La marquise de Condorcet: Sa Famille, son Salon, ses Amis, 1764-1822
LIVRE III
LES ANNÉES DOULOUREUSES
CHAPITRE PREMIER
PROSCRIPTION ET MORT DE CONDORCET
RUINE DE SOPHIE
La maison de la rue Servandoni.—Mme Vernet.—Derniers jours de Condorcet.—Visites de Sophie au proscrit.—Testament du philosophe et conseils à sa fille.—Mort de Condorcet.—Sophie fait des portraits et vend de la lingerie.—Ses biens confisqués.—Elle élève sa fille et soutient sa sœur.—Belle lettre à propos de la mort de Fréteau.—Sophie traduit la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith et publie ses Lettres sur la Sympathie ainsi que les œuvres de son mari.—Union de Charlotte de Grouchy avec Cabanis.
Le 21 juillet 1793, Félicité Fréteau écrivait à son frère Emmanuel[136]: «Tu sais que ma cousine Sophie vient d’éprouver un nouveau malheur en se voyant obligée d’être séparée d’une personne qui lui était aussi chère. Elle a supporté cet événement avec autant de courage que le premier et elle est toujours à sa maison de campagne d’Auteuil.»
Sur les instances de Cabanis, deux jeunes médecins, Pinel et Boyer, avaient découvert, au no 21 de la rue des Fossoyeurs, tout près du Luxembourg et de l’église Saint-Sulpice, un appartement où Condorcet pouvait demeurer sans avoir à redouter les perquisitions et les visites domiciliaires. La maison était modeste d’apparence; assez grande cependant, puisque, divisée en plusieurs petites chambres louées ordinairement à des étudiants en médecine, elle rapportait un revenu de 2 500 francs[137].
La propriétaire s’appelait Rose-Marie Brichet; elle était veuve de Louis-François Vernet, sculpteur, proche parent des grands peintres. Comme son mari, Mme Vernet était née en Provence, dans les environs de Marseille; elle avait le cœur chaud, l’imagination vive, le caractère franc et ouvert. Sa bienfaisance touchait à l’exaltation.
Agée d’environ quarante-cinq ans, simple de manières, Mme Vernet était très énergique. De taille moyenne, elle avait des traits fins et réguliers et une physionomie mobile. D’abord, on lui cacha le nom de l’hôte nouveau qu’elle allait recevoir. «Est-il honnête homme, dit-elle? Est-il vertueux?—Oui, madame.—En ce cas, qu’il vienne!»
Et ce fut ainsi que Condorcet pénétra dans cette maison où il allait se tenir caché pendant près de dix mois.
Mme Vernet, «la bonne maman Vernet,» comme disait Jean Debry, ne voulut rien recevoir, pas même de cadeau, pour prix de l’hospitalité dangereuse qu’elle allait accorder au philosophe[138].
Dans la même maison demeuraient J.-B. Sarret, cousin de Mme Vernet avec laquelle il était marié secrètement; Marcoz, le conventionnel, qui, non seulement ne dénonça jamais Condorcet, mais qui s’ingéniait à lui procurer des journaux et des nouvelles; un inconnu, grand ennemi de la Révolution, qui s’effrayait des moindres bruits de la rue et quitta sa retraite après le 9 thermidor. Mme Vernet, même en 1830, ne consentit jamais à satisfaire la curiosité légitime de la famille de Condorcet sur le compte de ce compagnon de captivité. L’excellente femme ne répondait que par de vagues généralités et elle ajoutait avec un sourire un peu triste: «Depuis cette époque, je ne l’ai pas revu. Comment voulez-vous que je me rappelle son nom?»
Un autre commensal de Condorcet, qui avait joué un rôle dans l’histoire de la Révolution, était l’abbé Lambert, aumônier en 1789 de la garde nationale parisienne. Il avait été sous-diacre à la messe patriotique du 14 juillet 1790 et l’évêque Gobel devait l’envoyer pour assister, inutilement du reste, Marie-Antoinette et le duc d’Orléans au pied de l’échafaud. Ce fut aussi l’abbé Lambert qui reçut les confidences suprêmes de quelques-uns des Girondins. Peu de jours après, le prêtre avait dû quitter le costume ecclésiastique et se réfugier à son tour chez Mme Vernet. Quels durent être ses entretiens avec le philosophe!
Une bonne, Manon, faisait le service des proscrits.
Pendant cette captivité volontaire, l’emploi de chaque heure, était prévu avec une régularité presque monacale.
Condorcet travaillait dans son lit jusqu’à midi; puis, il se levait et dînait. La journée, jusqu’à 7 ou 8 heures du soir, était occupée par les lectures et les conversations; à 8 heures, le philosophe soupait, puis se remettait au travail jusqu’à 10 heures.
La soirée se terminait par de nouveaux entretiens auxquels prenaient part Mme Vernet et le bon Sarret.
Le 3 octobre, Condorcet avait été compris dans le décret qui renvoyait devant le tribunal révolutionnaire quarante et un membres de la Convention. Déclaré contumace, il avait été mis hors la loi et ses biens avaient été confisqués.
La femme d’un homme déclaré hors la loi ne pouvait pas coucher dans la capitale. Sophie, deux fois par semaine, déguisée en paysanne, venait donc, à pied, d’Auteuil à Paris, avec l’espoir, trop souvent déçu, de passer quelques instants auprès du proscrit.
Pour franchir la barrière, elle se mêlait à la foule qui allait voir la guillotine et, afin de ne pas être remarquée, elle accompagnait cette foule jusqu’à la place de la Révolution.
Quelle joie lorsqu’un avis secret la prévenait qu’elle pouvait aller rejoindre son mari pendant quelques heures! Comme elle cherchait à le consoler! Avec quel amour elle prodiguait au captif, devenu subitement un vieillard, les soins du corps et de l’âme[139]!
Son influence, déjà si grande aux jours de la prospérité, ne connaissait plus de limites; Condorcet était froid et timide, elle en avait fait un homme plein de sensibilité et de chaleur. Comme il s’épuisait à rédiger une justification de sa conduite politique, Sophie remarqua bien vite combien ce travail le faisait souffrir moralement et physiquement et, obtenant du philosophe qu’il y renoncerait, elle lui fit entreprendre cette Esquisse des progrès de l’esprit humain qui est restée un des plus beaux titres philosophiques et littéraires de l’illustre rêveur[140].
Puis, comme l’a dit Cabanis, «descendant des plus hautes régions du calcul et de la philosophie, il ne dédaignait pas de rédiger des leçons d’arithmétique pour les instituteurs et les enfants des classes indigentes de la société».
Mais le travail ne pouvait plus l’arracher à ses tristes pensées. L’idée de la mort ne le quittait pas, et il interrompit son labeur pour écrire ces avis d’un proscrit et ces conseils à sa fille, où l’on retrouve le cœur, la générosité, et la haute raison de son admirable épouse.
C’est pour son Elisa qu’il écrivait ces Avis d’un proscrit, admirable testament qui honore à jamais sa mémoire et qui commence par ces lignes sublimes: «Mon enfant, si mes caresses, si mes soins ont pu, dans ta première enfance, te consoler quelquefois, si ton cœur en a gardé le souvenir, puissent ces conseils, dictés par ma tendresse, être reçus de toi avec une douce confiance et contribuer à ton bonheur.
«Dans quelque situation que tu sois, quand tu liras ces lignes que je trace loin de toi, indifférent à ma destinée, mais occupé de la tienne et de celle de ta mère, songe que rien ne t’en garantit la durée.»
«Prends l’habitude du travail...» Et après avoir insisté sur cette source de bonheur, Condorcet cherchait à détourner sa fille de la personnalité et de l’égoïsme; il lui parlait de «l’habitude des actions de bonté» et il lui traçait pour ainsi dire tout un code merveilleux de générosité et de bienfaisance.
Quelquefois la poésie, ce cri des grandes douleurs, lui dictait des vers où il exprimait les mêmes sentiments d’amour et de regret pour les deux êtres qui lui étaient si chers.
Au mois de décembre 1793, il avait adressé à sa femme une pièce qu’il avait intitulée Le Polonais exilé en Sibérie:
Sa fille se rappellerait-elle de lui? C’était là sa grande préoccupation:
Ailleurs, il défendait sa mémoire:
Et revenant à sa délicieuse Sophie:
Tenant déjà dans sa main la coupe fatale, il écrivait[141]: «Je ne puis regretter la vie que pour ma femme et mon Elisa; elles en auraient embelli les derniers instants. Ma vie pouvait leur être utile; elle était chère à Sophie. Je périrai comme Socrate et Sidney pour avoir servi la liberté de mon pays.»
Le lendemain du jour où il traçait ces lignes, il inscrivait ces pensées sur la feuille de garde d’une histoire d’Espagne[142]:
«Les conseils que j’ai écrits pour Elisa, des Lettres de sa mère sur la Sympathie, serviront à son éducation morale. D’autres fragments de sa mère donneront sur le même objet des vues très utiles[143].»
Il était persuadé que non seulement il n’échapperait pas à la mort, mais que Sophie elle-même ne tarderait pas à le suivre sur l’échafaud. Aussi, ce testament, adressé à Mme Vernet, débutait-il ainsi: «Si ma fille est destinée à tout perdre, je prie sa seconde mère (Mme Vernet) d’écouter ces derniers désirs d’un père innocent et malheureux... Je recommande de lui parler souvent de nous; d’entretenir le souvenir qu’elle en conserve; de lui faire lire, quand il en sera temps, nos instructions dans les originaux mêmes.
«... Si elle conserve Sophie, je prie celle-ci d’apprendre à Elisa à connaître, à aimer sa seconde mère. Je prie celle-ci de lui parler de la tendresse de sa mère pour moi et de son courage pendant tout le temps de cette longue persécution. Je ne dis rien de mes sentiments pour la généreuse amie à qui cet écrit est destiné; en interrogeant son cœur, en se mettant à ma place, elle les connaîtra tous.»
Le philosophe terminait en recommandant qu’on éloignât de sa fille tout sentiment de vengeance; «c’est au nom de son père que ce sacrifice sera réclamé». Puis, il conseillait à Elisa d’apprendre l’anglais, parce que si Mme Vernet venait à lui manquer, elle devrait passer en Angleterre, chez milord Stanhope ou, en Amérique, chez Bache, petit-fils de Franklin, ou chez Jefferson.
Ces trois hommes excellents, on se le rappelle, étaient des hôtes assidus et choyés du salon de l’Hôtel des Monnaies.
L’heure fatale, dont le philosophe avait depuis plusieurs mois le terrible pressentiment, approchait. Le 5 germinal an II (25 mars 1794), Condorcet apprit qu’une visite domiciliaire serait faite le lendemain chez Mme Vernet et il résolut aussitôt de quitter sa retraite pour aller se cacher dans les environs de Paris. Il prévint de sa détermination sa bienfaitrice, et, comme celle-ci se récriait, il ajouta: «Plus j’admire votre courage, plus mon devoir d’honnête homme m’impose de ne point en abuser. La loi est positive. Vous êtes hors la loi puisque vous me cachez. Si on me découvrait chez vous, vous auriez la même fin triste que moi. Je ne puis plus rester.» Et cette femme sublime de répondre: «La Convention, Monsieur, a le droit de mettre hors la loi. Elle n’a pas le pouvoir de mettre hors de l’humanité. Vous resterez.»
Mais l’idée de Condorcet était irrévocable et il était bien décidé à quitter,—ce sont ses propres expressions,—«le réduit que le dévouement sans bornes de son ange tutélaire avait transformé en paradis».
Il dut employer la ruse pour tromper la sublime surveillance de Mme Vernet. Le philosophe était descendu, le matin du 25 mars, au rez-de-chaussée de la maison; il causait avec Sarret et mêlait du latin à sa conversation, comme pour en détourner sa bienfaitrice. Celle-ci, cependant, résistait. Alors, il déclara avoir oublié sa tabatière et pendant que Mme Vernet montait au second étage pour aller la chercher, il s’élança dans la rue, vêtu d’une veste d’ouvrier et d’un gros bonnet de laine. Il était 10 heures du matin. Sarret se précipita sur ses pas, tandis que Mme Vernet, prévenue par un cri de la domestique, se trouvait mal sans pouvoir tenter un dernier effort pour le retenir.
Tout le monde connaît cette cruelle odyssée, la visite chez Suard, la démarche de Garat, le passeport donné par Cabanis, la porte de Suard fermée alors qu’il avait promis de la laisser ouverte[144], la nuit passée dans les carrières de Clamart; enfin, le 27 mars, l’arrestation, à Bourg-la-Reine, du philosophe qui avait pris le nom de Pierre Simon, heureux présage, disait-il, parce que c’était celui du père nourricier de sa fille. A 4 heures du soir, le surlendemain, le geôlier le trouva étendu à terre et sans vie. Un médecin déclara que le prisonnier avait succombé à une attaque d’apoplexie sanguine; en réalité, il s’était empoisonné.
La question de savoir si Condorcet avait avancé sa fin ou s’il était mort naturellement a été fort discutée. Le billet de Jean Debry, du 30 juin 1793, serait à lui seul une preuve concluante. De plus, Cabanis a toujours déclaré que Condorcet s’était empoisonné. Il y a, dans les archives de l’Institut, une lettre que M. Fayolle écrivait à Arago, le 28 février 1842, qui n’est pas moins concluante: «C’est de Garat, dit-il, que j’ai appris que Cabanis avait remis à plusieurs personnes de ses amis, en 1793, ce poison (l’opium combiné avec le stramonium), qu’il appelait le pain des frères. Comme Bonaparte, à une certaine époque, voyait Cabanis chez Mme Helvétius, à Auteuil, ce médecin lui donna du poison en question sous la forme de bâtons de sucre d’orge[145]. Je tiens tous ces détails de Garat et M. Feuillet[146] doit les connaître.»
On trouva sur «Pierre Simon, natif de Ribemont, district de Saint-Quentin, âgé de cinquante ans, ayant demeuré rue de Lille,... une montre en argent à aiguilles d’or, marquant heure et minutes, secondes, quantième et semaine, boîte marquée d’un G[147], un livre d’Horace en latin, un petit cachet d’acier, un porte-crayon en argent, un rasoir à manche d’ivoire, un couteau à manche de corne et son tire-bouchon, une petite paire de ciseaux».
Pendant plusieurs mois, on ignora la mort de Condorcet. Sa famille le croyait passé en Suisse, tandis que ses biens étaient vendus comme propriétés d’émigré.
Sophie, ruinée, avait d’abord songé à se rendre à Villette, auprès de son père. Un passeport délivré par la municipalité d’Auteuil en fait foi; mais elle s’était bien vite ravisée, en songeant que son devoir était de rester aussi près que possible du proscrit.
Après avoir rendu la liberté à chacun de ses domestiques, renvoyé sa femme de chambre et la gouvernante anglaise de sa fille, elle restait seule pour subvenir au service et aux besoins de trois personnes: Elisa, âgée de trois ans; Charlotte de Grouchy, sa sœur, toujours malade, et Mme Beauvais, la vieille gouvernante que nous connaissons depuis Neuville et qui était devenue incapable du moindre travail.
Du peu d’argent qui lui restait, Mme de Condorcet acheta, au no 352 de la rue Saint-Honoré, tout près de la maison de Robespierre, une petite boutique de lingerie où elle établit Auguste Cardot, le jeune frère du secrétaire de son mari. A l’entresol, au-dessus de la porte cochère, elle avait un petit atelier où elle peignait des tableaux, des miniatures et des camées. Quelquefois aussi, elle pénétrait dans les retraites où se cachaient les proscrits et dans les cachots pour reproduire les traits des malheureux condamnés qui n’avaient plus que ce souvenir à léguer à leur famille. Souvent pour gagner la bienveillance des geôliers, des soldats ou des municipaux, elle dut peindre, dans la fumée des corps de garde, ces brutes avinées qui n’avaient aucun respect pour ses délicatesses de femme, ni pour ses malheurs d’épouse.
Des paroles cruelles qui retentirent alors à ses oreilles, Sophie conserva toute sa vie un douloureux et terrible souvenir!
Jusqu’au 9 thermidor, elle crut, chaque jour, qu’elle serait arrêtée à son tour. Elle eut de fréquentes visites du comité révolutionnaire d’Auteuil. Un jour, il y eut une perquisition chez elle; on lui dit même de préparer son paquet pour aller en prison. Mais elle s’en tira encore une fois en faisant le portrait de chacun des membres du comité.
Enfin, le soin de sa sûreté et le désir de sauvegarder, s’il était possible, la fortune de sa fille, l’obligèrent à faire une démarche qui lui fut très pénible.
Le 14 janvier 1794, elle se présenta devant la municipalité d’Auteuil pour lui faire connaître son intention de divorcer et de continuer à vivre dans la commune «comme une artiste qui cherche à subsister paisiblement par ses travaux[148]».
C’est que Mme de Condorcet avait des ennemis redoutables. Aux Jacobins, le 27 novembre 1793, Hébert l’avait dénoncée personnellement. Voici comment il s’était exprimé[149]: «Il en est un autre aussi que les femmes veulent sauver parce que,—et il faut en convenir,—il est joli; c’est celui que Marat appelait le furet de la Gironde, car on sent que celui qui, dans une affaire aussi astucieuse, aussi compliquée, celui qui faisait le métier de furet ne jouait pas le rôle le moins important. Ses liaisons avec Mme de Condorcet lui garantissent le parti de toutes les femmes de sa clique. C’est Ducos, c’est celui-là que les femmes ont pris sous leur sauvegarde.
«Il est bien singulier que jamais on n’ait voulu comprendre dans une affaire tous ceux qui y ont trempé.»
De même que, dans la bonne fortune, elle n’avait jamais laissé entendre un seul mot intéressé, Sophie, en réponse à ces odieuses accusations, n’eut jamais une parole de haine ou de sévérité.
On n’en est que plus libre pour juger d’anciens amis comme Morellet qui disait d’elle[150]: «La femme de Condorcet, une des plus belles, des plus spirituelles et des plus instruites qui aient jamais brillé parmi son sexe, retirée à Auteuil, est réduite à faire de petits portraits pour vivre, et à peine peut-on la plaindre quand on sait que, non seulement elle a partagé les fautes de son mari, mais qu’elle l’a poussé aux plus grandes de celles qu’il a faites, s’il est permis d’employer un terme aussi faible que celui de faute pour qualifier tout ce qu’on peut reprocher à Condorcet.»
En revanche, Sophie avait gardé quelques amis dévoués et vigilants: Garat, Laplace, Lacroix[151], La Roche et, avant tous les autres, l’excellent Cabanis.
Hélas! combien ils étaient plus nombreux, ceux qui, hôtes autrefois du Salon des Monnaies, avaient disparu dans la tourmente: prisonniers de la Nation ou, déjà, morts sur l’échafaud!
La persécution frappait surtout le talent et la vertu. En prison, Malesherbes qui expie dans les cachots son amour ancien de la Liberté et son héroïsme récent! A Saint-Lazare, le vertueux Roucher qui attend l’échafaud en dirigeant l’éducation de son Eulalie, devenue la plus charmante et la plus instruite des jeunes filles!
Et Volney, et Daunou, en prison, eux aussi!
Chamfort, moins courageux, devance l’heure fatale, en se frappant d’un rasoir sous les yeux de ses gardiens.
Le sensible Ginguené, élève enthousiaste de Rousseau, va rejoindre Roucher sous les verrous de Saint-Lazare. Il a épousé une amie de Sophie; il l’appelle sa Nancy[152], et échange avec elle, pendant sa captivité, une correspondance touchante.
Ginguené, pour se préparer à la mort, traduisait le dialogue de Platon sur l’immortalité de l’âme; il disait à Nancy: «Le tableau simple et touchant de la mort de l’homme juste, résigné à son sort et consolant lui-même ses inconsolables amis, est une des plus belles choses que l’antiquité nous ait laissées. Puisque nul n’est à l’abri de la ciguë, il importe à tout le monde d’apprendre comment un sage doit la boire.»
Le 8 messidor[153]: «N’oublie pas que c’est de ton courage que dépend celui que je puis avoir; que mon parti est pris depuis longtemps sur tout ce qui me regarde, mais que je ne puis supporter l’idée de tes souffrances et que si je viens une fois à penser que tu ne peux les supporter toi-même, ce sera bientôt fait de moi. Adieu, chère et unique amie, tu m’occupes à tous les instants du jour et je te dirais que tu m’empêches de songer à mes peines si l’idée des tiennes ne m’était mille fois plus difficile à supporter. Reçois les tristes embrassements de ton pauvre Pierre.»
Le malheureux captif avait d’autres préoccupations que celle de sa propre sécurité. Le 30 messidor, il avait aperçu Nancy et il l’avait trouvée malade. Il faut lui laisser la parole: «O ma tendre amie, d’où est donc venue l’impression de tristesse qui s’est répandue tout à coup sur cette entrevue où je ne me promettais que joie et délices? Je t’ai vue là comme une ombre désolée ou plutôt comme la veuve de ton pauvre ami. Ah! rassure-moi. J’en ai besoin. Dis-moi que, sous tes voiles, si j’avais pu lire dans tes yeux, j’y aurais vu l’expression du plaisir. La fatigue, sans doute, peut-être l’attente... Ah! mon cœur ne pouvait y suffire. J’aurais voulu m’élancer, voler à toi, te serrer dans mes bras. Par malheur, un homme était auprès de moi et cet homme, surtout dans le moment où nous sommes, m’est infiniment suspect. Je n’ai pu qu’agiter mon mouchoir avec le moins d’affectation que j’ai pu. Je te dévorais des yeux, mais ta démarche pénible! la lenteur de tes mouvements! O mon amie! La tendresse de ton pauvre Pierre s’est-elle alarmée sans raison? Je l’espère. Je voyais aux fenêtres et à la porte de la maison neuve quelques personnes qui t’observaient. J’ai craint que tu ne fusses trop remarquée. Je t’ai fait un geste que tu as entendu! Tu es rentrée dans la petite rue. Tu t’es retournée. Je t’ai envoyé le baiser d’adieu. Tu te soutenais à peine. Chère, ô mille fois chère Nancy, tout mon cœur s’est brisé quand je t’ai vue t’éloigner tristement et partir. Avant de te voir, je ne m’étais, dans mon agitation, livré qu’au bonheur dont j’allais jouir. Depuis que tu as disparu, je ne me suis plus occupé que des dangers et des fatigues où tu venais de t’exposer. Trois lieues par cette chaleur excessive! Trois autres lieues pour le retour! Il y a de quoi en être malade et tout cela pour voir quelques instants l’infortuné captif! Ah! tout l’excès de sa tendresse pourra-t-il jamais payer de telles preuves d’amour? Oh! si j’avais encore la liberté d’écrire dont nous avons joui quelque temps, que de choses j’aurais à dire! Comme mon cœur est plein! Que de larmes ont coulé de mes yeux sans le soulager! Le tien est habitué à l’entendre. Ma Nancy, ma chère Nancy! que les paroles sont de froids interprètes!... Quel pressant besoin j’ai de savoir de tes nouvelles! Jusque-là je n’aurai pas un instant de repos. Hélas! je n’en ai plus, je n’en aurai plus que nous ne soyons réunis. Que d’obstacles nous séparent encore!... (Il faut rassembler des pièces qui convaincront de l’innocence de Ginguené...) Alors, tous les jours la robe blanche[154], alors les tendres soins, les sollicitations de mon ami. Alors, le pauvre Pierre pourra se livrer à l’espérance de se revoir dans tes bras!...»
Avec les premiers jours de thermidor, l’espérance qui, chez Roucher et Chénier, disparaissait vaincue par la cruelle réalité, l’espérance renaissait dans le cœur de Ginguené. Il connaissait, certainement, tandis que d’autres l’ignoraient, le complot libérateur, pressenti et attendu pour le 9 thermidor. C’est ainsi qu’il écrivait, le 3:
«Adieu, tendre et chère amie, conserve, comme moi, beaucoup d’espérance. Ne fais plus rien dire à personne puisque tous sont avertis et aux aguets... Je fais des vœux pour que cette décade finisse, et surtout pour qu’elle finisse heureusement pour nous. Mais nos vœux ne font rien sur la lenteur, ni la rapidité du temps, ni sur les événements qu’il amène. Chère et unique amie, adieu!»
Et le lendemain: «Que tous nos amis veillent et surtout auprès du comité de sûreté générale, mais sans rien demander, même sans rien dire. Être tout à fait oublié, ce sera tout gagner. Si je ne l’étais pas, il faut tâcher de le savoir et d’y porter vite remède. Il s’agit désormais de peu de jours; ainsi, que tous les bons anges soient, nuit et jour, sous les armes... Inaction surveillante, voilà le mot.»
A Auteuil même, la tyrannie se faisait sentir. Deux amis intimes de Cabanis, l’excellent La Roche et Destutt de Tracy étaient arrêtés et menacés, eux aussi, de l’échafaud.
Parmi les accusations portées contre le maire d’Auteuil figurait, en bonne place, celle d’avoir favorisé l’évasion de Condorcet.
Des Girondins qui se rencontraient autrefois chez Julie Talma, quelques-uns à peine survivaient et ils étaient traqués comme des bêtes fauves! On ignorait leur sort. C’est ainsi que Mme de Condorcet avait pu rester aussi longtemps dans l’ignorance de celui de son mari.
Quand elle n’eut plus aucun doute, quand, des indices rapprochés, elle tira la preuve du décès du philosophe, sa douleur fut horrible.
Cabanis fit des prodiges et la sauva; mais elle était frappée pour la vie, et ni le travail, ni la misère, ni l’éducation de sa fille ne purent la distraire de son malheur.
«Ce qu’elle avait souffert en 1793 et 1794, dit Mme O’Connor[155], avait profondément altéré sa santé. Elle n’en pouvait parler sans une émotion extrême qui la rendait toujours malade.»
Bien des années après, une fille de Cabanis, Mme Joubert écrivait[156]: «La conversation tombait fréquemment, cela se conçoit, sur les Girondins; mais on n’en parlait jamais devant ma tante (Mme de Condorcet). Ces souvenirs étaient trop cruels!»
Un écho des douleurs de Sophie se retrouve dans cette admirable lettre qu’elle écrivait, le 26 octobre 1794, à sa tante, Mme Fréteau, qui avait, elle aussi, perdu son mari dans la tourmente[157]:
«Quoique je doive une réponse à Félicité[158], ma chère tante, c’est à vous que je veux écrire et je l’aurais fait depuis un mois si je n’eusse été malade et surchargée d’affaires. J’avais besoin de vous dire combien j’ai souffert avec vous, comme je pense que vous avez souffert avec moi, et ne pouvant m’étendre sur les inexprimables douleurs qui nous sont communes, je voulais vous parler de vos enfants qui en sont l’unique consolation. Je les ai trouvés tous deux dignes du respectable nom qu’ils portent et aussi bons, aussi raisonnables, aussi instruits que la mère la plus tendre et la plus difficile le peut désirer. J’ai joui bien profondément pour vous de les voir répondre aussi complètement à leur éducation et à vos vœux. Jouissez-en vous-même. Je sais par ma douloureuse expérience que le sentiment maternel est le seul baume de nos douleurs, et si peut-être vous éprouvez quelque inquiétude sur les ressources nécessaires à sept enfants, du moins votre cœur n’éprouve pas le mortel effroi qui saisit quelquefois le mien en n’en ayant qu’un seul à serrer entre mes bras.
«Le comité de sûreté générale m’a réintégrée dans mon ancien domicile en vertu du décret qui défend les poursuites contre les députés hors la loi.
«Ensuite, le comité des finances, à ma requête, a suspendu la vente des biens qui, heureusement, n’était qu’au quart et non entamée pour le mobilier de Paris. Maintenant, je fais devant et par les tribunaux rectifier l’extrait mortuaire de mon malheureux mari qui, lorsqu’il fut pris, ne déguisa que son nom et donna d’ailleurs tous les moyens d’être reconnu[159]. Ensuite, je redemanderai au nom de ma fille et au mien son héritage et, comme on a rendu complètement à d’autres mis aussi hors la loi et n’ayant pas subi de jugement, j’espère qu’on nous rendra de même. Je ne vois malheureusement dans tout cela et la position de vos enfants rien de commun que l’innocence des pères. Peut-être le temps leur sera-t-il plus favorable?
«J’ai chargé Emmanuel[160] de vous dire que, du moment où j’aurais recouvré notre fortune, je prierais vos enfants de me regarder comme leur seconde mère, de croire que tout ce qui est à moi et à ma fille est à eux. Je ne puis jouir de rentrer dans l’aisance qu’en adoucissant les malheurs semblables aux miens. Mon intention est d’élever Clémentine, la seconde fille de mon frère[161] et, sans doute, vous ne me refuserez pas le bonheur d’offrir quelquefois à vos enfants des ressources que leur père et vous m’eussiez sans doute offertes dans le cas où la fortune vous eût été plus favorable qu’à moi. J’ai prié Emmanuel, quoique mon dîner soit toujours un fort mauvais dîner, de venir le partager avec moi du moment que votre chère maman[162] sera retournée et j’espère qu’il aura assez d’amitié pour moi pour ne trouver que du plaisir à me procurer ce plaisir-là. Adieu, ma chère tante, embrassez pour moi vos chères petites. La mienne se souvient de Félicité et est toujours bien portante. Vos petites jumelles[163] vont-elles toujours bien?»
La levée des scellés et la rentrée en possession des diverses propriétés deviennent à cette époque, dans toutes les familles, une des grosses préoccupations. Les formalités sont interminables; mais on entrevoit, cependant, une éclaircie et ce rayon suffit pour rendre quelque espoir. Mme de Condorcet est soumise à la règle commune.
Le 12 novembre 1794, Félicité Fréteau écrivait à sa mère[164]: «Sophie est venue à moitié chemin d’Auteuil à Chaillot au-devant de moi. Elle m’a témoigné la plus vive sensibilité et nous nous sommes embrassées avec la plus douce émotion. Elle m’a appris que sa position était la même que la nôtre et que son mari est mort de la manière la plus malheureuse il y a environ six mois. Elle est pleine de courage et de résignation. C’est nous qui lui avons appris qu’on allait lever les scellés chez elle. Elle n’avait pas encore fait la moindre démarche. Il me paraît qu’elle est mal conseillée. Je lui ai indiqué la marche que nous avons tenue et elle m’a prié de la conduire demain chez le citoyen qui nous a été si utile. Je lui ai promis et je vais la prendre demain à 8 heures. Elisa est infiniment jolie, mais très mignonne. Elles m’ont toutes deux prié de vous parler d’elles et de leur tendre intérêt. Elles m’ont fait mille instances pour rester deux jours avec elles; mais je n’ai pas cru devoir y consentir et je suis revenue le soir.»
Et, le lendemain, la même correspondante écrivait encore à Mme Fréteau[165]: «La pauvre Sophie est bien à plaindre. Elle a perdu hier son portefeuille qui contenait 600 livres, fruit de son travail. Depuis trois mois, du reste, elle a beaucoup à se louer de nous avoir vues. Elle va recouvrer son mobilier et ses tableaux. Elle est aussi bonne et plus belle que jamais. Elle vous dit mille choses tendres. Son enfant est charmante et des plus aimables. Dites à Octavie qu’elle a cinq ans, qu’elle épelle et travaille supérieurement..... J’oubliais de vous prier de dire à mon frère que le jour où j’ai vu Sophie elle se disposait à faire le voyage de Paris exprès pour le voir ayant appris qu’il était malade.»
Le 22 novembre[166]: «Les fermes de Sophie sont en vente et peut-être même vendues. Elle est vraiment sans ressources.»
Enfin, au mois de janvier 1795, Mme de Condorcet obtenait une partie de la justice qui lui était due. Emmanuel Fréteau écrivait à sa mère[167]:
«M. Lemor[168] a été hier à Auteuil. Sophie est réintégrée dans ses biens. Quant à la partie vendue, la Nation lui rendra ce qu’elle a reçu du prix et elle recevra le reste de l’acheteur. Tout cela se fait à muchepot. Les députés ne veulent pas être importunés.»
Sophie n’avait pas encore recouvré toute sa fortune; elle allait demander à sa plume de nouvelles ressources pour assurer son existence et celle des siens. Cependant puisqu’elle retrouvait une modique partie de son ancienne aisance, elle se décida aussitôt à régler ce qu’elle considérait comme des dettes sacrées. C’est ainsi qu’elle reprit, jusqu’à leur mort, le paiement des 300 livres de rente annuelle que son mari servait aux domestiques de d’Alembert; puis elle distribua 16.000 livres, payables à sa volonté, mais avec intérêt à 5 p. 100, à ses propres serviteurs. «C’est moins, dit-elle[169], de son propre mouvement qu’elle a contracté ces obligations qu’en exécution des intentions de M. de Condorcet; ces rentes et donations, quoique disproportionnées à la fortune qu’il a laissée, sont de faibles marques de reconnaissance relativement aux preuves courageuses d’attachement qu’il a reçues des personnes ci-dessus dénommées qui, tandis que M. de Condorcet était hors la loi, sollicitaient à l’envi d’être chargées de prendre pour lui les soins nécessaires qui les mettaient dans le même péril que lui.»
Ces affaires réglées, Mme de Condorcet, tout en conservant à Auteuil son principal établissement, meubla, à Paris, un petit appartement rue de Matignon[170].
Elle retrouva bien vite quelques-unes de ses anciennes relations. Sa famille recommençait à avoir en elle une protectrice d’une bonté inépuisable[171].
Quant à Julie Talma, dont le salon, après le 9 thermidor, avait eu encore quelque éclat[172], elle venait de se brouiller avec le grand acteur. Après lui avoir renvoyé ses costumes, ses casques et ses armures, elle vint demander à Mme de Condorcet, rue de Matignon, une hospitalité que la veuve du philosophe s’empressa de lui accorder[173].
La société française se reprenait à la vie et, au lendemain de la Terreur, il semblait que chacun éprouvât le besoin d’affirmer sa jeunesse et sa joie. On respirait enfin; et de suite, passant de l’extrême douleur à une joie excessive, on vit, dans tous les mondes, comme un renouveau et une résurrection. Le bal des victimes fut une des manifestations les plus significatives de ce nouvel état de choses; il faut reconnaître que les historiens n’ont pas exagéré; mais leurs jugements seraient moins sévères peut-être s’ils s’étaient bien rendu compte de l’état des esprits à cette époque.
A Auteuil, malgré la tristesse de Mme Helvétius qui ne put jamais oublier ses amis disparus, la joie fut grande quand on vit revenir La Roche, Tracy et Ginguené, qui s’établit dans la grande rue du village pour être plus près de ses amis[174].
Sophie subit, malgré elle, l’influence de ces joyeuses réunions: Isabey faisait, en même temps le portrait d’Elisa et celui de Mme Tallien[175]; de là, dans son atelier, des rencontres qui forçaient Mme de Condorcet, pour quelques instants du moins, à se distraire.
Puis c’étaient des journées passées chez Mmes de Boufflers dont le parc s’étendait sous les fenêtres de Mme Helvétius; des courses au bord de la Seine, pour assister aux fêtes données par les enfants de l’école de Mars; des promenades au Ranelagh; toutes les inutiles occupations de l’oisiveté mondaine.
Quand Sophie s’arrachait à ces distractions, c’était pour retrouver dans l’intimité Cabanis, Jean Debry, Baudelaire et Mailla-Garat qui, tous deux, lui inspirèrent de tendres sentiments[176].
On retrouve comme un écho de cette vie familiale dans la correspondance de Nancy Ginguené; le 20 thermidor de l’an III, elle écrivait à Mme Guadet[177]: «Mon mari a eu l’occasion de voir Jean Debry. Ils ont parlé de vous, mon aimable amie, et vous pouvez penser de quelle manière. Il conserve bien chèrement le portrait de votre ami[178]... Mme de Condorcet que je vis hier et qui me trouva à vous écrire me pria de la rappeler à votre souvenir. Elle est toujours belle malgré tous les chagrins qu’elle a éprouvés. La petite Elisa est aussi charmante.»
Cependant, la Convention rappelait dans son sein Isnard, Louvet, Pontécoulant, Larivière, La Revellière-Lépeaux, tous les proscrits de la Terreur, et Marie-Joseph Chénier s’écriait, dans une improvisation sublime qui répondait déjà aux atroces calomnies: «Pourquoi ne s’est-il pas trouvé de cavernes assez profondes pour soustraire aux bourreaux l’éloquence de Vergniaud et le génie de Condorcet?»
En vertu d’une loi historique fatale, le pouvoir appartenait maintenant aux vaincus et aux opprimés de la veille. Les Idéologues,—c’est eux-mêmes qui se donnèrent ce nom,—arrivaient au Gouvernement dans les conditions les plus difficiles. Tout était à reconstruire. Ces honnêtes gens qui sortirent de la Révolution avec un renom d’intégrité incontestée ont été victime de cette iniquité qui traitait de sensualistes des gens comme Daunou, Tracy et Cabanis, la sobriété même. En réalité, les Idéologues tiraient tout de la réflexion et de l’analyse; l’intellectuel et l’abstrait étaient leurs seuls domaines. Cette débauche d’abstraction et cet excès de métaphysique ne convenaient pas au caractère national.
Certes, l’idée était généreuse qui voulait installer dans le gouvernement des hommes la raison à la place de la force, la générosité et l’initiative au lieu de l’égoïsme et de la routine. Mais cette théorie qui trouva sa forme dans la philosophie et dans la littérature républicaines de l’an III ne faisait qu’augmenter la méfiance qui a séparé de tous temps les théoriciens des hommes d’action. La pensée pure, qui éclate d’autant plus qu’on la comprime, survit à l’œuvre des politiques, mais ses fidèles doivent savoir d’avance qu’incompris de leurs contemporains, ils sembleront toujours les adversaires des régimes mêmes qu’ils auront fondés.
La constitution de l’an III fut l’œuvre de Daunou et la Charte des Idéologues. Ces aimables rêveurs pouvaient croire de bonne foi à sa durée; mais auraient-ils dans la pratique du pouvoir les qualités indispensables de science, de force et d’énergie? Des Chénier pourraient-ils organiser une Université française et des Ginguené ou des Garat occuper des ambassades? Et les Grouchy, les Moreau, les Joubert pourraient-ils lutter victorieusement avec le génie même de la Guerre?
Le 18 brumaire répondit à toutes ces questions et l’enthousiasme qu’il provoqua, surtout chez les philosophes d’Auteuil, est la preuve même de l’impuissance des théories humaines aux prises avec les événements.
En l’an III, l’ombre de Condorcet planait sur l’Assemblée[179]; elle était aux Ecoles Normales, à l’Institut, dans les conseils du gouvernement; elle inspirait la Décade, où le monde nouveau cherchait un évangile.
Mme de Condorcet le comprit et elle apporta elle-même sa part dans l’héritage en publiant ses Lettres sur la Sympathie[180] et en donnant une première édition des œuvres du philosophe.
En tête de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain[181], Sophie s’exprimait ainsi:
«Condorcet proscrit voulut un moment adresser à ses concitoyens un exposé de ses principes et de sa conduite comme homme public. Il traça quelques lignes; mais prêt à rappeler trente années de travaux utiles et cette foule d’écrits où, depuis la Révolution, on l’avait vu attaquer constamment toutes les institutions contraires à la liberté, il renonça à une justification inutile. Etranger à toutes les passions, il ne voulut pas même souiller sa pensée par le souvenir de ses persécuteurs et, dans une sublime et continuelle absence de lui-même, il consacra à un ouvrage d’une utilité générale et durable le court intervalle qui le séparait de la mort...
«Puisse ce déplorable exemple des talents perdus pour la Patrie, pour la cause de la Liberté, pour les progrès des lumières, pour leurs applications bienfaisantes aux besoins de l’homme civilisé, exciter des regrets utiles à la chose publique! Puisse cette mort qui ne servira pas peu dans l’histoire à caractériser l’époque où elle est arrivée, inspirer un attachement inébranlable aux droits dont elle fut la violation! C’est le seul hommage digne du sage, qui, sous le glaive de la mort, méditait en paix l’amélioration de ses semblables; c’est la seule consolation que puissent éprouver ceux qui ont été l’objet de ses affections et qui ont connu toute sa vertu!»
L’année 1796 réservait à Sophie une de ses dernières et de ses plus grandes joies.
Cabanis qui avait traversé la Terreur, non sans être inquiété et menacé chaque jour d’arrestation, et qui n’avait dû la liberté qu’à l’amour des habitants d’Auteuil pour celui qui était à la fois leur médecin et leur bienfaiteur; Cabanis qui saluait ainsi le 9 thermidor[182]: «Que de bénédictions pour la Convention nationale! Et que de jouissances pour ceux de ses membres qui contribuent plus directement à ces actes humains et justes! Oui, c’est maintenant que la République est impérissable!» Cabanis venait de demander la main de Charlotte-Félicité de Grouchy, sœur de Mme de Condorcet. Il la connaissait depuis de longues années et savait tout ce qu’il pourrait trouver en elle d’amour et de fidélité. Eprise des arts et des choses de l’esprit, elle disait[183]: «La musique est une amie de l’âme et il est difficile d’en trouver d’aussi intimes parmi les choses inanimées. Le vallon de Villette en présente aussi à la paresse et à la rêverie. Mais la nature est si belle qu’elle ne permet point de tristesse. On est forcé de rester à la mélancolie... La santé de maman est toujours bien faible et son âme bien vive et bien bonne. Je me fais un plaisir d’en reposer l’activité et d’en distraire les peines par ma présence qu’elle chérit et qu’elle goûte bien.»
Charlotte avait vécu trop longtemps auprès de Condorcet pour ne pas partager toutes ses opinions philosophiques. C’étaient aussi les idées de Cabanis et aucun nuage ne pouvait séparer les jeunes époux qui se marièrent le 25 floréal de l’an IV[184] et se fixèrent aussitôt chez Mme Helvétius dans un pavillon au fond du parc.
A ce moment même, le général Bonaparte remportait, en Italie, ses premières victoires. Au printemps de 1795, Volney et La Revellière-Lépeaux l’avaient présenté à Barras; ce fut l’origine de sa fortune et les Idéologues, on le voit, n’y furent pas étrangers. Ils continuèrent quelque temps encore à l’observer avec un curieux et bienveillant intérêt. «Depuis le débarquement de Bonaparte, disait Eymar[185], il y a une pyramide de plus en Egypte.» A l’Institut, Chénier célébrait le héros «à qui la France devait l’éclat de ses triomphes et la grandeur de ses destinées»; Garat le dépeignait «comme un philosophe qui aurait paru un instant à la tête des armées».
Bonaparte, en retour, donnait des gages à l’Idéologie. Sieyès, Cabanis, Volney lui-même étaient gagnés.
Deux femmes, seules, restèrent sur la réserve: Mmes Helvétius et de Condorcet.
La première, recevant un jour à Auteuil la visite du jeune triomphateur qui s’étonnait de la petitesse de son parc, lui répondit: «Vous ne savez pas, général, tout le bonheur qu’on peut trouver dans trois arpents de terre!»
La seconde, à ce mot du consul: «Je n’aime pas que les femmes se mêlent de politique,» répliquait par cette spirituelle parole: «Vous avez raison, général; mais, dans un pays où on leur coupe la tête, il est naturel qu’elles aient envie de savoir pourquoi.»
CHAPITRE II
LA MAISONNETTE ET PARIS
MORT DE LA MARQUISE DE CONDORCET
Mme de Condorcet recouvre ses biens.—Le Muséum.—Rencontre de Fauriel.—La Maisonnette.—Le Consulat et l’Empire.—L’opposition se donne rendez-vous chez Mme de Condorcet.—Mariage d’Elisa de Condorcet avec le général O’Connor.—Mort de Cabanis.—Les hôtes de la Maisonnette.—Benjamin Constant, Manzoni, Ginguené, Guizot.—Le procès du maréchal de Grouchy en 1816: rôle de sa sœur.—La marquise de Condorcet se retire du monde.—Rentrée à Paris.—Ses bonnes œuvres.—Sa mort.
La mode n’était plus d’aller au Lycée; les jeunes filles, les jeunes femmes, les savants et quelques-uns de ces oisifs qui ne méprisent pas les choses de l’esprit se rencontraient maintenant aux leçons de botanique du Muséum et aux herborisations dans la plaine de Gentilly. Ce retour au culte de la nature était un dernier hommage, pacifique celui-là, rendu par la Révolution finissante à Jean-Jacques Rousseau.
C’est au Muséum qu’un matin de l’automne de 1801 Fauriel avait rencontré Mme de Condorcet. Bientôt, s’était établie entre eux une de ces liaisons discrètes que le XVIIIe siècle admettait, sans penser à les critiquer. On les considérait comme une sorte de mariage morganatique. Malgré la Révolution, les préjugés étaient encore tenaces; le vieux marquis de Grouchy avait déjà vu d’un assez mauvais œil le mariage de sa seconde fille avec Cabanis et il n’était guère disposé à supporter une nouvelle mésalliance. Mme de Condorcet, de son côté, tout en ne tenant pas à son titre de marquise, ne voulait pas, du moins, changer le nom illustre de son mari, contre celui d’un homme qui n’était encore connu que par des fonctions remplies à la police, sous la direction de Fouché.
A ne voir que le grand portrait de Fauriel dû au crayon de Mme de Condorcet[186], on ne comprend guère la passion qu’une femme, admirablement belle et remarquablement intelligente, pouvait éprouver pour cet homme, aux cheveux frisés et presque crépus, qui n’avait dans son extérieur aucune apparence de distinction; l’œil est rêveur et méditatif peut-être, mais il y manque la flamme qui anime et qui embellit les physionomies, même les plus vulgaires.
Quoi qu’il en soit, Fauriel, qui était intelligent et instruit, dut à cette bonne fortune l’honneur d’être introduit dans la société d’Auteuil. Cabanis, toujours excellent, fut charmé des dispositions laborieuses de ce nouvel ami et il se donna tout entier, tandis que Fauriel semblait se réserver et attendre.
Au printemps, le médecin-philosophe lui écrivait de Villette[187]:
«Oui, venez voir nos riches prairies, nos blés admirables, notre verdure aussi riche que fraîche et riante. Les insectes qui bourdonnent ici appellent la rêverie et invitent à un calme heureux; ceux qui carillonnent, ailleurs, ne produisent pas toujours le même effet; je n’en excepte pas même les journalistes dont vous me parlez. M. de Grouchy vous destine une chambre à côté de la mienne. Vous savez combien ce voisinage me sera précieux.»
Et à quelques jours de là[188]:
«Nous vous attendons après-demain ou dimanche au plus tard avec Mme de Condorcet. Vous trouverez la campagne superbe, et paisible, et douce, ce qui arrive rarement au superbe. C’est dans ce genre d’impressions et dans les beautés poétiques ou littéraires qu’il faut chercher la source de cet enthousiasme et de ce sentiment élevé de la nature humaine, dont les hommes qui ne sont pas rapetissés et énervés, comme le dit Longin, ont besoin pour passer la vie heureusement; on ne les trouve point ailleurs. La culture de la vertu, l’amitié, les lettres, la campagne: voilà les vrais biens et plus on avance vers le terme de cette courte vie, plus on sent que les passions factices de la société et les tableaux qu’on y a sans cesse sous les yeux sont peu propres à satisfaire le cœur. Je vous avouerai même que les travaux philosophiques me ramènent trop vers ce monde moral si mal arrangé: j’ai porté ici un manuscrit que je me suis hâté de rempaqueter, après y avoir jeté un coup d’œil. J’ai, de même, repoussé Tacite que j’avais pris avec moi pour le relire: il me reportait trop à Rome. C’est Homère, c’est Virgile, c’est la Bible, ce sont enfin des poètes et quelques écrivains de prose qui s’en approchent pour la perfection, auxquels j’ai promis et voué tout le temps que je serai ici. Vous voyez que nous sommes à l’unisson.
«Venez donc au plus tôt: ma femme et moi nous vous embrassons tendrement; nous vous prions aussi d’offrir mille amitiés de notre part à Sophie. Elisa a écrit une lettre charmante à son grand papa: elle l’était surtout parce qu’elle annonçait votre arrivée prochaine à nous tous.»
Ces harmonies de la campagne, évoquées avec tant de grâce mélancolique, cette retraite méditative et studieuse partagée entre les livres et la nature, allaient saisir victorieusement Fauriel et l’arracher à la société de Mme de Staël, qu’il avait beaucoup fréquentée jusque-là. Elle s’en plaignait en lui reprochant son «amitié paresseuse» et sa quasi-indifférence: «Cette amitié, lui écrivait-elle, qui ne s’excuse de rien que de son empressement, qui est beaucoup plutôt insistante que négligente, celle qui se retient d’écrire au lieu de s’exciter, cette amitié-là est beaucoup plus aimable et je vous l’ai crue pour moi; mais à présent, j’en doute et j’ai raison d’en douter. Ce qui fait donc que si nous parlons sérieusement, solidement, comme deux bons vieux hommes, je suis très reconnaissante de ce que vous êtes pour moi; mais, si je reviens à ma nature de femme encore jeune et toujours un peu romanesque, même en amitié, j’ai un nuage sur votre souvenir, que vos arguments ne dissiperont pas.»
Mme de Condorcet n’avait eu qu’à se montrer pour être victorieuse: il en était aujourd’hui comme au temps de la Constituante. La rivalité qui régnait entre ces deux femmes supérieures et le malaise qui en résultait ne pouvait donc étonner personne.
Il y avait d’ailleurs bien des motifs de brouille et de séparation. Mme de Staël était une chrétienne, parfois militante; Mme de Condorcet, Cabanis et Tracy étaient dans de tout autres idées. Ils ne pouvaient se comprendre. Cette lettre de Mme de Staël à Tracy en est la preuve: «Vous me dites, Monsieur, que vous ne me suivez pas dans le Ciel, ni dans les tombeaux. Il me semble qu’un esprit aussi supérieur que le vôtre et détaché de tout ce qui est matériel par la nature de ses travaux, doit se plaire dans les idées religieuses, car elles complètent tout ce qui est grand, elles apaisent tout ce qui est sensible et, sans cet espoir, il me prendrait je ne sais quelle invincible terreur de la vie et de la mort.»
Une autre source de mauvaise entente entre le monde d’Auteuil et Mme de Staël, c’était la rancune mal dissimulée que la fille de Necker avait vouée à Condorcet et à sa mémoire.
Dès l’année 1776, le philosophe avait écrit à Voltaire pour lui dire tout ce qu’il pensait de la médiocrité et de l’insuffisance du Genevois. Depuis, Condorcet n’avait cessé d’être un juge inexorable pour l’étranger qui avait supplanté Turgot au ministère. Lors du second passage de Necker aux affaires, cet avènement n’avait pas été sans rapports avec la disgrâce qui avait retiré à Condorcet la place qu’il occupait à l’hôtel des Monnaies.
Mme de Staël n’ignorait aucun de ces détails. Elle se plaisait à dire que le philosophe offrait, au plus haut degré, les caractères de l’esprit de parti. Elle cherchait depuis longtemps l’occasion de venger son père et crut la trouver en publiant, dans son livre de la Littérature, quelques lignes sur «un homme diversement célèbre», qui n’était autre que Condorcet. Talleyrand avait senti l’inconvenance du procédé, puisqu’il écrivait à son ancienne amie, le 18 février 1797: «Votre ouvrage est superbe... Les Condorcet[189] sont à la campagne; ils n’en reviennent que dans huit jours. Je n’ai vu personne qui ait pu me dire ce que le diversement célèbre avait fait sur eux. Il est probable qu’ils ne se portent pas pour choqués; car il sortira un bon extrait de la maison Helvétius qui est un écho de Condorcet[190].»
Il ne sortit aucun bon extrait. Faut-il s’en étonner?
Mais, au contraire, Chénier répondit: «Condorcet fut sans doute et restera diversement célèbre, puisqu’il était à la fois habile dans les sciences mathématiques, profond dans les sciences morales et politiques, éclairé en littérature, écrivain distingué, philosophe illustre et grand citoyen; il est bien vrai qu’il aimait les vertus, le génie, les opinions de Turgot; qu’il admirait son administration et qu’il n’avait pas, à beaucoup près, les mêmes sentiments pour un ministre dont le nom n’est pas sans célébrité[191]. A cet égard, les panégyriques exagérés peuvent convenir à l’amour filial; mais entre-t-il aussi dans ses droits d’inculper gravement et sans motifs admissibles un des premiers hommes du XVIIIe siècle?»
Malgré tout, Mme de Staël rendait justice à sa rivale et, à l’occasion des Lettres sur la Sympathie, elle lui écrivait ces lignes remarquables[192]:
«Canton Léman, Coppet,
ce 20 mai. 1er prairial.
«Je viens de lire, Madame, les huit lettres que vous avez ajoutées à la traduction de Smith, et elles m’ont fait un si grand plaisir que j’ai besoin de vous en parler.
«Vous êtes une personne insensible à la louange, mais vous ne le serez pas à atteindre le but que vous vous êtes proposé: Convaincre et toucher. Vous me savez trop facile à l’émotion pour compter comme un succès celle que j’ai éprouvée, mais mon père est moins mobile et, dans la lecture que je viens de lui faire de votre ouvrage, il n’a cessé de remarquer et les pensées réfléchies et les sentiments heureusement exprimés. Vous serez plus obligée que jamais de me passer mon impression de respect en vous voyant. Il y a, dans ces lettres, une autorité de raison, une sensibilité vraie, mais dominée qui fait de vous une femme à part. Je me crois du talent et de l’esprit, mais je ne gouverne rien de ce que je possède. J’appartiens à mes facultés, mais je n’en puis garder l’usage. Enfin, je vous ai admirée, et dans vous, et par un retour sur moi. Et comme j’ai la bonne nature de n’être point jalouse, je n’ai eu que du plaisir en pensant que je connaissais et que j’aimais une personne si rare. Si j’avais en moi la possibilité du bonheur, elles (les fameuses lettres) l’auraient développée; c’est du calme sans froideur, de la raison sans sécheresse. C’est ce qui compose dans toute la nature l’idéal du bien et du beau, la réunion de quelques contraires. Oh! que nous sommes loin de toutes ces institutions sociales qui doivent former l’homme tel que vous le voulez. J’ai un besoin extrême de causer avec vous.
«Parlez-moi de vos lettres quand je vous reverrai. Votre caractère vous les a inspirées, et elles doivent confirmer votre caractère. Que vous dirais-je de ce pays? Il est couvert de malheureux comme le reste de la terre. Pour moi, je suis tout à fait ruinée. Notre revenu entier était en dîmes. Ne me disiez-vous pas qu’on parlait de moi parce que j’étais riche? J’ai droit au silence actuellement. Je mène depuis quatre mois une vie de courage, mais j’étais où mon devoir marquait ma place. A présent, je voudrais retrouver du bonheur. Mais, déjà, la coupe n’est-elle pas renversée? Enfin, quoi qu’il m’arrive, vous m’avez fait retrouver un plaisir depuis longtemps perdu, l’émotion et l’admiration que le cœur et la vertu font éprouver.
«Parlez de moi, je vous prie, à Gallois et à Cabanis. Notre famille poétique[193] est toujours loin de vous!»
Le 25 mars 1800, naissait à Auteuil, dans la maison de Mme Helvétius, Annette Paméla Cabanis qui eut pour parrain Destutt de Tracy. Mais cette année, qui avait commencé sous d’heureux auspices, devait bientôt se continuer dans les larmes. Mme Helvétius, parvenue à l’âge de quatre-vingt-un ans, avait conservé l’habitude de se lever de très bonne heure. A la fin de l’hiver, elle contracta un catarrhe dont ne purent la guérir les soins empressés de Cabanis et de Roussel.
Elle avait auprès d’elle, dans ses derniers jours, Cabanis et sa femme, La Roche et Gallois, le tribun, qui habitait chez elle depuis 1793. Ces fidèles amis ne la quittèrent pas un instant. Le 13 août, l’agonie commença dans la matinée. Mourante, elle pressait encore sur son cœur déjà glacé les mains de Cabanis qui, comme d’habitude, l’appelait sa bonne mère. «Je la suis toujours,» murmura-t-elle; ce fut son dernier mot.
Suivant ses dernières volontés, elle fut enterrée au bout de son parc, dans un caveau qu’elle avait fait construire, à l’extrémité droite du pavillon où Cabanis avait passé les premiers temps de son mariage.
Celui-ci était inconsolable de cette perte et, le 16 fructidor, il écrivait à Gérando: «Mon cher ami, je n’ai point répondu à votre lettre amicale parce que, d’après son contenu, je vous attendais d’un moment à l’autre. Mais, comme vous ne venez point, je ne veux pas que vous puissiez me croire indifférent aux témoignages touchants de votre amitié; j’y suis, au contraire, infiniment sensible et j’attache un très grand prix aux sentiments qui les ont dictés.
«Vous ne pouvez pas savoir à quel point est irréparable la perte que j’ai faite; mais votre excellent cœur, en s’associant à mes regrets, m’offre le seul genre de consolations qui puisse me toucher véritablement. Recevez-en ma sincère et éternelle reconnaissance.»
Bien que Mme Helvétius eût laissé, en mourant, la jouissance de sa maison à La Roche et à Cabanis, ceux-ci, cependant, n’eurent pas le courage de continuer à y vivre comme par le passé.
La Roche, qui fit partie du Corps législatif jusqu’en 1803, quitta Auteuil à cette date et se retira à Orville, dans le Pas-de-Calais, où il mourut en 1806.
Cabanis, de son côté, ne fit plus que de rares apparitions dans cette propriété où il avait connu toutes les extrémités des joies et des douleurs humaines. Il se rendit à Villette, auprès de son beau-père, en attendant qu’il s’installât séparément au château de Rueil, situé tout près de la terre des Grouchy.
Depuis 1798, Mme de Condorcet, tout en gardant son pied à terre d’Auteuil[194], était devenue propriétaire d’une maison sur le coteau qui domine Meulan et les bords de la Seine; jusqu’en 1800, elle n’y vint qu’en passant, mais, après la mort de Mme Helvétius, elle s’y fixa presque toute l’année, ne conservant plus à Paris qu’un appartement qu’elle habitait pendant les quelques mois de la mauvaise saison.
Toute la famille se trouvait donc réunie autour de Villette, dans ce petit coin de terre béni où la nature embellissait encore les affections et les joies de la famille.
La Maisonnette,—c’est ainsi que Mme de Condorcet baptisa son riant ermitage,—est construite auprès des ruines de l’ancien château fort de Meulan. En 1638, la reine Anne d’Autriche y avait fondé un couvent, dirigé par les Annonciades jusqu’en 1793, époque où il fut vendu comme bien national[195]. Dans une partie des bâtiments, conservée par l’acquéreur de la Nation, fut prise la maison actuelle qui est restée, à l’extérieur comme à l’intérieur, ce qu’elle était à la fin du siècle dernier.
Un cloître, au rez-de-chaussée dont il dessert toutes les pièces, occupait tout le fond de la maison. Le salon et la salle à manger, boisés, s’ouvraient sur un jardin planté d’arbres élevés et de massifs de verdure[196]; un grand escalier et un autre plus petit, conduisaient au premier étage où se trouvent les chambres à coucher. «La maison, point trop petite, dit Guizot, était modeste et modestement arrangée... Sur les derrières et au-dessus de la maison, un jardin planté sans art, mais coupé par des allées montantes le long du coteau et bordées de fleurs. Au haut du jardin, un petit pavillon, bon pour lire seul ou pour causer à deux. Au delà de l’enceinte, toujours en montant, des bois, des champs. D’autres maisons de campagne, d’autres jardins dispersés sur un terrain inégal. Dès le premier moment, le séjour de la Maisonnette me plut.»
Dans l’intérieur de la propriété se trouve une chapelle, construite au Xe siècle et dédiée à sainte Avoie. Sophie y laissait venir en pèlerinage les paysans des environs.
Enfin, un souterrain voûté qui part de la maison conduit dans la campagne.
Mais le joyau de la Maisonnette est la terrasse d’où l’œil contemple une vue admirable. Au premier plan, Meulan et ses deux églises; dans la vallée, la Seine coulant au milieu de vertes prairies; l’Ile-Belle entourée de grands peupliers; et, au loin, quelques hauteurs, dernière ceinture de la vallée de la Seine, qui se dessinent à l’horizon.
C’était la demeure du Sage; une halte heureuse dans la vie.
Mme de Condorcet avait rêvé d’y passer ses dernières années dans l’intimité de Mailla-Garat, avec lequel elle était liée depuis 1798. Au printemps de 1800, pendant un voyage que le tribun fit à Villiers et à Paris, elle lui écrivait[197]:
«Ce 10, soir (de Meulan).
«Tu auras un bien beau temps pour cette fête qui n’est pas la mienne, mon Mail. Puisses-tu, en jouissant, cette nuit, de la beauté de ce ciel prêt à se parer de mille feux, en regardant cette lune argentée, en respirant cet air frais qui s’élève pour moi des bords de la Seine, penser à ta Sophie qui, seule, loin de toi, sacrifie de bon cœur le bonheur de te voir (cependant si nécessaire) aux plaisirs de distraction et d’amitié que tu as été chercher. Puisse l’image de ton amie, moins agréable sans doute que celles que cette fête t’aura offertes, s’embellir à tes yeux par d’assez touchants souvenirs pour rester la seule image qui se soit offerte à ton réveil et qui ait charmé ton goût et tes pensées. Les miennes sont bien mélancoliques aujourd’hui, ainsi que je l’avais prévu, et cette horloge qui sonne si vite les heures de notre union ici les amène aujourd’hui plus lentement, ce me semble, qu’à l’ordinaire... (Elle s’occupe à embellir la Maisonnette.) La dépense s’élevât-elle au plus haut degré, jamais rien ne nous rapportera tant de bonheur et jamais rien n’aura ajouté un charme plus nécessaire aux charmes divers de cette retraite. Je t’écris à cette fenêtre où la Seine se découvre parée des fraîches saulaies de l’Ile-Belle; en voyant couler paisiblement ces eaux dont les bords suivent des courbes si douces au regard, j’espère que notre vie coulera paisiblement, ici, comme ces eaux, et que le charme de cette nature, si riante et si belle, s’unira toujours à toutes les impressions heureuses et faciles que nous éprouverons dans ce séjour. Cher ami, reviens-y bien vite m’ôter cette vague anxiété que je ressens toujours loin de toi, que l’occupation ne saurait charmer et que l’espérance même ne suspend qu’à demi... Adieu, mon âme; je vais m’endormir en pensant à toi aussi tendrement que si tu pensais beaucoup à moi à Villiers. Tu devrais bien prononcer mon nom aux hôtes du lieu, afin que ta petite femme ne soit pas un être inconnu aux personnes pour lesquelles tu peux la quitter quelques moments. Adieu encore, toi que le cœur le moins passionné ne pouvait, ce me semble, aimer sans passion. Adieu, être attirant qui as su charmer une vie flétrie par tous les malheurs et que j’espère n’avoir aimé d’abord avec trouble que pour sentir davantage le bonheur de l’aimer avec confiance et avec paix.»
Et, quelques jours après cette première lettre, pendant la même absence, elle lui écrivait encore:
«Je viens de recevoir ta lettre, mon Mail. Quoique bien tendre, elle ne me rend pas cette présence si chère et si nécessaire et qui me manque tant! Pourquoi mon Mail ne me parle-t-il pas de ce qu’il fait, de ce qu’il voit, comme je lui parle de ce que je fais, de ce que je vois et de ma manière de sentir tout ce qui n’est pas lui? Serait-il possible qu’en te conjurant de m’aimer je t’éloignasse de la première base de tout sentiment, de cette confiance intime qui, seule, prouve le besoin que l’on a de ce qu’on aime? Ah! cruel, quel mauvais moyen tu as pris pour rendre la paix à mon pauvre cœur et pour lui persuader que des enfantillages peuvent inspirer l’accent des sentiments les plus tendres et les plus profonds! Un peu de sincérité coûte donc trop à ton sexe!
«Laissons ces douleurs que tu ne veux pas seulement adoucir. Crois, mon Mail, que l’espoir toujours renaissant, bien malgré moi, de lire enfin dans ton âme est la seule cause du vœu inutile et certainement importun que je t’exprime trop souvent à cet égard. Je t’aime bien plus pour ton bonheur que tu ne crois, et si je n’étais persuadée que ton cœur et ta vie absolument à moi seraient bien plus complètement au travail et à cette gloire que ton imagination rêve si souvent et dont tu as tous les moyens, sois sûr que par une justice rigoureuse sur moi-même, comme par une résignation facile à l’amour, je subirais sans murmure les pertes que j’ai faites et les privations de ta présence avec tous les risques qu’elles font courir à mon bonheur.
«Je ferme les yeux de ce côté pour te dire que nos prairies verdissent, que nos arbustes de la Maisonnette promettent bien des fleurs, que l’air est plein de ces parfums légers du printemps qui portent dans l’âme l’attendrissement et la sérénité. Où es-tu, mon cher bonheur, et pourquoi ne respirai-je pas à côté de toi toutes ces impressions délicieuses de la nature renaissante? Puisse, du moins, cette lettre arriver dans un moment où tu les regrettes et surtout où la fatigue d’autres impressions ne soit pas la seule cause qui te les fasse regretter! Il est si différent de goûter les plaisirs vrais par ce que d’autres ont épuisé et étourdi! Cher Mail, penses-tu un peu à moi dans ces rues, dans ces salons, dans ces jeux, dans ces spectacles? Va, si jamais était là un être plus capable que moi de faire ton bonheur, estime-moi assez pour me le dire. Mais s’il n’y a là que le bruit, que de l’étourdissement, reviens, reviens tout à fait à celle qui t’adore et qui t’aime trop pour pouvoir te l’exprimer!»
Sophie avait comme le pressentiment de la nouvelle douleur qui la menaçait. Pendant ce voyage, en effet, Mailla-Garat avait fait la connaissance de Mme de Coigny, et il s’était laissé prendre aux charmes de celle qu’André Chénier avait immortalisée sous le nom de la Jeune Captive.
Ce fut pour Mme de Condorcet une cruelle rupture; mais elle avait l’âme trop haute pour récriminer et, de la Ferrière, où elle avait été passer quelques jours chez son frère, le général, elle écrivait à l’infidèle ce touchant billet:
«... Mon tendre ami, tu me garderas la petite part que la tendresse peut avoir à côté de l’amour. Puisses-tu être heureux! Ménage ta santé et conserve quelques forces pour le travail sans lequel je suis persuadée que tu ne seras jamais heureux. Adieu, je te presse contre mon cœur. Le tien peut se reposer sur l’idée de ne jamais perdre une amie.»
Enfin, le 30 fructidor 1800, dans une lettre scellée de son cachet ordinaire, qui portait ces mots La Vérité, elle s’exprimait ainsi:
«... Cher Mailla, tu me fais sur mon silence envers Mme de Coigny des reproches inouïs. Mon cœur est vis-à-vis d’elle au-dessus des faiblesses ordinaires, et certes, s’il n’y était pas, je ne t’aurais pas averti qu’un acquéreur se présentait pour la maison que tu désirais qu’elle habite; mais, si ces faiblesses ordinaires à presque toutes les femmes dans ma situation étaient dans mon cœur et dans ma conduite, devrais-tu les traiter avec cette sèche rigueur? Tu me demandes de t’écrire un mot chaque jour. Cher ami, c’est pour ne pas faire passer les impressions qui accablent ma santé dans ta vie que je ne t’écris pas tous les jours et retarde la douceur de te voir. Ingrat! L’amour étouffe dans ton cœur jusqu’à cette tendresse qui devait, disais-tu, être à l’abri de tout, et c’est le mien seul, que tu dépouilles successivement de tous les biens que tu lui avais donnés, qui te conserve la réalité de celui-là.»
C’est dans l’année qui avait suivi cette séparation que Mme de Condorcet avait rencontré Fauriel. Elle reprit avec lui le rêve ébauché.
On avait, au printemps de 1802, proposé à Fauriel de quitter la France pour aller occuper un poste diplomatique, il se hâta de refuser.
Personne ne l’en blâma et, le 9 mai, de Vitteaux, Benjamin Constant lui écrivait: «Il y a une complication de destinée qu’il est impossible de débrouiller et avec laquelle on roule en souffrant sans jamais prendre terre pour regarder autour de soi. Peut-être au reste, le bonheur est-il presque impossible, du moins à moi, puisque je ne le trouve pas auprès de la meilleure et de la plus spirituelle des femmes[198]. Je m’aperçois que le superlatif est malhonnête et je le rétracte pour l’habitante de la Maisonnette.
«Je veux cesser mes tristes exclamations et vous parler de vous qui êtes heureux et qui, au milieu des nuages de toute espèce qui couvrent notre horizon, m’offrez un point de vue consolant et doux. Oh! soignez bien cette plante rare qu’on nomme le bonheur! C’est si difficile à acquérir et c’est peut-être impossible à retrouver!»
L’hiver, à Paris, dans son appartement de la Grande Rue Verte[199], tout près de la maison de Lucien Bonaparte, Mme de Condorcet avait rouvert un salon plus intime que celui de l’hôtel des Monnaies ou de la rue de Lille, mais où les étrangers cependant se rencontraient avec le monde politique qui prenait son mot d’ordre au Tribunat ou à l’Institut.
C’est ainsi que Fauriel, au mois de décembre 1801, avait amené rue Verte le philologue Hase, qui allait donner à Sophie des leçons d’allemand[200]: «C’était le 18 frimaire 1801, écrit Hase à son ami Erdmann; cherche ce jour et marque-le, c’est un des plus importants dans la vie de ton ami. Car, je te l’avoue, le sens droit de cette admirable femme, sa joie des progrès tout-puissants que fait le génie de l’Humanité vers un beau but, sa connaissance des grands événements de la Révolution où elle a joué elle-même un rôle nullement insignifiant (la veille du 10 août, Condorcet, son mari, reçut chez lui quatre cents Marseillais et elle fut la reine de la fête), peut-être aussi son amabilité, toutes ces choses n’ont point manqué d’exercer leur influence sur moi.»
Les idéologues avaient pris, eux aussi, l’habitude de se retrouver chez Mme de Condorcet, lorsqu’elle était à Paris. Et non seulement les philosophes d’Auteuil comme Garat, Tracy, Cabanis, Volney, Le Couteulx de Canteleu, tous compris dans la première liste des sénateurs, mais encore les amis de Mme de Staël, comme Benjamin Constant, qui, dans ses voyages en France, ne manquait jamais de venir saluer la veuve du philosophe. Vers novembre 1804, Constant écrivait[201]: «J’ai rencontré à dîner Gallois et O’Connor. Celui-ci est un esprit fin, ayant dans ses plaisanteries plus de légèreté que les étrangers n’en ont d’ordinaire et par cela même ayant un peu du défaut français de plaisanter sur ses propres opinions. Plus ambitieux qu’ami de la liberté, mais ami de la liberté parce que c’est le refuge des ambitieux sans succès. Je passe la soirée chez Mme de Condorcet.»
Et, à la même époque à peu près: «Je fais visite à Mme de Condorcet chez qui je rencontre Baggesen, avec qui j’entre en conversation.»
Si les adversaires de Napoléon aimaient à se retrouver chez Mme de Condorcet, c’est qu’elle était restée fidèle aux opinions politiques de son mari. Le Premier Consul l’ignorait si peu que, lors de la publication du Parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte, ayant eu au conseil d’Etat une discussion avec l’amiral Truguet, vieux républicain, Napoléon conclut ainsi: «Tout cela est bon à dire chez Mme de Condorcet ou chez Mailla-Garat[202].»
Sophie, quand elle voyait ses amis, effrayés et découragés, cherchait à les consoler, et c’est ainsi qu’elle écrivait à l’un d’eux[203]:
«... Je désire vivement que tes nouvelles ne soient pas, comme ta dernière lettre, une suite d’impressions aussi extrêmes que douloureuses; car, quand il serait vrai que la chose publique irait aussi mal, c’est se mettre dans une mauvaise disposition pour la défendre que de se laisser aller à tant de lamentations, à tant d’abattement et surtout à l’idée absurde qu’un revers de la liberté en France anéantirait toute liberté sur notre globe...
«... Adieu, mon Mail; tu m’as attristée par-dessus la tristesse de l’absence. Je t’embrasse de toute mon âme.»
Les Idéologues, cependant, avaient approuvé le 18 brumaire; quelques-uns, comme Cabanis, y avaient pris une part considérable. Tous avaient accepté des places au Sénat, au Tribunat ou au Conseil d’Etat; La Fayette, d’ailleurs, sans rien vouloir pour lui-même, y avait poussé les héritiers de la Gironde[204].
Mais, ces amis incorrigibles de la liberté n’avaient pas tardé à s’apercevoir du sort réservé à leur idole; et ils n’avaient pas été plutôt installés dans leurs nouvelles fonctions qu’ils avaient commencé à conspirer.
Bonaparte, il est vrai, n’était pas homme à rester inactif en face d’eux. Avec la promptitude du génie, il vit aussitôt quels étaient les plus dangereux de ses adversaires et, comme à l’armée, il frappa promptement et au bon endroit.
Un jour, il s’écria devant ses intimes[205]: «Ils sont douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau; c’est une vermine que j’ai sur mes habits; mais je ne me laisserai pas traiter comme Louis XVI. Ils sont comme de petits chiens qui attaquent la citadelle de Strasbourg. Il n’est pas nécessaire d’avoir cent hommes pour discuter des lois faites par trente.»
Le lendemain, vingt tribuns étaient éliminés; ils se nommaient Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Andrieux, Daunou, Ginguené, Desrenaudes, Laromiguière, le moins bruyant des tribuns, Chénier, qui l’était le plus, Parent-Réal, Mailla-Garat[206], Isnard, «tous les restes encore vivaces des pouvoirs civils[207]». «Les autres, dit Thiers, moins connus, gens de lettres ou d’affaires, anciens conventionnels, anciens prêtres, n’avaient eu d’autre titre pour entrer au Tribunat que l’amitié de Sieyès et de son parti. Le même titre les en fit sortir.»
La classe des sciences morales et politiques à l’Institut, autre refuge de l’idéologie, était supprimée par prétérition lors de la réorganisation du 24 janvier 1803; ses anciens membres furent dispersés dans les autres classes.
La mutilation du Tribunat et la suppression de la classe des sciences morales eurent leur contre-coup au Luxembourg et se traduisirent par la fameuse conspiration de 1802, appelée aussi complot du Sénat.
Sous le Directoire, Garat, Cabanis, Tracy, Thurot, Gallois, Jacquemont, Le Breton, Laromiguière, Chénier, Andrieux, Ginguené, Benjamin Constant et Daunou se réunissaient, le tridi de chaque décade, chez un restaurateur de la rue du Bac sous prétexte d’y dîner; mais en réalité, pour y parler politique et philosophie[208]. Ces réunions s’étaient continuées pendant le Consulat. Naturellement, on y épargnait peu le Premier Consul. Jacquemont, parent de La Fayette, avait été éliminé du Tribunat, en même temps que Daunou, Ginguené, Chénier, etc. Il était chef du bureau des sciences au ministère de l’Intérieur et connaissait intimement Moreau, Pichegru et les chefs du parti royaliste. Daunou était souvent appelé au ministère sous prétexte d’affaires, mais, en réalité, pour s’entretenir du complot dont le but était le renversement de Bonaparte[209]. Bernadotte en était l’âme; Mmes de Staël et Récamier s’y trouvaient naturellement mêlées.
Cabanis et Tracy furent-ils gagnés à cette cause qui était celle des Bourbons? On l’a dit, sans en fournir aucune preuve. Fauriel, dans les Derniers jours du Consulat[210], prétend que Fouché, aidé par ce triste intrigant qui s’appelait Méhée de la Touche, eut l’idée de compromettre, dans la conspiration de Moreau, les quelques membres du Sénat qui s’étaient fait remarquer par leur opposition au Premier Consul. Mais aucun ne prêta l’oreille aux insinuations du ministre de la Police: «Soit qu’ils eussent, ajoute Fauriel, des informations qui les fissent se tenir en garde, soit qu’ils fussent résolus à s’abstenir de toute détermination qui eût exigé de leur part du dévouement et du courage, ils écartèrent les émissaires de Fouché et restèrent paisibles.» Fauriel, qui n’avait pas destiné ces pages à la publicité, parlait de ses meilleurs amis avec un ton qui montre bien quelle était la fausseté instinctive de son caractère; mais, du moins, en découvrant le rôle provocateur de Fouché, dont il fut l’ami et le secrétaire, il se garde d’avouer la culpabilité des sénateurs. Que Ginguené et Daunou soient entrés dans la conjuration, que Volney, dont le dévouement aux Bourbons est hors de doute, y ait trempé aussi, que Garat, qui l’a avoué[211], ait pris part au complot, la chose est certaine. Mais les sentiments républicains de Cabanis et de Tracy auraient dû suffire à les protéger contre cette imputation calomnieuse.
Quoi qu’il en soit, Fouché fit savoir que le complot était découvert; à partir de ce jour, les dîners du Tridi cessèrent et les Idéologues ne se virent plus que chez Cabanis ou chez Mme de Condorcet, tandis que les royalistes que Daunou accompagnait[212] retournèrent chez Mathieu de Montmorency et chez Mme de Staël.
C’est qu’en effet les deux oppositions ne se ressemblaient guère, ni dans leur personnel, ni dans leurs moyens d’action, ni dans le but poursuivi.
Celle qui se groupait autour de Mme de Staël était plutôt internationale et royaliste; on le vit bien en 1814. Elle comptait, dans ses rangs, des préfets comme MM. de Barante, de Castellane et Rougier de la Bergerie.
L’autre, celle qui avait son centre chez Mme de Condorcet, était composée des débris vaincus de la Révolution, elle était philosophique, mais purement française. On y voyait d’anciens conventionnels, comme Riouffe[213] ou comme Jean Debry, préfet du Jura, qui ne se servait de son influence que pour protéger des littérateurs comme Charles Nodier ou pour placer des amis de Sophie et de Mme Vernet. «Au souvenir des derniers jours de M. de Condorcet se trouve tellement joint le vôtre, lui écrivait en 1811[214] Mme de Condorcet, que je viens vous recommander un ami de Mme Vernet, Emeric. Pourriez-vous le placer dans votre département ou le recommander à Quinette.»
Quant à Gérando, il avait traversé le monde d’Auteuil; il s’y était heurté aux idées antireligieuses des Idéologues et, voulant rester dans l’opposition était passé dans le camp de Mme de Staël.
En dehors de ces hommes politiques, Mme de Condorcet et Fauriel recevaient encore des amis de Cabanis, médecins comme lui, quelques-uns savants distingués, tous gens d’esprit et littérateurs qui savaient causer et plaire, quel que fût leur auditoire.
Ils se nommaient Pinel, Boyer, Alibert, Richerand, Roussel et avaient pour interprète le plus éloquent, après Cabanis, cet excellent Pariset qui, en 1803, dans une lettre à Fauriel, traçait la ligne de conduite à suivre dans les circonstances que l’on traversait[215]. Il y parlait de cette doctrine secrète qu’il faut réserver pour soi et pour le petit nombre, viatique nécessaire qui aide à passer la vie sans jamais sacrifier l’honneur ni la vérité.
La dernière intervention des amis de Mme de Condorcet, dans le domaine de la politique active, s’exerça au moment du procès de Moreau[216]; quelques jours après, l’Empire était proclamé.
Mais la veuve du philosophe était trop intelligente pour se contenter d’une opposition stérile et bavarde; elle n’y donnait pour ainsi dire que ses loisirs et consacrait la plus importante partie de sa vie à la lecture et aux travaux de l’esprit.
C’était l’époque où Cabanis publiait son livre sur les Rapports du physique et du moral de l’homme. Il y travaillait, depuis plusieurs années, sous les yeux bienveillants, mais attentifs de sa belle-sœur. Cet ouvrage eut un immense succès. Benjamin Constant en disait à Fauriel[217]: «Je lis, autant que mon impuissance de méditation me le permet, le livre de Cabanis et j’en suis enchanté. Il y a une netteté dans les idées, une clarté dans les expressions, une fierté contenue dans le style, un calme dans la marche de l’ouvrage qui en font, selon moi, une des plus belles productions du siècle. Le fond du système a toujours été ce qui m’a paru le plus probable, mais j’avoue que je n’ai pas une grande envie que cela me soit démontré. J’ai besoin d’en appeler à l’avenir contre le présent et surtout à une époque où toutes les pensées qui sont recueillies dans les têtes éclairées n’osent en sortir, je répugne à croire que le monde étant brisé tout ce qu’il contient serait détruit. Je pense avec Cabanis qu’on ne peut rien faire des idées de ce genre comme institutions. Je ne les crois pas même nécessaires à la morale. Je suis convaincu que ceux qui s’en servent sont le plus souvent des fourbes et que ceux qui ne sont pas des fourbes jouent le jeu de ces derniers et préparent leur triomphe. Mais il y a une partie mystérieuse de la nature que j’aime à conserver comme le domaine de mes conjectures, de mes espérances et même de mes imprécations contre quelques hommes.»
Le livre souleva des tempêtes. Mais, dans tous les camps, on se plut à reconnaître l’élégance du style, l’imagination riche et féconde, la raison supérieure qui faisaient de Cabanis le premier des écrivains de son époque.
A cette date de 1802, on trouve dans les papiers de Mme de Condorcet[218] quelques pensées détachées qui rappellent bien l’auteur des Lettres sur la Sympathie.
«Le génie et la naïveté parlent la même langue,» disait-elle.
Ou bien:
«Les véritables auteurs sont ceux qu’on peut méditer. Fort loin de là, il en est beaucoup aujourd’hui qu’on ne peut que chercher à comprendre.»
Et encore, cette règle de conduite:
«N’avoir d’autre caractère que son âme.»
Cette habitude d’écrire ainsi ses pensées était devenue pour bien des jeunes filles et des jeunes femmes, une mode à laquelle elles sacrifiaient. Témoin Mlle de Meulan, et aussi Eulalie Roucher, mariée depuis quelques années, avec un collègue de Fauriel dans les bureaux de Fouché[219]. Mme de Condorcet avait connu Eulalie à Villette et à Auteuil; plus âgée qu’elle de dix ans, elle s’était souvent occupée de la fille du poète avec cette délicatesse qui est, dans la première jeunesse, comme le prélude de ce sentiment qui sera un jour l’amour maternel. Jeunes femmes, toutes deux s’étaient retrouvées au cours de botanique de Desfontaines et aux excursions dans la campagne de Gentilly.
Eulalie qui, à seize ans, parlait et écrivait l’italien, l’anglais et le latin, avec une pureté qui émerveillait les amis de son père[220], était digne par l’esprit comme par le cœur de Mme de Condorcet; l’ancienne amitié avait bien vite reconquis tous ses droits, et Eulalie était reçue à Auteuil ou à la Maisonnette, comme la meilleure et la plus aimée des compagnes.
Cabanis avait envoyé à Eulalie un exemplaire de son livre, et comme celle-ci l’en avait remercié en rappelant l’ancienne liaison de Roucher et de Cabanis, le médecin-philosophe lui répondait[221]:
«Oui, Madame, le souvenir de votre père me sera toujours cher! Ses grands talents, ses malheurs, l’amitié dont il m’avait honoré autrefois, me feront toujours prendre un vif intérêt à tout ce qui lui a appartenu et je n’oublierai jamais les années de votre enfance où j’ai eu l’avantage d’observer les premières lueurs de cet esprit si distingué que vous avez déployé depuis. Votre suffrage, madame, et celui de vos amis, est une digne récompense de travaux entrepris pour éclairer les hommes.»
Dans ces charmantes réunions de deux femmes si bien faites pour se comprendre, Eulalie avait soumis à son amie quelques-unes de ses pensées et Mme de Condorcet s’en était montrée enchantée. C’est que, sous bien des rapports, leur destinée, d’abord heureuse, puis traversée par d’affreux malheurs, se ressemblait.
Il y avait quelque chose des désillusions que toutes deux avaient éprouvées dans cette pensée d’Eulalie[222]:
«L’âme, après de longs chagrins ou de grandes passions ressemble à un vase rempli d’une eau trouble. Parvient-on à l’éclaircir, il faut bien prendre garde de la remuer et de l’agiter encore. Le bonheur de notre vie peut dépendre de cette précaution.»
Et comme ici on reconnaît bien la jeune femme, élevée, avec Sophie, à l’école du XVIIIe siècle:
«La mémoire du cœur est assurément la moins périssable puisqu’elle s’exerce par nos sensations. Une odeur, un souffle, un aspect ramènent la vivacité des événements passés avec une force inconcevable qui ne pouvait se retrouver que là et peut-être une seule fois dans la vie. C’était le dépôt de ce souvenir.»
Mais il ne faudrait pas croire que les soucis de la politique ou les spéculations plus hautes de la pensée aient détourné Sophie de ce qu’elle regardait, dans le fond de son âme, comme le plus doux et le plus précieux des devoirs.
Jamais Mme de Condorcet n’avait quitté sa fille, ni confié à personne le soin de son éducation. Après avoir assuré le sort matériel d’Elisa, elle n’avait plus eu qu’un seul but: élever Mlle de Condorcet de manière à la rendre digne de son nom et telle que son père l’aurait voulu voir s’il avait vécu.
Depuis longtemps, elle connaissait et recevait chez elle un Irlandais réfugié en France, le général O’Connor. C’était un des meilleurs amis de Cabanis, estimé de tous ceux qui le connaissaient[223]; il avait mis son épée à la disposition de la France et de l’Empereur, croyant par là servir la liberté. A la fin de 1804, il commandait une division à l’armée de Brest où Cabanis lui écrivait[224]:
«On croit ici, généralement, que l’expédition va partir et que vous allez, enfin, en Irlande.
«Vous savez combien j’ai à cœur le succès de cette entreprise, indépendamment de la gloire des armées françaises dont il est bien naturel que je sois très jaloux. Combien n’ai-je pas besoin de vous voir mettre à fin le noble plan de liberté de votre pays auquel vous avez consacré toute votre vie et toutes vos facultés!...
«Adieu, mon excellent et digne ami, ma femme et tous nos amis communs vous font mille tendres compliments et quant à moi vous savez que je vous suis dévoué pour toujours, c’est-à-dire pour la vie.»
En 1807, rentré à Paris et ayant définitivement quitté l’armée, O’Connor demanda et obtint la main de Mlle de Condorcet. Le mariage eut lieu au mois de juillet. Elisa n’avait que dix-sept ans; mais la maturité précoce de son esprit la rapprochait de l’homme distingué qu’elle allait épouser. Sa physionomie et ses allures évoquaient invinciblement le souvenir de son père; elle était dans toute la fraîcheur de la jeunesse, mais rien dans sa personne et dans sa figure un peu masculine ne rappelait l’admirable beauté de Mme de Condorcet[225].
Le jeune ménage s’établit d’abord à Auteuil dans l’ancienne maison de Mme Helvétius; mais, il ne tarda pas à quitter le village et partagea désormais son temps entre la Maisonnette, Villette et les propriétés du général.
Par une véritable et cruelle fatalité, jamais un événement heureux ne se produisit dans la vie de Mme de Condorcet sans qu’il fût presque aussitôt suivi d’une revanche du sort.
Depuis longtemps, la faible santé de Cabanis préoccupait les siens. Lui-même savait que les heures lui étaient comptées; aussi se hâtait-il d’écrire à Fauriel cette Lettre sur les causes premières, qu’il ne voulait plus retarder, disait-il à Ginguené[226] «parce qu’il sentait qu’il n’avait plus un moment à perdre».
Cette dernière œuvre marquait un retour sensible aux doctrines spiritualistes; Cabanis y admettait «dans les forces actives de l’Univers une intelligence et une volonté»; il parlait d’un «ordonnateur suprême» et prêchait, avec Platon, la confiance dans la mort «qui ne peut rien apporter que d’heureux». Les stoïciens avaient en lui un adversaire respectueux, mais convaincu; nul philosophe n’a mieux que lui mis en lumière les contradictions de leur cœur et de leur esprit: «Si la douleur n’était point un mal, disait-il, elle ne le serait pas plus pour les autres que pour nous-mêmes. Nous devrions la compter pour rien dans eux comme dans nous... O Caton! Pourquoi te vois-je quitter ta monture, y placer ton familier malade et poursuivre à pied, sous le soleil ardent de la Sicile, une route longue et montueuse? O Brutus! pourquoi, dans les rigueurs d’une nuit glaciale, sous la toile d’une tente mal fermée, dépouilles-tu le manteau qui te garantit à peine du froid pour couvrir ton esclave frissonnant de la fièvre à tes côtés? Ames sublimes et adorables, vos vertus elles-mêmes démentent ces opinions exagérées, contraires à la nature, à cet ordre éternel que vous avez toujours regardé comme la source de toutes les idées saines, comme l’oracle de l’homme sage et vertueux, le guide sûr de toutes nos actions.»
Le mercredi, 22 avril 1807, Cabanis se promenait dans son jardin d’Auteuil, avec Richerand, lorsqu’il fut pris subitement d’une congestion cérébrale. Il ne tarda pas à reprendre connaissance; mais il fallait quitter, au plus vite, le voisinage de Paris et, après un court séjour à la Maisonnette, puis à Villette, il alla se fixer tout près de là, à Rueil, sur le territoire de la commune de Seraincourt[227]. Restant ainsi dans le centre de ses affections et auprès des pauvres qu’il aimait et qu’il connaissait tous, il put encore faire quelques sorties. Cependant, il dépérissait et s’entretenait de sa fin avec une parfaite sérénité, répétant cette sentence d’Hoffmann que «l’apoplexie nerveuse est la récompense accordée par la nature aux longs travaux de l’esprit».
Au mois de novembre 1807, Ginguené se rendit à Rueil pour y passer quelques jours auprès de son ami. Il a raconté, lui-même, dans son journal intime[228], cette visite:
«Cabanis était hors d’état de travailler. Obligé de vivre de régime, il y mettait surtout son esprit; c’est ce qu’il y a de plus pénible pour quelqu’un qui fait un si grand et un si bon usage du sien... Je trouvai Cabanis mieux que je ne m’y attendais, mangeant de bon appétit, dormant paisiblement, chassant tous les jours pendant quelques heures, causant comme à son ordinaire, pourvu que la conversation ne devînt pas trop animée, ce que ses amis avaient soin d’éviter; mais ne pouvant écrire même une lettre, sans fatigue et sans étourdissements. Sa femme était un ange de vigilance, de patience et de tendresse; son neveu Georges Montagu en était un autre. La petite Annette mettait, au milieu de ce tableau, du mouvement et de la gaieté: Aminthe était à Paris, en pension. Mme de Condorcet et Fauriel étaient à la Maisonnette, près Meulan. Rueil est à une lieue dans les terres. Ils y venaient souvent. Cela formait une société pleine d’intérêt et de charme, dont Cabanis était l’âme, tout malade qu’il était. Je fus reçu à bras ouverts et m’établis là pour six jours, comme si c’eût été pour la vie. Ils passèrent bien rapidement. Le matin, levé de bonne heure, je travaillais jusqu’au déjeuner. La causerie, la promenade et une ou deux heures de travail remplissaient le reste de la matinée; le soir, on me faisait lire des fables et elles reçurent des approbations et des encouragements bien faits pour me donner quelque confiance.
«Je quittai Rueil avec beaucoup de regret et de tristesse. Je sentis un grand serrement de cœur en embrassant mon cher Cabanis. Je l’embrassais pour la dernière fois. J’allai coucher le soir à la Maisonnette pour partir de Meulan le lendemain matin de bonne heure. Je revins avec la bonne Mme Vernet, cette généreuse provençale, qui s’est immortalisée en donnant, pendant plusieurs mois, l’hospitalité au malheureux Condorcet. Je l’avais trouvée à la Maisonnette. Mme de Condorcet continue de lui témoigner toute la reconnaissance et tous les égards qu’elle mérite. Elle était avec son triste visage qui ne la quitte point. Je la reconduisis chez elle en voiture, rue des Fossoyeurs. Je l’ai revue quelquefois depuis avec plaisir. C’est tout le feu, toute la franchise et toute la cordialité provençales.»
Au printemps de 1808, un nouveau mieux se produisit; Cabanis se reprit à la vie et écrivit ou plutôt dicta, le 22 février, cette lettre touchante pour son ami Ginguené[229]:
«Qu’il y a de temps, mon cher et excellent ami, que nous n’avons reçu de vos nouvelles et que nous avons de reproches à nous faire d’avoir pu être si longtemps sans vous en demander, ainsi que de celles de Mme Ginguené, que nous comprenons toujours sous ce mot vous. Nous avons su que vous aviez été incommodé, mais nous espérons que cela n’est rien. Les articles que vous mettez dans le Mercure sont d’un homme bien portant, et vous paraissez d’autant plus vigoureux que d’autres morceaux, placés à côté, ont des caractères maladifs assez remarquables. Dites-nous pourtant au vrai ce qu’il en est.
«Voilà de bien beaux jours; quoique froids encore, ils annoncent déjà le printemps, et cette annonce m’est doublement et triplement précieuse, en ce qu’elle nous donne l’espoir prochain de vous revoir à Rueil. Vous nous l’avez promis, et vous n’êtes pas homme à ne pas tenir votre promesse. Commencez donc, je vous prie, à faire sur cela vos projets et vos calculs d’amitié; tous nos vœux seraient remplis, si Mme Ginguené voulait bien être de moitié dans cette partie.
«Je compte, d’ici à peu de temps, faire une petite course à Auteuil, et vous devez être bien sûr que je n’oublierai pas la rue du Cherche-Midi, et surtout les excellents amis qui l’habitent. Mais cette course sera extrêmement courte et elle ne sera que pour mes amis les plus intimes; car je me trouve trop bien du séjour de la campagne pour ne pas vouloir en compléter les effets; je reviendrai aussitôt retrouver notre bon air et nos eaux parfaites. Si vous étiez homme à me suivre, vous seriez bien aimable.
«Mme de Condorcet et Fauriel viennent de passer avec nous une partie assez considérable de l’hiver; ils nous l’ont rendu extrêmement agréable. Mme de Condorcet a pourtant été et elle est encore assez incommodée d’une bouffée rhumatismale qui s’est terminée par une éruption très démangeante. Nous avons parlé bien souvent de vous ainsi que de Mme Ginguené. Vos charmantes fables et l’espoir de les voir bientôt publiées ont été plus d’une fois le sujet de ces entretiens...
«Je ne vous dis pas, mon bon ami, tout ce que ma femme me charge de vous dire. Sachez uniquement que tout Rueil vous est dévoué de cœur, moi en particulier qui vous aime, comme je vous estime, c’est-à-dire du fond de mon âme. Parlez de nous, je vous en prie, à Mme Ginguené. Dites pour moi un mot d’amitié à Garat. Adieu, mon cher et bon ami, je suis tout à vous pour la vie et par delà, s’il y a un par-delà.»
Le 5 mai, après une promenade avec sa femme, Cabanis se mit tranquillement au lit, dormit quelques heures et fut saisi, vers minuit, d’une nouvelle attaque qui l’emporta, malgré les secours les plus prompts.
Une cérémonie religieuse eut lieu à Auteuil, le 14 mai, puis le corps du grand médecin fut transporté au Panthéon, en présence des députations du Sénat, de l’Institut et de l’Ecole de médecine. Les pompes de la douleur officielle ne furent rien à côté du chagrin de sa famille, de ses amis et des pauvres d’Auteuil et de Villette, qui le pleurèrent comme un père tendrement aimé.
Le cœur de Cabanis manque sous les tristes voûtes du Panthéon; il repose à Auteuil, dans un coin de verdure, auprès du corps de Mme Cabanis et tout à côté des restes de Mme Helvétius.
Après cette mort, les dernières années silencieuses de l’Empire ne furent guère marquées pour Mme de Condorcet que par les visites, rares mais choisies, qu’elle recevait à la Maisonnette.
Tantôt, c’était Manzoni qui venait avec sa mère, fille de Beccaria, passer plusieurs étés chez la veuve du philosophe. Alors, dans les promenades sur la terrasse ou le long du coteau de Sainte-Avoie, Manzoni célébrait devant ses hôtes les immortelles beautés de la poésie et de l’art, ou bien, il leur déclamait, avant de les écrire, ses beaux vers sur la mort d’Imbonati. Il y avait cependant un terrain où le poète ne pouvait pas s’entendre avec ses amis; c’était quand la conversation tombait sur le maître de l’Europe pour lequel Manzoni n’avait pas assez d’admiration[230].
Après son mariage, en 1808, il vint revoir la Maisonnette et demanda à Fauriel d’être le parrain de son premier enfant[231].
Tantôt, Fauriel introduisait chez son amie Baggesen, ce Danois à l’esprit si original, au cœur toujours inquiet des moindres choses de la vie. L’auteur de la Parthénéide s’était logé près de Marly et il avait baptisé son habitation du nom de Violette; les lettres de ses correspondants ne lui parvenaient pas et il s’en plaignait à Fauriel:
«Le nom de Violette n’y fait rien; c’est Marly-la-Machine qui décide, qui depuis longtemps ne s’appelle plus Marly-le-Roi et qui n’est pas encore appelé Marly-l’Empereur. Continuez toutefois d’omettre la Violette pour l’avenir; ce n’était naturellement qu’un badinage de ma part de vous donner cette adresse, une mauvaise plaisanterie, si vous voulez, en pensant à Villette, d’où je m’imaginais que vous pourriez, de temps en temps, dater vos lettres... Pour ce qui regarde ma Violette, j’y renonce dès à présent dans tous les actes publics, mais rien au monde ne m’y fera renoncer dans les cas privés. Je dirai là-dessus comme disait certain évêque: «En public, Madame, vous serez obligée de m’appeler Monsieur, mais, en particulier, vous pouvez m’appeler Monseigneur.» N’ai-je pas fait planter une quantité innombrable de violettes au pied de la butte que je viens de faire moi-même dans le jardin, uniquement pour justifier ce nom? Et n’ai-je pas daté toutes les lettres que j’ai écrites depuis un mois de Violette par cette même raison? Il est vrai que, jusqu’à présent, il n’y a que vous, Mme de Condorcet, ma femme et moi qui sachions ce nom; mais mes trois fils grandissent et le sauront un jour, mon meilleur ami M... le saura et puis la postérité. C’est tout ce qu’il me faut. Les violettes craignent le grand jour; c’est au sein de l’amour, de l’amitié et de la poésie qu’elles se cachent.»
Une autre fois, c’était Guizot qui venait à la Maisonnette pour y travailler sans distractions et qui, à chacun de ses voyages, apportait avec lui six ou sept cents volumes[232].
Puis, Sismondi qu’une communauté de goûts et d’études amenait en 1813 chez Fauriel et chez Guizot.
Enfin, un autre commensal, Benjamin Constant venait à la Maisonnette à chacun de ses voyages en France; c’était l’une des plus vieilles relations de Mme de Condorcet; il avait suivi auprès d’elle les cours du Lycée, fréquenté chez Suard et chez Mme Necker et conspiré avec Bernadotte, dans les environs du 18 brumaire.
En 1806, Mme de Staël était à Acosta, chez les Castellane; elle terminait Corinne et cherchait à régler des affaires d’intérêt assez embrouillées. Elle appela auprès d’elle pour l’y aider Fauriel et Benjamin; le premier arriva de la Maisonnette qui était toute proche: on se rappela les entretiens d’autrefois, mais le charme était rompu et la séparation fut sans amertume. Le second avait traversé toute la France; un orage de cœur éclata et l’ancien ami de Mme de Staël ne trouva autre chose à faire que de se sauver. Rentré à Paris, il écrivait[233]: «Je passe une soirée très douce chez Mme de Condorcet avec Cabanis et Fauriel.»
En 1809, Sophie vint passer quelques jours à Paris. Elle quittait rarement Fauriel; les deux lettres qu’elle lui écrivit dans cette circonstance méritent donc d’être données[234]:
«Je suis arrivée ici accompagnée par le soleil et j’y ai trouvé le feu bien établi en bas et dans ma chambre. Du reste, des soins simples pour moi qui m’y laissent presque aussi libre que si j’étais seule. Ma belle-sœur venait de recevoir une lettre de mon frère (le général de Grouchy) d’Als, du 19; Alphonse (fils du général), pris par Châtelet, s’est échappé au bout de dix jours et a rejoint le général Zusca qui l’a envoyé à l’Empereur lui rendre compte de l’Etat du Tyrol. L’Empereur l’a bien reçu et lui a dit qu’il n’avait pas son père avec lui parce qu’il se confiait plus à lui qu’à personne pour mener sa cavalerie et qu’il n’en savait pas moins qu’il avait pris un bidet de poste pour arriver à temps à la bataille de Piave, etc., etc... Mon frère ajoute: «On s’occupe à prendre Raab, place fortifiée qui nécessiterait des pièces de siège dont nous manquons. Les affaires avancent peu. La sanglante et glorieuse bataille du 14 n’a pas eu autant de résultats qu’il eût été à désirer. Enfin, ce n’est que dans un avenir terriblement éloigné qu’on peut entrevoir la fin de cette guerre, à moins que les Russes n’y prennent une part active.»
«J’ai trouvé le cabinet occupé par de la musique et du dessin, le tout assez passable pour me mettre en train, si j’avais la force de l’être. L’air d’ici me semble bon, mais un affreux bouillon m’a fait passer une affreuse nuit.
«Adieu. Désirer de te voir vient si fort après désirer qu’il ne te coûte pas un moment de gêne que je te répète: Ne viens pas. Mille choses à nos amis.»
Et une autre fois:
«Bon sommeil et néanmoins douleurs cruelles pour quatre lignes. J’ai envoyé les clefs hier. A jeudi, Nâfsi[235], et n’oublie pas de faire envoyer une paire de draps bons jeudi...—P.-S. Salut, douce retraite, parfum des fleurs, aimables ombrages, paix pour le travail et tout ce dont il double le charme.»
Paris, on le voit, ne lui faisait pas oublier la maison bénie où, dans l’amour et l’étude, elle avait presque retrouvé le calme heureux de son enfance.
L’affaire Malet, en 1812, fut un premier coup de tonnerre dans le ciel, déjà chargé d’orage, de l’Empire. Napoléon, dans un discours fameux, reprocha aux amis de Mme de Condorcet une conspiration à laquelle ils n’avaient certainement pas pris part[236].
Ils n’en restèrent pas moins patriotes et français au moment des désastres. Mais la Restauration ne leur en sut aucun gré. Les restes déjà décimés des Idéologues furent les premières victimes des Bourbons; on les chassa de l’Institut, de l’Université[237]; tous ceux qui tenaient une plume indépendante furent condamnés à l’exil.
Eulalie se rendit chez le préfet de police Anglès pour demander la grâce de son mari qui subvenait aux besoins de cinq enfants en bas âge et comme le fonctionnaire lui répondait: «Pas de pitié pour lui, madame.»—«Oh! monsieur, s’écria la fille de Roucher, vous me faites frémir. Je crois entendre encore les assassins de mon père!»
Mme de Condorcet et sa sœur furent dénoncées, traquées par la police. On représentait Mme Cabanis comme «une jacobine déterminée qui détestait et tournait en ridicule le roi et la famille royale». On voulut la priver de la pension qu’elle touchait comme veuve de sénateur[238].
Mais ce fut sur le maréchal de Grouchy que retomba toute la haine du nouveau gouvernement.
La cause principale qui détermina la mise du nom de Grouchy sur la liste de proscription et de mort du 24 juillet 1815 fut sa nomination de maréchal à la suite de la capture du duc d’Angoulême[239].
Traduit, le 19 octobre 1816, devant le premier conseil de guerre de la première division militaire, sous l’inculpation de trahison, crime qui entraînait la mort, Grouchy, en fuite, fut déclaré contumace. On procéda néanmoins au jugement. A l’audience assistaient Mme de Grouchy, le colonel et le vicomte de Grouchy, ses deux fils, Mme la marquise de Condorcet, sa sœur.
Le colonel défendit son père en ces termes[240]:
«A qui fera-t-on croire que, pour prétendre à cette récompense (le grade de maréchal de France), il eut besoin de nouveaux titres, celui qui, maréchal de camp en 1792, lieutenant général en 1793, général en chef en 1795, a, pendant vingt-cinq ans, commandé des divisions, des corps d’armée et, dans quelques campagnes, l’arme entière de la cavalerie; celui qui s’est trouvé à soixante batailles, à plus de cent combats où la victoire fut, dans presque tous, arrosée de son sang; celui qui disait au chef du gouvernement, fatigué de ses réclamations en faveur des émigrés: «Je ne vous ai pas encore demandé autant de radiations que j’ai reçu de blessures pour la patrie et vous me faites souvenir que j’en compte vingt et une.»
«Quand mon père gémit sous le poids d’une accusation terrible, interdirait-on à la piété filiale de lui rendre une justice que lui rendra l’équitable postérité? Elle dira de lui, messieurs, qu’étranger à toute faction, uniquement dévoué à sa patrie, la seule prérogative qu’il réclama jamais fut celle de se présenter le premier sur tous les champs de bataille et qu’au milieu des souvenirs honorables qu’il emporte dans son exil, le plus cher à son cœur fut d’avoir ramené des bords de la Dyle, à travers 200.000 ennemis, 40.000 Français invaincus jusque sous les murs de la capitale.»
Après ces paroles, il fut donné lecture d’une consultation que Mme de Condorcet avait obtenue de MM. Chaix d’Est-Ange, Delavigne, Billecocq et Tripier et qui concluait à l’incompétence du conseil de guerre, le maréchal de Grouchy, en sa qualité de colonel général des chasseurs, étant devenu grand-officier d’Empire et, dès lors, justiciable de la Chambre des Pairs.
L’incompétence fut prononcée; mais le lendemain, 20 octobre 1816, le capitaine rapporteur remplissant les fonctions de procureur du roi se pourvut devant un conseil de revision qui renvoya Grouchy devant un nouveau conseil de guerre. Celui-ci se déclara incompétent à son tour.
Dès le début de 1816, le maréchal était passé en Amérique; c’est de là qu’il donna l’ordre de vendre Villette et ses dépendances. Mais, tandis que Mme de Condorcet ne cessait de s’occuper de lui, en retour Grouchy écrivait des lettres pleines du nom de Sophie et du souvenir le plus touchant pour cette sœur dévouée[241].
A partir de 1817, Mme de Condorcet vécut très retirée et ne s’occupa plus que d’œuvres de bienfaisance et de charité. Elle ne faisait plus à la Maisonnette que de courtes apparitions et s’était établie à Paris au no 68 de la rue de Seine.
Les douleurs aiguës et presque continuelles d’une névralgie qui avait son siège dans la tête n’avaient atteint ni sa beauté, ni son esprit, et Firmin Didot, comme aux beaux jours du Consulat, lui offrait un volume des Bucoliques sur lequel il avait écrit ces vers[242]:
Mme de Condorcet avait eu la joie de revoir son frère le maréchal dont l’exil avait cessé. Mais un nouveau chagrin avait suivi ce court bonheur; elle en faisait part, en ces termes, à son neveu Ernest de Grouchy, alors élève à la pension Hix[243]:
«Mardi, 29 janvier 1822.
«La nuit du départ de mon frère, le feu a pris au bâtiment de la Ferrière[244], à 2 heures du matin et à 4 il ne restait plus que les murs. Meubles, linge, bibliothèque, papiers relatifs à ses campagnes, tout son ménage d’Amérique, tout ce qu’il avait rapporté d’effets curieux ou précieux des quatre coins de l’Europe où il a fait la guerre, ses habits, ses armes, tout a été consumé.
«Dis-le à M. Hix et prends le temps d’écrire à ce sujet à ton oncle ce que ton cœur t’inspirera, où se trouvera sûrement le regret de n’avoir aucun sacrifice à lui offrir.
«Je t’embrasse, cher enfant.»
Dans les premiers jours de septembre 1822, la maladie prit un caractère des plus graves; au milieu de ses cruelles souffrances, Mme de Condorcet ne retrouvait quelque force que pour s’entretenir des besoins et du sort futur de ceux qu’elle avait coutume de secourir, et lorsque sa langue devint embarrassée, ce furent encore les noms de ces personnes qu’elle prononça le mieux et qu’elle répéta le plus souvent.
Le 8 septembre, elle s’éteignit, après avoir demandé pour ses funérailles la plus grande simplicité.
Quelques jours après, Mme Ginguené écrivait sur le cahier où elle notait ses pensées[245]:
«La veuve de l’illustre Condorcet vient de mourir. Toutes les ressources de l’art le plus habile n’ont pu que prolonger de quelques moments cette existence précieuse à ceux qui l’ont connue. Mme de Condorcet fut peut-être la plus belle femme de son époque; elle fut certainement une des plus spirituelles et des meilleures de son temps. Elle eut toutes les vertus sans un seul préjugé.
«Mme de Condorcet est morte le dimanche 8 septembre. Elle demanda à être enterrée avec les pauvres et sans cérémonie religieuse. Huit ou dix parents et amis ont accompagné les restes de cette excellente femme au Père-Lachaise. Sa tombe est près l’avenue où repose mon pauvre ami[246].»
Guizot, le 12 septembre, écrivait à Fauriel[247]: «Mon pauvre ami, je n’ai su qu’hier soir le coup qui vous a frappé; je vous ai cherché chez vous. J’étais loin de m’attendre à ce malheur; depuis quelques jours au contraire, j’étais tranquille. Aussi, n’envoyions-nous plus, tous les matins, savoir des nouvelles... Ma femme partage tous mes sentiments et veut que je vous le répète bien. Adieu, mon pauvre ami, je vous embrasse, le cœur bien serré.»
De son côté, Emmanuel de Grouchy, de Fribourg, le 6 octobre 1822, s’adressait au même correspondant[248]:
«Quelque douloureuse que dût être notre entrevue, je la désirais vivement; quelque amères qu’eussent été les larmes que nous aurions versées ensemble, j’aurais souhaité avoir l’occasion de vous témoigner tous mes sentiments d’estime et d’affection. C’est en obéissant religieusement aux vœux constants de l’amie dont la perte est irréparable pour nous, vœux toujours partagés par vous et qui tendaient à ce que je devinsse un homme digne de ce nom que je tâcherai de vous prouver ces sentiments et qu’en même temps je mériterai votre intérêt que je réclame au nom et en la mémoire de notre amie. Le neveu et l’objet constant des soins de Mme de Condorcet ne saurait vous être indifférent.»
Immense fut la douleur de Mme O’Connor qui consacra à la mémoire de sa mère quelques pages touchantes.
Quant à Mme Cabanis, elle écrivait le 3 septembre 1823, à son frère Henri, que nous avons connu chevalier de Malte avant 1789[249]: «Le 8 de ce mois, il y aura un an que nous avons perdu cette chère Sophie de Condorcet; je la regrette sans cesse. Après mon mari et mes enfants, elle était ce que j’aimais le plus au monde. Elle aurait, ainsi que mon mari, bien aimé le mariage qu’Annette vient de faire...»
Faut-il ajouter, hélas! que Fauriel, qui avait dû à Sophie le bonheur et l’aisance de la vie, fut le moins affligé de tous ceux qui l’avaient connue. Son testament, en date du 19 octobre 1823[250], montre qu’il n’avait pas attendu longtemps pour se consoler. Pas un souvenir n’était laissé, pas un mot n’était dit pour la fille ou pour les petits-enfants de Mme de Condorcet[251].
Il semble même qu’on l’importunait en lui rappelant des souvenirs qui auraient dû lui être bien chers. Le 30 mars 1842, Mme Cabanis, qui, elle, n’oubliait pas, lui renvoyait des objets qui avaient appartenu à Sophie et lui écrivait:
«Mon ami, voici encore une restitution que je vous fais. Des livres à vous qui remplissent ce panier et d’autres livres, encore à vous, qui sont en liasse. Quoique ces envois réveillent dans votre âme des souvenirs qui ont un côté douloureux, ils y remuent aussi, j’en suis sûre, une masse de tendresse imperturbable et qui doit être profonde et douce jusqu’à votre dernier jour.»
Déjà, le 20 octobre 1838, elle lui disait: «Quelques relations avec vous m’auraient conservé quelques parcelles de ces richesses dont, autrefois, mon âme et mon esprit se sont nourris.»
L’ingratitude de Fauriel, triste exemple de la faiblesse humaine, est restée unique; elle ne peut atteindre que lui.
Le souvenir aimé de Mme de Condorcet, gardé comme un culte par tous ceux qui l’ont approchée, vivra au contraire.
C’est que, à l’éternelle beauté dont elle fut l’un des types les plus parfaits, elle sut joindre la douceur qui charme, l’esprit qui pénètre et la charité qui purifie.
PIÈCES ANNEXES
JUSTIFICATION DE LA CONDUITE
DU MARÉCHAL DE GROUCHY EN MARS 1815[252]
I.—AU MARÉCHAL GOUVION-SAINT-CYR
Mon cher Maréchal,
J’apprends avec bien du plaisir votre nomination: elle m’est un sûr garant que le sort de chacun de nous sera le moins défavorable possible.
Jusques à ce moment, j’ai pensé qu’il ne convenait point que je fisse de démarches directes près de S. M. Maintenant, je réclame de l’attachement que vous m’avez toujours témoigné de me guider à cet égard.
Voici un exposé de ma conduite depuis le mois de mars dernier. Je vous demande instamment d’engager le Roi à y jeter les yeux: il y verra que mon expédition du Midi m’a donné l’apparence de torts qui, dans leur réalité, sont moins graves qu’on ne l’imagine. Il y verra aussi comme je me suis conduit, dans ces dernières circonstances.
Si on doit licencier l’armée, je ne saurais croire que S. M. laisse sans traitement celui qui, entré au service en 1779, est arrivé au premier grade militaire, sans avoir acquis d’autre fortune que son état.
Si on conserve l’armée, je vous demande de me faire confirmer dans mon grade par S. M. Les sentiments que j’ai partagés avec le reste ou, du moins, la majorité de l’armée, ne sauraient, ce me semble, me dépouiller des titres que j’ai acquis par tant de campagnes et de blessures.
Comme je présume qu’on ne m’emploiera pas, dans ces premiers moments, je me retirerai à la campagne, pendant quelques mois. Quoi qu’il en soit, mon cher Maréchal, comme j’ai bien à cœur de causer avec vous, sur ma position, et cela, en particulier, faites-moi dire par mon aide de camp si vous pouvez me recevoir, un de ces soirs, et si vous trouvez bon que j’aille chez vous, en frac.
Agréez, mon cher Maréchal, le renouvellement de mes affectueux sentiments.
Le Maréchal Comte de Grouchy,
rue Ville-Lévêque, no 26.
Le 10 juillet 1815.
II.—EXPOSÉ DE LA CONDUITE QUE J’AI TENUE DEPUIS LE MOIS DE MARS DERNIER
J’étais à soixante lieues de Paris lors du débarquement de Napoléon: aussitôt que j’en fus informé, je me rendis en poste dans la capitale, et j’allai prendre les ordres de M. le duc de Berri qui commandait l’armée. Il me reprocha publiquement, dans les termes les plus durs, d’avoir tardé à venir, et m’annonça qu’il n’avait point de fonctions à me donner.
J’écrivis à S. M. pour me plaindre des reproches injustes que me faisait M. le duc de Berri et pour demander à être employé: ma lettre resta sans réponse. Alors, je me déterminai à voir Monsieur en audience particulière; je lui témoignai combien j’étais douloureusement affecté de l’injure gratuite que m’avait faite M. le duc de Berri, mais j’ajoutai que je n’en étais pas moins désireux de servir la cause du Roi.
Cette dernière démarche fut encore inutile; on me laissa sans ordres et sans fonctions à Paris.
Napoléon y arriva. Je n’avais point été au-devant de lui: il m’envoya chercher, me demanda si je ne partageais pas l’opinion du reste de l’armée, et m’engagea à ne pas me séparer de mes compagnons d’armes. Le Roi avait quitté la France, renvoyé les généraux qui l’accompagnaient, licencié sa maison. La nation paraissait, comme l’armée, prononcée dans le vœu de reconnaître Napoléon; il n’existait d’autre gouvernement que le sien; je n’avais jamais été employé par le Roi; il ne m’avait confié ni commandement de troupes, ni celui d’aucune province; je n’avais prêté d’autre serment depuis son retour que celui pour la Croix de Saint-Louis; mes demandes de servir récidivées à diverses époques et au moment même du départ du Roi, avaient été rejetées: j’ai donc pu me croire libre, et j’ai suivi l’impulsion générale.
Des troubles éclatèrent dans le Midi: Napoléon me donna ordre de m’y rendre pour les apaiser et y faire déployer les couleurs arborées alors dans le reste de la France. Je témoignai de la répugnance à me charger de cette mission, sachant que M. le duc d’Angoulême était encore dans cette partie du royaume.
Napoléon exigea que je partisse; je ne le fis que lorsqu’il m’eût donné l’assurance que si le sort des armes mettait à même d’empêcher M. le duc d’Angoulême de s’embarquer, il le renverrait; et qu’il m’eût dit que son intention était de faire contraster la générosité de sa conduite envers ce prince avec le sort que les alliés annonçaient vouloir lui réserver. Il ajouta seulement que peut-être il le garderait comme gage du retour de l’impératrice Marie-Louise. Je partis le cœur navré, mais il fallait ou renoncer à mon état ou obéir.
Les ordres successifs que m’adressa Napoléon réitéraient tous l’injonction d’empêcher le prince de sortir de France, et il envoya près de moi un de ses aides de camp pour assurer l’exécution de ses ordres, si je balançais à y obtempérer.
Le lieutenant général Gilly ayant conclu sans ma participation avec M. le duc d’Angoulême la capitulation de la Pallud, j’en fus informé en entrant au village de la Douzère, distant de trois lieues de la Pallud. Mes instructions ne me permettant pas de ratifier la principale clause de cette capitulation qui était le départ du prince, je me vis obligé de me rendre au Saint-Esprit où il devait passer, afin de m’opposer à son départ. Mais, au lieu d’y aller directement par terre, je m’embarquai sur le Rhône, avec un vent contraire, afin que le prince eût le temps de partir pour Cette avant que je fusse au Saint-Esprit. J’arrivai dans cette ville dix heures plus tard que je n’aurais dû y être, malheureusement le prince avait tardé à se mettre en marche: il était encore à la Pallud quand j’arrivai au Saint-Esprit; j’étais accompagné de l’aide de camp de Napoléon qui ne me quittait pas et qui eût rompu la capitulation si je l’eusse ratifiée. Je fus donc, malgré moi, forcé de retenir le prince jusqu’à ce que j’eusse reçu l’autorisation de le laisser aller, autorisation que je demandai avec instance et en rappelant ce qui m’avait été dit à cet égard. En outre, je donnai à M. de Damas, aide de camp du prince, la positive assurance que si, contre toutes les apparences, la politique de Napoléon pouvait être changée, je ferais moi-même évader le prince et j’ajoutai que je dévouerais ma tête pour sauver la sienne. M. de Damas, avec lequel je m’abouchai tous les jours pendant le temps que je passai au Saint-Esprit, fut témoin de ce que je souffrais, fut dépositaire de mes résolutions et connut tous mes sentiments. J’invoque avec confiance son témoignage.
Je quittai le Saint-Esprit pour marcher contre Marseille. Pendant la durée de ma mission dans le Midi, pas une arrestation ne fut faite par mes ordres, pas une goutte de sang ne fut versée. Napoléon, en rendant compte des événements, mutila ou altéra mes rapports, me prêta des expressions injurieuses que je ne m’étais pas permises et me donna des torts que je n’ai pas eus.
Rappelé du Midi, j’ai d’abord commandé l’armée des Alpes; à Fleurus, l’aile droite de l’armée du Nord et, depuis, j’ai été placé à la tête de cette armée. Des ouvertures m’ont été faites à Soissons pour lui faire prendre la cocarde blanche; j’ai répondu que la disposition des esprits ne permettait pas de penser que le chef de l’armée pût lui faire quitter les couleurs nationales.
Arrivé sous Paris après une retraite glorieuse, je me suis hâté de résigner le commandement, afin de donner l’exemple de la soumission et pour n’avoir point à me reprocher d’avoir coopéré à des événements dont le résultat pouvait être que le Roi ne rentrât dans la capitale que sur des monceaux de cadavres et après une bataille dont l’issue eût probablement amené l’incendie et le sac de Paris. Mon abandon du commandement est un des mobiles de l’état actuel des choses; j’ai fait tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire pour que l’autorité royale fût reconnue de l’armée, en lui faisant envisager que le salut de la France se trouvait dépendre maintenant du retour de S. M. MM. Fouché, de Vitrolles, Oudinot ont connaissance de ces faits et les déclareront s’ils sont interpellés à cet égard.
Ayant commandé les armées françaises comme Maréchal, n’étant point un des fauteurs du retour de Napoléon, ne pouvant être grevé d’aucune culpabilité quant à l’expédition du Midi, suite inévitable de la position dans laquelle j’étais et qui m’a été commune avec la plupart des chefs de l’armée, j’ose espérer que Sa Majesté me laissera le titre que trente-cinq années de services m’ont fait obtenir, qu’elle me conservera mon état qui est ma seule fortune et, si la France est dans le cas de combattre pour son indépendance, je forme le vœu d’être placé de nouveau à la tête des armées; j’y servirai avec autant de fidélité que de zèle. Dans ce premier moment, je crois devoir donner une marque de déférence en me retirant à la campagne et je réitère ici au Roi les assurances de la soumission la plus absolue et du plus profond respect.
Le Maréchal Comte de Grouchy.
Le 12 juillet 1815.