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La marchande de petits pains pour les canards

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LA
MARCHANDE DE PETITS PAINS
POUR LES CANARDS

Un abbé saute précipitamment dans une des barques amarrées au petit embarcadère du Lac, et le voilà qui se met à manier les avirons avec une remarquable gaucherie, et qui perd son chapeau, et qui heurte un canot ramenant plusieurs promeneurs; enfin, il pointe vers l'île en ramant à tour de bras. La scène a des allures de sauvetage. Plusieurs personnes semblent s'inquiéter. J'avise une marchande de petits pains qui se trouve là:

—Qu'est-ce qu'il y a donc?

—Oh! dit-elle… c'est monsieur l'abbé qui se fait du mauvais sang, rapport aux enfants qui sont allés dans l'île, à la buvette. D'ordinaire, ils m'achètent chacun deux gaufrettes, une madeleine, avec un verre de coco; mais les enfants, au jour d'aujourd'hui, y a plus moyen de les tenir, il faut qu'ils aillent au plus loin… Celui qu'est encore jeune, il peut courir après… Mais quand une fois l'âge est venu…

Je crois qu'elle s'apitoie sur le sort de l'abbé; mais c'est d'elle-même qu'elle m'entretient déjà. En quatre mots, je sais son histoire. Elle me dit:

—Je ne peux plus tenir sur les jambes; à soixante-cinq ans, si c'est pas malheureux! ma mère qu'en a quatre-vingt-sept, à l'heure qu'il est, et qui va et qui vient, droite comme les fûts de sapins!… Autrefois, je courais après le client: faut le lanciner; il a besoin de ça; autrement il ne s'arrête pas pour demander… Et en plus de ça, point d'estomac dans notre famille: c'est peut-être d'avoir été nourris au pain trempé dans de l'eau; huit enfants, monsieur, d'un père qui gagnait ses douze sous à la journée… Comment ça se fait-il que nous soyons encore huit de vivants?… Nous autres, nous sommes de l'Eure; monsieur connaît peut-être bien, tout près le château à monsieur le comte Baudru qu'est député à présent… même que monsieur Baudru a fait placer un de mes frères dans un grand restaurant comme plongeur… Ah! dame, c'est bien la moindre des choses: on vote pour lui… On s'en est donné du mal, la dernière fois, pour sa candidature contre monsieur Plateau, qu'ils l'appellent, un pur parisien, celui-là… Ah! malheur! ont-ils bu! ont-ils salivé!… Lequel des deux qu'était le meilleur? Baudru? Plateau? Après ça, voilà ce qu'il ne faut pas nous demander à nous autres, le pauvre monde… On vote pour celui-là qu'on croit qui réussira, pas vrai?… Des petits pains tout chauds, madame, mesdemoiselles! voulez-vous du pain pour les cygnes, les canards?… Faites excuse, monsieur, faut que je me déplace, voilà le garde qui s'approche à grands pas…

Elle trottine derrière une institutrice qui pousse devant elle trois fillettes; mais elle les perd, et revient vers l'entrée du sentier conduisant à l'embarcadère. Un homme y est déjà, avec un panier tout pareil au sien, garni de patisseries couleur de miel. Elle fronce les sourcils et passe devant lui en extirpant de ses mauvaises jambes tout le rendement possible. Je la rattrape:

—Hein? Il y a de la concurrence?…

—Ne m'en parlez pas, monsieur! Si ce n'est pas une calamité de voir là un homme valide venir faire le commerce où l'on a déjà tant de peine à tirer une malheureuse pièce de quarante sous, trois francs, les jours de beau temps encore—et ça n'est pas tous les jours!—C'est les protections, voyez-vous, monsieur; mais patience!… qui vivra verra… Le plus fort tuera le plus faible… Monsieur le comte Baudru est bien puissant… Oh! si seulement on était moins craintif!… Mais j'aperçois le brigadier, cette fois: il faut que je circule, bon gré mal gré, c'est le règlement… Mes pauvres jambes!… et quand on pense que ces messieurs, à l'hôpital, m'ont dit: «Dame, ma bonne femme, arrangez-vous pour rester assise, ou c'est la mort…» C'est des varices internes, je demande bien pardon du mot à monsieur, qui m'ont tenue couchée tout l'hiver… Y a pas huit jours encore, est-ce que je n'ai pas cru mon dernier quart d'heure venu?

—Mais, ne pouvez-vous obtenir la permission de vendre assise?

—C'est ça qu'il me faudrait, monsieur voit juste… Pardi, il m'arrive bien quelquefois de m'accroupir de lassitude, sur la bordure en fer, en guise de siège; songez donc, monsieur: depuis midi jusqu'à huit heures du soir à faire le pas gymnastique, mon panier d'un bras, ma cruche à coco de l'autre… Être assise, oui… J'ai bien un papier signé du médecin-chef… En le présentant au brigadier… Le brigadier n'est pas un mauvais homme; il «me cause bien», en passant, sans dureté… Je l'ai là, sur moi, mon papier…

—Eh bien! présentez-le: le brigadier vous fera asseoir!

—C'est bien ce que je me dis: faudra sans doute en venir là si je dois mourir de rester debout… Pardi, la vie, c'est pas qu'on y tienne… D'autres fois je me dis: voilà ma mère qui a quatre-vingt-sept ans; si je dois vivre aussi longtemps qu'elle, c'est-il pas de la lâcheté de s'asseoir à l'âge que j'ai?…

Le concurrent mâle a déjà dû «circuler» avec toute sa marchandise; ma bonne femme, qui ne cessait de guigner sa place, s'y reporte avec rapidité. Je mange une gaufrette pour me donner un prétexte à continuer la causerie qui m'intéresse: évidemment la marchande a une raison de ne pas demander la faveur d'être assise. Elle me dit:

—Ah! si le brigadier me permettait de m'asseoir là! C'est la bonne place…

—Fichtre!… vous allez bien! Mais vous garderiez, vous, assise, la meilleure place, tandis que les autres marchandes, même aux mauvais endroits, on les pourchasse!…

L'idée d'une inégalité ne la choque aucunement. Elle me dit:

—Si mon frère, le cadet, en finissait seulement d'obtenir de monsieur Baudru ce qu'il a en vue, je pourrais peut-être moi aussi me faire recommander de monsieur Baudru… Il a le bras long, à ce qu'ils disent.

—Ah! ah! monsieur Baudru vous obtiendrait d'être assise, et à la meilleure place!

—Si j'étais seulement recommandée au brigadier avant que je fasse ma demande, il y a tout à espérer… Pourquoi pas? Monsieur Baudru, tous mes frères ont voté pour lui comme un seul homme! C'est le tour du cadet à demander, à cette heure; mais il est craintif… Il a pourtant fait écrire, depuis six mois, une fois, deux fois, trois fois. On est sans réponse… Ah! ça n'est pas qu'on soit dans l'inquiétude: monsieur Baudru est un honnête homme; il nous doit ça. Il ne lésinera pas: on l'a nommé.

—Que désire donc votre frère cadet?

—Être placé dans le Bois, pardi, monsieur! Pourquoi donc pas lui aussi bien qu'un autre?

—Et qu'est-ce qu'il fait pour le moment?

—Il attend… Pardi, il aurait bien trouvé du travail au pays; mais, établi là-bas, ça n'est pas un bon moyen pour obtenir ici… Voilà de ça bientôt un an, depuis l'élection de monsieur Baudru, tout juste, que le malheureux garçon est sans place. Où est-ce qu'il était auparavant? Il était au chemin de fer, monsieur; la compagnie l'a mis à pied sous prétexte qu'il s'était trop occupé de politique… Jugez ça, monsieur: faut-il élire un député? faut-il point? et si c'est pas les bons qui s'en occupent, faut-il donc laisser la place aux ennemis du pays?…

—«Aux ennemis du pays!…» vous arrangez bien ce pauvre Plateau: je le connais, savez-vous; c'est un ancien camarade à moi…

—C'est-il vrai Dieu possible, monsieur, que vous connaîtriez monsieur Plateau! On a dit de lui tant de mal!

—Il a quatre petits enfants qui viennent par ici tous les jours; ils sont peut-être de vos clients; lui-même, souvent les accompagne; il a dû vous parler en passant; il n'est pas fier.

Elle tombe assise sur les arceaux de fer de la bordure, relève ses lunettes sur son front; abandonne à terre son panier, sa cruche à coco. Si monsieur Plateau avait été élu, elle aurait pu lui parler tous les jours!… parler à son député!… Sa cervelle chavire.

—Voyez ce que c'est que le pauvre monde, dit-elle: où voulez-vous qu'il aille se renseigner sur celui qui est le bon, sur celui qui est le mauvais?

—Mais je ne dis pas que monsieur Baudru, votre député, soit mauvais; je dis que je connais Plateau, qu'il passe ici tous les jours.

—Oui, oui; vous ne dites pas… vous dites… C'est entendu!… N'empêche que nous autres, avec monsieur Baudru, voilà près de douze mois qu'on attend, le bec dans l'eau, après une place pour mon frère cadet!…

—Mais, qui vous dit, ma pauvre bonne femme, que monsieur Baudru peut disposer ainsi d'une place? et d'une place au Bois-de-Boulogne qui relève de la Ville?

—De la Ville, c'est bien ça; mais, à en croire les on-dit, chez nous, monsieur Baudru serait un homme qui fait la pluie et le beau temps…

—C'est beaucoup dire!

—Oh! tenez, monsieur, j'en aurai le cœur net, puisque je vois bien que vous en savez long sur les uns et sur les autres, et vous avez la franchise peinte sur la figure; j'ai bien entendu dire aussi contre monsieur Baudru… allez!… Il y a un cocher de remise, nommé Grincet, qui ne s'en prive pas… Voyons! c'est-il vrai, oui ou non: il y en a qui vont jusqu'à soutenir qu'il n'est pas républicain!…

Elle prononce le mot «républicain» d'une voix assourdie et comme s'il s'agissait d'un terme fatidique, surtout propre à ouvrir toutes les portes. Je me tais. Elle reprend, très anxieuse:

—Il y en a qui disent qu'il est républicain, d'autres qui soutiennent qu'il ne l'était que sur ses affiches: allez donc voir, nous autres, le pauvre monde, à qui croire là-dedans?

—Mais, je ne sais pas plus que vous ce qu'est en réalité monsieur Baudru: sans voter avec le gouvernement…

—Il ne vote pas avec!… Il n'est pas du côté du gouvernement!… Voilà bien ce que je m'étais laissé dire!… Et comment être prévenus de ça, nous autres? moi qui ne vois quasiment point de mes yeux à lire l'imprimé, et mon frère qui n'achète point de journal de peur d'être vu par un mouchard en train de lire celui qu'il ne faut pas!…

Elle se relève; le sang lui monte au visage; elle rajuste ses lunettes, se flanque de son panier et de sa cruche de coco; et elle vocifère:

—C'est donc ça, qu'il ne fait rien pour nous: pardi! il n'est pas du côté du manche!… Ah! Grincet avait raison de dire à mon frère cadet: «Mon vieux, tu peux te taper avec La baudruche!…»

Et elle ajoute:

—Alors, pourquoi qu'ils l'ont élu, s'il n'est pas puissant?…

Deux fillettes ont puisé à même le panier pendant que la marchande parlait; la fräulein demande un «ferre de gogo»; la bonne femme les comble de politesses, de saluts, de mots sucrés, veut leur faire accepter une demi-tablette de chocolat par-dessus le marché. Quand elles sont parties, elle me dit:

—Ça ne serait pas les demoiselles à monsieur Plateau, par hasard?

—Non.

L'abbé revient avec les deux jeunes gens qui tiennent eux-mêmes les avirons, cette fois, plus adroitement que leur précepteur. La marchande sur ses mauvaises jambes se précipite vers l'embarcadère en même temps que deux de ses collègues plus agiles; les gamins, impitoyables, qui, en virant, ont été témoins du match des marchandes, jettent quatre sous dans le panier de celle qui est arrivée bonne première.

Le soir tombe en peignant de rose les beaux troncs rectilignes des pins; contre le miroir étincelant du lac, je vois la silhouette affaissée de ma vieille, qui me paraît agrandie de tout ce qu'elle signifie à mes yeux, depuis le dernier quart d'heure écoulé: confiance éperdue, espoir insensé, candeur du «pauvre monde».

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