette bête vile,

Fut le soir même pris d'une fièvre, et mourut.

Le tombeau des soudans, bâti de jaspe brut,

Couvert d'orfèvrerie, auguste, et dont l'entrée

Semble l'intérieur d'une bête éventrée

Qui serait tout en or et tout en diamants,

Ce monument, superbe entre les monuments,

Qui hérisse, au-dessus d'un mur de briques sèches,

Son faîte plein de tours comme un carquois de flèches,

Ce turbé que Bagdad montre encore aujourd'hui,

Reçut le sultan mort et se ferma sur lui.

Quand il fut là, gisant et couché sous la pierre,

Mourad ouvrit les yeux et vit une lumière;

Sans qu'on pût distinguer l'astre ni le flambeau,

Un éblouissement remplissait son tombeau;

Une aube s'y levait, prodigieuse et douce;

Et sa prunelle éteinte eut l'étrange secousse

D'une porte de jour qui s'ouvre dans la nuit.

Il aperçut l'échelle immense qui conduit

Les actions de l'homme à l'oeil qui voit les âmes;

Et les clartés étaient des roses et des flammes;

Et Mourad entendit une voix qui disait:

—Mourad, neveu d'Achmet et fils de Bajazet,

Tu semblais à jamais perdu; ton âme infime

N'était plus qu'un ulcère et ton destin un crime;

Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea;

Déjà Satan était visible en toi; déjà

Sans t'en douter, promis aux tourbillons funèbres

Des spectres sous la voûte infâme des ténèbres,

Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit;

De ton pas sépulcral l'enfer guettait le bruit;

Autour de toi montait, par ton crime attirée,

L'obscurité du gouffre ainsi qu'une marée;

Tu penchais sur l'abîme où l'homme est châtié;

Mais tu viens d'avoir, monstre, un éclair de pitié;

Une lueur suprême et désintéressée

A, comme à ton insu, traversé ta pensée,

Et je t'ai fait mourir dans ton bon mouvement;

Il suffit, pour sauver même l'homme inclément,

Même le plus sanglant des bourreaux et des maîtres,

Du moindre des bienfaits sur le dernier des êtres;

Un seul instant d'amour rouvre l'éden fermé;

Un pourceau secouru pèse un monde opprimé;

Viens! le ciel s'offre, avec ses étoiles sans nombre,

En frémissant de joie, à l'évadé de l'ombre!

Viens! tu fus bon un jour, sois à jamais heureux.

Entre, transfiguré; tes crimes ténébreux,

O roi, derrière toi s'effacent dans les gloires;

Tourne la tête, et vois blanchir tes ailes noires.



LA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICE

I

ISORA DE FINAL.—FABRICE D'ALBENGA

Tout au bord de la mer de Gênes, sur un mont

Qui jadis vit passer les Francs de Pharamond,

Un enfant, un aïeul, seuls dans la citadelle

De Final sur qui veille une garde fidèle,

Vivent bien entourés de murs et de ravins;

Et l'enfant a cinq ans et l'aïeul quatre-vingts.

L'enfant est Isora de Final, héritière

Du fief dont Witikind a tracé la frontière;

L'orpheline n'a plus près d'elle que l'aïeul.

L'abandon sur Final a jeté son linceul;

L'herbe, dont par endroits les dalles sont couvertes,

Aux fentes des pavés fait des fenêtres vertes;

Sur la route oubliée on n'entend plus un pas;

Car le père et la mère, hélas! ne s'en vont pas

Sans que la vie autour des enfants s'assombrisse.

L'aïeul est le marquis d'Albenga, ce Fabrice

Qui fut bon; cher au pâtre, aimé du laboureur;

Il fut, pour guerroyer le pape ou l'empereur,

Commandeur de la mer et général des villes;

Gênes le fit abbé du peuple, et, des mains viles

Ayant livré l'état aux rois, il combattit.

Tout homme auprès de lui jadis semblait petit;

L'antique Sparte était sur son visage empreinte;

La loyauté mettait sa cordiale étreinte

Dans la main de cet homme à bien faire obstiné.

Comme il était bâtard d'Othon, dit le Non-Né,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les rois faisaient dédain de ce fils belliqueux;

Fabrice s'en vengeait en étant plus grand qu'eux.

A vingt ans, il était blond et beau; ce jeune homme

Avait l'air d'un tribun militaire de Rome;

Comme pour exprimer les détours du destin

Dont le héros triomphe, un graveur florentin

Avait sur son écu sculpté le labyrinthe;

Les femmes l'admiraient, se montrant avec crainte

La tête de lion qu'il avait dans le dos.

Il a vu les plus fiers, Requesens et Chandos,

Et Robert, avoué d'Arras, sieur de Béthune,

Fuir devant son épée et devant sa fortune;

Les princes pâlissaient de l'entendre gronder;

Un jour, il a forcé le pape à demander

Une fuite rapide aux galères de Gênes;

C'était un grand briseur de lances et de chaînes,

Guerroyant volontiers, mais surtout délivrant;

Il a par tous été proclamé le plus grand

D'un siècle fort auquel succède un siècle traître;

Il a toujours frémi quand des bouches de prêtre

Dans les sombres clairons de la guerre ont soufflé;

Et souvent de saint Pierre il a tordu la clé

Dans la vieille serrure horrible de l'Église.

Sa bannière cherchait la bourrasque et la bise;

Plus d'un monstre a grincé des dents sous son talon,

Son bras se roidissait chaque fois qu'un félon

Déformait quelque état populaire en royaume.

Allant, venant dans l'ombre ainsi qu'un grand fantôme,

Fier, levant dans la nuit son cimier flamboyant,

Homme auguste au dedans, ferme au dehors, ayant

En lui toute la gloire et toute la patrie,

Belle âme invulnérable et cependant meurtrie,

Sauvant les lois, gardant les murs, vengeant les droits,

Et sonnant dans la nuit sous tous les coups des rois,

Cinquante ans, ce soldat, dont la tête enfin plie,

Fut l'armure de fer de la vieille Italie,

Et ce noir siècle, à qui tout rayon semble ôté,

Garde quelque lueur encor de son côté.

II

LE DÉFAUT DE LA CUIRASSE

Maintenant il est vieux; son donjon, c'est son cloître;

Il tombe, et, déclinant, sent dans son âme croître

La confiance honnête et calme des grands coeurs;

Le brave ne croit pas au lâche, les vainqueurs

Sont forts, et le héros est ignorant du fourbe.

Ce qu'osent les tyrans, ce qu'accepte la tourbe,

Il ne le sait; il est hors de ce siècle vil;

N'en étant vu qu'à peine, à peine le voit-il;

N'ayant jamais de ruse, il n'eut jamais de crainte;

Son défaut fut toujours la crédulité sainte,

Et quand il fut vaincu, ce fut par loyauté;

Plus de péril lui fait plus de sécurité.

Comme dans un exil il vit seul dans sa gloire,

Oublié; l'ancien peuple a gardé sa mémoire,

Mais le nouveau le perd dans l'ombre, et ce vieillard,

Qui fut astre, s'éteint dans un morne brouillard.

Dans sa brume, où les feux du couchant se dispersent,

Il a cette mer vaste et ce grand ciel qui versent

Sur le bonheur la joie et sur le deuil l'ennui.

Tout est derrière lui maintenant; tout a fui;

L'ombre d'un siècle entier devant ses pas s'allonge;

Il semble des yeux suivre on ne sait quel grand songe;

Parfois, il marche et va sans entendre et sans voir.

Vieillir, sombre déclin! l'homme est triste le soir;

Il sent l'accablement de l'oeuvre finissante.

On dirait par instants que son âme s'absente,

Et va savoir là-haut s'il est temps de partir.

Il n'a pas un remords et pas un repentir;

Après quatre vingts ans son âme est toute blanche;

Parfois, à ce soldat qui s'accoude et se penche,

Quelque vieux mur, croulant lui-même, offre un appui;

Grave, il pense, et tous ceux qui sont auprès de lui

L'aiment; il faut aimer pour jeter sa racine

Dans un isolement et dans une ruine;

Et la feuille de lierre a la forme d'un coeur.

III

AÏEUL MATERNEL

Ce vieillard, c'est un chêne adorant une fleur;

A présent un enfant est toute sa famille.

Il la regarde, il rêve; il dit: 'C'est une fille,

Tant mieux!' Étant aïeul du côté maternel.

La vie en ce donjon a le pas solennel;

L'heure passe et revient ramenant l'habitude.

Ignorant le soupçon, la peur, l'inquiétude,

Tous les matins, il boucle à ses flancs refroidis

Son épée, aujourd'hui rouillée, et qui jadis

Avait la pesanteur de la chose publique;

Quand parfois du fourreau, vénérable relique,

Il arrache la lame illustre avec effort,

Calme, il y croit toujours sentir peser le sort.

Tout homme ici-bas porte en sa main une chose,

Où, du bien et du mal, de l'effet, de la cause,

Du genre humain, de Dieu, du gouffre, il sent le poids;

Le juge au front morose a son livre des lois,

Le roi son sceptre d'or, le fossoyeur sa pelle.

Tous les soirs il conduit l'enfant à la chapelle;

L'enfant prie, et regarde avec ses yeux si bèaux,

Gaie, et questionnant l'aïeul sur les tombeaux;

Et Fabrice a dans l'oeil une humide étincelle.

La main qui tremble aidant la marche qui chancelle,

Ils vont sous les portails et le long des piliers

Peuplés de séraphins mêlés aux chevaliers;

Chaque statue, émue à leur pas doux et sombre,

Vibre, et toutes ont l'air de saluer dans l'ombre,

Les héros le vieillard, et les anges l'enfant.

Parfois Isoretta, que sa grâce défend,

S'échappe dès l'aurore et s'en va jouer seule

Dans quelque grande tour qui lui semble une aïeule

Et qui mêle, croulante au milieu des buissons,

La légende romane aux souvenirs saxons.

Pauvre être qui contient toute une fière race,

Elle trouble, en passant, le bouc, vieillard vorace,

Dans les fentes des murs broutant le câprier;

Pendant que derrière elle on voit l'aïeul prier,

—Car il ne tarde pas à venir la rejoindre,

Et cherche son enfant dès qu'il voit l'aube poindre,—

Elle court, va, revient, met sa robe en haillons,

Erre de tombe en tombe et suit des papillons,

Ou s'assied, l'air pensif, sur quelque âpre architrave;

Et la tour semble heureuse et l'enfant paraît grave;

La ruine et l'enfance ont de secrets accords,

Car le temps sombre y met ce qui reste des morts.

IV

UN SEUL HOMME SAIT OÙ EST CACHÉ LE TRÉSOR

Dans ce siècle où tout peuple a son chef qui le broie,

Parmi les rois vautours et les princes de proie,

Certe, on n'en trouverait pas un qui méprisât

Final, donjon splendide et riche marquisat;

Tous les ans, les alleux, les rentes, les censives,

Surchargent vingt mulets de sacoches massives;

La grande tour surveille, au milieu du ciel bleu,

Le sud, le nord, l'ouest et l'est, et saint Mathieu,

Saint Marc, saint Luc, saint Jean, les quatre évangélistes,

Sont sculptés et dorés sur les quatre balistes;

La montagne a pour garde, en outre, deux châteaux,

Soldats de pierre ayant du fer sous leurs manteaux.

Le trésor, quand du coffre on détache les boucles,

Semble à qui l'entrevoit un rêve d'escarboucles;

Ce trésor est muré dans un caveau discret

Dont le marquis régnant garde seul le secret,

Et qui fut autrefois le puits d'une sachette;

Fabrice maintenant connaît seul la cachette;

Le fils de Witikind vieilli dans les combats,

Othon, scella jadis dans les chambres d'en bas

Vingt caissons dont le fer verrouille les façades,

Et qu'Anselme plus tard fit remplir de cruzades,

Pour que dans l'avenir jamais on n'en manquât;

Le casque du marquis est en or de ducat;

On a sculpté deux rois persans, Narse et Tigrane,

Dans la visière aux trous grillés de filigrane,

Et sur le haut cimier, taillé d'un seul onyx,

Un brasier de rubis brûle l'oiseau Phénix;

Et le seul diamant du sceptre pèse une once.

V

LE CORBEAU

Un matin, les portiers sonnent du cor. Un nonce

Se présente; il apporte, assisté d'un coureur,

Une lettre du roi qu'on nomme l'empereur;

Ratbert écrit qu'avant de partir pour Tarente

Il viendra visiter Isora, sa parente,

Pour lui baiser le front et pour lui faire honneur.

Le nonce, s'inclinant, dit au marquis:—Seigneur,

Sa majesté ne fait de visites qu'aux reines.

Au message émané de ses mains très sereines

L'empereur joint un don splendide et triomphant;

C'est un grand chariot plein de jouets d'enfant;

Isora bat des mains avec des cris de joie.

Le nonce, retournant vers celui qui l'envoie,

Prend congé de l'enfant, et, comme procureur

Du très victorieux et très noble empereur,

Fait le salut qu'on fait aux têtes souveraines.

—Qu'il soit le bienvenu! Bas le pont! bas les chaînes!

Dit le marquis; sonnez la trompe et l'olifant!—

Et, fier de voir qu'on traite en reine son enfant,

La joie a rayonné sur sa face loyale.

Or, comme il relisait la lettre impériale,

Un corbeau qui passait fit de l'ombre dessus.

—Les oiseaux noirs guidaient Judas cherchant Jésus;

Sire, vois ce corbeau, dit une sentinelle.

Et, regardant l'oiseau planer sur la tournelle:

—Bah! dit l'aïeul, j'étais pas plus haut que cela,

Compagnon, déjà ce corbeau que voilà,

Dans la plus fière tour de toute la contrée

Avait bâti son nid, dont on voyait l'entrée;

Je le connais; le soir, volant dans la vapeur,

Il criait; tous tremblaient; mais, loin d'en avoir peur,

Moi petit, je l'aimais; ce corbeau centenaire

Étant un vieux voisin de l'astre et du tonnerre.

VI

LE PÉRE ET LA MÈRE

Les marquis de Final ont leur royal tombeau

Dans une cave où luit, jour et nuit, un flambeau;

Le soir, l'homme qui met de l'huile dans les lampes

A son heure ordinaire en descendit les rampes;

Là, mangé par les vers dans l'ombre de la mort,

Chaque marquis auprès de sa marquise dort,

Sans voir cette clarté qu'un vieil esclave apporte.

A l'endroit même où pend la lampe, sous la porte,

Était le monument des deux derniers défunts;

Pour raviver la flamme et brûler des parfums,

Le serf s'en approcha; sur la funèbre table,

Sculpté très ressemblant, le couple lamentable

Dont Isora, sa dame, était l'unique enfant,

Apparaissait; tous deux, dans cet air étouffant,

Silencieux, couchés côte à côte, statues

Aux mains jointes, d'habits seigneuriaux vêtues,

L'homme avec son lion, la femme avec son chien.

Il vit que le flambeau nocturne brûlait bien;

Puis, courbé, regarda, des pleurs dans la paupière,

Ce père de granit, cette mère de pierre;

Alors il recula, pâle; car il crut voir

Que ces deux fronts, tournés vers la voûte au fond noir,

S'étaient subitement assombris sur leur couche,

Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche.

VII

JOIE AU CHÂTEAU

Une file de longs et pesants chariots

Qui précède ou qui suit les camps impériaux

Marche là-bas avec des éclats de trompette

Et des cris que l'écho des montagnes répète.

Un gros de lances brille à l'horizon lointain.

La cloche de Final tinte, et c'est ce matin

Que du noble empereur on attend la visite.

On arrache des tours la ronce parasite;

On blanchit à la chaux en hâte les grands murs;

On range dans la cour des plateaux de fruits mûrs;

Des grenades venant des vieux monts Alpujarres,

Le vin dans les barils et l'huile dans les jarres;

L'herbe et la sauge en fleur jonchent tout l'escalier;

Dans la cuisine un feu rôtit un sanglier;

On voit fumer les peaux des bêtes qu'on écorche;

Et tout rit; et l'on a tendu sous le grand porche

Une tapisserie où Blanche d'Est jadis

A brodé trois héros, Macchabée, Amadis,

Achille, et le fanal de Rhode, et le quadrige

D'Aétius, vainqueur du peuple latobrige,

Et, dans trois médaillons marqués d'un chiffre en or,

Trois poëtes, Platon, Plaute et Scaeva Memor.

Ce tapis autrefois ornait la grande chambre;

Au dire des vieillards, l'effrayant roi sicambre,

Witikind, l'avait fait clouer en cet endroit,

De peur que dans leur lit ses enfants n'eussent froid.

VIII

LA TOILETTE D'ISORA

Cris, chansons; et voilà ces vieilles tours vivantes.

La chambre d'Isora se remplit de servantes;

Pour faire un digne accueil au roi d'Arle, on revêt

L'enfant de ses habits de fête; à son chevet,

L'aïeul, dans un fauteuil d'orme incrusté d'érable,

S'assied, songeant aux jours passés, et, vénérable,

Il contemple Isora, front joyeux, cheveux d'or,

Comme les chérubins peints dans le corridor,

Regard d'enfant Jésus que porte la madone,

Joue ignorante où dort le seul baiser qui donne

Aux lèvres la fraîcheur, tous les autres étant

Des flammes, même, hélas! quand le coeur est content.

Isora est sur le lit assise, jambes nues;

Son oeil bleu rêve avec des lueurs ingénues;

L'aïeul rit, doux reflet de l'aube sur le soir!

Et le sein de l'enfant, demi-nu, laisse voir

Ce bouton rose, germe auguste des mamelles;

Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes.

Le vétéran lui prend les mains, les réchauffant;

Et, dans tout ce qu'il dit aux femmes, à l'enfant,

Sans ordre, en en laissant deviner davantage,

Espèce de murmure enfantin du grand âge,

Il semble qu'on entend parler toutes les voix

De la vie, heur, malheur, à présent, autrefois,

Deuil, espoir, souvenir, rire et pleurs, joie et peine;

Ainsi, tous les oiseaux chantent dans le grand chêne.

—Fais-toi belle; un seigneur va venir; il est bon;

C'est l'empereur; un roi, ce n'est pas un barbon

Comme nous; il est jeune; il est roi d'Arle, en France;

Vois-tu, tu lui feras ta belle révérence,

Et tu n'oublieras pas de dire: monseigneur.

Vois tous les beaux cadeaux qu'il nous fait! Quel bonheur!

Tous nos bons paysans viendront, parce qu'on t'aime

Et tu leur jetteras des sequins d'or, toi-même,

De façon que cela tombe dans leur bonnet.

Et le marquis, parlant aux femmes, leur prenait

Les vêtements des mains.

—Laissez, que je l'habille!

Oh! quand sa mère était toute petite fille,

Et que j'étais déjà barbe grise, elle avait

Coutume de venir dès l'aube à mon chevet;

Parfois, elle voulait m'attacher mon épée,

Et, de la dureté d'une boucle occupée,

Ou se piquant les doigts aux clous du ceinturon,

Elle riait. C'était le temps où mon clairon

Sonnait superbement à travers l'Italie.

Ma fille est maintenant sous terre, et nous oublie.

D'où vient qu'elle a quitté sa tâche, ô dure loi!

Et qu'elle dort déjà quand je veille encor, moi?

La fille qui grandit sans la mère, chancelle.

Oh! c'est triste, et je hais la mort. Pourquoi prend-elle

Cette jeune épousée et non mes pas tremblants?

Pourquoi ces cheveux noirs et non mes cheveux blancs?

Et, pleurant, il offrait à l'enfant des dragées.

—Les choses ne sont pas ainsi bien arrangées;

Celui qui fait le choix se trompe; il serait mieux

Que l'enfant eût la mère et la tombe le vieux.

Mais de la mère au moins il sied qu'on se souvienne;

Et, puisqu'elle a ma place, hélas! je prends la sienne.

—Vois donc le beau soleil et les fleurs dans les prés!

C'est par un jour pareil, les Grecs étant rentrés

Dans Smyrne, le plus grand de leurs ports maritimes,

Que, le bailli de Rhode et moi, nous les battîmes.

Mais regarde-moi donc tous ces beaux jouets-là!

Vois ce reître, on dirait un archer d'Attila.

Mais c'est qu'il est vêtu de soie et non de serge!

Et le chapeau d'argent de cette sainte Vierge!

Et ce bonhomme en or! Ce n'est pas très hideux.

Mais comme nous allons jouer demain tous deux!

Si ta mère était là, qu'elle serait contente!

Ah! quand on est enfant, ce qui plaît, ce qui tente,

C'est un hochet qui sonne un moment dans la main,

Peu de chose le soir et rien le lendemain;

Plus tard, on a le goût des soldats véritables,

Des palefrois battant du pied dans les étables,

Des drapeaux, des buccins jetant de longs éclats,

Des camps, et c'est toujours la même chose, hélas!

Sinon qu'alors on a du sang à ses chimères.

Tout est vain. C'est égal, je plains les pauvres mères

Qui laissent leurs enfants derrière elles ainsi—

Ainsi parlait l'aïeul, l'oeil de pleurs obscurci,

Souriant cependant, car telle est l'ombre humaine.

Tout à l'ajustement de son ange de reine,

Il habillait l'enfant, et, tandis qu'à genoux

Les servantes chaussaient ces pieds charmants et doux

Et, les parfumant d'ambre, en lavaient la poussière,

Il nouait gauchement la petite brassière,

Ayant plus d'habitude aux chemises d'acier.

IX

JOIE HORS DU CHÂTEAU

Le soir vient, le soleil descend dans son brasier;

Et voilà qu'au penchant des mers, sur les collines,

Partout, les milans roux, les chouettes félines,

L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'oeil luit

Avec du sang le jour, qui devient feu la nuit,

Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine,

Fils de ces vieux vautours nés de l'aigle romaine

Que la louve d'airain aux cirques appela,

Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla,

S'assemblent; et les uns, laissant un crâne chauve,

Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve,

D'autres, d'un mât rompu quittant les noirs agrès,

D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets,

Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre,

Ils se montrent Final, la grande cime sombre

Qu'Othon, fils d'Aleram le Saxon, crénela,

Et se disent entre eux: Un empereur est là!

X

SUITE DE LA JOIE

Cloche; acclamations; gémissements; fanfares;

Feux de joie; et les tours semblent toutes des phares,

Tant on a, pour fêter ce jour grand à jamais,

De brasiers frissonnants encombré leurs sommets.

La table colossale en plein air est dressée.

Ce qu'on a sous les yeux répugne à la pensée

Et fait peur; c'est la joie effrayante du mal;

C'est plus que le démon, c'est moins que l'animal;

C'est la cour du donjon tout entière rougie

D'une prodigieuse et ténébreuse orgie;

C'est Final, mais Final vaincu, tombé, flétri;

C'est un chant dans lequel semble se tordre un cri;

Un gouffre où les lueurs de l'enfer sont voisines

Du rayonnement calme et joyeux des cuisines;

Le triomphe de l'ombre, obscène, effronté, cru;

Le souper de Satan dans un rêve apparu.

A l'angle de la cour, ainsi qu'un témoin sombre,

Un squelette de tour, formidable décombre,

Sur son faîte vermeil d'où s'enfuit le corbeau,

Dresse et secoue aux vents, brûlant comme un flambeau,

Tout le branchage et tout le feuillage d'un orme;

Valet géant portant un chandelier énorme.

Le drapeau de l'empire, arboré sur ce bruit,

Gonfle son aigle immense au souffle de la nuit.

Tout un cortège étrange est là; femmes et prêtres;

Prélats parmi les ducs, moines parmi les reîtres;

Les crosses et les croix d'évêques, au milieu

Des piques et des dards, mêlent aux meurtres Dieu,

Les mitres figurant de plus gros fers de lance.

Un tourbillon d'horreur, de nuit, de violence,

Semble emplir tous ces coeurs; que disent-ils entre eux,

Ces hommes? En voyant ces convives affreux,

On doute si l'aspect humain est véritable;

Un sein charmant se dresse au-dessus de la table,

On redoute au-dessous quelque corps tortueux;

C'est un de ces banquets du monde monstrueux

Qui règne et vit depuis les Héliogabales;

Le luth lascif s'accouple aux féroces cymbales;

Le cynique baiser cherche à se prodiguer;

Il semble qu'on pourrait à peine distinguer

De ces hommes les loups, les chiennes de ces femmes;

A travers l'ombre, on voit toutes les soifs infâmes,

Le désir, l'instinct vil, l'ivresse aux cris hagards,

Flamboyer dans l'étoile horrible des regards.

Quelque chose de rouge entre les dalles fume;

Mais, si tiède que soit cette douteuse écume,

Assez de barils sont éventrés et crevés

Pour que ce soit du vin qui court sur les pavés.

Est-ce une vaste noce? est-ce un deuil morne et triste?

On ne sait pas à quel dénoûment on assiste,

Si c'est quelque affreux monde à la terre étranger,

Si l'on voit des vivants ou des larves manger,

Et si ce qui dans l'ombre indistincte surnage

Est la fin d'un festin ou la fin d'un carnage.

Par moments, le tambour, le cistre, le clairon,

Font ces rages de bruit qui rendaient fou Néron.

Ce tumulte rugit, chante, boit, mange, râle,

Sur un trône est assis Ratbert, content et pâle.

C'est, parmi le butin, les chants, les arcs de fleurs,

Dans un antre de rois un Louvre de voleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les grands brasiers, ouvrant leur gouffre d'étincelles,

Font resplendir les ors d'un chaos de vaisselles;

On ébrèche aux moutons, aux lièvres montagnards,

Aux faisans, les couteaux tout à l'heure poignards;

Sixte Malaspina, derrière le roi, songe;

Toute lèvre se rue à l'ivresse et s'y plonge;

On achève un mourant en perçant un tonneau;

L'oeil croit, parmi les os de chevreuil et d'agneau,

Aux tremblantes clartés que les flambeaux prolongent,

Voir des profils humains dans ce que les chiens rongent;

Des chanteurs grecs, portant des images d'étain

Sur leurs chapes, selon l'usage byzantin,

Chantent Ratbert, césar, roi, vainqueur, dieu, génie;

On entend sous les bancs des soupirs d'agonie;

Une odeur de tuerie et de cadavres frais

Se mêle au vague encens brûlant dans les coffrets

Et les boîtes d'argent sur des trépieds de nacre,

Les pages, les valets, encor chauds du massacre,

Servent dans le banquet leur empereur ravi

Et sombre, après l'avoir dans le meurtre servi;

Sur le bord des plats d'or on voit des mains sanglantes,

Ratbert s'accoude avec des poses indolentes;

Au-dessus du festin, dans le ciel blanc du soir,

De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir,

Des plateaux où les paons ouvrent leurs larges queues,

Des écuelles où brûle un philtre aux lueurs bleues,

Des verres, d'hypocras et de vils écumants,

Des bouches des buveurs, des bouches des amants,

S'élève une vapeur gaie, ardente, enflammée,

Et les âmes des morts sont dans cette fumée.

XI

TOUTES LES FAIMS SATISFAITES

C'est que les noirs oiseaux de l'ombre ont eu raison,

C'est que l'orfraie a bien flairé la trahison,

C'est qu'un fourbe a surpris le vaillant sans défense,

C'est qu'on vient d'écraser la vieillesse et l'enfance.

En vain quelques soldats fidèles ont voulu

Résister, à l'abri d'un créneau vermoulu;

Tous sont morts; et de sang les dalles sont trempées,

Et la hache, l'estoc, les masses, les épées

N'ont fait grâce à pas un, sur l'ordre que donna

Le roi d'Arle au prévôt Sixte Malaspina.

Et, quant aux plus mutins, c'est ainsi que les nomme

L'aventurier royal fait empereur par Rome,

Trente sur les crochets et douze sur le pal

Expirent au-dessus du porche principal.

Tandis qu'en joyeux chants les vainqueurs se répandent,

Auprès de ces poteaux et de ces croix où pendent

Ceux que Malaspina vient de supplicier,

Corbeaux, hiboux, milans, tout l'essaim carnassier,

Venus des monts, des bois, des cavernes, des havres,

S'abattent par volée, et font sur les cadavres

Un banquet, moins hideux que celui d'à côté.

Ah! le vautour est triste à voir, en vérité,

Déchiquetant sa proie et planant; on s'effraie

Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie;

L'épervier est affreux rongeant des os brisés;

Pourtant, par l'ombre immense on les sent excusés,

L'impénétrable faim est la loi de la terre,

Et le ciel, qui connaît la grande énigme austère,

La nuit, qui sert de fond au guet mystérieux

Du hibou promenant la rondeur de ses yeux

Ainsi qu'à l'araignée ouvrant ses pâles toiles,

Met à ce festin sombre une nappe d'étoiles;

Mais l'être intelligent, le fils d'Adam, l'élu

Qui doit trouver le bien après l'avoir voulu,

L'homme exterminant l'homme et riant, épouvante,

Même au fond de la nuit, l'immensité vivante,

Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu,

Caïn tuant Abel est la stupeur de Dieu.

XII

QUE C'EST FABRICE QUI EST UN TRAÎTRE

Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte,

Qui tient une bannière inclinée, et qui porte

Une jacque de vair taillée en éventail,

Un héraut, fait ce cri devant le grand portail:

'Au nom de l'empereur clément et plein de gloire,

—Dieu le protège!—peuple! il est pour tous notoire

Que le traître marquis Fabrice d'Albenga

Jadis avec les gens des villes se ligna,

Et qu'il a maintes fois guerroyé le Saint-Siège;

C'est pourquoi l'empereur très clément,—Dieu protège

L'empereur!—le citant à son haut tribunal,

A pris possession de l'état de Final.'

L'homme ajoute, dressant sa bannière penchée:

—Qui me contredira, soit sa tête tranchée,

Et ses biens confisqués à l'empereur. J'ai dit.

XIII

SILENCE

Tout à coup on se tait; ce silence grandit,

Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe

Cet enfer a repris sa figure de tombe;

Ce pandémonium, ivre d'ombre et d'orgueil,

S'éteint; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil;

Un prisonnier, un juge, un fantôme; l'ancêtre!

C'est Fabrice.

On l'amène à la merci du maître.

Ses blêmes cheveux blancs couronnent sa pâleur;

Il a les bras liés au dos comme un voleur;

Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie,

Derrière le captif marche, sans qu'il le voie,

Un homme qui tient haute une épée à deux mains.

Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains,

Rit sans savoir pourquoi, rire étant son caprice.

Dix valets de la lance environnent Fabrice.

Le roi dit:—Le trésor est caché dans un lieu

Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu

Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve.

Fabrice lentement lève sa tête chauve

Et se tait.

Le roi dit:—Es-tu sourd, compagnon?

Un reître avec le doigt fait signe au roi que non.

—Marquis, parle! ou sinon, vrai comme je me nomme

Empereur des Romains, roi d'Arle et gentilhomme,

Lion, tu vas japper ainsi qu'un épagneul.

Ici, bourreaux!—Réponds, le trésor?

Et l'aïeul

Semble, droit et glacé parmi les fers de lance,

Avoir déjà pris place en l'éternel silence.

Le roi dit:—Préparez les coins et les crampons.

Pour la troisième fois parleras-tu? Réponds.

Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses lèvres sorte,

Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte,

Avec un si superbe éclair, qu'il l'interdit;

Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit

Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache

—Je te trouve idiot et mal en point, et sache

Que les jouets d'enfant étaient pour toi, vieillard!

Çà, rends-moi ce trésor, fruit de tes vols, pillard!

Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute,

Et je vais envoyer sur la tour la plus haute

Ta tête au bout d'un pieu se taire dans la nuit.

Mais l'aïeul semble d'ombre et de pierre construit;

On dirait qu'il ne sait pas même qu'on lui parle.

—Le brodequin! A toi, bourreau! dit le roi d'Arle.

Le bourreau vient, la foule effarée écoutait.

On entend l'os crier, mais la bouche se tait.

Toujours prêt à frapper le prisonnier en traître,

Le coupe-tête jette un coup d'oeil à son maître.

—Attends que je te fasse un signe, dit Ratbert.

Et, reprenant:

—Voyons, toi chevalier haubert,

Hais cadet, toi marquis, mais bâtard, si tu donnes

Ces quelques diamants de plus à mes couronnes,

Si tu veux me livrer ce trésor, je te fais

Prince, et j'ai dans mes ports dix galères de Fez

Dont je te fais présent avec cinq cents esclaves.

Le vieillard semble sourd et muet.

—Tu me braves!

Eh bien! tu vas pleurer, dit le fauve empereur.

XIV

RATBERT REND L'ENFANT À L'AÏEUL

Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur

Frémir, même en cette ombre et même en cette horde.

Une civière passe, il y pend une corde;

Un linceul la recouvre; on la pose à l'écart;

On voit deux pieds d'enfants qui sortent du brancard.

Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre,

Tremble, et l'homme de chair sous cette homme de marbre

Reparaît; et Ratbert fait lever le drap noir.

C'est elle! Isora! pâle, inexprimable à voir,

Étranglée; et sa main crispée, et cela navre,

Tient encore un hochet; pauvre petit cadavre!

L'aïeul tressaille avec la force d'un géant;

Formidable, il arrache au brodequin béant

Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce;

Les bras toujours liés, de l'épaule il repousse

Tout ce tas de démons, et va jusqu'à l'enfant,

Et sur ses deux genoux tombe, et son coeur se fend.

Il crie en se roulant sur la petite morte:

—Tuée! ils l'ont tuée! et la place était forte,

Le pont avait sa chaîne et la herse ses poids,

On avait des fourneaux pour le soufre et la poix,

On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche,

Se défendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche

De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher

A la figure avec les éclats du rocher!

Non! on a dit: Entrez, et, par la porte ouverte,

Ils sont entrés! la vie à la mort s'est offerte!

On a livré la place, on n'a point combattu!

Voilà la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu

Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile!

Égorger un enfant, ce n'est pas difficile.

Tout à l'heure, j'étais tranquille, ayant peu vu

Qu'on tuât des enfants, et je disais: Pourvu

Qu'Isora vive, eh bien! après cela, qu'importe?—

Mais l'enfant! O mon Dieu! c'est donc vrai qu'elle est morte!

Penser que nous étions là tous deux hier encor!

Elle allait et venait dans un gai rayon d'or;

Cela jouait toujours, pauvre mouche éphémère!

C'était la petite âme errante de sa mère!

Le soir, elle posait son doux front sur mon sein,

Et dormait...—Ah! brigand! assassin! assassin!

Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire,

Tant c'était la douleur d'un lion et d'un père,

Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait!

—Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset!

Je disais: Fais-toi belle, enfant! Je parais l'ange

Pour le spectre.—Oh! ris donc là-bas, femme de fange!

Riez tous! Idiot, en effet, moi qui crois

Qu'on peut se confier aux paroles des rois

Et qu'un hôte n'est pas une bête féroce!

Le roi, les chevaliers, l'évêque avec sa crosse,

Ils sont venus, j'ai dit: Entrez; c'étaient des loups!

Est-ce qu'ils ont marché sur elle avec des clous

Qu'elle est toute meurtrie? Est-ce qu'ils l'ont battue?

Et voilà maintenant nos filles qu'on nous tue

Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat!

Je voudrais que quelqu'un d'honnête m'expliquât

Cet évènement-ci, voilà ma fille morte!

Dire qu'un empereur vient avec une escorte,

Et que des gens nommés Farnèse, Spinola,

Malaspina, Cibo, font de ces choses-là,

Et qu'on se met à cent, à mille, avec ce prêtre,

Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traître,

Et que l'enfant est là, mort, et que c'est un jeu;

C'est à se demander s'il est encore un Dieu,

Et si, demain, après de si lâches désastres,

Quelqu'un osera faire encor lever les astres!

M'avoir assassiné ce petit être-là!

Mais c'est affreux d'avoir à se mettre cela

Dans la tête, que c'est fini, qu'ils l'ont tuée,

Qu'elle est morte!—Oh! ce fils de la prostituée,

Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompé!

O Dieu! de quel démon est cet homme échappé?

Vraiment! est-ce donc trop espérer que de croire

Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire,

Massacrer des enfants, broyer des orphelins,

Des anges, de clarté céleste encor tout pleins?

Mais c'est qu'elle est là, morte, immobile, insensible!

je n'aurais jamais cru que cela fût possible.

Il faut être le fils de cette infâme Agnès!

Rois! j'avais tort jadis quand je vous épargnais;

Quand, pouvant vous briser au front le diadème,

je vous lâchais, j'étais un scélérat moi-même,

j'étais un meurtrier d'avoir pitié de vous!

Oui, j'aurais dû vous tordre entre mes serres, tous!

Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abîmes

Reculer la limite effroyable des crimes

De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas

D'abominations, de maux et d'attentats,

De tuer des enfants et de tuer des femmes,

Sous prétexte qu'on fut, parmi les oriflammes

Et les clairons, sacré devant le monde entier

Par Urbain quatre, pape, et fils d'un savetier?

Que voulez-vous qu'on fasse à de tels misérables?

Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables!

Ce chef-d'oeuvre du Dieu vivant, l'avoir détruit!

Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit,

Dieu juste, a donc été de ce monstre nourrice?

Un tel homme suffit pour qu'un siècle pourrisse.

Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois.

Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois?

Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve,

Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve?

Oh! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit,

Ratbert, empereur, roi, césar, escroc, bandit!

O grand vainqueur d'enfants de cinq ans! maudits soient

Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient,

Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu,

Et ta mère publique, et ton père inconnu!

Terre et cieux! c'est pourtant bien le moins qu'un doux être

Qui joue à notre porte et sous notre fenêtre,

Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs,

Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs,

Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre,

Puisque les empereurs laissent les forçats vivre,

Et puisque Dieu, témoin des deuils et des horreurs,

Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs!'

XV

LES DEUX TÊTES

Ratbert en ce moment, distrait jusqu'à sourire,

Écoutait Afranus à voix basse lui dire:

—Majesté, le caveau du trésor est trouvé.

L'aïeul pleurait.

—Un chien, au coin des murs crevé,

Est un être enviable auprès de moi. Va, pille,

Vole, égorge, empereur! O ma petite fille,

Parle-moi! Rendez-moi mon doux ange, ô mon Dieu!

Elle ne va donc pas me regarder un peu?

Mon enfant! Tous les jours nous allions dans les lierres.

Tu disais: Vois les fleurs, et moi. Prends garde aux pierres!

Et je la regardais, et je crois qu'un rocher

Se fût attendri rien qu'en la voyant marcher.

Hélas! avoir eu foi dans ce monstrueux drôle!

Mets ta tête adorée auprès de mon épaule.

Est-ce que tu m'en veux? C'est moi qui suis là! Dis,

Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis!

Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite!

Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte;

Et ce sera mon sort, à moi, le vieux vainqueur,

Qu'à deux reprises Dieu m'ait arraché le coeur,

Et qu'il ait retiré de ma poitrine amère

L'enfant, après m'avoir ôté du flanc la mère!

Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet être si doux?

Je n'étais pourtant pas révolté contre vous,

Et je consentais presque à ne plus avoir qu'elle.

Morte! et moi, je suis là, stupide qui l'appelle!

Oh! si je n'avais pas les bras liés, je crois

Que je réchaufferais ses pauvres membres froids.

Comme ils l'ont fait souffrir! La corde l'a coupée.

Elle saigne.

Ratbert, blême et la main crispée,

Le voyant à genoux sur son ange dormant,

Dit:—Porte-glaive, il est ainsi commodément.

Le porte-glaive fit, n'étant qu'un misérable,

Tomber sur l'enfant mort la tête vénérable.

Et voici ce qu'on vit dans ce même instant-là:

La tête de Ratbert sur le pavé roula,

Hideuse, comme si le même coup d'épée,

Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupée.

L'horreur fut inouïe; et tous, se retournant,

Sur le grand fauteuil d'or du trône rayonnant

Aperçurent le corps de l'empereur sans tête,

Et son cou d'où sortait, dans un bruit de tempête,

Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussant

Les convives, le trône et la table, de sang.

Alors dans la clarté d'abîme et de vertige

Qui marque le passage énorme d'un prodige,

Des deux têtes on vit l'une, celle du roi,

Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi

Dont l'expiation formidable est la règle,

Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle.

XVI

APRÈS JUSTICE FAITE

L'ombre couvre à présent Ratbert, l'homme de nuit.

Nos pères—c'est ainsi qu'un nom s'évanouit—

Défendaient d'en parler, et du mur de l'histoire

Les ans ont effacé cette vision noire.

Le glaive qui frappa ne fut point aperçu;

D'où vint ce sombre coup, personne ne l'a su;

Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire,

Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère

D'Acceptus, archevêque et primat de Lyon,

Étant aux champs avec le diacre Pollion,

Vit, dans les profondeurs par les vents remuées,

Un archange essuyer son épée aux nuées.




LA ROSE DE L'INFANTE

Elle est toute petite, une duègne la garde.

Elle tient à la main une rose, et regarde.

Quoi? que regarde-t-elle? Elle ne sait pas. L'eau,

Un bassin qu'assombrit le pin et le bouleau;

Ce qu'elle a devant elle; un cygne aux ailes blanches,

Le bercement des flots sous la chanson des branches,

Et le profond jardin rayonnant et fleuri.

Tout ce bel ange a l'air dans la neige pétri.

On voit un grand palais comme au fond d'une gloire,

Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,

Et des paons étoilés sous les bois chevelus.

L'innocence est sur elle une blancheur de plus;

Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.

Autour de cette enfant l'herbe est splendide et semble

Pleine de vrais rubis et de diamants fins;

Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.

Elle se tient au bord de l'eau; sa fleur l'occupe.

Sa basquine est en point de Gênes; sur sa jupe

Une arabesque, errant dans les plis du satin,

Suit les mille détours d'un fil d'or florentin.

La rose épanouie et toute grande ouverte,

Sortant du frais bouton comme d'une urne ouverte,

Charge la petitesse exquise de sa main;

Quand l'enfant, allongeant ses lèvres de carmin,

Fronce, en la respirant, sa riante narine,

La magnifique fleur, royale et purpurine,

Cache plus qu'à demi ce visage charmant,

Si bien que l'oeil hésite, et qu'on ne sait comment

Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,

Et si l'on voit la rose ou si l'on voit la joue.

Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.

En elle tout est joie, enchantement, parfum;

Quel doux regard, l'azur! et quel doux nom, Marie!

Tout est rayon: son oeil éclaire et son nom prie.

Pourtant, devant la vie et sous le firmament,

Pauvre être! elle se sent très grande vaguement;

Elle assiste au printemps, à la lumière, à l'ombre,

Au grand soleil couchant horizontal et sombre,

A la magnificence éclatante du soir,

Aux ruisseaux murmurants qu'on entend sans les voir,

Aux champs, à la nature éternelle et sereine,

Avec la gravité d'une petite reine;

Elle n'a jamais vu l'homme que se courbant;

Un jour, elle sera duchesse de Brabant;

Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.

Elle est l'infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.

Car les enfants des rois sont ainsi; leurs fronts blancs

Portent un cercle d'ombre, et leurs pas chancelants

Sont des commencements de règne. Elle respire

Sa fleur en attendant qu'on lui cueille un empire;

Et son regard, déjà royal, dit: C'est à moi.

Il sort d'elle un amour mêlé d'un vague effroi.

Si quelqu'un, la voyant si tremblante et si frêle,

Fût-ce pour la sauver mettait la main sur elle,

Avant qu'il eût pu faire un pas ou dire un mot,

Il aurait sur le front l'ombre de l'échafaud.

La douce enfant sourit, ne faisant autre chose

Que de vivre et d'avoir dans la main une rose,

Et d'être là devant le ciel, parmi les fleurs.

Le jour s'éteint; les nids chuchotent, querelleurs;

Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre;

La rougeur monte au front des déesses de marbre

Qui semblent palpiter sentant venir la nuit;

Et tout ce qui planait redescend; plus de bruit,

Plus de flamme; le soir mystérieux recueille

Le soleil sous la vague et l'oiseau sous la feuille.

Pendant que l'enfant rit, cette fleur à la main,

Dans le vaste palais catholique romain

Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,

Quelqu'un de formidable est derrière la vitre;

On voit d'en bas une ombre, au fond d'une vapeur,

De fenêtre en fenêtre errer, et l'on a peur;

Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,

Parfois est immobile une journée entière;

C'est un être effrayant qui semble ne rien voir;

Il rôde d'une chambre à l'autre, pâle et noir;

Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe.

Spectre blême! Son ombre aux feux du soir s'allonge;

Son pas funèbre est lent, comme un glas de beffroi;

Et c'est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.

C'est lui; l'homme en qui vit et tremble le royaume.

Si quelqu'un pouvait voir dans l'oeil de ce fantôme,

Debout en ce moment l'épaule contre un mur,

Ce qu'on apercevrait dans cet abîme obscur,

Ce n'est pas l'humble enfant, le jardin, l'eau moirée

Reflétant le ciel d'or d'une claire soirée,

Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux.

Non; au fond de cet oeil, comme l'onde vitreux,

Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde

Cette prunelle autant que l'océan profonde,

Ce qu'on distinguerait, c'est, mirage mouvant,

Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,

Et, dans l'écume, au pli des vagues, sous l'étoile,

L'immense tremblement d'une flotte à la voile,

Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,

Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.

Telle est la vision qui, dans l'heure où nous sommes,

Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,

Et qui fait qu'il ne peut rien voir autour de lui.

L'armada, formidable et flottant point d'appui

Du levier dont il va soulever tout un monde,

Traverse en ce moment l'obscurité de l'onde;

Le roi, dans son esprit, la suit des yeux, vainqueur,

Et son tragique ennui n'a plus d'autre lueur.

Philippe deux était une chose terrible.

Iblis dans le Coran et Caïn dans la Bible

Sont à peine aussi noirs qu'en son Escurial

Ce royal spectre, fils du spectre impérial.

Philippe deux était le Mal tenant le glaive.

Il occupait le haut du monde comme un rêve.

Il vivait; nul n'osait le regarder; l'effroi

Faisait une lumière étrange autour du roi;

On tremblait rien qu'à voir passer ses majordomes;

Tant il se confondait, aux yeux troublés des hommes,

Avec l'abîme, avec les astres du ciel bleu!

Tant semblait grande à tous son approche de Dieu!

Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,

Était comme un crampon mis sur la destinée;

Il tenait l'Amérique et l'Inde, il s'appuyait

Sur l'Afrique, il régnait sur l'Europe, inquiet

Seulement du côté de la sombre Angleterre;

Sa bouche était silence et son âme mystère;

Son trône était de piège et de fraude construit;

Il avait pour soutien la force de la nuit;

L'ombre était le cheval de sa statue équestre.

Toujours vêtu de noir, ce tout-puissant terrestre

Avait l'air d'être en deuil de ce qu'il existait;

Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait,

Immuable; étant tout, il n'avait rien à dire.

Nul n'avait vu ce roi sourire; le sourire

N'étant pas plus possible à ces lèvres de fer

Que l'aurore à la grille obscure de l'enfer.

S'il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,

C'était pour assister le bourreau dans son oeuvre,

Et sa prunelle avait pour clarté le reflet

Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.

Il était redoutable à la pensée, à l'homme,

A la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome;

C'était Satan régnant au nom de Jésus-Christ;

Les choses qui sortaient de son nocturne esprit

Semblaient un glissement sinistre de vipères.

L'Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,

Jamais n'illuminaient leurs livides plafonds;

Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons;

Les trahisons pour jeu, l'auto-da-fé pour fête.

Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête

Ses projets dans la nuit obscurément ouverts;

Sa rêverie était un poids sur l'univers;

Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre;

Sa prière faisait le bruit sourd d'une foudre;

De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.

Ceux auxquels il pensait disaient: Nous étouffons.

Et les peuples, d'un bout à l'autre de l'empire,

Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.

Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.

Morne en son noir pourpoint, la toison d'or au cou,

On dirait du destin la froide sentinelle;

Son immobilité commande; sa prunelle

Luit comme un soupirail de caverne; son doigt

Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,

Donner un ordre à l'ombre et vaguement l'écrire.

Chose inouïe! il vient de grincer un sourire.

Un sourire insondable, impénétrable, amer.

C'est que la vision de son armée en mer

Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée;

C'est qu'il la voit voguer par son dessein poussée,

Comme s'il était là, planant sous le zénith;

Tout est bien; l'océan docile s'aplanit,

L'armada lui fait peur comme au déluge l'arche;

La flotte se déploie en bon ordre de marche,

Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,

Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,

Ondule sur les eaux comme une immense claie.

Ces vaisseaux sont sacrés, les flots leur font la haie;

Les courants, pour aider les nefs à débarquer,

Ont leur besogne à faire et n'y sauraient manquer;

Autour d'elles la vague avec amour déferle,

L'écueil se change en port, l'écume tombe en perle

Voici chaque galère avec son gastadour;

Voilà ceux de l'Escaut, voilà ceux de l'Adour;

Les cent mestres de camp et les deux connétables;

L'Allemagne a donné ses ourques redoutables,

Naples ses brigantins, Cadix ses galions,

Lisbonne ses marins, car il faut des lions.

Et Philippe se penche, et, qu'importe l'espace?

Non seulement il voit, mais il entend. On passe,

On court, on va. Voici le cri des porte-voix,

Le pas des matelots courant sur les pavois,

Les mocos, l'amiral appuyé sur son page,

Les tambours, les sifflets des maîtres d'équipage,

Les signaux pour la mer, l'appel pour les combats,

Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.

Sont-ce des cormorans? sont-ce des citadelles?

Les voiles font un vaste et sourd battement d'ailes;

L'eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,

Et s'enfle et roule avec un prodigieux bruit.

Et le lugubre roi sourit de voir groupées

Sur quatre cents navires quatre-vingt mille épées.

O rictus du vampire assouvissant sa faim!

Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin!

Qui pourrait la sauver? Le feu va prendre aux poudres.

Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres;

Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing?

N'est-il pas le seigneur qu'on ne contredit point?

N'est-il pas l'héritier de César? le Philippe

Dont l'ombre immense va du Gange au Pausilippe?

Tout n'est-il pas fini quand il a dit: Je veux!

N'est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux?

N'est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,

Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote

Et que la mer charrie ainsi qu'elle le doit?

Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt

Toits ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre?

N'est-il pas, lui, le roi? n'est-il pas l'homme sombre

A qui ce tourbillon de monstres obéit?

Quand Béit-Cifresil, fils d'Abdallah-Béit,

Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,

Il y grava: 'Le ciel est à Dieu; j'ai la terre.'

Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,

Tous les tyrans n'étant qu'un seul despote au fond,

Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.

Cependant, sur le bord du bassin, en silence,

L'infante tient toujours sa rose gravement,

Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.

Soudain un souffle d'air, une de ces haleines

Que le soir frémissant jette à travers les plaines,

Tumultueux zéphyr effleurant l'horizon,

Trouble l'eau, fait frémir les joncs, met un frisson

Dans les lointains massifs de myrte et d'asphodèle,

Vient jusqu'au bel enfant tranquille, et, d'un coup d'aile,

Rapide, et secouant même l'arbre voisin,

Effeuille brusquement la fleur dans le bassin,

Et l'infante n'a plus dans la main qu'une épine.

Elle se penche, et voit sur l'eau cette ruine;

Elle ne comprend pas; qu'est-ce donc? Elle a peur;

Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur

Cette brise qui n'a pas craint de lui déplaire.

Que faire? le bassin semble plein de colère;

Lui, si clair tout à l'heure, il est noir maintenant;

Il a des vagues; c'est une mer bouillonnant;

Toute la pauvre rose est éparse sur l'onde;

Ses cent feuilles que noie et roule l'eau profonde,

Tournoyant, naufrageant, s'en vont de tous côtés

Sur mille petits flots par la brise irrités;

On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.

—'Madame,' dit la duègne avec sa face d'ombre

A la petite fille étonnée et rêvant,

'Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.'




LES RAISONS DU MOMOTOMBO

Trouvant les tremblements de terre trop fréquents,

Les rois d'Espagne ont fait baptiser les volcans

Du royaume qu'ils ont en dessous de la sphère;

Les volcans n'ont rien dit et se sont laissé faire,

Et le Momotombo lui seul n'a pas voulu.

Plus d'un prêtre en surplis, par le Saint-Père élu,

Portant le sacrement que l'Église administre,

L'oeil au ciel, a monté la montagne sinistre;

Beaucoup y sont allés, pas un n'est revenu.

O vieux Momotombo, colosse chauve et nu,

Qui songes près des mers, et fais de ton cratère

Une tiare d'ombre et de flamme à la terre,

Pourquoi, lorsqu'à ton seuil terrible nous frappons,

Ne veux-tu pas du Dieu qu'on t'apporte? Réponds.

La montagne interrompt son crachement de lave,

Et le Momotombo répond d'une voix grave:

—Je n'aimais pas beaucoup le dieu qu'on a chassé.

Cet avare cachait de l'or dans un fossé;

Il mangeait de la chair humaine; ses mâchoires

Étaient de pourriture et de sang toutes noires;

Son antre était un porche au farouche carreau,

Temple-sépulcre orné d'un pontife-bourreau;

Des squelettes riaient sous ses pieds; les écuelles

Où cet être buvait le meurtre étaient cruelles;

Sourd, difforme, il avait des serpents au poignet;

Toujours entre ses dents un cadavre saignait;

Ce spectre noircissait le firmament sublime.

J'en grondais quelquefois au fond de mon abîme.

Aussi, quand sont venus, fiers sur les flots tremblants,

Et du côté d'où vient le jour, des hommes blancs,

Je les ai bien reçus, trouvant que c'était sage.

L'âme a certainement la couleur du visage,

Disais-je, l'homme blanc, c'est comme le ciel bleu,

Et le dieu de ceux-ci doit être un très bon dieu.

On ne le verra point de meurtres se repaître.—

J'étais content; j'avais horreur de l'ancien prêtre.

Mais quand j'ai vu comment travaille le nouveau,

Quand j'ai vu flamboyer, ciel juste! à mon niveau,

Cette torche lugubre, âpre, jamais éteinte,

Sombre, que vous nommez l'Inquisition sainte;

Quand j'ai pu voir comment Torquemada s'y prend

Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant,

Comment il civilise, et de quelle manière

Le saint office enseigne et fait de la lumière;

Quand j'ai vu dans Lima d'affreux géants d'osier,

Pleins d'enfants, pétiller sur un large brasier,

Et le feu dévorer la vie, et les fumées

Se tordre sur les seins des femmes allumées;

Quand je me suis senti parfois presque étouffé

Par l'âcre odeur qui sort de votre auto-da-fé,

Moi qui ne brûlais rien que l'ombre en ma fournaise,

J'ai pensé que j'avais eu tort d'être bien aise;

J'ai regardé de près le dieu de l'étranger,

Et j'ai dit:—Ce n'est pas la peine de changer.




LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

Tom Robin, matelot de Douvre,

Au Phare nous abandonna

Pour aller voir si l'on découvre

Satan, que l'archange enchaîna,

Quand un bâillement noir entr'ouvre

La gueule rouge de l'Etna.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

En Calabre, une Tarentaise

Rendit fou Spitafangama;

A Gaëte, Ascagne fut aise

De rencontrer Michellema;

L'amour ouvrit la parenthèse,

Le mariage la ferma.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

A Naple, Ëbid, de Macédoine,

Fut pendu; c'était un faquin.

A Capri, l'on nous prit Antoine

Aux galères pour un sequin!

A Malte, Ofani se fit moine

Et Gobbo se fit arlequin.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

Autre perte. André, de Pavie,

Pris par les Turcs à Lipari,

Entra, sans en avoir envie,

Au sérail, et, sous cet abri,

Devint vertueux pour la vie.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

Puis, trois de nous, que rien ne gêne,

Ni loi, ni dieu, ni souverain,

Allèrent, pour le prince Eugène

Aussi bien que pour Mazarin,

Aider Fuentes à prendre Gêne

Et d'Harcourt à prendre Turin.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

Vers Livourne nous rencontrâmes

Les vingt voiles de Spinola.

Quel beau combat! Quatorze prames

Et six galères étaient là;

Mais, bah! rien qu'au bruit de nos rames

Toute la flotte s'envola.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

A Notre-Dame de la Garde,

Nous eûmes un charmant tableau;

Lucca Diavolo par mégarde

Prit sa femme à Pier'Angelo;

Sur ce, l'ange se mit en garde,

Et jeta le diable dans l'eau.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

A Palma, pour suivre Pescaire,

Huit nous quittèrent tour à tour;

Mais cela ne nous troubla guère;

On ne s'arrêta pas un jour.

Devant Alger on fit la guerre,

A Gibraltar on fit l'amour.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

A nous dix, nous prîmes la ville;

—Et le roi lui même!—Après quoi,

Maîtres du port, maître de l'île,

Ne sachant qu'en faire, ma foi,

D'une manière très civile,

Nous rendîmes la ville au roi.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

On fit ducs et grands de Castille

Mes neuf compagnons de bonheur,

Qui s'en allèrent à Séville

Epouser des dames d'honneur.

Le roi me dit: '—Veux-tu ma fille?'

Et je lui dis: '—Merci, seigneur!'

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

'J'ai, là-bas, où des flots sans nombre

Mugissent dans les nuits d'hiver,

Ma belle farouche à l'oeil sombre,

Au sourire charmant et fier,

Qui, tous les soirs, chantant dans l'ombre,

Vient m'attendre au bord de la mer.

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.

'J'ai ma Faënzette à Fiesone.

C'est là que mon coeur est resté.

Le vent fraîchit, la mer frissonne,

Je m'en retourne en vérité!

O roi! ta fille a la couronne,

Mais Faënzette a la beauté!'

En partant du golfe d'Otrante,

Nous étions trente;

Mais, en arrivant à Cadiz,

Nous étions dix.




APRÈS LA BATAILLE

Mon père, ce héros au sourire si doux,

Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous

Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,

Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,

Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.

Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.

C'était un Espagnol de l'armée en déroute

Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,

Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié,

Et qui disait:—A boire, à boire par pitié!—

Mon père, ému, tendit à son housard fidèle

Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,

Et dit:—Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé.—

Tout à coup, au moment où le housard baissé

Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de Maure,

Saisit un pistolet qu'il étreignait encore,

Et vise au front mon père en criant: Caramba!

Le coup passa si près que le chapeau tomba

Et que le cheval fit un écart en arrière.

—Donne-lui tout de même à boire, dit mon père.




LE CRAPAUD

Que savons-nous? qui donc connaît le fond des choses?

Le couchant rayonnait dans les nuages roses;

C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident

Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent;

Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,

Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie;

Grave, il songeait; l'horreur contemplait la splendeur.

(Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur?

Hélas! le bas-empire est couvert d'Augustules,

Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,

Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils!)

Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils;

L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière;

Le soir se déployait ainsi qu'une bannière;

L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli;

Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde; et, plein d'oubli,

Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,

Doux, regardait la grande auréole solaire.

Peut-être le maudit se sentait-il béni;

Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini;

Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche

L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche;

Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,

Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux.

Un homme qui passait vit la hideuse bête,

Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête;

C'etait un prêtre ayant un livre qu'il lisait;

Puis une femme, avec une fleur au corset,

Vint et lui creva l'oeil du bout de son ombrelle;

Et le prêtre était vieux, et la femme était belle.

Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.

—J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel;—

Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie,

Peut commencer ainsi le récit de sa vie.

On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,

On a sa mère, on est des écoliers joyeux,

De petits hommes gais, respirant l'atmosphère

A pleins poumons, aimés, libres, contents; que faire,

Sinon de torturer quelque être malheureux?

Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.

C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent.

Fauve, il cherchait la nuit; les enfants l'aperçurent

Et crièrent:—Tuons ce vilain animal,

Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal!—

Et chacun d'eux, riant,—l'enfant rit quand il tue,—

Se mit à le piquer d'une branche pointue,

Élargissant le trou de l'oeil crevé, blessant

Les blessures, ravis, applaudis du passant;

Car les passants riaient; et l'ombre sépulcrale

Couvrait ce noir martyr qui n'a pas même un râle,

Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait

Sur ce pauvre être ayant pour crime d'être laid;

Il fuyait; il avait une patte arrachée;

Un enfant le frappait d'une pelle ébréchée;

Et chaque coup faisait écumer ce proscrit

Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,

Même sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave;

Et les enfants disaient: Est-il méchant! il bave!

Son front saignait; son oeil pendait; dans le genêt

Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait;

On eût dit qu'il sortait de quelque affreuse serre.

Oh! la sombre action, empirer la misère!

Ajouter de l'horreur à la difformité!

Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,

Il respirait toujours; sans abri, sans asile,

Il rampait; on eût dit que la mort, difficile,

Le trouvait si hideux qu'elle le refusait;

Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,

Mais il leur échappa, glissant le long des haies;

L'ornière était béante, il y traîna ses plaies

Et s'y plongea sanglant, brisé, le crâne ouvert,

Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,

Lavant la cruauté de l'homme en cette boue;

Et les enfants, avec le printemps sur la joue,

Blonds, charmants, ne s'étaient jamais tant divertis.

Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits

Criaient: Viens voir! dis donc, Adolphe, dis donc, Pierre,

Allons pour l'achever prendre une grosse pierre!

Tous ensemble, sur l'être au hasard exécré,

Ils fixaient leurs regards, et le désespéré

Regardait s'incliner sur lui ces fronts horribles.

—Hélas! ayons des buts, mais n'ayons pas de cibles;

Quand nous visons un point de l'horizon humain,

Ayons la vie, et non la mort, dans notre main.—

Tous les yeux poursuivaient le crapaud dans la vase;

C'était de la fureur et c'était de l'extase;

Un des enfants revint, apportant un pavé

Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,

Et dit:—Nous allons voir comment cela va faire.—

Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,

Le hasard amenait un chariot très lourd

Traîné par un vieux âne écloppé, maigre et sourd;

Cet âne harassé, boiteux et lamentable,

Après un jour de marche approchait de l'étable;

Il roulait la charrette et portait un panier;

Chaque pas qu'il faisait semblait l'avant-dernier;

Cette bête marchait, battue, exténuée;

Les coups l'enveloppaient ainsi qu'une nuée;

Il avait dans ses yeux voilés d'une vapeur

Cette stupidité qui peut-être est stupeur;

Et l'ornière était creuse, et si pleine de boue

Et d'un versant si dur, que chaque tour de roue

Était comme un lugubre et rauque arrachement;

Et l'âne allait geignant et l'ânier blasphémant;

La route descendait et poussait la bourrique;

L'âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,

Dans une profondeur où l'homme ne va pas.

Les enfants, entendant cette roue et ce pas,

Se tournèrent bruyants et virent la charrette:

—Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête!

Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend

Et va passer dessus, c'est bien plus amusant.

Tous regardaient.

Soudain, avançant dans l'ornière

Où le monstre attendait sa torture dernière,

L'âne vit le crapaud, et, triste,—hélas! penché

Sur un plus triste,—lourd, rompu, morne, écorché,

Il sembla le flairer avec sa tête basse;

Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce;

Il rassembla sa force éteinte, et, roidissant

Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,

Résistant à l'ânier qui lui criait: Avance!

Maîtrisant du fardeau l'affreuse connivence,

Avec sa lassitude acceptant le combat,

Tirant le chariot et soulevant le bât,

Hagard il détourna la roue inexorable,

Laissant derrière lui vivre ce misérable;

Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.

Alors, lâchant la pierre échappée à sa main,

Un des enfants—celui qui conte cette histoire—

Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,

Entendit une voix qui lui disait: Sois bon!

Bonté de l'idiot! diamant du charbon!

Sainte énigme! lumière auguste des ténèbres!

Les célestes n'ont rien de plus que les funèbres,

Si les funèbres, groupe aveugle et châtié,

Songent, et, n'ayant pas la joie, ont la pitié.

O spectacle sacré! l'ombre secourant l'ombre,

L'âme obscure venant en aide à l'âme sombre,

Le stupide, attendri, sur l'affreux se penchant,

Le damné bon faisant rêver l'élu méchant!

L'animal avançant lorsque l'homme recule!

Dans la sérénité du pâle crépuscule,

La brute par moments pense et sent qu'elle est soeur

De la mystérieuse et profonde douceur;

Il suffit qu'un éclair de grâce brille en elle

Pour qu'elle soit égale à l'étoile éternelle:

Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las,

Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats,

Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange

Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,

Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,

Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.

Tu cherches, philosophe? O penseur, tu médites?

Veux-tu trouver le vrai sous nos brumes maudites?

Crois, pleure, abîme-toi dans l'insondable amour!

Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour;

Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage,

La bonté, qui du monde éclaire le visage,

La bonté, ce regard du matin ingénu,

La bonté, pur rayon qui chauffe l'inconnu,

Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,

Est le trait d'union ineffable et suprême

Qui joint, dans l'ombre, hélas! si lugubre souvent,

Le grand ignorant, l'âne, à Dieu, le grand savant.




LES PAUVRES GENS

I

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.

Le logis est plein d'ombre, et l'on sent quelque chose

Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.

Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.

Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle

Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,

On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.

Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,

Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent.

La haute cheminée où quelques flammes veillent

Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,

Une femme à genoux prie, et songe et pâlit.

C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,

Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,

Le sinistre océan jette son noir sanglot.

II

L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,

Il livre au hasard sombre une rude bataille.

Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,

Car les petits enfants ont faim. Il part le soir,

Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.

Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.

La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,

Remmaillant les filets, préparant l'hameçon,

Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,

Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.

Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,

Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.

Dur labeur! tout est noir, tout est froid; rien ne luit.

Dans les brisants, parmi les lames en démence;

L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,

Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,

Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent,

Ce n'est qu'un point; c'est grand deux fois comme la chambre.

Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,

Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,

Comme il faut calculer la marée et le vent!

Comme il faut combiner sûrement les manoeuvres!

Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres;

Le gouffre roule et tord ses plis démesurés

Et fait râler d'horreur les agrès effarés.

Lui songe à sa Jeannie, au sein des mers glacées,

Et Jeannie en pleurant l'appelle; et leurs pensées

Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.

III

Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur

L'importune, et, parmi les écueils en décombres,

L'océan l'épouvante, et toutes sortes d'ombres

Passent dans son esprit, la mer, les matelots

Emportés à travers la colère des flots.

Et dans sa gaîne, ainsi que le sang dans l'artère,

La froide horloge bat, jetant dans le mystère,

Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers;

Et chaque battement, dans l'énorme univers,

Ouvre aux âmes, essaims d'autours et de colombes,

D'un côté les berceaux et de l'autre les tombes.

Elle songe, elle rêve,—et tant de pauvreté!

Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'été.

Pas de pain de froment. On marge du pain d'orge.

—O Dieu! le vent rugit comme un soufflet de forge,

La côte fait le brut d'une enclume, on croit voir

Les constellations fuir dans l'ouragan noir

Comme les tourbillons d'étincelles de l'âtre.

C'est l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre

Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux,

Et c'est l'heure où minuit, brigand mystérieux,

Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise,

Prend un pauvre marin frissonnant et le brise

Aux rochers monstrueux apparus brusquement.—

Horreur! l'homme dont l'onde éteint le hurlement

Sent fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge;

Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe

Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil!

Ces mornes visions troublent son coeur, pareil

A la nuit. Elle tremble et pleure.

IV

O pauvres femmes

De pêcheurs! c'est affreux de se dire: Mes âmes,

Père, amant, frères, fils, tout ce que j'ai de cher,

C'est là, dans ce chaos! mon coeur, mon sang, ma chair!—

Ciel! être en proie aux flots, c'est être en proie aux bêtes.

Oh! songer que l'eau joue avec toutes ces têtes,

Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron,

Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,

Dénoue au-dessus d'eux sa longue et folle tresse

Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,

Et qu'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font,

Et que pour tenir tête à cette mer sans fond,

A tous ces gouffres d'ombre où ne luit nulle étoile,

Ils n'ont qu'un bout de planche avec un bout de toile!

Souci lugubre! on court à travers les galets.

Le flot monte, on lui parle, on crie: Oh! rends-nous-les!

Mais, hélas! que veut-on que dise à la pensée

Toujours sombre la mer toujours bouleversée?

Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul!

Seul dans cette âpre nuit! seul sous ce noir linceul!

Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits.—O mère!

Tu dis: S'ils étaient grands! leur père est seul!—Chimère!

Plus tard, quand ils seront près du père et partis,

Tu diras en pleurant: Oh! s'ils étaient petits!

V

Elle prend sa lanterne et sa cape.—C'est l'heure

D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure,

S'il fait jour, si la flamme est au mât du signal.

Allons!—Et la voilà qui part. L'air matinal

Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche

Dans l'espace où le flot des ténèbres s'épanche.

Il pleut. Rien n'est plus noir que la pluie au matin;

On dirait que le jour tremble et doute, incertain,

Et qu'ainsi que l'enfant l'aube pleure de naître.

Elle va. L'on ne voit luire aucune fenêtre.

Tout à coup à ses yeux qui cherchent le chemin,

Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain,

Une sombre masure apparaît décrépite;

Ni lumière, ni feu; la porte au vent palpite;

Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux,

La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,

jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve.

—Tiens! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,

Dit-elle; mon mari, l'autre jour, la trouva

Malade et seule; il faut voir comment elle va.

Elle frappe à la porte, elle écoute; personne

Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.

—Malade! Et ses enfants! comme c'est mal nourri!

Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari.—

Puis, elle frappe encore. Hé! voisine! Elle appelle,

Et la maison se tait toujours.—Ah! Dieu! dit-elle,

Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps!—

La porte, cette fois, comme si, par instants,

Les objets étaient pris d'une pitié suprême,

Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même.

VI

Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans

Du noir logis muet au bord des flots grondants.

L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.

Au fond était couchée une forme terrible;

Une femme immobile et renversée, ayant

Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant;

Un cadavre;—autrefois, mère joyeuse et forte;—

Le spectre échevelé de la misère morte;

Ce qui reste du pauvre après un long combat.

Elle laissait, parmi la paille du grabat,

Son bras livide et froid et sa main déjà verte

Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte

D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté

Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité!

Près du lit où gisait la mère de famille,

Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,

Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis

Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,

Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,

Ils ne sentissent plus la tiédeur qui décroît,

Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.

VII

Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble!

Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble

Que rien n'éveillerait ces orphelins dormant,

Pas même le clairon du dernier jugement;

Car, étant innocents, ils n'ont pas peur du juge.

Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.

Du vieux toit crevassé, d'où la rafale sort,

Une goutte parfois tombe sur ce front mort,

Glisse sur cette joue et devient une larme.

La vague sonne ainsi qu'une cloche d'alarme.

La morte écoute l'ombre avec stupidité.

Car le corps, quand l'esprit radieux l'a quitté,

A l'air de chercher l'âme et de rappeler l'ange;

Il semble qu'on entend ce dialogue étrange

Entre la bouche pâle et l'oeil triste et hagard:

—Qu'as-tu fait de ton souffle?—Et toi, de ton regard?

Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,

Dansez, riez, brûlez vos coeurs, videz vos verres.

Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,

Le sort donne pour but au festin, au berceau,

Aux mères adorant l'enfance épanouie,

Aux baisers de la chair dont l'âme est éblouie,

Aux chansons, au sourire, à l'amour frais et beau.

Le refroidissement lugubre du tombeau!

VIII

Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte?

Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte?

Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant?

Pourquoi son coeur bat-il? Pourquoi son pas tremblant

Se hâte-t-il ainsi? D'où vient qu'en la ruelle

Elle court, sans oser regarder derrière elle?

Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé

Dans l'ombre, sur son lit? Qu'a-t-elle donc volé?

IX

Quand elle fut rentrée au logis, la falaise

Blanchissait; près du lit elle prit une chaise

Et s'assit toute pâle; on eût dit qu'elle avait

Un remords, et son front tomba sur le chevet,

Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche

Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche.

—Mon pauvre homme! ah! mon Dieu! que va-t-il dire? Il a

Déjà tant de souci! Qu'est-ce que j'ai fait là?

Cinq enfants sur les bras! ce père qui travaille!

Il n'avait pas assez de peine; il faut que j'aille

Lui donner celle-là de plus.—C'est lui?—Non. Rien.

—J'ai mal fait.—S'il me bat, je dirai: Tu fais bien.

—Est-ce lui?—Non.—Tant mieux.—La porte bouge comme

Si l'on entrait.—Mais non.—Voilà-t-il pas, pauvre homme,

Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant!—

Puis elle demeura pensive et frissonnant,

S'enfonçant par degrés dans son angoisse intime,

Perdue en son souci comme dans un abîme,

N'entendant même plus les bruits extérieurs,

Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,

Et l'onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire,

Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc;

Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,

Joyeux, parut au seuil, et dit: C'est la marine!

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