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La marchande de petits pains pour les canards

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CE QUI NE SE PEUT PAS

—Oh! dit madame Bullion, je vous devine, vous: vous voilà encore en train de manigancer des projets!…

M. Bullion revenait du fond de son jardin, un double mètre replié sous le bras, son carnet à la main et prenant des notes avec impétuosité.

—Chut! fit monsieur Bullion en désignant du doigt les soupiraux de l'office, je ne veux à aucun prix que les gens soient informés de ce que je médite.

—Je vous connais! Vous méditez quelque invention qui va nous coûter les yeux de la tête et qui ne sera appréciée de personne… Mais qu'est-ce que vous pouvez bien combiner au bout de ce jardin, en cachette de vos domestiques? Je suppose que votre intention n'est pas de leur installer un jeu de boules?

—Ma bonne amie, dit monsieur Bullion, je me propose de faire participer les gens qui m'entourent au progrès le plus élémentaire de l'hygiène moderne. Il est inadmissible que nous vantions tous les jours devant nos domestiques les bienfaits des ablutions générales, de la douche écossaise ou du «tub» bouillant, à la manière des Japonais, sans songer que ces gens sont pourvus du même système physiologique que le nôtre, éliminent comme nous par les pores de la peau des toxines qu'il est dangereux de laisser se résorber, enfin jalousent un bien-être évident qu'ils contribuent à nous procurer de leurs mains et qui cependant leur demeure totalement étranger. J'ai résolu de faire construire, au bout du jardin, derrière la haie des troènes, proche de la prise d'eau qui sert à l'arrosage, une salle de bains, telle qu'on en installe aujourd'hui jusque dans les logements les plus modestes.

—C'est insensé! dit madame Bullion.

—Pourquoi est-ce insensé? Cela me semble, à moi, élémentaire.

—C'est insensé, dit madame Bullion, parce que cela ne se fait pas.

*
*  *

Après trois mois et demi de travaux—coupés d'ailleurs par une grève partielle du «bâtiment», puis par une grève des plombiers—un beau matin, le petit édifice, au bout du jardin, derrière le rideau des troènes, se trouve enfin couvert, clos et garni intérieurement des accessoires que peut comporter une salle de bains munie de tout le confort moderne.

M. Bullion, madame Bullion elle-même oublient les vicissitudes sans nombre que cette construction leur a causées. La salle de bains a si bon air, et l'appareil, plus perfectionné, ma foi, que leur propre chauffe-bain, fonctionne avec une telle rapidité, une telle complaisance, que M. Bullion émet un moment l'idée de s'en servir pour son usage personnel.

—Mais, dit-il, ne renonçons pas à nos intentions généreuses; je vais appeler François, Amélie et la cuisinière; je ne veux pas tarder plus longtemps à jouir de leur heureuse surprise.

Ahuris, s'avancent les trois domestiques.

—Entrez, dit monsieur Bullion, entrez!

Et il les pousse à l'intérieur.

—Eh bien, qu'est-ce que vous dites de ça, mes braves?

La femme de chambre, Amélie, et Honorine, la cuisinière, sont prudentes; elles soupçonnent quelque piège et s'en rapportent à la décision du domestique mâle.

François, pour faire mieux que de parler, a pris soin, tout de suite, de frotter une allumette, d'allumer la veilleuse, de tourner le robinet de cuivre; il s'occupe, il expérimente, il se brûle même la main au filet d'eau qui passe soudain du froid au tiède et à la température d'ébullition, en répandant un nuage de vapeur. M. Bullion, par plaisir, touche une à une les pièces de la robinetterie, il remue du pied le tapis de liège, fait sonner du doigt la tôle de la baignoire que supportent des griffes de félin, enfin, se retournant vers ses trois serviteurs:

—Eh bien! je vous répète: qu'est-ce que vous dites de ça?

François, ayant médité, prononce à tout hasard:

—Pour de l'ouvrage qui nous a coûté à tous bien du tintouin, c'est de l'ouvrage assez réussi.

Les deux femmes acquiescent du regard. François a exprimé leur opinion, exactement. Et il reprend:

—Reste à savoir, à présent, à qui que ces ustensiles-là vont servir: ça n'est toujours pas monsieur et madame qui vont venir s'ébouillanter au fond de leur jardin?

Les deux femmes approuvent du bonnet avec plus d'empressement: Dieu sait si la destination de cette mystérieuse salle de bains depuis longtemps les taquine!

—Ah!… dit monsieur Bullion, vous avez mis le doigt sur le vif, mon garçon! et voilà précisément la surprise que je vous réservais. Cette salle de bains n'est ni pour madame ni pour moi; elle est pour vous… pour vous François, Amélie, Honorine… C'est à vous trois qu'elle fut de tout temps destinée!…

François n'a pas bronché; les deux femmes ensemble ont hoché la tête. Une expression stupide leur est commune: ils regardent, hypnotisés, médusés, le ruisselet brûlant que vomit le col de cygne, la nappe bouillante qui s'élève, et le doux nuage vaporeux qui attiédit la pièce et tend sur les vitres un voile de buée.

—Arrêtez! dit monsieur Bullion; ce n'est pas à cette heure-ci que vous allez étrenner l'appareil; mais j'entends que désormais vous en usiez selon vos besoins.

*
*  *

—Je les ai trouvés un peu froids, dit madame Bullion, quand les domestiques se furent retirés.

—Ils sont terrassés par l'étonnement, dit monsieur Bullion.

*
*  *

Le lendemain, M. Bullion aborde François:

—Eh bien! et ce bain?

—Ah! j'ai pas eu le temps ce matin, monsieur…

—Mais, la femme de chambre?… la cuisinière?…

—J'crois ben qu'elles n'ont pas eu le temps non plus elles…

—Ah!

Huit jours après, une couche de poussière ternit la baignoire où personne ne s'est avisé de répandre seulement le contenu d'un verre d'eau… M. Bullion, voyant cela, court au soupirail de l'office, les poings crispés, le sang à la tête:

—Sacré mille tonnerres de nom d'un nom!… Et ce bain?

François, qu'on peut voir attablé vis-à-vis des deux bonnes, prend le temps d'avaler une rasade de vin rouge, puis il s'essuie du revers de la main la lèvre. Il regarde successivement Honorine, Amélie, comme pour se munir de leur mandat:

—Le bain?… C'est ma foi vrai, monsieur, qu'on ne l'a pas encore pris… C'est-il donc possible que monsieur tienne tant à une chose pareille?…

—Comment! si c'est possible?… Ah! çà, mais vous êtes fous!… Ah! çà, mais, est-ce que vous voudriez vous payer ma tête?… Si c'est possible que j'y tienne tant?… Vous me demandez ça, à moi, quand j'ai fait bâtir pour vous, malheureux!… quand j'ai dépensé pour vous plus d'un billet de mille francs de ma poche!… Et puis, je ne suis pas là pour écouter vos réflexions: je mets à votre disposition une salle de bains et je vous ordonne de vous baigner. Un point, c'est tout. Pas plus tard que demain matin, si l'un de vous trois, pour commencer, n'est pas dans l'eau, vous aurez vos huit jours! C'est compris?

*
*  *

M. Bullion s'est levé dès le petit jour pour veiller à l'exécution de ses ordres. Depuis six heures, il a l'œil sur le jardin: il a lui-même, hier au soir, passé le râteau dans l'allée nouvellement sablée qui conduit au rideau de troènes: le sable n'a reçu encore l'empreinte d'aucun pas humain. François fait l'escalier; on entend, à intervalles réguliers, les chocs du balai-brosse contre les fers de la rampe. Ce n'est donc pas François qui prend le bain, ni qui se dispose à le prendre. M. Bullion sonne la femme de chambre. On va voir si Amélie est disponible! M. Bullion sonne une seconde fois. La femme de chambre ne monte pas. M. Bullion s'autorise de ce retard pour descendre un étage et il se montre sur le palier.

—Eh bien! J'ai sonné Amélie…

—Monsieur a sonné Amélie, dit François, mais c'est que… Amélie est dans le bain…

—Amélie est dans le bain! s'écrie M. Bullion, suffoqué; je serais curieux de savoir par où elle y est allée, par exemple! Ah! Amélie est dans le bain!… Elle a des ailes, Amélie, sans doute, pour aller au bain? Elle s'y transporte en aéroplane!… Eh bien! moi, je vous soutiens qu'Amélie n'est pas dans le bain.

—Je peux certifier à monsieur qu'Amélie est dans le bain; monsieur peut demander à Honorine qui l'a vue dans le bain, elle, de ses yeux vue. Monsieur veut-il voir son linge?

M. Bullion fonce tout d'un trait sur la cuisine où il pense se trouver nez à nez avec Amélie. Point d'Amélie! mais la cuisinière, ébaubie, terrorisée, ouvrant des yeux comme des trous de fourneau, et appliquée, de sa puissante corpulence, contre la porte d'une soupente obscure qui sert à l'occasion de buanderie.

—Qu'est-ce que c'est que la figure que vous faites là? Où est Amélie? Qu'est-ce que vous cachez dans ce nid à rats?… Allons, sacrebleu, laissez-moi passer!

Honorine, immobile comme une borne, mais dont l'effroi brise en secret les jarrets, ne compte plus que sur la pesanteur de sa masse pour obstruer l'entrée de la soupente. M. Bullion, au comble de l'humeur, va se colleter avec sa cuisinière, lorsque celle-ci, sur un signe du sage François, adopte un parti héroïque:

—Monsieur est le maître, dit-elle, mais monsieur n'entrera pas ici: c'est ici qu'Amélie prend son bain!

Madame Bullion, attirée par le bruit des voix, est entrée sur ce tragique aveu. C'est elle qui ouvre la porte de la soupente sans air ni lumière, où une femme ne tient pas debout, et où Amélie, en effet, prend honnêtement, chastement, aussi incommodément que possible, le bain ordonné, dans le cuvier à lessive, qu'il a fallu une heure et quart pour remplir à demi, bouillotte par bouillotte, d'une eau qui, de l'aveu des deux femmes, refroidissait à mesure…

M. Bullion croit étrangler ou mourir d'un coup de sang; il s'affaisse, anéanti, sur une chaise de la cuisine:

—Je vous fais construire de mes deniers… je vous installe une salle de bains pareille à celle de madame, à la mienne;… je vous dis: «C'est à vous… profitez comme moi-même du progrès…» et… vous vous baignez, pour m'obéir, dans une caverne de voleurs, dans un trou de taupe et dans un cuvier à lessive!… Ai-je le cauchemar? Suis-je dans une maison d'aliénés?… M'expliquerez-vous?…

La cuisinière, d'un geste candide, désespéré et marqué d'une grandeur qu'elle ignore, veut dire probablement qu'il y a des choses qui ne s'expriment pas, qui ne s'exprimeront jamais entre les domestiques et les maîtres.

François, plus disert, ayant roulé sa langue, prend la parole encore une fois pour les deux femmes et lui-même:

—Sans doute qu'on ne demande pas mieux, tous les trois, que d'obéir aux ordres de monsieur et madame; pour tout ce qui est du service, monsieur et madame le reconnaîtront, on ne se refuse pas à la besogne. A présent, pour ce qui est des bains, monsieur et madame sont témoins qu'on pouvait encore faire ce qui est faisable sans ébruiter la chose et sans que le voisinage en sache rien. Trois seilles d'eau dans un baquet, derrière une porte, ni vu ni connu, la farce est jouée… Tant qu'à se baigner dans une salle de bains pareille à celle de monsieur et madame, plus belle à mon goût, plus neuve en tout cas, et qui a fait du bruit dans le quartier autant que la construction d'un hôtel de ville, nous autres, des domestiques, non! On a beau mépriser le qu'en-dira-t-on, on ne peut pas s'exposer de gaieté de cœur à être montrés du doigt dans la rue, et principalement deux honnêtes filles à se voir traiter chez les fournisseurs comme des chanteuses qui ont soin de leur corps… Non! monsieur et madame le comprendront: y a ce qui se peut, et y a aussi ce qui ne se peut pas.

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