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La mer et les marins: Scènes maritimes

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The Project Gutenberg eBook of La mer et les marins

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Title: La mer et les marins

Author: Edouard Corbière

Release date: December 19, 2005 [eBook #17353]
Most recently updated: December 13, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online
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http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MER ET LES MARINS ***

LA MER ET LES MARINS

Scènes Maritimes

PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,

Auteur des Pilotes de l'Iroise et du Négrier.


IMPRIMERIE DE PLASSAN ET COMPAGNIE

RUE DE VAUGIRARD, N. 15

PARIS.

JULES BRÉAUTÉ, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

RUE DE CHOISEUL, 8 BIS,

ET MÊME MAISON, PASSAGE CHOISEUL, 60

1833.


TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE.--TABLEAUX NAUTIQUES

I.—Le Coup de Mer.

II.—Navire fuyant vent arrière.

III.—La Chasse.

IV.—Le Grain blanc.

V.—L'Abordage.

VI.—Les Brisants.

VII.—Incendie en Mer.

DEUXIÈME PARTIE.--COMBATS EN MER

I.—Combat du côtre le Printemps et de douze Péniches anglaises.

II.—Combat de nuit entre une Frégate et un Vaisseau

III.—Chaloupe-Cannonière coulée par un Brick anglais.

TROISIÈME PARTIE.--AVENTURES DE MER

I.—Le Capitaine de Négrier.

II.—Les Pirates de la Havane et le Brick de guerre.

III.—La Licorne de Mer.

IV.—Naufrage sur la côte de Plouguerneau.

QUATRIÈME PARTIE.--MOEURS DES GENS DE MER

I.—La Prière des Forbans.

II.—Le Voeu des Matelots.

III.—L'Aspirant de Marine.

IV.—Les Pilotes.

V.—Les Filets d'Abordage.

VI.—Le Maître d'Équipage.

VII.—Les Corsaires travestis.

VIII.—Le Cuisinier et le Maître-Coq.

IX.—Suprême félicite du Matelot.

X.—Maître Lahoraine, ou qui de quatre ôte trois reste deux.

XI.—Le Chien de l'Artillerie de Marine.

CINQUIÈME PARTIE.--CAUSERIES, CONTES, AVENTURES ET TRADITIONS DE BORD

I.—Causeries de Marins.

II.—Les deux Aspirants.

III.—Dialogue entre le Contre-Maître d'équipage Lestume et le novice Lhommic.

IV.—Première Causerie du gaillard d'avant.  —Deuxième Causerie du gaillard d'avant.

V.—La Casaque du Bon Dieu.

VI.—Le Nègre blanc.

VII.—Avale ça, Las-Cazas.

VIII.—Le petit Coup de Mer.

IX.—Le Goguelin.

X.—Le Noyé-Vivant.

XI.—Promenade sur la Dunette.

XII.—Le Phénomène vivant.

SIXIÈME PARTIE.--MOEURS DES NÈGRES

I.—Le Bamboula.

II.—Dame Périne.

SEPTIÈME PARTIE.--ORNITHOLOGIE MARITIME

I.—Le Plongeon.


De tous les actes produits par la raison humaine, la navigation est, sans contredit, le plus difficile, et celui qui a exigé le plus d'audace. La nature a mis chaque être au milieu de ses rapports nécessaires; elle lui a affecté une place qu'il ne peut changer, elle lui a donné des organes propres aux éléments qu'il habite, et dont la disposition sert à l'exercice de certaines inclinations innées; aussi, ne voit-on jamais les animaux contrarier ses vues. Chez eux, l'individu respecte toute sa vie les lois qui gouvernent l'espèce entière. L'homme seul, qui fonde toute sa prééminence sur une faculté pour ainsi dire artificielle, l'homme, qui a tout tiré de son industrie pour assurer son empire sur la terre, a eu besoin d'une industrie plus puissante encore quand il a voulu établir sa domination sur un élément auquel la nature ne l'avait point destiné. Sur la terre, en effet, son industrie a pu le mettre aux prises avec quelques dangers; mais, sur la mer, il a eu à lutter contre tous. La terre était son domaine, et il n'a eu, pour l'assujettir, qu'à obéir à une inclination naturelle; ici, au contraire, il a fallu que cette inclination cédât à une volonté qui la contrariait.

Sans doute, le caractère de la raison est non-seulement de tirer parti de tout, mais encore d'abuser de tout. L'art de la navigation mérite les mêmes blâmes que tous les autres. En étendant l'empire de l'homme sur un élément qui ne lui avait pas été donné, il a fait servir cet élément de théâtre à nos fureurs, et il n'est pas aujourd'hui un rivage si ignoré qu'il fut jadis, qui n'ait été souillé du sang des hommes. Ainsi, si ce n'est pas, rigoureusement parlant, le plus utile des arts, c'est toujours le plus sublime de tous.

Mais ce n'est ni par ses brillants accessoires, ni par ses résultats plus brillants encore, et qui ont été cent fois examinés, que la navigation présente à nos regards un spectacle si différent des autres sciences, c'est par les sensations mêmes dont elle remplit l'âme de celui qui lui a consacré sa vie. Quelles sensations que celles de l'homme qui, jeune encore, quitte pour la première fois cette famille dans laquelle jusqu'ici se sont concentrées toutes ses affections; ces amis, qui ont été les confidents de toutes ses pensées; les objets insensibles eux-mêmes, qui, n'ayant pas vieilli comme nous, retracent, par leur aspect, des souvenirs toujours vivants. Une autre existence, d'autres liens à contracter, d'autres hommes à fréquenter, d'autres lieux à visiter, mais rien à aimer sans cesse, rien qu'on puisse revoir tous les jours! Quel changement dans l'esprit! quel vide même dans l'âme!

Et quelle existence monotone! toujours la mer, calme ou irritée sans doute, mais du moins toujours devant nous, comme si le navire était immobile. Changer à chaque instant d'horizon sans s'en apercevoir, continuer sa route sans autres points de remarque que ceux que donne le calcul; avancer ou rester sans que l'impatience puisse se prendre à rien autre chose qu'à des vents qui ne dépendent pas de nous, qu'à une planche légère que les vagues soulèvent, malgré tous nos efforts; redouter toutes les horreurs du besoin, considérer d'un oeil morne le navire qui fuit à la lame dans les tempêtes, comme si, en l'abandonnant aux flots, il n'y avait plus d'espoir que dans le hasard, quelles situations diverses, et comment celui qui a vécu un seul jour de cette vie, la regrette-t-il toujours!

Ce sont précisément ces situations qui modifient l'âme de telle manière qu'elle n'y peut plus renoncer. Qui de nous n'a pas éprouvé, qu'à l'aspect d'un horizon sans bornes, l'âme s'étendait en quelque sorte avec l'espace? Nous n'avons pas encore appliqué l'analyse aux sensations que nous communique la nature muette; mais le coeur, qui n'attend pas pour être ému l'assentiment de la raison, nous a fait tressaillir cent fois en contemplant l'étendue immense qui se développe devant nous pour la première fois. Actuellement encore, le souvenir de ces heures trop rapides où nous restions plongés dans une extase muette à la vue de l'Océan, nous fait éprouver une sensation délicieuse; le plaisir de la grandeur, physiquement parlant, est un des premiers auxquels nous soyons sensibles, et c'est un de ceux que l'habitude, qui émousse tous les autres, nous rend le plus nécessaires. Quel est l'homme, jeté au milieu des mers, qui, ne voyant que soi dans la nature, ne conçoive une espèce de sentiment de fierté, qui lui persuade, en quelque sorte, que tout est fait pour lui? Dans les pays habités, les monuments de l'homme nous avertissent à chaque instant d'une puissance égale ou supérieure à la nôtre; dans un désert, au contraire, la grandeur factice de l'homme disparaît, celle de la nature se montre, et rien ne donne à l'homme une plus haute idée de lui-même que celui d'un espace dont il n'y a que lui pour spectateur. Je ne crois pas qu'il faille chercher dans les institutions changeantes, la cause de la fierté naturelle des Arabes ou des Scythes: elle est tout entière dans le désert qu'ils habitent; ce désert, qu'un homme fameux appelait un océan de pied ferme, et dont les tribus nomades se disent aussi les rois.

Ce sont là les deux sensations dominantes du navigateur; son âme s'assimile avec cette nature imposante qui l'environne, et elle croit à sa grandeur, comme elle croit à celle des éléments; accoutumée à lutter contre les flots, elle apprend à se raidir contre les obstacles, et elle croit à sa volonté comme à une puissance.

Notre âme a besoin de mouvement, elle a besoin, pour jouir, d'éprouver des émotions qui lui fassent craindre pour ses jouissances, et quels mouvements plus impétueux que ceux que produit cette vie errante! quelles craintes plus vives que celles que donnent ces dangers toujours renaissants! Le marin est franc, parce qu'il vit, pour ainsi dire, hors des conventions sociales; il est insouciant sur l'avenir, parce qu'une vie semée de mille périls lui apprend à ne s'appuyer que sur le présent; il est prodigue, parce que la conviction qu'il a acquise de la fragilité de la vie, l'invite à en jouir à tout prix; exempt des préjugés de sa nature, on dirait que c'est un véritable cosmopolite, parce que celui qui a beaucoup vu n'est jamais exclusif, et que ce qu'il oublie le plus promptement dans les solitudes immenses qui se déploient devant lui, ce sont les petites passions et les froids intérêts des hommes; il est brusque, parce que son rude métier l'exige en quelque sorte, mais il est souvent humain, parce que la brusquerie ne s'allie jamais avec l'hypocrisie.

Enfin, et ce qui paraît un problème insoluble, il court tous les dangers; cent fois il jure, qu'échappé du naufrage, il n'ira plus s'exposer à de nouveaux périls: il n'attend plus que l'instant de recommencer une carrière qu'il a maudite si souvent. C'est encore l'étude du coeur humain qui explique cette apparente contradiction; l'homme, comme on l'a remarqué avec raison, tient plus à la vie par le sentiment de ses peines que par celui des plaisirs. Le plaisir rassasie et dégoûte aussitôt; la peine nous force à courber le front, mais elle laisse au fond des coeurs l'espérance de moments plus heureux, et c'est toujours cette espérance-là qui nous porte en avant dans la vie. L'homme, engourdi dans le plaisir, se réveille pour ainsi dire dans le malheur; les plus vives jouissances morales sont toujours celles qui ont été achetées par quelques peines. Sa joie enfin effleure agréablement; mais le malheur nous blesse, et c'est des blessures du coeur qu'il sort un baume qui les guérit.

On peut ajouter à cela que le besoin de se risquer est comme un noble instinct qui se réfugie au fond de l'âme pour triompher de ses penchants bas et égoïstes, qui, en rattachant l'homme à la terre, le rapetissent toujours.

Après tant de motifs d'aimer sa vie errante, comment s'étonnerait-on que les dangers qui l'accompagnent soient capables d'en dégoûter le marin? Rien ne peut déprendre l'âme d'un mouvement qui fait sa vie. Le repos qu'on substitue aux passions violentes n'est point un repos véritable; c'est presque toujours un ennui profond. Aussi, le marin qui a quitté sa profession n'existe-t-il plus que par le regret; dans sa vieillesse, tourmenté du besoin de s'agiter encore, on dirait qu'il ne s'attache plus à l'existence que par les souvenirs; le murmure étourdissant des vagues plaît à son oreille; combien de fois, durant de longs jours, il contemple, assis sur un rocher, la voile qui s'efface à l'horizon, ou la mouette rapide qui rase de son blanc plumage l'écume éblouissante des vagues! Son imagination s'élance avec le dernier rayon du soleil couchant, et aborde avec lui sur les côtes de l'autre hémisphère; la vue de la tempête elle-même ne peut l'arracher au spectacle des flots. Les dangers qu'il a courus sont affaiblis par le souvenir; l'émotion puissante qu'il éprouvait après les avoir affrontés est encore toute vive dans son âme; et ces regrets si vifs, cette mélancolie rêveuse attestent toujours qu'après avoir vécu d'une vie de son choix, il ne fait plus désormais que traîner des jours inutiles sur un élément qui n'est pas le sien.

Ce tableau fidèle des sensations dans la vie maritime, tracé par un des compatriotes de M. Corbière (Ed. Richer), trouvait ici naturellement sa place, et devait servir d'introduction à cet ouvrage. Il resterait à traiter une double question déjà longuement débattue, et qu'une nouvelle polémique ne ferait peut-être qu'embrouiller, c'est celle-ci:

Existe-t-il une littérature maritime?

Quel est chez nous le créateur de cette littérature?

Il est incontestable que le premier qui écrivit la relation d'un naufrage, d'une tempête, d'un accident de mer, fit de la littérature maritime, si littérature maritime il y a, et le premier qui fit cela est déjà bien loin de nous. Ainsi créa la littérature militaire, le premier qui décrivit une bataille, une retraite, un campement, un assaut. Or, voyez combien nous aurons de sortes de littérature, si nous accolons ce nom à chacun des différents sujets sur lesquels peut s'exercer la plume et l'esprit d'un littérateur? Nous croyons, nous, que la littérature est une, et qu'elle enchaîne dans son cadre immense toutes les créations de la pensée humaine.

Quant aux scènes proprement dites de la vie maritime, nous avons la conviction, et ce livre est la preuve, que M. Ed. Corbière est le premier, en France, qui leur ait donné véritablement la forme dramatique, et nous allons citer un fait: En 1829, il fut créé au Havre un journal spécialement consacré aux grandes catastrophes dont la mer est le théâtre. M. Corbière s'y essaya dans ce genre difficile: littérateur, observateur et marin, il avait à offrir aux fondateurs de ce recueil un triple gage de succès, et ce succès fut complet. Le Navigateur lui doit ses cinq années d'existence. Il se trouva des imitateurs qui revendiquèrent hautement la priorité, on les laissa dire; il eût été trop facile de leur prouver qu'ils n'avaient point ouvert la carrière. Mais l'occasion se présente trop belle de les convaincre d'assertions erronées, pour que nous la laissions échapper. Or, ce livre, qui a pour titre la Mer et les Marins, contient en partie les premiers essais de M. Corbière; c'est un fait que la justice d'abord et la reconnaissance nous fait un devoir de proclamer.

J. MORLENT,
Directeur du Navigateur.


PREMIÈRE PARTIE.

Tableaux Nautiques.


I.

Le coup de Mer

Lorsque le vent s'est élevé avec trop de violence et que la mer a grossi de manière à empêcher le navire de continuer sa route au milieu des lames dont le choc pourrait l'endommager, on met à la cape, sous une voile que l'on présente obliquement au vent. Dans cette position, le bâtiment, conservant très-peu de vitesse, dérive en cédant plutôt à l'impression de chaque vague, qu'en y résistant. Son avant, s'offrant à chaque coup de tangage à la lame qui déferle, reçoit quelquefois des chocs très-forts; mais le navire culant alors dans le sens de la force de la lame, évite au moins le danger qu'il y aurait à la rencontrer avec une vitesse opposée à sa direction. Une fois à la cape, l'équipage n'a plus rien à faire, et pendant tout le temps que dure la tempête, il faut attendre, dans cette position passive, que le mauvais temps s'apaise et permette de manoeuvrer. C'est pendant ces longues heures de coup de vent et de dangers, que l'on peut remarquer plus particulièrement cette heureuse indifférence que l'habitude du péril donne aux matelots. Assis à l'abri des pavois ou de la chaloupe, pendant qu'une mer furieuse mugit autour d'eux et menace quelquefois d'engloutir le navire, on les voit se réunir et s'approcher le plus possible les uns des autres, pour raconter de ces contes dont la tradition perpétue le souvenir parmi les marins. Souvent ils chantent ensemble, d'une voix rauque, ces complaintes monotones comme le bruit des vagues qui les environnent, et mélancoliques comme la plupart des airs qu'aiment les gens de mer. C'est en vain que le vent gronde sur leurs têtes et siffle dans les cordages, que des torrents de pluie les inondent, et que la mort menace de les enlever: ils chantent comme l'ouvrier le plus paisible, au fond d'une boutique ou d'un atelier. Mais souvent leurs narrations ou leurs chants sont interrompus de la manière la plus terrible. Quand le navire, fatigué par la lutte qu'il livre à la tempête, craque dans toutes les parties; que la mâture, dans les mouvements effroyables du roulis, plie et menace de tout écraser par sa chute, une lame vient quelquefois tomber sur le pont avec un fracas effroyable; tout ce qu'elle rencontre est brisé, entraîné; et le navire, caché un instant sous cette montagne d'eau, ne se dégage de la lame qui l'a affaissé, qu'après avoir perdu tout ce qu'il avait sur le pont avec les hommes de quart que la vague furieuse a enlevés. Rien, peut-être, n'est plus terrible, quand un événement de cette sorte a lieu, que le sentiment qu'éprouvent, en montant sur le pont, les hommes qui étaient couchés. Tout a disparu; ils cherchent avec effroi leurs camarades: on appelle les gens de quart pour connaître ceux qui ont été assez heureux pour n'avoir pas été emportés. Dans les débris que le coup de mer a laissés, on examine si quelque infortuné n'a pas été écrasé au milieu de ce désordre affreux. On sonde autant que possible les pompes, pour savoir si le choc terrible dans lequel le navire a paru devoir sombrer, n'a pas déterminé une voie d'eau. Et encore si, dans la violence de la bourrasque, la voile sur laquelle on avait mis en cape a été mise en pièces par l'impétuosité du vent; il faut, dans l'impossibilité où l'on est de déferler une autre voile, attendre, écrasé par la mer qui tourmente le navire qui n'est plus appuyé, que la tempête se soit calmée, et que le temps permette de reprendre la route et de réparer autant que l'on peut les avaries qu'a causées le coup de mer.


II.

Navire fuyant vent arrière.

Une tempête continuelle, une mer effrayante ont tellement fatigué et désemparé le navire, qu'il finirait peut-être par s'ouvrir s'il s'efforçait de rester encore long-temps à la cape: une seule ressource peut être tentée pour sortir de cette position, dans laquelle les pompes suffisent à peine à vider l'eau qui entre dans la cale par les coutures du bâtiment harassé: on se détermine à arriver vent arrière et à fuir avec le temps.

Mais, en se hasardant à tenter cette manoeuvre, il est un danger que nul homme de mer ne saurait se dissimuler, et qu'il faut une grande résolution pour affronter: c'est celui de recevoir par le travers une lame qui peut faire sombrer le bâtiment: la certitude du péril présent l'emporte pourtant presque toujours sur la crainte du péril douteux. Chaque homme se porte donc à son poste, et va attendre avec zèle et attention la voix du capitaine, ou le signal qu'il donnera, si son commandement ne peut se faire entendre dans le mugissement de la tourmente et le bruit des vagues. La barre du gouvernail, qui, pendant la cape, avait été amarrée sous le vent, est confiée aux hommes les plus sûrs de l'équipage. Le moment où les lames paraissent devoir déferler avec moins de furie, est prévu, choisi; chacun s'apprête. Le signal est donné; la barre alors est mise précipitamment au vent; un foc est hissé; le vent frappe la voile qu'on lui présente, l'agite, la tord avec fureur; et le bruit de cette toile, violemment froissée sur elle-même, se fait entendre par intervalles comme la déformation d'un coup de canon; et ses claquements dominent un instant les sifflements horribles de la bourrasque qui souffle dans la mâture et les cordages. Le foc ainsi tourmenté ne résiste pas; il se déchire en mille pièces; mais le navire arrive, et une lame énorme qui l'approche en s'élevant jusqu'à la hauteur de ses hunes, le jette à une distance considérable du point où il a commencé son évolution. Le vent bientôt le pousse avec violence sur chacune des lames qui le prend par l'arrière, et qui, à chaque impulsion, menace de l'engloutir. Souvent, élancé sur le sommet de ces montagnes mobiles qui semblent vouloir s'écrouler sur lui, on croirait qu'en s'apiquant il va disparaître verticalement dans la lame qui le précède et dans laquelle se plonge son beaupré. Mais cette lame, qui l'a élevé si précipitamment, déferle le long des bords et le laisse ensuite comme à moitié submergé, dans le creux qu'elle fait en allant étendre à une demi-lieue devant lui son écume et sa masse imposante. C'est dans une position aussi critique que l'on sent combien les bons timonniers sont nécessaires; car c'est presque de leur manière de gouverner que dépend le salut commun. Un faux coup de barre causé par la maladresse, la peur ou une distraction de ceux qui gouvernent, peut faire venir le navire en travers et le faire sombrer, ou du moins l'exposer à être défoncé par la mer. Placé sur une partie élevée ou cramponné dans les haubans, l'officier de quart, l'oeil fixé sur l'arrière, prévoit le mouvement de chaque vague, devine sa direction, et commande aux timonniers le coup de barre qu'ils doivent donner pour que le derrière soit toujours présenté au coup de mer. Mais toute l'attention possible, toute l'habitude et le sang-froid qu'on peut supposer aux timonniers et aux meilleurs officiers, ne suffisent pas toujours pour préserver un navire qui fuit à mâts et à cordes, des accidents que l'on court sous cette dangereuse allure. Lorsque la lame, par exemple, surprenant par un mouvement irrégulier le navire dont la vitesse s'est ralentie, le frappe dans son arrière, souvent elle enlève dans ce choc irrésistible, toute la partie qui lui a opposé une résistance trop grande. Alors, le navire doit succomber inévitablement, car, ne pouvant plus fuir avec assez de promptitude après cette avarie, le coup de mer qui succède au premier qu'il a reçu, achève de le remplir, et doit suffire presque toujours pour le faire sancir. Les exemples funestes de quelques bâtiments qui n'ont échappé que par miracle à de semblables accidents de mer, prouvent assez combien il en est qui ont dû périr par ces accidents mêmes. Un fait qui a laissé dans ma mémoire des détails dont les circonstances où je me suis trouvé ensuite ont ravivé le souvenir, pourrait démontrer quels sont les périls que les plus grands navires mêmes courent en fuyant vent arrière au milieu d'une tempête. Un capitaine anglais ramenait en Europe, sur un trois mâts de 6 à 700 tonneaux, l'équipage du brick le Nisus et d'autres prisonniers capturés sur les attérages de la Martinique, en 1809. Rendu près des Açores, ce navire, tout neuf encore, fut assailli par une tempête qui rendit la mer furieuse. Les vents soufflaient dans une direction favorable, et le capitaine anglais s'obstina à ne pas vouloir mettre en cape, malgré les instances du capitaine et des officiers français, qui lui représentaient le danger qu'il courait en continuant à fuir vent arrière. Toutes les sollicitations furent inutiles, et quelques verres de grog achevèrent de confirmer le marin anglais dans son imprudente résolution. La nuit, lorsque la moitié de l'équipage anglais était seul resté sur le pont où le retenait le devoir, un coup de mer tomba à bord, et le fracas avec lequel il déferla, fit croire à ceux qui étaient en bas que le bâtiment avait touché et qu'il coulait. Tous se précipitèrent sur le pont: la mâture seule tenait encore; mais quatorze canons avec leurs affûts, les embarcations, les ancres, le capitaine et les quarante hommes de quart avaient disparu. Au milieu de ce désordre épouvantable, on essaya de mettre à la cape; la barre du gouvernail livrée à elle-même, et privée des quatre timonniers qui, quelques minutes auparavant, en avaient tenu la roue, donnait des coups affreux d'un bord à l'autre du navire. Les premiers matelots qui voulurent s'en rendre maîtres furent écrasés; mais enfin on parvint à la fixer sous le vent, et à rester en cape, sous un foc d'artimon. Les Français prisonniers, qui, par suite de l'accident, se trouvaient en bien plus grand nombre que les Anglais, s'emparèrent du bâtiment transport, et quand le temps le permit, ils firent route pour les côtes de France, où ils croyaient bien pouvoir atterrir et recevoir du sort une compensation aux dangers auxquels ils venaient d'échapper. Mais le hasard ne favorisa pas leur tentative: une frégate anglaise qui croisait devant Brest, chassa le navire désemparé et l'atteignit à la hauteur d'Ouessant. Lorsque le capitaine de cette frégate apprit que c'était en fuyant vent en arrière dans un trop mauvais temps, que le capitaine de sa nation avait disparu, il se contenta de dire froidement: Never mind so much the worth! C'est égal, tant pis pour lui!


III.

La Chasse.

Le jour va poindre: ses premiers rayons déjà projetés vers le zénith ont averti l'officier de quart que le moment de faire faire la visite du gréement, par les gabiers, est arrivé. Le maître d'équipage a soin d'ordonner aux hommes qui montent dans la mâture, de porter attentivement leurs regards sur tous les points de l'horizon. A peine le premier gabier est-il parvenu sur les barres de perroquet, qu'il s'écrie, Navire! Ce mot a fait tressaillir de joie tout l'équipage. Dans quelle partie le vois-tu? demande l'officier au gabier: Par le bossoir de dessous le vent, là, à une lieue à peu près de distance.» Un coup de sifflet de silence se fait alors entendre: un pilotin va prévenir le commandant; la moitié de l'équipage qui n'était pas de quart, est aussitôt réveillée, et monte sur le pont en fixant les yeux sur le bâtiment découvert. L'officier ordonne de larguer toutes les voiles qui, pendant la nuit, avaient été serrées. Dans un instant la frégate est couverte de toile; et tous les gabiers des hunes et les matelots, rangés sur les manoeuvres, attendent avec leur vigilance ordinaire, excitée encore par l'espoir de quelque événement, le commandement que l'officier de quart fait entendre dans le sonore porte-voix. Le cap a été mis sur le navire à vue, qui, s'apercevant de son côté qu'un grand bâtiment se dirige sur lui, en faisant blanchir la mer sur son avant, a mis dehors toutes ses voiles pour fuir selon l'allure la plus favorable à sa marche. Pendant la première heure de chasse, le jour s'est fait: des aspirants, avec une longue vue en bandoulière, se sont perchés sur la partie la plus élevée de la mâture, et de temps en temps ils en descendent pour informer le commandant de la manoeuvre du bâtiment chassé. Les yeux tantôt fixés sur la boussole, au moyen de laquelle on relève les positions respectives des deux navires, et tantôt placés sur le tube de sa longue-vue, le commandant s'aperçoit qu'il ne tardera pas à être à portée de canon du navire chassé, qui, malgré la force de la brise, continue à tenir hautes toutes les voiles qu'il a pu livrer au vent. Le branle-bas de combat est ordonné à bord de la frégate: chacun se rend à son poste. On allume les mèches, le tambour résonne; le sifflet perçant du maître d'équipage se mêle au bruit du tambour et du porte-voix de l'officier de manoeuvre. Les chirurgiens ont disposé le triste appareil de leurs instruments, et les cadres pour recevoir les blessés sont déjà tendus dans le faux-pont. Le bâtiment chassé, qui voit les préparatifs que fait la frégate, emploie enfin les derniers moyens qui lui restent pour échapper à cette redoutable poursuite. Il jette à l'eau ses embarcations, sa drôme, une partie de ses canons, et tous les fardeaux qu'il peut tirer le plus promptement de sa cargaison. A chacun des objets qui viennent passer en flottant le long de la frégate, l'équipage de celle-ci jette un cri de joie. Il est à nous, s'écrie-t-on: C'est un vaisseau de Compagnie! à l'abordage! à l'abordage! Deux canons placés sur l'avant vont partir: ils tonnent. Le pavillon est hissé en même temps, et les boulets dépassent le bâtiment ennemi. Les houras partent alors de tous les points du navire. Déjà les canonniers de la batterie de dessous le vent, l'oeil sur la culasse de leurs pièces, suivent, en pointant, le mouvement de la lame et du bâtiment qu'ils visent. Attention au commandement! fait entendre le capitaine dans le vaste porte-voix qui communique à la batterie: Feu babord! A ce mot la volée entière part avec fracas, et la mitraille crible de toutes parts les voiles, la mâture et le corps du vaisseau ennemi. A l'abordage! à l'abordage! répète l'équipage: les sabres se distribuent aussitôt; les haches, les pistolets et les piques passent dans les mains des premières escouades, palpitantes d'impatience. Les grappins avec leurs chaînes se balancent au bout des vergues, et menacent de tomber dans le gréement de l'ennemi. Mais celui-ci, voyant la frégate à bout portant, et son équipage groupé sur l'avant pour sauter à son bord, envoie une bordée à mitraille qui crible le pont de son adversaire, et abat des files entières de matelots. Après ce succès inutile, contraint de se rendre à une force contre laquelle il lutterait en vain, il amène son pavillon, et évite ainsi le carnage que lui ferait redouter le terrible abordage d'une frégate française.


IV.

Le Grain blanc.

C'est aux approches de l'équateur que les grains blancs assaillent le plus ordinairement les navires, dans les moments où l'on est quelquefois le moins disposé à recevoir ces rafales perfides qui peuvent devenir funestes aux bâtiments d'une petite capacité.

Lorsque, favorisé par ce souffle léger que les marins, aux environs de la ligne, semblent vouloir recueillir avec avidité presque dans leurs plus petites voiles, le navire a tout mis dehors, le calme plat vient parfois succéder à la brise inconstante qui va mourir au loin en effleurant à peine une mer sans mouvement. Rarement, dans ces instants d'oisiveté, la surveillance se trouve sollicitée par la prévoyance de quelque danger ou de quelque événement extraordinaire. Les voiles battent sur les mâts à chacun des coups de roulis que le navire éprouve encore, et ce bruit monotone et périodique, joint au craquement de la mâture qui s'incline avec le bâtiment sur chacun des bords, inspire, à tous les hommes de l'équipage, une fatigue, une langueur qui achèvent de les livrer au sommeil, dans des parages où la chaleur est déjà si accablante. Si, pendant ces heures de calme et d'ennui, un petit nuage vient à se détacher de l'horizon, et à parcourir avec vitesse l'azur d'un ciel inanimé, et que pour comble de malheur personne ne l'ait aperçu à bord, bientôt la bonté du navire et de la mâture sera mise à une rude épreuve; car ce nuage qui accourt, et que personne ne voit, est un grain blanc! Rien n'annonce son approche. La mer continue à être unie. Le soleil sous lequel le nuage a passé comme un lambeau de la gaze la plus transparente, darde ses rayons avec la même ardeur que si rien n'avait intercepté sa vive clarté. Ce n'est que lorsqu'un sifflement aigu se fait entendre dans les cordages et dans la mâture, qu'on s'aperçoit que le grain blanc est tombé à bord. Tout le monde saute à la manoeuvre; l'officier s'élance sur la barre du gouvernail pour aider le timonnier à la pousser au vent. Il crie d'amener les voiles; mais déjà la force subite du vent a tellement incliné le bâtiment que l'eau est presque rendue aux panneaux, et que la pente de la mâture empêche les voiles d'amener. Les mâts, surchargés du poids terrible de la rafale, plient comme s'ils allaient se briser. Dans un moment aussi alarmant, l'officier, pour le salut du navire, se décide à faire larguer les écoutes qui retiennent le point des voiles aux bouts de chacune des vergues: les écoutes sont larguées; le vent alors, s'emparant des voiles qui ne sont plus tendues, les déchire en lambeaux et les enlève au loin avec un fracas effroyable. Le navire cependant, soulagé par la perte de presque toute sa voilure, arrive en suivant l'impulsion que lui donne sa barre portée depuis long-temps au vent. Il se redresse progressivement. Le grain qui l'avait assailli a paru à peine effleurer la surface tranquille de la mer; le calme qu'il a interrompu pendant quelques minutes seulement, renaît; on n'entend même plus à bord le sifflement de la rafale qui a passé comme un coup de foudre, et qui s'éloigne pour mourir dans l'espace. Mais la mâture a été ébranlée, brisée dans quelques parties; les voiles n'ont laissé que des lambeaux sur les vergues que l'effort du vent a ployées et dépouillées de leurs agrès. Il faut réparer les avaries, visiter le gréement et la mâture pour connaître toute l'étendue des dommages occasionés par le grain. C'est ainsi, comme on le voit, qu'au milieu du calme le plus parfait, les marins ont encore à redouter les accidents qui menacent à chaque instant leur vie aventureuse.


V.

L'Abordage.

Le vent s'est élevé avec violence aux approches de la nuit; des nuages épais cachent le ciel, et ont dérobé aux yeux des marins les derniers rayons d'un soleil qui a disparu pâle sur un horizon morcelé, pour ainsi dire, par l'agitation des vagues lointaines qui s'élevaient comme des montagnes. Le navire reçoit cependant encore la brise par le travers, et continue sa route à petites voiles, malgré la mer qui embarque à bord, et occasione des coups de roulis dont la mâture est ébranlée. L'obscurité augmente tellement à chaque minute, que bientôt les matelots, pour saisir les cargues du petit hunier, sont obligés de chercher à tâtons les manoeuvres sur lesquelles leur a dit de se ranger le capitaine, dont la voix est emportée par le sifflement du vent et le mugissement des vagues. Les hommes placés aux deux bossoirs essaient en vain de distinguer, dans les ténèbres, les navires qui, courant à contre-bord, pourraient aborder le bâtiment: la lame qui vient se briser sur le bossoir du vent, le couvre à chaque moment de ses flaques écumeuses. Un matelot posté en vigie sur la vergue de misaine tient aussi inutilement ses regards fixés sur l'espace, où ils se perdent avec inquiétude. Le capitaine crie de temps à autre, et dans les intervalles où il croit pouvoir se faire entendre: Veille aux bossoirs! Mais personne à bord ne peut rien apercevoir, rien découvrir même à la plus petite distance. Les heures s'écoulent dans cette pénible anxiété. Un fanal que l'on a essayé de suspendre dans la mâture s'est éteint, ballotté trop violemment par la force du vent et des coups de roulis. Des cris se font entendre cependant sur l'avant: Laisse arriver! laisse arriver! répète avec force le capitaine, en se précipitant sur la barre, qu'il essaie à pousser au vent: C'est un navire qui, naviguant à contre-bord, vient se jeter avec un fracas effroyable sur le bâtiment, qu'il aborde par la joue! Le choc renverse tout à bord; la mâture tombe; l'avant du navire abordé est défoncé. Les lames s'élèvent en mugissant et submergent l'avant, qui reste englouti et qui s'apique dans la mer, en même temps que l'arrière flotte plus élevé sur les vagues qui le heurtent. En vain les plus intrépides saisissent des haches pour couper les parties du gréement qui se sont engagées dans l'abordage: tous les efforts sont inutiles, on court dans l'obscurité, les cris des deux équipages se confondent et se perdent au sein du tumulte horrible des vagues qui rugissent et des vents qui sifflent en enlevant les voiles qui claquent sur leurs vergues brisées. La mort s'offre de toutes parts aux matelots: le navire coule; ils sautent à bord du bâtiment qui flotte encore et qui menace de s'engloutir, en se heurtant sur la carcasse du navire qui a déjà disparu sous les vagues. Le bâtiment abordeur surnage encore cependant sans mâture: il est jeté au large; on saute aux pompes, que tous les efforts des deux équipages ne peuvent franchir; et c'est dans cette position, plus cruelle peut-être cent fois qu'une mort prompte, qu'il faut attendre le jour. Heureux encore si, en apercevant ses premiers rayons, les misérables marins ne sont pas réduits à disputer leur vie à la tempête, en s'abandonnant aux flots dans une frêle chaloupe, où ils ne réussissent trop souvent qu'à prolonger leurs angoisses et leur agonie.


VI.

Les Brisants.

Les moments où l'on se sent le plus fier d'être marin sont ceux où le danger vient donner à l'aspect et à la discipline d'un bâtiment de guerre tout ce que l'appareil de la manoeuvre peut avoir d'imposant et tout ce que l'art nautique peut offrir de ressources. Une nuit, et cette nuit-là, je me la rappellerai toujours, un navire de guerre, sur lequel je faisais ma première campagne, se trouva engagé d'un temps fort mauvais entre des rochers que l'on rencontre dans les débouquements. La position était d'autant plus critique que le vent était assez fort pour nous empêcher de manoeuvrer avec facilité, et que l'obscurité nous permettait à peine de distinguer les récifs à vingt pieds du bâtiment. Le commandant, monté sur la dunette, donnait à l'officier de manoeuvre des ordres que celui-ci répétait dans un porte-voix dont le son mâle retentissait dans le silence de la scène la plus terrible qu'on puisse imaginer. Les lames, portées en mugissant sur les flancs du navire, allaient se rouler ensuite sur les brisants, dont la foudre nous laissait apercevoir par intervalles les bords blanchis par l'écume des flots. Tout l'équipage, rangé sur le pont, attendait avec calme et dans le plus grand silence le commandement de l'officier. Les sifflets des maîtres venaient seuls se joindre de temps en temps au murmure du vent, qui semblait nous menacer de la mort, en hurlant dans nos cordages et dans les ralingues de nos voiles. Aussitôt un coup de tonnerre, dont tout est ébranlé, couvre le navire de soufre et de bitume; le vent saute avec violence, masque et enlève les voiles du vaisseau, qu'il déchire violemment sur leurs vergues. Une grêle épouvantable aveugle les timonniers, et ne permet plus à personne de jeter les yeux au-delà du bord. C'est dans cette position qu'il fallut attendre que ce grain, qui pouvait briser le vaisseau sur les rochers qui l'environnaient, fût passé. Aussitôt qu'il fut éloigné, la voix de l'officier cria de hisser le petit foc, et de tenir la barre au vent. Le bâtiment arrive, il prend de l'aire; l'obscurité, que le nuage chargé de grêle et de foudre favorisait, diminue un peu. Une éclaircie laisse apercevoir à tout l'équipage les brisants que le vaisseau range à l'honneur avec une vitesse effroyable. L'écume de la lame qui déferle sur cet écueil tombe à bord: tout le monde en est couvert; mais personne ne jette un cri, ne profère un mot dans cet instant de mort. Le porte-voix seul du lieutenant de quart fait entendre: Attention à gouverner! et le vaisseau, passant avec la vitesse de la foudre dans les vagues furieuses qu'il divise, fuit avec la tempête qui menaçait de l'engloutir.


VII.

Incendie en Mer.

Comme il cingle avec grâce et avec vitesse, ce navire si bien espalmé qui vient de quitter le port et qui déjà sillonne la haute mer, cette mer sans fond et sans rivage! Quel calme règne à bord et quelle confiance se peint sur les figures de ces marins et de ces passagers! Sous les larges tentes qui couvrent si élégamment ces gaillards si propres que brûlerait un soleil ardent, voyez la nonchalance des hôtes du bâtiment dont la proue avide est tournée vers l'Europe. Quelques matelots, perchés dans les haubans, fredonnent un chant monotone en réparant les enfléchures. Auprès des jeunes passagères assises sur des nattes africaines languissent leurs élégants compagnons de voyage, qui causent avec mystère, comme s'ils parlaient d'amour. De riches marchands, qui vingt fois ont parcouru ces mers, que les marins ont vues peut-être moins souvent qu'eux, s'entretiennent de leurs projets de fortune, de leurs rêves d'or. Près d'eux le capitaine, chef temporaire de cette famille nomade, se promène grave et fier, jetant à chaque tournée, sur le compas, des yeux vifs et pénétrants, qu'il reporte sur le penneau[1] que raidit le vent ou sur la voilure qu'enfle la brise frémissante.

Comment concevoir, quand le temps est si beau, que le navire est si bon, qu'un événement inattendu puisse venir troubler, d'une manière terrible, cette scène paisible, cette sécurité parfaite, cette harmonie délicieuse! Quand le ciel semble sourire aux flots, et que les flots caressent le bâtiment qui porte les rois de la mer, devrait-il y avoir dans la nature quelque chose de plus redoutable que les éléments dont le génie de l'homme a su triompher avec tant d'habileté!

Tout-à-coup cependant le calme qui règne à bord vient d'être troublé. L'effroi a succédé à la confiance, la terreur à l'espérance. Le second est venu dire un mot, un seul mot à l'oreille du capitaine, qui de suite, sans laisser remarquer aucune émotion, est descendu dans la chambre; et ce seul mot a suffi pour répandre la consternation sur toutes les physionomies, auparavant si gaies, si satisfaites. Le capitaine est remonté sur le pont. Il paraît tranquille, mais il commande avec plus de vivacité; mais chacun sait avec quel art les marins se composent le visage à force de courage. Personne n'ose l'interroger, mais on devine déjà la circonstance qui l'a engagé à faire changer la route du navire. On a vu de la fumée sortir par les panneaux de l'avant; une odeur de feu s'est fait sentir. L'ordre de boucher les écoutilles et toutes les issues de la cale a été donné, pour étouffer l'incendie, qui dévore peut-être déjà les ponts qui s'échauffent sous les pieds impatients de l'équipage, plus alerte qu'on ne l'a jamais vu. Plus de doute, le feu est à bord!

Personne désormais ne descendra dans la chambre; c'est sur le pont qu'il faudra bivouaquer. On cherche à tout inonder sous la masse d'eau de ces seaux que l'on remplit sans cesse, et la fumée sort plus épaisse par les fentes où elle pénètre. On dispose les embarcations pour recevoir au besoin les hommes que le feu pourra chasser du bord. Un canot mis à la mer fait le tour du navire, et sous les mains des matelots qui s'attachent aux bordages qu'on inonde à coups d'écope, le brai des coutures se fond, le fer des chevilles semble rougir. Un bruit sourd, comme celui du feu souterrain qui bout dans les veines d'un volcan, se fait entendre dans la cale, devenue un cratère au milieu des flots. Sur ces gaillards où, quelques heures auparavant, il n'y avait que joie et bonheur, s'étendent à demi morts des passagers qui ne veulent plus prendre de nourriture, et qui à peine songent à se couvrir; eux qu'on vit le matin si soigneux de leur toilette, si coquets dans leur élégant négligé. Les marins seuls agissent, mais en silence; les commandements du capitaine sont devenus plus brefs, ses ordres sont exécutés avec plus de promptitude. Il fait naître encore l'espérance dans des coeurs qui sans lui n'auraient plus rien à espérer: «Demain, répète-t-il en regardant sa montre, nous serons à terre à cette heure-ci.» On ose à peine croire à cette prophétie, et pourtant tous les yeux ne se raniment que lorsque la voix du chef, que le péril grandit, a redit cent fois la promesse qui console et qui fait espérer encore.

Oh! que la nuit va être cruelle, et qu'elle semblera longue! Chaque minute semble rapprocher d'une lieue le navire du port, et chaque minute aussi peut faire éclater l'incendie qui couve, qui craque, qui va peut-être s'élancer sur sa proie. Que le jour sera long à venir! et que la brise est faible pour pousser ce bâtiment, qui paraît se traîner et ne plus marcher! Il viendra cependant ce jour si désiré! si désiré surtout des matelots placés sur les barres pour découvrir la terre ou un navire.... Le soleil s'élève enfin sur cet horizon, qui jamais n'a paru si vaste.... Des nuages, fantômes trompeurs, présentent la forme décevante de la côte que l'on cherche.... On a crié terre! le bâtiment approche avec le fléau qu'il recèle dans ses flancs à moitié consumés; mais cette côte fantastique, sur laquelle tous les yeux se fixent comme pour la dévorer, a disparu avec le vent, qui se joue si cruellement dans le ciel et sur les flots....

Le pont est devenu plus brûlant encore sous les pieds des hommes qui le parcourent pour manoeuvrer, et qui ne peuvent plus supporter sa chaleur. Un terrible craquement se fait entendre: la fumée plus noire s'échappe avec plus de force, des panneaux que le feu a gagnés. Le capitaine a ordonné de faire embarquer dans les canots, les femmes d'abord, les passagers ensuite. Chaque officier fait exécuter l'ordre et se place dans une embarcation avec le nombre de matelots et de passagers qu'elle peut contenir. Quant au capitaine, il reste le dernier; c'est en vain que les cris de ses passagers, les prières de son second et de ses matelots, l'appellent dans la chaloupe: il veut parcourir encore de l'arrière à l'avant le bâtiment qu'il n'a pu arracher à l'incendie, et qu'il va abandonner à la fureur des flammes. Il jette avec douleur, et sans proférer un mot, un dernier regard sur cette mâture, sur ces voiles qui vont devenir la proie du fléau. Une explosion se fait entendre: un cri de terreur s'échappe des embarcations, et les flammes mugissantes qui s'élancent des panneaux, serpentent dans les voiles qu'elles consument en s'élevant comme dans les capricieux contours d'un feu d'artifice. A travers l'incendie, et au milieu des nuages de fumée qui enveloppent cette masse flottante, le capitaine paraît encore, et il est reçu dans la chaloupe amarrée le long du bord embrasé. Les embarcations s'éloignent, la mâture et la voilure enflammées tombent, et le navire s'abîme comme un vaste brasier dans le sein des mers, qu'il fait bouillonner en s'engloutissant pour jamais dans son immense tombeau.

C'est en vain qu'au bout de quelques heures, les naufragés ont crié avec délire: La terre! la terre! devant nous. Le capitaine détourne à peine ses yeux du point où il a vu disparaître son bâtiment. La terre, c'est la vie pour les passagers, mais sa vie à lui, c'est son beau trois-mâts le Kent, dont le nom depuis dix ans avait été toujours lié au sien, comme les noms de deux amis que le ciel semblait avoir faits pour ne jamais su quitter!


DEUXIÈME PARTIE.

Combats en Mer.


I.

Combat du côtre le Printemps

ET DE DOUZE PÉNICHES ANGLAISES.

J'étais sur un côtre de l'État, de 14 petits canons. C'était en temps de guerre. Nous escortions vers Brest, avec deux canonnières, un convoi de caboteurs disséminés çà et là, et se cachant dans les cailloux et presque sous les roches, de peur des croiseurs anglais, vautours insatiables, fondant impitoyablement sur tout ce qu'ils apercevaient au milieu de ces mers, devenues leur domaine.

Le soir, un soir d'hiver, se faisait avec ce calme houleux qui a presque l'air d'une tempête. Nous avions rallié, avant la nuit, tout notre petit convoi, pour l'envoyer mouiller ou plutôt coucher au Conquet, sous les batteries de la côte. On aurait dit, en voyant notre côtre le Printemps rassembler les navires confiés à sa garde, d'une poule qui cherche à réunir sous son aile maternelle tous ses poussins épars.

A six heures du soir notre convoi était ancré paisiblement à terre de nous, les deux canonnières embossées entre le côtre et nos caboteurs. Comme chef de ce troupeau de navires, nous avions pris la tête de la ligne: le commandant des convoyeurs du Nord avait placé son pavillon à notre bord.

Après le souper de l'équipage, le maître descendit dans la chambre, le chapeau bas et le sifflet au côté:

—Capitaine, dit-il, fera-t-on les filets d'abordage, ce soir?

—Oui, répond le capitaine. Quoique la division anglaise soit loin, il est bon de prendre nos précautions....

—Pourquoi faire vos filets, capitaine? ajoute le commandant du convoi. Cette nuit, nous appareillerons à la marée, et ce serait donner à l'équipage la peine de les amener.

—Cela ne fait rien, commandant; ce sera un petit travail de plus, mais nous dormirons plus tranquilles.... Oui, maître, faites faire les filets.

Cet ordre prudent nous sauva.

Une fois les filets d'abordage dressés au-dessus des bastingages, la bordée de quart se mit à se promener sur le pont du côtre, comme des oiseaux dans une volière; car c'était bien une véritable volière que ce petit bâtiment entouré de ces hauts filets, qui ne ressemblaient pas mal à un grillage de fil de laiton. Il faisait froid, nous étions au mois de décembre, et les pieds des gens de quart frappaient régulièrement de leurs pas sonores le pont qui recouvrait les hamacs des hommes endormis jusqu'à minuit. La mer était calme et l'air si tranquille, qu'on entendait du bord la voix solitaire des factionnaires de la batterie du Conquet, crier à chaque heure: Sentinelles, prenez garde à vous! Mais l'obscurité était telle, que nos hommes avaient peine à se reconnaître à la figure, à deux pas de distance les uns des autres.

Minuit approchait: minuit! heure si désirée par ceux qui doivent réveiller la bordée de quart!... C'est, dit-on, à terre, l'heure des amants: à bord, c'est aussi celle du bonheur pour ceux qui ont pris le quart avec une nuit qui semble ne vouloir jamais finir.

Un commis aux vivres, un de ces hommes qui à bord font le quart de M. l'abbé, comme disent les matelots, s'avise de quitter sa fumeuse cambuse pour monter sur le pont, en amateur. C'était la Providence qui, sans qu'il s'en doutât, le pauvre homme, le conduisait là, pour nous, pour l'honneur du pavillon et le salut du convoi.

Le cambusier, en humant l'air libre et frais qu'il est venu chercher, s'amuse à porter les yeux, qu'il se frotte encore du dos de la main, autour de lui: il ne voit d'abord rien, mais il lui semble entendre au large un léger bruit de rames, qui fendent la mer avec précaution, avec mystère, avec une sournoise intention; il court devant. Il demande aux hommes de bossoir s'ils n'entendent rien, s'ils ne croient pas apercevoir quelque chose... là... plus loin encore... là enfin?... Les hommes de bossoir se courbent, abaissent le sourcil, étendent leurs regards rôdeurs sur la mer unie, qui se confond avec les ténèbres.... Ils ne voient rien.... Silence! crient-ils aux gens qui se promènent.... Les gens s'arrêtent; ils se taisent, retiennent leur haleine.... Tout le monde écoute, prête l'oreille, ouvre bien encore les yeux.... On n'entend rien!... Le pilotin passe devant en bâillant, et va frapper huit coups à la cloche: c'est la fin de la longue veillée, c'est minuit! Réveille au quart! commande l'officier; réveille au quart! répète le maître. En haut, les babordais! disent les tribordais.... Non! non! s'écrie comme un inspiré notre cambusier, que nous avons oublié, et qui s'est tenu collé au bossoir. Non! non! tout le monde sur le pont! aux armes! aux armes! voilà les péniches!

On n'a pas le temps de s'armer: les péniches anglaises, arrêtées à une petite distance du bord, pour profiter du moment de confusion du changement de quart donnent un dernier coup d'aviron; un effroyable hourra est poussé: les péniches volent; elles sont le long du bord. On saute aux pièces, on demande des fusils, des haches, des mèches allumées. Les hommes couchés s'élancent sur le pont. On se heurte, on crie, on met enfin le feu aux pièces: les premiers armés font feu par les sabords. Les Anglais grimpent dans les filets, le pistolet au poing; ils tirent: on leur lance des coups de pique, ils tombent; quelques-uns se jettent à bord par un trou qu'ils ont fait en coupant les filets du travers. Les coups de sabre voltigent; on se hache sur le pont, sans savoir sur qui l'on frappe. Une des canonnières mouillées à terre du côtre se halle à pic sur son câble, et son capitaine hèle au porte-voix: Oh! du Printemps, ne tirez plus du côté de babord, vous allez nous couler! et puis cette canonnière, dépassant le côtre de toute sa longueur, envoie une bordée terrible aux péniches, qui se hallent en désordre sous notre beau pré. A la lueur du feu de la canonnière, nous avons vu les Anglais perchés sur leurs bancs!... On se bat encore sur le pont du côtre; mais dans l'intervalle des coups de feu, on entend le bruit des avirons qui tombent régulièrement sur l'eau, qu'ils fendent à coups pressés: ce sont les Anglais qui s'en vont. Le capitaine crie tant qu'il peut: «Ne frappez plus! ne frappez plus! allumez les fanaux!» Il était temps. Les hommes du côtre se massacraient entre eux, croyant abattre des ennemis. En allant chercher du feu à la cuisine et à l'habitacle pour les fanaux, nous autres petits pilotins, nous tombons sur des cadavres qui nous barrent le chemin. On se relève, les mains gluantes de sang; enfin, les fanaux viennent. On relève dix à douze blessés, cinq à six morts. Trois Anglais hachés sont reconnus: ils portent au bras une bande de drap blanc, qui devait leur servir de reconnaissance pendant la mêlée. On les panse, on les interroge. L'un d'eux, qui, malgré ses onze blessures, peut encore parler, nous apprend que douze péniches nous ont abordés, et que sans nos filets nous eussions été enlevés en quelques minutes! Notre capitaine, pris corps à corps par ce dernier assaillant, lui avait traversé la poitrine d'un coup de pistolet à bout portant, cependant parlait encore.

La plus complète tranquillité succéda à cette attaque de nuit. Les commandants des forts et des canonnières se rendent à notre bord: on se félicite, on s'embrasse sur ce pont encore tout ensanglanté. Le lendemain au matin, l'ordre d'appareiller est donné, et le jour enfin se fait.

Nous l'attendions bien impatiemment ce jour, pour contempler avec curiosité le théâtre de notre combat nocturne. Le côtre se trouva noblement environné, au lever de l'aurore, de débris d'embarcations, de chapeaux de marins, percés de biscaïens, d'avirons brisés, éparpillés çà et là sur les flots, où l'on croyait apercevoir de larges taches rouges.... Nous appareillâmes avec notre convoi, que nous conduisions tout glorieux, un large pavillon tricolore à notre pie. En doublant la pointe Saint-Mathieu, une longue et noire frégate anglaise, détachée de la division qui croisait au large, parvint, en louvoyant à toc de voiles, à s'approcher de nous. Notre petit branle-bas de combat était fait à bord, protégés que nous étions sous les hautes batteries de terre. La frégate nous rallia à demi-portée de canon, mais sans nous envoyer un seul boulet. Elle semblait, avec inquiétude, chercher à voir si nous avions pris quelques-unes des péniches: plusieurs d'entre elles avaient sans doute manqué au rendez-vous. La frégate parut ne pas vouloir se venger de notre succès, car elle était bien près, bien terrible, et elle ne répondit pourtant pas aux batteries de la pointe Saint-Mathieu, qui déjà faisaient gronder leurs lourdes pièces de 36. En virant de bord, pour s'éloigner, elle nous laissa lire distinctement à la longue vue, sur son vaste arrière, ce nom écrit en lettres blanches: Cornélie.

Le soir, nous avions déjà débarqué tous nos blessés à l'hôpital de la marine de Brest. Le lendemain, nos morts furent ensevelis dans notre grand pavillon, et enterrés avec pompe dans le cimetière de la ville. Les blessés qui purent se traîner à terre, suivirent le convoi.

J'avais neuf à dix ans. A cet âge, on a tout ce qu'il faut pour recevoir les vives impressions, qui se gravent pour jamais dans une mémoire fraîche et une imagination facile à impressionner: jamais aussi je n'oublierai ces grands Anglais que je vis grimpés, comme des fantômes de nuit, dans les filets d'abordage du côtre le Printemps.


II.

Combat de nuit entre une frégate et un vaisseau.

La nuit s'est faite: elle sera noire. Les hommes en vigie, et les gabiers occupés dans le gréement, ont promené, au coucher du soleil, leurs regards attentifs sur un horizon brumeux. On n'a rien vu, et pourtant c'est au coucher ou au lever du soleil, que les voiles qui commencent à poindre sur le cercle dont le navire est le centre, peuvent être le plus facilement aperçues. Mais rien... rien, le maître de quart, à qui chaque védette envoyée sur les barres, doit faire son rapport en descendant, est venu dire à l'officier: Lieutenant, rien de nouveau à la vigie.—C'est bon, a répondu l'officier.

Le vent a fraîchi avec l'obscurité; on a pris le ris de chasse dans chaque hunier; la grande voile a été serrée; tous les gens de quart se promènent en longues files sur les passavants. Les hommes placés à chaque bossoir veillent, et à chaque coup de marteau que le pilotin va frapper sur la cloche pour annoncer l'heure, on entend la voix sourde du maître, hurler ce lugubre avertissement: Ouvre l'oeil au bossoir, et les sentinelles de l'avant de répéter: Ouvre l'oeil devant! Les yeux en effet n'auraient garde de se fermer. De temps à autre, les découvreurs officieux s'arrêtent pour regarder au loin le sommet des lames brunes qui clapottent, et qui, se dessinant en pointes au-dessus de l'horizon, semblent présenter l'apparence ou les formes d'un navire.... Mais dès que l'illusion est détruite, et dès que le spectre se dissipe en roulant avec les flots qui l'ont produit, les regardeurs reprennent le cours de leur promenade, pour se mêler à la conversation générale.

Un des hommes de bossoir cependant a appelé le contre-maître de quart: le contre-maître a tenu quelque temps ses regards inquiets sur le point que le matelot lui a indiqué. Il passe derrière; il dit un mot à l'oreille du maître assis nonchalamment sur le bout de la drôme. Le maître parle à l'officier; l'aspirant de quart posté devant passe derrière; l'officier a regardé au vent par-dessus les bastingages. On lui a dit: C'est là... là...; et bientôt on entend le chef de quart prononcer ces paroles, qui arrêtent le sang dans toutes les veines: Timonnier, allez réveiller le commandant.

Le commandant paraît: il dirige sa longue-vue de nuit sur le point qu'on lui montre. Tous les yeux suivent le mouvement de cette longue-vue au bout de laquelle toutes les destinées semblent attachées... Cachez les feux partout: branle-bas général de combat. C'est l'ordre qu'a donné le chef à l'officier de quart. A bord d'une frégate, en temps de guerre, le branle-bas est aussitôt fait, même de nuit, que l'alignement d'un régiment d'infanterie rangé sous les armes. En un clin-d'oeil, les hamacs, où dormaient, quelques secondes auparavant, deux cents hommes, sont portés dans les bastingages, les pièces sont détapées, les mèches allumées, les canonniers à leur poste de combat, les chirurgiens parés dans le faux-pont à découper les blessés qu'on leur jettera. La poudre circule dans les batteries avec les gargoussiers des petits mousses; le capitaine d'armes, avec sa troupe, parcourt le sabre en main toutes les parties du navire, pour s'assurer que tout le monde s'est rendu à son devoir.... En quelques minutes enfin l'ordre donné par le commandant de la frégate, se trouva exécuté: il n'y avait plus qu'à attendre l'événement..

Mais, avec quelle attention les hommes que leur service appelle sur le pont, cherchent à voir le navire que l'on croit avoir aperçu! Tous les yeux se tiennent attachés sur une masse noire qui semble approcher en se balançant sur les flots qui la poussent vers la frégate. La grande voile a été mise sur les cargues, le ris de précaution, pris dans les huniers, a été largué: mais le point noir avance, la masse aperçue grandit, s'étend: c'est un fort navire auquel l'ombre de la nuit semble encore donner des formes gigantesques. Il faudra bientôt en découdre, se disent tout bas les matelots. Le commandant vient de capeler son grand uniforme. Il y aura avant le jour des chapeaux à revendre à bord. Mais quel silence règne, au milieu de tant d'hommes qui vont envoyer et recevoir la mort! Le bâtiment chasseur n'est plus qu'à une portée de pistolet de la frégate: c'est un vaisseau, un vaisseau de ligne!... Savez-vous bien tout ce qu'une apparition de ce genre a d'imposant à cette petite distance, à cette heure sinistre où le péril a quelque chose de si funeste au milieu des mers qui gémissent, du vent qui semble se plaindre, au bruit surtout du porte-voix, qui retentit d'une manière si lugubre!...

Le vaisseau approche encore; on entend un terrible coup de sifflet de silence, dont le son aigu et saccadé se prolonge et va frapper les oreilles attentives de l'équipage de la frégate. Puis à ce coup de sifflet succèdent ces mois solennels hélés en anglais: Ship hoe!... C'est un Anglais, c'est un Anglais!

Le commandant de la frégate répond, et aussitôt le pavillon français flotte dans l'obscurité au haut de la corne; et dans le porte-voix de combat a retenti cet ordre si bien compris: Parez-vous à faire feu au commandement! Tous les coeurs palpitent: c'est le moment suprême.

La frégate revient au vent pour présenter le travers à l'ennemi, qui a voulu la prendre en hanche en se laissant culer. Feu tribord! La volée part à la fois à bord des deux navires, et ces deux bordées ne font qu'un seul coup de foudre: puis un silence affreux; le temps seulement de recharger les pièces; silence qui n'est interrompu que par le bruit des manoeuvres qui tombent, des blessés qui crient. Feu tribord! répète le commandant. Feu tribord! répètent les officiers; charge en double! pointe à démâter! Les coups de canon ne se font pas attendre; ils grondent sans interruption, et au fort du combat, et au sein de l'obscurité et des bouffées de fumée, on entend: Le vaisseau est là! le voilà par la hanche! le voilà! attention à pointer: feu! feu! et toujours feu.

A terre, les coups de fusil sont la base des batailles; en mer, un combat est une longue fusillade à coups de canon: là ce sont des balles, ici ce sont des boulets.

C'est en vain que la frégate, couverte de voiles, a voulu fuir: le vaisseau la gagne et la couvre de feu et de mitraille; il ne pointe plus à démâter, il pointe à couler bas. Il ne réussira peut-être que trop bien: un aspirant est monté précipitamment sur le pont; il a dit un mot à l'oreille du commandant, et le commandant, sans quitter le poste, où il semble cloué, a ordonné de garnir les pompes. Les brimbales étaient montées: les pompes jouent aussitôt; l'eau entre dans la cale par les trous des boulets reçus à la flottaison, et toujours le vaisseau anglais poursuit sa proie, en paraissant étendre sur elle, comme des ailes fatales, ses voiles encore intactes, hautes et toujours majestueusement bordées sur ses vergues immenses.

Une dernière volée va décider du sort de la frégate. Oh! que les chefs de pièce, enragés de toujours manquer cette mâture, mettent de zèle et d'âme à pointer leurs canons: cette volée sera terrible pour le vaisseau, qui présente le travers; elle sera lancée à bout portant et des gaillards et de la batterie: elle part, elle tonne enfin cette volée, dernier effort du bâtiment le plus faible et le plus maltraité. Elle a tonné, et long-temps après qu'elle est sortie comme la foudre du flanc de la frégate, les nuages épais d'une homicide fumée, cachent encore et la frégate et le vaisseau. Mais le vent dissipe enfin ce chaud nuage de salpêtre: le vaisseau a culé; un bruit effroyable se fait entendre! C'est son grand mât de hune, avec les voiles dont il est surchargé, qui, en craquant comme un édifice qui s'écroule, tombe le long de son bord entre lui et la frégate. Un cri de vive l'empereur! un cri de victoire part, avec le bruit et la rapidité de la foudre, de dessus le pont de la frégate. Elle vient de démâter l'ennemi: elle vient d'échapper à sa perte, à sa honte! c'est de la batterie, c'est des gaillards, c'est de l'avant, c'est de l'arrière, c'est de partout enfin que le coup vengeur, que le coup sauveur est parti. La frégate, délivrée, fuit, mais en se soutenant au moyen de ses pompes sur les flots qu'elle fend et que le sang qui coule de ses dallots a rougis. Elle fuit; mais en s'éloignant elle veut encore faire ses adieux à l'ennemi qui lui présente un avant tout délabré. Une volée, chargée à la hâte jusqu'à la gueule, est lancée avec rage dans les bossoirs du vaisseau: c'est la dernière! un roulement annonce à bord de la frégate, que l'action est finie et que le feu est éteint.

Oh! c'est alors que la scène qu'animait l'ardeur du combat et qu'ennoblissait l'éclat de la gloire, va changer de face! Pendant deux heures on a marché dans le sang et sur des cadavres, sans s'en apercevoir: les idées étaient plus haut. Mais après le roulement du tambour, mais après l'exaltation du carnage, les regards s'abaissent sur le pont: la lueur des fanaux laisse voir le sang sur lequel on a marché, les cadavres et les membres épars que l'on a foulés aux pieds. L'appel va se faire; chaque officier tient la liste de son escouade: on se range sur le pont, dans la batterie; les rangs sont vides: on demande, on cherche ceux qui manquent. L'officier appelle les noms: peu de voix répondent, présent. On devine le sort de ceux qu'on appelle et qui ne répondent pas! C'est avec le jour que commenceront les rapides funérailles du bord, et que les fauberts iront, sous les mains des matelots, effacer les taches épaisses du sang qui a si long-temps coulé pendant la nuit!...


III.

Chaloupe Canonnière coulée par un brick anglais.

La Canonnière 93 devait escorter, de Perros à l'Ile-de-Bas, sept à huit navires chargés de grain, et destinés à approvisionner les magasins des vivres de la marine au port de Brest.

Notre canonnière était une de ces embarcations longues et plates que Napoléon avait fait construire par milliers, pour opérer cette gigantesque descente que tant de circonstances firent manquer. Plus tard on avait cherché à utiliser les grandes chaloupes de la flottille, en leur plantant une haute mâture de brick de guerre, et en remplaçant leurs trois fortes pièces de trente-six, par une douzaine de petits canons de quatre; elles qui, étroites et longues, ne calaient que quatre à cinq pieds d'eau! Plusieurs de ces pauvres chaloupes canonnières, si fastueusement gréées, chavirèrent sous le poids de leur haute mâture et payèrent bien cruellement ainsi l'honneur d'avoir voulu s'égaler aux grands bricks de l'État.

Aussi fallait-il voir la vigilance que mettaient les officiers embarqués sur ces bateaux, si peu stables, à prévenir les moindres grains! A peine un nuage s'élevait-il un peu rapidement sur l'horizon; à peine la brise venait-elle à verdir la mer, ou à frémir dans le gréement, qu'on amenait tout à bord, de peur de faire chavirer la barque sous l'effort de la risée. On savait qu'il y allait de la vie, et c'était avec prudence que l'on jouait sur les flots cette partie dans laquelle l'existence de tout un équipage est mise si souvent en jeu.

Les vents étaient au sud-est lorsque nous appareillâmes de Perros avec notre petit convoi. Le matin on s'était assuré, en montant au sémaphore, guindé sur la partie la plus élevée de la côte, qu'il n'y avait aucun ennemi en vue. La plus parfaite tranquillité régnait au large sur les flots: la brise était ronde, la journée paraissait devoir rester belle. En un clin d'oeil nous fûmes sous voiles, laissant les Sept-Iles par notre côté de tribord, et longeant, avec nos bâtiments bien ralliés, la côte de Lannion par babord. Les rochers arides que blanchissaient de belles vagues étincelantes au soleil de mai, défilaient déjà à nos yeux, et à chaque minute les formes bizarres du rivage changeaient d'aspect et de perspective. Rien n'est plus piquant, sous un ciel serein, que de voir ainsi la terre se métamorphoser sans cesse et revêtir les couleurs et les configurations les plus diverses. C'est un vaste panorama que la mer encadre avec son mirage, ses riants fantômes, et dont le navire est le centre. Aucune illusion d'optique ne peut rendre ce spectacle, si indifférent quelquefois pour les gens qui se sont fait une habitude de naviguer au milieu des miracles de perspective et des prodiges de l'Océan.

Vers midi, le vent, qui depuis notre départ avait paru vouloir tomber, passa définitivement au Sud, en faisant défiler, sous le ciel devenu grisâtre, de gros nuages, chargés de pluie. Une brume épaisse s'étendit, comme un rideau, sur le groupe des Sept-Iles que nous laissions déjà derrière nous, et sur la côte, qui ne se montrait plus à l'horizon que comme un banc de fumée. La brise, qui nous poussait au large, nous contraignit de louvoyer, non plus pour nous rendre à l'Ile-de-Bas, mais bien pour tâcher de gagner un mouillage à terre.

Notre capitaine, brave officier, élevé dans les dangers de sa profession et accoutumé à supporter toutes les contrariétés du métier, se montra soucieux dès cet instant. Il nous ordonnait avec inquiétude de bien regarder autour du navire. Il semblait prévoir l'événement que le sort nous réservait.

Quant à nos pauvres bâtiments du convoi, ils louvoyaient aussi en ayant soin de ne pas nous perdre de vue. Ils paraissaient craindre l'approche de quelque croiseur, et rechercher par instinct notre protection contre tout événement possible; car alors les croiseurs anglais ne manquaient pas de rôder, en vrais loups, autour des faibles troupeaux de petits bâtiments que nous nous hasardions quelquefois à faire sortir de nos ports.

A dix heures on vint nous annoncer que le déjeûner était servi dans la chambre. Le capitaine ne voulut pas descendre: l'officier de quart resta sur le pont pour lui tenir compagnie et pour faire virer de bord la canonnière, chaque fois que le pilote-côtier venait conseiller d'envoyer vent-devant.

Nous étions assis depuis quelques minutes autour de la table du déjeuner, lorsque nous entendîmes sur le pont un mouvement extraordinaire. Nous montâmes tous. Ceux des navires du convoi qui se trouvaient à terre de nous, venaient de laisser arriver à plat sur la canonnière. Malgré l'épaisseur de la brume, ils avaient aperçu au vent à eux, un grand navire qui ne faisait pas partie du convoi. Nous jetons les yeux sur le point qu'ils nous indiquent. La parole nous manquait pour nous dire l'un à l'autre ce que nous venions de découvrir....

Une haute voilure de brick nous apparaît dans la brume, sous une forme aérienne. Cette voilure, avec ses contours imposants, filait avec vitesse comme un gros nuage noir que le vent aurait poussé silencieusement au-dessus des flots. Bientôt le brick, que nous ne voyions encore que par son travers, laisse porter sur le groupe des navires que nous escortions. C'est probablement le corsaire le Jean-Bart, disons-nous, qui, mouillé depuis long-temps à l'Ile-de-Bas, sera parti ce matin, pour retourner à Saint-Malo. Nous nous flattions trop; mais comment penser qu'un bâtiment ennemi osât, avec un temps pareil, approcher aussi près d'une côte aussi dangereuse! comment supposer que sur ces mers, où quelques heures auparavant nous n'avions pas vu un seul navire, un brick anglais fût parvenu aussitôt à se placer sous terre? On ordonne le branle-bas de combat à notre bord. Le capitaine passe sur l'avant, un porte-voix en main. Il crie aux bâtiments du convoi: Continuez de louvoyer, et si l'un de vous amène pour le brick en vue, je le coule à fond.

Le moyen de choisir, si c'est un bâtiment ennemi? Coulés par le brick s'ils n'amènent pas, ou coulés par notre canonnière s'ils amènent, nos navires se décident toutefois à louvoyer pour essayer de gagner la côte. Notre anxiété ne peut se peindre, nous si faibles et surpris au large par un navire qui paraît être si fort! Qu'allons-nous devenir!

Il n'était que trop fort, en effet, ce brick qui déjà nous laisse voir une batterie très-haute, au-dessus des lames qui clapottent à peine au ras de ses sabords, ouverts comme une gueule béante qui s'apprête à vomir du sang et de la flamme.

Notre malheureux capitaine sentit qu'il fallait se sacrifier pour sauver le convoi qui lui avait été confié. Il ordonna de commencer le feu et de pointer juste.

Deux ou trois grosses lames passent sous la canonnière; on attend l'embellie, le navire sera plus stable. Ce moment arrive, et nous envoyons par tribord cinq coups de canon de quatre, au brick anglais, qui paraît à peine en être effleuré. Cette agression semble le mettre à l'aise; il revient un peu au vent, en nous laissant voir à sa corne la queue d'un large pavillon rouge; puis après nous entendons éclater, au milieu d'un nuage de fumée blanche que vomit sa batterie, un lourd coup de foudre. Des cris partent de notre bord; la mitraille a sifflé à nos oreilles; elle a frappé plusieurs de nos hommes. Un mât de hune tombe: le capitaine hurle au porte-voix: Enlevez les blessés! feu tribord! Nous faisons feu; mais le fracas de l'artillerie du brick couvrait le bruit de nos petites pièces. Le combat est engagé: le brick nous approche à demi-portée de pistolet; il masque son grand hunier pour ne pas nous dépasser, et dans cette position les sifflets perçants des maîtres se font entendre: c'est le moment fatal. Une grêle de boulets et de mitraille tombe sur notre pont, balaie nos gaillards et nos passavants. Cette position n'était plus tenable; et, loin d'amener, notre capitaine nous fait entendre au contraire ce cri terrible: A l'abordage! à l'abordage!

Dans un moment de calme et d'affaissement, une petite voix vient glapir au panneau. C'est un mousse qui crie: Nous coulons! nous coulons! la calle est pleine d'eau! Les boulets de 32 du brick, pointés à la flottaison, nous avaient percés de part en part: chaque projectile avait fait deux trous par lesquels l'eau entrait dans notre calle, comme dans une citerne.

La barre de la canonnière est poussée à babord; le capitaine lui-même aide les timonniers à faire ce mouvement; avec l'aire que conserve encore le navire à moitié coulé, nous revenons au vent et nous abordons le brick qui nous présente le travers. Mais qui montera à l'abordage! Il ne reste tout au surplus que quinze à seize combattants sur notre pont, de tout un équipage de cinquante hommes: les Anglais prennent le parti de descendre à notre bord; ils tombent par groupes sur nous: notre capitaine, furieux, se précipite devant eux. Un coup de sabre lui fait voler le sommet de la tête: deux coups de feu l'étendent mort. Les briquets voltigent sur nos têtes, les coups de feu pleuvent de tous côtés. Il n'y a plus que des morts, des blessés et des Anglais sur notre canonnière, qui menace de couler avec les vainqueurs et les vaincus. Le brick s'éloigne d'elle, laissant à notre bord les deux tiers de l'équipage, qu'il nous a mitraillés, hachés et coulés.

Bientôt heureusement les embarcations du brick sont mises à la mer: elles recueillent nos blessés. On nous transporte à bord du bâtiment ennemi. Le capitaine anglais nous reçoit avec flegme, avec un peu de dédain même: ses hommes étaient occupés à fourbir les batteries des caronades qui venaient de nous foudroyer, et à enlever sur le pont les taches du sang que notre feu avait fait couler. Le navire qui venait de nous traiter ainsi se nommait le Scylla, capitaine Arthur Atchisson. Il avait vingt caronades de 32 en batterie, et cent vingt-cinq hommes d'équipage; il n'en fallait pas tant pour nous.

Le capitaine Atchisson fit appeler notre second, qui n'était que légèrement blessé: il ordonne à un grand homme sec, qui parlait français, d'adresser à cet officier les questions suivantes:

—Pourquoi avez-vous résisté avec si peu de monde et un navire si faible, au brick que vous voyez?

—Parce qu'il a plu à notre capitaine de le faire. Dites à votre commandant que je suis son prisonnier; mais que je n'ai aucun compte à lui rendre.

—Le capitaine Atchisson m'ordonne de vous demander quelle était votre intention en cherchant à l'attirer sur les roches de Kéralïès?

—Notre intention était de vous faire vous jeter sur les rochers et de nous donner le plaisir de vous voir vous noyer, en nous sauvant.

—Le capitaine me dit de vous répondre qu'il connaissait la côte tout aussi bien que vous, parce qu'il a à bord un pilote français.

—Et quel est ce pilote?

—C'est moi.

—En ce cas, dites à votre capitaine que vous êtes une lâche canaille, et que je vous méprise trop pour répondre désormais aux questions qui me seraient faites par la bouche d'un traître de votre espèce.

Le commandant anglais, devinant le sentiment que venait d'exprimer notre second, le retient par le bras et l'attire avec lui sur l'arrière, en ordonnant qu'on aille chercher le master.

Le master paraît: il s'exprimait assez bien en français. Après avoir un instant causé avec son commandant, il dit à notre second:

«Le commandant me charge, monsieur le lieutenant, de vous présenter ses excuses, et de vous assurer qu'il méprise autant que vous pouvez le faire vous-même, le pilote français à qui vous attribuez avec raison votre perte. C'est un traître dont nous nous sommes servis, mais que l'on paie et que l'on ne peut estimer. Pendant tout le temps que vous passerez à bord, il lui sera interdit de paraître sur le gaillard d'arrière; c'est l'ordre du capitaine Atchisson, qui m'invite aussi à vous demander si vous voulez lui donner la main et accepter sa table.» Nous vîmes, après ces paroles, notre second et le capitaine anglais se donner affectueusement une poignée de main.

Nous fûmes traités à bord de la Scylla avec tous les égards possibles.

Quant à notre pauvre canonnière, quelques heures après notre combat, elle coula, malgré toutes les peines que s'étaient données les Anglais pour la maintenir sur l'eau comme un trophée de leur victoire; elle coula avec nos morts sur le pont! Le navire que ces pauvres gens avaient défendu jusqu'au dernier soupir, leur servit de tombeau, et le pavillon, que personne n'avait songé à amener, disparut au bout du pic sous les flots que le sang de tant d'hommes avait rougis....

Pendant la nuit, à l'heure où les Anglais nous croyaient endormis, nous entendîmes sur le pont le bruit sourd de plusieurs voix qui semblaient réciter des prières. Et puis ensuite on faisait silence, et des objets qui paraissaient être d'un grand poids étaient lancés à la mer. C'étaient leurs morts que les Anglais jetaient ainsi par-dessus le bord, mais avec mystère, pour nous cacher le mal que nous leur avions fait dans ce combat si inégal. C'était là une de ces coquetteries de guerre, que l'on n'épargne pas même aux vaincus.

Trois jours après notre action, nous fûmes plongés, blessés, sans effets, sans secours, dans les prisons de guerre de Plymouth.


TROISIÈME PARTIE.

Aventures de Mer.


I.

Le Capitaine de négrier.

Un de mes amis d'enfance, après avoir servi comme officier dans la marine militaire, se livra en 1816 à la traite des noirs, et parvint à s'enrichir en peu de temps, au milieu des périls attachés à cette triste navigation. Revenu malade à la Martinique, à la suite d'un voyage pénible, il était à peine convalescent, qu'il se disposa à entreprendre une autre campagne à la côte d'Afrique. Son ami, qu'il revoyait après sept à huit ans de séparation, crut devoir employer, en cette circonstance, tout l'empire que lui donnait sur son esprit un ancien attachement, pour le détourner d'un projet qui, selon toutes les apparences, allait lui coûter la vie. Mais toutes ses instances furent vaines, et la dernière conversation qu'eurent ensemble les deux marins, est assez caractéristique pour pouvoir être rapportée ici au profit de ceux qui ne s'imaginent pas ce qu'une vie aventureuse peut offrir de charmes à une jeune imagination et à l'exaltation d'une âme avide et forte.

L'ami.—Pourquoi, avec une fortune acquise aux dépens de la santé, et au milieu de tant de dangers, vas-tu encore, malade comme tu l'es, chercher une mort presque certaine, tandis que tu pourrais vivre si commodément maintenant au milieu d'une famille que tu chéris, et qui n'aura pas de plus grand bonheur que celui de te revoir?

Le capitaine.—Si tu connaissais comme moi toutes les sensations que j'ai éprouvées dans le métier que je fais, tu ne m'adresserais pas une pareille question. Fatigué de végéter au milieu des habitudes uniformes de l'Europe, j'ai trouvé un autre monde, une autre nature sur la côte d'Afrique. C'est là que je me suis senti vivre le plus énergiquement; c'est là seulement que j'ai compté pour quelque chose, les arts qui nous élèvent au-dessus de l'incivilisation des sauvages. Et crois-tu que ce ne soit pas quelque chose de délicieux que de se montrer avec supériorité au milieu d'une peuplade de nègres qui tous vous regardent comme un homme d'une nature extraordinaire, qui vous admirent comme un être miraculeux? Très-souvent, dans mes rêves de gloire, je me suis imaginé que j'étais amiral, et qu'après un combat, je paraissais, enivré d'applaudissements, dans une salle de spectacle. Eh bien, dans ma fièvre de gloire, j'éprouvais mille fois moins de plaisir que lorsque j'ai parcouru, à côté du cacique des Bisagos, un marché ou une ville où trois à quatre milles noirs attachaient sur moi leurs regards avides. L'idée que j'allais choisir dans cette multitude trois ou quatre cents esclaves, me repoussait moins que la puissance que j'allais exercer sur tout ce monde ne me séduisait. Et puis cette mâle satisfaction de commander à un équipage d'hommes aventureux que j'avais conduits, à travers tant de dangers, sur des côtes où les croiseurs nous poursuivaient encore, me donnait en moi une sorte de confiance que toutes les récompenses décernées par l'Europe à une belle action, ne m'auraient pas inspirée. Va, crois-moi, c'est quelque chose de bien séduisant que de réussir à surmonter de grands périls et à faire des choses inconnues au reste du monde entier.

L'ami.—Mais enfin, avec ton bon sens et le respect que tu fus habitué à porter aux lois de l'humanité, il t'a fallu vaincre bien des obstacles et surmonter beaucoup de remords déjà, pour exercer un métier comme celui que tu fais?

Le capitaine.—Et c'est justement parce qu'il fallait braver des lois qui gênaient mon indépendance, que j'ai fait la traite; si elle avait été permise, je n'y aurais jamais songé. Aujourd'hui, je la ferais pour rien, non pas que je sois inhumain; car un nègre qui souffre me fait plus de mal que la douleur que je ressentirais moi-même; mais c'est parce que l'attrait qui m'attire vers les choses extraordinaires, est irrésistible pour moi.

L'ami.—Et ta famille, tu n'y penses donc plus?

Le capitaine.—Dans le moment où je me crois sur le point de perdre la vie, je pense à ma mère; mais je l'ai mise dans l'aisance, et ce qui me console, c'est que je lui laisserai plus de 150,000 francs.

L'ami.—Et crois-tu aujourd'hui que si tu voulais te marier, et que tu eusses des enfants auxquels tu t'attacherais, ton sort ne serait pas plus heureux que celui que tu vas chercher en prodiguant ta vie pour une fortune dont tu n'as plus besoin, ou pour des succès sans gloire ou plutôt sans excuses?

Le capitaine.—Bah! une femme, des enfants, ne m'en parle pas! cette pensée me gêne trop. Une jolie goëlette, quelques vaillants matelots, une bonne paire de pistolets et un sabre, voilà tout ce qu'il me faut. Avec cela et mille lieues de mer à parcourir, un homme comme moi est le plus heureux du monde! Voilà tout mon bagage et ma fortune. Je n'en aurai jamais d'autre, s'il plaît à Dieu.

L'ami.—Et les souffrances que tu as éprouvées à la suite de ton voyage, et les maladies que tu vas braver encore?

Le capitaine.—Quoi! les maladies de la côte d'Afrique? C'est si tôt fait: dans cinq à six heures on est expédié. Jamais je ne me suis senti fait pour mourir de la goutte. Tiens, vois-tu, depuis qu'ici je dors tranquille et sans craindre aucune alerte, je m'ennuie à la mort. Mais à mon bord, quand je m'étends tout armé sur le pont avec trois cents noirs dans ma cale, et que je pense que je serai peut-être éveillé par une révolte ou la chasse d'un croiseur, je ne puis pas te dire combien je m'estime comme homme, combien je méprise la vie d'un buraliste, par exemple, ou celle d'un épicier.

L'ami.—Tu ne comptes donc pour rien l'estime de tes semblables, la considération dont tu pourrais jouir dans le monde?

Le capitaine.—Et qui t'a dit que le roi des Bisagos ou du vieux-Calebar ne m'estimât pas? Et crois-tu que la considération des armateurs que j'enrichis, et le respect de mon équipage, ne soient pas quelque chose pour moi! Le monde est tout entier dans mon navire ou le lieu que j'aborde. Tous ceux qui me regardent comme une espèce d'écumeur de mer, m'estiment plus qu'ils ne s'estiment eux-mêmes. Je suis dix fois plus homme qu'eux tous. A terre je vaudrais autant qu'eux dans la plupart des professions qu'ils exercent; à la mer je ne voudrais d'aucun d'eux, peut-être, pour mon mousse. J'ai rencontré jusqu'ici bien de ces hommes-femmes qui me regardaient avec une sorte d'effroi ou d'étonnement, mais je n'ai vu personne qui eût l'air de m'examiner avec mépris. Tu connais d'ailleurs assez mon caractère, pour penser que tes remontrances ne pourront ébranler une résolution prise depuis si long-temps, et à laquelle cinq voyages de traite ne m'ont pas fait renoncer. Tu m'offres la perspective d'une vie tranquille dont je ne veux pas, et pour laquelle je ne suis pas fait. Tu as rempli envers moi les devoirs de l'amitié, et tu as suivi les impulsions de ton coeur en cherchant à me ramener au sein de ma famille. Je te remercie de tous tes efforts, et si, comme il est probable, nous ne nous revoyons plus, crois bien que jusqu'à mon dernier jour je me rappellerai ta conduite, qui est celle d'un vieux camarade et d'un brave garçon. Adieu! embrasse ma pauvre mère pour moi, et dis-lui qu'elle est riche aujourd'hui, et qu'elle ne me pleure pas trop, si je meurs avant elle. Adieu!... Je n'aime pas à m'attendrir, parce que cela ne conduit à rien de fort....

Après cet entretien, le capitaine négrier quitta son ami, s'embarqua sur sa goëlette, et ne revint plus. Assassiné à la côte d'Afrique par ses nègres, qui se révoltèrent, dans la rivière des Bisagos, quelques jours avant son départ, son corps fut jeté à l'eau par les esclaves furieux, qui mirent, en s'échappant, le feu au navire qui devait les jeter sur les côtes de la Havane.


II.

Les pirates de la Havane et le brick de guerre.

Pris par un pirate qui avait pillé le négrier sur lequel nous sortions des Bisagos, avec une cargaison de trois cents esclaves, je me trouvai forcé de m'abandonner au sort qui venait de m'enchaîner aux chances périlleuses que couraient les forbans auxquels nous nous étions rendus. Leur navire était un petit trois-mâts de la Havane, fin voilier, bien équipé et armé de douze carouades de 16. Ils allèrent établir, après avoir capturé et expédié notre bâtiment, leur croisière près de Sierra-Leone.

Une nuit, je me le rappellerai toujours, le capitaine ayant prévu du mauvais temps, fit prendre des ris dans les huniers, et recommanda à l'officier de quart de veiller aux grains qui s'élevaient du sud-est; mais, ne se fiant pas trop au chef du premier quart, dont l'habitude était de boire beaucoup, le capitaine s'entortilla de quelques pavillons, et s'endormit sur le pont auprès du timonnier. A chaque grain qui tombait à bord, il se réveillait, et, d'une voix tonnante, ordonnait d'arriser les huniers. Un de ces grains fut si violent, qu'après avoir grondé sur nous, il nous força d'amener les huniers sur le tenon. Mais dès que le nuage qui nous avait inondés de pluie fut passé sous le vent, un des hommes placés aux bossoirs cria: Navire! Tout le monde se leva à ce cri répété de l'avant à l'arrière: c'était un spectacle curieux et terrible que de voir ces matelots déguenillés sortir de l'entrepont, comme d'un antre de brigands, les pistolets accrochés à leur ceinture de corde, et un large poignard à la bouche ou dans la main. Jamais un branle-bas de combat ne fut aussi vite fait à bord de la frégate la mieux tenue. Tous les regards de ces hommes avides se portaient sur la partie de l'horizon où l'on avait cru apercevoir le navire. Un point noir se faisait remarquer confusément en effet sous le vent, à une assez petite distance. La nuit était sombre, le ciel couvert, et le bruissement des lames et du vent se faisait entendre seul. Le capitaine pirate, l'oeil fixé sur l'habitacle, dont il cachait la lueur avec sa capote, faisait gouverner de manière à rallier le bâtiment qu'il croyait apercevoir, se tenant toujours au vent du point où il s'imaginait le voir fuir. Bientôt un officier qui s'était placé devant, passa sur l'arrière pour avertir le capitaine qu'on n'était plus qu'à une portée de fusil du navire chassé. Soyez parés à l'abordage, dit alors le capitaine à demi-voix à tout son monde: Il faut l'enlever souplement, garçons! Et tous les forbans frémirent d'impatience, courbés presque à plat-ventre sur le gaillard d'avant, pour être plus tôt prêts à sauter à bord du bâtiment, qu'ils dévoraient déjà des yeux. Le navire, dont nous approchions à chaque minute, ne faisait aucune manoeuvre; le plus grand silence régnait à son bord: on aurait dit, à quelques embardées qu'il faisait, que tout son monde dormait, et que le vent seul, en soufflant dans ses voiles orientées au plus près, lui faisait suivre sa route. Le capitaine pirate ne se tenait pas de joie; il se frottait les mains, et recommandait à ses gens, en retenant son haleine, de faire silence; il voulait qu'on sautât à bord comme pour faire une niche à l'équipage, qu'on se proposait de massacrer. Mais, au moment où le bout du beaupré allait s'engager dans la hanche du brick, car c'était un grand brick, un cri terrible de Feu partout! se fait entendre dans un porte-voix, et tout tombe sur le pont du corsaire, au milieu d'un nuage de feu qui nous couvre tous, comme si notre navire avait disparu dans le cratère d'un volcan. La détonnation de cette volée à bout portant avait été si forte, que personne, je crois, ne l'avait entendue. Ce ne fut que quelques minutes après cette épouvantable commotion, que nos oreilles purent distinguer le bruit de la mer qui venait battre encore tranquillement notre navire démâté et percé d'une demi-douzaine de boulets. Nos yeux en vain se portaient avec effroi autour de nous; le brick avait disparu. On ne pouvait faire un pas sur le pont sans glisser dans le sang au moindre roulis, ou sans faire crier un mourant sous ses pieds. Le gaillard d'avant était jonché de cadavres. On allume des fanaux; on cherche le capitaine qui, au moment de la volée, était monté sur le bastingage; on ne le retrouve plus; on ouvre les panneaux de la cale, elle était remplie d'eau. Tous les hommes, bien portants ou non, sautent aux pompes, qu'on ne peut franchir. Nous coulons! crie un officier: embarquons-nous dans la chaloupe et les canots, sans perdre de temps; et aussitôt on frappe les caliornes sur la chaloupe pour la mettre à la mer; mais, quand les embarcations sont amenées, chacun s'y jette avec fureur: les premiers embarqués défendent leurs places contre ceux qui veulent s'en emparer, et empêcher les canots de déborder sans eux. Les poignards brillent dans les mains des pirates; le carnage recommence; et, sur le pont et le long du bord du navire qui va couler dans quelques minutes, se livre un combat affreux. La chaloupe pousse enfin du bord, chargée de ceux qui sont parvenus à massacrer les assaillants qui voulaient s'y établir après eux. Décidé à périr ou à ne me sauver que dans cette embarcation, je saisis la boîte qui renfermait un des compas de l'habitacle, et je me jette à l'eau; je nage avec mon fardeau vers la chaloupe, qui bordait deux ou trois avirons pour s'éloigner du corsaire. Un des forbans, voyant que j'élevais quelque chose au-dessus des flots, me présente la pelle d'un aviron, pour m'aider à monter à bord. Ils aperçoivent un compas, et me reconnaissent: pensant que la boussole, dont ils avaient oublié de se munir, pourrait diriger la route mieux qu'ils n'étaient capables de le faire, ils me reçoivent au milieu d'eux. Un mât de misaine et sa voile avaient été amarrés sur les bancs de l'embarcation. On s'oriente, et nous faisons route le cap à terre. J'indique l'aire de vent à suivre; et, sans vivres, sans aucun espoir de recevoir des secours sur la côte que nous aborderions, nous nous éloignons du navire, que des efforts bien entendus auraient pu long-temps encore tenir à flot. Le jour enfin vint éclairer une des scènes les plus affreuses que j'aie vues. Qu'on se figure une vingtaine de brigands entassés dans un canot de vingt-cinq pieds, les uns la figure barbouillée de sang, à moitié endormis sous les bancs, les autres essuyant le sang qui coulait des blessures qu'ils avaient reçues en poignardant leurs camarades, et les misérables parlant encore avec une féroce satisfaction de leurs exploits et de la victoire qu'ils avaient remportée! Aucun regret n'échappait de leur bouche; aucune crainte ne se lisait encore sur leurs visages effroyables. Ils parlaient presque en riant de la nécessité de se partager les membres du premier qui succomberait, si nous ne pouvions gagner la terre avant que la faim ne les tourmentât. Le ciel ne permit pas que ce festin si digne d'eux leur fût présenté. Un navire dont les voiles blanches se montraient à l'horizon, vint frapper nos yeux: cette vue me fit tressaillir de joie. Placé à la barre, mon premier mouvement fut de gouverner de manière à nous en approcher; mais je pensai payer cher ce mouvement irréfléchi. «Tu parais avoir bien envie de nous faire pendre au bout de la grande vergue de ce bâtiment, me dit un des pirates.—Il ne nous aura peut-être que trop vite, ajouta un autre. Tâchons d'avoir la terre: un banc de sable vaut mieux pour nous qu'un bout de planche où il y a un pavillon anglais ou américain.—Mais, répondis-je aussitôt, croyez-vous que si nous étions sauvés par un navire, je passerais moins que vous pour avoir fait la course?—C'est vrai, dit un pirate; il serait pendu aussi au bout d'un cartahut, comme un vrai brave. Amenons notre misaine, pour n'être pas aperçus de ce chien de navire, qui grossit à vue d'oeil.—C'est ma foi trop vrai, qu'il grossit: il n'y a qu'un moment qu'on ne lui voyait que les perroquets, et à présent on distingue ses basses-voiles. Nous sommes gobés!—Dites-donc, les enfants, reprit un autre, si ça pouvait être un ship marchand, un bon enfant de navire bien chargé, avec dix hommes d'équipage, est-ce que nous ne sauterions pas bien à bord encore en jouant de la pointe?» Et les forbans agitaient leurs poignards en signe de joie. «—Tiens, ma poudre n'est pas mouillée, à moi; j'ai deux coups de pistolet à envoyer au premier venu.—Ah! il serait bon, ce navire, s'il voulait nous recevoir comme de pauvres malheureux naufragés, et si nous sautions à bord pour prendre la place de ces parias et leur faire faire un plongeon!—C'est un brick! crie un forban: il est gros.—Tant mieux! il y en aura plus à la part. Dans un quart-d'heure il sera sur nous, ou peut-être nous serons sur lui; et en avant les fourchettes!—Oui, en avant les fourchettes! s'écrièrent-ils tous, en menaçant de leurs poignards, encore tout sanglants, le navire qui s'avançait.»

Le brick ne tarda pas à apercevoir notre frêle embarcation, qui se cachait souvent entre deux lames. Une oloffée qu'il fit m'indiqua bientôt qu'il gouvernait sur nous. Quand nous pûmes distinguer son bois, nous remarquâmes qu'il était très-allongé, et que sa mâture, séparée par un grand intervalle, pouvait être celle d'un bâtiment de guerre. Une large batterie jaune, régulièrement coupée par des sabords très-hauts, ne nous laissa bientôt plus aucun doute sur l'espèce de navire auquel nous allions avoir affaire: il fallut se résigner. Les pirates devinrent silencieux; car rien n'impose plus à ces brigands de mer que la vue d'un bâtiment très-supérieur en force. Après avoir amené ses perroquets et cargué ses basses-voiles, le brick masqua son grand hunier: cette manoeuvre se fit au bruit d'un sifflet que je crus reconnaître pour celui d'un maître d'équipage français. En nous accostant, deux hommes nous jetèrent une amarre, qu'il fallut bien prendre. On nous ordonna de monter à bord; mais tous les pirates avaient déjà jeté leurs poignards et leurs pistolets à la mer. Ils avaient eu soin même de se laver la figure, du sang dont ils étaient barbouillés, et qui avait eu le temps de sécher sur leurs vilains visages.

Le commandant du brick m'interrogea, après m'avoir entendu prononcer quelques mots de français. Je lui racontai brièvement mon aventure, en ne désignant toutefois le navire-pirate, que sous le nom de négrier espagnol. Je voulais épargner la vie de ces misérables, qui m'avaient accordé l'hospitalité en me recevant dans leur chaloupe. Ma réserve, quant à eux, fut inutile, comme on va le voir.

«Qu'est devenu le trois-mâts négrier auquel, dites-vous, appartenaient ces hommes? me demanda le lieutenant de vaisseau commandant le brick français.

—Commandant, il a coulé sous nos pieds, par suite d'une voie d'eau qui s'est déclarée subitement.

—Cette voie d'eau n'aurait-elle pas été faite par des boulets de vingt-quatre, reçus hier par le trois-mâts, à onze heures du soir, à bout portant?» A ces mots, je jetai les yeux sur les seize caronades de 24 du brick, que le commandant fixait en m'adressant cette question, et je ne doutai plus que ce ne fût le brick même qui nous avait si bien mitraillés. Je pris le parti de convenir de tout.

«Oui, commandant; je suis forcé de l'avouer, c'est vous qui nous avez coulés; jamais volée de navire n'a porté aussi bien: tout le gréement et la mâture basse, criblés par votre mitraille, sont tombés sur nous à l'instant même où votre fusillade et vos caronades de l'avant, sans doute, nous ont percés de part en part. Le navire n'a pas resté une heure sur l'eau, après cet engagement terrible. Si vous aviez voulu sauver l'équipage, cinquante hommes, peut-être, ne seraient pas revenus des cent quarante marins qu'il y avait à bord.

—Sauver ces misérables! Non: on ne peut pas les pendre comme ils le méritent; mais on les coule, on passe par-dessus et on continue sa route. Croyez-vous que je ne fusse pas depuis long-temps sur la piste de ce gueux de trois-mâts pirate? C'était Raphaël de Règle qui le commandait. Il vous a pris avec trois cents esclaves, vous qui étiez sur la Louise. Vous ne m'avez pas l'air de valoir grand'chose; mais, du moins, vous n'êtes pas un forban: allez demander à déjeûner à la cambuse.—Qu'on lui donne un hamac, et qu'il se couche. Quant à cette vingtaine de pirates, qu'on appelle le capitaine d'armes, et qu'il les mette aux fers. En arrivant au Sénégal, on leur apprendra à venir comme des imbéciles attaquer la nuit un brick de guerre, où ils croyaient ne trouver que trois hommes de quart endormis sur les cages à poules.»

Quelque temps après m'être couché dans le hamac où m'avait permis de reposer le commandant, je m'éveillai au bruit que les pas de l'équipage faisaient sur le pont en manoeuvrant. C'était le brick de guerre qui passait entre les débris du corsaire, à l'endroit même où celui-ci avait coulé. Quelques avirons, des morceaux de pavois, des planches et des bouts de mâture flottaient çà et là; mais pas un seul homme ne paraissait à la surface des vagues, qui avaient tout englouti. Les regards des gens de l'équipage se promenaient avec curiosité et avidité même autour du bord: pas une expression de pitié ne se mêlait aux observations qu'ils se faisaient à voix basse, pour interrompre le moins possible le silence de cette scène imposante. Le commandant ordonnait froidement la manoeuvre, que les officiers faisaient exécuter sans paraître attacher une grande importance aux suites terribles de l'engagement de la nuit. Une heure après avoir abandonné les parages où surnageaient les débris du trois-mâts pirate, les matelots chantonnaient des airs de bord, sur le gaillard d'avant, en se promettant d'autres combats avant d'arriver à Gorée, lieu de station du brick.


III.

La Licorne de mer.

La licorne de mer est un de ces monstres marins que l'on croirait inventés par l'imagination des navigateurs, si plusieurs faits n'étaient venus en attester l'existence. Personne ne l'a vue encore, et jusqu'ici des conjectures seules ont pu faire supposer sa forme; mais, malgré le vague des probabilités que l'on a réunies sur l'identité de ce cétacée, il est des circonstances qui, si elles ne font pas deviner sa structure, prouvent du moins la réalité de son existence, et le danger que ses attaques peuvent faire courir aux marins. Nous allons, au reste, citer ici quelques faits dont personne ne nous contestera l'authenticité.

En 1827, le navire le Robuste, de Bordeaux, fut vendu au port du Hâvre, et le constructeur qui se trouva chargé de faire le radoub dont ce navire avait besoin, remarqua avec surprise, dans un des bordages du bâtiment, un bout de corne qui avait transpercé un des bordages de l'arrière, à quelques pieds au-dessous de la flottaison.

Le Robuste est un navire qui a été construit dans l'Inde avec ce bois de tec, dont la consistance est telle, qu'il peut être rangé parmi ces ligneux que leur dureté a fait désigner sous le nom de bois de fer. Cette corne, trouvée d'une manière aussi étrange, fut examinée avec attention comme on peut le croire: sa forme était celle de l'extrémité d'une dent d'éléphant, et sa substance paraissait être la même que celle de cette matière osseuse que l'on nomme ivoire de baleine. Le capitaine du Robuste, à qui on fit part de cette découverte, n'en parut pas surpris; et il expliqua ce fait de la manière suivante: «Une nuit, dit-il, où le navire filait avec un fort beau temps sept à huit noeuds dans les parages du cap Horn, il fut réveillé par un choc si violent, qu'il crut que le bâtiment venait de se défoncer sur un récif. Monté précipitamment sur le pont, il demande aux hommes qui étaient de quart, et qu'il trouve tout interdits, ce qu'ils ont ressenti: ceux-ci répondent qu'ils ont éprouvé une secousse qui leur fait croire que le navire a touché. On saute aux pompes, on les sonde, et on ne trouve pas une goutte d'eau dans la cale; la vitesse du bâtiment même n'avait pas été interrompue, et le capitaine savait parfaitement qu'il n'y avait ni récifs ni fond dans les parages où il se trouvait. Personne ne put deviner quelle cause avait pu produire la secousse qu'on avait ressentie, et qui était venue du côté de tribord par l'arrière, c'est-à-dire dans le sens de la vitesse du navire. Si ce choc avait eu lieu sur l'avant, on aurait pu penser que la rencontre de quelques débris de mâture l'eût occasioné; mais il devenait impossible de s'expliquer comment une épave à moitié coulée eût pu heurter le bâtiment par l'arrière, alors qu'il filait sept à huit noeuds. Comme, après cet accident, le Robuste ne faisait pas plus d'eau qu'auparavant, on cessa bientôt de craindre des avaries; et quelques vieux matelots attribuèrent cette secousse à l'attaque de quelque licorne de mer, animal dont la tradition leur avait déjà donné l'idée.»

Le Robuste continua son voyage; il allait au Pérou, et il effectua cette longue campagne, et plusieurs autres ensuite, sans qu'on eût besoin de le réparer. Ce n'a été que lorsqu'il a éprouvé le besoin d'être radoubé, que le bout de corne dont nous avons parlé a été trouvé dans son bordage par le constructeur (M. Fouache), qui a conservé cette substance comme quelque chose d'extraordinaire et de probant. C'était bien, en effet, dans la partie où le choc s'était fait éprouver que le bout de corne s'est trouvé. Il était brisé au ras du bordage, de manière à faire penser que le cétacée qui l'y avait planté avec tant de violence, l'avait rompu pour se dégager de dessous la partie du navire où il s'était pris comme dans un piége.

Mais ce fait, s'il avait été observé dans une seule circonstance, pourrait laisser encore des doutes sur l'existence de ce qu'on appelle la licorne de mer. Un autre exemple, qu'un navire de notre port nous fournira, va venir ajouter un nouveau degré d'évidence à nos conjectures. Le trois-mâts l'Olinda, du Hâvre, en se rendant à Rio-Janeiro, se trouva heurté violemment près des côtes du Brésil, de la même manière que l'avait été le Robuste. Le navire, lors de cet accident, filait neuf noeuds; la secousse fut terrible, et ne causa cependant aucune avarie apparente. On observa, dans le moment de l'impulsion donnée au navire par le choc, que sa vitesse avait augmenté, pendant quelques secondes, de manière à faire sauter l'eau à bord sur l'avant. L'Olinda fit son voyage, et je crois même plusieurs autres traversées, sans faire plus d'eau qu'à l'ordinaire. Mais en réparant le navire, le constructeur même qui avait suivi le radoub du Robuste rencontra dans le bordage de l'arrière de l'Olinda, un bout de défense pareil à celui qu'il avait fait arracher, quelque temps auparavant, sous la flottaison du premier navire. Si malheureusement les cétacées qui avaient traversé le bordage de ces deux bâtiments étaient parvenus à retirer la défense qu'ils y avaient enfoncée, les navires auraient coulé quelques heures après; car jamais le jeu des pompes n'aurait suffi à jeter l'eau qui serait entrée par un trou de près de deux pouces de diamètre. Le Robuste navigue maintenant pour le Hâvre sous le nom de l'Indus, et l'Olinda fait encore dans notre port les voyages du Brésil. Les faits que nous rapportons dans cet article sont à la connaissance de tout le monde, et chacun peut les vérifier et interroger même le constructeur dont nous parlons, et qui occupe un des premiers rangs de son honorable profession.

J'ai souvent entendu dire au brave et malheureux capitaine Girette qu'un jour, après avoir dépassé les Açores, en se rendant à la Martinique sur le trois-mâts l'Activité, lui et ses officiers éprouvèrent un choc si violent dans la chambre où ils étaient à dîner, que tout ce qui se trouvait sur la table fut renversé. Dans les parages où il se trouvait alors, il n'y avait ni fond, ni rochers. La secousse était venue de l'arrière, et le navire, qui depuis a porté le nom de Manlius, n'a pas plus laissé apercevoir de dommages que le Robuste et l'Olinda; mais, pour cette fois, on n'a pas trouvé dans le bordage l'indice qui avait expliqué les chocs qu'on avait éprouvés à bord des deux premiers trois-mâts.


IV.

Naufrage sur la côte de Plouguerneau.

—Vois-tu, Jobic, ce grand navire qui dérive avec le courant et le vent, sur la côte? Ne semble-t-il pas que ce soit la Providence qui nous l'amène? Ce trois-mâts va bientôt se perdre, s'il plaît à Dieu! Il a venté dur cette nuit, et nous aurons des débris à ramasser avant peu.

—Écoute donc, Bihan, si nous allions avec notre bateau à bord de ce bâtiment égaré, pour le piloter en dedans des basses! C'est que je connais un bon mouillage, oui, à terre du grand banc qui brise là au large. Peut-être nous donneraient-ils quelque chose de bon à bord de ce navire, pour leur avoir sauvé la vie.

—Ah oui! tais-toi donc! Il y a deux semaines que j'ai voulu faire ça dans mon petit bateau, pour un brick anglais qui s'était affalé sous Pontusval. J'étais tranquillement à pêcher du lieu au large avec ma femme et sa cousine. Le poisson ne mordait pas, et j'avais dit pourtant cinq bons pater et autant d'ave, avant de jeter ma ligne à l'eau. Je n'étais pas content, non, et il aurait fallu s'approcher bien près de ma figure, pour me voir rire, je t'assure. Mais voilà que tout-à-coup j'aperçois, en levant ma tête, un navire qui barbotait dans les lames, et qui s'en venait au plein. Tu sens bien qu'aussitôt me voilà à rentrer mes lignes, à lever mon grapin et à courir sur le bâtiment à toc de voiles. Quand je montai à bord, les voilà tous à m'embrasser, en anglais, je crois, car ils ne m'avaient pas l'air de parler français. Le capitaine savait qu'il allait se perdre.... Par signes, je finis par lui faire entendre la manoeuvre qu'il fallait faire pour se parer de la côte, et me voilà à remettre le bâtiment en bonne route.... Combien penses-tu qu'ils m'aient donné pour mon lamanage, et pour les avoir sauvés de la mort, ces mauvais hommes-là[2]?

—C'étaient des Anglais, dis-tu?

—Oui, des Anglais, car ils avaient des figures bien rouges, et ils parlaient de la gorge.

—Ils t'ont donné.... Vous étiez à trois dans ton petit bateau, à ce que tu m'as dit, n'est-ce pas?

—Oui, à trois, moi un, ma femme deux, et sa cousine trois.

—Ils t'auront donné.... Combien de temps as-tu passé à bord?

—J'ai passé une demi-heure, une heure peut-être, ou deux ou trois heures, tout au plus. Mais dis-moi donc combien tu crois qu'ils m'ont donné?

—Vingt, vingt-cinq, trente écus, peut-être, que je pense, selon mon idée!

—Allons donc! Une ou deux livres de viande salée, mon ami, et une bouteille ou deux d'eau-de-vie qui avait bon goût, mais qui ne se sentait pas passer au gosier.

—Deux livres de viande et deux bouteilles d'eau-de-vie! Pas davantage?

—Pas davantage! Après cela, sauvez donc la vie à des hommes!

—Et ils ne t'ont pas seulement donné un peu d'argent?

—Pas ce qui te ferait mal à l'oeil en argent. Seulement, le capitaine m'a mis dans la main trois petites pièces en or, mais si petites, si petites, que je n'y pensais seulement plus en te parlant.

—En ce cas, il ne faut pas sauver ce gros bâtiment qui dérive sur la côte en grand. On a meilleur profit à ramasser les hommes une fois morts sur le bord de la grève, qu'à leur sauver la vie en risquant de se noyer. Deux livres de viande! est-il possible!

—Oui, deux livres de viande salée encore.

—Deux bouteilles d'eau-de-vie qui ne rabotait pas le gosier!

—Oui, deux bouteilles d'eau-de-vie toute douce comme du ratafia des quatre-fruits[3].

—Et trois petites pièces d'or qui valaient peut-être trente écus!

—Pas plus?

—Les coquins! Il faut les laisser se noyer, parce qu'après, vois-tu bien, on a les débris du bâtiment et de la cargaison; au lieu qu'en sauvant le bâtiment, on n'a rien, et on le voit s'éloigner au large en se moquant de nous.... Oh! comme le vent souffle! Entends-tu comme la tempête hurle, et comme la mer crie.... C'est la sainte Vierge Marie, mère de Dieu, qui fait ce coup de temps tout justement pour nous.»

Le bâtiment qu'avaient aperçu nos deux pêcheurs de Plouguerneau, luttait en effet contre la tempête, et luttait sans espoir de salut. Chacune des voiles qu'il présentait à la violence du vent pour essayer de s'élever de la côte, était enlevée en mille pièces par la bourrasque furieuse. Poussé par la masse énorme des lames qui le heurtent en travers, il dérive en roulant vers le rivage semé d'écueils et blanchi par l'écume des vagues, qui mugissent sur le sable soulevé. Il mouille ses ancres sur le fond, qu'elles labourent en cédant à l'effort des câbles.... Efforts inutiles; le bâtiment va périr: son équipage nombreux se presse sur le pont, monte dans les cordages, au haut des mâts, que la mer couvre déjà, que le vent plie comme de frêles peupliers sur la lisière d'une forêt. Les malheureux naufragés lèvent les mains au ciel, confondent leurs cris de terreur ou de désespoir.... A terre, c'est un autre spectacle: de barbares paysans, la joie dans les yeux, l'espoir dans tous les gestes, l'impatience dans tous les mouvements, attendent que la mer courroucée apporte à leurs pieds les fruits du naufrage. Pendant que les matelots du navire et les passagers les implorent comme des anges sauveurs, ils leur tendent les bras, mais pour les saisir, les attirer à eux et les dépouiller. A chaque cri de terreur que poussent les naufragés, les pêcheurs du rivage répondent par un rugissement d'allégresse.... La tempête est la plus forte, et les voeux de la cruauté sont seuls exaucés: le navire disparaît dans une rafale épouvantable, sous les montagnes d'eau qui mugissent en se roulant les unes sur les autres, comme pour submerger la terre sur laquelle elles viennent se briser avec un horrible fracas....

La rafale a passé comme un coup de foudre: une acalmie lui succède.... Quelques têtes d'hommes et de femmes se montrent au-dessus des flots palpitants; des débris surnagent. C'est sur ces débris que se porte d'abord l'avidité des paysans. Ils les halent à terre, en se jouant avec les lames furieuses auxquelles ils disputent les restes du naufrage. Puis après, c'est sur les naufragés qu'ils nagent, non pour les secourir, mais pour en faire une proie et se les partager. Aussi, voyez avec quelle curiosité ils regardent ces matelots et ces passagers tremblants, qu'ils attirent sur le rivage! Pendant que ceux-ci remercient les riverains à qui ils croient devoir la vie, les paysans ne cherchent qu'à arracher la montre qu'ils aperçoivent à la ceinture de leurs hôtes, ou la bague qui brille à leurs doigts engourdis. Les naufragés pleurent d'attendrissement; les paysans sourient d'un affreux espoir. Il y a des femmes dans les naufragés sauvés. Mais il y a des femmes aussi dans les habitants du rivage, et celles-ci sont impitoyables. L'une d'elles va jusqu'à briser avec ses dents la bague qu'elle n'a pu ôter au doigt gonflé de la femme du malheureux capitaine, étendu mort sur la grève qui regorge déjà de cadavres.

Le temps cependant s'apaise. Les hommes et les femmes échappés à la tempête, restent pendant la nuit à demi nus, sur la plage inhospitalière où la cupidité les a accueillis avec tant d'inhumanité. Des feux allumés par les paysans, pour éclairer les travaux du sauvetage, servent à réchauffer les membres glacés des naufragés. Les cris de joie des pêcheurs de Plouguerneau se mêlent aux lamentations de leurs victimes, toutes les fois qu'ils parviennent à tirer à sec une épave du navire, ou une caisse de marchandises que leur apporte la mer moins agitée. Le jour se fait bientôt: le temps est devenu moins menaçant; le ciel, qui quelques heures auparavant vomissait la tempête et la foudre, a repris sa sérénité, et il semblerait sourire à la nature, si les débris d'un navire et les cadavres de quelques naufragés n'étaient pas là pour attester les malheurs de la veille et le délire récent des éléments.

Avec le jour, un bâtiment de guerre rôdant sur la côte, est venu mouiller sur le lieu de l'événement, pour s'opposer à la fureur trop connue des habitants de la côte après tous les naufrages. Les postes voisins de douane accourent aussi. Chaque matelot de l'État, chaque préposé des douanes, dispute aux habitants du rivage la proie qu'ils veulent arracher à la mort même. L'ordre se rétablit: l'humanité veille à côté de la cupidité; la générosité succède à la violence et à l'endurcissement. Mais les paysans, repoussés dans leurs cahuttes, s'assemblent pour concerter pendant la nuit une attaque contre la force armée, et pour tâcher encore de ravir aux hommes de l'État, les lambeaux du navire et de la cargaison que protégent l'honneur et la force.

Il y a quarante-cinq ans à peu près que ce triste événement se passa sur la côte de Plouguerneau. Depuis ce temps, toute une révolution a passé sur les moeurs des habitants de ces sauvages contrées, et ces moeurs se sont adoucies à la lueur des lumières qui ont pénétré jusque dans les cantons les plus ignorés. Aujourd'hui peut-être, on ne prodigue pas encore aux naufragés, sur cette côte aride, les soins que réclame le malheur; mais du moins on ne dépouille plus de leurs humides vêtements, les infortunés que la mer furieuse jette à moitié morts sur ces plages d'airain. Oh! que la civilisation est belle, même quand elle n'inspire pas toutes les vertus! C'est elle qui émousse la férocité de la barbarie, et qui finit par neutraliser jusqu'à la plus stupide cruauté.


QUATRIÈME PARTIE.

Moeurs des Gens de Mer.


I.

La Prière des Forbans.

Un capitaine français, de mes amis, fut pris, à peu de distance des Iles du Cap-Vert, par un pirate qui croisait dans ces parages. Le navire capturé n'offrit aux corsaires qui en visitaient la cale, que quelques marchandises avariées par la grande quantité d'eau que faisait depuis long-temps le bâtiment. L'équipage, poussé et enfermé dans la chambre, avait averti en vain les forbans que s'ils ne pompaient pas activement, le navire finirait par couler bas sous leurs pieds. Ceux-ci, plus occupés à transporter à bord de leur brick-goëlette ce qui leur convenait dans la cargaison, qu'à franchir les pompes, ne tinrent aucun compte de l'avis de l'équipage; et ce ne fut que vers la nuit qu'ils s'aperçurent que leur prise était remplie à moitié de l'eau qu'on avait négligé de pomper. Force fut alors pour eux de lâcher leur proie. Le capitaine français et ses matelots, une fois débarrassés de la présence des corsaires, sautèrent aux pompes, qu'ils ne quittèrent pas de la nuit; mais ils ne purent parvenir à les franchir; et, vers le jour, ils résolurent d'abandonner le bâtiment et de se sauver dans les embarcations. Toutes les dispositions convenables furent faites pour exécuter cette résolution. Deux canots approvisionnés de tout ce qui était indispensable s'éloignèrent à force de rames du bâtiment, qu'ils abandonnaient à moitié sombré; mais à peine avaient-ils fait quelque peu de route, qu'ils aperçurent avec le jour naissant le navire-pirate, que le calme plat de la nuit avait empêché de s'éloigner. Aussitôt que celui-ci eut connaissance des deux canots, il leur envoya un coup de caronade pour les contraindre à venir à lui. Les embarcations, forcées d'obéir à un ordre aussi irrésistible, abordèrent le corsaire. Le capitaine qui le commandait était un Espagnol. En peu de mots, il fit comprendre au capitaine français qu'après l'avoir pillé, il n'entendait pas l'exposer a être noyé, et qu'il lui accordait asile à bord de son corsaire, à condition que lui et son équipage s'emploieraient du mieux possible jusqu'à ce qu'on pût les mettre sur le premier navire qu'on rencontrerait; et, pour commencer à les rendre utiles, on fit prendre la barre au capitaine français, et on ordonna aux matelots de laver le pont du navire, pendant que les gens de l'équipage du corsaire s'occupaient à d'autres travaux.

Quelques jours se passèrent sans événements. On faisait route vers le cap Sainte-Marie: pendant que les pirates s'enivraient de l'eau-de-vie qu'ils avaient trouvée à bord de leur prise, ils donnaient la barre à un des matelots français, et un officier aussi peu attentif que les autres à la manoeuvre fumait gravement en regardant de temps en temps le compas sur lequel on gouvernait en route. Une nuit, pendant que l'on relevait le quart qui avait veillé jusqu'à minuit, on aperçut le feu d'un navire. Le capitaine forban fut réveillé: on tint conseil; il fut décidé qu'on prendrait chasse par prudence jusqu'à ce que le jour permît d'observer le navire en vue. On crut remarquer bientôt que le feu que l'on avait relevé restait à la même distance, quoique le corsaire fît route pour s'en éloigner, et cela fit supposer que le bâtiment qui le portait avait vu la goëlette, et qu'il la chassait.

Les pirates passent aisément de la témérité à la peur: ils ont trop de conscience du sort qui les attend pour ne pas s'exagérer quelquefois l'imminence des dangers qu'ils entrevoient, et ils conservent difficilement leur sang-froid dans les circonstances où d'autres marins ne perdraient pas leur calme ordinaire. Le jour se fit, et ses premiers rayons laissèrent bientôt à nos corsaires le loisir de reconnaître le navire en vue: c'était un brick de guerre, que l'on supposa appartenir à la station française du Sénégal. Il marchait bien; et quoique la brise fût devenue forte, il était couvert de toile. Le corsaire ne tarda pas à faire aussi de la voile et à orienter au plus près, allure favorable pour une goëlette. La mer devenant grosse, et le navire, filant sept à huit noeuds de bout à la lame, passait dans chacune des vagues qui le couvraient de l'avant à l'arrière. Le bâton de foc allait être rompu dans les coups du plus violent tangage. Le capitaine ordonna de rentrer le grand foc; deux matelots sautèrent à l'instant sur le beaupré, mais à peine amenait-on la voile, qu'un des bouts de l'écoute enleva en fouettant avec force, un de ces hommes, qui fut jeté à trois ou quatre brasses du bord: il élevait son bras droit sur les flots pour faire signe qu'on le sauvât: on lui jeta plusieurs bouts de planche; mais il fut impossible de songer à le secourir autrement; il disparut dans une lame en jettant un cri qui fut entendu de tout l'équipage. La mort soudaine de cet homme, dans une circonstance si critique, parut produire sur le capitaine espagnol, monté sur le dôme de la chambre, une impression des plus vives: «Amigos!» s'écria-t-il, «ne somos perros; roguemos por el alma del pobre Simfroniano! (Amis, nous ne sommes pas des chiens; prions pour l'âme du pauvre Simphronien). Aussitôt tous les pirates imitèrent le geste de leur capitaine, mirent leur bonnet rouge à la main, et psalmodièrent une prière rapide en tournant les yeux sur la vague qui venait d'engloutir leur camarade. «Jamais, m'a dit le capitaine français, il n'éprouva une impression semblable à celle que lui causa la vue de tous ces pirates armés de poignards, couverts presque de sang, et prenant l'attitude respectueuse et expressive de gens livrés à la prière....» Le brick français approchait cependant: déjà on distinguait sur son avant une partie de son équipage qui se disposait à combattre. Arrivé à une portée de fusil, dans l'embellie d'une lame, il fit feu de deux caronades, dont la mitraille perça les voiles du corsaire, qui se disposait à riposter tant bien que mal. La fusillade commença: plusieurs hommes furent atteints, et le capitaine espagnol, frappé à mort sur son bastingage, avait déjà crié d'amener, lorsque le petit mât de hune du brick, trop forcé par les voiles qu'il portait, se rompit et laissa le corsaire fuir sous sa volée. Au craquement que fit entendre le mât en tombant, la joie la plus vive éclata parmi les pirates, qui tous se mirent à pousser un houra et à s'agenouiller, le bonnet à la main, en signe d'actions de grâces. Le soir on ne voyait plus le brick, qui travaillait à réparer ses avaries. Dans le moment de sécurité qui succéda à cette journée d'agitation, tous les pirates, recueillis dans leur joie, attribuèrent le bonheur qu'ils avaient eu d'échapper au brick croiseur, à la ferveur de leur prière. Pendant toute la nuit, ils s'enivrèrent en réjouissance de l'efficacité de leur acte de contrition.

Un bâtiment marchand fut aperçu par le pirate deux jours après la chasse qu'il avait reçue du brick français, que l'on a su depuis être le Cuirassier. Le corsaire pilla le navire qu'il venait de rencontrer, et mit à bord de la prise, qu'il renvoya, le capitaine français et son équipage, qui furent débarqués à Gorée. «Jamais, m'a répété plusieurs fois ce capitaine, en me rappelant sa captivité à bord du corsaire, je n'oublierai la prière des forbans.»


II.

Le voeu de deux Matelots.

L'incrédulité afflige quelquefois chez les gens instruits; chez les hommes grossiers, elle effraie. Les uns, à défaut de croyance et de religion, peuvent avoir des principes, et la morale publique se trouve au moins rassurée de ce côté; mais chez les autres, toutes les passions s'élancent sans frein, et leur brutalité, qui ne cherche que l'occasion de s'assouvir, en rencontre malheureusement la facilité.

On parle beaucoup de la superstition des matelots et de ces voeux puérils que la peur leur arrache souvent dans les moments de danger. Mais on aurait tort de croire, sur les rapports qui ont accrédité l'opinion de la faiblesse que les marins montrent quelquefois en présence du péril, que le plus grand nombre d'entre eux sont portés à faire des voeux au moindre événement qui menace leur vie. Presque tous, au contraire, rejettent au milieu des dangers toute espèce d'acte timide qui aurait pour objet d'appeler sur eux le secours de la Providence. Un mot plaisant, une saillie impie, une bravade gaie, s'échappe quelquefois de la bouche du matelot qui ne voit devant lui qu'une mort certaine, et qui la brave avec ironie, comme s'il ne s'agissait que de se donner une volée de coups de poing avec elle, ou de la déconcerter par une fanfaronnade.

En 1826, un navire que je commandais se trouva assailli, un jour après son départ de la Martinique, par le terrible ouragan qui renversa la Basse-Terre. Sur vingt-un hommes dont se composait l'équipage, quatorze languissaient dans leurs cabanes, attaqués par la fièvre jaune, qui, cette année, avait désolé les Antilles. Ce fut avec une peine extrême qu'avant la tempête, nous pûmes réussir à serrer, tant bien que mal, les voiles dont nous voulions nous débarrasser. Quand le vent, devenant très-fort, ne nous eut plus laissé de doutes sur les dangers qui nous menaçaient, une circonstance vint encore ajouter à notre embarras: le grand foc, serré sur son bâton, se déferla; et, par l'effet du vent qui fit courir ses bagues sur la draie, il se trouva hissé; la toile était neuve et forte, et elle battait avec une violence telle, qu'à chaque instant le bâton de foc paraissait vouloir casser avec la tête du mât de hune, sur laquelle la draie faisait effort. Ce fut en vain, comme on le pense bien, que nous essayâmes à haler bas cette voile, dont l'effet était d'autant plus dangereux qu'elle faisait arriver le navire, que nous voulions tenir en cape sous son foc d'artimon, le grand hunier ayant été enlevé. J'espérais que le grand foc aurait le même sort; mais, par une fatalité qu'ont éprouvée tous les marins, ce qui devait venir n'arrivait pas; la maudite voile résistait.

Un des matelots, nommé Lachaussée, m'ayant entendu exprimer vivement le désir que j'avais que l'amure du foc partît, me proposa d'aller la couper et donner un coup de couteau dans la laize du point. Il y allait de sa vie; je lui dis d'attendre encore: «Non parbleu pas! me dit-il; je sais bien que je ne serai pas pendu cette fois-ci, pour vous désobéir.» Et voilà mon homme, petit, résolu et leste, parti sur l'avant. Un mulâtre de Caïenne, nommé Franconi, le matelot de celui-ci, veut le suivre: «Allons, lui dit Lachaussée, allons essayer à boire un coup ensemble sans trinquer!» Ce furent les derniers mots que j'entendis; la force du vent m'empêcha de savoir ce qu'ils y ajoutèrent. Je les vis se serrer la main, s'embrasser, et se cramponner comme des chats, sur le bâton de foc, qui allait se rompre. Trois minutes après, l'amure était coupée, la voile défoncée, mes hommes rentrés à bord, et le bout-dehors de beaupré brisé avec le petit mât de hune. Le navire, revenant alors au vent, se tint en cape. L'ouragan, qui engloutit tant de bâtiments dans cinq à six heures, s'apaisa vers le soir; et le lendemain je rentrai à la Pointe-à-Pître, pour réparer mes avaries, au milieu des débris dont les flots étaient couverts.

Rien ne s'oublie plus vite que les dangers éprouvés à la mer. Quelques heures suffirent pour nous remettre de nos fatigues. Les malades furent conduits mourants à l'hôpital. Le surlendemain de notre arrivée, Lachaussée et Franconi me parurent, en me parlant, avoir une contenance timide: je devinai qu'ils avaient quelque chose à me demander; car il n'est pas difficile de voir sur la figure d'un matelot quand il a quelque chose à solliciter de son chef. La moindre inquiétude lui ôte son air franc et ses manières libres. Je voulus voir venir mes deux champions. L'un d'eux tire enfin son bonnet rouge, s'approche de côté de moi, et me demande deux gourdes à compte sur ses gages. «Que feras-tu de ces dix francs? lui dis-je; as-tu besoin de souliers, de tabac, de chemises, d'un pantalon?—Non, me répondit-il; j'ai de tout cela; mais, voyez-vous, capitaine, je vous demande deux gourdes pour acheter une poule et quatre bouteilles de vin.—Et à propos de quoi une poule?—Ah! voyez-vous, c'est que dans l'ouragan, quand j'ai sauté avec Franconi sur le bout-dehors de beaupré, nous avons fait un voeu.—Et quel voeu, encore?—Le voeu de manger une poule à la première terre!...» Le soir, en effet, la poule fut cuite et mangée par eux, mais par eux seuls. Jamais voeu ne fut plus religieusement rempli.

Curieux de savoir quelle idée Lachaussée, surtout, attachait à son ex voto, je lui demandai, quelques jours après que la poule avait été digérée, s'il avait cru faire quelque chose d'agréable à Dieu, en lui promettant le sacrifice de dix francs. «Mais, d'abord, j'ai pensé à m'être agréable à moi, me dit-il.—Tu ne crois donc à rien, lui demandai-je encore?—Pardon, capitaine; je crois à mon ventre, quand j'ai envie de manger un poulet.»

Dans une autre circonstance, où le même matelot entendait dire à l'un de ses camarades: «Dieu veuille que le temps change!» je l'entendis répondre avec ironie à celui-ci: «Crois-tu que, s'il y avait un Dieu, il y aurait des matelots?» Deux heures après, un coup de mer enlève mon homme, qui revient à bord en se cramponnant à un bout de drisse qu'il saisit sur les porte-haubans. A peine se vit-il sauvé qu'il s'écria, tout couvert d'eau: «Parlez-moi de cela! je n'aurai pas besoin de me mouiller le bout des doigts pour me tuer les puces». Il y avait dans ce matelot de l'incrédulité pour tout un équipage, et on en trouve comme lui à bord de tous les navires.


III.

L'Aspirant de Marine.

Une embarcation s'expédie du bord pour le service. Les canotiers rangés sur leurs avirons, et le patron assis près de son gouvernail, attendent l'aspirant, qui prend les ordres de l'officier de garde. L'aspirant descend dans le canot; les avirons tombent; le brigadier, posté devant, pousse au large avec sa gaffe; on rame vers terre. Pendant le trajet, l'aspirant, assis sur le banc de tribord, n'adresse au patron, placé près de lui, que quelques mots de commandement; mais il n'entame aucune conversation. Les personnes peu familiarisées avec les habitudes du service, seraient étonnées de voir, dans un marin si jeune, et quelquefois échappé à peine à l'enfance, autant de gravité et de sévérité; mais cette attitude calme, cette raideur de caractère, étaient déjà des qualités acquises à l'enfant dont on veut faire un homme de mer. C'est le premier effet de la rigoureuse éducation qu'il a reçue parmi les hommes de sa profession. Avec l'âge, il deviendra imperturbable. Les dangers au milieu desquels il va vivre, ne feront que développer son courage et exercer son sang-froid, la plus précieuse des qualités de l'homme de mer.

L'embarcation arrive à terre. L'aspirant donne ses ordres au patron, tandis qu'il va lui-même remplir sa corvée. S'il rencontre de ses jeunes amis, son front se déride avec eux: il est allégé du poids de son rôle et de la contrainte qu'il s'est un instant imposée comme chef; mais en retournant à son poste, il reprend son air taciturne avec ses inférieurs. Il arrive à bord, et va rendre compte de sa corvée à l'officier qui l'a expédié. Souvent il se fait que le temps passé à terre a excédé celui qui lui avait été assigné; si l'officier lui ordonne, dans ce cas, de se rendre à la fosse-aux-lions, cette injonction est faite sans phrases, sans emportement, et elle est reçue avec résignation, exécutée avec promptitude. On devine, dans cet acte impérieux et cette obéissance passive, tout le secret du service maritime: commander, punir avec calme et obéir sans observation.

Placés entre les officiers et les matelots, pour recevoir les ordres des uns et les faire exécuter aux autres, les aspirants sont presque toujours en butte aux haines et aux sarcasmes de l'équipage. Mais leur énergie, dans un âge d'exaltation et de dévouement, suffit à tout. Souvent on voit ces jeunes officiers punir de leurs propres mains de vieux marins insolents ou maladroits, et ces châtiments, qu'excusent la rigueur et les difficultés de leur position, sont toujours infligés avec un calme et une espèce de supériorité qui imposent aux hommes les plus grossiers et les plus sauvages, ce respect et cette crainte si nécessaires à ceux qui ne semblent destinés qu'à obéir avec résignation, comme des instruments aveugles d'une volonté ferme et intelligente.

Une distance immense sépare le matelot de l'officier, à la mer. On ne reconnaît pas dans cette hiérarchie les rapports qui, dans les armées de terre, rapprochent les soldats de leurs supérieurs. Un caporal, dans une compagnie, peut, avec de l'intelligence, deviner les secrets de l'art militaire qui suffit pour conduire un régiment. A bord d'un vaisseau, il n'y a que les hommes qui ont consacré une partie de leur vie à l'étude des mathématiques, qui puissent conduire le navire. L'équipage ignore le lieu où il se trouve, le point où on va le conduire et les moyens qu'on emploie pour arriver à ce point-là. Cette ignorance fait toute la force et la sécurité des officiers. Trouvez un moyen vulgaire de conduire les navires sur l'Océan, et la discipline des bâtiments de commerce et celle des bâtiments de guerre, deviendra impossible peut-être. Un vaisseau, en cinglant sur les mers, se sépare pour long-temps de toutes les lois qui veillent, à terre, à la conservation de l'ordre social; il devient, sur les flots, une petite république où la force peut opprimer la raison et la justice. Mais le besoin de gagner un port, de trouver un asile où les hommes qui le montent rencontreront des vivres et des secours, enchaîne les plus turbulents à une nécessité sous l'empire de laquelle les caractères les plus impétueux et les plus rebelles sont obligés de se courber.

Les connaissances astronomiques se sont étendues, mais les moyens de l'art nautique, en se multipliant, ont exigé chaque jour aussi des études plus longues et plus sérieuses. Le calcul des longitudes, si nécessaire, est resté aux mains des adeptes de la science. C'est un bienfait de la Providence qui, en permettant que les hommes se risquassent avec succès sur l'immensité des mers, a voulu que ceux qui n'avaient rien à perdre fussent guidés par ceux qui avaient tout à conserver, et l'honneur d'une nation à venger, ou les intérêts de la propriété à faire respecter.


IV.

Les Pilotes.

DIALOGUE ENTRE UN JEUNE ET UN VIEUX PILOTE.

(La scène se passe sur un des quais de l'entrée d'un port de mer.)

Le pilote Filiot.—Vous voyez bien ce temps-là, maître Ladirée, n'est-ce pas? eh bien... je ne vous en dis pas davantage, et vous m'en direz des nouvelles, pas plus tard que demain.

Maître Ladirée.—Pour ce qui est du temps, mon garçon, quand tu voudras m'en apprendre long comme l'petit doigt seulement, il faudra que t'en apprennes long comme eul bras, et ce sera pas encore trop; car, en fait de ça, j'avons un baromètre qu'en sait plus que tous les géomètres du monde.

Le pilote Filiot.—Et queu baromètre avez-vous donc, sans trop vous commander, maître Ladirée?

Maître Ladirée.—C'est z'un baromètre que j'voudrais bien t'revendre au prix qui m'a coûté: une grappe de raisin[4] qui m'est z'entrée dans la cuisse avec d'autres mitrailles d'abord d'un vaisseau anglais au combat de Groais.

Le pilote Filiot.—C'est pas l'embarras, une blessure est une bonne chose pour savoir le temps qui fera.

Maître Ladirée.—Quand le vent a la moindre petite volonté d'anordir, j'parie avec le plus malin de lui dire, vingt-quatre heures à l'avance d'où il en soufflera. Dans le temps où ce que j'pilotais, j'faisais appareiller les navires deux marées avant le revirement de brise, aux premiers élancements de mon genou: quand l'rhumatisme gagnait la cuisse, ils avaient démanché. En temps de guerre, j'aurais fait ma fortune à bord d'un corsaire, avec mon infirmité.

Le pilote Filiot.—Ah! si j'avions encore des corsaires, la navigation serait plus agréable qu'à c't'heure, où il n'y a pas tant seul'ment à gagner d'leau à boire à la mer!

Maître Ladirée.—Si, il faut être juste, il y a encore d'leau à boire pour tous les vrais matelots; mais la paix a fait bien du tort aux corsaires; mais c'est d'la faute de ceux qu'ont fait les traités.

Le pilote Filiot.—J'crois bien. Si encore ils avaient eu le sens de faire une paix où c'qu'il y aurait eu la permission de faire la course, ils n'auraient pas perdu la marine.

Maître Ladirée.—C'est Décrès qu'a perdu la marine: il a vendu nos vaisseaux à l'Anglais, et il payait les capitaines pour ne pas se battre. L'empereur était un bon homme, qu'avait de bonnes intentions; mais s'il avait fait pendre tous les commandants et les amiraux, le reste se serait bien battu. Il n'y avait que la potence, quoi, qui pouvait relever la marine. Il fallait voir, au combat du 13 prairial, comme j'nous sommes tapés. C'était pas du Navarin, ça, quand l'vaisseau l'Vengeur a coulé comme un plomb pour ne pas laisser couper la ligne; car dans notre temps une ligne coupée, c'était la mort d'une escadre.

Le pilote Filiot.—J'crois qu'à présent, pas moins, si nous avions la guerre avec l's'Anglais, ils ne mangeraient pas tous les jours notre soupe.

Maître Ladirée.—C'est possible; mais quand on veut faire des soldats avec des matelots qu'ont des casques d'pompiers, on risque d'n'avoir plus de matelots où c'qu'on a voulu avoir des matelots et des soldats: c'est z'encore ce coquin de Décrès qu'a voulu faire des hommes à deux usances.

Le pilote Filiot.—L'matelot est fait pour l'épiçoir, et l'soldat pour le fusil: en donnant l'un et l'autre à un homme, il faudrait lui donner en même temps quatre mains. Il n'y a pas de bon sens dans l'embataillonnement des marins, pas plus que dans l'amarinement des soldats. La mer, comme on dit, est au matelot, et la terre au troupier. Chacun sa petite affaire, et tout le monde sera content.

Maître Ladirée.—Comme j'te disais donc tout-à-l'heure, on s'tappait proprement dans mon temps, et avant la révolution. Tiens, par exemple, en 78... oui; car c'est bien en 78 que s'est fait la guerre de 81, n'est-ce pas?

Le pilote Filiot.—Oui, en 78, plus ou moins; mais ça n'fait rien à la chose.

Maître Ladirée.—Eh bien, comme j'te disais donc, en 78, la frégate la Belle Poule, que Dieu lui fasse paix et miséricorde! fut z'attaquée par toute une escadre anglaise qu'était z'en pleine paix. Le capitaine français, qu'était pas trop déchiré comme ça, dit z'à son équipage: «Enfants, c'est pas une nation civilisée qui vous attaque; c'est des brigands! et il faut z'en découdre!» Ce qui fut dit fut fait z'effectivement, et après cinq heures de combat z'un peu chaud, la Belle Poule, qu'avait criblé et éreinté une frégate de sa force, et qu'avait reçu toute la bordée de la lâche escadre qui l'avait z'attaquée dans le sein de la pleine paix, s'en revint au port, gouvernant comme une petite demoiselle, avec son grand mât de hune coupé z'au raz du chouque et sa poupe défoncée, et faisant de l'eau comme un panier par les trous de boulets qu'elle avait reçus à la flottaison. Elle avait eu dans le combat les deux tiers de ses matelots mis sur les cadres, et tous ses gabiers tués. Il n'y a pas eu de combat plus beau qu'ça; tant plus qu'il y a de monde qu'avale leur gaffe dans une affaire, tant plus l'affaire est belle. Il y avait plaisir alors à se repasser de la mitraille par le visage avec les Anglais. Le bon temps est loin à présent. Mais c'est égal; le nom du capitaine de la Belle Poule, que j'ai z'oublié de te réciter, c'est La Clocheterie.

Le Pilote Filiot.—C'est toujours bon à savoir; mais il m'est avis, si je n'ai pas la berlue, que v'là z'un navire qu'entre sans pilote dans les jetées.

Maître Ladirée.—Allons, mon garçon, va vite dans ta pirogue l'aborder, et souplement; car, pilote ou non à bord des navires, il faut que l'pilotage se paie.

Le pilote Filiot.—Attendez, j'l'aurons avant qu'il soit à la tour. Le capitaine, j'le connais; il est malin, et il est pratique; mais j'l'aurai: ces Américains, voyez-vous, ça croit éviter le paiement du pilotage, quand le pilote n'a pas abordé.

Maître Ladirée.—Fais-le payer comme si tu l'avais pris à Barfleur; car, vois-tu, il n'y a que les abus qu'ont perdu notre marine, et il ne faut pas que toi, marin, tu prêtes la main à d'sabus.


V.

Les filets d'abordage.

Nous avons quelquefois eu lieu de parler à nos lecteurs de cet appareil dont les petits bâtiments de guerre s'enveloppent au mouillage, en certaines circonstances critiques. Comme les marins seuls connaissent ce genre de défense, et que nous écrivons surtout nos esquisses maritimes, pour les gens étrangers à la marine, nous allons essayer de donner ici une idée exacte de ce qu'on entend par des filets d'abordage.

Ces filets, dont la maille est à peu près de la largeur de la main, sont faits avec un cordage de la grosseur du petit doigt. Fixés par leur base sur la partie extérieure du bastingage, ils font le tour du navire qu'ils sont destinés à protéger contre les coups de main de l'ennemi. Des montants placés à une certaine distance les uns des autres servent à élever les filets à huit ou dix pieds de haut au-dessus des bastingages, et lorsque ce réseau de cordes est tendu, au moyen des drisses qui le soutiennent, le bâtiment se trouve entouré d'un treillage plus difficile à franchir que les chevaux-de-frise, que l'on élève à terre avec tant de peine et de temps.

C'est là, peut-être, ce que l'on concevrait difficilement sans l'expérience, qui a tant de fois démontré l'excellence des filets d'abordage dans les attaques subites, et contre les coups-de-main les plus hardis.

Mais pour que ces filets puissent remplir complétement le but qu'on se propose en les gréant (c'est le mot), il faut que ceux qui les dressent aient soin de ne pas trop les raidir, et de laisser ce qu'on appelle du mou dedans. Lorsque les marins des péniches attaquent un navire garanti par ses filets, ils sont ordinairement armés de longues faux, avec lesquelles ils cherchent à couper le réseau qui les empêche de sauter à bord. On sent bien que si les mailles du filet étaient trop raides, les assaillants parviendraient, plus aisément que lorsqu'elles sont molles, à couper le cordage tendu.

Quelquefois nos bâtiments convoyeurs, non contents de dresser des filets d'abordage, selon la manière que nous venons d'indiquer, cherchaient encore à se prémunir contre les attaques de nuit, en installant de doubles filets.

Ce dernier genre de réseau de corde n'est pas destiné, comme son nom semblerait l'indiquer, à doubler seulement les filets simples. C'est une tout autre installation.

Les doubles filets d'abordage se dressent sur des montants ou des esparres, qui se meuvent verticalement le long du bord, où ils sont établis sur des charnières. Cette espèce de large tissu figure assez bien, sur les flancs d'un navire, ces filets avec lesquels on prend à terre des alouettes au miroir. Ce sont, à proprement parler, des ailes que l'on établit autour du bastingage. Au bout de chaque montant, on frappe une drisse et on suspend un boulet ou une gueuse de cinquante, pour que le poids de ces lourds objets puisse faire tomber sur la mer les filets abandonnés à eux-mêmes, quand on largue les drisses qui les tiennent élevés sur leurs montants mobiles.

Les filets simples sont une arme défensive; les filets doubles sont une arme offensive. Voilà la différence entre ces deux appareils.

Il est facile de comprendre que lorsque les péniches viennent aborder un navire ainsi garanti par ses doubles filets, il suffit de larguer ce redoutable appareil pour que les assaillants se trouvent pris sous les mailles des filets, qui tombent sur eux de manière à les envelopper comme dans un piége. Alors rien ne devient plus aisé pour l'équipage du bâtiment abordé, que d'accabler à coups de fusil et à coups de canon des assaillants à qui la liberté de se mouvoir et d'agir hostilement vient d'être ôtée.

Un fait que l'on m'a souvent raconté, et dont tous les détails sont encore présents à ma mémoire, servira mieux encore que toutes les descriptions que l'on pourrait donner, à faire connaître tout le parti que pouvaient retirer de l'emploi des filets, les petits bâtiments de guerre qui mouillent sur les côtes, en présence de l'ennemi, dont ils ont à redouter les tentatives d'abordage pendant la nuit.

Un lougre, corsaire du Nord, de Dieppe ou de Calais, je crois, se trouva être chassé, après avoir fait quelques prises, par une corvette anglaise, à laquelle il ne put échapper qu'en mouillant en dedans des bancs de Somme, sur un fond que le bâtiment ennemi, avec son grand tirant d'eau, ne pouvait s'exposer à franchir. La nuit s'approchait; mais avant que l'obscurité ne vînt envelopper tous les objets autour de lui, le capitaine du lougre vit, à la longue vue, la corvette mettre trois embarcations à l'eau, et puis après, ces embarcations, recevoir des armes qu'on faisait passer par dessus les bastingages, aux hommes qui les montaient.... Plus de doute; les péniches anglaises devaient venir, pendant la nuit, attaquer au mouillage, qu'il ne pouvait plus quitter, le pauvre corsaire français!

Il ne fut pas difficile au capitaine du lougre de faire comprendre à son équipage tout le danger qu'il allait courir. Le corsaire n'avait pas de filets d'abordage: on se décida à en faire sans perdre de temps. Chacun se mit vaillamment à l'ouvrage, et avant l'heure de la marée, que devaient choisir les Anglais pour l'attaquer, le lougre se trouva encagé et garanti, non pas seulement avec ses filets simples, mais encore avec les doubles filets qu'il venait d'improviser.

«Les Anglais peuvent arriver maintenant quand il leur plaira, dit le capitaine à son équipage; vous les avez déjà battus d'avance.»

Et, en effet, de longs avirons, au bout desquels s'étendaient extérieurement les doubles filets, présentaient autour du lougre l'aspect de deux énormes éventails prêts à envelopper, et à écraser tout ce qui aurait l'imprudence d'approcher le navire.

On veillait partout, à bord du corsaire, aux bossoirs, à la hanche, par le travers. Tous les yeux effleuraient les flots calmes et silencieux; toutes les oreilles cherchaient à entendre le moindre bruit, le mugissement des flots, le vagissement de la houle à terre, le frémissement du peu de brise qui se jouait au roulis, dans les haubans et dans la mâture du lougre.

Quelques heures d'attente se passent ainsi. On ne chante plus à bord du corsaire; on se parle tout bas: le capitaine veut faire croire aux Anglais que tout sommeille à son bord.... Minuit arrive.... On n'aperçoit rien encore; on n'entend rien....

A une heure, un des officiers, placé sur l'avant, traverse la foule des hommes armés jusqu'aux dents, et qui encombrent le pont trop étroit du corsaire; il dit au capitaine: «Capitaine, regardez bien là.» Le capitaine regarde.... «Ce sont les péniches. Silence, enfants! veillez bien à ne faire feu et à n'amener nos doubles filets qu'à mon seul commandement...» L'équipage ne répond seulement pas, oui, capitaine, tant il sent la nécessité de faire silence et d'obéir sans dire un mot à l'ordre de son chef....

Quel moment, que celui qui précède de si peu une attaque de nuit, à laquelle on est préparé! Comme les coeurs palpitent! comme les mains qui se rencontrent se pressent en frémissant de plaisir, de crainte ou d'impatience! Il y a bien des adieux faits en silence, et d'une manière bien expressive, dans un pareil instant!...

Les péniches approchent. Trois points noirs se dessinent sur les flots. Les coups d'aviron, que donnent par longs intervalles les Anglais, sont encore sourds, mais on les entend, malgré la précaution qu'ils ont prise de garnir en drap leurs rames au portage, pour assourdir le bruit de leur nage. Rendus à une demi-portée de fusil du lougre, ils lèvent leurs rames: le plus grand silence règne partout dans l'obscurité qui enveloppe cette scène mystérieuse, et qui va devenir bientôt si terrible et si animée.... Les péniches paraissent se défier du calme qu'elles remarquent à bord du lougre. Elles se décident, au cas où elles seraient vues, à attendre la volée de l'ennemi, pour l'aborder ensuite avant qu'il n'ait pu recharger ses pièces.... Le capitaine français, qui pénètre le motif de leur retard à l'aborder, feint de tomber dans le piége: il ordonne de faire feu de deux pièces seulement; et, après cette explosion, les péniches donnent deux ou trois bons coups d'aviron, et les voilà le long du corsaire....

C'est alors que les coups de feu partent, que les pièces pointées à couler bas, percent les péniches. Les assaillants veulent sauter à bord: ils rencontrent les filets d'abordage. Une des péniches veut fuir, et les doubles filets s'abaissent sur les embarcations, qu'ils enlacent de leurs réseaux inextricables: «Rendez-vous! rendez-vous!» crie le capitaine du corsaire aux Anglais, que les gens du lougre fusillent, pendant qu'ils cherchent à se dépêtrer de la maille des doubles filets. Les assaillants, assaillis à leur tour, sont percés, accablés, foudroyés sans défense. Ils ne peuvent que crier qu'ils se rendent.... Le feu cesse alors. On ouvre une petite partie des filets, et chaque prisonnier que l'on dégage du piége, passe à bord du corsaire pour être renfermé dans la cale. Une fois les péniches vides, on travaille, pour les maintenir sur l'eau, à boucher vite les trous des boulets qu'elles ont reçus.

A peine tous les prisonniers désarmés sont-ils fourrés dans la cale, que le capitaine du corsaire s'écrie: «Mes amis, ce n'est pas le tout; la corvette a voulu nous prendre, il faut la prendre elle-même! Sautez-moi en double dans les péniches, allez prendre une touline sur l'avant pour remorquer le lougre; coupons nos amarres, et gouvernons sur la corvette anglaise!»

Cet ordre est aussi vite exécuté que l'intention du capitaine est comprise. Les péniches, nageant sur l'avant, halent le corsaire vers l'endroit où l'ennemi est mouillé. Au bout d'une demi-heure d'efforts, le lougre est amené le long de la corvette anglaise, qui croit voir dans le navire qui s'approche, l'ennemi que ses péniches sont parvenues à enlever. Aussi, dès que le commandant anglais pense que le lougre est rendu assez près de lui, il lui hèle de jeter l'ancre. Il n'est plus temps: les trois embarcations qui remorquent le corsaire coupent leur touline et accostent la corvette, pendant que le lougre, avec les avirons qu'il a bordés lui-même, approche l'ennemi par l'arrière, et lui jette tout son monde à bord....

La corvette, qui s'était dépourvue de la plus grande partie de son équipage, pour armer les péniches qui devaient enlever le lougre, se rend au bout de quelques minutes d'abordage. Le soir même de ce jour, si bien employé par le corsaire, le lougre victorieux rentrait à Calais, avec la double et glorieuse capture qu'il venait de faire.


VI.

Le Maître d'équipage.

Un maître d'équipage initiait un jeune mousse à la connaissance des diverses manoeuvres qui composent le gréement, et, à chaque erreur que commettait l'élève dans cette longue énumération, le professeur lui appliquait sur les épaules cinq ou six coups du bout de la manoeuvre qui avait été mal désignée. L'officier de quart, présent à la leçon, s'approche du maître: «Il paraît, lui dit-il, que vous soignez particulièrement ce jeune homme?—Que voulez-vous, répond le vieux marin; il m'a été recommandé, et c'est bien juste: j'ai vu son père tomber mort à côté de moi au combat de Groais, et on doit quelque petite chose à la mémoire d'un ancien camarade.»

Ce maître, si dévot au souvenir de ses amis, avait un fils qu'il comblait des marques de son active sollicitude. Violemment indisposé un jour contre lui, il le poursuivit dans la batterie du vaisseau, un nerf de boeuf à la main; mais, dans la rapidité de sa course, le pied lui manque, il tombe, et se luxe le pouce de la main gauche, en cherchant à amortir le poids de sa chute. Au juron que lui arrache la douleur, le fils s'arrête, et accourt aussitôt pour relever et secourir le rude auteur de ses jours. «Ma foi, monsieur, dit celui-ci en racontant sa mésaventure au chirurgien qui le pansait, le bon coeur de mon garçon m'a tellement remué l'âme, que je n'ai pu lui donner que neuf à dix coups de nerf de boeuf.» Il paraît que le bonhomme avait atteint là le maximum thermométrique de sa sensibilité paternelle.

On a peu d'idée du respect qu'imprime à tous ses subordonnés le maître d'équipage d'un navire de guerre. A son aspect, tous les regards se portent sur les contractions de cette figure basanée, que la moindre contrariété agite avec force, que le plus léger murmure enflamme avec fureur. Cet homme, sorti de la classe des matelots, est plus terrible aux matelots mêmes, que les officiers, qu'un rang plus élevé met moins en relation que lui avec cette classe grossière. Les noms de face de fer, de gare la bûche, lui sont donnés, mais en cachette, et les railleurs ne se livrent à leurs saillies, qu'avec une sorte de terreur. Au coup magique du sifflet qu'il porte à sa ceinture, les hommes accourent, la manoeuvre s'exécute en silence et avec promptitude; malheur à celui qui le mécontenterait assez pour qu'il le traitât de Paria ou de Parisien, son animosité ne se bornerait pas à ces dénominations, que les gens du métier considèrent pourtant comme les plus injurieuses pour un homme de mer.

Ces coups de sifflet du maître de manoeuvres, qui composent, à proprement dire, le langage dans lequel l'officier communique avec l'équipage, produisent dans certaines circonstances une impression indicible. Quand deux navires, par exemple, s'approchent à portée de pistolet pour se combattre avec plus de certitude, au signe du commandant, part ce qu'on appelle le coup de sifflet de silence: tout se taît dans cet instant de terreur et de la plus morne attente. A peine le sifflet a-t-il cessé de se faire entendre, que la mort vole dans l'épouvantable fracas de cent bouches à feu. On peut rendre au bout du pinceau, qui reproduit le prestige de la vie, toute l'horreur d'une bataille, toute l'épouvante d'une scène de carnage: il n'est donné à aucune plume, à aucune éloquence de rendre l'effet du coup de sifflet qui précède la première volée que va lancer un vaisseau.

Dans les premiers temps de notre république hélas trop éphémère, des ordres du jour réitérés défendirent aux officiers et maîtres de frapper les matelots sous leurs ordres. Les maîtres, que cette disposition philanthropique indisposait plus que les autres, répondaient aux marins qui se trouvaient dans le cas d'invoquer le bénéfice de la nouvelle réforme: «La loi défend de frapper, mais elle ne défend pas de pousser»; et l'impulsion valait quelquefois bien les coups qu'elle remplaçait. On conviendra que si ce n'était pas là transgresser la loi avec finesse, c'était au moins l'éluder avec force.


VII.

Les Corsaires travestis.

Antoine Moëde[5], capitaine d'un corsaire, qui, pendant les deux dernières guerres, a laissé des souvenirs si honorables à la Guadeloupe, commandait une petite embarcation où il avait entassé cent hommes déterminés comme lui.

Il rencontre au vent de la Désirade un grand bâtiment anglais richement chargé pour la Jamaïque: l'attaquer et le prendre fut l'affaire de peu d'instants pour des marins accoutumés à monter dans un navire marchand comme dans une salle de billard. L'équipage, dix-huit passagers et dix passagères furent mis à bord du corsaire avec leurs effets; trente Français furent chargés de reconduire la prise, et le corsaire fit voile pour la Pointe-à-Pître. Le lendemain de sa capture, il aperçut avec le jour un brick de guerre qui se dirigeait sur lui. Antoine Moëde, jugeant que ce bâtiment qui le gagnait était anglais, ordonna à ses gens de prendre toutes les robes qu'ils trouveraient dans les malles des passagères, et de s'en affubler. Il fut obéi à la minute, et on vit paraître sur le pont une cinquantaine de belles qui cachaient la fraîcheur de leur teint sous des ombrelles qu'elles agitaient avec autant de grâce qu'elles en pouvaient mettre. L'intention du capitaine était, en ordonnant ce singulier travestissement, de faire croire au navire ennemi que le corsaire n'était qu'un bateau caboteur, chargé de passagers et de passagères qui se rendaient d'une île à l'autre; et, à l'aide de cette ruse, d'échapper à la supériorité des forces du brick, qui l'aurait probablement abandonné sans le visiter; mais il n'en fut pas ainsi. A peine l'Anglais se vit-il à portée de canon, qu'il envoya toute sa volée. Certain de ne pas lui échapper par la fuite, Antoine demande à ses gens s'ils veulent sauter à l'abordage. Tous répondent: «A l'abordage!» Le corsaire vire de bord, cingle vers le brick, dont il reçoit une volée à bout portant; il l'élonge. Les braves amazones d'Antoine jettent leurs ombrelles et leurs chapeaux de paille au diable, tirent leurs poignards, arment leurs pistolets et sautent en écumant de rage à bord du brick anglais. En une demi-heure, le pont est couvert de sang et de morts. Un homme du corsaire saute sur le pavillon ennemi, et l'amène. Le brick se rend, et Antoine Moëde fait route avec sa glorieuse capture, pour la Pointe, où il rentre avec son équipage encore vêtu des costumes de femme, qu'ils n'avaient pas eu le temps de quitter avant cette rapide action. «Jamais, disait Antoine tout glorieux, le cotillon ne s'est mieux tiré d'affaires!» Je doute, en effet, que celui de Jeanne Hachette ou de l'héroïne de Vaucouleurs eût brillé de plus d'éclat dans la fureur d'un abordage.

Le même capitaine, dans une course précédente, avait épuisé toute sa mitraille dans quelques engagements consécutifs; quoiqu'il mît toujours double charge dans ses canons, il lui restait encore quelque poudre; mais la mitraille lui manquait. Déjà on avait envoyé à l'ennemi les clous qu'on avait pu ramasser, le lest en caillou qu'on avait pu arracher de la cale. Il ne restait rien pour la dernière volée avant l'abordage: «J'ai dans ma chambre deux quarts remplis de gourdes! s'écrie comme par inspiration le capitaine: défoncez-les; chargez nos pièces avec des piastres!—Mais, capitaine, c'est votre argent, cela, lui dit son second.—Corbleu! c'est le placer à bon intérêt, mon ami! Feu, et à l'abordage!» Au bout d'une demi-heure, le navire ennemi fut enlevé.


VIII.

Le Cuisinier et le maître Coq.

Parmi les gens qui ont à bord une charge importante, il faut compter le cuisinier, et ensuite l'homme qu'on appelle improprement maître-coq; car il valait mieux conserver la dénomination de cook (mot anglais qui signifie cuisinier), que de donner au cuisinier de l'équipage le nom d'une volaille: mais, en fait d'étymologie, les marins n'y regardent pas de plus près que les académiciens qui vous apprennent que le mot Beefsteaks signifie une tranche de boeuf ou de mouton grillé.

Le cuisinier des officiers met à peu près entre lui et le maître-coq, la distance qui existe entre un bottier à la mode et le savetier du coin; mais ces deux êtres, séparés par la science et les prétentions, sont réunis par la nécessité dans une cahutte enfumée, de la largeur d'un tonneau, et presque toujours fixée sur le pont, où elle est en butte à tous les vents et à tous les coups de mer. C'est dans ce laboratoire exigu que le chimiste culinaire, debout, préside à la confection de ces dîners de bord, dont la propreté ne fait pas toujours les frais, et dans lesquels la délicatesse est souvent sacrifiée aux circonstances.

Les inconvénients attachés aux postes de cuisinier de navire n'engagent pas les phénix de la profession à s'embarquer pour parcourir, la casserole à la main, toute la sphéricité du globe. Aussi, nous l'avouerons, la plupart des cuisiniers de bord sont peu dignes du titre d'artiste, qu'ils s'arrogent modestement; car à les en croire, ils ne sortent tous de rien moins que de la bouche d'un ambassadeur, ou des fourneaux d'une excellence, ou même des cuisines de la cour. Ce serait cependant faire trop d'honneur au plus grand nombre que de supposer qu'ils sortent d'une assez mauvaise gargote.

Si ces messieurs, toutefois ne donnent pas toujours aux passagers et aux officiers, les preuves d'un talent qu'on aime à reconnaître, il faut convenir qu'il en est qui offrent, dans certaines circonstances, l'exemple d'un dévouement absolu. Lorsque le navire, incliné par l'effort d'un coup de vent, plonge à chaque instant sous les vagues qui enlèvent tout sur le pont, on voit le cuisinier se faire amarrer dans sa taverne; et là, attisant avec une pince rouillée quelques charbons que lui dispute la tempête, il attend, la bouilloire à la main, que le thé soit chaud, ou qu'une lame enlève dans son passage, lui, sa cuisine et tout ce qui l'environne.... Quelques cuisiniers ont vu trancher leurs destinées par des événements de mer assez brusques. Les grands bâtiments de guerre offrent aux desservants de Comus des temples plus sûrs; car c'est dans l'entrepont qu'on place les cuisines, et là, du moins, ces artistes sont à l'abri des coups de mer.

Depuis que le besoin de manger est devenu un art, et que cet art a été réduit en préceptes sous la plume des Beauvilliers et des Carème, les moindres gargotiers, fiers de leur vocation, se sont donné une teinte de littérature de cuisine. On pense bien que ceux qui se sont vus au milieu de matelots ordinairement peu lettrés, se sont arrogé à bord la suprématie de l'esprit et l'exploitation des bons mots; mais la rudesse des antagonistes qu'ils s'attirent parmi l'équipage leur fait trop souvent expier la douceur des airs qu'ils se donnent. Quelques hommes sont-ils insuffisants pour serrer une voile que le vent va mettre en lambeaux, le maître d'équipage ordonne au cuisinier de monter sur la vergue, où il a presque toujours mauvaise grâce, et c'est alors que les matelots, forts de leur adresse, se vengent par des apostrophes du malheureux, qui se cramponne à chaque objet comme à une planche de salut.

Le maître-coq d'un vaisseau de guerre est chargé, avec l'assistance de trois ou quatre aides, de diriger l'ébullition d'une chaudière dans laquelle il entre à peu près deux barriques d'eau. Après que l'équipage a porté sa viande dans ce potage collectif, la chaudière est fermée au cadenas par la commission nommée chaque jour pour surveiller la coquerie. Avec un appareil, on hisse ce vase énorme sur les bancs d'un immense foyer, et à midi on sonne la cloche pour avertir que la soupe va être trempée. La chaudière est descendue, cent gamelles sont rangées autour d'elle, et le maître-coq, monté sur une estrade, plonge la vaste cuiller dont il s'arme, dans les flots du clair bouillon, qu'il distribue avec l'air d'impartialité d'un Minos ou d'un Rhadamante; mais si le bouillon n'est pas du goût de ceux qui le reçoivent, si le boeuf ou le lard n'est pas cuit, ou l'est trop, alors les injures et quelquefois les lambeaux de viande pleuvent sur le triste chef de cuisine, que les officiers ont de la peine à arracher à l'animosité des matelots. Voilà un des mille désagréments du métier: en voici un privilége. A la mer, la viande salée rend, dans l'eau où on la fait bouillir, beaucoup de graisse; toute celle qui surnage appartient de droit au maître-coq, qui la vend à la première relâche; ensuite il jouit de la faveur de manger à la table du cambusier, où le vin rogné aux rations de l'équipage, est rarement épargné.

Malgré la surveillance que l'on porte à la propreté douteuse du maître-coq, il s'introduit souvent dans la chaudière des corps assez étrangers à la confection des potages bourgeois. On a été jusqu'à y trouver des chapeaux, des souliers, des couteaux, des morceaux de tabac, des bouts de manoeuvre, etc. Une punition prompte suit toujours de près ces négligences: le maître et les aides-coqs reçoivent sur le dos vingt à trente coups de corde, et, cette justice une fois rendue, le bouillon réconfortant est bu comme s'il n'avait été question de rien.


IX.

Suprême félicité du Matelot.

Vous qui cherchez dans les voluptés d'un amour naïf, cette félicité d'un moment, la seule qui nous soit permise sur cette terre d'illusion; vous qui la placez dans les jouissances les plus positives que nous puissions procurer à nos sens trop imparfaits; ou vous, enfin, qui, plus sages que les amants et les épicuriens, ne demandez qu'à l'étude ces douceurs qui consolent des femmes, et quelquefois même de la vie; vous ne devinerez jamais dans quelle espèce d'enivrement le matelot place son suprême bonheur?—Dans le vin? direz-vous peut-être.—Non pas exclusivement.—Dans l'amour du sexe?—Non pas encore exclusivement.—Dans la bonne chère?—Est-ce qu'il la connaît, lui? est-ce qu'il la conçoit, cette bonne chère, qui exige presque de l'art et de l'étude; lui, à qui une ration de biscuit et un morceau de boeuf salé suffisent?—Où donc le matelot place-t-il sa félicité?—Vous allez le savoir; mais, avant tout, donnez-vous la peine de le suivre quand vous le voyez chausser son pantalon blanc, donner un coup de brosse à sa veste toute froissée dans son sac moisi. Il va demander à son officier la permission d'aller à terre. Cette permission, sollicitée le chapeau bas et l'oeil baissé, lui est accordée.

En mettant le pied sur le rivage, qu'il ne connaît pas encore, il s'informe d'abord à quel prix se boit la bouteille de vin dans le pays, et s'il y a beaucoup de gendarmes. Le vin et les gendarmes, c'est tout ce qui l'intéresse ou le préoccupe; car il sait qu'il aura affaire à tous deux.

Il boit d'abord; le reste viendra plus tard. Il chante après avoir bu, c'est la règle; puis il cherche l'occasion de se donner une peignée, et l'occasion ne tarde guère à lui sourire. Une ribotte à terre est, pour lui, le feu d'artifice d'une belle fête; les coups de poings en sont le bouquet.

Le matelot en belle humeur est assez taquin de son naturel, pour peu qu'il sente la terre vaciller sous ses pas et qu'il entrevoie un grand espace à parcourir. Gardez-vous bien de vous laisser coudoyer par lui; dès que vous le voyez faire des embardées et placer avec une bachique coquetterie son chapeau sur l'oreille gauche: c'est déjà un fort mauvais signe.

Pour peu que dans l'auberge, théâtre de ses rudes jouissances, il y ait cependant de quoi s'amuser, il n'ira pas demander à l'extérieur des motifs de distraction, surtout lorsqu'il se sent dans la poche assez d'argent pour faire face aux prodigalités par lesquelles il veut signaler son luxe. Qu'un miroir brille à ses yeux demi-voilés de vapeurs alcooliques, il commence par briser le miroir, quitte à le payer. Qu'un ramas de verres et de bouteilles encombre la table sur laquelle il s'est appuyé, il ne lui en faut pas davantage, et, d'un coup de main, il fait voler en éclats ces verres fragiles, si fidèle image du clinquant d'ici bas; car le matelot est philosophe au moins jusque dans le désordre de ses actions et de ses idées: puis il paie largement; car cet argent qu'il méprise toujours, par philosophie, il le prodigue quand il s'agit de réparer ses folies, en affichant le superbe dédain qu'il professe pour le vil métal. Ce qu'il veut surtout, c'est du scandale, mais de ce scandale qui appelle à grand bruit la force armée. Arrive seulement un gendarme ou la garde, et vous allez voir comme il va faire briller son audace, après avoir fait redouter son ardeur délirante. Un sabre est levé sur lui, il le fait voler en éclats, en s'armant spontanément d'un barreau de chaise brisée, tant les expédients lui sont familiers. Une baïonnette le menace, il l'écarte d'une main, en lançant un coup de poing de l'autre. Que des doigts vigoureux le saisissent au collet, c'est là, pour lui, la moindre des choses; il laisse sous le poignet de l'agent de la force publique, la veste par laquelle on croit le tenir. C'est alors que, tout meurtri, l'oeil poché et la chemise en lambeaux, il s'échappe avec la rapidité du cerf, tout glorieux d'avoir acheté, au prix d'une partie de ses vêtements et de sa sûreté personnelle, le plaisir d'avoir chaviré la garde et embêté un gendarme.

Mais ce n'est encore là qu'une jouissance vulgaire. Il faut, pour compléter la farce, qu'il s'esquive de manière à être poursuivi, en fuyant en vrai Parthe, et en faisant une retraite brillante. S'il peut combiner sa fuite de façon à attirer ses adversaires sur le bord d'un quai ou le long du rivage, la partie sera délicieuse; car au moment où les grippe-jésus, comme ils le disent, croiront pouvoir s'emparer de lui, vous le verrez se jeter tout habillé dans les flots, et disparaître comme un autre Protée, aux regards ébahis des gardiens de l'ordre public. Une fois à la mer, il se fait inviolable; c'est sous une autre juridiction qu'il passe, en se flanquant à l'eau. Son domicile réel, c'est l'embarcation qui se rend à bord, et qui le pêchera en passant au moment où, faisant la planche, il nargue la garde à laquelle il vient de se soustraire.

Tout mouillé, il arrive à bord; mais en saisissant la tire-veille de babord, il change de contenance: c'est une attitude grave qu'il faut prendre, pour se présenter avec une certaine aisance à l'officier de quart.

—Lieutenant, me voilà rendu z'à bord.

—C'est bien. Qu'as-tu fait de ta veste?

—Mon lieutenant, je l'ai z'oubliée z'à terre, par mégarde.

—Où t'es-tu fait noircir l'oeil ainsi?

—C'est z'en tombant sur le banc de l'embarcation, qui roulait.

—Va demander ta ration à la cambuse, et ton hamac au capitaine d'armes.

—Merci, mon lieutenant.

Vous avez suivi notre philosophe dans l'épicurisme de ses plaisirs, mais il n'a eu garde d'épuiser toutes ses jouissances dans la coupe de volupté que lui a présentée la terre. Une fois à bord, il savoure de nouveau, en les ranimant, les délices qu'il a goûtées dans la journée. Ses camarades, restés à bord, l'écoutent avec ravissement, le questionnent avec curiosité.

—Comment! tu as bûché trois gendarmes?

—En trois coups de poing de bout, je les ai fait arriver à plat.

—Et la garde?

—La garde! elle est venue pour me poursuivre dans une allée où il y avait une trappe. J'ai t'élevé la trappe, et mes joueurs de clarinette de cinq pieds ont descendu la garde dans la calle, que j'ai t'entrebâillée, à seule fin de... v'là c'que c'est. (Car, remarquez bien que le matelot qui, par euphonisme, a dit à son officier, lieutenant, me v'là z'à bord, dira à ses camarades la calle que j'ai t'ouverte. L's euphonique est pour le langage élevé; le t tudesque pour la conversation familière.)

—Mais, dis donc, reprennent les amis, qui est-ce qui t'a accommodé l'oeil au beurre roux?

—C'est un coup de poing que j'ai voulu voir de trop près, et sans lunettes, encore.

—Et ta chemise, qui te l'a déralinguée de c'te façon, en manière de brodure au crochet?

—Le grapin à cinq branches d'un caporal, qui m'a demandé la moitié de ma chemise et de mon gilet rond, pour en avoir un échantillon. Mais c'est égal, je m'suis-t'i amusé, bon Dieu de bois! J'ai cassé en plus de dix mille morceaux tout ce qu'il y avait dans la case de l'hôtesse; j'ai défoncé la fenêtre avec la tête du mari, pour ne pas me faire mal aux mains, et j'ai marché, finalement, sur le ventre de plus de cinq crapaudins avant de me jeter en pagaye à l'eau. Mais j'ai tout d'même perdu ma paire de souliers neufs que tu sais bien, et ma montre de 19 francs, qui était si bonne.

Et tous les auditeurs, émerveillés, de répéter en soupirant: «Ce nom de Dieu-là, s'est-il amusé!... Ah! le nom de Dieu!... Demain, j'demande la permission d'aller t'à terre.»

Voilà la vraie félicité du matelot. Ne faut-il pas que chacun ait la sienne!


X.

Maître Lahoraine

OU QUI DE QUATRE OTE TROIS RESTE DEUX.

Un homme aux formes sèches et arides, au teint maroquiné, se promène, le sifflet d'argent à la ceinture, sur les passavants du vaisseau le Régulus. C'est maître Lahoraine, un de ces vaillants matelots d'élite que Brest fournit à la marine militaire.

Sur une des caronades du gaillard d'arrière, un jeune aspirant, le hausse-col sous le menton, s'étale nonchalamment et regarde avec distraction le haut du grand mât dans le gréement duquel des matelots, huchés çà et là, travaillent en chantant. L'aspirant fait le service de l'enseigne de quart. Il se lève en bâillant, jette quelques pas indécis sur les bordages si bien blanchis du gaillard d'arrière, et puis il accoste maître Lahoraine.

—Eh bien, maître Lahoraine, vous faites les cent pas pour ne pas avoir la goutte?

—Il faut bien, monsieur. Et vous, vous bâillez, à ce que j'ai l'honneur de voir, pour vous dégourder?

—Il est si ennuyeux de monter la garde en rade!

—Que voulez-vous? notre métier ne se compose que d'embêtements. Aussi j'ai bien promis que, si jamais j'ai un fils et qu'il veuille se faire marin, je l'étranglerai plutôt comme un canard, le gueux!

—Est-ce que vous seriez encore de mauvais poil, maître Lahoraine?

—Comment voulez-vous que ce soit autrement à bord de cette baille à brai, avec un équipage de danseurs et de maîtres d'armes! Ça sait friser une contredanse au Plaisir de Brest, mais c'est un bon à rien à bord, quand il faut danser sur une vergue et maintenir la propreté, qui est l'âme du vaisseau. Il est à six cent cinquante hommes, cet équipage-là, n'est-ce pas? Eh bien, s'il ne change pas d'amures pour courir une autre bordée que celle qu'il a prise, je le mangerai comme une..., comme une poule-mouillée, qu'il est, sous votre respect. Ce que je vous dis là, d'ailleurs, je l'ai dit plus de cent fois au commandant, aussi vrai que vous êtes un honnête homme!

—Je conviens que vous avez affaire à des conscrits qui ne valent pas encore un vieil équipage; mais ils ont du zèle et font tout leur possible.

—Leur possible! pardieu, la belle avance! leur possible! Mais ce n'est rien que cela, monsieur; et on voit bien que vous êtes encore jeune. Dans notre métier, vous apprendrez que ce n'est pas ce qui est possible qu'il faut faire, mais l'impossible.

—L'impossible! c'est bien facile à dire, cela; mais comment me prouveriez-vous que c'est ce qui ne peut pas être fait, qu'il faut faire dans notre métier?

—Comment?

—Oui, comment?

—Vous allez le voir.... Vous voyez bien, par exemple, combien il y a d'hommes dans cette grande hune?

—Sans doute; j'y vois quatre hommes, quatre gabiers.

—Eh bien, si je vous disais que je veux qu'il y en ait cinq dans quatre, que diriez-vous?

—Je croirais que vous voulez là une chose impossible.

—C'est justement ce que je voulais vous faire dire. A présent, vous allez voir comment je me patine pour faire l'impossible en marine, et à ma façon.

Maître Lahoraine prend son sifflet; et, au moyen de quelques sons aigus, il fait entendre aux gabiers de la grande hune qu'il va leur donner un ordre.

Les gabiers écoutent attentivement....

Un des gabiers répond au coup de sifflet du maître:—Holà!

Maître Lahoraine, avec un ton radouci et en jetant un coup-d'oeil d'intelligence à l'aspirant:—Combien qu'es-tu, mes fils, dans c'te grand'-hune?

Un des gabiers.—Maître Lahoraine, je sommes quatre.

Maître Lahoraine.—Eh bien, puisque tu es à quatre, mes enfants, descends trois, et reste à deux là haut.

Un des gabiers, après un moment d'hésitation.—Mais, maître Lahoraine, je vous ai dit que nous étiommes à quatre.

Maître Lahoraine.—Je l'ai bien entendu, pardieu! crois-tu donc que je suis sourd?

Le gabier.—Mais, vous avez dit de descendre trois et de rester deux; si, à quatre, il en descend trois, nous ne restrommes qu'à qu'un.

Maître Lahoraine.—Qu'à qu'un! Je veux que tu descendes trois, et que tu restes à deux.... Allons, descends trois, et puis j'irai régler mon compte après, et te prouver que, qui de quatre ôte trois, reste deux, en marine. (Ici, nouveau coup-d'oeil d'intelligence de maître Lahoraine à l'aspirant, qui écoute, qui regarde et qui attend.)

Les trois gabiers descendent. Le maître les compte à mesure qu'ils défilent silencieusement devant lui, l'épissoire au poignet, et le morceau de suif sur le chapeau.

—C'est bon, te voilà trois. Actuellement, je vais voir dans la hune si je trouve mon compte.

Le maître monte, en se balançant avec calme, dans la hune, où le seul gabier, pour attendre l'événement, se dispose à essuyer la sévère investigation de son impassible chef.

—Combien es-tu dans ta hune, mon garçon? demande le maître en passant ses deux pouces dans les oreillettes du pont fort étroit de son pantalon bleu.

—Maître Lahoraine, je suis à un, comme vous voyez bien.

—En ce cas, tu m'as fait la contrebande d'un homme, et tu vas payer pour ceux qui m'ont fait la queue. Ah! tu veux aussi te fiche de moi! Attends, attends un peu!

Et là-dessus, le bout du garant d'un palanquin sert à fustiger le malheureux gabier, qui n'a pas pu présenter à maître Lahoraine ses comptes en règle.

Après ce châtiment si bien mérité et si vigoureusement appliqué, le maître redescend, avec son stoïcisme accoutumé, sur le gaillard d'arrière, où l'aspirant est demeuré spectateur fort intrigué de cette scène, dont il ne s'explique pas bien encore la morale et le but.

Maître Lahoraine.—Quand je vous disais, monsieur, que j'avais affaire à un équipage de danseurs! Croyez-vous que, dans mon temps, des matelots ne m'auraient pas fait dix mille fois proprement la queue, et que je n'aurais pas trouvé le reste de mon compte dans cette chienne de grand'-hune, que le feu du ciel chamberde?

—Mais comment, dans votre temps, maître Lahoraine, auriez-vous pu raisonnablement trouver deux hommes où vous n'en auriez laissé qu'un?

—Comment?... Aussitôt que ces trois mateluches qui sont descendus auraient été en bas, un vrai matelot, dans mon temps, se serait pommoyé le long du grand étai dans la grand'-hune, pendant que j'étais à balander dans les grandes enfléchures; et une fois que j'aurais été là haut, j'aurais trouvé mon compte, l'impossible, quoi! comme je vous disais tout-à-l'heure.

—Mais vous n'auriez pas moins, en retrouvant votre compte, deviné le stratagème?

—Oui, sans doute, j'aurais deviné la farce à la figure. Mais j'aurais dit, pas moins, c'est de bons b..., et j'aurais été agréablement mis dedans, parce que c'est avec de la malice, monsieur, voyez-vous bien, qu'on fait de l'impossible en marine. Mais à présent, il n'y a plus moyen, depuis qu'on nous donne des matelas pour des matelots et qu'on force les anciens maîtres d'équipage comme moi à compter, non plus par livres, onces, pintes et chopines, mais par kakagramme et cocolitre; il n'y a plus moyen, il n'y a plus moyen, je vous dis! Pauvre marine française! où ce que tu es donc? ou ce que tu es, pauvre marine?


XI.

Le Chien de l'artillerie de marine.

Bien avant que la renommée ne publiât les prodiges d'intelligence de Munito, et que l'histoire ne burinât les hauts faits des quadrupèdes de son espèce, il existait à Brest un caniche, recueilli par les artilleurs de marine, nourri de la ration du soldat, et élevé dans les principes et les usages de la caserne. Il n'avait pas de propriétaire en titre, le chien la Bombarde; chaque canonnier était son maître, et le régiment était devenu son père collectif et adoptif. Que de taloches lui avait coûté son éducation! mais aussi, que de caresses et de soins lui valaient sa gentillesse et son utilité! car la Bombarde n'était pas un chien oisif, absorbant sans fruit les aliments qu'on lui offrait dans l'une et l'autre chambrée. Il payait au centuple, en bons offices militaires, les maîtres qui le nettoyaient, qui lui faisaient le poil et qui se chargeaient à l'envi des détails de sa toilette et de sa nourriture.

Pendant l'exercice, planté sur son joli derrière devant le front du bataillon, il suivait les mouvements des canonniers, en maniant dans ses pattes de devant la canne que l'adjudant-major lui avait confiée. Défilait-on par le flanc, il se plaçait en tête de la première compagnie de bombardiers. Nul autre chien n'aurait partagé avec lui l'honneur de stationner auprès du chef de bataillon ou du colonel; car s'il était doux avec ses militaires, et pour ainsi dire ses compagnons d'armes, il mordait très-dur ses égaux, le chien la Bombarde! En un mot, personne n'était plus exclusif que lui sous le rapport des priviléges qu'il avait conquis, et qu'il n'était pas d'humeur à partager avec les animaux de sa race.

Lorsque, sur le beau quartier de la marine, à midi sonnant, la garde montante défilait au son du tambour pour aller occuper les postes de l'immense port de Brest, la Bombarde prenait le pas en partant de la patte gauche, pour se rendre d'abord à l'Hospice de la Marine, où les infirmiers ne manquaient jamais de lui offrir un bouillon et quelques os de la viande mangée par les malades.

Une fois le bouillon pris, notre chien de garde parcourait tous les postes du port, joyeux de recueillir une caresse là, de recevoir une culotte plus loin, et de faire un tour de promenade à quinze pas de la guérite, avec la sentinelle placée à l'extrémité du quai de la Digue, la dernière des nombreuses stations du port.

Le soir, c'était bien autre chose! A peine le souper de la caserne était-il mangé que notre infatigable inspecteur se disposait à faire sa ronde de nuit. Il fallait voir avec quel bienveillant empressement le gardien de la grille de la rue de la Filerie entr'ouvrait un coin de sa haute porte pour laisser passer la Bombarde dans ce port si bien gardé, et où jamais aucun être humain n'aurait pu s'introduire sans donner le mot d'ordre à la garde ou le mot de ralliement à l'impassible sentinelle. Mais lui n'avait pas de mot d'ordre à donner; son museau lui servait de passeport, et ses bonnes intentions étaient trop universellement reconnues pour qu'il inspirât la plus petite défiance aux hommes chargés de la surveillance des arsenaux et des magasins.

Les sentinelles posées la nuit, dans les parties les plus solitaires du port, ont d'autant plus besoin d'être surveillées, que la moindre négligence de leur part peut souvent leur coûter la vie, ou compromettre la sûreté générale.

Lorsque, par exemple, les forçats parviennent, pendant une nuit obscure, à briser leurs fers épais, ces malheureux cherchent, en tuant les sentinelles qui pourraient s'opposer à leur passage, à se frayer une voie sûre pour gagner le fond du port et se jeter dans la campagne.

Malheur, dans ces moments, au factionnaire qui cherche dans sa guérite un abri contre la pluie ou le vent! Le forçat qui s'évade, armé d'une gournable en fer, cloue au pavois de la guérite l'imprudente sentinelle qui s'est laissée aller au sommeil. Que de fois les officiers de ronde n'ont-ils pas rencontré, baignés dans leur sang, les malheureux soldats dont les forçats avaient coupé le bout des pieds avec un cercle en fer, qu'ils avaient réussi à convertir en une faux tranchante! Une sentinelle ne sait pas ce qu'elle risque dans les postes éloignés, en s'enveloppant de sa capote, et en frappant du pied le rebord de cette guérite autour de laquelle rôde si souvent le désespoir du galérien qui soupire après la liberté!

Les vieux soldats seuls, quand une pluie douce, descendant autour d'eux, invite les galériens à s'évader, savent prévenir l'événement en tournant, le fusil armé, aux environs de leur guérite. C'est la chasse qu'ils font alors, bien plus qu'une faction; et lorsque le galérien déserteur croit se débarrasser d'un incommode surveillant, en se jetant sur l'asile de la sentinelle, celle-ci lui lance son coup de fusil ou sa baïonnette dans le corps, et crie: A la garde!

La Bombarde avait soin de faire sa ronde dans les postes ordinairement les plus menacés, et lorsque surtout des soldats nouvellement arrivés au régiment, se trouvaient placés à ces postes, il sentait un conscrit à une lieue de lui. Dès qu'il rencontrait une sentinelle endormie, il la tirait par le pantalon ou la guêtre, avec humeur, avec autorité même, comme pour lui reprocher son imprudente négligence, et il paraissait lui dire: Tu ne sais donc pas, malheureux! qu'il y va pour toi de la vie?... Quand la sentinelle n'était que réfugiée dans sa guérite, le caniche de ronde l'obligeait à en sortir, et ne lui laissait de repos que lorsqu'elle avait repris le cours de sa promenade accoutumée.

Si, dans ses excursions nocturnes, le chien avait eu vent d'un forçat déserteur, oh! alors, l'affaire du fugitif était claire: le chien courait donner l'éveil à tous les postes; ses aboiements appelaient la garde, et la garde, sur les pas de la Bombarde, était certaine de faire une bonne capture. Une ronde d'officier supérieur produisait moins d'impression dans le port de Brest, qu'un des aboiements de la Bombarde. Homme, avec son intelligence et son nez, le caniche aurait occupé un grade élevé. Chien, il marchait à quatre pattes, et ne subsistait que grâce à la commisération et à l'amitié des militaires ses camarades. La nature est-elle juste, en faisant des chiens plus intelligents que certains hommes, ou certains hommes moins intelligents que certains chiens?

Les anciens, dès qu'un conscrit arrivait au régiment, ne manquaient jamais de dire au dernier venu: «Tu vois bien ce caniche-là, n'est-ce pas? eh bien, c'est le chien de l'artillerie! Cette nuit, il te réveillera, si tu dors; et ne t'avise pas de lui faire du mal, car tu aurais à faire à tout le régiment.»

Un jour, jour de malheur et de fatalité! un gros Lorrain tombe avec un groupe de beaux frais conscrits, à la caserne. Le tour de garde du nouvel agrégé arrive; on oublie de lui donner le mot d'ordre au sujet du chien de ronde; la nuit vient; le gros Lorrain se trouve placé auprès de la Tonnellerie. La Bombarde commence, comme d'habitude, son service à minuit. Le silence qui règne autour de la guérite de la Tonnellerie l'inquiète: il veut surprendre le factionnaire, pour avoir le droit de le réveiller en grognant. Le factionnaire, en effet, sommeille profondément, l'épaule appuyée sur le côté de sa guérite, et le fusil posé entre ses jambes affaissées. A cet aspect, la Bombarde recule; il revient bientôt à la charge, et de sa dent animée il tire avec humeur le bas de la guêtre du conscrit, qui, surpris désagréablement au milieu de son somme, commence à avoir peur d'abord, et finit, une fois rassuré, par donner un grand coup de pied au chien importun qui est venu le déranger si mal à propos. La Bombarde s'irrite; le conscrit se met en colère: l'un n'a que ses dents et son bon droit; l'autre, sa baïonnette et son fusil. La lutte s'engage, et le malheureux chien tombe, percé de coups, sous la main de celui qu'il a peut-être arraché à la mort.

Le caporal de la porte du Moulin-à-Poudre vient à une heure du matin relever gaîment la sentinelle. A quelques pas de la guérite, son pied rencontre quelque chose qui l'embarrasse: c'est le corps d'un chien mort! La lune commençait à éclairer cette partie du port. Un funeste pressentiment engage le caporal à porter attentivement les yeux sur l'animal qui gît là sans vie auprès de la sentinelle, qui voit avec délices le moment où elle va retourner à son corps-de-garde bien clos et bien chaud.... «C'est la Bombarde! s'écrie avec effroi et douleur le caporal.... On l'a tué!... Qui l'a tué?...—C'est moi, répond niaisement le conscrit.—Vous, gredin?—Ah! mais, caporal, c'est qu'il m'a mordu aussi!—Tu es de service, reprend le caporal, rends-en grâce au ciel! Mais demain il fera jour, et tu descendras la garde.—Sans doute que je la descendrai!—Oui, Jean-fesse, tu la descendras, mais pour que tout le régiment te passe sur le corps.»

Le poste, instruit du triste événement, accourt. Les restes de la Bombarde, enveloppés dans une capote, passent la nuit au corps-de-garde, et les plaintes et les malédictions du poste tombent sur l'infortuné meurtrier du caniche. Le conscrit ne dit mot; la garde, relevée à midi, regagne le quartier; le conscrit quitte sa giberne et son fusil; mais le caporal lui a dit à l'oreille de garder son sabre. Ce mot est significatif.... On se rend dans les douves de la ville, auprès de la porte de Landernau. Là, le vengeur de la Bombarde force son meurtrier à croiser le fer, et en moins d'une seconde l'âme du conscrit va rejoindre celle du chien de l'artillerie, si toutefois un chien qui eut plus d'intelligence que la plupart des humains, peut avoir une âme.

Tout un régiment, pendant une semaine, porta le deuil du caniche, sur sa figure. Le souvenir du chien de l'artillerie vit encore dans la caserne qui a vu, depuis le trépas de la Bombarde, la guerre et la mort renouveler cinq à six fois le régiment des canonniers, dont il surveilla le service pendant toute sa vie.


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