La marquise de Condorcet: Sa Famille, son Salon, ses Amis, 1764-1822
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Title: La marquise de Condorcet: Sa Famille, son Salon, ses Amis, 1764-1822
Author: Antoine Guillois
Release date: October 10, 2020 [eBook #63435]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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Elle appartient au domaine public.
LA MARQUISE
DE
CONDORCET
DU MÊME AUTEUR
- Napoléon: L’Homme, le Politique, l’Orateur. (Librairie académique.) 1889. 2 vol. in-8o.
- Pendant la Terreur: Le Poète Roucher. (C. Lévy.) 1890. 1 vol. in-18. 2e édition.
- Le Salon de Madame Helvétius: Cabanis et les Idéologues.
(C. Lévy.) 1894. 1 vol. in-18. 2e édition.
(Ouvrage couronné par l’Académie française). - Les Boufflers à Auteuil. (Publication de la Société historique d’Auteuil et de Passy.) 1895.
En préparation:
- Une Famille parlementaire: Le Président Dupaty et le Conseiller Fréteau.
- Les Oppositions pendant le Consulat et l’Empire: Coppet. La Vallée aux Loups. Le Muséum. Le Corps législatif.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
S’adresser, pour traiter, à M. Paul Ollendorff, éditeur, 28 bis, rue de Richelieu, Paris.
ANTOINE GUILLOIS
LA MARQUISE
DE
CONDORCET
Sa Famille, son Salon, ses Amis
1764-1822
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis
1897
Tous droits réservés.
IL A ÉTÉ TIRÉ
Dix exemplaires sur papier de Hollande
Numérotés à la presse
A Monsieur le Vicomte de GROUCHY
MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE
PETIT-NEVEU DE MADAME DE CONDORCET
Si vous ne m’aviez soutenu par vos encouragements de tous les jours, aidé par vos découvertes si heureuses, ce livre, mon cher ami, n’aurait sans doute jamais été publié.
J’aimerais écrire votre nom auprès du mien et consacrer par là cette collaboration précieuse; afin de laisser à l’historien une liberté plus grande et une impartialité qui ne saurait être soupçonnée, vous ne l’avez pas voulu.
Du moins, laissez-moi mettre ces pages sous vos auspices; ce ne sera qu’un bien modeste hommage d’affection et de reconnaissance.
Femme supérieure qui savait charmer et dominer les réunions les plus diverses; sœur par le cœur, la parenté et le génie de celui que Manzoni appelait «l’angélique Cabanis»; épouse de l’un des savants les plus illustres que l’humanité ait produits; exemple sublime, aux heures douloureuses, de dévouement conjugal et d’amour maternel, la marquise de Condorcet synthétise et rappelle une époque qui marquera, en dépit de bien des fautes, une des étapes glorieuses de l’Histoire.
Mme de Condorcet avait été élevée dans une famille noble, mais ouverte aux idées philosophiques, et sa jeunesse avait commencé avec ces années délicieuses dont on a pu dire que ceux qui ne les ont pas vécues ont ignoré ce que c’était que la douceur de vivre. Au milieu d’une société qui, sous les apparences les plus légères, agitait les problèmes les plus graves, à Villette et dans le salon de l’hôtel des Monnaies, la fille du marquis de Grouchy représentait, à la fois, les grâces délicates et les pensées sérieuses.
Sans doute, son imagination et son cœur s’égarèrent dans les utopies et les rêves qui agitaient alors le monde nouveau; mais ses erreurs, toujours désintéressées, ne furent que des illusions généreuses et, au lendemain des malheurs les plus terribles, elle ne renia, du moins, jamais les convictions de sa jeunesse.
Depuis le Consulat jusqu’à sa mort, conformant sa conduite à ses principes et montrant une dignité que beaucoup de ses amis avaient trop oubliée, Mme de Condorcet resta ce qu’elle était à l’aurore de 1789.
Cette unité de sa vie en fait la véritable gloire.
Si les existences cruellement agitées par des événements tragiques inspirent déjà l’intérêt, combien plus l’attention de l’Histoire n’est-elle pas sollicitée quand les acteurs de ces époques troublées se sont fait remarquer par l’énergie de leur caractère ou les qualités de leur âme.
De cette pensée est né ce livre.
Bellevue, 16 avril 1896.
Qu’il me soit permis de remercier ici mon excellent ami, le marquis du Paty de Clam et M. le baron Fréteau de Pény qui m’ont laissé puiser, avec tant de générosité, dans leurs archives de famille.
J’exprime aussi toute ma gratitude à M. Fernand d’Orval, à qui je dois communication du portrait de Mme de Condorcet, sa grand’tante.
LA
MARQUISE DE CONDORCET
LIVRE PREMIER
LA CHANOINESSE
CHAPITRE PREMIER
ENFANCE DE SOPHIE DE GROUCHY
Le château de Villette.—Les Grouchy.—Le marquis et sa femme.—Vie patriarcale à la campagne.—Les hôtes littéraires à Paris.—Rue Gaillon et rue Royale.—Les Fréteau, Dupaty et d’Arbouville.—Enfance de Sophie.—Son frère Emmanuel.—Sa sœur Charlotte.—Le chevalier de Grouchy.—Grave maladie en 1775.—Lectures et travaux de Sophie.
Sur les confins de la Normandie et de l’Ile-de-France, dans une fertile vallée, à quelques kilomètres de Meulan, s’élève le château de Villette.
Ce n’est pas une ancienne forteresse féodale, mais bien plutôt la maison, large et confortable, d’une de ces familles parlementaires qui arrivaient à l’apogée de leur fortune à la veille de la Révolution.
Une allée de vieux tilleuls conduit, par une pente douce, à la cour d’honneur dont le château, avec ses deux ailes qui s’avancent en demi-cercle, forme le fond. A droite et reliée au château par une galerie qui ressemble à un cloître, c’est la chapelle. A gauche, les communs.
On entre dans la maison par un double escalier en fer à cheval et l’on se trouve dans une pièce immense, ronde et fermée par un dôme élevé. C’est là que donnent les différentes pièces du rez-de-chaussée: salon à six fenêtres s’ouvrant sur le parc; salle à manger ornée de grottes en rocailles et dessus de portes peints en camaïeu; voici une autre grande pièce qui servait autrefois de bibliothèque, puis quelques petits appartements, qui se retrouveront, plus nombreux, au premier étage.
L’escalier qui y conduit part aussi de l’immense vestibule tandis que, dans une niche faisant face au visiteur, se dresse le buste en marbre blanc du vieil Homère.
Une terrasse domine le parc et les rivières, qui sont le véritable joyau de cette demeure seigneuriale.
Le marquis de Grouchy, qui l’habitait avec sa femme dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’embellissait tous les jours; il en avait fait un lieu de délices, et Mlle Fréteau, fiancée du président Dupaty, pouvait lui écrire: «Il semble que Flore, Cérès et Neptune se soient plu à embellir cette demeure, dont les propriétaires sont parvenus à faire un petit paradis terrestre.» Villette l’était bien, en effet, et, comme les visiteurs, les animaux eux-mêmes y trouvaient une hospitalité sympathique. Un jour, un essaim d’abeilles vint se fixer dans un des angles du château; les domestiques et les enfants reçurent l’ordre de le respecter et il semble bien que ces bêtes intelligentes en conçurent quelque reconnaissance, car on n’eut jamais aucun accident à déplorer. Aujourd’hui encore, la troupe bourdonnante est attachée aux flancs du château comme pour rappeler que de l’ancienne demeure tous les vieux habitants n’ont pas encore disparu[1].
La terre de Villette était entrée dans la famille de Grouchy, au commencement du règne de Louis XV par le mariage de Nicolas-Pierre de Grouchy, capitaine des vaisseaux du Roi, avec Nicole-Ursule-Elisabeth Cousin qui apportait en dot le château et ses dépendances.
On trouve la famille de Grouchy, qui est d’origine normande, parmi celles qui suivirent Guillaume le Conquérant en Angleterre. En 1248, Robert et Henri de Grouchy prirent part à la croisade de saint Louis. Leurs descendants s’illustrèrent dans les lettres et aux armées.
Nicolas de Grouchy, savant humaniste, fut précepteur de Montaigne, tandis que François de Grouchy, capitaine de cavalerie sous le duc d’Alençon, se montrait un des partisans les plus dévoués d’Henri IV, qu’il reçut à Dieppe avant la bataille d’Arques[2].
François-Jacques, seigneur de Robertot, marquis de Grouchy, ancien page de Louis XV et cornette de cavalerie, avait épousé[3] à l’automne de 1760, Marie-Gilberte-Henriette Fréteau, sœur du conseiller au Parlement de Paris.
Il avait quarante-six ans[4], tandis que sa femme était toute jeune; mais la différence d’âge ne semblait pas aussi grande et un des amis de la famille écrivait, le 30 octobre 1760, à Mme Fréteau, mère de la jeune femme[5]:
«Transpire-t-il quelque chose de plus du culte intérieur de M. de Grouchy? Il cherche à cacher sa dévotion, mais je crois que l’on peut décider qu’il en tient à présent tout plein et tout à travers le cœur. Il me semble qu’il rappelle assez le philosophe marié qui n’ose avouer son amour et que ce même amour trahit sans cesse. Au reste, sa méthode n’est pas mauvaise, car plus on est recueilli plus on a de ferveur et le feu concentré n’en est que plus ardent.»
Sous l’éloge, même dans l’agrément de ces premiers jours, on sent une certaine réserve; le marquis était froid et renfermé. Son caractère était parfois difficile et sa charmante femme ne pouvait pas toujours dissimuler, sinon son chagrin, du moins son ennui.
En parlant de la mère du président Dupaty, elle laissait échapper cette confidence qu’on saisit à travers l’allusion[6]:
«Je suis de votre avis, disait-elle à son beau-frère le président, sur les moyens qui auraient pu la rendre toujours aussi aimable qu’intéressante. La froideur est aux agréments, quelquefois même aux vertus, ce que l’hiver est à la nature. Ses richesses sont resserrées dans son sein, mais son extérieur est sec et aride. Il gèle sur l’écorce. Vous voyez d’où je prends cela. (Et devenant plus explicite, parlant directement de son mari)... Je voudrais qu’il fût destiné à vivre longtemps. Je prends sa vie en masse et je vois que, plus que d’autres, il l’a passée à labourer. Il est vrai qu’il a souvent changé la rosée en brouillard. Qu’importe! je ne lui en suis pas moins attachée.»
Mme de Grouchy, au contraire, était délicieuse. On ne tarissait pas d’éloges sur son compte. Son père[7], quand il parlait d’elle, ne l’appelait que la sublime Grouchy; et son frère, le conseiller, la dépeignait ainsi[8]: «Femme incomparable par l’élévation de son esprit, femme avec l’âme de laquelle je changerais la mienne, s’il était en mon pouvoir.»
En la quittant, après un séjour à Villette, sa jeune sœur Adélaïde,—celle qui sera Mme Dupaty,—disait[9]: «L’habitante de ces lieux ne contribue pas peu à en rendre le séjour agréable. Elle m’a fait passer les jours les plus heureux. On ne peut la quitter quand une fois on la possède. Pour moi, je ne pouvais m’y résoudre. Jugez combien j’ai été sensible à notre séparation.»
La chasse, la promenade à pied et en bateau, la lecture[10] étaient presque les seules occupations des châtelains de Villette qui, dans ces premières années, avant la naissance de leurs enfants, n’avaient d’autre distraction, à la campagne, que d’y recevoir leurs parents et quelques amis intimes comme Lope, Dussaulx et Roucher.
Mme de Grouchy avait deux sœurs: l’une, Félicité, mariée au marquis d’Arbouville, habitait Versailles; l’autre, Adélaïde, avait épousé Dupaty et partageait son temps entre Bordeaux, où son mari était président à mortier, Paris et les nombreux exils auxquels l’esprit aventureux du magistrat l’avait fait condamner.
Nous savons aussi qu’elle avait un frère, le conseiller Fréteau, qui demeurait tantôt à Vaux, près de Melun, tantôt à Paris, rue Gaillon, no 15.
C’est là qu’en hiver toute la famille se réunissait[11], dans cet hôtel qui vit passer les hommes les plus remarquables de l’époque: Turgot, d’Alembert, et plus tard Beaumarchais et Condorcet. Là, qu’un jour, l’abbé Sabatier, membre de l’Académie française, fut condamné à faire, comme gage, une description de la femme et qu’il s’en tira par ces vers spirituels:
Au printemps de 1764, le marquis de Grouchy et sa femme se hâtèrent de gagner Villette, et, quelques jours après leur arrivée, la marquise donnait le jour à une fille qui fut appelée Marie-Louise-Sophie[12].
Cette enfant, dont l’existence devait être si agitée, montra, dès ses premières années, en même temps qu’un extérieur gracieux une âme peu commune. La «jolie Grouchette», comme on l’appelait dans sa famille, savait lire et écrire à l’âge de six ans. «Pour te donner une idée de la petite de Grouchy, écrivait la Présidente à son mari[13], je t’envoie deux petites lettres qu’elle a écrites d’elle-même à sa mère pendant sa dernière absence. Il est aisé de deviner quel germe a donné naissance à un être aussi intéressant. C’est un personnage. Ce sera le portrait de sa mère.»
Et la même Mme Dupaty, le 2 octobre 1770, écrivait à son père[14]: «Notre sœur sublime est toujours aussi aimable et aimante; son aînée se décore et emprunte chaque jour quelque trait de l’âme de sa tendre mère. Elle n’acquiert que trop de ressemblance avec elle, car sa santé est, à mon gré, bien délicate et en bien mauvais état. Pour moi, je n’en dis rien, mais elle m’inquiète. Un jaune universel répandu sur tout son corps me fait appréhender pour elle une jaunisse. Les yeux battus, des lassitudes dans les jambes sembleraient l’annoncer. Elle est encore gaie, cependant, mais mange fort peu. Les autres sont bien gentils et bien portants.»
«Les autres», c’est qu’en effet depuis 1764 M. et Mme de Grouchy avaient eu deux nouveaux enfants; un fils, Emmanuel, qui naquit le 23 octobre 1766 et qui deviendra maréchal d’Empire et une seconde fille, Félicité-Charlotte, venue au monde au mois de mars 1768 et le 27 du même mois, tenue sur les fonts baptismaux par son oncle, le président Dupaty.
Naturellement, dans cette branche de la famille, la filleule du magistrat tiendra désormais une grande place dans les préoccupations et dans la correspondance; mais on n’oubliera pas, cependant, Sophie, «la jolie petite nymphe aux yeux noirs,» comme disait le Président, et, malgré les titres de la cadette à une préférence qui aurait été légitime, c’est l’aînée qui, en secret, restera la plus chérie de toute la famille. Quand il venait à Paris[15], le Président déclarait que Sophie avait une bonne part dans son impatience et dans ses désirs de retrouver les siens.
Cependant, il n’est pas possible de séparer ce que la nature avait si bien uni; et la peinture de la vie patriarcale qu’on menait à Villette ne serait plus exacte si l’on négligeait de rappeler tous ceux qui vivaient dans cet intérieur charmant.
Le 25 mai 1769, la Présidente écrivait à son mari[16]: «Votre filleule devient gentille à manger. Elle court toute seule. Il ne lui manque que la parole. Son esprit voudrait se manifester et trouver une porte de sortie. Il étincelle dans ses grands yeux, dans ses petits mouvements. Mais il faut attendre la nature... Son petit frère est beau comme un ange. C’est un amour aux yeux bleus. Il est doux et avisé à plaisir. Pour votre petite Grouchette, elle est toute prête à monter en graine.»
Mais il faut laisser la parole à la mère elle-même. On y verra mieux que dans tous les récits sa bonté, son esprit et son cœur[17]: «Il ne me reste d’existence, écrivait-elle au Président, que ce qu’il en faut pour l’éducation de mes enfants. Il commence à entrer de l’esprit et du sentiment dans l’âme de ma fille dont les dispositions sont heureuses; mon fils m’astreint par sa jeunesse à ce que l’éducation a de plus sec et de plus aride. Mais il me laisse entrevoir de la sensibilité et l’espoir de l’intelligence.
«Charlotte est un vrai petit bijou pour le caractère; rien de plus caressant, de plus gai, de plus drôle. Ce petit peuple me prend bien des moments que je lui consacre avec plaisir. M. de Grouchy les aime éperdument, vient souvent les voir chez moi et jette un coup d’œil de complaisance et de satisfaction sur les soins que je leur donne.»
Et, une autre fois, elle écrit encore au même correspondant[18]:
«Je vais te parler des miens en bref. D’abord, le bouquet, c’est Charlotte: il est moins frais que de coutume. Un rhume, un mal d’estomac l’ont un peu défleurie; ce n’est rien. La rose blanche,—c’est ma Grouchette,—croît assez et reste sensible aux charmes des arts, de l’esprit et de la vertu. L’Emmanuel mord à la grappe que lui présente son jeune mentor qui a trouvé le chemin du cœur.»
Mais il n’est pas dans l’ordre des choses qu’un pareil bonheur puisse durer longtemps. Au mois de septembre 1775, Sophie fut atteinte d’une petite vérole des plus graves; tous les médecins la condamnèrent. Elle y survécut cependant et cette crise terrible fut, pour elle, salutaire. De cette maladie date une transfiguration physique qui l’ayant trouvée laide, engoncée, de petite taille, la rendit grande, élancée, superbe, douée de cette beauté qu’elle garda jusqu’à ses derniers jours et qui était tellement établie, qu’on ne l’appelait jamais, même parmi ses ennemis, que la belle Sophie de Grouchy et, plus tard, la belle Mme de Condorcet[19].
Aimante comme nous la connaissons, Mme de Grouchy fut bouleversée par la maladie de sa fille. Les lettres où elle en parle sont trop touchantes pour ne pas être données ici[20]; le 13 octobre 1775, de Villette, elle écrivait à sa sœur, Mme Dupaty:
«Le savez-vous, ma chère amie, que je viens d’être menacée du plus terrible sacrifice que la Providence pût m’imposer? Ma fille vient d’avoir la petite vérole de la plus mauvaise qualité et compliquée d’un venin affreux... Jugez de ma situation pendant treize jours, mais surtout pendant une semaine que, l’arrêt prononcé, je n’attendais plus sa vie que d’un miracle. Il n’y a point de termes pour rendre ce déchirement, quand les liens du sang, ces liens brûlants de la maternité, vont être rompus! Hélas! vous l’avez éprouvé, tendre mère, mais l’objet que vous perdiez, quelque intéressant qu’il fût, ne pouvait vous être ce que m’est cette enfant; un attachement de dix années, dont toutes les heures me liaient par des soins et des espérances, un cœur vraiment tendre, sensible et reconnaissant, sentant les besoins de l’amitié et s’élevant à tout par l’action du sentiment et de la raison, développant pendant cette maladie qui a été un supplice infernal par sa nature et par celle des remèdes, un courage bien supérieur à tout ce que je pouvais présumer, voilà ce qu’il fallait perdre et voilà ce qui m’a été rendu. Je n’ai pas d’expressions pour dire ma joie, mais tu peux la mesurer sur mes alarmes qui ont été portées au dernier point. Le ciel a entendu nos vœux. Il nous a rendu ma fille. Hélas! que serais-je devenue s’il m’avait fallu voir tomber cette fleur? La plaie se serait agrandie tous les jours. Les temps, les lieux, les personnes, les secours, la triste nécessité de vivre pour des devoirs aussi sacrés et que je n’entrevoyais plus qu’avec un affreux dégoût, tout m’eût rappelé ma perte, tout aurait enfoncé le poignard. Je ne puis rendre compte, ma chère amie, de tout ce que j’ai ressenti; le souvenir de mille pensées depuis six mois prenait l’apparence de funestes pressentiments. L’idée désespérante de sa perte s’était présentée à moi depuis que je la voyais confirmer de plus en plus les promesses de son bon naturel; j’en avais été poursuivie et je croyais y lire mon cruel destin. Que le cœur d’une mère est neuf à cette vérité si frappante que nos vies ne tiennent à rien! Avec quelle amertume j’en dévorais l’expérience! Je ne finirais pas, chère amie, de te peindre ma douleur. Tout l’accroissait. M. de Grouchy était dans le désespoir du père le plus tendre. Son état m’effrayait. Il me prouvait que tout ce que j’avais attendu, projeté, désiré de cette enfant s’était réalisé pour être impitoyablement brisé... Nous voilà sur la route de la convalescence...»
Quinze jours après, le 28 octobre, Mme de Grouchy écrivait à Dupaty[21]:
«Tu as vu l’abîme dont j’ai mesuré en frémissant la profondeur. Je n’y voyais point de fond en vérité. On ignore comme on aime jusqu’au moment où on est menacé de perdre l’objet de son amour et, dans cet instant, on croit n’avoir pas encore commencé de l’aimer. Quelle tempête dans l’âme de ta pauvre sœur! Elle a vraiment passé des horreurs du désespoir à une joie ravissante, mouvement inconnu à qui n’a pas éprouvé le contraste de voir engloutir ou d’arracher aux flots conjurés une tête chérie.
«Hélas! mon ami, j’ai reconnu peut-être trop, (puisque la vie ne tient qu’à un fil), combien ma fille est nécessaire à mon bonheur. Je me rappelle maintenant dans quel vide je serais si je l’avais perdue. C’est te dire combien son cœur et son esprit sont déjà de niveau aux miens. Tu pardonnes ce langage à une mère qui croit, au moins, pouvoir avouer son courage et sa sensibilité. Nous avançons dans cette convalescence qui a été si laborieuse qu’après les premiers transports de la résurrection, c’était pour moi un nouveau supplice. Elle commence à marcher et à agir seule... Elle sera peu ou point marquée. Il n’y a pas longtemps que je jouis de cette faveur tant l’effroi d’un grand malheur éclipse la peur d’un moindre. Reçois, cher ami, toute la reconnaissance de cette chère enfant. La voilà bien plus liée à la vie que devant. Le tendre intérêt de tant de bons parents échauffe cette jeune âme qui, j’espère, sera toujours susceptible de s’enflammer à l’amour des siens... Mes fleurs sont en bon état. La Charlotte est toujours gentille; mon cadet[22] est plein de vivacité et de santé. Mon grand fils se développe assez bien. Tout cela fait mon ciel; mais il y a des nuages, comme tu vois, même des orages. Mon mari les sent aussi fortement que moi.»
Cette année-là, les Grouchy passèrent à Villette la mauvaise saison[23]. Le 8 décembre, la marquise écrivait au Président:
«Je t’ai laissé sur la convalescence de ma fille qui jouit enfin de toutes ses forces. Il ne lui reste que des traces légères, de rares douleurs de nerfs et un peu de faiblesse dans la vue. Mes trois autres sont assez bien de tous points, à la maigreur près pour Charlotte, quoique avec un assez bon fonds. Mon fils se fortifie bien et se développe assez pour me faire beaucoup espérer sur son compte. La tournure de son Mentor[24], qui a vraiment infiniment des qualités désirables pour ses importantes fonctions, apprivoise son âme plus concentrée, plus froide dans l’origine que celle de ses sœurs. Elle acquiert du tact et de la sensibilité. Il annonce une grande raison, du jugement et l’heureux pronostic de la curiosité. Je suis donc fort contente sur ce point.»
Au printemps de 1776, on envoya Sophie à Vaux-le-Pénil, dans la propriété qui appartenait à son oncle, le conseiller Fréteau. «Bâtie à mi-côte, sous un voile discret de verdure, avec la Seine à ses pieds, Melun tout proche et les masses lointaines de la forêt de Fontainebleau fuyant à l’horizon, sa façade à rotonde indiquait la demeure d’un grand seigneur du XVIIIe siècle, ami des Muses et des arts plus encore que magistrat; les toitures mêmes étaient remplacées par des terrasses à l’Italienne qui faisaient fureur depuis Versailles[25].» Louis XV n’aimait pas cette forme de toits et l’on raconte dans la famille qu’un jour où les carrosses de la cour traversaient les ponts de Melun, le roi avait dit en montrant le château de Vaux: «Voici le coffre à avoine de M. Fréteau.»
Là, Sophie sut conquérir de nouvelles affections et parfaire, grâce à son charme personnel, la bonne opinion qu’elle n’avait donnée, jusque-là, que par ses lettres ou dans les rapides entrevues de Villette.
Après cette maladie et la longue convalescence qui l’avait suivie, Sophie se remit à l’étude, au dessin et à la musique, sous la haute direction de sa mère qui s’occupait de son moral, tandis que l’abbé de Puisié, précepteur d’Emmanuel et du Chevalier, se chargeait de donner quelques leçons techniques à la sœur aînée en même temps qu’à ses élèves.
Sophie était même devenue l’aide et parfois la remplaçante du professeur. Dans un journal personnel qu’elle avait intitulé Gazette et Affiches du Château de Villette, elle racontait toutes les péripéties de l’éducation de ses frères. En parlant du cours de Droit naturel, elle disait: «Les écoliers attendent impatiemment leur maître. Le plus âgé (c’était elle) a gagné une bonne altération de voix à répéter la seconde partie du droit en trois heures d’horloge. Un professeur qui, sans être vieux, n’est pas pour l’âge au no 19, peut donc avoir la poitrine fatiguée, sans qu’inquiétude doive s’en suivre, mais seulement précautions et ménagements[26]. Quand (sic) aux rêves creux, ils ne peuvent convenir à quelqu’un qui est censé savoir bien diriger ses idées, puisqu’il apprend aux autres à se diriger eux-mêmes.»
Et ailleurs: «Avis à ceux qui s’intéressent à M. le chevalier de Grouchy (le plus jeune des deux frères):
«Je soussignée reconnais que ledit chevalier de Grouchy, en l’absence de son Mentor, m’a répété des époques et leçons d’histoire ancienne et qu’il s’est légalement acquitté de ses devoirs.»
Il y a aussi, sur la vie à Villette, quelques anecdotes dont on ne peut saisir toutes les allusions.
«Température du dit lieu et santé des habitants:
«Ce dernier article n’a point éprouvé de changement depuis jeudi dernier. Le temps a été sombre et mauvais. Borée s’est déchaîné dans les airs et les tristes sifflements de ce gros joufflu ont jeté les esprits dans une sombre mélancolie. Gog et Magog et leur docte mère assurent qu’un certain départ de vendredi dernier y a contribué; mais ce n’est qu’un dicton, car y a-t-il matière à regret?
«Spectacles:
—«Arrêt de la basse-cour qui a jugé, condamné et fait exécuter trois gros rats par la main de M. le chevalier de Grouchy, exécuteur ordinaire de la dite engeance. Ils ont été pendus aux applaudissements de la volaille, en place de poulailler.»
Ce n’étaient là que les distractions enfantines d’une grande sœur voulant se mettre à la portée de ses jeunes frères.
Mme de Grouchy, dans son inlassable bonté, en avait trouvé d’autres, plus utiles[27]:
«Il y a, depuis deux jours, un intérêt qui amuse les enfants à la récréation. C’est d’aller faire des fagots de bois pour les porter ensuite chez les pauvres de Villette. Les bénédictions qu’on leur a données hier les ont encouragés et tu aurais été touché de voir partir cette petite horde, Charlotte en tête, chacun armé d’un fagot.»
D’autres fois, on faisait un pain de l’invention de Mme de Grouchy; il y entrait près de moitié de pommes de terre et ce mélange donnait une nourriture excellente. «C’est un grand allègement, disait Fréteau[28], pour les dépenses charitables. Celles-ci ne ruinent jamais et attirent les bénédictions du ciel sur les familles.»
Sophie avait conservé de ces louables habitudes un souvenir charmant et doux, et, bien des années après, dans ses Lettres sur la Sympathie, dont nous aurons à parler longuement, elle disait en évoquant les charités qu’on pratiquait à Villette:
«Vous me l’avez appris, respectable mère, dont j’ai tant de fois suivi les pas sous le toit délabré des malheureux, combattant l’indigence et la douleur! Recevez pour toute ma vie l’hommage que je vous devrai, toutes les fois que je ferai du bien, toutes les fois que j’en aurai l’inspiration et la douce joie. Oui, c’est en voyant vos mains soulager à la fois la misère et la maladie; c’est en voyant les regards souffrants du pauvre se tourner vers vous et s’attendrir en vous bénissant que j’ai senti tout mon cœur et que le vrai bien de la vie sociale, expliqué à mes yeux, m’a paru le bonheur d’aimer les hommes et de les servir.»
Cette vie, si occupée et si charitable, était devenue un modèle pour toute la famille. Au milieu de ce XVIIIe siècle qu’on se représente d’habitude tout autrement, c’est ainsi que les vertus privées avaient joint au parfum le plus délicat le plus généreux des exemples.
«C’est de notre chère Grouchy et de tous les siens, écrivait Dupaty à sa femme[29], que je vais aujourd’hui, ma chère amie, entretenir et intéresser ton cœur. Enfin, je l’ai revue cette chère ressuscitée et ton cœur lui-même aurait de la peine à te peindre avec quelle émotion, quelle joie! Oui, c’est elle, elle encore, toujours elle... Elle a toujours cette heureuse physionomie remplie de son cœur, de son âme, de son esprit qui, sans cesse, s’élancent pour ainsi dire à vous tout à la fois. Tu es toujours aussi vive dans ses entrailles, dans son souvenir. Il y a deux jours que je suis ici et il ne me semble pas qu’il y ait une heure. Il m’est délicieux de me reposer un moment, dans le sein de la nature, de l’amitié et de toutes les vertus, de l’agitation du grand tourbillon qu’on appelle Paris. Je suis enchanté de ses enfants. Leur santé est parfaite. Le fils aîné est plein de raison, de justesse d’esprit, de bons sentiments. Il est vraiment tel que je désirerais mon fils à son âge. Mais aussi quelle éducation, quelle culture, quels soins! Ils ont un excellent mentor qui s’est ouvert une nouvelle route, qui s’occupe des sensations avant de s’occuper des idées, c’est-à-dire des fondements avant le toit. Tout ce qui se fait dans cette aimable demeure est une éducation continuelle. M. et Mme de Grouchy n’ont pas d’autre occupation, ni d’autres plaisirs. Ils mènent la vie patriarcale. On ne peut peindre le tableau; il faut le voir avec attention et souhaiter d’en faire un pareil dans le sein de sa famille ou regretter amèrement de ne pouvoir le faire. Mais, dans les villes, il n’y a pas moyen. Aussi, c’est un deuil ici que de quitter la campagne; c’est pour eux quitter la nature. Mais il faut qu’une demoiselle sache danser et jouer pendant vingt-quatre heures du clavecin. Les lettres de Mlle de Grouchy sont des infidèles; elle est tout autre que ce qu’elles en disent. Elle a infiniment de raison et même d’esprit. J’ai vu des choses écrites par elle avec confiance et liberté que Mme de Sévigné n’eût pas désavouées. C’est à la lettre. Sa mère est parfaitement contente; elle doit l’être. Sans être précisément jolie, sa physionomie est assez agréable et le développement de la jeunesse peut encore faire épanouir quelque bouton caché sous les feuilles. Une taille de nymphe, un air de noblesse et d’élévation répandu dans toute la personne; on ne peut être mieux à quatorze ans. Mais la perle des perles, la rose des roses, la grâce des grâces, c’est la charmante Charlotte. On ne dit pas tant de choses spirituelles et aimables avec des paroles qu’elle en dit avec son regard et son sourire. Le petit dernier est la douceur des anges. Heureuse mère! heureux enfants! Spectacle enchanteur pour qui sait le goûter et comment ne pas le goûter pour peu qu’on ait un cœur. Tout cela me comble de tendresses, de caresses.»
On me pardonnera, j’en suis sûr, d’avoir donné cette longue et jolie lettre qui nous introduit si avant dans l’intimité de cette famille charmante.
Les étrangers subissaient le charme, comme les parents ou les amis. Et si Dupaty s’exprimait comme nous venons de le voir, si le poète Roucher, qui était presque de la famille, disait de Mme de Grouchy à son ami le Président[30]: «N’ai-je pas vu combien elle est aimable? Ne m’a-t-elle point accueilli avec une bonté pleine de grâce? Est-ce que je ne sais point que, pendant ses douleurs, elle s’est souvenue de mon poème et a témoigné quelque regret de ne l’avoir point entendu en entier?» des indifférents, comme un doctrinaire qui venait de passer quelques jours à Villette, pouvaient dire eux aussi[31]: «J’y ai vécu quinze jours. Un paysage délicieux, une société charmante, tous les talents réunis à la beauté dans la personne des nièces de Mme Dupaty, la musique, la peinture, le latin, le grec, toutes les langues, toutes les sciences.»
Mais revenons à Sophie de Grouchy et voyons ce que sa mère elle-même en disait au conseiller Fréteau, son frère[32]: «Mes deux filles me font une société, je dirais presque divine, parce qu’elle porte sur une harmonie et un attrait réciproque bien établi et que, chaque jour, néanmoins, semble fortifier. L’aînée a des ressources personnelles infinies, la plus essentielle de toutes, la religion comme étude. Ce sentiment y tient le premier rang et devient entre elle et moi un lien et un rapport intimes... J’ai du labeur ce qu’il en faut et des jouissances bien précieuses. Nous tâchons, ma fille et moi, d’aider M. de Grouchy dans quelques travaux de terrier; je voudrais même qu’il nous mît plus en état de lui être utiles sur cet objet. Cette vie est tout à fait douce et heureuse.»
En dehors de ces occupations et des études que nous lui connaissons, Sophie faisait quelques lectures pieuses, analysait Télémaque ou les pensées de Marc-Aurèle.
Mais la famille n’allait pas tarder à se séparer; le fils grandissant était parti pour le service et Sophie allait, elle aussi, quitter pour de longs mois cette délicieuse maison de Villette, où elle avait goûté un bonheur qu’elle ne devait plus retrouver.
CHAPITRE II
LA CHANOINESSE DE NEUVILLE
Les chapitres nobles de Dames.—Le prieuré de Neuville-en-Bresse.—Sophie y est envoyée.—Ses occupations.—Sa correspondance.—Sophie reçoit la visite du président Dupaty.—Son retour à Paris et à Villette.—On cherche à la marier.—Rencontre du marquis de Condorcet chez Dupaty.
Il y avait en France, au moment où éclata la Révolution, dans la considérable hiérarchie des ordres religieux, une institution qui remontait à une très haute antiquité et qu’on appelait les chapitres nobles de dames ou de chanoinesses.
Ceux-ci se subdivisaient en chapitres proprement dits comme celui de Remiremont, en abbayes comme à Maubeuge et en prieurés, comme à Neuville, dans le diocèse de Lyon.
On comptait pour la France vingt-six chapitres qui contenaient six cents chanoinesses et accusaient un revenu de 700,000 livres[33].
Dans les maisons les moins difficiles, il fallait quatre quartiers de noblesse du côté paternel et autant du côté maternel; d’autres chapitres en exigeaient huit, quelques-uns seize. A Remiremont, la noblesse devait toujours remonter au delà de deux cents ans et l’abbesse ne pouvait être choisie que parmi les princesses de sang royal. A Maubeuge, la preuve à faire était de huit générations ascendantes d’une noblesse militaire et chevaleresque, dont l’origine devait se perdre sans interruption dans la nuit des temps. A Bourbourg, dans l’Artois, où la Reine était première chanoinesse, on devait prouver sa noblesse depuis l’an 1400 et produire un acte du XIVe siècle.
Les chanoinesses qui avaient le titre de Madame, faisaient partie de l’état ecclésiastique sans prononcer aucun vœu et conservaient le droit de se marier; elles chantaient l’office au chœur, revêtues de l’aumusse et d’un habit qui ressemblait à celui des chanoines. En dehors des exercices conventuels, elles portaient un costume souvent très élégant et qui n’accusait son côté religieux que par une croix d’or suspendue par un ruban de moire. Dans la maison du chapitre, chaque dame avait son habitation séparée; outre la jouissance de ses biens propres, elle recevait une portion distincte des revenus de la communauté.
Après les dignitaires et les chanoinesses titulaires, il y avait dans chaque chapitre des chanoinesses non prébendées ou postulantes qu’on appelait les nièces; et qui, en attendant une vacance, étaient adoptées par une chanoinesse qui devait leur laisser sa prébende soit à sa mort, soit à sa sortie du chapitre.
Dans la réalité des faits et à une époque où toute la fortune était réservée pour le fils aîné, ce titre de chanoinesse appartenait comme un droit à certaines grandes familles qui trouvaient là un moyen de doter leurs filles ou, du moins, de leur assurer pendant quelques années les revenus d’un canonicat.
C’est ainsi que Lucile de Chateaubriand était entrée au chapitre de L’Argentière d’abord, puis à celui de Remiremont[34]; ainsi que Sophie de Grouchy, qui devait y être remplacée par sa sœur Charlotte, était partie pour Neuville-en-Bresse, où elle allait passer quelques mois qui ne devaient pas être sans influence sur la destinée de son esprit.
Ce fut là, du reste, le seul voyage sérieux qu’elle ait jamais entrepris.
Neuville-les-Dames ou Neuville-en-Bresse[35] était alors un bourg d’un millier d’habitants, construit sur le coteau qui domine la rive droite du Renom; il se trouvait sur la grande route de Lyon à Bourg.
Placé sur les confins du pays de Dombes, au centre d’un triangle formé par les trois villes de Mâcon, de Lyon et de Bourg, Neuville est à 55 kilomètres de la seconde de ces deux villes et à 20 kilomètres de la troisième.
Le pays est étrange, légèrement vallonné; les habitants y sont rares, les bois maigres et chétifs; on est encore dans la Bresse, mais la région ressemble déjà à la plaine de Dombes. Le terrain est sillonné de petits cours d’eau qui forment une quantité considérable d’étangs. Le Renom qui passe à Neuville, avant de se jeter dans la Veyle, parcourt ainsi plus de 40 kilomètres. Quant à la route qui passe dans le bourg, elle monte et descend tour à tour, traversant tantôt de grands bois de chênes et tantôt la chaussée des étangs.
Dans cette plaine triste et marécageuse où la température est toujours fraîche, humide et capricieuse, les yeux ne trouvent pour se reposer que les bois de Tanay et ceux de l’allée de Romans. C’était un but de promenade pour les chanoinesses qui avaient encore, pour se distraire, les visites aux châtelains de Longe et de Châtenay, dont les gentilhommières se dressaient à quelques kilomètres seulement de la petite ville.
Enfin, quand on voulait faire de plus longues excursions, ces dames avaient à choisir entre Châtillon-sur-Chalaronne, tout plein encore des souvenirs de saint Vincent de Paul[36], et Thoissey, ancienne dépendance de l’abbaye de Cluny, où la Grande Mademoiselle avait fondé, en 1680, un collège, qui, au XVIIIe siècle, était à l’apogée de sa réputation[37].
Au centre du bourg, s’élevait le monastère qui ressemblait aux béguinages des Flandres. Les maisons des chanoinesses, dont la plupart subsistent aujourd’hui, entouraient une place fermée qu’on appelle encore le Chapitre. Il y a quelques années, on y voyait les traces des allées carrelées qui, partant du seuil de chacune des maisons, venaient aboutir à l’entrée de la chapelle construite au milieu de la place. Cette chapelle fut détruite en 1793, en même temps que les dernières chanoinesses étaient brutalement chassées de leurs demeures.
La salle des archives ne renferme plus rien. Quant aux maisons qui, toutes, extérieurement, ont la même forme, quelques-unes présentent encore des restes de leur ancienne splendeur: ce sont des salons aux cheminées antiques, des salles aux lambris sculptés, des rampes d’escalier en bois travaillé[38].
Les origines du chapitre noble de Neuville sont assez obscures. On a voulu les faire remonter jusqu’au Ve siècle où saint Romain, abbé de Condat, y aurait établi une règle sous laquelle les religieuses auraient vécu jusqu’à l’époque où elles prirent celle de saint Benoist[39]. Quoiqu’il en soit, il est établi qu’en l’an 1050, il y avait à Neuville un prieuré de Bénédictines, enrichi déjà par des dons superbes et nombreux. Ces dames étaient vêtues comme des femmes en deuil; en 1751, le chapitre fut sécularisé et, quatre ans après, le roi Louis XV accorda aux chanoinesses le titre de comtesses, les autorisant à porter, comme marque distinctive, une croix, attachée à un cordon bleu liséré de rouge, mis en écharpe; la croix représentait d’un côté sainte Catherine, patronne du chapitre, avec cette légende: Genus, Decus et Virtus et, de l’autre côté, la sainte Vierge.
Au chœur, ces dames portaient un manteau à traîne, bordé d’hermine tout autour.
Pour être admise comme chanoinesse titulaire ou comme chanoinesse d’honneur, il fallait prouver neuf générations de noms et d’armes du côté paternel, non compris la présentée, et trois générations du côté maternel. On exigeait, de plus, que la preuve fût faite d’une façon très régulière par devant les comtes de Lyon, commissaires-nés du chapitre de Neuville.
Celui-ci comptait quatre dignitaires qui devaient être âgées de plus de trente ans et qui recevaient, outre leur prébende, un préciput attaché à leur dignité.
La doyenne, élue par le chapitre, faisait, seule, des vœux; c’était, au moment de l’arrivée de Sophie de Grouchy, Mme Marie-Gabrielle de Beaurepaire.
La grande chantre, nommée alternativement par l’archevêque de Lyon et par l’abbesse de Saint-Pierre, était, en 1785, Marie-Gabrielle-Josèphe de Charbonnier-Crangeac.
La secrète, à la nomination alternative de la doyenne et de l’abbé d’Ambournay, s’appelait Marie-Louise-Charlotte de Chastenay-Lenty.
Enfin la grande aumônière, nommée par le roi, était une seconde dame de Charbonnier-Crangeac.
Il y avait, en outre, seize chanoinesses-comtesses prébendées, parmi lesquelles Mmes du Breuil, de Buffévant, de Varenne, de Chazeron.
Parmi les vingt-six chanoinesses non prébendées, on voyait les noms de Mmes de Damas, de Fontenoy, de Durfort, de Grouchy, de Fénelon, de Saxe de Lusace, de Monestay, de Forbin, de Lévis de Mirepoix, de la Clayette, etc.
Etaient reçues en expectative ou figuraient parmi les chanoinesses d’honneur, Mmes de Foudras, de Menthon, de Polignac, de la Rivière, de Chevigné et de Saint-Phalle.
Toutes ces dames n’étaient pas ensemble à Neuville; et le chapitre, composé en tout de cinquante-six personnes, n’était guère en réalité que de quarante chanoinesses ou postulantes.
Le marquis de Grouchy avait dû adresser à Mme de Beaurepaire la demande d’admission et les titres originaux de noblesse et de filiation, sans compter 400 livres pour les frais de la première preuve, 800 livres par an pour les dépenses de la demoiselle et 900 livres pour sa table, jusqu’à ce qu’elle entrât en ménage, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle eût sa maison particulière où, alors, elle vivrait à son compte. C’est à ce moment que la chanoinesse devenait prébendée; on arrivait à cette dignité par rang d’ancienneté, mais il fallait, auparavant, faire encore de nouveaux frais, 2 000 livres environ, pour la réception et les preuves[40].
Au mois de septembre 1784, Sophie accompagnée de sa gouvernante, Mme Beauvais, arriva à Neuville. Elle était attendue par Mme de Buffévant qui allait être, pour elle, pendant tout son séjour au chapitre, comme une seconde mère.
Mme Victorine de Chastenay, dans ses Mémoires[41], a raconté comment elle fut reçue au chapitre noble d’Epinal; sauf quelques détails insignifiants, la cérémonie d’introduction de Sophie de Grouchy fut la même: «Elle tenait, à la fois, de la chevalerie et de l’institution monastique. Les preuves de noblesse étaient discutées et admises par les généalogistes du chapitre; elles étaient jurées et publiées à la cérémonie par trois chevaliers dont les noms avaient été prouvés dans les admissions de leurs parentes. La nouvelle reçue leur présentait, en reconnaissance, un nœud d’épée. Je me souviens qu’à l’heure de vêpres, tout le chapitre (ces dames étaient vingt en tout) se rendit à la maison de ma tante pour m’y prendre; j’avais une robe noire. L’un des chevaliers me donna la main; la musique de la garnison précédait. Quand nous fûmes dans le chœur de l’église, on me fit mettre à genoux; l’abbesse me dit: «Que me demandez-vous, ma fille?—Le pain et le vin de saint Goëry (patron du chapitre), pour servir Dieu et la sainte Vierge.» On me fit manger d’un biscuit, mouiller mes lèvres dans une coupe; on me passa le grand cordon avec la croix au bout, le long manteau bordé d’hermine, l’aumusse, le voile noir. Tout me fut remis en un instant. On chanta le Te Deum, puis le cortège revint dans le même ordre et un bal s’ouvrit chez ma tante.»
C’était là une des distractions ordinaires de ces couvents mondains[42]. «On danse au chapitre d’Ottmarsheim, en Alsace. Au chapitre d’Alix, près de Lyon, les chanoinesses vont au chœur en paniers, habillées comme dans le monde, sauf que leur robe est de soie noire et que leur manteau est doublé d’hermine. Près de Sarrelouis, les chanoinesses de Loutre dînent avec des officiers et ne sont rien moins que prudes... Les vingt-cinq chapitres nobles de femmes sont autant de salons permanents et de rendez-vous incessants de belle compagnie qu’une mince barrière ecclésiastique sépare à peine du grand monde où ils se sont recrutés.»
Sophie prit sa large part des fêtes qu’on donnait à Neuville et, après six semaines de bals ininterrompus, au mois de juin 1785, elle tomba sérieusement malade. On craignit pour sa vue, d’autant plus qu’à la folie du plaisir, elle joignait une furie de travail qui s’accommode peu, d’ordinaire, avec les distractions excessives. «La chanoinesse, écrivait Mme Dupaty au Président[43], exerce toujours tous ses talents, en dépit du mal aux yeux. Elle traduit, seule, du Tasse et le sublime Young. Ses yeux font son tourment. On n’y voit d’autre remède que le repos et comment obtenir l’oisiveté des âmes ardentes et actives comme ma nièce.» Et une autre fois[44]: «On a des nouvelles de Sophie qui me peinent. Ses yeux gonflent tous les soirs d’une manière à faire craindre que ce ne soient des symptômes de goutte sereine. Il est affreux de n’acquérir presque jamais à ce degré qu’aux dépens du physique. Elle s’est forcée, cette jeune personne, et on se ressent tôt ou tard de ces excès de travail.»
En dehors de la littérature, Sophie s’adonnait à la philosophie et elle lisait, avec délices, les œuvres de Voltaire et de Jean-Jacques. La règle de Neuville, on le voit, n’était guère sévère, et les chanoinesses pouvaient, sans crainte des observations, demander les objets les plus coquets ou les livres les moins pieux. Sophie réclamait à sa tante Dupaty[45], mais en recommandant bien qu’on n’en parlât pas à Mme de Grouchy, des velours noirs, des boucles, des gants en tricot blanc fourré et «une paire d’anneaux d’oreilles, en perles, comme ceux que nous a proposés, un jour, un garçon de la boutique de la Perle, rue du Petit-Lion. Ces anneaux ne sont que des perles enfilées dans un fil d’or ou à peu près. Ils coûtent 6 livres.»
De son côté, Charlotte, qui, en 1787, avait pris à Neuville la place de Sophie, demandait qu’on profitât d’un voyage du vicomte de Fénelon, père des chanoinesses, pour lui envoyer des bottines en peau verte, comme il était à la mode d’en porter[46]. «Ne pourriez-vous pas, chère petite tante, joindre à votre envoi un volume d’œuvres de M. de Chabanon dont j’ai vu l’analyse dans un des derniers Mercures. Je désire bien cette nouveauté qui doit être agréable comme l’esprit de l’auteur. Il me semble qu’il est connu du petit oncle.»
On est confondu de la nature des études et des réflexions de ces jeunes filles[47]: «Je lis Condillac, écrivait une autre fois Charlotte à son oncle le Président. Il a une raison bien lumineuse et cette sage pénétration du cœur des hommes qui fait trouver toutes les causes des événements et ne laisse au hasard, au merveilleux et à la fausse gloire que l’intrinsèque, c’est-à-dire bien peu. Il cherche tout dans la vertu, la providence et l’enchaînement des circonstances, causes bien plus sûres et par lesquelles on juge du prix de chaque chose.»
Au mois de mars 1785, le président Dupaty était parti pour l’Italie, d’où il devait rapporter ces Lettres qui ont obtenu un si grand succès au moment de leur apparition et qui, aujourd’hui, sont trop oubliées.
A son retour, au mois d’août, il passa par Lyon et fit un léger détour pour aller embrasser sa charmante nièce. «Elle espère que tu te reposeras un peu chez elle, lui écrivait la présidente[48]. Elle a bien des choses à verser dans ton cœur. La solitude où elle me sait fait qu’elle s’est un peu épanchée dans le mien.» Et le 25 août[49]: «Je ne veux pas troubler ton joli comité avec ma nièce. Dis-lui bien tous nos cœurs et nos pensées pour elle et embrasse-la à la manière de l’amitié.»
Sophie, de son côté, écrivait à sa tante[50]: «J’espère le petit oncle dans le courant de ce mois. Je voudrais bien qu’il me donnât deux ou trois jours; une solitaire exilée en mérite bien autant que quelques rares édifices ou quelques chefs-d’œuvre de peinture.»
La réunion de l’oncle et de la nièce fut touchante. Dupaty trouvait, dans cette rencontre, un avant-goût des douceurs familiales dont il était privé depuis près de six mois. Il s’abandonna aux sentiments les plus doux, admira les progrès de Sophie et conçut, dès lors, pour elle une affection qui devait subsister jusqu’à sa mort et se traduire même dans ses dernières volontés.
Le 26 août 1785, il était à Neuville, d’où il écrivait à la Présidente[51]:
«Voilà encore un pas vers toi, ma chère amie. J’espère qu’avant peu je n’en ferai plus. Il ne faut pas moins que cette espérance pour me faire continuer ma route. Car, comme je suis bien ici! Quelle aimable retraite! Quelles charmantes conversations pleines de toi, de ta sœur, de nos enfants, de tout ce que nous aimons l’un et l’autre, de tout ce que nous aimons en même temps! Mon cœur commence à s’ouvrir et à renaître. Il semble qu’en entrant dans l’Italie, il s’était fermé, du moins pour ses plaisirs, pour ses doux plaisirs, car il est resté toujours ouvert pour ses peines, pour les peines de l’absence qui vont finir. J’ai trouvé ta nièce plus intéressante que jamais. Il n’y a rien à ajouter à sa raison que, peut-être, d’en retrancher quelque chose; car, elle s’occupe trop. C’est toujours la solitude, la retraite, les livres, toutes les connaissances et, à travers tout cela, Villette, les siens, les nôtres; enfin, son cœur et nos cœurs. Je t’en parlerai plus en détail, quand je serai à côté de toi. A présent, j’aime mieux que nous parlions de toi, ce ne sera pas pour longtemps encore. J’attends demain mon compagnon de voyage qui me conduira à Dijon où je le déposerai... Je compte arriver à Paris mercredi prochain, au plus tard jeudi. Compte sur tes doigts, tandis que je compterai dans mon cœur. Comme il bat! Il me semble que tu es déjà là avec nos chers enfants. Je ne peux concevoir que je ne reçoive pas de tes nouvelles. Il me semble que j’ai passé tout ce mois dans l’autre monde. Ouvre donc bien tes bras au pauvre revenant... Mon ange, je suis bien ici; je mange, je dors, je démaigris, je me repose, j’aime et l’on m’aime et, peut-être même, je plais un peu. Du moins, ces dames veulent bien me le faire croire. Ta nièce est aimée, considérée, honorée; elle est unique ici, tu m’entends. Adieu, mon ange. Il n’y aura plus de moi pour toi que moi-même. Je ne t’écrirai plus.
«J’ai revu avec plaisir Mme Beauvais[52]; elle est toujours la même pour ta nièce. C’est un trésor. C’est un grand repos pour le cœur maternel.»
De son côté, Sophie nous a gardé le témoignage des sentiments que cette visite du président avait laissés dans son cœur. Deux jours après le départ de son oncle, elle lui écrivait avec cette facilité et cette grâce qui la rapprochaient, disait Dupaty, de Mme de Sévigné[53]:
«Voici, cher petit oncle, un paquet que vous deviez recevoir ici, qui venait vous y chercher et qui vous y trouve, car j’y suis encore. Je ne vous parlerai point de l’impression que m’ont fait votre passage ici, vos conversations, votre confiance, votre intérêt, votre départ. J’espère que vous en trouverez aisément l’idée dans votre cœur et je sens que j’aurais peine à vous la rendre. Vous m’avez rendu l’absence plus douloureuse que jamais. Je ne peux me reposer que dans l’idée que vous parlez de moi, que vous reportez au milieu de ma famille un cœur tout plein d’elle et de besoin d’elle, un cœur que l’usage enivrant de la liberté n’a point éloigné, n’a point distrait des jouissances qui l’ont précédée. Charlotte me mande votre arrivée. Si ce tableau de joie universelle ne me portait au jour de mon retour, il serrerait mon âme au lieu de l’épanouir. J’ai, au moins, acquis une grande jouissance; c’est de pouvoir parler avec Mme de Buffévant, la seule ici à qui mon cœur parle, d’un des objets qui l’attachent. Je ne dirai pas qu’elle vous connaît, mais elle a assez retenu de vous pour se plaire comme moi à en parler. Concevez-vous comment ces conversations si pleines et si intéressantes se sont passées, cher petit oncle? Pour moi, j’y touche encore et j’y toucherai longtemps, car jamais je n’ai goûté d’un mélange aussi délicieux d’âme, d’esprit, de goût, de philosophie et de littérature. J’aime encore davantage Montesquieu depuis que je vous l’ai entendu lire, sans doute parce que vous le lisez comme il se lisait lui-même...
«Quel plaisir j’aurai à parcourir l’Italie avec des yeux comme les vôtres, c’est-à-dire les yeux de l’âme et du goût! Charlotte me mande que vous n’avez pas été fatigué de votre route; nous nous flattons d’y avoir contribué en vous faisant assez aimer la station de Neuville pour y prendre quelque repos et quelque plaisir. Je vous laisse à penser si c’est une ou plusieurs qui se flattent ainsi. Adieu, cher petit oncle. Embrassez pour moi tout ce que vous aimez qui est aussi tout ce que j’aime. Je vois d’ici tous les petits génies plus radieux que jamais. Je vois... Ah! je vois trop et pas assez. Faites-moi voir, au moins, que vous aimez toujours Sophie et que l’absence ne lui enlèvera rien de l’intérêt et de la confiance à laquelle vous l’avez si promptement et si heureusement habituée.»
Malgré ses travaux, ses lectures, ses distractions mêmes, Sophie ne pouvait vaincre la sérieuse mélancolie qui s’était emparée de son esprit. «Songez, disait-elle[54], à cette affreuse solitude d’une absence qui s’étend sur tous les objets que l’on chérit. Songez combien, après les lettres, il me reste de sensibilité, de désirs, de besoins à satisfaire. Songez à ce cabinet solitaire où vous pouvez dire avoir vu dans quelques papiers et quelques livres les seuls objets qui occupent et charment, ici, ma vie.»
Mais, n’y avait-il que la solitude ou n’étaient-ce pas aussi la fatigue des plaisirs mondains, l’austérité des réflexions, l’inactivité du corps et l’effet des lectures philosophiques qui, à défaut des cruelles expériences de la vie, avaient hâté l’éclosion de cette crise morale qui prend la jeune fille dans toute sa grâce un peu légère pour en faire une femme sérieuse, charmante toujours, mais déjà désillusionnée et comme envahie par la connaissance prématurée de la vie et de ses angoisses.
Ses grands yeux, hier insouciants, aujourd’hui interrogateurs et curieux, révélaient le changement qui s’était produit dans cette âme d’élite, et sa physionomie, du jour au lendemain, devint si différente qu’à son retour à Villette ce fut à peine si Mme de Grouchy put reconnaître sa fille chérie.
Dans cette disposition d’esprit, la moindre cause amène des tristesses incompréhensibles ou des rêveries interminables; la lourdeur des jours d’orage ou la neige qui couvre la terre, les plaintes du vent dans les arbres de la forêt et surtout les jours sombres et courts de l’hiver, tout devient sujet de mélancolie et source de larmes.
Sophie le disait avec éloquence[55]:
«Je trouve bien heureux les gens sur lesquels l’hiver ne fait aucune impression. Quant à moi, ce jour sombre, ce froid qui resserre tous les corps, ce deuil de la nature me jettent dans une mélancolie et un absorbement affreux. Il ne fait qu’augmenter au milieu des plaisirs qui occupent ici le grand nombre. Je ne me plains pas de ne pas m’y plaire, mais de n’y trouver rien de ce qui me plaît. Rien ne remplit ce vide affreux où se perd le sentiment de toute jouissance. Si le cœur pouvait changer aisément d’objet, Mme de Buffévant me le ferait éprouver. Elle commence à m’aimer comme j’aime ceux que je regrette, ou plutôt, comme ils m’aiment, car, comme eux, elle me voit au delà de ce que je suis.» Et elle termine par ce mot qui fait réfléchir quand on songe à la conduite que Mme Suard devait tenir un jour envers Condorcet: «N’est-il pas bien téméraire d’espérer que vous ne m’oubliez pas auprès de vos amis, chère tante? Je n’oublie point les bontés de Mme Suard. Sentir ce qui est aimable est mon seul titre auprès d’elle. Il sera tout-puissant si vous le faites valoir.»
Pendant que Sophie était à Neuville, des amis avaient songé à la marier avec un capitaine aux gardes, veuf depuis dix-huit ans, très riche, âgé de cinquante ans, «mais frais, ingambe, figure honnête, belles dents[56]». M. de Claye, qui avait 30.000 livres de rentes en bonnes terres, sans compter sa place et un logement aux Tuileries, promettait d’avantager sa femme de presque toute cette fortune s’il n’avait point d’enfants; dans le cas contraire, il lui assurait un douaire de 6.000 livres. En retour, il n’exigeait que 80.000 livres de dot. Ce projet d’union plaisait au marquis de Grouchy qui permit à sa femme de disposer, en faveur de Sophie, d’une partie de sa propre fortune.
Mais le président et sa femme et aussi Mme de Grouchy s’inquiétaient de la grande différence des âges. Mme Dupaty faisait remarquer à son mari l’extérieur froid et triste du futur. «Que sont la fortune et l’aisance, disait-elle[57], sans le contentement du cœur et la confiance mutuelle?» Et de son côté, le Président écrivait[58]: «Il est bien difficile que Sophie puisse trouver non pas le bonheur, mais même un état neutre dans une union pareille, avec son goût pour l’étude, son aversion pour les gênes du monde, sa manière de penser si solide à plusieurs égards et surtout la fermeté et l’indépendance absolues de son caractère.»
Quant à Mme de Grouchy, pour gagner du temps, elle exigea d’abord que Sophie fût reçue chanoinesse, ce qui demandait encore cinq mois. «Il est absolument essentiel, disait-elle[59], que Sophie ne quitte pas Neuville sans son état. Si elle partait avant que son stage soit fini, elle perdrait l’avantage d’y rentrer, si cette affaire-ci ne réussissait pas, et ma fille se trouverait ainsi sans état. Il faut aussi que rien ne se termine avant que les prétendus aient fait connaissance l’un de l’autre.»
On n’avait pas cru pouvoir cacher à Sophie le projet qui la regardait si directement, mais sa mère, son oncle et sa tante avaient présenté, en même temps, toutes les sages réflexions si naturelles en pareil cas. Elle ne refusa pas de suite, mais, après avoir demandé à réfléchir afin de bien voir le «fort et le faible de cette affaire», elle se rendit aux raisons de sa famille et abandonna d’autant plus volontiers ce projet que le prétendu, qui cherchait la fortune, ne montrait de son côté aucune impatience d’aboutir.
Emmanuel, en revanche, avait épousé Mlle de Pontécoulant, au mois de mai 1785. La cérémonie avait eu lieu à Villette; mais Sophie, alors à Neuville, et Charlotte, qui était malade, n’y avaient pas assisté.
Comme une des conditions du mariage était que le jeune officier, toutes les fois qu’il ne serait pas au service, vivrait à Pontécoulant, Sophie, dans ses lettres, déplorait cet éloignement. Le 10 août 1785, elle écrivait à Mme Dupaty[60]:
«Pour un moment de solitude (c’est-à-dire, je pense, pour un moment, ma chère tante, où vous n’aurez rien de mieux à faire que de me lire): l’on a beau dire, l’idée du bonheur de ceux qu’on aime ne tient lieu qu’à demi de leur présence. Je ne vois rien qui puisse remplacer la vie et la sérénité que son établissement au milieu de nous aurait répandus dans l’existence générale. On jouit faiblement de ce qu’on a, on est vivement frappé et occupé de ce qui manque et, en général, on est difficile à rendre heureux.»
Le jeune ménage avait quitté Villette dès le lendemain de la cérémonie; mais Emmanuel avait promis de revenir passer quelques semaines auprès de ses parents. Cette visite, annoncée pour le mois de septembre, avait entraîné quelques embellissements, quelques réparations dans la demeure familiale. Le 4 juillet, Mme Dupaty qui se trouvait à cette date chez sa sœur, écrivait au Président[61]:
«Je ne suis pas contente de la santé de M. de Grouchy. Il s’affaiblit et souffre. On n’atteint pas impunément soixante-dix ans en menant la vie qu’il mène, car il est le premier piqueur de sa maison. Il nous a fait des promenades délicieuses pour la marche et dans le bosquet gauche tu trouveras de quoi égarer complètement ta rêverie. En m’y promenant avec lui, je lui dis que sa jeune belle-fille serait bien flattée des jouissances qu’il lui avait préparées. Il me répondit que ce n était pas pour elle, mais pour nous qui aimions Villette. Je répondis tout ce qu’on peut répondre à cela.»
Le Président, à son retour d’Italie, s’était rencontré à Villette avec le futur maréchal et sa jeune femme; avec eux, le 3 décembre 1785, il avait quitté «l’aimable vallon». Il racontait ainsi à sa femme ce petit voyage[62]:
«Nous sommes arrivés hier à deux heures et demie. J’ai dîné chez M. de l’Etang. Le ménage a dîné à la casa. J’ai été enchanté de lui pendant la route et dans la petite heure que nous avons passée, tous trois, à Saint-Germain, en attendant le déballage. Je conterai cela au cœur maternel. Il y a bien du bon sous les ailes de ce joli zéphir. Il faut que jeunesse s’use et se passe et que l’expérience, le grand maître de tous les hommes, achève ou plutôt commence notre éducation civile. On a découvert ses défauts, on en gémit, on veut les corriger. Quoi de mieux que de les corriger? J’ai dit, je crois, ce qu’il fallait dire et la petite couleuvre m’a non seulement embrassé, elle m’a baisé la main. Lui, a dit: «Mon oncle aime réellement notre bonheur. Aimons-le donc bien.» La petite couleuvre a été mieux que vous ne l’avez vue tous. Sa timidité qui est extrême, soyez-en sûrs, a laissé percer plusieurs rayons de son âme et de son esprit qui m’ont charmé.»
Cependant, les mois d’exil avançaient et l’on songeait à rappeler de Neuville la triste Sophie[63]; «Ma fille aînée, écrivait Mme de Grouchy au Président, me coûte 9.000 livres depuis vingt mois; non pas du fond de son état, mais des accessoires, y compris son trousseau. Il faut que la seconde en coûte autant à peu près dans le même espace. Je ne suis pas en état d’en faire le quart. On promet du secours. Je veux avoir la foi malgré des promesses qui n’ont pas eu un denier d’effet pour l’aînée.
«Quelle angoisse pour la cadette de manquer ce décorum, cette apparence d’état et d’existence! Quelle tête assez mûre à cet âge pour ne pas croire quelque bien dans une sphère nouvelle! Et aussi de quel droit lui ferions-nous manquer l’avantage très éloigné, mais certain, d’une prébende dans un âge où l’aisance est nécessaire. Et, en vérité, la situation de mes filles est telle et elle peut devenir si fâcheuse, si le meilleur ordre de choses possible n’arrive pas, que cette vue n’est rien moins qu’à négliger.»
Enfin, le 18 avril, la date du retour de Sophie est fixée[64]: «M. de Grouchy en parle tous les jours. Il voulait qu’elle ne fût que trois jours à Paris. Je lui ai fait entendre qu’il lui en fallait plus afin qu’elle pût aller à Versailles. On voit qu’il la désire. Il est vrai qu’il y a peu de pères comme lui. Si elle ménage bien l’impression du retour,—et je n’en doute pas,—elle en verra les fruits. Je ne suis point fâchée de jouir d’abord de ma fille seule. Il y a assez longtemps que j’en suis privée.»
Voici donc Sophie de Grouchy revenue à Villette. Mais que de changements dans ces vingt mois! En partant pour Neuville, elle avait la foi; elle n’avait lu que des livres de piété, Télémaque et Marc-Aurèle. A son retour, elle ne croyait plus; Voltaire et Jean-Jacques étaient devenus ses auteurs préférés. Elle se plaignait du grand nombre des damnés et de la faible quantité des élus, ce qui était inconciliable, disait-elle, avec l’existence d’un Dieu plein de bonté! Cependant, durant six mois, elle supplia ce Dieu de lui rendre la foi; mais ce fut en vain[65].
Mme de Grouchy, qui était très pieuse, brûla les livres rapportés de Neuville; c’était inutile, car Sophie en connaissait à fond le contenu. Du reste, avec le temps, les rôles changeront: celle qui avait déjà pris une si grande influence sur un des magistrats les plus éclairés de son temps, celle qui devancera Condorcet lui-même par les audaces de son esprit, saura convertir sa mère à ses idées et dicter sa conduite à ses derniers moments!
Quelques mois seulement devaient s’écouler entre le retour de Sophie et son mariage. Cette période fut remplie par les œuvres de charité et par les soins donnés à l’éducation de Charles Dupaty, fils aîné du Président.
Elle retourna chez les pauvres qu’elle avait l’habitude de visiter avant son départ, leur apportant, avec les secours matériels, les consolations morales plus précieuses encore.
Un jour, comme un des gardes du château s’était empoisonné en mangeant des champignons, elle se rendit chez lui en grande hâte et ne quitta la maison qu’après cinq heures de soins intelligents qui sauvèrent le pauvre garçon[66].
C’est ainsi que la charité survécut, jusqu’à son dernier jour, aux sentiments pieux à jamais disparus.
En dehors des instants qu’elle donnait à ces généreuses occupations, presque tous ses moments étaient pris par les leçons de Charles Dupaty; Sophie recommençait avec lui ce qu’elle avait fait pour ses deux frères, tant l’instruction était devenue chez elle comme une véritable vocation.
Il faut l’entendre raisonner sur ces matières de pédagogie; elle saura dissimuler la mauvaise humeur paternelle, «l’enfant ayant plus besoin d’être encouragé que grondé[67]».
«Je vous ai promis, écrivait-elle au Président[68], de m’occuper de Charles, cher petit oncle, et du soin touchant de préparer son âme à l’activité constante qui peut, seule, lui faire tirer parti de sa position, de son âge, de ses talents et de votre exemple. Je me suis acquittée de mes promesses avec ce doux plaisir qu’on trouve à servir un être qu’on aime et des sentiments qu’on partage. Je suis très contente de Charles. Le voilà, je crois, disposé à prendre le genre de vie le plus propre à vous assurer un fils digne de vous et à lui la gloire de soutenir le nom que vous lui donnez... Il s’habituera à la règle si nécessaire dans l’âge où le développement de tous les besoins jette bien de l’incertitude dans la volonté; il ploiera son caractère à une nécessité et se liera insensiblement au besoin de la vie de la pensée, si utile à tous les âges et à toutes les positions. Voilà ce que je lui ai fait sentir et ce qu’il a saisi avec l’avidité d’une âme qui sent sa voie... La sensibilité, quand on lui parle de vous, annonce un sentiment profond de vénération et d’attachement. Je crois que vous enflammerez aisément son âme en lui montrant ce que vous espérez, en lui parlant du bonheur d’avoir un fils qui puisse flatter votre tendresse et mériter un jour que, confondant les noms, les vertus et le mérite dans une douce erreur, on flotte et on hésite... (puis, elle conseillait que, pour favoriser son goût de la lecture, on lui donnât souvent les moyens de se former une petite bibliothèque). C’est la première propriété que doit chérir et désirer un jeune homme dont l’âme se développe... Quel charme j’éprouverais, cher petit oncle, si, dans ces moments pénibles, je pouvais servir réellement votre tendresse et contribuer à former une âme digne de la vôtre, c’est-à-dire une âme qui lui ressemblât.»
Dupaty traversait, en effet, une de ces époques cruelles dont son existence de magistrat fut semée et Sophie l’aidait, par ses encouragements, dans ces terribles heures. Beaumarchais, qui l’aimait, le lui disait[69]: «J’irai vous voir après-demain matin et nous arrangerons ensemble un dîner d’amitié. Le comte de Lauraguais mérite d’en être; malgré les écarts de son imagination, il a un vrai génie et un excellent cœur. Il vous estime, il vous aime. Il admire aussi la belle chanoinesse que le ciel vous a envoyée pour vous inspirer dans vos ouvrages et vous soutenir dans les persécutions. Adieu, mon ami; l’apprenti de Molière embrasse l’égal de Démosthène.»
Avec Sophie, la joie et la gaieté étaient rentrées à Villette. Les enfants du Président ne voulaient pas quitter leur grande cousine: «Papa s’occupe tous les jours de leurs plaisirs ici, écrivait-elle[70], et du moment où l’aimable petite tante pourra respirer l’air embaumé de ses bosquets. Il en a fait de charmants. Dans les uns, il vous offrira le parfum des fleurs; dans ceux-ci, un ombrage épais; dans d’autres, mille jeunes arbustes dont la végétation rapide nous rappelle, sans cesse, ce que fait, tous les jours, près de vous, la nature pour le plaisir de vos yeux et le charme de votre cœur.»
Cette vie tranquille n’était traversée que par les visites des amis ou des parents; dans la même lettre, Sophie racontait à son oncle le passage de son frère Emmanuel à Meulan: «Nous avons été les attendre. Voici le détail de notre entrevue avec les âmes du Nord qui occupaient le fond de la voiture; mine froncée de la part de la dame; le père de descendre de la voiture dans la cuisine de l’auberge et d’accorder quelques paroles à miss Charlotte. Quant à Sophie, elle s’en est passée et a été, pendant les cinq minutes de la rencontre, sous le nuage qui, comme vous le pensez, n’a pas distillé de rosée, mais a, du moins, été moins ténébreux que le premier aspect ne l’avait fait imaginer. Nous ne les avons pas retardés d’une minute. Mon frère, que j’ai à peine embrassé, a donné un regard de sentiment et de regret à ces premiers lieux où il a vécu, à ces premiers êtres qui l’ont aimé et qui l’aimeront peut-être plus que tous ceux qu’il rencontrera dans sa vie. Le fouet a claqué. Sophie a regardé Charlotte et, sérieusement, nous avons regagné le vallon et, pour y entrer sereins, nous avons parlé de l’heureux jour où cette chère petite tante qui nous a tant inquiétés y reviendra elle-même. Ce ne sera pas pour le coup des âmes du Nord que nous irons attendre.»
Un jour, cependant, le 22 août 1786, il y eut, à Villette, une terrible alarme. Un chien qui s’était échappé du château de Rueil[71], situé dans les environs, vint se réfugier dans les communs du château. Il mordit Charles Dupaty, malgré les efforts courageux de Sophie qui s’était exposée bravement en voulant éloigner l’animal que l’on croyait enragé. On renvoya, de suite, l’enfant à Paris, non sans conseiller au Président un traitement qui fait sourire aujourd’hui[72], c’est-à-dire d’envoyer l’enfant à la mer, «précaution efficace dans les trois fois vingt-quatre heures et à laquelle on fera succéder la médication par le mercure».
Cet accident, qui n’entraîna, d’ailleurs, aucune suite fâcheuse, eut un grand retentissement, car Beaumarchais, de Saint-Lubin, le 1er septembre, écrivait au Président[73]: «J’ai reçu, mon ami, avec un serrement de cœur horrible, l’affreuse nouvelle du malheur de votre fils. De consolations, je n’en ai point à vous donner là-dessus. Heureux encore si vous pouvez pleurer! Je prie le chevalier Dudon de m’envoyer des détails sur son état. Il m’a mandé qu’on espérait que le chien n’était qu’en colère. S’est-on emparé de l’animal? C’est là, je l’avoue, une bien triste façon d’intéresser la nation et de réchauffer son ardeur pour votre vengeance. Mais si l’art de M. Sabatier vous rend votre cher enfant, je crois connaître assez les Français pour vous assurer que vous leur êtes devenu doublement précieux par ce double malheur et qu’on n’apprendrait pas, sans un cri général d’indignation, qu’on vous eût refusé au conseil la fière justice qui vous est due. Je vous porte dans mon cœur et vous prie de me mettre aux pieds de la mère désolée de votre fils.»
Le courage dont Sophie avait fait preuve ce jour-là avait eu pour témoin le marquis de Condorcet qui, depuis quelques semaines, était souvent l’hôte de M. et Mme de Grouchy. Après avoir admiré la beauté, les manières distinguées, l’esprit brillant et cultivé de Sophie, il n’avait pas tardé à découvrir en elle un caractère élevé, un cœur droit et une âme forte. La première rencontre avait eu lieu, à Paris, rue de Gaillon, dans le salon où Dupaty aimait à réunir les littérateurs, les philosophes et les savants. Là, M. et Mme de Grouchy avaient invité Condorcet à venir les voir à Villette aussi souvent qu’il voudrait.
Condorcet définissait le monde «une dissipation sans plaisir, une vanité sans motif, une oisiveté sans repos». S’il fréquentait chez Dupaty et chez les Grouchy, c’est parce qu’il savait bien que chez eux, il ne perdrait pas son temps[74].
La famille de Condorcet était originaire du Dauphiné; ses armes étaient: d’azur, au dragon volant d’or, armé et lampassé de sable à la bordure du même.
Son père était capitaine de cavalerie, et son oncle occupait le siège de Lisieux, après avoir été successivement évêque de Gap et d’Auxerre. Sa mère, une demoiselle de Gaudry, était d’une dévotion ardente.
De plus, Condorcet était allié au cardinal de Bernis et à Mgr d’Yse de Saléon, archevêque de Vienne.
Sous des apparences froides, timides et même embarrassées, Condorcet était avec ses amis d’une gaieté douce et spirituelle; malgré l’audace et la sévérité de ses doctrines, il était bon et affectueux. D’Alembert mourant le choisit parmi tous ses amis pour lui léguer la mission de pourvoir aux besoins de ses deux domestiques, et ce legs fut scrupuleusement exécuté par Condorcet lui-même, par Sophie et, plus tard, par le général et par Mme O’Connor.
«La bonté brillait dans ses yeux, dit Grimm, et il aurait eu plus de tort qu’un autre de n’être pas honnête homme, parce qu’il aurait trompé davantage par sa physionomie qui annonçait les qualités les plus paisibles et les plus douces.»
Il répandait autour de lui le parfum des vertus sérieuses, à ce point qu’on a pu dire de son intelligence[75], «en rapport avec sa personne, que c’était une liqueur fine, imbibée dans du coton».
Cependant, Condorcet était susceptible de haines vigoureuses, et cet homme, qui allait entrer dans une famille dont les attaches parlementaires étaient nombreuses, ne détestait rien plus que les parlements et particulièrement celui de Paris. «J’ai parcouru la liste des assassinats juridiques commis par le parlement de Paris,» écrivait-il à Target, en avril 1775; et il disait à Turgot, en octobre ou novembre 1774, lors du rappel de l’ancien parlement: «On dit qu’il va revenir sans conditions, c’est-à-dire avec son insolence, ses prétentions et ses préjugés. Quelque corrompu que soit le nouveau parlement[76], cependant, à ce qu’il me semble, ce qu’il y a de plus contraire au bien public, c’est de confier le droit de juger de la vie des citoyens à une troupe d’assassins. Or, ces assassins ont assassiné le chevalier de la Barre, l’huissier Moriceau, le prêtre Ringuet. Ils ont assassiné Lally pour avoir le plaisir d’humilier la noblesse militaire, et tous ces assassinats juridiques ont été commis en moins de vingt ans, et ils n’en ont pas eu un remords! Ils n’ont pas perdu un degré d’insolence!»
Dans cette haine, le marquis de Condorcet se rencontrait avec Sophie de Grouchy. N’avait-elle pas inspiré à Charles Dupaty, au cours de ses leçons, le mépris de la magistrature? Les Fréteau, qui ne partageaient pas ces sentiments, ne pouvaient s’y habituer; aussi, au moment où Dupaty remportait, dans l’affaire des Roués, un succès si retentissant, le conseiller Fréteau, son beau-frère et son ami, lui écrivait[77]: «Le bruit de ton triomphe n’a-t-il pas enflammé Charles? Ne l’a-t-il pas réconcilié avec nos devoirs et notre état? J’ai regretté qu’il ne t’ait pas suivi à Rouen et qu’il n’ait pas mêlé ses larmes à celles de tes admirateurs.»
Il y avait donc bien des idées communes entre Condorcet et Sophie; bien des passions aussi, bien des générosités de cœur et des enthousiasmes d’esprit. Le philosophe s’en rendit compte plus vite que la jeune fille et vivement épris par ses grâces et ses qualités sérieuses, il chargea Dupaty de la demander pour lui en mariage à ses parents.
M. et Mme de Grouchy y consentirent avec bonheur.
LIVRE II
LE SALON DE L’HÔTEL DES MONNAIES
CHAPITRE PREMIER
PREMIÈRES ANNÉES DU MARIAGE DE CONDORCET
Le mariage.—Les calomnies de Lamartine et de Michelet.—Installation à l’Hôtel des Monnaies.—Revenus de Condorcet.—Les hôtes du salon.—Mort de Dupaty.—Le Président laisse ses papiers à Sophie.—Fondation du Lycée.—Condorcet y professe les mathématiques.—Sophie assiste aux leçons.—La maison de Mme Helvétius à Auteuil.
Dans le monde, on s’étonna beaucoup de ce mariage. Le futur avait quarante-trois ans et la jeune fille n’en avait que vingt-deux. Mais ce n’était pas là cependant le motif de la surprise générale.
Un géomètre qui se mariait semblait enfreindre un principe de droit.
D’Alembert, à la nouvelle du mariage de Lagrange, ne lui avait-il pas écrit, le 21 septembre 1767: «J’apprends que vous avez fait ce qu’entre nous, philosophes, on appelle le saut périlleux... Un grand mathématicien doit, avant toutes choses, savoir calculer son bonheur. Je ne doute donc pas qu’après avoir fait ce calcul vous n’ayez trouvé comme solution le mariage.»
Mais la beauté, la grâce et l’esprit de Sophie de Grouchy vainquirent les préjugés mondains, et la duchesse d’Anville, mère du duc de la Rochefoucauld, vint dire à Condorcet: «Nous vous pardonnons[78].»
Emporté par la passion, le savant ne demanda aucune dot et se contenta d’un simple contrat verbal. Ce ne fut que par un acte postérieur que le marquis de Grouchy fit don à sa fille, par avancement d’hoirie, d’une somme de 30.000 livres.
D’ailleurs, la générosité de Condorcet se montrait dans les plus petits détails; il voulut donner à Charlotte, sa jeune belle-sœur, une bague de 25 louis, somme énorme à cette époque. Sophie écrivait à ce propos à sa tante Dupaty[79]: «Je suis bien touchée de cette nouvelle attention de M. de Condorcet et en jouis encore plus que celle qui en sera l’objet... Je fais une réflexion à laquelle je vous prie de vous arrêter, chère petite tante, et que je ferai certainement agréer à M. de Condorcet. C’est qu’il faut absolument partager par la moitié le cadeau qu’il veut faire à ma sœur et employer l’autre à en faire un à mon frère. Il n’y aurait aucune raison recevable aux yeux de son amour-propre et même de son amitié pour que Charlotte reçût un cadeau de vingt-cinq louis et qu’on n’eût point songé à lui... Je suis sûre qu’à la réflexion M. de Condorcet goûtera cet arrangement dont sa reconnaissance pour Charlotte (qu’il a su m’avoir poussée à ce mariage) lui a dérobé la convenance en ne portant ses idées que vers elle. Adieu, chère tante, il est minuit et il faut se lever demain. Sûrement, vous serez une des premières pensées de ma reconnaissance et de mon amitié.»
La bénédiction nuptiale fut donnée le 28 décembre 1786, aux jeunes époux, dans la chapelle du château de Villette, par le curé de Condécourt[80]; le marquis de La Fayette, maréchal de camp, major général au service des États-Unis, demeurant à Paris, rue Bourbon et le marquis du Puy-Montbrun, brigadier des armées du roi, grand-croix honoraire de l’ordre de Malte, étaient les témoins du mari; du côté de la jeune fille, son oncle Dupaty, président à mortier au parlement de Bordeaux, remplissait le même office.
Au milieu des signatures où les Dupaty se rencontraient avec les Fréteau, les Grouchy, les Pontécoulant, les Condorcet et les d’Arbouville, il en est une touchante, c’est celle d’un modeste secrétaire de Condorcet, Louis Cardot[81], dont le nom brillera d’un doux éclat aux époques douloureuses prochaines.
Se conformant à ses habitudes généreuses, la nouvelle mariée voulut que ce jour de fête fût embelli par une bonne action, et elle prit à son service le fils de Bradier, l’un des trois Roués que Dupaty venait d’arracher à la mort[82].
La calomnie des pamphlétaires, négligeant le désintéressement dont Condorcet avait fait preuve au moment de son mariage, s’est attaquée à la mémoire du savant et, par contre-coup, elle a cherché à atteindre aussi l’honorabilité de Mme de Condorcet.
Ces récits ne mériteraient aucune créance et, depuis longtemps, seraient oubliés si Lamartine et Michelet ne les avaient repris pour leur compte, leur donnant ainsi une importance telle que l’histoire, aujourd’hui, est contrainte de les réfuter.
Dans l’Histoire des Girondins[83], Lamartine a raconté que le duc de la Rochefoucauld, à l’occasion du mariage de Sophie, avait donné 100.000 francs à Condorcet ou, du moins, qu’il en servait la rente, soit 5.000 livres, au jeune ménage. Après Varennes, lorsque Condorcet et la Rochefoucauld se brouillèrent, le philosophe aurait réclamé très vivement cette somme à son ancien ami.
Arago, dans les pages qui suivent sa biographie de Condorcet[84], réfute ainsi l’allégation du poète-historien:
«Deux voies s’offraient à moi; je pouvais consulter des contemporains et amis désintéressés du fils de la respectable duchesse d’Anville et recourir ensuite à des documents écrits. M. Feuillet, bibliothécaire de l’Institut et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, avait été secrétaire intime du duc de La Rochefoucauld jusqu’à la catastrophe effroyable qui enleva ce bon citoyen à la France. Au moment ou j’écrivais la biographie de Condorcet, je demandai à M. Feuillet de vouloir bien m’éclairer sur les bruits relatifs à la pension et à la demande du capital qui étaient aussi venus à mes oreilles. Il me répondit sans hésiter qu’il n’en avait personnellement aucune connaissance. Ce renseignement négatif et du plus haut prix est corroboré par l’examen minutieux que j’ai fait du compte de tutelle de Mme O’Connor. Je trouve là des détails très circonstanciés sur le passif et sur l’actif de la succession à diverses époques, sur la vente opérée par Condorcet au moment de son mariage d’une petite propriété située près de Mantes, nommée Denmont; sur l’acquisition qu’il fit, avec une partie du prix de la vente, de fermes près Guise provenant de l’abbaye de Corbie. Il est mention dans ce compte, à l’article du passif, de mémoires très peu importants de menuiserie, de serrurerie, etc. Je cite cette circonstance pour montrer avec quel scrupule, avec quelle minutie cet acte est rédigé. J’y trouve aussi, dans l’actif, l’origine, je dirais presque la filiation de petites rentes de 3, 4 et 5 francs.
«Je n’y vois, au contraire, aucune trace d’une augmentation de revenus correspondant à 1786, année du mariage de Condorcet, ni rien qui puisse faire croire à une augmentation de capital de 100.000 francs qui aurait eu lieu à l’époque de la rupture de Condorcet et du duc de La Rochefoucauld.
«Il faudrait renoncer à toute logique pour supposer qu’après cette simple remarque il restera quelque chose de l’horrible calomnie qu’on a voulu faire peser sur la mémoire de Condorcet.»
M. Isambert qui fut avocat à la cour de cassation et qui joua un rôle actif dans les partages de famille entre les petits enfants de Condorcet, n’est pas moins affirmatif qu’Arago. Il a examiné tous les actes, notamment la liquidation du 2 juillet 1807[85], et il affirme que la fortune de Condorcet ne reçut aucun accroissement soit à l’époque de son mariage, soit depuis.
Michelet, dans son livre sur les Femmes de la Révolution, a parlé d’un roman d’amour, antérieur au mariage du 28 décembre 1786 et dont Sophie aurait été l’héroïne; les noms de la Rochefoucauld, de La Fayette, de l’abbé Fauchet, d’Anacharsis Clootz ont été prononcés; Sophie aurait prévenu loyalement son mari que son cœur n’était pas libre et elle n’aurait aimé réellement Condorcet qu’après trois ans de mariage et lorsque le philosophe aurait conquis son cœur par ses enthousiasmes généreux, au lendemain de la prise de la Bastille.
Sans insister sur l’impossibilité où les pamphlétaires se sont trouvés de préciser leurs accusations, qu’on dise donc si la vie de Villette, dont nous avons minutieusement retracé tous les détails, se prêtait à une pareille intrigue; qu’on dise aussi, quelque opinion sévère que l’on puisse professer à son égard, si Condorcet aurait été homme à supporter de pareilles conditions!
Il vaut mieux en croire ce que les apparences criaient aux yeux de tous. Charlotte de Grouchy, qui avait assisté aux préliminaires et à la cérémonie du mariage, écrivait à sa tante Dupaty, au moment où elle se préparait à partir pour le chapitre de Neuville[86]:
«Je vois dans l’union de Sophie, dans l’amitié de M. de Condorcet un nouvel appui précieux pour mon âme trop sensible et pour ma vie qui va avoir un si grand besoin d’appui. Un sentiment douloureux va me suivre encore à Neuville; celui que je laisse le bonheur derrière moi et que je n’en aurai, là, d’autre que l’espérance.»
Le jeune ménage s’installa, de suite, à l’Hôtel des Monnaies, quai de Conti. Condorcet y habitait déjà et il y avait logé sa mère et un de ses oncles maternels, tous deux morts à cette date de 1786. Ses revenus s’élevaient à environ 18.000 livres de rentes qui se décomposaient ainsi: 5.000 livres d’appointements comme inspecteur des monnaies, 11.000 livres en terres, provenant pour les deux tiers de l’héritage de son oncle, et 2.000 livres en rentes viagères, qui venaient de la succession du père de Condorcet.
Le brave Cardot gérait cette petite fortune, dont le savant ne s’occupait guère.
Le salon de l’Hôtel des Monnaies, à cette époque où l’esprit de société tenait une si grande place en France, ne tarda pas à devenir le rendez-vous des philosophes, des savants et des littérateurs. Et non seulement les Français illustres s’y réunissaient, mais la demeure de Sophie, qui s’ouvrait en même temps que le salon de Mme de Staël, était rapidement devenue le centre de l’Europe éclairée.
La grande génération du XVIIIe siècle se faisait chaque jour de plus en plus rare; les Voltaire, les Diderot, les d’Alembert, les Helvétius étaient morts: leurs héritiers s’appelaient Dupaty, Chamfort, Beaumarchais, Roucher, Garat et tant d’autres moins illustres, mais célèbres cependant, qui aimaient à se grouper autour du dernier des grands survivants, dans le salon qu’y tenait sa femme, maîtresse de maison exquise de bonté, charmante de jeunesse, rayonnante de grâce et d’amabilité.
Aux admirables perfections d’un corps superbe, la marquise de Condorcet joignait une figure malicieuse et spirituelle qui restera curieuse et fine, alors même que les grands chagrins l’auront voilée d’une douceur mélancolique; des sourcils accentués, indice d’une volonté puissante; des yeux grands et noirs; un menton gracieux; un nez légèrement retroussé, aux ailes frémissantes; une bouche un peu grande, mais habituée au sourire; le visage ovale, cher aux grands artistes, qu’encadrait une chevelure abondante et fine; au repos, l’air rêveur des femmes qui ont cueilli la pervenche avec Jean-Jacques; dans la conversation, l’étincelle qui jaillit et qui traduit dans un regard tout l’esprit de Voltaire, résumant ainsi dans une même physionomie ce double caractère, si rarement réuni, qui personnifie le XVIIIe siècle; telle était Sophie qui, calme et victorieuse, a pris place dans le cortège des beautés éternelles, chers et doux fantômes, ombres légères et insaisissables, qui ont gardé le privilège d’être aimées d’amour à travers les âges.
Cette femme délicieuse allait présider, pendant plusieurs années, les dernières assises de l’esprit français.
Son mari était timide, ombrageux, sauvage; elle lui donna le goût du monde et de ses fêtes. Chez son oncle Fréteau, elle avait connu les deux Trudaine: elle voulut les recevoir à son tour et ceux-ci amenèrent, à l’Hôtel des Monnaies, le plus sublime des poètes, alors dans tout le charme de sa jeunesse, le divin Chénier.
Roucher, un de ses hôtes les plus assidus, ne se séparait guère de Cabanis, et le jeune docteur était entré, à son tour, dans ce salon, en attendant qu’il devînt le beau-frère de la marquise.
Que d’autres illustrations se donnaient rendez-vous au quai Conti! et Morellet, et La Fayette, et Volney, et Charles de Constant, et les Suard, «le petit ménage,» comme on disait, tandis que Condorcet, aveugle comme tous les idéologues, définissait ainsi celle qui devait le trahir un jour et le faire mourir[87]: «Je donnerais la moitié de ma géométrie pour le talent que possède Mme Suard, sans le savoir: elle est éloquente dès qu’elle est émue, dès qu’on blesse son cœur ou son goût. Aussi, je remarque que les femmes dont l’adresse modère l’amour-propre évitent de la blesser.»
Les étrangers de passage à Paris sollicitaient l’honneur d’être présentés à Condorcet et à la femme qui savait si bien faire les honneurs de sa maison. C’est ainsi que la marquise fut saluée, pendant ces années, par les souverains et les hommes d’État de toute l’Europe et de l’Amérique: par Christian VII, roi de Danemarck, disciple de Rousseau, esprit déjà faible et qui devait finir dans la déchéance physique la plus cruelle; par ce baron de Gleichen, ancien ambassadeur du monarque danois, mais qui chez Mmes Geoffrin, de Graffigny et Helvétius, avait conquis ses grandes lettres de naturalisation française; par Adam Smith, qui avait connu autrefois Condorcet chez Turgot et qui, à ce second voyage, venait admirer celle qui devait, après sa mort, traduire si éloquemment sa Théorie des sentiments moraux. Grimm ne vient-il pas chercher chez Sophie de nouveaux matériaux pour ses inépuisables correspondances? Voici Alfieri, le tragique, qui va épouser la comtesse d’Albany, veuve du dernier des Stuarts; il salue la France, «terre de la Liberté,» en attendant qu’effrayé il la maudisse dans son pamphlet le misogallo. Celui-ci c’est Mackintosh, tout jeune alors, pas encore marié, préludant déjà aux enthousiasmes futurs par ses doctrines libérales que la Révolution fera éclore.
Dans ce coin, c’est Dumont, le pasteur genevois, demain l’ami et le conseil de Mirabeau; il cause avec Jean-Baptiste Clootz, baron du Val-de-Grâce, prussien riche de 100.000 livres de rentes, parent des Montesquiou-Fezensac, reçu dans les meilleures sociétés, lui qui fut l’ami des Diderot, des d’Alembert, des Jean-Jacques et des Franklin. Ce promeneur mélancolique, c’est Beccaria qui ne peut se distraire de cette épouse qu’il adore et qu’il brûle d’aller rejoindre à Milan, où elle l’attend avec tant d’impatience.
Thomas Payne, le héros de la guerre d’Indépendance, expose bruyamment des idées et des inventions qui, en Angleterre, lui vaudront la prison et ruine.
Cet original, c’est David Williams qui a fondé à Chelsea une chapelle desservie par les prêtres de la nature et qui, à ce premier voyage, est tout entier aux Condorcet, tandis que, dans quelques années, il viendra travailler, chez Mme Roland, à la constitution définitive rêvée par les Girondins.
Voici encore les lords Stormon et Stanhope, Mylord Dear, Bache-Franklin, Jefferson et tant d’autres, qui, «après avoir reçu les théories de la France, viennent, dans le salon de Condorcet, en chercher, en discuter les applications[88]».
C’est qu’en effet bien que l’heure fatidique de 1789 n’ait pas encore sonné, la Révolution est commencée dans les faits et dans les esprits. Sophie prend sa large part du mouvement; elle pousse Condorcet à l’assaut de la vieille société; Dupaty la suit. Fréteau résiste et s’effraye. «J’envoie quelques lignes à Mme de Condorcet, écrit-il de Troyes où il est en exil[89], mais je ne puis partager sa joie sur les changements.»
Le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences s’est, en effet, mis en avant, sans hésitation, dans toutes les questions politiques. Le public s’inquiète de sa manière de voir et cherche à connaître le fond de ses pensées. Rien ne dut plus étonner Dupaty que cette lettre que lui écrivait un de ses amis, Midy d’Andé, et où un véritable questionnaire était dressé[90]: «Dites-moi, je vous prie, et pour cause, qu’est-ce que M. de Condorcet? C’est un homme d’esprit, de l’Académie française, etc. Je sais tout cela. Mais ce n’est pas cela que je demande. Est-ce un homme? un homme d’honneur, sur la parole duquel on puisse compter? Est-il bon citoyen? Ne fronde-t-il pas les opérations du ministre principal? J’ai la bonhomie de penser qu’il vaut mieux être gouverné par un seul que par plusieurs et qu’un bon citoyen ne doit rien faire ni dire qui puisse nuire aux projets généreux du ministre, en vue du bien public. Il a déjà assez à faire pour vaincre les obstacles naturels, sans qu’on en jette de nouveaux sur son chemin. En deux mots, j’ai besoin de savoir si M. de Condorcet est partisan ou détracteur des intentions connues de M. de Toulouse? Votre réponse sera entre nous deux, vous pouvez y compter.»
Le 17 septembre 1788, le président Dupaty, dont la santé était chancelante depuis longtemps, mourait presque subitement à Paris. Ce fut un deuil cruel pour Sophie et pour toute la famille de Grouchy. Charlotte, alors à Neuville, s’exprime ainsi dans une lettre à son cousin Charles[91]: «Charles, mon cher Charles, est-ce vrai? Est-il vrai que ton père n’est plus? Est-il vrai que tu l’as perdu, que ta jeunesse est sans guide, que sa gloire ne t’éclairera plus, que tu ne seras plus l’espoir de son cœur, l’objet de sa complaisance et de ses projets?... Fais-moi voir ton cœur, ton cœur qui lui promettait tant! Que je revoie une fois cet esprit, cette plume vivante et énergique, cette âme immortelle en toi. Quel plus touchant hommage à sa mémoire que son fils le rappelant, que son fils vivant pour celle qui lui a donné la vie!»
On trouva dans les dossiers du Président la note suivante:
«Tous mes papiers seront remis, sans exception, après ma mort, à Mme la marquise de Condorcet qui en disposera à son gré. Ce 14 septembre 1787. Le président Dupaty.»
Ce legs de conscience ne fut pas exécuté; mais la faute n’en doit être imputée ni à Mme de Condorcet, ni à son mari. La présidente Dupaty, mal conseillée, prétendit que son devoir de tutrice ne lui permettait pas de souscrire à un pareil désir. Ce fut en vain que Condorcet écrivit à Fréteau[92]: «Mon cher oncle, j’ignore quelle est la valeur légale de la disposition de M. Dupaty; mais je sais que dans toutes les familles honnêtes ces sortes de dispositions sont respectées jusqu’au scrupule. J’en ignorais l’existence jusqu’à mon retour à Paris où ma femme, en rangeant quelques fragments que son oncle lui avait confiés, a trouvé enveloppé et non cacheté le papier dont je vous ai envoyé l’exacte copie. Le sens m’en paraît très clair, c’est évidemment une disposition de confiance et, par conséquent, aucun billet, aucun titre de propriété, d’aucune espèce, ne peut y être compris... Rien de plus simple qu’une telle disposition; il est naturel de laisser ses papiers à une personne de ses amies qu’aucune des relations qu’on a pu avoir ne peut offenser et qui verra tout avec l’indulgence de l’amitié. Il est naturel encore qu’un homme occupé toute sa vie de littérature et de philosophie, laissant des ouvrages commencés, en rende dépositaire un homme de sa famille qui a toujours cultivé les lettres et la philosophie, surtout lui connaissant des opinions assez conformes aux siennes et une grande tolérance pour celles qui y sont contraires. Si cette disposition faite en faveur d’une jeune femme peut paraître extraordinaire à des esprits difficiles, l’usage qu’elle en fait en la remettant à un mari de mon âge doit dissiper tous les nuages. J’ose croire aussi ma réputation assez bien établie pour être sûr qu’aucun créancier ne me supposera l’intention de lui dérober une partie de son gage et que, si quelqu’un d’eux témoignait de la défiance, elle ne serait pas sincère, d’autant plus que la disproportion très grande de la masse des dettes et de celle des biens ne peut leur laisser aucun motif raisonnable d’inquiétude.
«Mme Dupaty connaît mon amitié pour elle et pour ses enfants. Nous avons été assez heureux pour lui donner des preuves de notre zèle pour la gloire ou les intérêts de son mari et pour ceux de ses enfants et, sûrement, elle a une âme naturellement trop sensible et trop bonne, un cœur naturellement trop droit et trop pur pour nous faire l’injure de voir avec regret ce dépôt passer dans nos mains. Elle sait bien que nous n’en ferons jamais qu’un usage auquel sa tendresse maternelle et son attachement pour la mémoire de son mari puisse applaudir. Elle doit penser que nous prendrons les précautions nécessaires pour que ces papiers retournent à leur source en cas d’accident et cette assurance doit lui ôter la seule inquiétude qu’elle puisse avoir.
«M. Dupaty a fait cette disposition en partant pour aller achever à Rouen la noble et courageuse action qui lui assure l’immortalité[93]. Je n’y vois point de trace de précipitation, mais seulement peut-être le manque de ces précautions multipliées qu’inspire la défiance, lorsqu’on a le malheur de ne pouvoir compter après soi sur l’amitié et les égards de sa famille, malheur que M. Dupaty était éloigné d’avoir à craindre...
«Voilà, mon cher oncle, ce que je pense sur l’objet dont vous m’avez parlé. J’espère que la manière un peu différente dont nous l’envisageons n’altérera point ni vos bontés, ni votre amitié. Je vous abandonnerais volontiers mon opinion par déférence pour vos lumières comme par le désir de ne rien faire qui ne vous soit agréable, s’il était en mon pouvoir de consentir à sacrifier la confiance d’un homme qui n’est plus.
«Adieu, mon très cher oncle, nous vous prions tous deux d’agréer les assurances de notre tendre et inviolable attachement.»
C’était là le langage de la raison et du respect pour la volonté des morts. Cependant Fréteau n’en fut guère touché[94]: «Je sais, mon cher neveu, répond-il à Condorcet, et je reconnais que M. Dupaty partageait quelques-unes de vos opinions; mais, d’une part, il ne les avait pas toutes, à beaucoup près; par exemple vos idées sur la parfaite sécurité où doivent être toutes les nations de l’Europe à l’égard des entreprises du despotisme et sur le danger imminent qu’elles doivent apercevoir, au contraire, dans les aristocraties, l’affectaient douloureusement. Il en pleurait dans mon sein, il n’y a pas trois mois, en me remettant les écrits où vous publiiez ces aperçus pendant que la magistrature était réduite au silence et une foule des membres de la noblesse renfermés dans les châteaux. Au surplus, il savait aussi que ma nièce usait encore quelquefois de la liberté que vous vouliez bien lui laisser de ne pas partager toutes vos opinions et il a pu croire qu’en la choisissant personnellement pour dépositaire et pour arbitre de l’usage à faire de ses compositions, il ne lui interdisait pas le droit de déférer sur ce point à ses propres lumières, à celles d’une veuve si bien méritante, à celles de ses tantes, de ses oncles, concurremment avec les vôtres, quoique d’une manière toujours subordonnée à vos idées. Si ma nièce en usait ainsi, si même elle s’arrêtait à ce que l’écrit en question peut avoir d’irrégulier dans la tournure pour laisser à sa tante la disposition des papiers de confiance, comme elle fera de ceux d’affaires, elle ne paraîtrait à personne avoir exposé cette confiance du testateur à être compromise ou troublée. Peut-être même louerait-on (au moins quelques esprits assez droits le pensent ainsi), peut-être louerait-on cette réunion de sa part à des cœurs dont l’attachement si ancien n’est point équivoque et auquel on ne croirait point que vous eussiez fait à tort le sacrifice de la confiance exclusive d’un homme qui n’est plus. Quand je dis «vous», mon cher neveu, c’est que je ne vous sépare pas de ma nièce qui n’est aux yeux de personne ce que vous appelez une jeune femme et qui ne pense pas, sans doute, que j’aie supposé le besoin d’aucun appui extérieur à une raison aussi ferme et aussi exercée que la sienne.»
Dans une lettre qu’elle adressait à de Sèze, son conseil[95], la présidente Dupaty laissait parfaitement voir les motifs de sa résolution et le fond de sa pensée: «Ma nièce et son mari, homme de lettres et philosophe connu par des maximes fort opposées à celles de la magistrature, ou leurs héritiers peuvent, soit en ce moment, soit à quelque autre époque voisine de l’établissement de mes enfants, disposer de ces papiers d’une manière qui compromette la mémoire de leur père, déjà si fortement attaquée par l’envie, la prévention ou la malignité et qui, par là, nuise à mes enfants... Malgré tout mon respect pour les volontés du défunt qui, depuis trois ans environ, était l’ami très intime de ma nièce et jusqu’à un certain point de son mari, je crois ne pas devoir obéir à cette loi de rigueur qui semble un peu pénible pour moi après une union de dix-neuf ans qu’autant que le titre en est valable...»
En réalité, la Présidente très pieuse n’avait confiance ni en Condorcet, ni en Sophie. Elle l’avait bien montré, dès le lendemain de la mort du Président, en rappelant auprès d’elle sa fille Eléonore[96] que Dupaty, au contraire, s’il avait vécu, aurait voulu laisser sous la direction de Mme de Condorcet le plus longtemps possible.
Sophie s’en était montrée très affectée. Cette jeune fille l’aimait, pourquoi la séparer d’elle? «Comment voulez-vous, écrivait-elle à sa tante[97], qu’elle ait pour vous la confiance, l’attrait qu’elle avait pour son père? Comment voulez-vous entrer dans son cœur pour la diriger, pour y faire germer la piété, pour gouverner le développement de sa sensibilité? Comment voulez-vous la rendre heureuse et devenir son amie en l’éloignant de celle qu’elle a déjà, en lui demandant après la perte qu’elle a faite de s’imposer à elle-même une seconde perte? Ah! permettez que je m’arrête ici et que je parle à votre cœur. De bonne foi, peut-il se flatter d’obtenir par de pareils moyens la confiance et l’amour?
«Vous manquez absolument le but essentiel de mon oncle. En attirant à lui cette enfant, ce but était aussi chrétien que raisonnable. Il voulait: 1o développer sa sensibilité, persuadé qu’un être très sensible et surtout une femme ne pouvait manquer d’avoir, un jour, la douceur, la bonté, le besoin du bonheur de tout ce qui dépend d’elle, enfin toutes les qualités aimables et toutes les vertus domestiques, nécessaires au sexe; 2o il voulait surtout s’emparer en quelque sorte de cette sensibilité, l’occuper par la confiance, par l’amitié, par l’étude, de manière à ce qu’Eléonore pût arriver à l’âge d’être mariée sans que son cœur eût fait de choix et en faire, d’accord avec elle, un qui pût lui convenir et lui assurer à la fois le bonheur si rarement réuni de l’amour et de la vertu, du penchant et du devoir... Il est une réponse secrète que vous faites tout bas, que vous ne m’articulerez point et à laquelle je ne refuserai point de répondre. Vous me craignez sous le rapport de la religion. Vous craignez mon influence et celle de M. de Condorcet. Quant à cette dernière, vous auriez raison de la craindre si le caractère de M. de Condorcet, son amitié pour vous, son respect pour l’enfance, pour l’opinion d’un chacun et son indifférence extrême sur cet objet ne vous assuraient qu’il ne le traitera jamais d’aucune manière devant aucun de vos enfants. Quant à moi, je puis vous répondre et que vous n’avez point à craindre la contrariété de mes opinions avec vos principes et que, dans les détails, les différences qui s’y trouvent ne seront jamais l’objet de ma critique. Vous avez pu voir que, depuis que je suis ici, je n’ai rien conseillé à Eléonore sans vous en parler et je vous promets encore cette déférence quelque mal reconnue qu’elle soit par votre méfiance. Loin de jamais l’éloigner des grandes vues de la religion et de l’influence qu’elle doit avoir sur la conduite, je l’y entretiendrai toujours, non pas à la vérité par les mêmes moyens, mais par des motifs que je crois plus touchants et plus efficaces.»
Pour en revenir au legs des papiers du Président, disons que Mme de Grouchy avait pris énergiquement vis-à-vis de sa sœur, la défense de sa fille et de son gendre. «Cette disposition, disait-elle[98], est aussi sacrée que naturelle. Elle est sacrée puisqu’elle est celle de ton mari et qu’elle porte sur l’objet dont la propriété était celle de son être même; ce sont ses ouvrages. Elle est naturelle, puisqu’il les remet aux personnes auxquelles il les communiquait tous les jours, qui par l’analogie de leurs pensées et des siennes en faisaient le plus de cas, de qui il agréait les conseils et qui se faisaient un devoir de lui faire adopter les tiens... Quel prix n’attachait-il pas à ses pensées et à ceux qui en tenaient pour ainsi dire le fil?
«Permets-moi d’appeler un moment, ici, ce trop malheureux ami. Que ne souffrirait-il pas en voyant ce gage d’estime et de confiance menacé d’être pesé au poids de la loi? De quel œil te verrait-il y soumettre ses intentions les plus chères?... N’hésite pas sur une volonté qui ne peut souffrir de doutes sérieux, mais dont il serait réellement trop offensant pour sa mémoire et pour nous que l’exécution ne fût pas immédiatement due à ta propre adhésion. C’est ton cœur même que j’atteste: je le connais trop pour douter que la volonté de ton mari et ton estime pour mes enfants n’y triomphent d’un scrupule que la réflexion détruit et que la raison et le sentiment proscrivent également.»
En vain, le 22 décembre, Mme de Grouchy revenait à la charge: «S’il était, dit-elle[99], une loi assez absurde pour priver un homme de la liberté si naturelle, du droit si légitime de disposer de ses ouvrages parce qu’il laisse femme et enfants, il serait inouï que ce fût la veuve du magistrat qui a le plus sauvé d’hommes de l’injustice ou de l’abus des lois, qui invoquât contre lui l’une des plus oppressives et des plus tyranniques, puisque c’est le cœur, l’esprit, l’âme de l’homme qu’elle opprime!»
Malgré toutes ces raisons la présidente Dupaty s’obstina dans sa résolution, motivée, disait-elle, par des droits anciens et imprescriptibles. Mme de Condorcet en fut profondément affligée; mais comme, avec elle, le cœur l’emportait toujours, ce fut elle qui se soumit en écrivant que son affection pour la Présidente et ses enfants n’en serait nullement changée[100]: «Tout ce que nous pouvons avoir d’amis et de moyens de vous servir ainsi que vos enfants n’en est pas moins à vous, ma chère tante, et quoique notre zèle attende à l’avenir que vous l’avertissiez, vous le trouverez également actif lorsque vous le réclamerez.»
C’est ainsi que se termina, sans conséquences fâcheuses, et grâce à la générosité de Sophie, cette affaire qui aurait pu troubler et séparer à jamais une famille aussi unie.
Au commencement de 1786, quelques amateurs de lettres ayant à leur tête Monsieur, le comte d’Artois, MM. de Montmorin et de Montesquiou avaient créé, au coin des rues Saint-Honoré et de Valois, un centre de réunions littéraires et savantes qui prit le nom de Lycée.
La Harpe et Condorcet, bien que brouillés depuis la mort de Voltaire[101], étaient les deux hommes remarquables du nouvel établissement.
Les cours de la Harpe, admirablement faits, avaient lieu l’après-midi à deux heures; ses leçons de littérature devinrent rapidement des leçons d’enthousiasme révolutionnaire.
En même temps, Garat et Marmontel enseignaient l’histoire; Condorcet et Lacroix, les mathématiques; Fourcroy, la chimie et l’histoire naturelle; De Parcieux, la physique. «Pour la première fois, en France, dit Sainte-Beuve, l’enseignement tout à fait littéraire commençait et se mettait en frais d’agrément.»
Au bout de bien peu de temps et la mode s’en mêlant, le Lycée obtint un succès prodigieux[102]. On y compta bientôt plus de 700 souscripteurs, et de ce nombre, dit Grimm, «les femmes les plus distinguées de la cour et de la ville». C’était, avec l’élite des jeunes dames, des gens d’esprit, des littérateurs, tout ce qu’il y avait de plus brillant à cette florissante époque de Louis XVI.
Sophie de Condorcet, qu’un de ses admirateurs[103] avait salué du titre de Vénus Lycéenne, devint parmi les jeunes auditrices, la plus assidue et la plus remarquée.
Elle venait écouter son mari proclamant à l’ouverture de son cours de mathématiques que «toutes les prétentions naissent également de l’ignorance de l’homme et de l’ignorance plus grande qu’il suppose à ceux devant lesquels il les montre».
Sophie retrouvait au Lycée tous ceux qui se pressaient, le soir, dans ses salons: Garat, Grimm, Ginguené, Chénier, Lemercier. Elle y tenait une véritable cour. Aussi, l’on ne manqua pas de la chansonner, elle et les jolies femmes qui l’imitaient:
Dans la belle saison, Sophie quittait l’hôtel des Monnaies soit pour retourner à Villette, où elle avait laissé tant de souvenirs, soit pour aller passer quelques jours à Auteuil, chez une femme illustre et bonne, qui devait l’aimer bientôt comme une seconde mère.
Condorcet, plusieurs années avant son mariage, avait été conduit par Turgot, chez Mme Helvétius, dans cette petite maison d’Auteuil «où l’on fêtait encore les saints de l’Encyclopédie». Dupaty, Roucher, Franklin s’y donnaient rendez-vous et, dans cette calme retraite, Condorcet avait goûté, avec les joies de l’amitié, la douceur des longues causeries dans un milieu sympathique où sa timidité n’avait rien à redouter.
Anne Catherine de Ligniville, d’une de ces quatre familles illustres qu’on appelait les Grands chevaux de Lorraine, était née en 1719; sans fortune et comme elle avait vingt frères ou sœurs, ses parents avaient accepté avec empressement la proposition de Mme de Graffigny, tante de l’enfant, qui ne demandait qu’à l’adopter en se chargeant de son éducation et de sa présentation dans le monde. En 1740, la tante et la nièce, celle-ci dans toute la splendeur de ses vingt ans, arrivaient à Paris. Logées rue d’Enfer, elles recevaient, parmi beaucoup de beaux esprits, Turgot et Helvétius; celui-ci déjà riche et célèbre, celui-là petit abbé en Sorbonne.
Frappé de la beauté de Mlle de Ligniville, Helvétius la demanda en mariage: l’union fut célébrée le 17 août 1751.
Les jeunes époux partagèrent leur temps entre les terres de Voré et de Lumigny et l’hôtel de la rue Sainte-Anne qui s’ouvrait tous les mardis aux gens de lettres et aux philosophes.
Devenue veuve, après avoir marié ses deux filles et réglé ses affaires, Mme Helvétius s’établit à Auteuil dans une maison qu’elle venait d’acheter à Quentin de la Tour, le fameux pastelliste.
Elle aimait la retraite, mais détestait la solitude. Aussi, dans sa maison ensoleillée, remplie d’oiseaux et des plus beaux angoras du monde, voulut-elle avoir auprès d’elle, à demeure, deux vieux amis de son mari, les abbés Lefebvre de la Roche et Morellet.
Il y avait aussi une chambre toujours prête pour le jeune ménage du poète Roucher et pour la petite Eulalie que Mme Helvétius avait rebaptisée du joli surnom de Minette qu’elle avait porté, elle-même, dans sa jeunesse.
Roucher conduisit à Auteuil Dupaty et Cabanis; celui-ci ne tarda pas à devenir, comme La Roche et Morellet, le commensal ordinaire de la maison.
Enfin, au printemps de 1777, Franklin, qui demeurait à Passy, était entré en relations avec sa voisine par l’intermédiaire de Turgot et de Malesherbes.
Le patriarche, bientôt l’intime ami de celle qu’il appelait si joliment Notre-Dame d’Auteuil, y avait rencontré les deux filles de Mme Helvétius, Mmes de Mun et d’Andlau et il les avait nommées les Étoiles. Comme Turgot, il avait demandé la main de sa nouvelle amie; mais, pas plus que le ministre, il n’avait pu rompre le veuvage de Mme Helvétius. On connaît la lettre charmante qu’il lui écrivit à cette occasion[104]; on sait moins qu’ayant voulu s’expliquer les causes de l’influence exercée par Mme Helvétius sur les hommes d’État, les poètes, les savants qu’elle recevait et charmait, il se répondit en lui écrivant à elle-même.
«Ce n’est pas que vous affichiez des prétentions à aucune de leurs sciences, et, quand vous le feriez, la ressemblance des études ne fait pas toujours que les gens s’entr’aiment. Ce n’est pas que vous preniez quelque peine pour les engager; une simplicité sans art est la partie frappante de votre caractère. Je n’essaierai pas d’expliquer la chose par l’histoire de cet ancien à qui l’on demandait pourquoi les philosophes recherchaient la connaissance des rois, tandis que les rois ne recherchent point celle des philosophes, et qui répondit que les philosophes savaient ce qui leur manquait et non pas toujours les rois. Cependant, la comparaison est bonne en ceci, que nous trouvons dans votre douce société cette charmante bienveillance, cette aimable attention à obliger, cette disposition à plaire et à se plaire que nous ne trouvons pas toujours dans notre société les uns les autres. Ce charme sort de vous; il a son influence sur nous tous, et, dans votre compagnie, nous ne nous plaisons pas seulement avec vous, nous nous plaisons mieux les uns les autres, nous nous plaisons à nous-mêmes.»
Le départ de Franklin, en 1785, laissa un grand vide chez Mme Helvétius. Le patriarche n’oublia ni sa vieille amie, ni les membres de l’«Académie des belles-lettres d’Auteuil» et, de Philadelphie, en 1788, il écrivait à Morellet «Toutes les fois que, dans mes rêves, je me transporte en France pour y visiter mes amis, c’est d’abord à Auteuil que je vais.»
Ces amis, c’étaient La Rochefoucauld, Lavoisier, Le Veillard[105], Chamfort, Cabanis, Roucher, Le Ray de Chaumont[106], Mme Brillon, «la Brillante,» comme disait Franklin qui lui dédia quelques-uns de ses petits traités de morale, véritables chefs-d’œuvre de bon sens et de philosophie pratique.
Tel était le milieu hospitalier où Mme de Condorcet fut reçue à partir de 1787; accueillie d’abord en considération de l’estime affectueuse qu’on avait pour son mari, elle sut bientôt conquérir pour elle-même les sympathies les plus vives.
Bien que tout près de la grande ville, on en était assez loin cependant pour sentir l’influence pacifique des larges horizons dans des campagnes boisées.
Aussi, dans l’intervalle des agitations qui précédèrent la grande tourmente, Sophie vint jouir plusieurs fois, et toujours avec délices, de ce calme précieux; elle en garda pour l’humble village une sincère reconnaissance et quand les événements l’obligèrent à quitter Paris, ce fut à Auteuil qu’elle vint se fixer, assurée d’y rencontrer de bons amis et d’y retrouver, croyait-elle, une tranquillité, qu’hélas! elle ne devait plus connaître.
CHAPITRE II
LE SALON DE SOPHIE AU DÉBUT DE LA RÉVOLUTION
Le foyer de la République.—Condorcet et sa femme se séparent de leurs anciens amis.—Naissance d’une fille.—Pamphlets contre le marquis et sa femme.—Les Girondins chez Condorcet et chez Julie Talma.—Etablissement à Auteuil avec Jean Debry auprès de Cabanis.—Lettres sur la Sympathie.—Mort de la marquise de Grouchy chez Condorcet.—Mise en arrestation de Condorcet.
Condorcet ne s’était pas présenté aux États généraux; mais la situation qu’il occupait, ses relations dans le monde philosophique, ses travaux appréciés de l’Europe savante, tout contribuait à lui créer une place à part, dans le mouvement général qui entraînait les esprits.
Attaché, pour quelques mois seulement, au groupe constitutionnel ou Société de 89, il servait les idées nouvelles dans le Journal de Paris et dans la Feuille villageoise.
Mais c’était surtout sa maison, devenue bien vite un foyer politique, qui lui assurait une influence prépondérante; Mme de Staël semblait destinée à présider les salons de la Constituante; chez Mme de Condorcet, on sentait, sans pouvoir préciser comment, qu’on dépasserait rapidement les timides réformes pour se lancer à corps perdu dans les rêves généreux et dans les entreprises les plus aventureuses. Et de fait, pendant la Législative et les premiers mois de la Convention, la royauté de Sophie alla tous les jours grandissante.
Condorcet, après avoir contemplé son admirable épouse, aurait voulu que toutes les femmes fussent admises au droit de cité. Il invoquait les exemples d’Elisabeth d’Angleterre, de Marie-Thérèse, de Catherine de Russie et ajoutait[107]: «La princesse des Ursins ne valait-elle pas un peu mieux que Chamillart? Croit-on que la marquise du Châtelet n’eût pas écrit une dépêche aussi bien que M. Rouillé? Mme de Lambert aurait-elle fait des lois aussi absurdes et aussi barbares que celles du garde des sceaux d’Armenonville contre les protestants, les voleurs domestiques, les contrebandiers et les nègres?»
Du reste, dans la famille, tout le monde se mettait à l’unisson de Condorcet et de sa femme; le vieux marquis de Grouchy s’était fait nommer avec Berthier, alors major de la garde nationale de Versailles, un des deux commissaires recenseurs des citoyens actifs des villages[108]; c’était une mission difficile, ingrate même, sans grand honneur et sans aucun profit. Mais, on s’occupait de la chose publique et rien ne semblait plus enviable à cette époque d’enthousiasme et d’illusions.
Il n’y avait pas jusqu’à la sage Mme Fréteau qui ne fût prise, elle aussi, de l’envie des réformes. Elle ne voulait plus que le roi conservât sa maison militaire, et il fallait que son neveu, le futur maréchal, la rassurât par cette lettre scellée d’un cachet étrangement prophétique. (Il représentait un nœud avec cette légende: Dénouera qui pourra)[109]: «Vous avez donc bien envie, ma chère tante, que ce pauvre roi n’aie plus de maison militaire. En vérité, vous n’êtes pas brave; je serais même tenté de me moquer un peu de vous. Une ombre vous fait peur. Sept ou huit cents gardes du corps, dangereux dans un pays où il y a quatre à cinq millions de gardes nationales! Enfin, sur la perte de son état, comme sur celle de sa fortune, il faudra bien prendre son parti. C’est en cultivant mon esprit et mon cœur que je chercherai à me mettre au-dessus des privations qu’impose le malaise actuel.»
Bien qu’il ne fût pas député à l’Assemblée constituante, Condorcet y passait de longues heures, dans les couloirs, et sa femme, pendant ce temps-là, suivait, dans une loge, les séances intéressantes.
La marquise de Créquy,—dont les Mémoires, on le sait, sont loin d’être authentiques,—a raconté, à propos de Sophie, cette anecdote, certainement arrangée et dont il faut lui laisser toute la responsabilité: «Je me trouvais, dit-elle, dans une tribune placée près de la porte; arrive une espèce de tricoteuse, en gants de soie[110], qui riait à grande bouche en causant avec un jouvenceau, couleur de rose et blond, qu’elle endoctrinait en philosophisme et qui rougissait quelquefois, le cher enfant! Les voilà qui s’asseyent et la conversation continue. J’entends qu’il est question de l’Ecriture sainte et la dame se met à dire, avec un air de malice et d’enjouement séducteur, que si la chaste Suzanne avait été une vieille femme, entre deux jeunes gens, elle aurait eu plus de mérite.» Mme de Créquy affecta de ne pas la connaître et quitta la loge sans saluer. «On vint me dire ensuite, ajoute-t-elle, que c’était Mme de Condorcet.»
Un décret royal du 13 août 1790 supprima la place d’inspecteur des monnaies; mais Condorcet gardait son logement du quai Conti, où il devait habiter encore plusieurs mois.
Ainsi dégagé de toute fonction officielle, il se fit aussitôt nommer membre de la municipalité parisienne; il connaissait les services qu’on pouvait rendre dans cette place modeste, mais honorée de la considération publique. C’est ainsi qu’à Auteuil, Lefebvre de la Roche avait été nommé maire, et Cabanis, premier officier municipal. Leurs concitoyens, sans nul doute, avaient voulu les remercier de leur bienfaisance inépuisable et de la part que tous deux avaient prise à la rédaction des cahiers de 1789 pour la paroisse d’Auteuil. N’a-t-on pas le droit de croire aussi que ce témoignage de confiance s’adressait plus encore à la généreuse châtelaine qui les abritait sous son toit?
Au mois de mai 1790, Mme de Condorcet donnait le jour à une fille Alexandrine-Louise-Sophie, qui fut appelée toute sa vie du nom d’Elisa qu’elle n’avait pas reçu.
Au commencement de 1791, Condorcet, nommé commissaire de la Trésorerie, dut résigner ses fonctions municipales.
Deux mois après la mort de Mirabeau, qui venait d’être emporté par un mal que Cabanis, dévoué comme le meilleur des fils, n’avait pu vaincre, le roi, affolé, avait tenté cette fuite, si piteusement échouée dans l’auberge de Varennes, et son arrestation avait amené, dans les idées de Condorcet, un changement considérable.
Le philosophe s’était aussitôt prononcé pour la République; il avait donné sa démission de commissaire de la Trésorerie et quitté l’hôtel des Monnaies pour aller loger rue de Lille, numéro 50, au coin de la rue de Bellechasse.
C’est de là que, le dimanche 17 juillet 1791, Mme de Condorcet partit, accompagnée de sa fille, à peine âgée d’un an, pour se rendre au Champ-de-Mars; le peuple s’y était donné rendez-vous pour signer une pétition qui demandait la déchéance du roi. Les constitutionnels formaient encore la majorité dans l’Assemblée constituante et ils décidèrent que la Fayette et Bailly se mettraient à la tête de la Garde nationale et des troupes pour marcher contre les manifestants. La foule, inoffensive et calme, était composée de beaucoup de femmes et d’enfants; à côté de Mme de Condorcet, on voyait Mme Roland. Par quelle fatalité des coups de fusil furent-ils tirés? Bailly dut proclamer la loi martiale et une décharge de mousqueterie laissa de nombreux morts sur le terrain. La Fayette n’évita de plus grands malheurs qu’en se précipitant, au galop de son cheval, à la gueule des canons chargés à mitraille. Cet acte d’inutile énergie coûta la vie, d’après les historiens les plus modérés, à plus de quatre cents personnes et acheva de détruire la popularité de La Fayette, de Bailly et de l’Assemblée.
Condorcet garda de cette journée une impression inoubliable et, pendant sa proscription, dans une sorte de justification de sa conduite politique antérieure, il s’écriait, en arrivant au récit de cet événement: «Ma fille unique, âgée d’un an, manqua d’être victime de cette atrocité, et cette circonstance augmentant encore mon indignation, je la montrai assez hautement pour m’attirer la haine de tout ce qui avait alors quelque pouvoir.»
Avant de se séparer, l’Assemblée nationale voulut indiquer à Louis XVI un certain nombre d’hommes parmi lesquels le roi devait choisir le précepteur du prince royal. Condorcet fut désigné malgré lui[111] et mis sur la liste qui portait déjà les noms de Roucher, Bernardin de Saint-Pierre, Berquin, Sieyès, Ducis, Lacépède, Lacretelle, Malesherbes, Necker et Robespierre lui-même qui avait intéressé à sa cause Mme de Lamballe, sans pouvoir emporter la place qui fut donnée, le 18 avril 1792, à M. de Fleurieu. En même temps, on avait proposé à Mme de Condorcet d’être gouvernante du jeune prince tandis que son mari aurait été premier précepteur. Tous deux refusèrent presque dans les mêmes termes, quoiqu’ils ne se fussent pas entretenus de ces propositions[112].
Condorcet et sa femme avaient toujours refusé de se rendre à la cour[113]; leurs idées avancées leur avaient fermé bien des salons; La Rochefoucauld et les membres de la Société de 89 ne pardonnaient pas au philosophe ses idées républicaines; Malesherbes eut même un mot sanglant: «Si je tenais en mon pouvoir M. de Condorcet, dit-il, je ne me ferais aucun scrupule de l’assassiner.» Il y eut des séparations cruelles. Comment pouvait-il en être autrement quand des amis intimes, comme Cabanis et Roucher, en arrivaient à ne plus même s’adresser la parole!
Le débordement d’injures fut à son comble lorsque Condorcet se présenta aux suffrages des électeurs chargés de nommer les députés à l’Assemblée législative. On lui reprocha, entre autres choses, d’avoir fréquenté secrètement la cour et particulièrement Monsieur, au moment même où il attaquait le plus violemment la famille royale dans ses écrits. La chose vint à ses oreilles; il fit une enquête et il établit facilement que le visiteur mystérieux était le comte d’Orsay, premier maréchal des logis de la maison de Monsieur.
Puis, on fit courir sur son compte et sur celui de Mme de Condorcet des vers qui furent l’origine des calomnies qui ont été répétées depuis:
Les pamphlets, partis d’abord du monde royaliste, avaient été repris par Marat. Lamartine et Michelet s’en firent l’écho; M. A. G. de Cassagnac, dans son Histoire des Girondins, les aggrava encore: «Mme de Condorcet, dit-il, n’aimait pas son mari qui n’avait pas de passion pour elle; mais il y avait des degrés entre cette situation domestique et des efforts tentés en commun pour que la jeune mariée devînt la favorite du vieux roi (Louis XV). Les contemporains racontent cette odieuse aventure avec des détails si précis qu’il serait bien difficile de les rejeter entièrement.» Qu’il nous suffise de faire remarquer que Mme de Condorcet avait à peine dix ans à la mort de Louis XV!
Honte à ceux qui inventent de pareilles atrocités! leur conduite toutefois trouve sinon une excuse, du moins une explication dans les passions terribles de l’époque où ils vécurent. Mais, que penser de ceux qui vont rallumer des cendres éteintes et, sans critique historique, répéter de semblables absurdités?
Quoi qu’il en soit de ces attaques, Condorcet fut élu par les Parisiens et, le 1er octobre 1791, il entrait comme député à l’Assemblée législative. Un rôle important l’y attendait: c’est ainsi qu’il rédigea la déclaration du 29 décembre 1791 adressée aux gouvernements qui menaçaient la France; ainsi que le 20 avril 1792, jour de la déclaration de guerre à l’Autriche, il déposa sur le bureau de l’Assemblée ce célèbre rapport sur l’instruction publique qui restera son principal titre de gloire politique[114].
Mme de Condorcet continuait à l’aider et à le soutenir; dans une fête qu’elle donna rue de Lille, entre le 20 juin et le 10 août, elle reçut quatre cents Marseillais, dont elle fit si bien la conquête qu’elle aurait pu, si sa parole avait été écoutée dans les conseils de la Gironde, sauver, par eux, la Patrie et la Liberté.
On sait la place occupée par Condorcet dans les événements qui suivirent le 10 août; sa recommandation en faveur de Danton qu’il réussit à faire nommer ministre; son Exposé tendant à la convocation d’une Convention nationale et à la suspension de la dignité royale.
Il était devenu populaire et cinq départements l’envoyèrent à la Convention[115], qui, au bruit du canon victorieux de Valmy, allait proclamer cette République que depuis longtemps il rêvait de donner à son pays.
Comme s’il eût éprouvé le besoin de se reposer et de marquer une étape dans sa vie, ce fut le moment que Condorcet choisit pour aller s’établir définitivement, avec sa femme et sa fille, dans ce joli village d’Auteuil où il avait goûté jusqu’alors tant d’instants délicieux.
Déjà le 5 août, il y avait assisté avec Mme de Condorcet, à l’inauguration de la nouvelle maison commune; tous deux avaient suivi ce cortège de jeunes filles, escortées des gardes nationales voisines, qui étaient venues couronner les bustes de Voltaire et de Rousseau et quand on arriva à celui d’Helvétius, quand la musique joua l’air
Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille?
M. et Mme de Condorcet furent de ceux, parents et amis du philosophe, qui, après avoir orné de fleurs la statue, s’embrassèrent devant la foule émue.
Le 10 août, ils étaient encore chez Mme Helvétius.
«On sonne le tocsin, dit Condorcet dans son Fragment de justification, j’étais à Auteuil. Je me rendis à Paris. J’arrivai à l’Assemblée quelques moments avant le roi. Je la trouvai plus inquiète qu’effrayée, courageuse mais sans dignité. Je n’étais point dans la confidence et seulement un peu après la canonnade un de mes amis vint me dire que l’Assemblée serait respectée.»
Condorcet avait amené avec lui, à Auteuil, sa femme, sa fille, sa belle-mère et sa belle-sœur, Félicité-Charlotte. D’après les registres de la municipalité, Condorcet avait deux chevaux et un carrosse. On se logea chez la citoyenne Pignon, au no 2 de la grande rue du village dans une maison qu’habitait déjà le législateur Jean Debry. Mlle de Grouchy occupait, moyennant deux cents livres par an, deux chambres qui avaient vue sur la grande rue et sur la cour. Son mobilier était succinct: une table ronde en acajou, à dessus de marbre blanc, avec couvercle en maroquin et drap vert, une baignoire en cuivre en sabot, une bergère de vieux damas vert et sa housse, un lit, quelques fauteuils et quelques chaises[116].
C’est dans cette maison où Condorcet espérait trouver la sécurité et le calme que se passèrent ses dernières heures de joie.
Si «le foyer de la République», comme a dit un contemporain, était dans le salon de Mme de Condorcet, soit à l’hôtel des Monnaies, soit rue de Lille, il y avait encore, dans Paris, d’autres maisons où se réunissaient les Girondins; Condorcet, bien que retiré maintenant à Auteuil, au moins pendant la belle saison, car il retourna rue de Lille pendant l’hiver de 1792-1793, ne pouvait pas cependant abandonner ses amis et souvent il dut venir à Paris pour les voir, pour causer et s’entretenir avec eux de la conduite politique à suivre dans les circonstances difficiles que l’on traversait.
Il y avait bien le salon de Mme Roland; mais Condorcet ne s’y sentait guère attiré; il goûtait peu la femme du ministre et celle-ci le lui rendait bien. N’avait-elle pas écrit à Bancal des Issarts: «Condorcet n’est pas sans mérite; mais c’est un intrigant.»
Il y avait aussi les maisons de Mmes Lameth et Mathieu Dumas; mais on y rencontrait trop de montagnards que ces dames cherchaient, infructueusement du reste, à ramener aux idées modérées.
Chez Mme Robert, née de Kéralio, les partisans de la faction d’Orléans étaient les maîtres.
Mlles Théroigne de Méricourt et Lacombe ne savaient que remuer les foules et recevaient une Société trop mélangée.
Il ne restait donc que la maison de Julie Talma, où la Gironde était sûre de trouver un accueil sympathique et sincère.
Là, rue Chantereine, dans un petit hôtel que Bonaparte victorieux devait acheter un jour, Julie Carreau, devenue en 1790 Mme Talma[117], aimait à recevoir les littérateurs, les artistes et les hommes politiques.
Elève médiocre de Vestris, elle n’avait jamais pu s’élever au-dessus des danseuses doubles[118]; mais femme spirituelle et gracieuse, pleine de charme et de décence, elle avait su attirer et conserver chez elle Chamfort, David, Mirabeau, Vergniaud, Ducos, Condorcet, Guadet, Lavoisier, Marie-Joseph Chénier, successeurs des Ségur et des Narbonne, ses amis d’avant 1789.
«C’est au milieu de ces hommes, disait Talma à M. Audibert, que j’ai puisé une lumière nouvelle, que j’ai entrevu la régénération de mon art. Je travaillais à monter sur la scène, non plus un mannequin monté sur des échasses, mais un Romain réel, un César homme, s’entretenant de sa ville avec ce naturel qu’on met à parler de ses propres affaires; car, à tout prendre, les affaires de Rome étaient un peu celles de César.»
La conversation se prolongeait souvent jusqu’à la nuit et alors les invités couchaient rue Chantereine. «Quelles soirées charmantes j’ai passées dans cette douce société!» disait Arnault[119].
C’est que la maîtresse de la maison savait s’effacer et faire valoir les autres autant qu’elle-même. «Cette femme, a dit Benjamin Constant qui l’a bien connue[120], dont la logique était précise et serrée lorsqu’elle parlait sur les grands sujets qui intéressent les droits et la dignité de l’espèce humaine, avait la gaîté la plus piquante, la plaisanterie la plus légère; elle ne disait pas souvent des mots isolés qu’on pût retenir et citer et c’était encore là, selon moi, l’un de ses charmes. Les mots de ce genre, frappants en eux-mêmes, ont l’inconvénient de tuer la conversation; ce sont pour ainsi dire des coups de fusil qu’on tire sur les idées des autres et qui les abattent... Telle n’était pas la manière de Julie. C’était pour les autres, autant que pour elle, qu’elle discutait ou plaisantait. Ses expressions n’étaient jamais recherchées; elle saisissait admirablement le véritable point de toutes les questions sérieuses ou frivoles. Elle disait toujours ce qu’il fallait dire et l’on s’apercevait avec elle que la justesse des idées est aussi nécessaire à la plaisanterie qu’elle peut l’être à la raison.»
Le 16 octobre 1792, Julie offrit au général Dumouriez une fête qui est restée célèbre par le rôle désagréable et inattendu que vint y jouer l’odieux Marat[121]. On avait construit dans le jardin un pavillon qui prolongeait les salons du rez-de-chaussée. La compagnie était brillante et plus nombreuse que d’habitude. Soudain Marat, accompagné des citoyens Monteau, Bentabolle, Dubuisson et Proly, entre comme un furieux et s’adressant à Dumouriez: «Nous ne devions pas nous attendre à te rencontrer dans une semblable maison, au milieu d’un ramas de concubines et de contre-révolutionnaires.» Talma s’avance et dit: «Citoyen Marat, de quel droit viens-tu chez moi insulter nos femmes et nos sœurs?»—«Ne puis-je, ajoute Dumouriez, me reposer des fatigues de la guerre au milieu des arts et de mes amis, sans les entendre outrager par des épithètes indécentes?» Et il tourna le dos à l’énergumène. «Cette maison est un foyer de contre-révolutionnaires,» hurle Marat qui sort en proférant mille menaces, tandis que Dugazon le suit en jetant des parfums sur une pelle rougie au feu, «afin de purifier, dit-il, l’air que ce monstre infectait par sa présence».
La fête s’acheva gaiement, mais le lendemain on criait dans les rues «les détails de la fête donnée au traître Dumouriez par les aristocrates chez l’acteur Talma, avec les noms des conspirateurs qui s’étaient proposés d’assassiner l’Ami du peuple[122]».
Le général, héros involontaire de cette aventure, a été injustement sévère pour Mme de Condorcet dans ses Mémoires[123]. Après avoir parlé de Mme Roland, il ajoute: «Plusieurs autres femmes se sont montrées sur les tréteaux de la Révolution, mais d’une manière moins décente et moins noble que Mme Roland, excepté Mme Necker qui peut, seule, lui être comparée mais qui, vu son âge et son expérience, était plus utile à son mari et moins agréable à ses entours. Toutes les autres, à commencer par Mlle La Brousse, la prophétesse du Chartreux Don Gerle, Mmes de Staël, Condorcet, Coigny, Théroigne, etc., ont joué le rôle commun d’intrigantes comme les femmes de la cour ou de forcenées comme les poissardes.»
Il est impossible de comprendre le sentiment qui a pu inspirer une telle alliance de noms étonnés de se trouver ensemble; les éditeurs des Mémoires le reconnaissent eux-mêmes dans une note. Dumouriez a méconnu à la fois les devoirs de l’historien et les convenances sociales.
Le conventionnel Pierre Choudieu était plus juste quand il écrivait, le 5 novembre 1833[124]: «La marquise de Condorcet, beaucoup plus modeste que Mme Roland, avait le bon esprit de ne pas chercher à amoindrir le mérite de son mari. Sans paraître avoir aucune prétention, elle a eu peut-être plus d’influence qu’aucune autre femme sur tous les Girondins qui, seuls, formaient sa société, car Sieyès n’y a paru, à ma connaissance, qu’une seule fois pour déterminer les Girondins à voter la mort du roi.»
La mémoire de Condorcet est pure de cette tache; car il se prononça pour la peine la plus grave qui ne serait pas la mort[125].
Il jouissait encore d’une grande influence à la Convention; le 16 février 1793, il avait présenté un projet de constitution qui paraissait favorablement accueilli et, le 26 mars, il était nommé membre du premier comité de Salut public. C’est en cette qualité qu’il eut à recommander son ami La Chèze, consul de France, au delà des Alpes[126].
En revanche, cette nomination au comité de Salut public fut mal interprétée à l’étranger; aussi, Condorcet ne tarda-t-il pas à apprendre que les Académies de Berlin et de Pétersbourg l’avaient rayé de la liste de leurs membres.
Mais les événements se précipitaient. Les journées des 31 mai et 2 juin, contre lesquelles il protesta, fermèrent à Condorcet les portes de la Convention. Moralement enveloppé dans la ruine des Girondins, il voulut cependant défendre encore une fois son projet de constitution que l’Assemblée venait de repousser. En écrivant son Appel aux citoyens français sur le projet de la nouvelle Constitution, il signait sa condamnation.
Au mois de septembre 1792, il avait pu servir encore utilement les Fréteau, en faisant relâcher son neveu injustement arrêté[127]; maintenant, il ne pouvait plus rien en faveur du marquis de Grouchy ou du futur maréchal: l’un, inquiété par les autorités locales de Villette en attendant son emprisonnement à Sainte-Pélagie; l’autre, menacé de révocation et devant fournir à tout propos des certificats constatant qu’il n’avait pas quitté son poste à l’armée[128].
Quant à lui, Condorcet se sentait personnellement menacé; mais il refusait d’écouter les conseils de ses amis. «Mme Suard, dit Mme O’Connor[129], insinue que mon père avait pensé à émigrer; ma mère et mon oncle Cabanis m’ont toujours dit qu’il ne voulut jamais en entendre parler pour lui, bien qu’il ait prévu et prédit à ses amis le règne de la Terreur.»
Il passait tout son temps à Auteuil, au milieu des siens, avec Cabanis et Jean Debry.
Cette tranquille intimité, dans une retraite studieuse, n’était ni sans charmes, ni sans douceur. Cabanis, que l’on a pu sans blasphème comparer à Fénelon, trouvait, dans sa bonté infinie, les attentions les plus délicates. Ce tendre rêveur, ardent cependant lorsqu’il s’agissait de défendre ses idées, connaissait toute la générosité du cœur de Sophie et il voyait, dans le courage de cette femme supérieure, sinon les moyens de sauver le philosophe, du moins un secours assuré pour les jours où les circonstances deviendraient plus difficiles et plus dangereuses.
L’énergie ingénieuse de Mme de Condorcet complétait à merveille la bienveillance un peu mélancolique de Cabanis. Aussi, la pure sympathie, née avant 1789 entre ces deux âmes d’élite, grandissait-elle chaque jour au contact des événements.
Sophie, loin de s’en cacher s’en montrait fière et heureuse; elle trouvait dans son intimité la muse inspiratrice de ces lettres immortelles, dédiées à Cabanis et si peu connues aujourd’hui. «Elles furent achevées dans ce pâle Elysée d’Auteuil, plein de regrets, d’ombres aimées. Elles parlent bas ces lettres; la sourdine est mise aux cordes sensibles[130].»
Lorsqu’elles parurent, pour la première fois, en l’an VI, elles accompagnaient la traduction par Mme de Condorcet de la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith; elles purent être légèrement retouchées à cette époque, mais la vraie date, celle qui les explique, est l’année 1793, où elles furent composées. La première de ces lettres débute ainsi:
«L’homme ne me paraît point avoir de plus intéressant objet de méditation que l’homme, mon cher Cabanis. Est-il, en effet, une occupation plus satisfaisante et plus douce que celle de tourner les regards de notre âme sur elle-même, d’en étudier les opérations, d’en tracer les mouvements, d’employer nos facultés à s’observer et à se deviner réciproquement, de chercher à reconnaître et à saisir les lois fugitives et cachées que suivent notre intelligence et notre sensibilité? Aussi, vivre souvent avec soi me semble la vie la plus douce, comme la plus sage; elle peut mêler aux jouissances que donnent les sentiments vifs et profonds les jouissances de la sagesse et de la philosophie...»
On sent, dans ces lettres, les longues conversations avec Cabanis sur l’origine et la nature de la douleur physique. Sophie en arrive même à parler des maladies imaginaires et elle cite l’exemple d’une femme qu’elle avait connue qui, pour avoir lu un article sur la Pulmonie, se croyait atteinte de cette maladie.
«De pareils exemples, ajoute-t-elle, ne sont pas rares, surtout dans cette classe d’individus auxquels la mollesse et l’oisiveté de leur vie laissent peu de moyens pour se soustraire aux égarements d’une imagination trop active.»
Elève de Rousseau,—on verra tout à l’heure combien elle le préférait à Voltaire,—Mme de Condorcet lui empruntait et ses doctrines et les formes du langage: «L’école de la douleur et de l’adversité, disait-elle, est efficace pour rendre les hommes plus compatissants et plus humains. Que cette école vous serait nécessaire, riches et puissants qui êtes séparés de l’idée même de la misère et de l’infortune par la barrière presque insurmontable de la richesse, de l’égoïsme et de l’habitude du pouvoir!» Pour elle, la sensibilité commençait la sympathie, la réflexion la complétait et la sympathie était la source de tous les bonheurs de l’homme, parce qu’elle engendrait la vertu: «Vous voyez, mon cher Cabanis, que si la nature nous a environnés d’une foule de maux, elle les a, en quelque sorte, compensés en faisant quelquefois de nos douleurs mêmes la source la plus profonde de nos jouissances. Bénissons ce rapport sublime qui se trouve entre les besoins moraux de quelques hommes et les besoins physiques des autres, entre les malheurs auxquels la nature et nos vices nous soumettent et les penchants de la vertu qui n’est heureuse qu’en les soulageant.»
Quand elle parle des sympathies individuelles, qui ne sont autre chose que l’amitié, Mme de Condorcet est heureuse, on le sent, de s’adresser à son «cher Cabanis, qui, dévoué sans choix et sans effort à ses travaux et à ses affections, est peut-être par le sentiment habituel de la raison et de la vertu trop loin des hommes pour apercevoir leurs erreurs, ou, du moins, pour en discerner les profondes racines», et elle lui dit:
«Elles (ces sympathies naturelles) sont plus intimes entre ces âmes mélancoliques et réfléchies qui se plaisent à se nourrir de leurs sentiments, à les goûter dans le recueillement, qui ne voient dans la vie que ce qui les y a attachées et qui restent concentrées dans leurs affections, sans pouvoir désirer au delà, car, quelque insatiable que soit le cœur humain, il n’épuise jamais le vrai bonheur quand il veut s’y arrêter.»
S’agit-il de la beauté et de l’amour, son langage n’est pas moins éloquent, sa philosophie moins saine ou moins élevée:
«La beauté, dit-elle, inspire, à sa seule vue, un sentiment agréable. Une belle personne est, à tous les yeux, un être doué du pouvoir de contribuer au bonheur de tout ce qui a quelque rapport avec elle... On ne peut guère douter que la beauté ou, du moins, quelque agrément et quelque intérêt dans la figure ne soit nécessaire à l’amour. Les exceptions en sont assez rares parmi les hommes et le goût du plaisir en est presque toujours la cause. Si elles le sont moins parmi les femmes, cela vient des idées morales de pudeur et de devoir qui les accoutument, dès l’enfance, à veiller leurs premières impressions, à ne pas se déterminer par les avantages de la figure et à leur préférer presque toujours certaines qualités et quelquefois certaines convenances morales. L’amour peut avoir des causes très différentes et il est d’autant plus grand qu’il en a davantage. Quelquefois, c’est un seul charme, une seule qualité qui touche notre sensibilité et qui la soumet; souvent (et trop souvent!) c’est à des dons étrangers au cœur qu’elle se prend; plus délicate et plus éclairée, elle ne s’attache qu’à la réunion de ce qui peut la satisfaire et par un tact aussi sûr que celui de la raison et de la prudence, elle ne cède à l’amour que lorsqu’il est l’empire même de tout ce qui mérite d’être aimé. Alors, l’amour devient une véritable passion, même dans les âmes les plus pures, même dans les êtres qui sont le moins esclaves des impressions et des besoins des sens.
«Alors, d’innocentes caresses peuvent longtemps lui suffire et ne perdent rien de leur charme et de leur prix quand on les a passées; alors, le bonheur d’être aimé est la jouissance la plus nécessaire, la plus désirée; alors, toutes les idées du bonheur et de la volupté ne naissent que d’un seul objet, en dépendent toujours et sont anéanties à l’égard de tout autre.»
Mais, qu’il y a loin de cet amour idéal à certains mariages qui ne sont que «des conventions et des marchés de fortune dont la conclusion rapide ne permet de reconnaître que longtemps après si les convenances personnelles s’y rencontrent et où le prix de l’amour, commandé plutôt qu’obtenu, est adjugé en même temps que la dot, avant que l’on sache si l’on peut aimer et surtout s’aimer... C’est donc la société qui, en mettant trop longtemps des entraves aux unions qu’un goût mutuel eût formées, en établissant entre les deux sexes (sous prétexte de maintenir la vertu) des barrières qui rendaient presque impraticable cette connaissance mutuelle des esprits et des cœurs, nécessaire cependant pour former des unions vertueuses et durables, en excitant et en intéressant la vanité des hommes à la corruption des femmes, en rendant plus difficiles les plaisirs accompagnés de quelque sentiment, en étendant la honte au delà de ce qui la mérite réellement, comme l’incertitude de l’état des enfants, la violation d’une promesse formelle, des complaisances avilissantes, une facilité qui annonce la faiblesse et le défaut d’empire sur soi-même; ce sont, dis-je, tous ces abus de la société qui ont donné naissance aux passions dangereuses et corrompues qui ne sont pas l’amour et qui l’ont rendu si rare.» Mais si la Société est coupable,—c’est, on le sait, la thèse chère à Rousseau,—la Nature ne l’est pas: «Cessons donc, mon cher Cabanis, de reprocher à la Nature d’être avare de grands hommes; cessons de nous étonner de ce que les lois générales de la nature même soient encore si peu connues. Combien de fois, dans un siècle, l’éducation achève-t-elle de donner à l’esprit la force et la rectitude nécessaires pour arriver aux idées abstraites?»
Elève de Rousseau, fille de Voltaire et de son siècle, Sophie de Condorcet, s’il est permis de continuer cette image, préférait secrètement son professeur à son père; on le sent, à travers toutes les réticences, et de telle façon qu’on ne s’y peut tromper:
«Rousseau a parlé davantage à la conscience, Voltaire à la raison. Rousseau a établi ses opinions par la force de sa sensibilité et de sa logique, Voltaire par les charmes piquants de son esprit. L’un a instruit les hommes en les touchant, l’autre en les éclairant et les amusant à la fois. Le premier, en portant trop loin quelques-uns de ses principes, a donné le goût de l’exagération et de la singularité; le second, se contentant trop souvent de combattre les plus funestes abus avec l’arme du ridicule, n’a pas assez généralement excité contre eux cette indignation salutaire qui, moins efficace que le mépris pour châtier le vice, est cependant plus active à le combattre. La morale de Rousseau est attachante quoique sévère et entraîne le cœur même en le réprimant; celle de Voltaire, plus indulgente, touche plus faiblement peut-être parce qu’imposant moins de sacrifice, elle nous donne une moins haute idée de nos forces et de la perfection à laquelle nous pouvons atteindre; Rousseau a parlé de la vertu avec autant de charme que Fénelon et avec l’empire de la vertu même; Voltaire a combattu les préjugés religieux avec autant de zèle que s’ils eussent été les seuls ennemis de notre félicité; le premier renouvellera d’âge en âge l’enthousiasme de la liberté et de la vertu; le second éveillera tous les siècles sur les funestes effets du fanatisme et de la crédulité. Cependant, comme les passions dureront autant que les hommes, l’empire de Rousseau sur les âmes servira encore longtemps les mœurs quand celui de Voltaire sur les esprits aura détruit les préjugés qui s’opposaient au bonheur des sociétés.»
L’éloquente conclusion de la dernière lettre, tout en affirmant le pouvoir de la morale et de la vertu, trahit bien l’irrémédiable regret jusqu’au sein des spéculations de la philosophie:
«On ne trouve la douceur de la vie que dans la bienfaisance, la bonne foi, la bonté et en faisant ainsi de ses dieux pénates un asile où le bonheur force l’homme à goûter avec délices sa propre existence. Jouissances intimes et consolantes, attachées à la paix et aux vertus cachées! Plaisirs vrais et touchants qui ne quittez jamais le cœur que vous avez une fois attendri! Vous dont le sceptre tyrannique de la vanité nous éloigne sans cesse! Malheur à qui vous dédaigne et vous abandonne! Malheur surtout à ce sexe comblé un moment des dons les plus brillants de la Nature et pour lequel elle est ensuite si longtemps marâtre, s’il vous néglige ou s’il vous ignore! Car c’est avec vous qu’il doit passer la moitié de sa vie et oublier, s’il est possible, cette coupe enchantée que la main du temps renverse pour lui au milieu de sa carrière.»
Mme de Condorcet n’allait pas tarder à faire par elle-même l’expérience cruelle de la douleur.
Dans les premiers jours de juin, sa mère tomba subitement malade chez elle. Le 8, Fréteau écrivait à sa femme[131]:
«Le mauvais temps et l’absence des voitures de toutes les places ne m’ont permis d’arriver à Auteuil que tout au soir. Ma sœur était aux abois. Les médecins Cabanis et Portail avaient cru l’émétique nécessaire. (La malade avait la gangrène à la jambe...) Elle n’a plus que des élans vers les objets de son affection. Notre enfant, tes filles, les siennes, ta tendresse, voilà ce qui lui a fourni les choses les plus touchantes à me dire, mais par demi-phrases. Je suis pénétré de cet affreux spectacle.»
Le 10 juin, la marquise de Grouchy expirait dans les bras de sa fille dont la douleur fut déchirante. Deux jours après, Mlle Fréteau en rendait compte ainsi à son frère[132]: «Ma prédiction ne s’est trouvée que trop vraie, mon cher ami. Ma tante n’est plus. Elle est morte lundi, à 4 heures après midi. Papa nous a mandé que sa fille (Mme de Condorcet) est tombée dans des convulsions telles qu’il n’en a jamais vu de semblables. Si on ne l’eût jetée à l’instant dans le bain, elle serait expirée. Juge de sa douleur, mon cher ami. Ce qu’il y a de plus chagrinant, mon frère, c’est que les instances de papa tendant à procurer à ma tante des consolations spirituelles ont été vaines. Quelle circonstance alarmante! Gémissons, prions pour elle. Voilà les services que nous pouvons lui rendre. Acquittons-nous-en, mon cher ami, voilà le retour que nous devons à sa tendresse[133].»
Condorcet et les autres parents, disent les registres de la paroisse d’Auteuil, assistèrent à la cérémonie et à l’inhumation qui fut faite au cimetière du village[134].
Pendant ce temps, le marquis de Grouchy était à Villette, très malade lui-même. Aussitôt les derniers devoirs rendus à sa mère, Mme de Condorcet partit avec Charlotte pour rejoindre, dans le manoir paternel, son frère Emmanuel qui venait d’être privé de son commandement en Normandie[135].
Mais elle ne resta que peu de jours à Villette, ayant été rappelée à Auteuil par la situation de son mari qui s’aggravait tous les jours.
Condorcet, bien qu’il fût encore en liberté, ne se faisait plus d’illusions et il se préparait à tout événement comme en témoigne ce billet de son ami: «A Auteuil, ce jourd’huy, 30 juin 1793, à minuit, Condorcet proscrit par l’exécrable faction du 31 mai dernier, avant de se dérober au poignard des assassins, a partagé avec moi, comme don de l’amitié qui nous unit, le poison qu’il conserve pour demeurer en tout événement seul maître de sa personne. Jean Debry.»
En effet, sur la dénonciation de Chabot, le 8 juillet 1793, Condorcet était décrété d’accusation à cause de son écrit Aux Français, sur le projet de la nouvelle Constitution.
Les scellés furent mis sur ses papiers rue de Lille et à Auteuil. La Roche n’avait pu éviter cette formalité, mais il avait, du moins, prévenu Condorcet qui s’échappa.
Le philosophe trouva asile, la première nuit, chez Mme Helvétius. Mais comme il était dangereux de rester plus longtemps dans la maison même du maire chargé de procéder contre lui, il se rendit le lendemain chez Garat, qui n’hésita pas à recevoir le proscrit à l’hôtel même du ministère.