La mer et les marins: Scènes maritimes
CINQUIÈME PARTIE.
Causeries, Contes, Aventures
Et Traditions de Bord.
I.
Causeries de Marins.
Il faisait calme plat: une tente ombrageait le gaillard d'arrière des rayons d'un soleil ardent, et l'équipage inoccupé se livrait à ces entretiens bizarres, saccadés, variés et quelquefois piquants, comme tout ce qui porte l'empreinte du caractère saillant des marins. Nous nous trouvions alors par le travers des Bermudes. Un matelot borgne (et je me le rappelle d'autant mieux, que cet incident de physionomie me l'avait déjà fait remarquer) se tenait sur la barre immobile, en regardant à chaque instant, de l'oeil qui lui restait, si quelque peu de brise ne s'élevait pas d'un des points du magnifique horizon qui nous entourait de son cercle immense. Le capitaine, en corps de chemise, fumait indolemment un cigare, allongé sur son banc de quart, comme s'il avait foulé l'ottomane la plus élastique.
—Théodore, dit-il brusquement au matelot qui était à la barre du gouvernail, où diable as-tu donc perdu ton oeil!—Ma foi, cap'taine, répond le matelot, un peu embarrassé de cette question imprévue..., vous me demandez où c'que j'ai perdu mon oeil?... Mais dame!... je l'ai perdu à la lecture..., et puis d'un coup de poing.—Ah! tu sais donc lire?—Pardieu! si je sais lire! j'ai eu assez de mal à l'apprendre pour m'en souvenir; et tenez, l'endroit où j'ai fait mon éducation, n'est pas loin de nous à présent. C'est à Saint-Georges-des-Bermudes. J'étais prisonnier là, et un canonnier d'artillerie de marine, pris sur le même navire que moi, m'a appris la lecture dans le livre de l'École du canon à bord des vaisseaux de S.M.I. et R.—Mais qui donc t'a défoncé l'oeil qui te manque?—Est-ce que je ne vous l'ai pas déjà dit: il a coulé à la lecture, et puis un coup de poing de bout d'un mauvais sujet, un espèce de maître de danse d'à bord du Messager m'a fait le reste dans une dispute ou c'que je n'avais pas tort.—Que faisais-tu donc aux Bermudes, quand tu y étais prisonnier?—Mais je montrais la langue française, quoi, cap'taine!—Toi, la langue française! et savais-tu assez d'anglais encore pour te faire comprendre de tes élèves?—Pardieu, je crois bien! j'étiommes deux prisonniers qui saviommes l'anglais et le français, comme les Anglais même et des capitaines de vaisseau! A ce dernier trait de naïveté et de modestie, le capitaine ne put s'empêcher de rire aux éclats; le matelot au contraire semblait piqué de ce que son chef se permît d'élever des doutes sur son savoir en fait de langues.—Mais, cap'taine, vous riez, lui dit-il: donnez-moi plutôt un coup d'eau-de-vie et un livre anglais, et si je ne lis pas le livre anglais tout aussi bien que j'avalerai l'boujaron, vous m'ferez r'trancher ma ration d'vin pendant toute la traversée.—Mousse! s'écrie aussitôt le capitaine, va me prendre un verre d'eau-de-vie, et apporte-moi un de mes livres anglais. Le mousse monte quelques secondes après avec un large verre d'eau-de-vie et une petite brochure que le capitaine ouvre alors et présente à Théodore.—Tiens, lis-moi ce titre-là.—Cap'taine, dit Théodore, un peu embarrassé, j'vous préviens que j'entends bien l'anglais à la parole, mais que je ne sais pas bien lire à l'écriture ni à la lecture.—C'est égal, lis-moi cela.—Théodore songe alors à déchiffrer le titre de la brochure: The pi...l...o...t... the pilot... c...o...ast, at... lan...t...i...c... b..i..grec...bi..; R...o..ro... b...e...r...t... Robert... B...l...ac...k... f...o...r...d... ford, blague forte.—Eh bien! reprend le capitaine, après que Théodore a fini sa laborieuse appellation, ce n'est pas difficile à traduire cela! Sais-tu ce que ça veut dire en français?—Ma foi, ça veut dire, répond le matelot, assez en peine d'attacher quelques idées aux mots de Coast et d'Atlantic, ça veut dire que...—Allons, voyons, accouche donc de ta traduction!—Eh bien! cap'taine, ça veut dire en bon français que le pilote, ou celui qui tient à présent la barre, blague fort, après avoir bu l'coup de chnick, et qu'il ne sait pas un mot d'anglais.... Voilà!
II.
Les deux Aspirants.
Parmi nous, gais aspirants de marine, il y avait des contes de faux-ponts que chacun brodait à sa manière, comme ces charges que les élèves peintres se plaisent à inventer et à embellir dans leurs loisirs d'atelier.
La plus petite bizarrerie dans un événement, du reste fort ordinaire, donnait lieu quelquefois à des exagérations qui ensuite finissaient toujours par être enregistrées dans les annales burlesques de la charge du bord. Les aspirants étaient les caricaturistes de la marine, et en cette qualité ils remplissaient leur mission avec un scrupule dont plusieurs notabilités de l'armée navale n'ont pas toujours eu lieu de se féliciter.
Au nombre de leurs charges favorites, je m'en rappelle une qui pour nous n'était pas dépourvue d'originalité. Peut-être qu'en la retraçant ici à l'aide de mes souvenirs, elle perdra à la lecture une grande partie du mérite qu'elle avait dans la tradition. Mais à quinze ou dix-huit ans on n'est pas difficile sur la valeur des contes qui amusent. Tout ce qui fait rire à cet âge est de bon aloi; mon conte aujourd'hui paraîtra peut-être impossible, d'assez mauvais goût? N'importe! je le hasarde parce qu'il m'a plu il y a quelque vingt années. Personne ne sera forcé de le trouver exquis, délicieux; le voici:
Un vieux chef de timonnerie avait un fils à qui il fit donner une assez bonne éducation pour qu'à quinze ans il devînt aspirant de seconde classe.
Le père Larigot ne se sentait pas d'aise d'avoir réussi à faire du fils Larigot un sujet qui, imberbe encore, se trouvait presque aussi avancé en grade que l'auteur de ses jours. Il obtint, pour rendre ce glorieux rapprochement plus frappant à tous les yeux, de faire embarquer son héritier sur la même frégate que lui.
Larigot était brave homme, mais un peu grotesque dans son langage et ses manières. Son fils commençait déjà à se sentir de l'ambition; cependant on le voyait encore se promener familièrement avec son père bras dessus, bras dessous, sur la dunette ou sur le gaillard d'arrière.
Le dimanche, lorsque le père timonnier demandait à aller à terre, les bras bariolés d'un double galon de sergent-major, le fils aspirant consentait à l'accompagner avec son frac bleu couronné des deux trèfles d'uniforme. Ils allaient même ensemble boire de la bière et sabler, par-dessus tout cela, le verre de punch, tant le père était glorieux de pouvoir trinquer avec son cher enfant!
Un soir, l'enfant ramena à bord le vénérable auteur de ses jours, un peu pris de boisson. Le lieutenant de garde félicita le jeune aspirant sur sa piété filiale. On mit le père à la fosse-aux-lions, et les collègues du fils Larigot ne manquèrent pas de plaisanter le jeune homme sur la ribotte qu'il venait de faire en famille. De là un coup d'épée du fils Larigot avec un de ses malins confrères. Le père, sorti de la fosse-aux-lions par l'intercession du fils, servit de témoin à l'enfant, qui se battait pour lui. Après le duel vint le déjeuner, comme c'était alors la règle. Le père Larigot se grisa une seconde fois avec les aspirants; seconde visite du père Larigot à la fosse-aux-lions en arrivant à bord. C'était justice. En 1804, le fils s'avisa de choisir pour maîtresse une femme que le père courtisait, et qui devint, malgré les filiales représentations du jeune homme, la belle-mère de notre aspirant de deuxième classe.
Le commandant de la frégate, choqué de l'inconvenance qui pouvait résulter de la présence du père et du fils à bord du navire où ils occupaient des grades à peu près égaux, débarqua le père.
Avec un peu de travail le fils devint aspirant de première classe, et le père se félicita encore d'avoir donné le jour à un garçon qui était devenu son supérieur. Funeste joie, triste orgueil de père! que de larmes il devait lui coûter!
La flottille de Boulogne fut créée. Il fallait bien des capitaines pour trois ou quatre mille prames, chaloupes canonnières, bateaux-plats, bombardes, péniches et bateaux-canonniers. Le père Larigot devint capitaine de canonnière en sa qualité de chef de timonnerie, grade dans lequel il devait stationner toute sa vie.
Le fils, par une singulière coïncidence, commandait une section de canonnières, qui se rencontra sur les côtes avec la canonnière que montait le père Larigot. Comme le guidon de commandement était à bord du fils, et que le père manoeuvrait fort mal, le commandant de la section ordonna, par un signal, les arrêts au capitaine de la canonnière dont il ne connaissait que le numéro et la mauvaise manoeuvre.
Le lendemain il apprit qu'il avait puni son respectable père, et celui-ci eut la douleur d'apprendre qu'il avait été puni par son garçon à la face de toute la flottille de Boulogne.
Sortons de cet état, s'écria-t-il, en recevant le compliment de condoléance de son fils; si j'avais su les mathématiques, l'empereur m'aurait fait enseigne auxiliaire. Apprends-moi ce que je ne sais pas et ce qui me manque pour avancer; il m'en coûtera moins de recevoir des leçons de mon fils, que d'un professeur étranger.
Le père avait la tête dure: le fils était vif. Souvent il arriva au maître de dire à l'élève, celui qui l'avait mis au monde, qu'il ne savait ce qu'il disait, et celui-ci s'emporta contre le professeur, qui lui jeta l'éponge du tableau au visage. L'élève resta chef de timonnerie.
Les aspirants alors étaient en bon train pour avancer. Le fils Larigot devint enseigne de vaisseau à la barbe déjà grise du père Larigot. Dès lors il n'y eut plus entre eux de commun que le nom.
Lorsque l'enseigne entrevoyait dans les rues la face rubiconde du chef de timonnerie, il changeait de route, et le père Larigot poursuivait obstinément sa géniture dénaturée, en lui criant: Tu es un orgueilleux, un enfant sans entrailles, à qui j'ai eu la bêtise de mettre des épaulettes sur le dos! Comment ai-je pu faire tout seul avec ta défunte mère, que le ciel confonde! un garnement de cette espèce! Et le fils murmurait en enrageant: Comment se fait-il que je sois le fils d'un tel ivrogne!
Quelques années se passèrent sans que le père, envoyé à Brest, revît le fils, qui se trouva embarqué à bord d'un vaisseau de la division d'Anvers.
Un beau jour, des escouades de maîtres, de quartiers-maîtres et de matelots, arrivèrent dans ce dernier port pour être réparties entre les différents bâtiments qui composaient l'escadre.
Les commissaires de marine, qui dans ce temps-là du moins avaient la plume assez malencontreuse, désignèrent le chef de timonnerie Larigot pour être embarqué à bord du vaisseau même où le fils faisait, en sa qualité de plus ancien enseigne du bord, le service de lieutenant. Il était justement de garde quand le chef de timonnerie vint lui présenter son billet d'embarquement.
—Lieutenant, j'ai l'honneur.... Mais il me semble, si je ne me trompe, que....
—Comment vous nommez-vous?
—Vous le voyez... tu le vois bien, sur ce billet.
—Quoi! c'est encore vous? que le diable vous emporte!
—Que le diable t'emporte toi-même, entends-tu, mauvais garnement de fils!
—Capitaine d'armes, conduisez-moi cet homme à la fosse-aux-lions, et s'il raisonne, qu'on le mette aux fers.
—Ciel! est-il possible d'avoir un fils de cette façon! Mais non, tu n'es pas mon enfant, je te renie et je te maudis.
—Vous avez raison; je ne suis que votre supérieur. Conduisez cet homme à la fosse-aux-lions.
Le malheureux père alla maudire pendant sept à huit jours à la fosse-aux-lions et sa paternité et le sort qui le condamnait à croupir dans un grade où tous les blancs-becs d'aspirants lui avaient déjà passé sur le corps.
Mais le père Larigot dans son infortune avait du moins une consolation. La femme qu'il avait épousée malgré les calomnieuses représentations de son indigne fils, était encore jeune; elle avait voulu le suivre de Brest à Anvers, et, en dépit de la discipline du bord qui ne permettait pas aux bâtiments de l'escadre de recevoir des femmes, elle était parvenue à s'introduire sous un costume de novice. Un petit mousse assez espiègle, qui devina le travestissement de l'épouse du chef de timonnerie, parvint, en se rendant à bord dans l'embarcation du soir, à lui inspirer assez de confiance pour qu'elle lui avouât que c'était M. Larigot son mari, qu'elle allait voir sous le déguisement qui cachait son sexe.
Ce petit mousse était celui de l'enseigne Larigot; enfant trop dévoué à son maître, il répond à la pauvre dame:
—Oui, votre mari, je sais ce que c'est: mon maître n'a jamais dit qu'il fût marié, mais c'est égal. Aussitôt que nous serons arrivés le long du bord, vous vous glisserez par un sabord de la batterie avant qu'on ne vienne visiter l'embarcation, et je me charge du reste. Comme il fait nuit et que mon maître est couché, tout s'arrangera au mieux.
Le canot arrive, madame Larigot, aidée du petit mousse, se glisse comme un rat par le sabord entr'ouvert au-dessous duquel se balance l'embarcation. Le mousse saisit par la main celle qu'il croit être la mystérieuse maîtresse de son maître, et il la conduit, elle ignorante des usages du bord, dans la chambre même de l'enseigne Larigot, qui déjà dormait du sommeil le plus profond.
Une voix toute féminine le réveilla en tremblotant. La porte ouverte par le mousse se referme sur ce couple infortuné ou trop fortuné.... Comme on voudra.
—Mon ami Larigot, c'est moi!... si tu savais ce que j'ai été obligée de faire pour venir te voir à bord!... je me suis déguisée.
Et des baisers que la pauvre femme croit les plus conjugaux du monde, empêchent l'enseigne, encore tout étonné de sa bonne fortune inespérée, de répondre à d'aussi tendres preuves d'amour.
On assure que la nuit cacha, de ses voiles obscurs, une scène à peu près incestueuse.
Une demi-heure se passa; madame Larigot croyait toujours être dans les bras de son mari.
Mais l'erreur dura trop ou trop peu; dès qu'il ne lui fut plus possible de se méprendre sur la non-identité des personnes, la victime de cette méprise se mit à crier, en s'échappant des bras de celui qui n'était pas son époux. Le canonnier de faction à la porte de la Sainte-Barbe, où était la chambre de l'enseigne, accourt à ce bruit; on se réveille, des fanaux viennent éclairer la scène, et le fils Larigot reconnaît, dans sa facile et nocturne conquête, sa belle-mère!
A bord d'un vaisseau de ligne, les nouvelles de cette espèce circulent vite. On n'épargna pas, une demi-heure seulement, à la susceptibilité conjugale du père Larigot, la connaissance d'un événement qui devait encore ajouter à la haine qu'il avait conçue pour son malheureux fils. Méconnu, injurié et bloqué par lui! passe encore, s'écria-t-il, dans son délire. Mais co... co... cohabiter avec ce monstre qui déshonore mes cheveux blancs en subornant ma femme, non: je ne le souffrirai pas! Qu'on me donne un poignard, un pistolet, un couteau, n'importe quoi!
Le gardien de la fosse-aux-lions lui répond avec le plus grand sang-froid:
—Je n'ai rien de tout cela à votre service pour le moment.
—N'y a-t-il pas ici un épissoir?
—Oui, mais vous aurez bigrement de la peine à vous tuer avec ça.
—N'importe! j'essaierai; je ne puis plus vivre.
—Tenez, chef, voilà celui qui pique le plus.
Et l'infortuné père Larigot prend son épissoir et d'une main conduite par la rage, il s'enfonce violemment entre les côtes le fatal et lourd instrument que l'imbécillité du gardien lui a offert.
Le fils Larigot ne se montra pas inconsolable en apprenant la fin malheureuse de son père; lui-même périt d'une manière funeste quelque temps après, en prenant un bain de pied dans une assiette à soupe.
La morale de cette histoire déplorable est qu'on ne doit jamais naviguer à bord du même navire que son père.
III.
Dialogue
ENTRE LE CONTRE-MAITRE D'ÉQUIPAGE LESTUME ET LE NOVICE LHOMMIC.
Sur le gaillard d'avant d'un vaisseau de l'expédition d'Alger.
Lhommic.—Sans être trop curieux, maître Lestume, pourrait-on demander si j'allons, oui ou non, à Alger, et si c'est sûr que l'on se tapera?
Lestume.—C'est possible; mais ce n'est pas si sûr que du vinaigre.
Lhommic.—Pourquoi donc cela?
Lestume.—Parce que le vinaigre est ce qu'il y a de plus sûr au monde.
Lhommic.—Mais c'est pas ça que j'voulais dire; j'voulais comme qui dirait vous d'mander si Alger est fort?
Lestume.—Est-ce que tu as vu des forts qui étaient faibles? Alger est un fort, n'est-ce pas? Eh bien, qui dit fort, dit tout; parce qu'un fort est un fort, quoi!
Lhommic.—Sans vous commander, voulez-vous me dire tant seulement si c'est une île?
Lestume.—C'est une île, et c'est pas une île; c'est une terre, et ce n'est pas une terre; c'est l'un et l'autre.
Lhommic.—Je me suis laissé dire qu'il n'y avait pas d'eau?
Lestume.—Qué qui t'a dit cela? Il y a quinze brasses d'eau à demi-encâblure de la côte.
Lhommic.—Mais j'entendais de l'eau bonne à boire.
Lestume.—Eh bien, s'il n'y a pas d'eau, on boira du vin; voyez donc le grand mal!
Lhommic.—C'est pas moins une belle chose, qu'la guerre, comme on dit, mais quand on en est revenu.
Lestume.—C'est bon à dire à terre, c'te parole; mais à la mer, j'avons chaviré le proverbe, et j'disons qu'la guerre est une belle chose quand on y va.
Lhommic.—Oui, mais s'il y a, pas moins, beaucoup d'canons à ce fort d'Alger....
Lestume.—Eh bien! tant plus d'canons à prendre, tant plus à la part quand ils seront pris, comme disaient les frères de la côte de Saint-Domingue; mais t'as pas connu ça, toi, et t'as pas même assez d'connaissance pour l'avoir deviné.
Lhommic.—Mais l'vaisseau ne marche pas; avec une brise carabinée, il n'file qu'huit noeuds.
Lestume.—C'est égal; qui va piano va sano, comme dit l'Anglais.
Lhommic.—C'est pas l'embarras, j'arriverons toujours assez tôt; car une fois que j'serons là....
Lestume.—Eh bien, une fois que tu seras là, au premier coup de sifflet d'embarque les grands canotiers! tu prendras ton aviron en forme de plume, t'arrimeras des soldats entre les bancs, t'iras le bout à terre, et quand t'auras débarqué le pousse-caillou, tu pousseras de fond avec la gaffe, et tu reviendras à bord prendre ton poste de combat, s'il y a moyen de se seringuer avec la terre. Quand l'pavillon z'a-t-été insulté, il faut en découdre, je ne connais que cela.
Lhommic.—Mais l'pavillon a-t-il été bien-t-insulté?
Lestume.—L'commandant l'a dit, toujours; et il doit s'y connaître, lui qu'a toujours fait la guerre en temps de paix. Tu n'étais donc pas là, quand il a fait un coup d'platine avec l'équipage? «Enfants! qu'il a dit, l'pavillon d'Henri IV a-t-été blasphémé et molesté, et j'compte sur vous pour aller le laver dans le sang des Barbaresses!»
Lhommic.—Qu'est-ce que c'est que le sang barbaresse?
Lestume.—Imbécile! tu ne vois pas que c'est le sang des Barbares?
Lhommic.—C'est donc des Barbares, que les bourgeois qui sont dans Alger?
Lestume.—Je crois bien, puisqu'ils ont insulté l'pavillon d'Henri IV.
Lhommic.—Mais c'est pas l'pavillon d'Henri IV, puisque Henri IV n'était pas dans la marine.
Lestume.—Allons, t'es trop borné pour entrer avec moi dans les explications de l'histoire. Mais j'suis pas fâché d'aller un peu m'taper avec ces parias-là; il y a long-temps que j'n'avons entendu des grognards de 36; je commençais à me rouiller.
Lhommic.—Mais vous étiez pas moins, pourtant, à Navarin?
Lestume.—Oui, mais ça compte pas, ça. Les Turcs, c'est pas des matelots: c'est des chalandous de la rivière de Nantes, et c'est pas plus marins que des Parisiens.
Lhommic.—Ah! ma foi, moi, j'aime mieux rester rouillé, que d'me dérouiller à coups de boulets.
Lestume.—Oui, j'crois avoir doutance que t'as pas le coeur bien guerrier; mais je te relev'rai l'courage, n'aie pas peur. J'ai demandé z'au capitaine de frégate à te donner z'un poste sur la dunette, parce que c'est là qu'il y a le plus de tabac à recevoir dans un combat, et ça forme un jeune homme plus vite. Et puis, vois-tu bien, j'ai dit au capitaine d'armes, qu'est mon ami: «Quand vous ferez votre ronde dans l'combat, pour voir s'il n'y a pas des capons aux pièces, faites-moi l'amitié d'passer votre sabre dans l'ventre au petit Lhommic, qu'est de mon pays, Breton comme moi, et qui m'a-t-été recommandé, s'il n'y va pas rondement.» Ainsi, si tu fais un mouvement horizontalement, t'es bien sûr d'être pas manqué.
Lhommic.—A votre idée, maître Lestume! Mais c'est z'une drôle de recommandation que vous avez donnée là au cap'taine d'armes.
Lestume.—Ecoute donc, c'est comme j'te dis: l'capitaine d'armes et moi, j'sommes une paire d'amis, et on s'rend d'petits services à la mer, comme de raison; et il ne sera pas dit qu'un Breton comme moi, un enfant de Brest, aura fait la galine à bord d'un vaisseau où c'que maître Lestume a été contre-maître du gaillard d'avant, et dans un combat où il y a des coups, Dieu merci, à recevoir pour tout l'équipage.
IV.
Première Causerie du gaillard d'avant.
Le novice Ivon.—Dites donc, maître Laouénan, vous qu'avez vu le Grand-Mogol, qu'est-ce que c'est, sans être trop curieux?
Maître Laouénan.—C'est un Mogol qu'a une barbe respectable, toute blanche, jusqu'à son pont de culotte, et qui, tout d'même, n'a pas de pantalon, attendu que c'est une manière de Turc ou d'Ottomane, comme on dit dans le pays.
Le novice Ivon.—Ah çà, c'est-il tout d'même un bon homme?
Maitre Laonénan.—C'est un homme si l'on veut; mais, pour des Turcs ou des Ottomanes, c'est ce qu'il faut. Quand il n'est pas content ou satisfait de son conseil, il leur z'y fait couper la tête net, avec un sabre ou une façon de damas.
Ivon.—Les Turcs ou les Ottomanes, c'est donc la même chose, dans le pays?
Maître Laouénan.—Ah! doucement, Jeannette; n'allons pas si vite, en fait d'histoire naturelle. Les Turcs, c'est ceux qu'habitent comme qui dirait la Turquie; les Ottomanes, c'est les chrétiens qu'adorent Mahomet, ou, autrement dit, le prophète.
Ivon.—C'est pas moins un drôle de nom, Ottomanes, et je serais curieux d'savoir où ils ont été chercher cette parole-là.
Maître Laouénan.—C'est pas une parole; c'est une qualification indigène, ou, autrement, intrinsèche; et ça vient du pourquoi qui fait que les Turcs s'allongions toujours sur des grands canapés, comme de véritables cagnes, comme tu as pu z'en voir dans la chambre du commandant, le matin, quand tu vas sauberder le tillac, garnis en velours escramoisi avec des clous dorés en cuivre.
Ivon.—Le Grand-Mogol a-t-il de la malice dans les yeux, et ça paraît-il un malin b...?
Maître Laouénan.—Oui, mais tant soit peu féroce. Quand il m'a z'aperçu, il a vu à ma figure et à ce que son interprète lui a soufflé à genoux dans le tuyau de l'oreille, que j'étais-t-un Français de nation. Il reconnaît tous les pavillons des individus à la physolomie de chacun.
Ivon.—Je me suis laissé dire que les Turcs n'aimaient pas beaucoup les Français?
Maître Laouénan.—Eh bien, tu t'es laissé dire une bêtise, mon garçon. Sur trente-six ingrédients que j'étiommes là, Anglais, Portugais, Allemands et Bretons, il ne m'a fait donner que vingt à vingt-cinq coups de trique à l'orientaliste, attendu qu'il m'avait reconnu pour Français: c'est des égards qui n'étions pas dans le traité. Les autres ont reçu la doudouille complète, à la mode du pays.
Ivon.—C'est pas moins heureux pour vous, d'avoir vu du pays.
Maître Laouénan.—Il n'y a que les voyages qui forment l'homme; et autant de pays qu'on a vus, autant de fois que l'on est propre à tout. Quand on sait demander un verre de vin dans toutes les langues, on ne meurt jamais de faim, dans aucune partie du monde, avec un doublon d'Espagne dans sa poche, et moyennant qu'il y ait du pain où ce que l'on est.
Ivon.—Ah ça, où ce que j'allons de l'heure qu'il est?
Maître Laouénan.—Dans l'Archipelle, où ce qu'il y a l'île de Cythère, consacrée à Vénus, la déesse de la beauté et des rhumatisses, comme l'a découvert un chirurgien-major que j'avions dans notre voyage d'exploraison.
Ivon.—Qu'est-ce qu'on peut voir de bon dans l'Archipède?
Maître Laouénan.—Dites donc, vous autres, v'là-t-il pas une espèce de malgache et de paliaca qui me demande ce que l'on peut voir de bon dans l'Archipelle?... Mais, double lofia, dans l'Archipelle, on voit l'Archipelle; c'est comme si tu me demandais ce que tu vois quand tu te fais la barbe.
Ivon.—Eh bien, quand j'me fais la barbe, j'vois mon miroir.
Maître Laouénan.—Et dans ton miroir, qu'est-ce que tu y vois?
Ivon.—Ce que je vois dans mon miroir?
Maître Laouénan.—Oui, qu'est-ce que tu y vois? Attendez un peu, vous autres; il va vous dire ce qu'il voit dans son miroir, quand il s'y voit....
Ivon.—Eh bien, je m'y vois, quoi!...
Maître Laouénan.—Tu n'y vois qu'une b... de bête, comme tu seras toute ta chienne de vie, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit qui t'illumine, ainsi soit-il! Borde un pouce de l'écoute du petit foc, qui ralingue depuis une demi-heure, et va-t'en te coucher ensuite, pour faire comme le berger et mettre un cornichon à l'ombre.
Deuxième Causerie du gaillard d'avant.
Un matelot.—Dites donc, conscrit, sans vous commander, prenez-moi un bout de c'te corde et halez-moi dessus de toutes vos forces, si vous en avez, par manière d'acquit seulement.
Le conscrit halant.—Savez-vous comment on nomme la mer où nous naviguons?
Le matelot.—La mer inconnue, qui tombe directement dans l'embouchure du lac Cacafouin.
Le conscrit.—Tiens, c'est singulier! jamais je n'ai entendu parler de ce lac-là.
Le matelot.—C'est que vous n'avez jamais appris la géographie.
Le conscrit.—Si, certainement; mais le lac Cacafouin ne se trouve pas sur la carte.
Le matelot.—C'est que vous n'avez jamais regardé la carte avec vos lunettes, et en vous bouchant le nez.
Le conscrit.—Qu'est-ce donc que ce lac?
Le matelot.—C'est-z-un lac de poudre liquide à fumer les cannes à sucre: on navigue, dans c'te mer-là, la tête en bas, les pieds en haut, avec une brasse de profondeur, et on ne prend sa respiration que par le dernier bouton de la guêtre.
Le conscrit.—Ah! je vois que vous voulez vous gausser de moi.
Le matelot.—Non pas, mon ami; je ne veux que m'amuser aux dépens du passager. Savez-vous ce que c'est que le passager?
Le conscrit.—Mais, le passager, c'est moi.
Le matelot.—Trop honnête pour vous dire le contraire; mais le passager, c'est une manière de malle vivante, qui boit, qui mange, qui dort, et envers qui on a dit au commandant: Commandant, vous porterez de Brest à l'Ile-Bourbon trois cents citoyens qui ne pourront pas se tenir sur leurs pieds, et à qui vous ferez voir le bonhomme Tropique et la ligne dans une longue-vue où vous mettrez un cheveu.
Le conscrit.—Le bonhomme Tropique est une farce, n'est-ce pas?
Le matelot.—Oui, c'est une farce qui ne vous fera pas rire, à moins que vous n'ayez trois cents kilos de gaîté clouée, doublée et chevillée en cuivre dans l'âme.
Le conscrit.—Mais qu'est-ce que c'est que le bonhomme Tropique?
Le matelot.—C'est le curé de la ligne, qui donne la bénédiction avec des tuyaux de pompe à laver, et qui fait pleuvoir des pois secs, quand il éternue.
Le conscrit.—Et la ligne?
Le matelot.—C'est un grand câble que le grand Chasse-F... a filé par le bout dans le milieu du monde, en voulant appareiller pour couper la côte d'Afrique en deux. Vous ne savez pas ce que c'est, peut-être, que le grand Chasse-F...?
Le conscrit.—Pas plus que le lac Cacafouin.
Le matelot.—Le grand Chasse-F... est un trois-ponts qui a du cent vingt mille tonnerres en batterie, et qui se sert de la lune pour pomme de girouette; il y a dix mille ans qu'on travaille à Lyon et à Rouen pour lui faire un pavillon de poupe. Un jour son commandant a voulu le faire virer de bord vent-devant, et le talon de son gouvernail a touché sur le fond d'Ouessant, tandis que son beaupré a été chavirer tout ce qu'il y avait de servi sur la Table-Bay, au cap de Bonne-Espérance.
Le conscrit.—C'est donc un bien grand vaisseau?
Le matelot.—Ah! mais oui; mais ce n'est pas le tout. Un jour, le commandant a voulu envoyer son mousse pour parer la flamme qui s'était engagée dans un calle-hauban de perroquet, et ce b... de mousse, quand il est descendu, avait la barbe grise et sa demi-solde en poche.
Le conscrit.—L'Anglais ne prendra pas ce vaisseau-là, je crois bien.
Le matelot.—Si, peut-être, mais dans l'année de j'ten f...; il y a trois mille ans qu'on se bat sur le gaillard d'avant, et que le branle-bas d'combat n'est pas encore fait sur le gaillard d'arrière; le commandant n'a seulement pas été réveillé par le charivari que font les caronades d'en avant des passe-avants, et qui tapent dur; mais c'qu'il y a de plus farce, c'est qu'un passager comme vous, à un demi-pouce de nez près, est tombé dans la cale par le grand panneau, et qu'il n'est pas encore rendu à fond de cale: ce particulier-là tombe toujours; il sera mort d'âge avant de se casser les reins.
Le conscrit.—Mais qui est-ce qui commande votre grand Chasse-F...? c'est sans doute le Père Eternel?
Le matelot.—Le Père Eternel? ah bien oui! il n'est que patron de chaloupe, à bord, et il y a dix-huit cent trente ans et le pouce que notre seigneur Jésus-Christ fait du feu sous la chaudière de l'équipage, sans avoir pu encore arriver à faire bouillir la soupe et à faire cuire les boulets de trois mille cinq cent soixante qui serviront de petits pois à la ration.
Le conscrit.—Pourquoi donc que les matelots inventent des bêtises comme ça?
Le matelot.—Mais ils inventent ces bêtises-là pour vous faire croire qu'ils sont plus bêtes que ceux-là qui les écoutent pendant une heure, comme vous le faites là.
Le conscrit.—Vous vous moquez donc de moi?
Le matelot.—Pas trop; mais à vous voir ouvrir la bouche comme une gamelle de sept, j'commence à croire qu'en fait de gaudichonneries, vous avez chargé plus que votre plein, conscrit. (Le matelot s'éloigne en regardant gaîment le conscrit de côté, et en chantant à plein gosier:
Reviendras-tu, toi que mon coeur adore!)
V.
La Casaque du bon Dieu.
A bord d'un brick de l'État se trouvait un maître calfat, très-bon chrétien, fidèle croyant, et un maître canonnier, esprit fort, s'il en fut, goguenardant tout ce qui sentait la religion, un esprit voltairien, en un mot.
Le maître calfat appelait toujours son collègue, maître Canon, et celui-ci ne désignait son confrère que sous le nom familier de maître Mailloche.
Maître Canon et maître Mailloche avaient souvent ensemble des discussions théologiques, philosophiques et philanthropiques, dont l'équipage s'amusait beaucoup avec tout le respect que l'on devait cependant, au grade et à l'âge des graves interlocuteurs. Nos deux maîtres, malgré le dissentiment de leurs opinions, étaient du reste les meilleurs amis du monde; et leurs petites taquineries ne semblaient même que raviver et rendre leur liaison plus piquante. C'est ainsi que deux arbres dont le feuillage est différent, enlacent leurs branches pour confondre leurs fruits confraternels, et résister, s'il le faut ensemble, à la tempête.
Le brick sur lequel naviguaient nos deux amis, relâcha pendant la guerre, au Passage, port espagnol, situé à l'entrée de cette Bidassoa, que les troupes impériales n'avaient pas encore passée, pour aller porter le ravage dans la Péninsule. Nous étions, enfin, en paix avec les Espagnols.
Quelques jours après leur entrée dans le port, les deux maîtres demandèrent la permission d'aller passer la journée du dimanche à terre. L'un avait revêtu son uniforme de sergent d'artillerie de marine, l'autre avait endossé le large habit de sa profession avec son collet bordé d'un large galon d'or. La toilette était complète, car chacun des deux amis sentait le besoin de ne se montrer qu'avec dignité aux yeux d'une population étrangère.
A peine rendu à terre, le maître calfat, malgré la dureté de son oreille trop bien faite aux coups redoublés du marteau, entend des chants religieux remplir une vaste église. Ces accents de piété allèchent notre dévot; mais il n'ose pas quitter son compagnon, pour aller entendre la messe qui le séduit. Le maître canonnier, devinant l'envie et l'embarras de son camarade, lui propose de l'accompagner jusque dans le sein de l'église apostolique et romaine.
—Quoi! vous tâteriez d'une messe, maître Canon, par égard pour moi?
—Et pourquoi pas, maître Mailloche? On peut n'être pas de la même idée sur ces bêtises-là, mais ça n'empêche pas d'aller avec ses amis, en haussant les épaules pour eux.
—Vous hausserez donc les épaules pour moi, n'est-ce pas?
—Oui; mais vous avalerez votre messe pour vous, et si ça vous fait du bien, ça ne m'empas d'être content de moi.
Les deux amis entrent à l'église. L'un tire de son petit sac de toile à voiles, son petit livre de messe, et il se met à chanter pieusement faux, en latin, à la grande édification des Espagnols qui l'entourent. L'autre, obligé de suivre les dévots mouvements de la foule, de s'agenouiller, de se faire donner la bénédiction en courbant le dos, murmure tout bas qu'il aimerait cent fois mieux faire la charge en douze temps, que l'exercice commandé par un moine.
L'office divin touche à sa fin, cependant! le sacrifice de la messe est offert, et sans doute aussi accepté. La foule s'écoule religieusement, et nos deux compagnons vont, n'ayant rien de mieux à faire, se promener dans les rues du Passage.
L'heure du dîner arrive: l'appétit vient avec elle à nos promeneurs.—Ah çà, demande maître Canon, nous ferez-vous jeûner encore, après m'avoir fait avaler une messe qui ne m'a pas rempli du tout l'estomac?—Non pas, maître Canon, nous allons, si vous voulez, monter dans cette petite auberge, au premier étage. Ma religion, à moi, ne défend pas de manger et de boire à son contentement. L'Évangile est là pour un coup, d'ailleurs: «Donnez à boire à qui a soif.»
—J'ai soif, moi.
—Eh bien! nous allons boire un coup ou deux, mais moderato, comme dit l'Anglais.
—J'ai faim aussi, et bigrement même.
—Eh bien! nous allons manger un morceau, mais ne jurons pas aujourd'hui, car il ne faut pas se ficher du dimanche, qui est le jour de Dieu. Entrons dans l'auberge, et je dirai le benedicite avant de manger, attendu que les Espagnols nous feraient payer plus cher, si nous ne disions pas notre prière avant le repas.
On servit une matelotte à l'oignon aux convives français, qui s'établirent gaîment près d'une petite fenêtre qui donnait sur la rue. Un vin rouge, épais et doucereux, sentant un peu la peau de bouc, leur fut présenté comme la perle des vins du pays. Ils s'en abreuvèrent avec délices et en jasant beaucoup. Une procession vint à passer.
Aux accents nasillards des moines qui entraînaient la foule bruyante sur leurs pas gravement cadencés, le maître calfat fit ses dispositions pour se mettre à genoux; mais avant qu'il ne pût humilier sa figure rubiconde, sur le bord de la fenêtre, on lui cria de la rue, en espagnol: A genoux, les Français!
—Ceci sent joliment la farce! s'écria le maître canonnier, qui ne s'agenouillait pas.
—C'est égal, calons nos mâts de hune, et amenons nos basses largues sur les porte-aux-lofs.
—Non pas, ma foi! J'ai entendu une messe à contre-coeur; je ne veux pas amener au milieu de mon dîner pour une escouade de calotins.
—A genoux, les Français! A genoux, et quelque chose pour le bienheureux saint Sébastien! cria-t-on de la rue et du milieu de la foule.
—Ah! tu demandes quelque chose pour ton saint, dit maître Canon, attends: tiens, tiens, attrape! et en prononçant ces mots, le sergent d'artillerie jette sur la procession quelques os de poulet rongés jusqu'à la moelle.
—Que faites-vous donc là, maître Canon?
—Je donne quelque chose à ces mendiants, maître Mailloche.
—Vous allez nous faire éreinter, c'est sûr, maître Canon.
—Ah! ils éreintent donc aussi, vos catholiques, quand ils sont mille contre un?
Les prédictions du mystique calfat allaient s'accomplir: les coureurs de la procession ne parlaient déjà de rien moins que d'assommer les deux impies. Le maître calfat, voyant son camarade menacé mettre le sabre à la main, prit un barreau de chaise, pour se défendre en ami généreux plutôt qu'en chrétien résigné au martyre de la canaille. On crie, on hurle et le combat va commencer.
Fort heureusement que pour nos deux assiégés, une des embarcations de leur brick se trouvait non loin de l'auberge où l'on venait de les assaillir. Au bruit de l'attaque, les canotiers français, armés de longs avirons, accourent, et, faisant fuir les Espagnols sous les coups de leurs mobiles balistes, ils parvinrent à tirer maître Canon et maître Mailloche du mauvais pas dans lequel ceux-ci s'étaient engagés pour des os de poulet jetés sur deux ou trois têtes encalottées, comme les appelait le sacrilége canonnier.
En arrivant à bord, le soir, les deux amis, encore un peu agités des libations qu'ils avaient offertes à Bacchus et des émotions que leur avaient fait éprouver les Espagnols, ne se dirent pas grand'chose. On les plaisanta un peu sur l'agrément qu'ils avaient dû trouver dans leur promenade à terre, et ils allèrent se coucher, sans daigner répondre aux sarcasmes que leurs confrères restés à bord leur lançaient d'un air demi-goguenard et demi-apitoyé. Mais le lendemain, quand les fumées du vin du Passage furent tout-à-fait dissipées, et que maître Canon et maître Mailloche se trouvèrent en présence, le premier, assis sur la drôme, interpella ainsi son camarade, en présence de tout l'équipage rassemblé pour écouter la discussion, qui paraissait devoir être savante et vive.
—Vous avez vu hier cependant, maître Mailloche, à quoi vous conduit votre belle religion!
—Ce n'est pas ma religion qui a fait tout le mal, c'est vos os de poulet, plutôt.
—Et pour des os de poulet, faut-il tuer un homme, morbleu?
—Ce n'est pas le bon Dieu, encore une fois, qui est la cause de ce qui se fait de mal en ce monde.
—Votre bon Dieu, puisque bon Dieu il y a, a de vilains soldats à son service, et vous pouvez vous en vanter.
—Mais qu'avez-vous tant à reprocher à mon bon Dieu, au bout du compte? N'est-ce pas lui qui a permis aux canotiers de notre bord, de nous retirer de la patte de cette canaille du Passage?
—Comment! ce que j'ai à reprocher à votre bon Dieu? Vous avez le front de me demander cela à moi? Ce n'est pas moi seulement qui lui reproche ce qu'il a fait anciennement: c'est tout le monde.
N'est-ce pas lui qui a fait tenter notre première mère par un serpent à sonnettes, sur un arbre, et qui a puni plus de cinq cent millions d'hommes avant leur naissance, parce que l'épouse de M. Adam, que vous ne connaissez pas plus que l'an quarante, avait mangé une pomme ou une poire de trop?
—Mais si c'est pour votre bonheur que le bon Dieu a fait tout cela?
—Oui, c'est pour notre bonheur à présent, qu'il a rendu malheureux un tas de pauvres b... comme vous et moi, n'est-ce pas? Et puis ensuite, pourquoi le bon Dieu, par exemple, qui est si bon, a-t-il fait le déluge?
—Pour corriger les hommes qui étaient trop méchants.
—Mais puisqu'il est si puissant et si despote à son bord, et qu'il peut tout faire d'un seul commandement, pourquoi, une supposition, n'a-t-il pas dit à ces hommes: Corrige-toi, tas de gueux et de vermines, plutôt que de les noyer comme de vrais pourceaux? Belle fichue manière de corriger quelques coupables, que de noyer tout le monde en bloc!
—Vous ne pouvez pas comprendre tout cela, maître Canon; vous n'avez pas la foi, comme on dit.
—Mais je comprends bien la mort de votre seigneur Jésus-Christ, cependant. Votre bon Dieu n'a-t-il pas laissé mourir son fils, comme un simple particulier, par exemple? hein! Ripostez, s'il vous plaît, à cette botte-là, vous qui êtes si crâne dans les écritures?
—Il a laissé mourir son divin fils, pour nous racheter de nos péchés, vous, moi et les autres.
—Eh bien! moi, je vous donne mon billet, que si j'avais été à la place du bon Dieu, j'aurais plutôt vendu jusqu'à ma dernière casaque, que de laisser condamner mon enfant à faire sa dernière grimace sur la croix.
A cette idée de la casaque du bon Dieu, les assistants, qui jusque-là avaient gardé leur sérieux, ne purent s'empêcher d'éclater de rire. Maître Mailloche, tout déconcerté, quitta en marmottant le lieu de la discussion; et maître Canon, tout triomphant, laissa couler sur les traces de son interlocuteur vaincu, un flux d'arguments, au milieu desquels on entendait encore ces mots: Il m'a fait manger une messe, mais j'ai fait avaler des os de poulet à sa procession.
Le mot de la casaque du bon Dieu n'eut garde d'être perdu à bord du brick. Long-temps encore après le débarquement de maître Canon, on ne parlait de lui qu'en le désignant sous le nom de la Casaque du bon Dieu. C'est sous ce sobriquet qu'il navigua à bord d'une douzaine de navires, jusqu'à sa mort.
Que Dieu soit en paix à ce brave impie!
VI.
Le Nègre blanc.
Après le terrible ouragan qui dispersa, pendant la dernière guerre, la division de l'amiral Willaumetz, le vaisseau français le Foudroyant se vit forcé de relâcher à San-Salvador, dans la baie de Tous-les-Saints, si justement nommée, en égard à la quantité prodigieuse de saints que chôment les dévots habitants du pays.
A bord de ce vaisseau existait, parmi les canonniers de marine, un grand gaillard, au teint basané, aux cheveux laineux, et que, par allusion à son nez écrasé et à ses yeux tout ronds, ses camarades avaient appelé le Nègre. Loin de se fâcher de cette dénomination, notre Nègre semblait au contraire la supporter fort gaîment; et s'il avait connu les vers de Ducis, il se serait peut-être même écrié volontiers, en parodiant le Maure Othello:
On m'appelle le Nègre, et j'en fais vanité,
Ce nom ira peut-être à la postérité.
Il n'alla pas tout-à-fait si loin.
Un jour, ayant obtenu de son capitaine de frégate et de son capitaine d'artillerie la permission d'aller à terre, il se dirigea avec quatre de ses camarades vers le fort San-Antonio. Le tafia se boit à bon marché à Bahia, et pour quelques pièces de six liards, les marins peuvent facilement parvenir, par le plus court chemin possible, au comble de l'humaine félicité du matelot, c'est-à-dire à se griser complétement. Nos cinq artilleurs se grisèrent donc, et tellement, que le Nègre, pour égayer la partie, emprunta les vêtements d'un esclave afin de remplir son rôle de noir sous le costume de rigueur du personnage. Je vous laisse à penser les grimaces et les contorsions africaines que fit notre homme, excité par l'hilarité de ses camarades! Il obtint enfin un succès dramatique dont les esclaves de coulisses que nous voyons dans Paul et Virginie s'enorgueilliraient. Mais le mouvement que notre canonnier s'était donné pour rendre l'illusion plus complète aux yeux des spectateurs, acheva de lui faire perdre l'usage de sa raison.
L'idée des bonnes grosses farces arrive vite aux marins qui sont descendus à terre pour s'amuser, de manière à ne pas perdre un seul instant.
L'un d'eux dit à ses camarades:—Dites donc, vous autres, si, tandis qu'il est en train de faire ses macaqueries, nous lui passions une couche de noir sur son franc-bord, croyez-vous qu'il ne ferait pas encore mieux le nègre?
—Tiens, c'est vrai! repart un autre. Mais avec quoi veux-tu que nous le galipotions en noir?
—Avec quoi? Attends un peu; tu vas voir qu'il est plus aisé de noircir un blanc que de blanchir un noir.
Et, en prononçant ces mots, notre Raphaël improvisé se frotte les mains sur le fond des marmites et des casseroles qu'il trouve dans le cabaret, et puis il vient déposer, le plus artistement qu'il peut, cette couche de bistre sur les joues, le front et le cou de notre Nègre, qui se laisse faire, tout en continuant de parler créole à son barbouilleur, et toujours pour rendre la scène plus piquante. Les mains même du Nègre ne sont pas épargnées; et, poussant encore plus loin le scrupule de la vraisemblance, l'artiste alla jusqu'à frotter les pieds du malheureux canonnier, de la suie humide qu'on put recueillir sur le fond des casserolles, qui n'avaient jamais été fourbies, sans doute, avec autant de soin.
Un des artilleurs, séduit par l'illusion, s'avise de s'écrier, avec une admirable bonne foi de spectateur:—Le diable m'emporte! on le vendrait presque pour un noir, tant il est ressemblant comme ça!
Cette exclamation devient un trait de lumière pour nos farceurs, qui répètent presque en même temps: Vendons-le! vendons-le! Ces gens-là avaient apparemment entendu parler de l'histoire de Joseph. Voilà pourtant comme le texte des saintes Écritures est souvent interprété.
Le nègre, pour rendre la farce qu'il a commencée tout-à-fait complète, consent à être vendu, certain qu'il est de recouvrer ses droits inaliénables d'homme libre en se lavant la figure, ressource que n'ont pas toujours les nègres de bon teint.
On sort, on court, on trouve une habitation. Mes quatre canonniers pénètrent dans une sucrerie; ils demandent à parler au maître. Le maître paraît: il entend un peu le français.
—Monsieur l'habitant, lui dit un des canonniers, voilà avec nous un noir que nous avons eu pour notre part de prise, notre vaisseau ayant amarriné, dans la croisière que nous venons de faire, un négrier anglais de Liverpool. Ce drôle, qui nous sert assez mal à notre plat, n'est bon qu'à être mené durement dans une habitation. Si vous voulez nous l'acheter, nous vous le vendrons bon marché.
L'habitant examine la marchandise. Le teint en est reluisant comme une paire de bottes bien cirées. Notre nègre, toujours a son rôle, baragouine de mauvais français; il fait des gambades qui ne jurent nullement avec l'esprit de son personnage.
—Mais, ce noir est ivre! dit l'habitant.
—Oui, monsieur l'habitant; nous l'avons soûlé pour pouvoir le conduire plus facilement ici.
Notre sucrier ne donna qu'à moitié dans le piége que lui tendaient les canonniers. Il se doutait bien que le nègre qu'on lui offrait pouvait bien avoir été enlevé par les vendeurs sur quelque habitation voisine; mais il était loin de supposer que la marchandise n'était recouverte que d'un enduit de suie. A Bahia, les procédés entre habitants n'allaient pas, en ce temps-là, jusqu'à empêcher un brave producteur de souffler un esclave ou deux à ses confrères en cannes à sucre. Celui-ci demande à nos nouveaux marchands ce qu'ils veulent pour leur part de prise?
—Mais, c'est selon; qu'en donneriez-vous bien?
—Cent pataques, répond l'habitant, qui ne voulait pas laisser passer l'occasion d'avoir pour peu de chose un grand diable qui pourrait devenir un bon sujet sous le fouet d'un contre-maître.
—Mettez-en deux cents, et qu'il n'en soit plus question.
—Non; je ne vous en donnerai que cent-cinquante.
—C'est votre dernier mot?
—Mon dernier mot.
—Eh bien, enlevez, c'est pesé!
Ici le nègre vendu fait mine de pleurer: le maître cherche à le consoler.
—Oh! il n'a pas un mauvais naturel, et vous en ferez quelque chose, allez, monsieur l'habitant. C'est un marché comme on en voit peu, que vous venez de faire là.
L'habitant paie une très-faible partie des cent cinquante pataques. Il fait pour le reste un bon qu'il promet de solder dans quelques jours. On s'empare du nègre vendu: les canonniers s'éloignent. A leur départ, nouveaux cris de désespoir du nègre; nouvelles consolations de la part de l'habitant. Le contre-maître arrive, et veut enchaîner l'esclave, pour être plus sûr de le conserver; mais celui-ci, qui, jusque-là, avait pris le tout en plaisanterie, résiste à la main brutale qui veut lui passer les fers aux pieds. Le contre-maître, accoutumé à plus de docilité, se fâche; l'esclave se regimbe: des aides arrivent. Le maître ordonne d'appliquer au mutin un quatre de piquet pour sa bien-venue, et pour lui donner une idée de la discipline à laquelle il faudra qu'il s'habitue. Quatre petits pieux sont fichés en terre; on renverse le patient à plat-ventre, et de vigoureux esclaves attachent chaque main et chaque pied du récalcitrant au pieu qui correspond à chacun de ses membres. L'exécuteur est prêt; le fouet du supplice est levé: il n'y a plus qu'à ôter à la victime le vêtement qui cache la partie charnue sur laquelle doit tomber le châtiment. Mais, ô surprise! au lieu de l'épiderme d'ébène que les esclaves, valets de bourreau, s'attendaient à trouver comme d'ordinaire, sur les muscles arrondis de la région inférieure, ils découvrent une peau plus blanche encore que celle de leur maître!... Le fouet, qui plane sur le postérieur du coupable, reste suspendu dans la main du contre-maître; l'habitant, témoin du spectacle, demeure anéanti.... Mais, reprenant bientôt cette puissance de résolution que l'on recouvre avec le désir de la vengeance, il ordonne que l'exécution ait lieu sans égard pour la couleur de la peau qu'on vient de découvrir à ses yeux irrités. Le nègre blanc a beau protester en bon français européen, il a beau invoquer sa qualité d'homme libre et de sujet de Napoléon, il reçoit les vingt-neuf coups de fouet destinés à l'esclave mutin.
Pendant ce temps, que faisaient nos artilleurs, indignes vendeurs de leur collègue?... Ils buvaient le prix de la peau artificielle et des tortures imméritées de leur victime. Celle-ci, rendue à la liberté, ne les rejoignit que juste à temps pour prendre part au reste du gâteau, qu'elle avait si chèrement payé.
Le lendemain, l'habitant, en grande tenue, arriva dans une pirogue à bord du Foudroyant pour réclamer du commandant du vaisseau la restitution de l'argent qu'il avait compté aux canonniers, et du billet qu'il avait souscrit pour la valeur du nègre blanc.
VII.
Avale ça, Las-Cazas.
Un magnifique corsaire, armé à Bordeaux, je crois, reçut en s'élançant sur les mers qu'il devait ravager, le nom de Las-Cazas.
L'équipage du Las-Cazas se montrait aussi fringant, que le patron du navire avait été pacifique durant ses courses apostoliques dans le Nouveau-Monde.
Le flamboyant trois-mâts fut pris par les Anglais, quelques heures après son appareillage du bas de la Gironde.
La renommée un peu bambocheuse de l'équipage intraitable du Las-Cazas, avait franchi les murs des prisons d'Angleterre, long-temps même avant la mise en mer du coursier, sur les exploits duquel les captifs français avaient fondé les plus hautes espérances. Le Las-Cazas, armé comme il l'était, devait venger les prisonniers de tous les mauvais traitements dont leurs vainqueurs les accablaient. La gloire du triomphateur du Trocadéro consola, disent les bons royalistes, la captivité de Napoléon, à peu prés comme les victoires des Athéniens faisaient palpiter de joie Thémistocle, exilé d'Athènes. Il n'y a que manière de s'entendre pour bien prendre les choses.
Mais quand, au lieu d'apprendre les succès du Las-Cazas, les prisonniers de guerre de Plymouth virent arriver, pour partager leur réclusion, les pauvres diables capturés sur le corsaire vengeur, un des loustics, des mauvais plaisants de la prison, se mit à hurler: Avale ça, Las-Cazas! Il n'en fallut pas davantage; l'exclamation épigrammatique vola de bouche en bouche, et à chaque désappointement, à chaque mystification, les désappointeurs ne manquaient pas de répéter à chaque mystifié, l'éternel, le populaire Avale ça, Las-Cazas! Le mot enfin devint proverbe de prison. C'était déjà beaucoup. Il ne resta pas captif dans l'enceinte des cachots où il était né.
De la prison, dont il avait fait long-temps les délices sarcastiques, notre Avale ça, Las-Cazas! passa d'abord dans la marine, et il voyagea pendant longues années, sur toutes les mers du globe, à bord des vaisseaux, frégates, corvettes et avisos de notre armée navale; si bien qu'aux rives mêmes où la gloire apostolique du vertueux Las-Cazas n'est pas encore oubliée, des matelots, fort peu versés dans l'histoire des conquêtes des Espagnols, répétaient toujours à leurs camarades, pour la plupart grands avaleurs de pilules amères: Avale ça, Las-Cazas!
Certaine année de l'empire, je ne me rappelle pas bien laquelle, M. le comte de Las-Cazas, connu pour un mérite peu ordinaire, et pour sa fidélité au malheur, la plus rare de toutes les vertus humaines, arrive incognito à Lorient. Il avait servi quelque peu dans la marine. Il se montra désireux de visiter, en vieil amateur, les vaisseaux de la rade. Il se présente à bord du Diadême.
L'enseigne chargé ce jour-là du service du lieutenant de garde, passait à bord pour ce qu'on nomme un bon vivant, un peu goguenard et très-gros farceur. Il reçoit avec politesse le curieux étranger, qui ne lui fait pas, à la première vue, l'effet d'un connaisseur; l'officier de service, cicérone obligé de tout visiteur un peu proprement tourné, fait parcourir les batteries du vaisseau au nouveau-venu, qu'il accompagne, suivi de quelques autres officiers du bord, et tous gens d'une belle humeur, disposés à s'égayer à la première occasion. A chaque station, le visiteur questionne, et le cicérone répond.
—Voilà de bien gros canons, monsieur l'officier: ils doivent porter bien loin?
—Mais, à quatre ou cinq lieues, plus ou moins. On nous donne de si mauvaise poudre.
—Ah! diable, je ne croyais pas que ces gros calibres eussent une aussi étonnante portée!... Mais, ces énormes canons doivent être difficilement maintenus à leur place, quand la mer est grosse. Qu'en faites-vous alors?
—Nous les descendons dans la cale, et chaque officier se fait un plaisir d'en loger un dans sa chambre, pour éviter les accidents que pourraient occasioner les coups de roulis.
Les officiers qui accompagnent le visiteur et le démonstrateur, pouffent de rire; mais décemment, et en étouffant dans leurs mains, leurs bouffées d'hilarité. On continue la promenade.
—A quel usage emploie-t-on ces barres de fer que je vois suspendues auprès de chaque pièce d'artillerie?
—A casser le biscuit des gens de l'équipage, quand il est trop vieux et trop dur pour être mangé couramment. Puis, se retournant vers ses camarades: Avale ça, Las-Cazas! répétait notre goguenard, à chaque réponse saugrenue qu'il faisait aux questions de l'étranger.
On arrive, à travers toutes ces plaisanteries répétées presque à chaque pas, à l'étambroir des pompes. C'était là une bonne grosse pièce à faire avaler à notre Las-Cazas; aussi l'officier s'en promettait-il une belle, car le questionneur jusque-là ne s'était pas montré fort difficile sur les morceaux qu'on lui avait donnés à digérer.
—Comment nommez-vous ce genre de pompes, monsieur l'officier?
—On appelle cela des pompes à chapelet. Ce nom leur a été donné par allusion à un usage établi à bord, lorsqu'on est réduit, dans un cas périlleux, à employer cet immense appareil, les matelots disent alors leurs prières en prenant en main leur chapelet, et c'est de là, vous comprenez bien que... (Avale ça, Las-Cazas.)
—Le singulier usage et l'étrange dénomination! Mais pourriez-vous me dire si les heuses et les chopines de ce genre de pompes, employé d'abord par les Anglais, sont construites comme celles des pompes aspirantes et à simple brimballe?
—Mais monsieur... cela dépend... (Ici plus d'Avale ça, Las-Cazas). L'officier reste interdit à ces mots, qui commencent à sentir le métier. L'étranger reprend:
—Combien pensez-vous qu'avec un semblable appareil, on puisse franchir de pouces à l'heure, à bord d'un vaisseau comme celui-ci, qui ne doit, eu égard à ses façons, franchir qu'à huit ou neuf pouces?
—Mais, monsieur, cela dépend encore... cela dépend du nombre d'hommes... employé à.... Vous comprenez bien?
A l'embarras qu'éprouve l'interrogé, ses camarades, qui, jusque-là avaient beaucoup ri du questionneur, passent du côté de celui-ci, et à leur tour ils soufflent dans l'oreille de leur collègue décontenancé, ces mots terribles, ces mots de la plus poignante dérision: Avale ça, Las-Cazas! Le mystificateur mystifié ne sait plus que dire, que répondre aux observations de l'étranger, qui continue à causer hydraulique, statique, bras de levier, croc à mordre dans les fusées, point d'appui, coups de roulis et de tangage, manche en cuir et manche en toile, dalots, brimballe double et martinet simple, etc., etc. Après avoir long-temps parlé seul et parlé fort bien, l'inconnu, jugeant que le supplice de son savant de bord, avait été assez long, lui présente, avec une politesse exquise et déchirante, ses plus humbles remercîments, et lui fait promettre, si jamais il vient à Paris, de lui offrir l'occasion de s'acquitter envers lui de la dette que son obligeance lui a fait contracter; puis l'étranger ajoute:—Vous avez bien voulu, sans me connaître, me faire les honneurs de chez vous. Mais comme il est juste que vous sachiez au moins quelle est la personne que vous avez bien voulu obliger avec tant de délicatesse, vous me permettrez de vous dire que je suis le comte de Las-Cazas; mais que je n'ai pas tout avalé.
Les camarades de l'officier désappointé étaient encore là. Je vous laisse à penser s'ils oublièrent de lui insinuer dans l'oreille, un bon et dernier Avale ça, Las-Cazas!
Pendant plus d'un mois, le pauvre enseigne de vaisseau ne put ouvrir la bouche pour prononcer un seul mot, sans que ses collègues ne lui répétassent l'inexorable exclamation. Mais, pour lui, il fut radicalement guéri de la manie de faire avaler ça à tout le monde.
VIII.
Le petit Coup de Mer.
Dans les contes que les officiers de marine s'étaient plu à débiter aux passagers d'une frégate qui se rendait à Bourbon, ces messieurs avaient beaucoup exagéré l'effet terrible des coups de mer. Les accidents les plus bizarres et les moins croyables n'avaient eu garde de manquer à l'imagination des narrateurs. L'un s'était trouvé à bord d'un navire où, pendant un coup de cape, le mât de misaine, déplanté, était venu prendre la place du grand mât, enlevé par l'effet d'une vague furieuse. L'autre avait été jeté lui-même à cinquante brasses de son navire, et porté, au sein de l'onde écumeuse, à bord d'un vaisseau naviguant de conserve avec le bâtiment que la lame venait de submerger. Un troisième, enfin, s'était vu lancer du port, où il fumait son cigarre, jusque sur les barres du perroquet, qu'une montagne d'eau était parvenue à atteindre, dans la violence de ce mouvement ascensionnel. Les passagères, surtout, écoutaient, en regardant avec effroi les flots qui pendant ces entretiens clapotaient le long du bord, toutes ces folies, racontées du ton le plus sérieux, dans le langage le plus expressif.
Au nombre de ces passagères, il en était une autour de laquelle un jeune sous-lieutenant papillonnait avec grâce, autant du moins que le lui permettaient les coups de roulis et de tangage avec lesquels ses pieds mal assurés n'étaient pas encore très-familiers. Un vieux mari, encore moins fait que le galant aux brusques mouvements du navire, se cramponnait aux bastingages, tandis que sa moitié essayait de se promener sur le pont avec l'aide du bras du sous-lieutenant. Un jour, que la mer était un peu clapoteuse, nos deux promeneurs inexpérimentés tombèrent ensemble sur le gaillard, aux yeux du vieil époux consterné. Les aspirants, oiseaux de mauvais augure du bord, tirèrent pour le mari un triste présage de cette double chute. On releva les deux promeneurs.
En doublant le cap de Bonne-Espérance, la frégate éprouva du gros temps, de ce gros temps pendant lequel les passagers osent à peine risquer un bout de nez à l'ouverture du capot. Plus de jeux innocents sur le pont, plus de conversations intimes sur l'arrière pendant les premières heures du quart de nuit, plus enfin de promenade entre le sous-lieutenant et la jeune marcheuse! Le vent impitoyable avait enlevé dans ses jeux cruels, et nos plaisirs et nos joyeuses distractions. Une cabine installée dans la batterie, avec deux cadres séparés, recélait depuis deux jours l'époux qui ne mangeait plus, et sa jolie petite moitié qui soupirait toujours. Le vieux mari craignait surtout le coup de mer: la jeune femme paraissait les redouter beaucoup moins; mais aucun passager n'osait se montrer sur le pont humide et glissant que la lame nettoyait assez brutalement de temps à autre.
Entre nous aspirants, grands amateurs de ces petits scandales qui assaisonnent la fade vie du bord, nous nous entretenions la nuit en courant la grande bordée, des yeux quêteurs de madame Blinblin (c'était le nom de l'héroïne), des risibles terreurs de son jaloux de mari, et des projets d'invasion du petit sous-lieutenant Larobleu, notre heureux compétiteur en bonnes fortunes de traversée.
—Il la regarde, disions-nous quelquefois, de manière à faire penser que M. Blinblin a rempli sa vocation.
—Moi je crois que si on faisait tous les soirs l'appel de la bordée qui n'est pas de quart, il y aurait un cadre de vide.
—Mais c'est égal: on aurait à la fin le compte de tout notre monde; il se rencontrerait peut-être un cadre où l'on trouverait deux individus présents pour un.
—Ah! oui, dans la cabane de M. Blinblin, avec son bonnet de coton, n'est-ce pas?
—Oui, c'est ça, avec son bonnet de coton. Oh! mais pour celui-là, c'est conscience. La pauvre femme, ce n'est pas de sa faute, au fait! c'est l'influence de la physionomie du mari sur elle, qui agit sur le moral de la femme, indépendamment de sa volonté propre. C'est la vocation de M. Blinblin qu'elle remplit enfin tout bêtement. De là le principe d'attraction entre elle et le sous-lieutenant Larobleu, attraction qui doit s'exercer en raison directe des masses, et en raison inverse du carré des distances.
—Ah! ah! ah! le mot est précieux! Je t'en fiche, des distances; on t'en donnera!
Une nuit, vers une heure du matin, un petit coup de mer, ou plutôt un léger coup de balai, nous tombe sur le pont, et passe comme une liquide foudre, en secouant un peu nos pavois du vent. On n'y pensait pas le moins du monde, lorsque du fond du panneau de l'arrière, on voit apparaître, à la clarté indécise de la lune, le pâle visage du bon M. Blinblin surmonté de son fidèle et éclatant bonnet de coton?...
—Et par quel hasard vous à cette heure, monsieur Blinblin, et après un coup de mer encore?
—Vous plaisantez, monsieur l'officier de quart; c'est justement le coup de mer qui m'amène sur le pont; ma femme n'est plus dans son cadre. Ma chambre est toute mouillée;... je redoute un accident terrible.
—Un accident! et lequel?
A ces derniers mots, un des aspirants de quart s'approche en maraudeur de conversations; il examine bien attentivement la figure de M. Blinblin, et puis il vient nous dire:—C'est toujours ma même idée, il est impossible avec cette mine-là qu'il en soit autrement.
Dix minutes après, le bruit courait dans toute la frégate que madame Blinblin s'était jetée à la mer. Ses vêtements avaient été retrouvés près de son cadre vide: son époux était désespéré. Il n'y avait plus à douter de l'événement.
A quatre heures du matin, au relèvement de quart, l'officier fit part du triste événement à celui qui le remplaçait. Les aspirants ne manquèrent pas non plus de l'annoncer à leurs collègues. La désolation devint générale.
Mais l'aspirant qui venait de tirer l'horoscope définitif de M. Blinblin, à son apparition sur le gaillard d'arrière, ne donna pas dans le suicide de la jeune dame. Il avait une tout autre idée de sa force morale.
Il se rend tout droit à la porte de la chambre du sous-lieutenant Larobleu: nous le suivons en silence dans le faux pont; il frappe avec force à cette porte:—Lieutenant! lieutenant!
—Eh bien! qu'y a-t-il? que voulez-vous?
—Vous ne savez pas, lieutenant? M. Blinblin, croyant que sa femme s'est noyée cette nuit, vient de se jeter à la mer.
—Ah! mon Dieu! mon mari! non, non!
L'aspirant dénicheur, se tournant vers nous avec sang-froid:
—Eh bien! dites encore que je n'avais pas bien lu sur la physionomie du particulier?
—C'est vrai, c'est sa voix!... M. Blinblin a rempli sa vocation.
—Mais comment lui faire avaler cette pilule un peu proprement?
—Tiens, mais si nous la lui faisions avaler avec un coup de mer, lui qui en a si peur?
—C'est cela, un coup de mer. Laissez-moi, vous autres, arranger ce phénomène-là.
On va trouver l'époux inconsolable.
—Monsieur Blinblin, vous ne vous êtes pas trompé, un coup de mer avait effectivement enlevé votre femme.
—Est-ce qu'on l'aurait vue, messieurs; ah! parlez, parlez, je vous en supplie!
—Mieux que cela, nous l'avons retrouvée.
—Où donc? morte, peut-être? Parlez donc!
—Non, vivante; dans le faux pont: elle a passé par le sabord de votre chambre avec la lame, et s'est trouvée entraînée sans connaissance dans... dans....
—Dans le faux pont, peut-être, ou à fond de cale! j'en avais le pressentiment. Mais où est-elle donc maintenant, cette pauvre femme?
—Dans son cadre, sans doute.
—Mais elle avait laissé ses vêtements au pied de son cadre, même quand le coup de mer a frappé à bord.... Dans quel état l'aurez-vous retrouvée, bon Dieu!
Le vieil époux court dans sa chambre. Son épouse y était déjà rentrée. Il l'embrasse, la presse contre sa poitrine palpitante; et sur les vêtements de femme qu'elle avait laissés au pied du cadre, le mari retrouve une veste, un chapeau et un pantalon d'homme! Mais il retrouve bien sa tendre moitié dans le cadre.
Jamais M. Blinblin ne s'expliqua bien l'effet de ce coup de mer: «car, disait-il, je conçois assez passablement qu'une lame ait pu enlever madame Blinblin de notre chambre, et la jeter évanouie dans le faux pont; mais je ne comprends pas du tout comment il a pu se faire que cette lame l'ait enlevée toute déshabillée et me l'ait rendue sous des vêtements qui ne sont pas ceux de son sexe.
—Oh! bah! les coups de mer ont quelquefois produit des effets si prodigieux, monsieur Blinblin!
—Oui, mais des effets du genre de celui-là!
—Quand nous vous disions, monsieur Blinblin, qu'il n'y a pas de traversée qui n'offre des exemples aussi surprenants de la force des lames, vous ne vouliez pas nous croire. Nous croirez-vous, maintenant?
—Oui, je commence à croire quelque chose à présent.
IX.
Le Goguelin.
C'était un bien bon navire que le vieux vaisseau l'Aquilon, mouillé depuis longues années dans la rade de Brest, où il pourrissait fièrement avec ses mâts de perroquets à flèche, son ourse et ses filets de casse-tête! Tous les matelots pouvaient jouer au paroli dans les vastes batteries de l'Aquilon, sans qu'un maussade capitaine d'armes vînt mettre brutalement fin à ces jeux de hasard, condamnés à la fois par la morale et la discipline. Les officiers faisaient faire leur ronde de nuit par les aspirants, qui confiaient ce service de rade aux timonniers, qui en chargeaient les pilotins, et ceux-ci, se carrant sur l'arrière du canot de ronde, représentaient pendant la nuit le lieutenant de service, qui dormait profondément dans sa chambre. C'était l'âge d'or du service maritime, et l'Aquilon figurait assez bien le bon Saturne de cet âge de paix en temps de guerre.
Tout allait cependant admirablement à bord du vaisseau et dans la division dont il faisait partie. On se donne mille fois plus de mal aujourd'hui pour n'être pas beaucoup plus heureux. Où donc, s'il vous plaît, est le progrès?
Mais ce qui caractérisait surtout la bonhomie de la marine dans ce temps-là, c'était la superstition des équipages. Il n'y avait pas de bâtiments où les vieux matelots ne crussent fort sérieusement aux revenants de bord. Ils appelaient ces espèces de loups-garous marins, des goguelins, par corruption du mot gobelin, spectre de nuit; kobalos, pour ceux qui savent le grec.
L'Aquilon avait comme de raison son goguelin à lui. Les pilotins, les mousses et les novices faisaient leurs délices des contes que l'on se plaisait à débiter le matin sur les courses nocturnes du farfadet domestique attaché au vaisseau, comme ces larves qui à terre élisent domicile dans certaines masures célèbres et redoutées. L'un l'avait entendu hurler ou soupirer dans le canon des pompes dont il était l'âme. L'autre l'avait vu y grimper comme un singe vaporeux, jusqu'à la pomme du grand mât; un troisième avait été réveillé dans son hamac par la main glaciale du fantôme. Quand le goguelin avait touché le sac de pois que l'on mettait quotidiennement dans la chaudière où bouillait le potage de sept cents hommes, les pois ne cuisaient plus; un sort avait été jeté sur eux, et le maître-coq recevait quinze coups de bout de corde pour la maladresse qu'on lui imputait. Le génie nocturne du vaisseau avait enfin une telle influence sur toute l'existence de l'équipage, que rien de ce qui se passait à bord ne paraissait indifférent à l'empire secret qu'il exerçait quelquefois si malicieusement.
Heureux âge de crédulité! combien les temps sont changés. La marine aujourd'hui s'est civilisée à ne plus la reconnaître: elle ne croit plus à rien, pas même à la vertu musculaire du feu Saint-Elme, qui auparavant passait pour aider les matelots à serrer un perroquet.
La nuit, lorsque les hamacs, suspendus au nombre de six à sept cents sous les ponts du vaisseaux l'Aquilon, renfermaient ce peuple de matelots endormis par l'histoire qui venait d'expirer entre les lèvres languissantes d'un conteur de batterie, le goguelin se glissait, à la faible lueur du fanal de la sainte-barbe, sous les hamacs qu'il secouait, et alors on entendait les marins ou les canonniers, réveillés par le fantôme, crier d'une voix émue: Le goguelin! le goguelin! gare au goguelin! Le canonnier de faction à la sainte-barbe dans la batterie basse, ou à la porte de la chambre des officiers, saisissait plus fortement son sabre et se disposait à frapper le revenant, qui toujours s'échappait en poussant des cris plaintifs, dont tous les peureux se sentaient glacés. Les esprits sont insaisissables comme on le sait, et ce privilége nous explique assez la difficulté que l'on a quelquefois à saisir la pensée de ceux qui passent à Paris pour nos esprits les plus fameux.
Un vendredi, jour férié pour les spectres et les revenants, vers onze heures du soir, le goguelin faisait sa tournée. La circonstance était favorable; le fanal de la sainte-barbe venait de s'éteindre en exhalant une puante odeur d'huile de poisson. Le canonnier, vestale très-masculine préposée à la garde du feu sacré, cherchait à rallumer sa mèche encore incandescente, lorsqu'une main très-vivante lui applique un vigoureux soufflet. Il court après le goguelin, dont il a cru reconnaître le pas. Le fantôme fuit, mais pas tellement vite, qu'il puisse échapper à la poursuite animée du souffleté. Un collet de chemise reste dans les doigts de celui-ci, et le farfadet, si bien appréhendé au corps, s'échappe en lame de feu, par un sabord de la batterie de 36, en laissant dans la main du canonnier la partie du linge par laquelle il a été saisi. Le canonnier donne l'alarme, tout le monde veut se lever, mais le capitaine de frégate, réveillé par le bruit, dont on lui explique la cause, ordonne que chacun reste couché, et qu'on s'assure de la présence de chacun de ceux des hommes dont le hamac est suspendu. Cette inspection d'un nouveau genre, ne produisit aucun renseignement précis. Seulement, en tâtant les hommes restés couchés, le capitaine d'armes crut remarquer une certaine humidité dans la peau d'un canonnier mulâtre, un peu orang-outang, très-bon nageur et personnage du reste très-facétieux, connu sous le nom de Tabago. Le capitaine d'armes conçut quelques soupçons sur le compte de Tabago, et rien de plus.
Quelques jours se passèrent, sans qu'on entendît parler du goguelin, mais les revenants aiment leur métier. Celui de l'Aquilon recommença bientôt ses courses nocturnes: on le poursuivit comme par le passé, d'abord assez vainement, puis enfin, un soir, on le force encore à se jeter à l'eau. Pour cette fois, le capitaine d'armes, qui l'avait entendu plonger, va visiter le hamac de Tabago, où il ne trouve pas son homme. Il se porte précipitamment dans la sainte-barbe: il ordonne quelques apprêts à deux canonniers qui le suivent, et ils restent tous trois l'oreille collée aux sabords de retraite, attendant l'événement.
Cinq à six minutes s'étaient à peine écoulées, que les trois guetteurs entendent la mer clapoter un peu sur l'arrière du vaisseau, puis les chaînes du gouvernail s'agiter légèrement. On fait silence: la lumière du grand fanal, qui projette sa clarté sur la table placée sous la tamissaille, a été éteinte par précaution. La scène va se passer dans la plus parfaite obscurité: C'est ce qu'on désire.
Quelque chose, un homme peut-être, grimpe le long des ferrures du gouvernail; il gagne avec lenteur, avec souplesse, le petit escalier pendu à l'un des sabords de retraite, il fait un dernier pas, et le voilà sortant de l'eau, dans la sainte-barbe même. Mais en faisant ce dernier pas, il trébuche et tombe.... Où? Vous ne le devinez pas! dans un filet, que le capitaine d'armes a tendu en dedans pour pêcher son fantôme. L'esprit attrapé ainsi au filet, se débat, mais en vain: on serre le trou de la seine, par lequel il est entré dans le piége. Les trois pêcheurs, armés chacun d'une bonne garcette, font voltiger leurs terrestres coups sur l'épine dorsale du revenant. On allume enfin les fanaux, et tous les curieux viennent jouir du spectacle singulier du goguelin pêché dans un casier!
Le goguelin du vaisseau l'Aquilon n'était autre chose que le mulâtre Tabago. L'esprit fut mis quinze jours aux fers, et les plus lourds des goguenards de l'équipage, en passant à côté de lui pour aller allumer leur pipe à la mèche de cuisine, lui répétèrent pendant quinze jours: Ah! tu as voulu faire le goguelin, Tabago!...
X.
Le Noyé-Vivant.
Le quart de minuit à quatre heures commençait à bord; le temps était superbe, et la brise douce et tiède des tropiques, poussait en poupe notre navire, majestueusement chargé de ses bonnettes hautes et basses. Le timonnier venait de relever à la barre son matelot, qui lui avait dit en lui remettant la route:—Tu n'oublieras pas de donner des calottes au mousse, qui n'a pas écuré c'te lampe, entends-tu?
—Oui; donne-moi un bout de tabac, et veille à ma chemise, que j'ai amarrée au sec sur le bredindin.
Le maître d'équipage s'était placé devant, de manière à enfourcher le pied du bossoir de tribord, le menton appuyé sur ses deux bras croisés, comme pour guetter quelque chose à l'horizon. Après avoir bâillé trois ou quatre fois, il se retourne nonchalamment vers ses matelots, encore à moitié endormis:
—Voyons, qui est-ce qui nous conte un conte cette nuit?
—Quel conte voulez-vous, maître Bihan?
—Mais un conte qui soit vrai; car il n'y a que la vérité qui m'amuse, moi; les colles m'embêtent.
—En ce cas, je vais vous conter le Noyé-Vivant; c'est comme qui dirait un matelot ressuscité après avoir bu un coup de trop à la grande tasse.
—Cric! braille un auditeur.
—Crac! répondent en choeur tous les autres hommes de quart.
—Ah! mais non, répond avec gravité le narrateur. Il n'y a ni cric ni crac là dedans. C'est que cette histoire-là est du véritable, ou bien le bon Dieu n'est pas mon patron de chaloupe. D'abord, un; je vous préviens que si vous avez l'air de dire encore cric crac, je rengaîne mon compliment jusqu'à la garde, et empoigne le dé qui voudra!
—Allons, conte tes affaires au cook, espèce de mal bordé! et laisse-les rognonner. Que celui-là qui ne veut pas écouter fasse semblant de dormir; chacun est libre; moi, j'aime les histoires. Va de l'avant, et silence partout.
Cette invitation de maître Bihan obtient le silence que réclame le conteur, et il commence à peu près ainsi sa narration, dont je me garderai bien de reproduire, malgré mon respect pour le texte, les expressions littérales, expressions que d'ailleurs le lecteur ne comprendrait pas toutes.
«Je me suis laissé dire par un vieux matelot, cet ancien que vous savez, qui m'a cassé un bras, dans une dispute à terre, qu'un navire de Bordeaux, où il était embarqué, doublait un jour le cap de Bonne-Espérance. Vers le coup de quatre à cinq heures du soir, plus ou moins, la brise commença à souffler du bon coin, et le navire charroyait pas mal de la toile; les vents étaient de l'arrière et la mer moutonnait déjà. Voyons, dit le capitaine, monte-moi deux hommes devant et derrière, me serrer les perroquets.
»Ce qui fut dit fut fait.
»Amène, déborde, cargue et serre les perroquets, dit le second.
»Un matelot, qui avait nom Petit-Louis, se déhalle à l'emporture du grand perroquet. Les bras étaient bien tenus et la drisse passée en palan de roulis; il n'y avait pas de soin de ce côté-là; mais le marche-pied n'était pas plus solide que l'ordonnance ne le portait: ne voilà-t-il pas qu'au roulis du navire, qui en prenait tribord et babord, que ce nom-de-D... de marche-pied vient à partir! Vous savez tous, aussi bien comme moi, ce que c'est qu'un marche-pied qui part. Petit-Louis cabane et tombe à l'eau en grand. On crie de dessus le pont: Un homme à la mer! un homme à la mer! Le capitaine, à cette parole, fait mettre la barre à babord et masquer le grand-hunier; la bouée de sauvetage est larguée et filée. Amène les palans du canot du porte-manteau; jette les cages à poules et les quartiers de panneau, le long du bord! On cherche l'homme à la mer, mais pas plus de Petit-Louis que dessus ma main. Au bout d'un quart-d'heure, rehisse le canot, évente le grand hunier et va de l'avant. C'est un homme de perdu, quoi! le rôle d'équipage est là; on l'apostille mort, c'est un individu de moins à l'appel, une ration de plus à bord.
»Depuis vingt-quatre heures il y avait dans les eaux du trois-mâts, un bâtiment qui torchait de la toile aussi; pendant que le trois-mâts de Bordeaux avait mis en panne pour tâcher de sauver Petit-Louis, le bâtiment en vue avait gagné le français. Mais le capitaine bordelais, qui ne voulait pas se laisser doubler, en torcha toute la nuit, et le lendemain on ne voyait plus le navire qui avait été aperçu la veille, avec un pavillon anglais.
»Quarante jours se passent, et au bout de ce temps-là le bâtiment bordelais arrive à l'Ile-de-France. Quarante-huit heures après lui, entre un trois-mâts anglais. C'était celui qui avait doublé le cap en même temps que le Bordelais.»
A cet endroit de la narration, un des auditeurs se met à brailler: cric! crac! et pour prouver qu'ils sont encore bien éveillés, les autres assistants répètent: cric! crac! Le conteur, satisfait de n'avoir pas endormi son monde, continue, mais en faisant encore observer, toutefois, qu'il s'est conformé jusque-là à la plus exacte vérité.
«—Je vous disais donc, que le trois-mâts anglais était arrivé quarante heures après le bordelais.
»Voilà qu'une nuit, que le matelot de quart à bord du français, se fermait les yeux pour se les tenir chauds, il se réveille en entendant, le long du bord, le bruit des pagaies d'un rafiau qui accostait le navire. Qui est-ce donc, qu'il se dit, qui peut venir à bord à cette heure? mon homme va à l'échelle de tribord pour voir ce que veut le particulier, qui monte du rafiau sur le pont.
»—Qui êtes-vous? demande-t-il au particulier.
»—Comment! est-ce que tu ne me reconnais pas, Jean-Marie? que lui répond celui-ci.
»—Ma foi non, attendu qu'il fait nuit comme dans la peau du diable.
»—Quoi! tu ne reconnais pas, à la voix tant seulement, Petit-Louis, le noyé en doublant le cap?
»—Ah! mon Dieu! s'écrie le matelot de quart; et d'où viens-tu donc, comme ça, nous qui t'avions cru stourbe?
»—Et qui est-ce qui t'a dit que je suis vivant à l'heure qu'il est?
»—Mais, puisque te voilà?
»—Me voilà, oui; mais ce n'est pas une raison. Tu ne crois donc pas aux revenants qui reviennent? Donne-moi une poignée de main, si tu n'as pas peur d'un mort....
»L'homme de quart en question veut lui donner la main, mais ça fait brosse. C'était une ombre de main, la vapeur des quatre doigts et le pouce du noyé, enfin.
»—Ce n'est pas le tout, que reprend Petit-Louis, où a-t-on mis le sac qui était à moi, de mon vivant s'entend?
»—Ton sac? il est dans la chambre du second.
»A cette parole, Petit-Louis, le revenant, descend dans la chambre du second du navire, qui dormait comme une paille de bitte; il reprend son sac, monte sur le pont, dit adieu à l'homme de quart, qui le regarde passer sans oser ouvrir la bouche, ni lever les yeux. Il descend dans son rafiau, et le voilà qui file en pagayant, comme de la fumée, sur la lame, quand la brise la chasse sous le vent.
»Le lendemain, vous m'entendez-bien, le lofia, qui avait fait le quart, raconte son aventure au second. Le second ne trouve plus dans sa chambre le sac de Petit-Louis. Bah! qu'il dit, c'est une carotte de longueur que tu as voulu me tirer. C'est toi qui as volé le butin du mort, et qui, à présent, veux faire un conte pour couvrir ton coup de flibuste d'un peu de rafistolage. Mais la couleur, qui est de mauvais teint, ne prendra pas sur l'étamine de mon pavillon.
»On fait un rapport contre l'homme de quart, qui est mis quinze jours en prison, comme le voleur des effets du trépassé.
»Pendant tout ce tintamarre, le navire anglais, arrivé quarante-huit heures après le bordelais, appareille, et il n'est pas plutôt hors de la passe du grand port de l'Ile-de-France, qu'il vient une pirogue à bord, porter une lettre à l'adresse du capitaine de Bordeaux.
»—Tiens, dit le capitaine en regardant l'adresse, c'est de l'écriture de ce pauvre Petit-Louis, qui a été noyé en doublant le cap. Il lit:
«Mon capitaine,
»Je mets la main à la plume pour vous écrire ces trois lignes, à seule fin de vous dire que quand je suis tombé à l'eau, en serrant le grand perroquet, j'ai eu la chose de ne pas me noyer; par le plus grand hasard, j'ai croché une cage à poule, que vous aviez eu l'attention de m'envoyer par-dessus le bord, et le navire anglais qui naviguait dans nos eaux, m'a sauvé, Dieu merci.
»Comme une fois à bord de ce navire, il m'a pris envie de déserter, je me suis mis dans la tête d'aller prendre mon sac à votre bord, en me disant revenant, pendant la nuit. J'ai fait une fameuse peur à ce gaudichon de Jean-Marie, à qui, sans vous commander, je vous prie de présenter mes amitiés, attendu qu'il a passé quinze jours en prison pour moi, que je n'oublierai jamais.
»J'ai celui d'être le vôtre, mon capitaine, avec subordination,
»Salut et respect, Petit-Louis.»
«P.S. Je vous dirai aussi, si c'est un effet de votre part, qu'il n'y a pas besoin de lever mon extrait mortuaire, attendu que je ne suis pas mort, et que ça coûterait de l'argent.
»Signé, idem.»
Maître Bihan, qui jusque-là avait écouté avec résignation le récit du conteur, ne put retenir plus long-temps cette exclamation, qui lui pesait sur les lèvres:
—En voilà-t-il une bonne! Il faut la coller au pied du mât de misaine.
Et en disant ces mots, la large main du maître, sur la paume de laquelle il a eu la précaution de passer la langue, s'appliqua en grand sur le pied du mât.
—Bien, à présent la voilà collée, et elle est solide.
—Mais quand je vous dis, maître Bihan, que c'est vrai.
—Allons, laisse-nous tranquille, avec ta vérité! Un homme de quart qui est assez gaudichon pour croire que les noyés reviennent pour demander leur sac!
—Mais quand je vous dis....
En ce moment même la brise fraîchit, le vent halle l'avant; on amène les bonnettes; on oriente au plus près. L'officier de quart ordonne de carguer et de serrer le grand-perroquet, et maître Bihan saisit cette occasion pour commander au conteur: Va-t'en là-haut serrer ce grand perroquet, et prends garde de tomber à la mer, entends-tu? parce que tu serais mal reçu de venir me demander tes effets, mon ami, quarante jours après ta mort.
XI.
Promenade sur la Dunette
Les aspirants, petits jeunes gens assez rudes et fort espiègles, avaient en général, à bord des vaisseaux, une répugnance invincible pour toutes les jolies passagères qui s'avisaient de se plaindre de la migraine. Ces messieurs prétendaient, dans leur langage figuré, que les femmes qui se donnaient les airs d'avoir des vapeurs, ressemblaient aux navires qui se pavoisent avec des pavillons qui ne font partie d'aucune série de signaux. «C'est joli, mais ça ne sert à rien.» Les migraines, comme armes de coquetterie, servent cependant souvent à quelque chose.
La femme d'un bel intendant, qui allait s'engraisser administrativement aux colonies, passait aux Antilles à bord d'un vaisseau de ligne. On avait eu soin de loger le bureaucrate dans une des chambres de la dunette, près de celle du capitaine de frégate, la seconde personne du bord, homme encore galant, qui faisait l'important, parce que ses fonctions étaient importantes.
Les aspirants de vaisseau détestaient leur capitaine de frégate, qui cherchait de son côté à humilier les jeunes gens dans lesquels il entrevoyait un avenir qui devait lui échapper.
Au nombre des vexations qu'il avait plu au capitaine de frégate d'exercer envers les aspirants, il en était une à laquelle ceux-ci se montraient fort sensibles. Le soir, quand ceux de ces petits officiers en herbe, qui n'étaient pas de quart, voulaient se promener sur la dunette, M. le capitaine leur ordonnait d'aller prendre ailleurs leurs ébats. Il voulait que l'espace lui fût seul réservé. Aussi les aspirants nommaient-ils leur chef bourru, le roi de la dunette, et, en effet, de dix heures du soir à minuit, il régnait seul sur cette partie du vaisseau.
On cherchait à bord à s'expliquer la raison pour laquelle le capitaine de frégate tenait si singulièrement, depuis le départ du vaisseau, à s'approprier exclusivement le privilége de se carrer sur la dunette. Cette prétention donna lieu aux questions suivantes parmi les aspirants:
Pourquoi le capitaine se promène-t-il seul jusqu'à minuit sur la dunette?
Pourquoi cesse-t-il, une fois M. l'intendant et madame l'intendante endormis, de faire de grands pas sur cette partie privilégiée du vaisseau?
Pourquoi madame l'intendante couche-t-elle seule, depuis qu'elle se dit malade, dans la chambre où elle couchait auparavant avec son mari près de la cabane du capitaine?
Pourquoi enfin le capitaine fait-il sa cour à madame l'intendante et prend-il avec elle cet air de courtoisie qui va si mal avec la face de fer qu'il nous montre dans le service?
Ces questions, ainsi posées, donnèrent lieu à une gaie délibération à la suite de laquelle on résolut de tirer toute cette affaire à clair. On chargea les deux plus mauvais petits sujets d'entre les aspirants, de procéder aux moyens qui pourraient faire découvrir le plus promptement possible, ce que chacun se croyait intéressé à apprendre par désir de vengeance. Toute liberté fut accordée aux investigateurs.
Les deux commissaires chargés de l'enquête procédèrent pendant le jour avec calme et impartialité. L'un d'eux crut remarquer, en rôdant autour de la dunette, qu'il était assez facile de se glisser la nuit dans la chambre de madame l'intendante, par la petite fenêtre extérieure de l'appartement où elle se couchait chaque soir toute seule, toujours souffrante, toujours accablée de sa migraine....
Une gouttière en plomb se trouvait placée tout près de cette bienheureuse fenêtre, et il fallait, pour s'introduire dans la chambre, mettre les pieds et les mains dans la gouttière et se blottir comme un chat.... Mais le capitaine de frégate avait les articulations très-souples. Les aspirants l'avaient remarqué plus d'une fois, lorsqu'ils l'avaient vu faire le matin ses trois ou quatre flexibles saluts au commandant, en lui demandant comment il avait passé la nuit.
La gouttière et la fenêtre de la chambre de l'intendante fixèrent donc particulièrement l'impartiale et grave attention des commissaires de l'enquête. Ils arrêtèrent leur plan, et ils songèrent, sans en révéler tout-à-fait le but, à s'assurer les moyens de l'exécuter.
On mit à contribution, parmi les aspirants seulement, toutes les bouteilles d'encre dont on pouvait disposer pour le bien et le succès de la chose.
A neuf heures du soir, les deux exécuteurs de la vengeance des jeunes espiègles, se transportent sur la dunette, munis de cinq à six topettes d'encre de la petite-vertu. Ils bouchent la gouttière et répandent à flots le noir liquide dont ils se sont pourvus.
Cette fois-là le capitaine de frégate, en se promenant à l'heure accoutumée sur la dunette, n'eut pas besoin d'employer son autorité pour forcer les aspirants à le laisser seul; il put, avant dix heures du soir, jouir exclusivement et tout à son aise du domaine sur lequel il se livrait à ses promenades méditatives.
Mais pour être resté seul sur sa dunette chérie, tous ses pas n'en furent pas moins surveillés avec la plus scrupuleuse exactitude. Nichés dès neuf heures du soir dans les grands porte-haubans, une demi-douzaine d'aspirants guettaient, en retenant leur haleine, les moindres mouvements de leur capitaine de frégate. Il tombait ce jour-là une petite pluie fine qui traversait tous les vêtements de gens de quart; mais malgré l'incommodité de leur position et le désagrément de se sentir mouillés jusqu'aux os, nos guetteurs nichés dans leurs porte-haubans ne perdirent pas un seul des pas de leur capitaine.
Enfin, vers onze heures du soir, on n'entend plus rien, et l'on voit l'amoureux capitaine, se croyant favorisé par l'ombre de cette nuit qu'il appelait sans doute de tous ses voeux, enjamber le bastingage, se coucher, barbotter un peu dans la gouttière et disparaître aux yeux fixes et perçants de nos aspirants de marine.
—La farce est jouée, s'écria l'un d'eux, le renard est pris au piége; nous pouvons aller nous coucher. Cette nuit produira son fruit.
Allons nous coucher en attendant le joyeux dénouement de notre petite comédie, répétèrent tous les joyeux jeunes gens, et ils regagnèrent leurs cadres en cachant une partie de leur joie et en comptant beaucoup sur le lendemain.
Le lendemain, comme ils l'avaient prévu, leur apporta la vengeance qu'ils s'étaient promise. A cinq heures du matin, on fit laver le pont, et les timonniers en jetant de l'eau sur la dunette firent remarquer au lieutenant de quart, qui n'y fit aucune attention, les traces d'encre dont la gouttière en plomb portait encore les traces accusatrices.
A neuf heures du matin le commandant sortit de sa chambre pour jouir du beau temps, et M. le capitaine de frégate ne manqua pas d'aller lui faire ses trois saluts d'usage. Oui, fais bien le beau, se dirent entre les dents les aspirants, tu as dû arranger proprement la couverture de ce pauvre intendant et de madame son épouse.
L'intendant arriva bientôt aussi, mais l'air tout affairé et suivi d'un domestique qui portait, en faisant des embarras, une couverture et une paire de draps tout tachés d'encre.
—Mais qu'allez-vous donc faire avec toute cette friperie-là, monsieur l'intendant? demanda le commandant au bureaucrate.
—Commandant, je vais faire mettre ce bagage-là à l'air sur la dunette, avec la permission de M. l'officier de quart. C'est toute une histoire que ces taches d'encre que vous voyez sur la couverture et les draps de ma femme.
Imaginez-vous, commandant, que ce matin en me réveillant j'aperçois toute l'encre de mon bureau répandue sur mes papiers que j'avais eu l'imprudence de ne pas remettre dans le tiroir. Madame l'intendante était bien venue fureter de bonne heure dans ma chambre, mais elle n'avait pas remarqué ce désordre. C'est ce matin seulement qu'en entrant dans l'appartement de madame, j'ai trouvé le mot de l'énigme écrit en griffes de chat sur la couverture du lit.
—Quoi! c'est un chat qui, après s'être barbouillé les pattes dans votre encrier, a été s'introduire chez madame?
—En douteriez-vous, commandant, à ces marques du bout des pattes encore empreintes sur les draps? Oh! c'est bien là le cachet d'un de ces messieurs-là! Il n'y a pas à s'y méprendre.
Un aspirant crut devoir faire remarquer que l'empreinte était un peu large pour des pattes de chat. Le capitaine de frégate lui lança un regard foudroyant, et le commentateur fut forcé de se taire, mais il n'en pensa pas moins.
La couverture et les draps furent étalés au soleil, et bientôt chacun passa près des objets de cette nouvelle exposition, en faisant la critique que la forme et le caractère des traces d'encre lui inspiraient. Il fallut bien que le capitaine de frégate supportât jusqu'au soir toute cette bordée de quolibets.
Le capitaine de frégate envoya ce jour-là, sous trois ou quatre prétextes différents, trois ou quatre aspirants à la fosse aux lions. Il ne se lassait pas d'enrager, et ses victimes ne se fatiguaient pas de rire beaucoup. Mais le secret que les aspirants avaient gardé pendant quelques heures ne pouvait long-temps se renfermer dans leur poste d'entrepont. De l'entrepont l'aventure courut au poste des chirurgiens, qui la firent parvenir à la chambre des officiers; de la chambre des officiers, elle passa sur le gaillard d'arrière; du gaillard d'arrière elle vola au gaillard d'avant, et une fois là elle courut partout. Les matelots, gens à qui l'épithète caractéristique arrive toute mâchée, ne furent pas long-temps à baptiser leur capitaine de frégate, d'un de ces noms de bord qui ne s'en vont jamais. Il l'appelèrent Patte-de-Chat, et Patte-de-Chat ne put jamais pardonner aux aspirants, pour qui sa haine augmenta d'année en année, le tour qu'on lui avait joué. Cet officier mourut aux Antilles, dans la grâce de Dieu et la haine finale des aspirants de marine.
XII.
Le Phénomène Vivant.
—Dis donc, Cheveux-d'Etoupes, viens-t'en ici me dire, bigre de mousse, pourquoi tu n'as pas donné un coup de gratte aux postes des chirurgiens?
—Ah, mais je ne veux pas, maître Jugan, que l'on m'appelle Cheveux-d'Etoupes!
—Pourquoi t'avises-tu d'avoir une perruque blanche comme la drosse du gouvernail? Est-ce ma faute, à moi, si tu as un toupet de chanvre en franc-filain?
—Mais, est-ce ma faute, à moi, donc, si mes cheveux sont blancs et si j'ai les yeux bordés de rouge? je voudrais bien vous voir à ma place, allez, maître Jugan!
—Est-ce que par hasard un maître d'équipage peut être à la place d'un failli chien de mousse comme toi? Mais blanc ou noir, rouge ou jaune, la première fois que le poste de tes maîtres ne sera pas gratté comme la table où ils mangent leur soupe, tu auras affaire à moi, entends-tu, et tu sais bien ce que c'est que d'avoir un compte à régler avec maître Jugan?
—Eh bien, la première fois aussi qu'on m'appellera encore Cheveux-d'Etoupes, je prendrai mon congé sous la semelle de mes souliers, et je déserterai d'à bord de la gabare la Caravane.
—Belle fichue désertion que tu feras là! la gabare sera bien gênée de faire de la route quand tu ne seras plus à bord! en attendant, prends-moi une gratte, de ta main blanche et dodue, comme dit la chanson, et fais-moi l'honneur d'aller en bas me jouer un air de violon sur la romance de Femme sensible, avec ou sans variations.
On continua d'appeler le pauvre mousse Cheveux-d'Etoupes, et l'aide-de-camp des chirurgiens, ne pouvant supporter, malgré sa résignation philosophique, le sobriquet dont on le poursuivait, débarqua clandestinement à la Rochelle; et un mois se passa sans qu'on entendît parler du déserteur. Son signalement bien distinct avait été donné à la gendarmerie, qui n'avait pu mettre la main sur le délinquant. Sa famille ne l'avait pas recélé, et enfin Cheveux-d'Etoupes paraissait être devenu insaisissable. Les chirurgiens, ses anciens maîtres, l'avaient déjà remplacé à bord, après avoir fait le deuil de leur domestique qui, malgré son tempérament lymphatique, ne laissait pas que d'être ce qu'on appelle un bon petit mousse.
Un jour, l'un de ces chirurgiens se promenait à la Rochelle avec un aspirant de la gabare. Ils avaient dîné à l'hôtel des Ambassadeurs, où alors on écorchait passablement les convives de passage. Ils avaient même pris leur demi-tasse de Martinique au joli café Belle-Vue, sur le port, et, ne sachant comment passer le reste de la soirée, ils se laissaient aller nonchalamment dans les rues de la Patrie, du Maire, Guiton et de la Rive.
Une voix haute et volubile les frappe; c'est celle d'un charlatan qui, monté sur les quatre planches qui formaient son théâtre, s'écriait, après avoir fait la parade de rigueur:
«Entrez, entrez, messieurs! prenez vos places: on va commencer l'explication du fameux albinos vivant!
«Ce phénomène extraordinaire, arrivant de l'intérieur de l'Afrique, est âgé de douze ans; il a les cheveux blancs, les yeux ronds et bordés de rouge. Il ne parle que la langue de son pays; son caractère est très-doux, sa peau est lisse et fine. Il ne faudrait pas avoir cinq sous dans sa poche, ni dans celle de son voisin, pour se refuser un phénomène semblable. Entrez, entrez, messieurs, prenez vos places! ce superbe spectacle va commencer.»
Le chirurgien, grand amateur par état de toutes les curiosités naturelles, propose à l'aspirant, son camarade, d'entrer dans le magasin où se montrait le phénomène vivant. Les deux compagnons prennent place avec les autres amateurs.
Au bout de quelques minutes d'attente, dans un local étroit, qu'éclairait faiblement une mauvaise lampe, décorée du nom de lustre, une toile d'emballage se lève par un coin, et sous la frange de la guenille, s'avance gravement un enfant aux cheveux de lin, aux yeux tendres et paresseux. La lueur fort peu brillante du quinquet semble blesser sa vue oblique et timide. Il ose à peine effleurer de son regard indécis le petit nombre de spectateurs qui le contemplent avec une certaine curiosité; mais ses yeux, toutefois, en rencontrant ceux du chirurgien et de l'aspirant, paraissent chercher à se reposer du côté opposé à celui où se trouvent placés les deux observateurs.
«Vous le voyez, messieurs, continue le cornac de l'albinos, cet intéressant Africain jouit d'une vue si faible, que l'éclat de l'uniforme de ces deux officiers lui fait mal aux yeux. Il a été trouvé dans une peuplade d'albinos dont son père était le chef. Il n'y voit bien que la nuit, tout comme les chats sans comparaison; il mange peu, il dort beaucoup, mais le jour seulement. Ses cheveux sont doux comme de la soie: ils ont, ainsi que peut s'en assurer l'aimable compagnie, la couleur de l'étoupe (à ce mot, l'albinos fait un mouvement très-prononcé); ce phénomène vivant parle la langue de son pays, et il peut à peine articuler les mots dont nous nous servons en France....
«Approchez, monsieur le docteur; vous pouvez toucher sa peau...»
—Bolo! bolo! s'écrie l'albinos en s'éloignant du docteur, qui déjà a appliqué sur la joue du phénomène, un doigt qu'il en a retiré tout couvert d'une substance blanche.
—Ce mot bolo! bolo, veut dire, messieurs, que ça lui fait mal, ayant la peau molle comme de la pâte.
—Mais, Dieu me pardonne, s'écrie le chirurgien après avoir bien examiné la figure blanchie du phénomène, je crois que c'est Cheveux d'Etoupes!
L'albinos, à ces mots, se sauve derrière sa serpillière. Le chirurgien le poursuit: l'aspirant court après le chirurgien, et tous deux de crier, en ramenant le phénomène sur son estrade: oui, oui, c'est ce b... de mousse qui a déserté.
—Qu'est-ce à dire, messieurs, reprend le charlatan, finissons de grâce cette plaisanterie. Je puis produire des certificats comme quoi que mon phénomène est véritable.
Les spectateurs se lèvent: leurs murmures annoncent qu'ils doutent de la réalité du phénomène. Le charlatan, tout essoufflé, interpelle avec force le chirurgien, qui déjà s'était emparé d'une des oreilles de l'albinos.
—Ah! coquin, tu dis que tu es un albinos; bientôt les gendarmes te feront voir ce que l'on gagne à déserter, et à se faire passer pour une curiosité.
Le charlatan.—Vous voyez bien, monsieur le docteur, que vous ne savez ce que vous dites, je m'en rapporte à ces messieurs et dames. Voyez si cet enfant comprend un mot de tout ce que vous lui chantez: je soutiens que c'est un albinos; d'ailleurs j'ai mes certificats.
Le chirurgien.—Je soutiens, et je vous prouverai que c'est mon mousse.—Dis, coquin, pourquoi as-tu déserté du bord, ou si tu continues à faire l'imbécile, je te donnerai une volée que le coeur t'en fera mal.
L'Albinos.—Eh bien, monsieur Ollivry, je suis déserté parce qu'on m'appelait toujours Cheveux-d'Etoupes à bord, quoi!
Cet aveu naïf échappé au malheureux mousse dans l'instant le plus vif de l'altercation, porta la consternation sur la figure palpitante du charlatan. Les spectateurs s'écrièrent tous qu'on avait trompé leur bonne foi, et qu'il fallait leur rendre leur argent à la porte. Chacun adresse les reproches les plus énergiques au mystificateur mystifié à son tour. La garde du poste voisin accourt au bruit. Un commissaire de police s'informe du motif qui a pu provoquer le scandale qu'il veut faire cesser. On saisit l'albinos vivant, qui, abdiquant très-piteusement son rôle, essuie la farine dont on lui a saupoudré le visage. Le soir même, il se trouve reconduit à bord de la gabare la Caravane. Je vous laisse à penser la manière dont il fut accueilli par l'équipage et par le lieutenant en pied chargé du détail! Quinze coups de martinet par jour pendant une semaine....
Mais le pauvre petit diable y gagna au moins de changer de sobriquet. Au lieu de l'appeler comme auparavant Cheveux-d'Etoupes, on ne le désigna plus que sous le nom de Phénomène-Vivant. Ainsi, quand il prenait envie à ses maîtres de lui adresser la parole, ils ne lui disaient plus: Cheveux-d'Etoupes, avance à l'ordre; ils se contentaient de lui crier: Phénomène, avance à l'ordre, ou sinon.... La belle avance, je vous le demande!
Miseria miseris!
SIXIÈME PARTIE.
Moeurs des Nègres.
I.
Le Bamboula.
De gros nuages chargés d'électricité, poussés par un vent suffoquant du Sud-Est, se déroulaient du sommet du Morne-d'Orange, pour envelopper la ville de Saint-Pierre. Les navires mouillés en ligne courbe sur la rade foraine de ce port, frémissaient sur leurs amarres raidies par la brise, et la lame creuse et gonflée venait battre sourdement le rivage sur lequel toutes les pirogues des noirs avaient été halées à sec. Il faisait nuit: c'était un dimanche; et au loin, sous des arbres ombreux, j'entendais bruire des tambourins, s'élever un murmure prolongé de voix cadencées, et je voyais scintiller des torches brillantes et mobiles comme ces feux errants que l'on rencontre dans les nuits d'orage au fond du fourré de nos campagnes.
Je demandai quel était ce bruit, et ce que pouvaient signifier ces feux allumés sous ces grands arbres, à l'extrémité de la ville. Un nègre me répondit, avec une expression d'étonnement et de joie qu'on ne pourrait pas facilement exprimer: «Maître, ça Bamboula.».
Je voulus voir ce que c'était que le Bamboula.
Sous le feuillage d'immenses sabliers et de larges manguiers, j'aperçus, en m'approchant d'une vaste cour, une foule de nègres, s'agitant à la lueur des flambeaux fumeux d'où s'exhalait une odeur étouffante d'huile de palma-christi. Le reflet des torches, projeté sur la figure suante de tous ces noirs, la mobilité de tous ces visages sinistres, leurs yeux brillants comme des lucioles, leurs contorsions en gambadant, leurs chants, tantôt bruyants, tantôt étouffés, mais que je me rappelle encore comme si c'était hier, donnaient à cette scène un aspect que je ne pourrais pas trop décrire. Tout ce monde-là dansait avec délire, avec fureur. Je crus que c'était un festin de Cannibales.
De grands noirs, presque nus, placés à l'un des angles de la cour, étaient assis sur de gros tambours en cuivre qu'ils battaient du bout des doigts avec une force convulsive. C'était l'orchestre de ce bal diabolique. J'examinai, en frissonnant, les traits de ces hideux exécutants. La peau de leur figure, ruisselante de sueur, se contractait si horriblement qu'il aurait été difficile de trouver encore quelque chose d'humain dans leur physionomie bouleversée. A chaque temps de la mesure infernale qu'ils battaient sur la peau de leurs caisses d'airain, leur visage changeait d'expression, leur bouche se tordait, leurs yeux s'enflammaient, et puis ensuite, succombant sous l'effort, ces épouvantables instrumentistes s'abandonnaient à des spasmes horribles que la foule paraissait admirer comme des mouvements de divine extase. C'était apparemment le moment d'une céleste vision. On ne les retirait de ce long évanouissement, qu'en leur donnant à avaler des verres à bière, remplis d'un limpide tafia qu'ils buvaient comme de l'eau; de belles négresses chantaient des strophes improvisées que les danseuses répétaient en choeur. Chacune des coryphées agitait dans sa main une espèce de hochet avec lequel elle suivait la mesure marquée par les cymbales. D'un côté, sautaient les nègres Ibo, dont la danse était nonchalante comme la physionomie des noirs de cette caste. Plus loin, les Cap-Laost s'avançaient en cadence avec une attitude vive et fière, comme pour soutenir le choc de l'ennemi; près d'eux, les Loango multipliaient leurs postures lascives et molles, et au bruit des mêmes instruments chaque caste d'esclaves reproduisait la danse de son pays. Le Bamboula réunissait enfin tous les divers caractères de danse des peuplades de l'Afrique. C'était presque un cours d'histoire de la côte de Guinée que je faisais en examinant cette réunion si diverse de naturels rassemblés par le plaisir que les nègres aiment le plus passionnément.
Un créole que je rencontrai, me disait flegmatiquement en faisant le tour du Bamboula: «Ici, ce sont les nègres empoisonneurs; là, vous voyez les noirs les plus voleurs et les plus paresseux de la côte. Dans ce coin-là, dansent les nègres créoles.» Aucun de ces derniers n'était tatoué.
—Mais, demandai-je à mon compagnon, quels sont ces grands noirs qui battent si passionnément ces cymbales?
—Des princes africains, pour la plupart. Ces hommes-là sont presque tous d'une force prodigieuse. Tout haletants, comme ils sont, ils ne quittent peut-être le Bamboula que pour aller empoisonner leurs camarades, leurs parents, leurs maîtres, qui sait! Vous ne sauriez croire combien cet exercice excitant de la danse prédispose nos nègres à accomplir les desseins les plus pervers. Les convulsions qu'ils éprouvent ici, et l'irritation de leurs organes si puissamment agités par ces chants et ce mouvement, ne sont trop souvent que les avant-coureurs des accidents que nous n'avons que trop d'occasions de déplorer dans l'île.
Cette explication suffit pour me faire trouver le Bamboula encore plus infernal que je ne l'avais vu.
Mais neuf heures sonnèrent à la paroisse du mouillage; les sons lamentables de la cloche se répandirent dans l'air, qui, dans ce pays, semble retentir d'une manière plus lugubre encore qu'en Europe, des percussions qui l'ébranlent. Une grosse pluie tiède et sulfureuse commençait à tomber à la lueur pâlissante des éclairs. Le Bamboula allait finir: c'était dommage, car il était dans toute sa fleur et son éclat sauvage. Les danseurs semblaient redoubler de rage, comme pour mettre les derniers instants à profit. Les cymbaliers se pâmaient en rugissant sur leurs tambours, qu'ils ne frappaient plus que par intervalles, et lorsqu'ils paraissaient sortir de leurs névralgiques accès de léthargie. Comment finira tout cela? pensais-je: qui viendra mettre un terme à cette scène d'exaltation et de sinistres jouissances? Des archers de ville, que je n'avais pas encore aperçus, s'élançent, un nerf de boeuf à la main; ils se précipitent sur tous les noirs qu'ils rencontrent. Les nègres qui échappent à leurs coups redoublés, se jettent dans un coin pour danser encore aux sons des cymbales, que les sergents de la police arrachent aux cymbaliers frémissants de rage. Les torches s'éteignent ou disparaissent dans les mains qui les agitent ou les saisissent. On crie, on frappe, on fuit, on poursuit partout, et bientôt la foule, pourchassée dans tous les recoins, s'écoule mugissante sous le fouet, partout où elle trouve une issue.
A neuf heures et quart, la cour était vide, l'obscurité la plus complète avait succédé au tumulte le plus grand que j'eusse encore vu. Un lugubre silence régnait seul sous ces grands arbres que de larges gouttes de pluie venaient mouiller et laver de la poussière dont leurs feuilles avaient été couvertes pendant la fête. De temps à autre seulement, la foudre, qui grondait sur Saint-Pierre, venait encore éclairer le lieu où quelques minutes auparavant j'avais vu cette pompe diabolique, entendu ce tintamare infernal!...
Le lendemain, en me rappelant cette scène effrayante du soir, il me sembla avoir eu le cauchemar dans la nuit, et un poids énorme me paraissait encore comprimer ma poitrine.
Si jamais vous allez aux Antilles, n'oubliez pas d'aller voir le Bamboula: l'Opéra, avec toutes ses pompes factices, est bien loin de valoir un tel spectacle.
II.
Dame Périne
Vers le milieu de novembre 1827, on a exécuté, à Saint-Pierre de la Martinique, une vieille négresse qui, pendant une vie de soixante-dix à soixante-douze ans, a empoisonné, de compte fait, cinquante-cinq à soixante personnes. Cette femme, s'il est permis de donner ce nom, à tout ce que la nature a produit de plus dégoûtant et de plus atroce, éloignait les soupçons que ses crimes répétés avaient accumulés sur elle, par ces marques de dévotion qui en imposent si facilement à l'âme pieuse des colons. La maîtresse à qui elle appartenait, lui avait donné une case, à laquelle était joint un jardin, où dame Périne cultivait des plantes vénéneuses, avec autant de soin que quelques femmes, dans nos climats, arrosent leurs rosiers et leurs oeillets. Ce fut lorsqu'il n'y eut plus à reculer contre l'évidence de ses forfaits et la masse des preuves, que le ministère public fut nanti d'une accusation contre cette misérable. Interrogée, d'après l'acte décerné contre elle, elle ne chercha pas à se défendre, et lorsqu'on lui demanda quel motif l'avait engagée à détruire les enfants de son maître et les siens même, elle répondit avec beaucoup de tranquillité qu'elle l'ignorait, mais qu'elle croyait être née pour empoisonner, comme d'autres sont destinés par le sort, à vendre du café ou du sucre. Le président qui la questionnait, la pressait d'avouer ses complices.—Mes complices, répond-elle, sont tous les nègres et les mulâtres de la colonie.—Mais pourquoi affichiez-vous, continue le magistrat, des marques si vives de piété, quand vous vous livriez au plus grand des crimes que défend la religion.—Eh! ne nous faut-il pas un masque à nous autres nègres, comme à vous autres blancs!—Mais vous empoisonniez aussi les nègres?—J'ai été jusqu'ici l'empoisonneuse des chiens et des mulets, plutôt que de n'empoisonner rien. Malheur à ceux qui venaient me demander des légumes de mon jardin; je trouvais moyen de leur faire avaler quelque chose de mortel.—Vous aviez donc des préparations ou des simples bien subtils?—En manque-t-il dans le pays, et comptez-vous que ce soit pour rien que Dieu fasse pousser cela? En effet, c'est par là que la confrérie des nègres empoisonneurs, qui désolent la Martinique, professait pour dame Périne, le respect que ses rares talents devaient lui mériter, aux yeux des plus adroits chimistes (c'est la dénomination ironique que l'on donne à ces monstres). Elle jetait ce qu'elle appelait des sorts, sur les individus qui lui déplaisaient, et ces sorts n'étaient autre chose que des breuvages ou des émanations morbifiques, qui conduisaient, à divers intervalles, ses victimes à la mort. D'après ses aveux, une fleur, sur laquelle elle jetait de la poudre, suffisait pour empoisonner. On ne se figure pas en Europe la supériorité que les nègres, et surtout ceux de la côte d'Afrique, acquièrent dans la préparation des substances végétales. La défiance des médecins qui ont parcouru, de leurs cabinets, toutes les parties de la terre, dans les relations de quelques voyageurs frivoles, peut nier ce fait; mais elle ne convaincra jamais d'erreur les yeux des gens éclairés, qui en ont vu, sur les lieux, les effets les plus palpables, ou les plus funestes. La circulation du sang est un phénomène aussi étonnant que la propriété vénéneuse de certains végétaux; on fit servir, jusque sous le règne de Louis XV, les subtilités mêmes de la science, à combattre l'attraction qu'exerce l'aspiration de certains reptiles, sur d'autres animaux.
Dame Périne, pour en revenir à elle, a entendu son arrêt avec une indifférence parfaite. Le matin du jour où on devait l'exécuter, elle demanda du vin blanc; elle déjeuna avec un appétit que l'on pourrait appeler philosophique, si l'on ne craignait de profaner cette qualification. Arrivée sur le lieu du supplice, au milieu d'un piquet de grenadiers, et suivie d'une foule de nègres et de gens de couleur, elle y parut vêtue des habits blancs qu'elle mettait pour communier. Cette figure noire et sillonnée de rides, qui acquérait un nouveau degré d'horreur sous la peau de cette vieille négresse, n'exprimait aucune émotion. Ce monstre, après s'être entretenu avec l'ecclésiastique qui accompagnait ses derniers moments, est monté à la potence, son mouchoir de tête est tombé dans l'effort qu'il faisait pour gravir l'échelle patibulaire. Les nègres en ont tiré le fatal pronostic que son âme irait en enfer. Un mouchoir tombé leur a paru un signe plus certain de la réprobation éternelle, que cinquante-cinq à soixante personnes empoisonnées. Dame Périne a terminé enfin son exécrable vie, en jetant, sous la corde, un cri à peine entendu. Les gendarmes ont dispersé la populace, qui voulait se partager ses vêtements comme des reliques du martyre.
SEPTIÈME PARTIE.
Ornithologie Maritime.
I.
Le Plongeon.
Le plongeon est un oiseau de mer, qui nage à la surface de l'eau et qui disparaît dans les flots à l'instant même où part l'amorce du fusil qui le vise. Un moment après il relève sa tête et semble braver un autre coup et défier l'inconstance de l'onde sur laquelle ou dans laquelle il se joue. Un observateur disait que c'était moins un oiseau aquatique qu'un oiseau politique.
Le plongeon vole difficilement, et ne parcourt qu'un fort petit espace, mais il nage au mieux entre deux eaux. Dans les mauvais temps, il disparaît sous les ondes, et ne montre sa tête que lorsque l'orage est dissipé, et qu'il y a quelque chose à avaler à la surface plane.
Cet oiseau, dont les plumes sont enduites de la substance huileuse particulière aux bipèdes de son espèce, change, dit-on, annuellement de couleur. Celui qu'on a vu blanc une année, paraît noir l'année suivante. Mais il ne peut changer que d'une de ces couleurs à l'autre. C'est peut-être un malheur attaché à sa condition; mais tous les êtres ne peuvent pas prétendre à la commode mobilité des nuances du caméléon ou de la dorade.
C'est sur les hauts fonds qu'on remarque le plus de plongeons, parce que là ils atteignent facilement le fond, si la mer est grosse, et sa surface tranquille si elle est calme. Il y a toujours pour eux un beau côté dans leur position.
On a remarqué encore qu'ils nagent ordinairement le nez dans le vent: preuve incontestable qu'ils savent d'où le vent tourne. Est-ce calcul? est-ce prévision instinctive? Ce n'est pas sur les girouettes qu'ils ne voient pas qu'ils peuvent se diriger! Il est à croire que les plongeons sont connaisseurs en vent.
Selon toute probabilité, cet oiseau doit atteindre une extrême longévité: peu accessible, par l'épaisseur de sa peau, et sa fourrure graisseuse, à toutes les impressions extérieures, doué de la faculté d'échapper avec une vitesse comparable à la rapidité de l'éclair, à la balle qu'on lui destine, quelle cause accidentelle pourrait couper le fil de ses destinées? Les poissons? il les évite en volant; les oiseaux de proie? il les brave en plongeant; il n'y a que les indigestions à craindre pour lui; mais il digère avec chaleur s'il avale avec gloutonnerie; peu estimé, il ne craint pas les piéges dont l'industrie du chasseur entoure nos gibiers marins les plus recherchés. Enfin dans la condition animale du plongeon, je cherche en vain un côté malheureux, le ciel semble avoir fait pour eux, ce qu'il refuse hélas! à bien des animaux de mérite, à deux pieds et sans plumes.
FIN.
NOTES:
[1] Penneau, plumasseau abandonné au vent pour faire connaître de quel côté vient la brise qui le soulève.
[2] On a imité, autant qu'il était possible dans ce petit dialogue, la forme du langage des paysans bas-bretons de cette partie de la côte du Finistère.
[3] Nom d'une liqueur très-connue dans le pays.
[4] Paquet de petits biscaïens qui forment la mitraille que s'envoient les navires qui combattent de près.
[5] La moëde est une pièce d'or qui dans les Colonies vaut de 38 à 40 fr. C'est par allusion à la grande quantité d'or qu'avait gagné Antoine dans ses courses, qu'on le nomma Moëde.