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The Project Gutenberg eBook of La mer

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Title: La mer

Author: Jules Michelet

Release date: November 1, 2007 [eBook #23279]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MER ***

J. MICHELET


LA MER

CINQUIÈME ÉDITION

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES

rue auber, 3, place de l'opéra

LIBRAIRIE NOUVELLE

boulevard des italiens, 15, au coin de la rue de grammont

1875

Droits de reproduction et de traduction réservés


TABLE DES MATIÈRES

Livre Ier.Un Regard sur les mers.

I.

La mer vue du rivage
II.Plages, grèves et falaises
III.Plages, grèves et falaises (suite)
IV.Cercle des eaux, cercles de feux. Fleuves de la mer
V.Le pouls de la mer
VI.Les tempêtes
VII.La tempête d'octobre 1859
VIII.Les phares

Livre
II.

La Genèse de la mer.

I.

Fécondité
II.La mer de lait
III.L'atome
IV.Fleur de sang
V.Les faiseurs de mondes
VI.Fille des mers
VII.Le piqueur de pierres
VIII.Coquilles, nacre, perles
IX.L'écumeur de mer (poulpe, etc.)
X.Crustacés. La guerre et l'intrigue
XI.Le poisson
XII.La baleine
XIII.Les sirènes

Livre
III.

Conquête de la mer.

I.

Le harpon
II.Découverte des trois océans
III.La loi des tempêtes
IV.Les mers des pôles
V.La guerre aux races de la mer
VI.Le droit de la mer

Livre
IV.

La Renaissance par la mer.

I.

L'origine des bains de mer
II.Choix du rivage
III.L'habitation
IV.Première aspiration de la mer
V.Bains.—Renaissance de la beauté
VI.La renaissance du cœur et de la fraternité
VII.Vita nuova des nations

Notes

FIN DE LA TABLE

LIVRE PREMIER

UN REGARD SUR LES MERS

I

LA MER VUE DU RIVAGE

Un brave marin hollandais, ferme et froid observateur, qui passe sa vie sur la mer, dit franchement que la première impression qu'on en reçoit, c'est la crainte. L'eau, pour tout être terrestre, est l'élément non respirable, l'élément de l'asphyxie. Barrière fatale, éternelle, qui sépare irrémédiablement les deux mondes. Ne nous étonnons pas si l'énorme masse d'eau qu'on appelle la mer, inconnue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, apparut toujours redoutable à l'imagination humaine.

Les Orientaux n'y voient que le gouffre amer, la nuit de l'abîme. Dans toutes les anciennes langues, de l'Inde à l'Irlande, le nom de la mer a pour synonyme ou analogue le désert et la nuit.

Grande tristesse de voir tous les soirs le soleil, cette joie du monde et ce père de toute vie, sombrer, s'abîmer dans les flots. C'est le deuil quotidien du monde, et spécialement de l'Ouest. Nous avons beau voir chaque jour ce spectacle, il a sur nous même puissance, même effet de mélancolie.

Si l'on plonge dans la mer à une certaine profondeur, on perd bientôt la lumière; on entre dans un crépuscule où persiste une seule couleur, un rouge sinistre; puis cela même disparaît et la nuit complète se fait, c'est l'obscurité absolue, sauf peut-être des accidents de phosphorescence effrayante. La masse, immense d'étendue, énorme de profondeur, qui couvre la plus grande partie du globe, semble un monde de ténèbres. Voilà surtout ce qui saisit, intimida les premiers hommes. On supposait que la vie cesse partout où manque la lumière, et qu'excepté les premières couches, toute l'épaisseur insondable, le fond (si l'abîme a un fond), était une noire solitude, rien que sable aride et cailloux, sauf des ossements et des débris, tant de biens perdus que l'élément avare prend toujours et ne rend jamais, les cachant jalousement au trésor profond des naufrages.

L'eau de mer ne nous rassure aucunement par la transparence. Ce n'est point l'engageante nymphe des sources, des limpides fontaines. Celle-ci est opaque et lourde; elle frappe fort. Qui s'y hasarde, se sent fortement soulevé. Elle aide, il est vrai, le nageur, mais elle le maîtrise; il se sent comme un faible enfant, bercé d'une puissante main, qui peut aussi bien le briser.

La barque une fois déliée, qui sait où un vent subit, un courant irrésistible, pourront la porter? Ainsi nos pêcheurs du Nord, malgré eux, trouvèrent l'Amérique polaire et rapportèrent la terreur du funèbre Groënland. Toute nation a ses récits, ses contes sur la mer. Homère, les Mille et une Nuits, nous ont gardé un bon nombre de ces traditions effrayantes, les écueils et les tempêtes, les calmes non moins meurtriers où l'on meurt de soif au milieu des eaux, les mangeurs d'hommes, les monstres, le léviathan, le kraken et le grand serpent de mer, etc. Le nom qu'on donne au désert, «le pays de la peur,» on aurait pu le donner au grand désert maritime. Les plus hardis navigateurs, Phéniciens et Carthaginois, les Arabes conquérants qui voulaient englober le monde, attirés par les récits du pays de l'or et des Hespérides, dépassent la Méditerranée, se lancent sur la grande mer, mais s'y arrêtent bientôt. La ligne sombre, éternellement couverte de nuages, qu'on rencontre avant l'équateur, leur impose. Ils s'arrêtent. Ils disent: «C'est la mer des Ténèbres.» Et ils retournent chez eux.

«Il y aurait de l'impiété à violer ce sanctuaire. Malheur à celui qui suivrait sa curiosité sacrilège! On a vu, aux dernières îles, un colosse, une menaçante figure qui disait: «N'allez pas plus loin.»

—————

Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde ne diffèrent en rien de ce qu'on peut voir toujours des émotions du novice, de la simple personne qui, venue de l'intérieur, tout à coup aperçoit la mer. On peut dire que tout être qui en a la surprise, ressent cette impression. Les animaux, visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque, lasse et débonnaire, l'eau traîne mollement au rivage, le cheval n'est pas rassuré; il frémit et souvent refuse de passer le flot languissant. Le chien recule et aboie, injurie à sa manière la lame dont il a peur. Jamais il ne fait la paix avec l'élément douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur nous raconte que les chiens du Kamtchatka, habitués à ce spectacle, n'en sont pas moins effrayés, irrités. En grandes bandes, par milliers, dans les longues nuits, ils hurlent contre la vague hurlante, et font assaut de fureur avec l'océan du Nord.

—————

L'introduction naturelle, le vestibule de l'Océan, qui prépare à le bien sentir, c'est le cours mélancolique des fleuves du Nord-Ouest, les vastes sables du Midi, ou les landes de Bretagne. Toute personne qui va à la mer par ces voies est très-frappée de la région intermédiaire qui l'annonce. Le long de ces fleuves, c'est un vague infini de joncs, d'oseraies, de plantes diverses, qui, par les degrés des eaux mêlées et peu à peu saumâtres, deviennent enfin marines. Dans les landes, c'est, avant la mer, une mer préalable d'herbes rudes et basses, fougères et bruyères. Étant encore à une lieue, deux lieues, vous remarquez les arbres chétifs, souffreteux, rechignés, qui annoncent à leur manière par des attitudes, j'allais dire par des gestes étranges, la proximité du grand tyran, et l'oppression de son souffle. S'ils n'étaient pris par les racines, ils fuiraient visiblement; ils regardent vers la terre, tournent le dos à l'ennemi, semblent tout près de partir, en déroute, échevelés. Ils ploient, se courbent jusqu'au sol, et ne pouvant mieux, fixés là se tordent au vent des tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et étend ses branches indéfiniment dans le sens horizontal. Sur les plages où les coquilles, dissoutes, élèvent une fine poussière, l'arbre en est envahi, englouti. Ses pores se fermant, l'air lui manque; il est étouffé, mais conserve sa forme et reste là arbre de pierre, spectre d'arbre, ombre lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la mort même.

Bien avant de voir la mer, on entend et on devine la redoutable personne. D'abord, c'est un bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu tous les bruits lui cèdent et en sont couverts. On en remarque bientôt la solennelle alternative, le retour invariable de la même note, forte et basse, qui de plus en plus roule, gronde. Moins régulière l'oscillation du pendule qui nous mesure l'heure! Mais ici le balancier n'a pas la monotonie des choses mécaniques. On y sent, on croit y sentir la vibrante intonation de la vie. En effet, au moment du flux, quand la vague monte sur la vague, immense, électrique, il se mêle au roulement orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille êtres divers qu'elle apporte avec elle. Le reflux vient-il, un bruissement fait comprendre qu'avec les sables elle remporte ce monde de tribus fidèles, et le recueille en son sein.

Que d'autres voix elle a encore! Pour peu qu'elle soit émue, ses plaintes et ses profonds soupirs contrastent avec le silence du morne rivage. Il semble se recueillir pour écouter la menace de celle qui le flattait hier d'un flot caressant. Que va-t-elle bientôt lui dire? Je ne veux pas le prévoir. Je ne veux point parler ici des épouvantables concerts qu'elle va donner peut-être, de ses duos avec les rocs, des basses et des tonnerres sourds qu'elle fait au fond des cavernes, ni de ces cris surprenants où l'on croit entendre: Au secours!... Non, prenons-la dans ses jours graves, où elle est forte sans violence.

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Si l'enfant et l'ignorant ont toujours devant ce sphinx une stupeur admirative et moins de plaisir que de crainte, il ne faut pas s'en étonner. Pour nous-mêmes, par bien des côtés, c'est encore une grande énigme.

Quelle est son étendue réelle? Plus grande que celle de la terre, voilà ce qu'on sait le mieux. Sur la surface du globe, l'eau est la généralité, la terre est l'exception. Mais leur proportion relative: l'eau fait les quatre cinquièmes, c'est le plus probable; d'autres ont dit les deux tiers ou les trois quarts. Chose difficile à préciser. La terre augmente et diminue; elle est toujours en travail; telle partie s'abaisse, et telle monte. Certaines contrées polaires, découvertes et notées du navigateur, ne se retrouvent plus au voyage suivant. Ailleurs, des îles innombrables, des bancs immenses de madrépores, de coraux, se forment, s'élèvent et troublent la géographie.

La profondeur de la mer est bien plus inconnue que son étendue. À peine les premiers sondages, peu nombreux et peu certains, ont-ils été faits encore.

Les petites libertés hardies que nous prenons à la surface de l'élément indomptable, notre audace à courir sur ce profond inconnu, sont peu, et ne peuvent rien faire au juste orgueil que garde la mer. Elle reste, en réalité, fermée, impénétrable. Qu'un monde prodigieux de vie, de guerre et d'amour, de productions de toute sorte, s'y meuve, on le devine bien et déjà on le sait un peu. Mais à peine nous y entrons, nous avons hâte de sortir de cet élément étranger. Si nous avons besoin de lui, lui, il n'a pas besoin de nous. Il se passe de l'homme à merveille. La nature semble tenir peu à avoir un tel témoin. Dieu est là tout seul chez lui.

L'élément que nous appelons fluide, mobile, capricieux, ne change pas réellement; il est la régularité même. Ce qui change constamment, c'est l'homme. Son corps (dont les quatre cinquièmes ne sont qu'eau, selon Berzélius) sera demain évaporé. Cette apparition éphémère, en présence des grandes puissances immuables de la nature, n'a que trop raison de rêver. Quel que soit son très-juste espoir de vivre en son âme immortelle, l'homme n'en est pas moins attristé de ces morts fréquentes, des crises qui rompent à chaque instant la vie. La mer a l'air d'en triompher. Chaque fois que nous approchons d'elle, il semble qu'elle dise du fond de son immutabilité: «Demain tu passes, et moi jamais. Tes os seront dans la terre, dissous même à force de siècles, que je continuerai encore, majestueuse, indifférente, la grande vie équilibrée qui m'harmonise, heure par heure, à la vie des mondes lointains.»

Opposition humiliante qui se révèle durement, et comme avec risée pour nous, surtout aux violentes plages, où la mer arrache aux falaises des cailloux qu'elle leur relance, qu'elle ramène deux fois par jour, les traînant avec un bruit sinistre comme de chaînes et de boulets. Toute jeune imagination y voit une image de guerre, un combat, et d'abord s'effraye. Puis, observant que cette fureur a des bornes où elle s'arrête, l'enfant rassuré hait plutôt qu'il ne craint la chose sauvage qui semble lui en vouloir. Il lance à son tour des cailloux à la grande ennemie rugissante.

J'observais ce duel au Havre, en juillet 1831. Une enfant que j'amenais là en présence de la mer sentit son jeune courage et s'indigna de ces défis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte inégale, à faire sourire, entre la main délicate de la fragile créature et l'épouvantable force qui en tenait si peu de compte. Mais on ne riait pas longtemps, lorsque venait la pensée du peu que vivrait l'être aimé, de son impuissance éphémère, en présence de l'infatigable éternité qui nous reprend.—Tel fut l'un de mes premiers regards sur la mer. Telles mes rêveries, assombries du trop juste augure que m'inspirait ce combat entre la mer que je revois et l'enfant que je ne vois plus.

II

PLAGES, GRÈVES ET FALAISES

On peut voir l'Océan partout. Partout il apparaîtra imposant et redoutable. Tel il est autour des caps qui regardent de tous côtés. Tel, et parfois plus terrible, aux lieux vastes, mais circonscrits, où l'encadrement des rivages le gêne et l'indigne, où il entre violent avec des courants rapides qui souvent heurtent aux écueils. On ne le voit pas infini, mais on le sent, on l'entend, on le devine infini, et l'impression n'en est que plus profonde.

C'est celle que j'avais à Granville, sur cette plage tumultueuse de grand flot et de grand vent, qui finit la Normandie et va commencer la Bretagne. La gaieté riche et aimable, quelquefois un peu vulgaire, des belles campagnes normandes, disparaît, et par Granville, par le dangereux Saint-Michel-en-Grève, on se trouve entré dans un monde tout autre. Granville est normand de race, breton d'aspect. Il oppose fièrement son rocher à l'assaut épouvantable des vagues, qui tantôt apportent du Nord les fureurs discordantes des courants de la Manche, tantôt roulent de l'Ouest un long flot toujours grossi dans sa course de mille lieues, qui frappe de toute la force accumulée de l'Atlantique.

J'aimais cette petite ville singulière et un peu triste qui vit de la pêche lointaine la plus dangereuse. La famille sait qu'elle est nourrie des hasards de cette loterie, de la vie, de la mort de l'homme. Cela met en tout un sérieux harmonique au caractère sévère de cette côte. J'y ai bien souvent goûté la mélancolie du soir, soit que je me promenasse en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son énorme mappemonde, souvent rayée durement de raies noires et de raies rouges, s'abîmait, sans s'arrêter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lumière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En août, c'était, déjà l'automne. Il n'y avait guère de crépuscule. Le soleil à peine disparu, le vent fraîchissait, les vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne voyait guère que quelques ombres de femmes dans leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons attardés aux maigres pâturages des glacis, qui surplombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, l'attristaient de bêlements plaintifs.

La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie à pic sur le bord de l'abîme, noire, froide, battue d'un vent éternel, faisant front à la grande mer. Il n'y a là que de pauvres logis. On m'y mena chez un bonhomme dont l'art était de faire des tableaux de coquilles. Monté par une sorte d'échelle dans une obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l'étroite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi saisissante que l'avait été en Suisse, prise aussi dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir un monstre énorme de glaces pointues qui marchaient à moi. Et cette mer de Granville, une armée de flots ennemis qui venaient d'ensemble à l'assaut.

Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, fiévreux. Il tenait, en ce mois d'août, sa fenêtre calfeutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été ébranlée par un événement de famille. Son frère avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. La mer lui restait sinistre, elle lui semblait garder contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, infatigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans les longues nuits. L'été, elle lui montrait d'incommensurables orages, des éclairs d'un monde à l'autre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien plus haut encore, outrageusement venait lui frapper dans sa fenêtre. Il n'était pas même sûr que la mer s'en tînt toujours là. Elle pouvait dans sa haine, lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas le moyen de chercher un meilleur abri, et peut-être aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel magnétisme. Il n'eût pas osé se brouiller tout à fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un certain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la désignait sans la nommer, comme l'Islandais en mer n'ose nommer l'Ourque, de peur qu'elle n'entende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle lorsqu'il regardait la grève, et disait: «Cela me fait peur.»

Était-ce un fou? Nullement, il parlait de fort bon sens. Il me parut distingué et intéressant. C'était un être nerveux, très-finement organisé, trop pour de telles impressions.

La mer fait beaucoup de fous. Livingstone avait emmené d'Afrique un homme intelligent, courageux, qui bravait les lions. Mais il n'avait pas vu la mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu'il eut à la fois cette double surprise et du redoutable élément, et de tous les arts inconnus, ce fut trop fort pour son cerveau. Il délira; quoi qu'on fît, il trouva moyen d'échapper, et se jeta aveuglément dans ces flots qui l'effrayaient et qui l'attiraient cependant.

D'autre part, la mer attache tellement les hommes qui se sont confiés longtemps à elle, qui ont vécu avec elle et dans sa familiarité, qu'ils ne peuvent la quitter jamais. J'ai vu, dans un petit port, de vieux pilotes qui, devenus trop faibles, résignaient leur office. Mais ils ne s'en consolaient point, ils traînaient misérablement, et leurs têtes s'égaraient.

—————

Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre une plate-forme qu'on appelle celle des Fous. Je ne connais aucun lieu plus propre à en faire que cette maison de vertige. Représentez-vous tout autour une grande plaine comme de cendre blanche, qui est toujours solitaire, sable équivoque dont la fausse douceur est le piège le plus dangereux. C'est et ce n'est pas la terre, c'est et ce n'est pas la mer, l'eau douce non plus, quoiqu'en dessous des ruisseaux travaillent le sol incessamment. Rarement, et pour de courts moments, un bateau s'y hasarderait. Et, si l'on passe quand l'eau se retire, on risque d'être englouti. J'en puis parler, je l'ai été presque moi-même. Une voiture fort légère, dans laquelle j'étais, disparut en deux minutes avec le cheval; par miracle, j'échappai. Mais, moi-même à pied, j'enfonçais. À chaque pas, je sentais un affreux clapotement, comme un appel de l'abîme qui me demandait doucement, m'invitait et m'attirait, et me prenait par dessous. J'arrivai pourtant au roc, à la gigantesque abbaye, cloître, forteresse et prison, d'une sublimité atroce, vraiment digne du paysage. Ce n'est pas ici le lieu de décrire un tel monument. Sur un gros bloc de granit, il se dresse, monte et monte encore indéfiniment, comme une babel d'un titanique entassement, roc sur roc, siècle sur siècle, mais toujours cachot sur cachot. Au plus bas, l'in pace des moines; plus haut, la cage de fer qu'y fit Louis XI; plus haut, celle de Louis XIV; plus haut, la prison d'aujourd'hui. Tout cela dans un tourbillon, un vent, un trouble éternel. C'est le sépulcre moins la paix.

Est-ce la faute de la mer si cette plage est perfide? point du tout. Elle arrive là, comme ailleurs, bruyante et forte, mais loyale. La vraie faute est à la terre, dont l'immobilité sournoise paraît toujours innocente, et qui en dessous filtre sous la plage les eaux des ruisseaux, un mélange douceâtre et blanchâtre qui ôte toute solidité. La faute est surtout à l'homme, à son ignorance, à sa négligence. Dans les longs âges barbares, pendant qu'il rêve à la légende et fonde le grand pèlerinage de l'archange vainqueur du diable, le diable prit possession de cette plaine délaissée. La mer en est fort innocente. Loin de faire mal, au contraire, elle apporte, cette furieuse, dans ses flots si menaçants, un trésor de sel fécond, meilleur que le limon du Nil, qui enrichit toute culture et fait la charmante beauté des anciens marais de Dol, de nos jours transformés en jardins. C'est une mère un peu violente, mais enfin, c'est une mère. Riche en poissons, elle entasse sur Cancale qui est en face, et sur d'autres bancs encore, des millions, des milliards d'huîtres, et de leurs coquilles brisées elle donne cette riche vie qui se change en herbe, en fruits, et couvre les prairies de fleurs.

Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer, ne pas céder aux idées fausses que peut donner la terre voisine, ni aux illusions terribles qu'elle nous ferait elle-même par la simple grandeur de ses phénomènes, par des fureurs apparentes qui souvent sont des bienfaits.

III

SUITE.—PLAGES, GRÈVES ET FALAISES

Les plages, les grèves et les falaises montrent la mer par trois aspects et toujours utilement. Elles l'expliquent, la traduisent, la mettent en rapport avec nous, cette grande puissance, sauvage au premier aspect,—mais divine au fond, donc, amie.

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L'avantage des falaises, c'est qu'au pied de ces hauts murs bien plus sensiblement qu'ailleurs on apprécie la marée, la respiration, disons-le, le pouls de la mer. Insensible sur la Méditerranée, il est marqué dans l'Océan. L'Océan respire comme moi, il concorde à mon mouvement intérieur, à celui d'en haut. Il m'oblige de compter sans cesse avec lui, de supporter les jours, les heures, de regarder au ciel. Il me rappelle et à moi et au monde.

Que je m'assoie aux falaises, à celle d'Antifer, par exemple, je vois ce spectacle immense. La mer, qui semblait morte tout à l'heure, a frissonné. Elle frémit. Signe premier du grand mouvement. La marée a dépassé Cherbourg et Barfleur, tourné violemment la pointe du phare; ses eaux divisées suivent le Calvados, s'exhaussent au Havre; voilà qu'elles viennent à moi, vers Étretat, Fécamp, Dieppe, pour s'enfoncer dans le canal, malgré les courants du Nord. À moi de me mettre en garde, et d'observer bien son heure. Sa hauteur, presque indifférente aux dunes ou collines de sable qu'on peut remonter partout, ici, au pied des falaises, impose une grande attention. Ce long mur de trente lieues n'a pas beaucoup d'escaliers. Ses étroites percées, qui font nos petits ports, s'ouvrent à d'assez grandes distances.

D'autant plus curieusement, observe-t-on à la mer basse les assises superposées où se lit l'histoire du globe, en gigantesques registres où les siècles accumulés offrent tout ouvert le livre du temps. Chaque année en mange une page. C'est un monde en démolition, que la mer mord toujours en bas, mais que les pluies, les gelées, attaquent encore bien plus d'en haut, Le flot en dissout le calcaire, emporte, rapporte, roule incessamment le silex qu'il arrondit en galets.—Ce rude travail fait de cette côte, si riche du côté de la terre, un vrai désert maritime. Peu, très-peu de plantes de mer échappent au broiement éternel du galet froissé, refroissé. Les mollusques et les coquilles en ont peur. Les poissons mêmes se tiennent à distance. Grand contraste d'une campagne douce et tellement humanisée et d'une mer si inhospitalière.

On ne la voit guère que d'en haut. En bas la nécessité dure de marcher sur un sol croulant, roulant, de boulets, rend l'étroite plage impossible, fait de la moindre promenade une violente gymnastique. Il faut rester sur les sommets où les splendides villas, les beaux bois, les cultures magnifiques, les blés, les jardins, avancent jusqu'aux bords du grand mur, et regardent à plaisir cette majestueuse rue de la Manche, pleine de barques et de vaisseaux, qui sépare les deux rivages et les deux grands empires du monde.

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La terre et la mer! quoi de plus! Toutes deux ont ici un charme. Cependant celui qui aime la mer pour elle-même, son ami, son amant, ira plutôt la chercher dans un lieu moins varié. Pour entrer en relation suivie avec elle, les grandes plages sablonneuses (si le sable n'est trop mou) sont bien plus commodes. Elles permettent des promenades infinies. Elles laissent rêver. Elles souffrent, entre l'homme et la mer, des épanchements mystérieux. Jamais je ne me suis plaint de ces vastes et libres arènes où d'autres trouvent un grand ennui. Je ne m'y trouve pas seul. Je vais, je viens, je le sens. Il est là le grand compagnon. Pour peu qu'il ne soit pas trop ému, de mauvaise humeur, je me hasarde à lui parler, et il ne dédaigne pas de répondre. Que de choses nous nous sommes dites aux paisibles mois où la foule est absente sur les plages illimitées de Scheveningen et d'Ostende, de Royan et de Saint-Georges! C'est là qu'en un long tête-à-tête, quelque intimité s'établit. On y prend comme un sens nouveau pour comprendre la grande langue.

On trouve triste l'Océan, lorsque des tours d'Amsterdam, le Zuiderzée apparaît terreux et d'un flot de plomb, lorsqu'aux dunes de Scheveningen on voit ses eaux surplombantes, toujours prêtes à franchir la digue. Moi, ce combat m'intéresse; cette terre m'attache, toute sérieuse qu'elle peut être; c'est l'effort, la création, l'invention de l'homme. Et la mer aussi me plaît, par les trésors de vie féconde que je lui sais dans son sein. C'est, une des plus peuplées du monde. Vienne la nuit de la Saint-Jean, où s'ouvre la pêche, vous allez voir surgir des profondeurs l'ascension d'une autre mer, la mer des harengs. La plaine indéfinie des eaux ne sera pas assez grande pour ce déluge vivant, une des révélations les plus triomphantes de la fécondité sans bornes de la nature. Voilà ce que je sens d'avance dans cette mer, et dans les tableaux où le génie en a marqué le caractère profond. La sombre Estacade de Ruysdaël, plus qu'aucun tableau, m'a toujours attiré au Louvre. Pourquoi? Dans les teintes roussâtres de ces eaux électrisées, je ne sens aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire, la fermentation, le flot de la vie.

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Si l'on me demandait néanmoins quelle côte de l'Océan donne la plus haute impression, je dirais: celle de Bretagne, spécialement aux sauvages et sublimes promontoires de granit qui finissent l'ancien monde, à cette pointe hardie qui défie les tempêtes, domine l'Atlantique. Nulle part, je n'ai mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui sont les meilleures impressions de la mer. J'ai besoin d'expliquer ceci.

Il y a tristesse et tristesse,—celle des femmes, celle des forts,—celle des âmes trop sensibles qui pleurent sur elles-mêmes, et celle des cœurs désintéressés, qui pour eux acceptent le sort et bénissent toujours la nature, mais sentent les maux du monde, et puisent dans la tristesse même les forces pour agir ou créer.—Combien les nôtres ont besoin de retremper souvent leur âme dans cet état qu'on peut nommer la mélancolie héroïque!

Lorsqu'il y a près de trente ans je visitais ce pays, je ne me rendais pas compte de l'attrait sérieux qu'il avait pour moi. Au fond, c'est sa grande harmonie. Ailleurs, sans qu'on se l'explique, on sent une discordance entre le sol et l'habitant. La très-belle race normande, dans les cantons où elle est pure, où elle a gardé le rouge, le roux singulier de la Scandinavie, n'a nul rapport avec la terre qu'elle occupe par hasard. Au contraire, en Bretagne, sur le sol géologique le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, marche la race primitive, un peuple aussi de granit. Race rude, de grande noblesse, d'une finesse de caillou. Autant la Normandie progresse, autant la Bretagne est en décadence. Imaginative et spirituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde, l'impossible, les causes perdues. Mais si elle perd en tant de choses, une lui reste, la plus rare, c'est le caractère.

Si l'on veut sortir un peu de l'anglicisme insipide et de la vulgarité qui se prétend positive, enfin des sottes joies si tristes, qu'on aille s'asseoir sur ces rocs, à la baie de Douarnenez, au promontoire de Penmark. Ou, si le vent est trop fort, qu'on se mette dans une barque aux basses îles du Morbihan. La mer y apporte un flot tiède que l'on n'entend même pas. La Bretagne, où elle est douce, est très-douce. Dans ses archipels vous diriez l'onde de la mort. Où elle est forte, elle est sublime.

Je n'en sentis que les tristesses en 1831; elles ont passé dans mon histoire. Je ne connaissais pas alors le vrai caractère de cette mer. C'est aux anses les plus solitaires, entre ses rocs les plus sauvages, qu'elle est vraiment gaie, je veux dire vivante et joyeuse d'une grande vie. Ces rocs, vous les voyez couverts comme d'une couche d'aspérités grises, mais ce sont des êtres animés, c'est tout un monde établi là, qui, au reflux, laissé à sec, se clôt et s'enferme. Il ouvre ses petites fenêtres quand la bonne mer, sa nourrice, lui rapporte ses aliments. Là travaille encore en foule cette population estimable des petits piqueurs de pierre, les oursins, observés et si bien décrits par M. Caillaud. Tout ce monde juge exactement au rebours de nous. La belle Normandie les effraye; ils ont horreur et terreur des rudes galets des falaises, sous lesquels ils seraient broyés. Les calcaires croulants de Saintonge, avec leurs plages aimables, ne les rassurent pas davantage. Ils n'ont garde de s'établir sur ce qui doit tomber demain. Au contraire, ils sont heureux de sentir sous eux le sol immuable des rochers bretons.

Apprenons d'eux à n'en pas croire l'apparence, mais la vérité. Les rivages enchanteurs de la Flore la plus séduisante sont ceux que fuit la vie marine; ils sont riches, mais en fossiles; curieux pour le géologue, ils l'instruisent par les os des morts. L'âpre granit au contraire voit sous lui la mer poissonneuse, sur lui une autre vie encore, le peuple intéressant, modeste, des mollusques travailleurs, pauvres petits ouvriers dont la vie laborieuse fait le charme sérieux, la moralité de la mer.

«Profond silence pourtant. Ce peuple infini est muet, il ne me dit rien. Sa vie est de lui à lui, sans rapport à moi, et pour moi elle vaut la mort. Solitude! (dit un cœur de femme) grande et triste solitude!... Je ne suis pas rassurée...»

A tort. Tout est ami ici. Ces petits êtres ne parlent pas au monde, mais ils travaillent pour lui. Ils se remettent du discours à leur sublime père, l'Océan, qui parle à leur place. Ils s'expliquent par sa grande voix.

Entre la terre silencieuse et les tribus muettes de la mer, il fait aussi le dialogue, grand, fort et grave, sympathique,—l'harmonique concordance du grand Moi avec lui-même, ce beau débat qui n'est qu'Amour.

IV

CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX.—FLEUVES DE LA MER

La terre a jeté à peine un regard sur elle-même qu'elle s'est comparée, préférée au ciel. La géologie, toute jeune, contre son aînée l'astronomie, reine orgueilleuse des sciences, a poussé un cri de Titan. «Nos montagnes, a-t-elle dit, ne sont pas jetées au hasard, comme les étoiles dans le ciel; elles forment des systèmes où l'on trouve les éléments d'une ordonnance générale dont les constellations célestes ne présentent aucune trace.» Ce mot hardi, passionné, a échappé à un homme aussi modeste qu'illustre, M. Élie de Beaumont.

Sans doute, on n'a pas démêlé encore l'ordre (probablement très-grand) qui règne dans le pêle-mêle apparent de la Voie lactée; mais l'ordonnance plus visible de la superficie du globe, résultant des révolutions insondables de son intérieur, garde cependant, gardera pour la plus ingénieuse science des ombres et des mystères.

Les formes de la grande montagne émergée des eaux qu'on appelle proprement la terre, offrent plusieurs dispositions assez symétriques sans pouvoir être ramenées encore à ce qui semblerait un système total. Ces parties sèches et élevées apparaissent plus ou moins, selon ce que l'eau en découvre. C'est la mer, comme limite, qui trace, en réalité, la forme des continents. C'est par la mer qu'il convient de commencer toute géographie.

Ajoutez une grande chose, révélée depuis peu d'années. Tandis que la terre nous offre tels traits qui semblent discordants (exemple, le Nouveau monde étendu du nord au sud et l'Ancien d'est en ouest), la mer au contraire présente une très-grande harmonie, une correspondance exacte entre les deux hémisphères. C'est dans la partie fluide, qu'on croyait si capricieuse, qu'existe la régularité. Ce que ce globe a de plus ordonné, de plus symétrique, c'est ce qui paraît le plus libre, le jeu de la circulation. L'ossature et les vertèbres du grand animal ont leurs singularités dont nous ne pouvons encore bien, nous rendre compte. Mais son mouvement vital qui fait les courants de la mer, qui de l'eau salée fait l'eau douce, bientôt convertie en vapeur pour retourner à l'eau salée, cet admirable mécanisme est aussi parfait que celui de la circulation sanguine dans les animaux les plus élevés. Rien qui ressemble davantage à la transformation constante de notre sang veineux et artériel.

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La face du globe paraît bien autrement compréhensible, si l'on en classe les régions, non par chaînes de montagnes, mais par bassins maritimes.

L'Espagne du Sud ressemble au Maroc plus qu'à la Navarre, la Provence à l'Algérie plus qu'au Dauphiné; la Sénégambie aux régions de l'Amazone plus qu'à la mer Rouge, et l'Amazone a plus d'analogie avec les régions humides de l'Afrique qu'avec ses voisins qui lui sont adossés, le Chili et le Pérou, etc.

La symétrie de l'Atlantique est encore bien plus, frappante dans les courants en dessous, dans les vents et brises en dessus. Leur action aide puissamment à créer ces analogies et à former ce qu'on peut dire: la fraternité des rivages.

Le principe d'unité géographique, l'élément classificateur sera de plus en plus cherché dans le bassin maritime, où les eaux, les vents messagers fidèles créent la relation, l'assimilation des bords opposés. On demandera moins cette idée d'unité géographique aux montagnes, dont les deux versants, souvent en contradiction, vous offrent sous même latitude des flores et des populations absolument opposées, ici l'invariable été, à deux pas l'éternel hiver selon les expositions. La montagne donne rarement l'unité de la contrée, plus souvent sa dualité, son divorce et ses discordances.

Cette vue de génie appartient à Bory de Saint-Vincent. Les découvertes récentes de Maury et les lois qu'il a posées la confirment de mille manières.

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Dans l'immense vallée de la mer, sous la double montagne des deux continents, il n'y a, à proprement parler, que deux bassins:

Le bassin de l'Atlantique;

Le grand bassin de la mer Indienne et Pacifique.

On ne peut appeler bassin la ceinture indéterminée de l'énorme océan Austral, qui n'a ni borne, ni rivage, qui vers le nord seulement vient envelopper la mer de l'Inde, la Mer de Corail et le Pacifique.

L'océan Austral, à lui seul, est plus grand que toutes les mers. Il couvre presque la moitié de la surface du globe. Selon toute apparence, à l'étendue répond la profondeur. Tandis que les sondages récents de l'Atlantique indiquent 10 ou 12,000 pieds, dans l'océan Austral, Ross et Denham ont trouvé 14,000, 27,000, et jusqu'à 46,000 pieds. Ajoutez-y la masse des glaces antarctiques, infiniment plus vastes que nos glaces boréales. On n'est pas loin du vrai, si l'on simplifie en disant: L'hémisphère Austral est le monde des eaux, et le Boréal celui de la terre.

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Celui qui part d'Europe et veut traverser l'Atlantique, étant sorti heureusement de nos ports, trop souvent fermés par le vent d'Ouest, après avoir franchi la zone variable de nos changeantes mers, entre bientôt dans le beau temps, la sérénité éternelle que les vents de N.-E., les doux vents alizés mettent sur la mer et dans le ciel. Tout sourit; nulle inquiétude. Mais en avançant vers la Ligne; la brise vivifiante cesse, l'air devient étouffant. On entre dans la zone des calmes qui dominent sous l'équateur, et séparent immuablement les Alizés de notre hémisphère boréal et les Alizés de l'hémisphère Sud. De lourds nuages pèsent; de grandes pluies fondent à chaque instant. On s'attriste, on se plaint, mais sans ce rideau sombre, de quelles flèches de feu le soleil frapperait les têtes ébranlées sur le miroir de l'Atlantique! Sans les déluges qui assaillent l'autre face du globe, la mer Indienne et la Mer de corail, quelle serait leur fermentation aux cratères de leurs vieux volcans! Cette masse noire de nuages, jadis la terreur, la barrière de la navigation, cette nuit subite étendue sur les eaux, c'est précisément le salut, la facilité protectrice qui nous adoucit le passage, et nous fait bientôt retrouver au sud le beau soleil et le ciel pur, la douceur des vents réguliers.

Tout naturellement la chaleur de la Ligne élève l'eau en vapeurs, et forme cette bande sombre.

L'observateur qui, d'une autre planète, regarderait la nôtre, verrait planer sur elle un anneau de nuages, à peu près comme on voit l'anneau de Saturne. S'il en cherchait l'usage, on pourrait lui répondre: C'est le régulateur qui, absorbant et rendant tour à tour, équilibre l'évaporation, la précipitation des eaux, distribue les pluies, les rosées, modifie la chaleur de chaque contrée, échange les vapeurs des deux mondes, emprunte au monde Austral de quoi faire les rivières, les fleuves de notre monde Boréal. Solidarité merveilleuse. L'Amérique du sud, dans ses grandes forêts, de leur respiration, condensée en nuages, abreuve fraternellement les fleurs et les fruits de l'Europe. L'air qui nous renouvelle, c'est le tribut que cent îles d'Asie, que la puissante flore de Java ou de Ceylan exhala, confia au grand messager des nuages qui roule avec la terre et lui verse la vie.

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Posez-vous (j'entends en esprit) sur une des îles volcaniques que la mer Pacifique offre en si grand nombre et regardez au sud. Derrière la Nouvelle-Hollande, vous verrez l'océan Austral assiéger d'un flot circulaire les deux pointes extrêmes de l'ancien et du nouveau continent. Point de terre au monde Antarctique, ou de petites îles, ou de prétendues terres polaires que les découvreurs ne marquent que pour les voir disparaître, et qui peut-être ne sont que des glaces. Des eaux sans fin, toujours des eaux.

Du même observatoire où je vous place, en contraste avec le cercle des eaux Antarctiques, vous pouvez voir vers l'est, vers l'hémisphère Arctique, ce que Ritter nomme le cercle de feu. Pour parler plus exactement, c'est un anneau détendu, une chaîne lâche que forment les volcans, d'abord aux Cordillères, puis sur les hauteurs de l'Asie; enfin dans ces groupes innombrables d'îles basaltiques dont fourmille l'océan Oriental. Les premiers volcans, ceux de l'Amérique, offrent sur mille lieues de long une succession de soixante phares gigantesques dont les éruptions constantes dominent la côte abrupte et les eaux lointaines. Les autres, de la Nouvelle-Zélande jusqu'au nord des Philippines, en ont quatre-vingts qui brûlent, d'innombrables qui sont éteints. Si l'on pousse vers le nord (du Japon au Kamtchatka), cinquante cratères qui flamboient, illuminent de leurs lueurs jusqu'aux îles Aléoutiennes, et les sombres mers arctiques (Léopold de Buch, Ritter, Humboldt). Au total, trois cents volcans actifs dominent circulairement le monde oriental.

Sur l'autre face du globe, notre océan Atlantique offrait un aspect analogue avant les révolutions qui éteignirent la plupart des volcans d'Europe, et d'autre part anéantirent le continent de l'Atlantide. Humboldt croit que cette grande ruine, si fortement attestée par la tradition, n'a été que trop réelle. J'ose ajouter que l'existence de ce continent fut logique dans la symétrie générale du monde, pour que cette face du globe fût harmonique à l'autre. Là s'élevaient avec le volcan de Ténériffe qui en est resté, avec nos volcans éteints d'Auvergne, du Rhin, d'Hereford, etc., ceux qui durent miner l'Atlantide. Tous ensemble ils constituaient le vis-à-vis des volcans des Antilles et autres cratères américains.

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De ces volcans enflammés ou éteints, de l'Inde et des Antilles, de la mer de Cuba, de la mer de Java, partent deux énormes fleuves d'eau chaude, qui s'en vont réchauffer le nord, et qu'on pourrait appeler les deux aortes du globe. Ils sont munis, ou de côté ou en dessous, de leurs contre-courants qui, venant du nord, amènent l'eau froide, compensent l'effusion d'eau chaude et font l'équilibre. Aux deux courants chauds, très-salés, les courants froids administrent une masse d'eau plus douce, qui retourne à l'équateur, au grand foyer électrique qui doit la chauffer, la saler.

Ces fleuves d'eau chaude, d'abord étroits, de quelque vingt lieues de large, gardant longtemps leur vigueur et leur puissante identité, peu à peu cependant se coupent, s'attiédissent, mais s'étendent et prennent une largeur de mille lieues. Maury estime que celui qui part des Antilles et qui pousse au nord vers nous déplace et modifie le quart des eaux de l'Atlantique.

Ces grands traits de la vie des mers, observés récemment, étaient pourtant visibles autant que les continents mêmes. Notre grosse artère Atlantique, sa sœur, l'artère Indienne, s'annoncent assez par leur couleur. Des deux côtés également, c'est un grand torrent bleu qui court sur les eaux vertes, très-bleu, d'un indigo si sombre, que les Japonais appellent le leur: le fleuve noir.

On voit très-bien sourdre le nôtre, entre Cuba et la Floride; il sort brûlant de sa chaudière, le golfe du Mexique. Il court, chaud, salé, très-distinct entre ses deux murs verts. L'Océan a beau faire; il le serre, il le comprime, mais il ne peut le pénétrer. Je ne sais quelle densité intrinsèque, quelle attraction moléculaire tient ces eaux bleues liées ensemble, si bien que, plutôt que d'admettre l'eau verte, elles s'accumulent, forment un dos, une voûte, qui a sa pente à droite et à gauche; tout objet qu'on y jette en dérive et en glisse, étant plus haut que l'Océan.

Rapide et fort, il court d'abord au nord, en suivant les États-Unis; mais quand il arrive à la pointe du grand banc de Terre-Neuve, son bras droit pousse à l'Est, son bras gauche se subordonne, comme courant sous-marin, s'en va consoler le pôle, y créer la mer tiède (je veux dire non glacée) qu'on vient de découvrir. Quant au bras droit, épandu dans une largeur immense, lorsque affaibli, fatigué, il arrive enfin en Europe, il trouve l'Irlande et l'Angleterre qui divisent encore ses eaux divisées à Terre-Neuve. Défaillant, perdu dans la mer, il tiédit pourtant un peu la Norvège, et trouve moyen encore d'apporter aux côtes d'Islande des bois américains, sans lesquels cette pauvre île, neigeuse sous son volcan, mourrait.

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Ces deux frères, l'Indien, l'Américain, ont ceci de commun que, partis de la Ligne, du foyer électrique du globe, ils emportent des puissances prodigieuses de création, d'agitation. D'une part, ils semblent la matrice profonde d'un monde d'êtres vivants, leur tiède et doux berceau. D'autre part, ils sont le centre et le véhicule des tempêtes; les vents, les trombes voyagent à la surface. Tant de douceur, tant de fureur, n'est-ce pas une contradiction? Non, ceci prouve seulement que la fureur ne trouble que le dehors, les couches extérieures, peu profondes. Dans l'épaisseur, on n'en sait rien. Les plus faibles des créatures, les atomes à coquille, les méduses microscopiques, êtres fluides qu'un rien dissout, profitant du même courant, naviguent en pleine paix sous l'orage.

Peu arrivent jusqu'à nous; ils vont jusqu'à Terre-Neuve, où le froid courant du pôle les atteint, les saisit, les tue. Terre-Neuve n'est autre chose que le grand ossuaire de ces voyageurs frappés par le froid. Les plus légers, quoique morts, restent en suspension, mais finissent par pleuvoir, comme neige, au fond de l'Océan. Ils y déposent ces bancs de coquilles microscopiques qui, de l'Irlande à l'Amérique, occupent ce fond.

Maury appelle les deux fleuves d'eau chaude, l'Indien, l'Américain, les deux voies lactées de la mer.

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Semblables de chaleur, de couleur, de direction, décrivant précisément la même courbe, ils n'ont pas même destinée. L'Américain tout d'abord entre dans une rude mer, ouverte au nord, l'Atlantique, qui lâche et envoie contre lui l'armée flottante des glaces du pôle. Il y dépense sa chaleur. Au contraire, le courant indien, circulant d'abord par les îles, arrive dans une mer fermée et mieux gardée du Nord. Il se maintient longtemps le même, chaud, électrique et créateur, et trace sur le globe une énorme traînée de vie.

Son centre est l'apogée de l'énergie terrestre en trésors végétaux, en monstres, en épices, en poisons. Des courants secondaires qui s'en échappent et vont au sud, résulte encore un autre monde, celui de la mer de Corail. Là, sur un espace, dit Maury, grand comme les quatre continents, les polypes consciencieusement bâtissent les milliers d'îles, les bancs et les récifs qui coupent peu à peu cette mer; écueils aujourd'hui dangereux et maudits du navigateur, mais qui montent, se lient à la longue, feront un continent, et qui sait? dans un cataclysme, le refuge de l'espèce humaine.

V

LE POULS DE LA MER

Notre terre n'est point solitaire, comme l'observe Jean Reynaud, dans le bel article de l'Encyclopédie. La courbe infiniment compliquée qu'elle décrit exprime les forces, les influences diverses qui agissent sur elle, témoigne de ses rapports et de ses communications avec le grand peuple des cieux.

Ses relations hiérarchiques sont particulièrement visibles avec son chef le soleil, et la lune, qui, pour être sa servante, n'en a que plus de puissance sur elle. De même que les fleurs de la terre se tournent vers le soleil, la terre elle-même qui les porte le regarde, aspire vers lui. En ce qu'elle a de plus mobile, sa masse fluide, elle se soulève et fait signe qu'elle ressent son attraction. Elle déborde d'elle-même, elle monte (selon qu'elle peut), et, vers les astres amis, deux fois par jour gonfle son sein, leur adresse au moins un soupir.

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Ne sent-elle pas l'attraction d'autres globes encore? ses marées ne sont-elles gouvernées que par la lune et le soleil? Tout le monde savant le disait, tout le monde marin le croyait. On s'en tenait aux résultats très-incomplets de la Place. De là des erreurs terribles qui se résolvaient en naufrages. Aux dangereux bas-fonds de Saint-Malo, on se trompait de dix-huit pieds. C'est en 1839 que Chazallon, qui avait failli périr par suite de ces erreurs, commença à découvrir et calculer les ondulations secondaires, mais très-considérables, qui modifient la marée générale sous des influences diverses. Des astres moins dominants que le soleil et la lune ont sans doute aussi leur part d'action sur ce balancement des eaux de la terre.

Sous quelle loi? Chazallon le dit: «L'ondulation de la marée dans un port suit la loi des cordes vibrantes.» Mot grave et de grande portée qui nous mène à comprendre que les rapports des astres entre eux sont les rapports mathématiques de la musique céleste, comme l'avait dit l'antiquité.

La terre, par sa grande marée et par les marées partielles, parle aux planètes ses sœurs. Répondent-elles? On doit le penser. De leurs éléments fluides, elles doivent aussi se soulever, sensibles à l'élan de la terre. L'attraction mutuelle, la tendance de chaque astre à sortir de son égoïsme, doit créer à travers les cieux de sublimes dialogues. Malheureusement, l'oreille humaine en entend la moindre partie.

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Autre point à considérer. Ce n'est point au moment du passage de l'astre influent que la mer lui cède. Elle n'a pas l'empressement d'une obéissance servile. Il lui faut du temps pour sentir et suivre l'ébranlement. Il faut qu'elle appelle à elle les eaux paresseuses, qu'elle vainque leur force d'inertie, qu'elle attire, entraîne les plus éloignées. La rotation de la terre, si terriblement rapide, déplace incessamment les points soumis à l'attraction. Ajoutez que l'armée des flots, dans son mouvement d'ensemble, a toutes les contrariétés des obstacles naturels, îles, caps, détroits, directions si variées des rivages, les obstacles non moins résistants des vents, des courants, les rivalités des fleuves de la terre, qui, tombés des monts, emportés par leurs pentes rapides, selon les fontes de neige et cent accidents imprévus, viennent se jeter au travers et changer le mouvement régulier en luttes terribles. L'Océan ne cède pas. Le déploiement de forces que font les grandes rivières n'est pas pour l'intimider. Les eaux qu'on pousse sur lui, il les rembarre, les ramasse, les roule en montagne, jusqu'à Rouen, jusqu'à Bordeaux, dans une si grande violence, qu'on dirait qu'il va leur faire remonter les montagnes mêmes.

Des obstacles si divers créent aux marées d'apparentes irrégularités qui frappent, embarrassent l'esprit. Rien ne surprend plus que leurs heures contradictoires entre des ports très-voisins. Une marée du Havre, par exemple, en vaut deux de Dieppe (Chazallon, Baude, etc.). C'est une gloire du génie humain d'avoir soumis au calcul des phénomènes si complexes.

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Mais sous ce mouvement extérieur la mer en a d'autres au dedans, ceux des courants qui la traversent à telle ou telle profondeur. Superposés à des étages différents, ou coulant latéralement en sens opposés, courants chauds, contre-courants froids, ils exécutent entre eux la circulation de la mer, l'échange des eaux douces et salées, la pulsation alternative qui en est le résultat. Le chaud bat de la ligne au pôle, le froid du pôle à l'équateur.

Est-ce à dire que ces courants, assez distincts et peu mêlés, puissent se comparer strictement, comme on l'a fait quelquefois, aux vaisseaux, veines et artères, des animaux supérieurs? Non pas sans doute à la rigueur. Mais ils ont quelque ressemblance avec la circulation moins déterminée que les naturalistes ont trouvée récemment chez quelques êtres inférieurs, mollusques, annélides. Cette circulation lacunaire supplée, prépare la vasculaire; le sang s'épanche en courants avant de se faire des canaux précis.

Telle est la mer. Elle semble un grand animal arrêté à ce premier degré d'organisation.

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Qui a révélé les courants, ces fluctuations régulières de l'abîme où nous ne descendons jamais? qui nous a enseigné la géographie des eaux ténébreuses? Ceux qui y vivent ou qui y flottent, des animaux, des végétaux.

Nous verrons comment la baleine, comment les atomes à coquilles (foraminifères), comment les bois américains, transportés jusqu'en Islande, ont concouru à révéler le fleuve d'eaux chaudes qui va des Antilles à l'Europe, et le contre-courant froid qui vient le joindre à Terre-Neuve, et passe à côté ou dessous, résolvant ses glaces en vastes brouillards.

Une nuée rouge d'animalcules, transportée par une tempête de l'Orénoque à la France, a expliqué le grand courant aérien du Sud-Ouest qui rafraîchit notre Europe avec les pluies des Cordillères.

Sans l'échange constant des eaux qui se fait par les courants dans les profondeurs de la mer, elle se comblerait par place de sels et de détritus. Il en serait comme de la mer Morte, qui, n'ayant ni écoulement ni mouvement, voit ses bords chargés de sel, ses plantes incrustées de cristaux. À passer seulement sur elle, les vents se font brûlants, arides, portent la famine et la mort.

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Tant d'observations dispersées sur les courants de l'air, de l'eau, les saisons, les vents, les tempêtes, restaient dans la tradition, dans la mémoire des pêcheurs, des marins, se perdaient souvent, mouraient avec eux. Le guide de la navigation, la météorologie, non centralisée, semblait vaine, et on en vint à la nier. L'illustre M. Biot lui demandait un compte sévère du peu qu'elle avait fait encore. Cependant, sur les deux rivages, européen, américain, des hommes persévérants fondaient cette science niée sur la base de l'observation.

Le dernier et le plus célèbre, Maury, l'Américain, courageusement entreprit ce qui eût fait reculer toute une administration, le dépouillement et la mise en ordre de je ne sais combien de livres de bord, de ces informes documents, souvent tronqués, que rapportent les capitaines. Ces extraits, rédigés en tables où ressortent les faits concordants, ont donné, en résultat, des règles, des généralités. Un congrès des marins du globe, réuni à Bruxelles, a décidé que les observations, désormais écrites avec soin, seraient centralisées dans un même dépôt, l'Observatoire de Washington.

Noble hommage de l'Europe à la jeune Amérique, au patient et ingénieux Maury, le savant poëte de la mer, qui en a résumé les lois, et qui a fait plus encore; car par la force du cœur et par l'amour de la nature, autant que par le positif de ses résultats, il a enlevé le monde. Ses cartes et son premier ouvrage, tiré à cent cinquante mille, sont libéralement donnés aux marins de toute nation par la république des États-Unis. Nombre d'hommes éminents, en France et en Hollande, Jansen, Tricaut, Julien, Margollé, Zurcher et autres, se sont faits les interprètes, les éloquents missionnaires de cet apôtre de la mer.

Pourquoi l'Amérique, en cela, a-t-elle fait plus que nous? L'Amérique c'est le désir. Elle est jeune, et elle brûle d'être en rapport avec le globe. Sur son superbe continent, et au milieu de tant d'États, elle se croit pourtant solitaire. Si loin de sa mère l'Europe, elle regarde vers ce centre de la civilisation, comme la terre vers le soleil, et tout ce qui la rapproche du grand luminaire la fait palpiter. Qu'on en juge par l'ivresse, par les fêtes si touchantes auxquelles donna lieu là-bas le télégraphe sous-marin qui mariait les deux rivages, promettait le dialogue et la réplique par minutes, de sorte que les deux mondes n'auraient plus qu'une pensée!

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Maury nous a démontré avec un génie véritable l'harmonie de l'air et de l'eau. Tel l'Océan maritime, tel l'Océan aérien. Ses mouvements alternatifs, l'échange de ses éléments, sont tout à fait analogues. Il distribue la chaleur sur le monde, et fait la sécheresse ou l'humidité. Celle-ci, il la prend sur les mers, sur l'infini de l'océan Central, aux tropiques surtout, aux grands bouilleurs de la chaudière universelle. Il se fait sec, au contraire, en passant sur les déserts brûlés, les grands continents, les glaciers (vrais pôles intermédiaires du globe) qui lui pompent jusqu'à sa dernière goutte. L'échauffement de l'équateur et le refroidissement du pôle, alternant la densité et la légèreté des vapeurs, les font voyager en courants et contre-courants horizontaux qui s'échangent. Sous la ligne, la chaleur qui allège les vapeurs et les fait monter crée des courants de bas en haut. Avant de se distribuer, elles planent en ce réservoir sombre qui (nous l'avons dit) fait autour du globe comme un anneau de nuages.

Voilà donc des pulsations et maritimes et aériennes, autres que le pouls de la marée. Celui-ci était extérieur, imprimé par d'autres astres au nôtre. Mais ce pouls des courants divers est intrinsèque à la terre, il est sa vie elle-même.

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Dans le livre de Maury, le coup de génie, selon moi, est d'avoir dit: «L'agent le plus apparent de la circulation maritime, la chaleur, n'y suffirait pas. Il en est un autre, non moins important, et plus encore, c'est le sel.»

Le sel est si abondant dans la mer, que, si on le réunissait sur l'Amérique, il la couvrirait d'une montagne de 4,500 pieds d'épaisseur.

La salure de la mer, sans varier beaucoup, augmente ou diminue pourtant selon les localités, les courants, le voisinage de l'équateur ou des pôles. Dessalée ou ressalée, la mer est par cela même lourde, ou légère, plus ou moins mobile. Ce mélange continuel, avec ses variations, fait courir l'eau plus ou moins vite, c'est-à-dire produit des courants,—et des courants horizontaux, au sein de la mer,—et des courants verticaux de la mer des eaux à celle de l'air.

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Un Français, M. Lartigue, a ingénieusement relevé plusieurs des lacunes et des inexactitudes que présente la géographie de Maury. (Annales marit.) Mais l'auteur américain, le prévenant en cela, ne cache nullement ce qu'il pense de l'incomplet de sa science. Sur quelques points il déclare ne donner que des hypothèses. Parfois il est manifestement incertain, rêveur, inquiet. Son livre, honnête et loyal, laisse surprendre aisément le combat intérieur que s'y livrent deux esprits: le littéralisme biblique, qui fait de la mer une chose, créée de Dieu en une fois, une machine tournant sous sa main,—et le sentiment moderne, la sympathie de la nature, pour qui la mer est animée, est une force de vie et presque une personne, où l'âme aimante du monde continue de créer toujours.

Il est curieux de voir, dans ce livre, l'auteur approcher peu à peu du dernier point de vue par une invincible pente. Tout ce qu'il peut, il l'explique d'abord mécaniquement, physiquement (par la pesanteur, la chaleur, la densité, etc.). Mais cela ne suffit pas. Il ajoute, en certains cas, telle attraction moléculaire, telle action magnétique. Cela ne suffit pas encore. Alors franchement il a recours aux lois physiologiques qui régissent la vie. Il donne à la mer un pouls, des artères, un cœur même. Sont-ce de simples formes de style, des comparaisons? Point du tout. Il a (et c'est son génie), il a en lui un sentiment impérieux, invincible, de la personnalité de la mer.

Voilà le secret de sa puissance, voilà ce qui a ravi. Avant lui, c'était une chose pour tant de marins qui traînaient sur ses eaux. Par lui, c'est une personne; ils y sentent tous une violente et redoutable maîtresse qu'on adore, qu'on veut dompter.

Il aime, il aime la mer. Mais, d'autre part, à chaque instant, il se contient et s'arrête, craignant de dépasser le cadre où il voudrait s'enfermer. Comme Swammerdam, Bonnet, et tant de savants illustres d'âme religieuse, il craint qu'en expliquant trop là Nature par elle-même, on ne fasse tort à Dieu. Timidité peu raisonnable. Plus on montre partout la vie, plus on fait sentir la grande Âme, adorable unité des êtres par qui ils s'engendrent et se créent. Où donc serait le péril si l'on trouvait que la mer, dans son aspiration constante à l'existence organisée, est la forme la plus énergique de l'éternel Désir qui jadis évoqua ce globe et toujours enfante en lui?

Cette mer salée comme du sang, qui a sa circulation, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme ainsi l'équateur), où elle échange ses deux sangs, un être qui a tout cela est-il sûr qu'il soit une chose, un élément inorganique?

Voilà une grande horloge, une grande machine à vapeur qui imite à s'y méprendre le mouvement des forces vitales. Est-ce un jeu de la nature? ou bien ne faut-il pas croire qu'il y a dans ces masses un mélange d'animalité?

Un fait énorme, qu'il pose, mais secondairement, de profil, c'est que l'infini vivant de la mer, les milliards de milliards d'êtres qu'elle fait et défait sans cesse, absorbent le lait de vie, l'écume mêlée à ses eaux, leur ôtent leurs sels divers, dont ils se font, eux et leurs coquilles, etc., etc. Par là, ils rendent cette eau dessalée, donc plus légère, partant mobile et courante. Aux laboratoires puissants d'organisation animale, comme celui de la mer des Indes, celui de la mer de Corail, cette force, ailleurs moins remarquée, apparaît ce qu'elle est, immense.

«Chacun de ces imperceptibles, dit Maury, change l'équilibre de l'Océan; ils l'harmonisent, et sont ses compensateurs.»—Est-ce assez dire? ne seraient-ils pas ses moteurs essentiels, qui ont créé ses grands courants, mis la machine en mouvement? Qui sait si ce circulus vital de l'animalité marine n'est pas le point de départ de tout le circulus physique, si la mer animalisée ne donne pas le branle éternel à la mer animalisable, non organisée encore, mais ne demandant qu'à l'être et fermentant de vie prochaine?

VI

LES TEMPÊTES

«Il se fait de temps en temps des commotions dans la mer qui semblent avoir pour but d'assurer les époques de ses travaux. Ces phénomènes peuvent être considérés comme les spasmes de la mer.» (Maury.)

Il entend par là spécialement les brusques mouvements qui paraissent venir du dessous, et qui, dans les mers d'Asie, équivalent à de véritables tempêtes. Les causes qu'il leur assigne sont diverses: 1º la rencontre violente de deux marées, de deux courants; 2º la surabondance subite des eaux de pluie à la surface; 3º la rupture et la fonte rapide des glaces, etc. D'autres ajoutent l'hypothèse des mouvements électriques, des soulèvements volcaniques, qui peuvent se faire au fond.

Il est pourtant vraisemblable que le fond et la grande masse des eaux sont assez paisibles. Autrement, la mer serait impropre à remplir sa grande fonction de mère et nourrice des êtres. Maury l'appelle quelque part une grande nourricerie. Un monde d'êtres délicats, plus fragiles que ceux de la terre, sont bercés, allaités de ses eaux. Cela donne de son intérieur une idée très-douce, et porte à croire que ces agitations si violentes ne sont pas communes.

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De sa nature, elle est généralement régulière, soumise à de grands mouvements uniformes, périodiques. Les tempêtes sont des violences passagères que lui font les vents, les forces électriques ou certaines crises violentes d'évaporation. Ce sont des accidents qui se passent à la surface, et qui ne révèlent nullement la vraie, la mystérieuse personnalité de la mer.

Juger d'un tempérament humain sur quelques accès de fièvre, ce serait chose insensée. Combien plus de juger la mer sur ces mouvements momentanés, extérieurs, qui paraissent n'affecter que des couches de quelques centaines de pieds?

Partout où la mer est profonde, sa, vie continue équilibrée, parfaitement balancée, calme et féconde, toute à ses enfantements. Elle ne s'aperçoit pas de ces petits accidents qui ne se passent qu'en haut. Les grandes légions de ses enfants qui vivent (quoi qu'on ait dit) au fond de sa paisible nuit et ne remontent tout au plus qu'une fois par an vers la lumière et les tempêtes doivent aimer leur grande nourrice comme l'harmonie elle-même.

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Quoi qu'il en soit, ces accidents intéressent trop la vie de l'homme pour qu'il ne mette pas tous ses soins à les observer. Cela ne lui est pas facile. Il y garde peu son sang-froid. Les descriptions les plus sérieuses donnent des traits vagues et généraux, fort peu ce qui fait pour chaque tempête son originalité, ce qui l'individualise comme résultante imprévue de mille circonstances obscures, impossibles à démêler. L'observateur en sûreté qui regarde du rivage voit mieux sans doute, n'étant pas occupé de son péril. Mais peut-il juger de l'ensemble autant que celui qui est au centre du tourbillon et qui jouit de tous côtes du terrible panorama?

Nous devons aux navigateurs, nous autres hommes de terre, ce respect de tenir grand compte des faits qu'ils attestent, de ce qu'ils ont vu et souffert. Je trouve de très-mauvais goût la légèreté sceptique que des savants de cabinet ont montrée relativement à ce que les marins nous disent, par exemple de la hauteur des vagues. Ils plaisantent les navigateurs qui la portent à cent pieds. Des ingénieurs ont cru pouvoir prendre mesure à la tempête, et calculer précisément que l'eau ne monte guère à plus de vingt pieds. Un excellent observateur nous assure tout au contraire avoir vu fort nettement, du rivage, en sécurité, des entassements de vagues plus élevés que les tours de Notre-Dame et plus que Montmartre même.

Il est trop évident qu'on parle de choses différentes. De là la contradiction. S'il s'agit de ce qui fait comme le champ de la tempête, son lit inférieur, si l'on parle des longues rangées de vagues qui roulent en ligne et gardent dans leur fureur quelque régularité, le rapport des ingénieurs est exact. Avec leurs crêtes arrondies et les vallées alternatives qu'elles présentent tour à tour, elles déferlent au plus dans une hauteur de vingt à vingt-cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui ne vont pas ensemble s'élèvent à bien d'autres hauteurs. Dans leur choc elles prennent des forces prodigieuses d'ascension, se lancent, et retombent d'un poids d'une incroyable lourdeur, à assommer, enfoncer, briser le vaisseau. Rien de lourd comme l'eau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte, ces retombées épouvantables dont les marins parlent, phénomènes dont on ne peut nullement calculer la grandeur réelle.

Dans un jour, non de tempête, mais d'émotion, où l'Océan préludait par des gaietés sauvages, j'étais tranquillement assis sur un beau promontoire d'environ quatre-vingts pieds. Je m'amusais à le voir, sur une ligne d'un quart de lieue, faire l'assaut de mon rocher, arrondir la verte crinière de sa longue vague, la pousser comme à la course. Elle frappait vaillamment, faisait trembler le promontoire; j'avais le tonnerre sous mes pieds. Mais cette régularité se démentit tout à coup. Je ne sais quelle vague d'ouest vint par le travers, frapper outrageusement ma grande vague régulière qui me venait du midi. Dans le conflit, tout à coup le soleil me fut caché; sur mon promontoire si haut, ce fut, non une vapeur irisée d'écume légère, mais bien une grosse lame noire, qui bondit, tomba lourdement, m'enveloppa, me baigna; j'en restai fortement mouillé. J'aurais voulu avoir là MM. les académiciens et MM. les ingénieurs qui mesurent si précisément les combats de l'Océan.

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Il ne faut pas, assis chez soi, mettre en doute légèrement la véracité de tant d'hommes intrépides, endurcis et résignés, qui voient trop souvent la mort pour avoir la vanité puérile d'exagérer leurs dangers. Il ne faut pas non plus opposer les calmes récits des navigateurs ordinaires, qui suivent les grandes routes connues, aux tableaux, parfois émus, des audacieux découvreurs qui les visitèrent les premiers, qui relevèrent, décrivirent les récifs, les écueils, attentifs à voir de près et étudier le péril, autant que le vulgaire marin, le roulier de la mer, cherche à l'éviter. Les Cook, les Perron, les d'Urville, et autres chercheurs, coururent de très-réels dangers dans les eaux, moins fréquentées alors, de la mer de Corail, de l'Australie, etc., obligés d'affronter de près des bancs qui changent sans cesse, des courants contrariés qui se croisent et qui produisent d'affreuses luttes intérieures aux passages étroits.

«Sans tempête, par le roulis seul, le vent étant droit de l'arrière, une lame qui vient de travers fait des secousses si dures, que la cloche du vaisseau se met à tinter d'elle-même, et, si ces grands roulis duraient, avec leurs mouvements à faux, il en serait détraqué, démembré et démoli.

«Aux Açores du banc des Aiguilles, dit encore d'Urville, les lames atteignaient quatre-vingts, cent pieds de hauteur. Jamais je ne vis une mer si monstrueuse. Ces vagues ne déferlaient sur nous heureusement que de leurs sommités; autrement la corvette était engloutie... Dans cet horrible combat, elle resta immobile, ne sachant à qui entendre. Par moments, les marins, sur le pont, étaient submergés. Affreux chaos qui ne dura pas moins de quatre heures de nuit... un siècle à blanchir les cheveux!...—Telles sont les tempêtes australes, si terribles, que, même sur terre, les naturels qui les pressentent en sont épouvantés d'avance et se cachent dans leurs cavernes.»

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Quelque exactes, intéressantes, que soient ces descriptions, je n'ai garde de les copier. Encore moins m'enhardirais-je à imaginer, arranger les choses que je n'aurais pas vues. Je ne dirai qu'un mot des tempêtes que j'ai observées. J'y ai du moins saisi, je crois, les caractères différents qui distinguent l'Océan et la Méditerranée.

Pendant la moitié d'une année passée à deux lieues de Gênes, sur la plus jolie mer du monde, la plus abritée, à Nervi, je n'eus qu'une petite tempête de caprice qui dura peu, mais, dans ce court moment, ragea avec une furie singulière. La voyant mal de ma fenêtre, je sortis, et, par des ruelles tortueuses, entre les hauts palazzi, je me hasardai à descendre, non sur la plage (il n'y en a point), mais sur une corniche de noires roches volcaniques qui bordent le rivage, étroit sentier qui souvent n'a pas trois pieds de large, et qui, montant, descendant, souvent surplombant la mer, la domine de trente pieds, parfois de quarante ou soixante. On ne découvrait pas bien loin. Des tourbillons continuels tiraient le rideau. On voyait peu; ce qu'on voyait était borné et affreux. L'âpreté, les angles cassants de cette côte de cailloux, ses pointes et ses pics, ses rentrées subites et dures, imposaient à la tempête des sauts, des bonds, des efforts incroyables, des tortures d'enfer. Elle grinçait d'écume blanche, et comme d'exécrables sourires, à la férocité des laves qui, sans pitié, la brisaient. C'étaient des bruits insensés, absurdes; jamais rien de suivi; c'étaient des tonnerres discordants, de si aigres sifflements comme ceux des machines à vapeur, qu'on se bouchait les oreilles. Abasourdi d'un spectacle qui hébétait tous les sens, j'essayai de me ravoir; m'appuyant bien à un mur qui rentrait et n'eût pas permis à la furieuse de me prendre, je compris mieux ce tapage. Rude et courte était la lame, et le plus dur du combat tenait à cette côte étrange, découpée si sèchement, à ces angles cruels qui pointaient dans la tempête, déchiraient le flot. La corniche par-dessous, ici et là, l'enfonçait dans ses profondeurs tonnantes.

L'œil aussi était blessé autant que l'oreille au contraste diabolique de cette neige éblouissante fouettant dans ces laves si noires.

Au total, je le sentis, la mer, bien moins que la terre, rendait la chose terrible. C'est le contraire sur l'Océan.

VII

LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859

La tempête que j'ai le mieux vue, c'est celle qui sévit dans l'Ouest, le 24 et le 25 octobre 1859, qui reprit plus furieuse et dans une horrible grandeur, le vendredi 28 octobre, dura le 29, le 30 et le 31, implacable, infatigable, six jours et six nuits, sauf un court moment de repos. Toutes nos côtes occidentales furent semées de naufrages. Avant, après, de très-graves perturbations barométriques eurent lieu; les fils télégraphiques furent brisés ou pervertis, les communications rompues. Des années chaudes avaient précédé. On entra par cette tempête dans une série fort différente de temps froids et pluvieux. L'année 1860 elle-même, jusqu'au jour où j'écris ceci, est livrée à la noyade obstinée des vents d'ouest et de sud, qui semblent vouloir nous jeter toutes les pluies de l'Atlantique et du grand Océan austral.

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J'observai cette tempête d'un lieu aimable et paisible, dont le caractère très-doux ne faisait rien attendre de tel. C'est le petit port de Saint-Georges, près Royan, à l'entrée de la Gironde. Je venais d'y passer cinq mois en grande tranquillité, me recueillant, interrogeant mon cœur, y cherchant de quoi répondre au sujet que j'ai traité en 1859, sujet si délicat, si grave. Le lieu, le livre, se mêlent agréablement dans mes souvenirs. Aurais-je pu l'écrire ailleurs? je ne sais. Ce qui est sûr, c'est que le parfum sauvage du pays, sa douceur sévère, les senteurs d'amertume vivifiante dont ses bruyères sont charmées, la flore des landes, la flore des dunes, ont fait beaucoup pour ce livre et s'y retrouveront toujours.

La population du lieu allait bien à cette nature. Rien de vulgaire, nulle grossièreté. Les agriculteurs y sont graves, de mœurs sérieuses. Les marins sont des pilotes, une petite tribu protestante, échappée aux persécutions. Une honnêteté primitive (la serrure n'est pas encore inventée dans ce village). Point de bruit. Une modestie rare chez les hommes de mer, la discrétion et le tact qu'on ne trouve pas toujours dans les classes les plus élevées. Bien vu, et bien voulu d'eux, je n'en eus pas moins la solitude nécessaire au travail. D'autant plus m'intéressais-je à ces hommes et à leurs périls. Sans leur parler, chaque jour je les suivais de mes vœux dans leur métier héroïque. J'étais inquiet du temps, et me demandais souvent, en observant le dangereux passage, si la mer, longtemps belle et douce, n'aurait pas de cruels retours.

Ce lieu de danger n'est point triste. Chaque matin, de ma fenêtre, je voyais en face les voiles blanches, légèrement rosées de l'aurore, d'une foule de vaisseaux de commerce qui attendent le vent pour sortir. La Gironde, à cet endroit, n'a pas moins de trois lieues de large. Avec la solennité des grandes rivières d'Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux. Royan est un lieu de plaisir où l'on vient de tous ces pays de Gascogne. Sa baie et celle de Saint-Georges sont gratuitement régalées du spectacle des jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent dans la chasse aventureuse qu'ils viennent faire en pleine rivière et jusqu'au milieu des baigneurs. Ils bondissent et se jettent en l'air à cinq ou six pieds de l'eau. Il semble qu'ils sachent à merveille que personne, en ce pays, ne se livre à la pèche, qu'à ce lieu de grand combat où il s'agit à chaque heure de diriger et sauver les vaisseaux, on ne songe guère à convoiter l'huile d'un marsouin.

À cette gaieté des eaux joignez la belle et unique harmonie des deux rivages. Les riches vignes du Médoc regardent les moissons de la Saintonge, son agriculture variée. Le ciel n'a pas la beauté fixe, quelquefois un peu monotone, de la Méditerranée. Celui-ci est très-changeant. Des eaux de mer et des eaux douces s'élèvent des nuages irisés qui projettent, sur le miroir d'où ils viennent, d'étranges couleurs, verts clairs, roses et violets. Des créations fantastiques, qu'on ne voit un moment que pour les regretter, décorent de monuments bizarres, d'arcades hardies, de ponts sublimes, parfois d'arcs de triomphe, la porte de l'Océan.

Les deux plages demi-circulaires, de Royan et de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux pieds les plus délicats la plus douce promenade qu'on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui égayent la dune de leur jeune verdure. Les beaux promontoires qui séparent ces plages, et les landes de l'intérieur vous envoient, même de loin, de salubres émanations. Celle qui domine aux dunes est quelque peu médicale, c'est l'odeur miellée des immortelles, où semblent se concentrer tout le soleil et la chaleur des sables. Aux landes, fleurissent les amers, avec un charme pénétrant qui réveille le cerveau, ravive le cœur. C'est le thym et le serpolet, c'est la marjolaine amoureuse, c'est la sauge bénie de nos pères pour ses grandes vertus. La menthe poivrée, et surtout le petit œillet sauvage, ont les parfums les plus fins des épices de l'Orient.

Il me semblait que, sur ces landes, les oiseaux chantaient mieux qu'ailleurs. Jamais je ne trouvai une alouette comme celle que j'entendis en juillet sur le promontoire de Vallière. Elle montait dans l'esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui se couchait sur l'Océan. Sa voix qui venait de si haut (elle était peut-être à mille pieds), pour être tellement puissante, n'était pas moins modeste et douce. C'est au nid, à l'humble sillon, aux petits qui la regardaient, qu'elle adressait visiblement ce chant agreste et sublime; on eût dit qu'elle interprétait en harmonie ce beau soleil, cette gloire où elle planait sans orgueil, les encourageant et disant: «Montez, mes petits!»

De tout cela, chants et parfums, air doux et mer adoucie par l'eau de la belle rivière, se compose une harmonie infiniment agréable, toutefois sans grand éclat. La lune m'y paraissait lumineuse sans vive clarté, les étoiles très-visibles, mais peu seintillantes. Climat heureux tout humain, et qui serait voluptueux, s'il ne s'y mêlait je ne sais quoi qui fait réfléchir, éloigne de la rêverie et ramène à la pensée!

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Pourquoi? Sont-ce les sables mouvants, les dunes changeantes, les calcaires croulants et pleins de fossiles, qui vous avertissent de la mobilité universelle? Est-ce le souvenir silencieux, mais nullement effacé, des persécutions protestantes? C'est aussi, et bien plus encore, la solennité du passage, la fréquence des naufrages, la proximité d'une mer terrible entre toutes, qui rend l'intérieur sérieux.

Un grand mystère se passe à ce point solennel, un traité, un mariage, mais bien autrement important qu'aucun hymen royal. Mariage, il est vrai, de raison entre époux peu assortis. La dame des eaux du Sud-Ouest, doublée de Tarn et de Dordogne, poussée de ses violents frères les torrents des Pyrénées, elle vient, cette aimable et souveraine Gironde, s'offrir à son époux gigantesque, le vieil Océan. Mais nulle part il n'est plus dur, plus rébarbatif. La triste barrière des boues de Charente, puis la longue ligne des sables qui l'arrêtent cinquante lieues, le mettent de mauvaise humeur. Quand il n'amoncelle pas sa fureur contre Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, il bat la pauvre Gironde. Elle ne sort pas, comme la Seine, abritée de plusieurs côtés. Elle tombe tout droit en face de l'Océan illimité. Le plus souvent il la rembarre. Elle recule; elle se jette à droite, à gauche. Elle se cache et dans les marais de Saintonge, et jusque sous les vignes du Médoc, communiquant à ses vins les qualités sobres et froides qui sont l'esprit de ses eaux.

Maintenant, imaginez des hommes assez hardis pour se jeter, au grand débat, entre ces époux, pour aller dans une barque, affrontant les coups qu'ils se portent, chercher le vaisseau timide qui attend à l'embouchure et n'ose s'aventurer. C'est la vie de mes pilotes, modeste, mais si glorieuse, quand on saura la raconter.

Il est facile à comprendre que le vieux roi des naufrages, l'antique thésauriseur de tant de biens submergés, ne sait nul gré aux indiscrets qui viennent lui disputer sa proie. Si parfois il les laisse faire, souvent aussi, malicieux, sournois, il les atteint, se venge, charmé de noyer un pilote plus que d'engloutir deux vaisseaux.

Il y avait pourtant quelque temps qu'on ne parlait point d'accident. L'été, fort chaud, de 1859, ne présenta guère de sinistres en ces parages qu'une barque brisée en juin. Mais je ne sais quelle agitation faisait prévoir des malheurs. Septembre vint et octobre. Le monde brillant des visiteurs, qui ne veut de la mer que ses sourires, déjà s'était éclipsé. Je restai, attaché là par mon travail inachevé, et aussi par l'attrait étrange qu'ont ces saisons intermédiaires.

On remarquait des vents changeants, bizarres, et qu'on ne voit guère: exemple, un vent brûlant de l'est, un souffle d'orage venant du côté toujours serein. Les nuits étaient parfois chaudes (et plus en septembre qu'en août), sans sommeil, agitées, nerveuses; le pouls était fort, ému sans cause apparente, l'humeur inégale.

Un jour que nous étions assis dans les pinadas, battus par le vent, un peu garantis pourtant par la dune, nous entendîmes une jeune voix, singulièrement claire et perçante; d'un fin et fort timbre d'acier. C'était pourtant une très-jeune fille, fort petite, de profil austère. Elle passait avec sa mère, et chantait de toutes ses forces des paroles d'une vieille chanson. Nous les priâmes de s'asseoir et de la chanter tout du long.

Ce petit poëme rustique disait merveilleusement le double esprit de la contrée. La Saintonge est agricole, aime le foyer. Ce ne sont pas là les Basques, leur esprit d'aventures. Mais, malgré ses goûts sédentaires, elle se fait maritime, se lance dans les hasards. Pourquoi? La légende l'explique:

La jolie fille d'un roi, qui s'amuse à laver son linge, comme la Nausicaa de l'Odyssée, a laissé aller son anneau à la mer; le fils de la côte s'y jette pour le chercher, mais se noie. Elle pleure et elle est changée dans le romarin du rivage, si amer et si parfumé.

Cette ballade du naufrage, chantée à ce temps critique dans cette forêt gémissante d'orage imminent, m'émut, me charma, mais en fortifiant mon pressentiment intérieur.

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Chaque fois que j'allais à Royan, je pouvais attendre qu'en ce petit voyage, qui n'est que de quelques heures, l'orage me surprendrait sur la route sans abri. Il pesait sur moi dans les vignes de Saint-Georges et la lande du promontoire que je gravissais d'abord. Il pesait, plus lourd encore, dans la grande plage circulaire de Royan que je suivais. La lande, quoiqu'en octobre, avait tous ses parfums sauvages, et ils me semblaient par moments plus pénétrants que jamais. Sur la plage, encore paisible, le vent me soufflait au visage, tiède et doux, et, non moins douce, de ses caresses suspectes, la mer venait lécher mes pieds. Je ne m'y laissais pas prendre, et je me doutais assez de ce que tous deux préparaient.

Pour prélude, après des soirées fort belles, éclataient dans la nuit d'effroyables coups de vent. Cela revint plusieurs fois, et spécialement le 26. Cette nuit-là, je ne doutai pas qu'il n'y eût de grands sinistres. Nos marins étaient sortis. Dans ces longues fluctuations de la crise équinoxiale, on attend d'abord un peu; puis, les choses se prolongeant, le devoir et le métier parlent; on passe outre et l'on se hasarde, au risque d'un coup subit. J'en eus l'impression très-forte. Je me dis: «Quelqu'un périt.»

Cela n'était que trop vrai.

Sur une barque de pilote qui allait, malgré le gros temps, tirer un vaisseau du danger de la passe, un malheureux fut enlevé, et la barque, près de périr elle-même, ne put jamais le reprendre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte. Ce qui le rendait encore particulièrement regrettable, c'est que cet homme excellent, par un amour généreux qui n'est pas rare chez les marins, avait justement épousé une pauvre fille incapable de travail, qui par accident avait perdu plusieurs phalanges des doigts. Terrible situation: elle est infirme, enceinte et veuve.

On faisait une collecte, et j'allai porter à Royan ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai parla de l'événement avec une vraie douleur: «Tel est notre métier, monsieur; c'est surtout quand la mer est mauvaise que nous devons sortir.» Le commissaire de la marine, qui a en main les registres des vivants et des morts, et connaît mieux que personne la destinée de ces familles, me parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que ceci n'était qu'un commencement.

Je me remis en route par la plage, et j'eus le loisir, dans ce trajet assez long, d'observer, d'étudier, dans une zone de nuages qui, je crois, pouvait s'étendre, en tous sens, à huit ou dix lieues. À ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le rivage, attendait morne et passive. À ma droite, le Médoc, dont le fleuve me séparait, était dans un calme sombre. Derrière moi, venant de l'ouest, de l'Océan, montait un monde de nuages noirs. Mais, devant moi, un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux). Ce vent descendait la Gironde, et l'on eût pu espérer que la puissante rivière, par ce grand courant protecteur, repousserait le rideau lugubre que l'Océan élevait.

Encore dans l'incertitude, je regardai derrière moi, et consultai Cordouan. Il me parut, sur son écueil, d'une pâleur fantastique. Sa tour semblait un fantôme qui disait: «Malheur! malheur!»

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Je calculai mieux la situation. Je vis très-bien que le vent de terre non-seulement serait vaincu, mais qu'il était l'auxiliaire de son ennemi. Ce vent de terre soufflait très-bas sur la Gironde, enfonçait, abattait tout obstacle inférieur, aplanissait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres qui partaient de l'Océan; il leur faisait comme un rail glissant, sur lequel montés ils venaient d'autant plus vite. En peu de temps, tout fut fini du côté de la terre, tout souffle cessa, tout s'éteignit en teintes grises; sans obstacle régnèrent les vents supérieurs.

Quand j'arrivai dans les vignes de Vallière, près de Saint-Georges, beaucoup de gens étaient aux champs, achevant en hâte ce qu'ils avaient à faire, et pensant que de longtemps on ne pourrait travailler. Les premières gouttes de pluie tombaient, mais en un moment il fallut fuir à la maison.

J'avais bien vu des orages. J'avais lu mille descriptions de tempêtes, et je m'attendais à tout. Mais rien ne faisait prévoir l'effet que celle-ci eut par sa longue durée, sa violence soutenue, par son implacable uniformité. Dès qu'il y a du plus ou du moins, une halte, un crescendo même, enfin une variation, l'âme et les sens y trouvent quelque chose qui détend, distrait, qui répond à ses besoins impérieux de changement. Mais ici, cinq jours et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni diminution, ce fut la même fureur et rien ne changea dans l'horrible. Point de tonnerre, point de combats de nuages, point de déchirement de la mer. Du premier coup, une grande tente grise ferma l'horizon en tous sens; on se trouva enseveli dans ce linceul d'un morne gris de cendre, qui n'ôtait pas toute lumière, et laissait découvrir une mer de plomb et de plâtre, odieuse et désolante de monotonie furieuse. Elle ne savait qu'une note. C'était toujours le hurlement d'une grande chaudière qui bout. Aucune poésie de terreur n'eût agi comme cette prose. Toujours, toujours le même son: Heu! heu! heu! ou Uh! uh! uh!

Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que spectateurs de cette scène; nous y étions mêlés. La mer par moments venait à vingt pas. Elle ne frappait pas un coup que la maison ne tremblât. Nos fenêtres recevaient (heureusement un peu de côté) l'immense vent du sud-ouest qui apportait un torrent, non, mais un déluge, l'Océan soulevé en pluie. Du premier jour, en grande hâte, et non sans beaucoup de peine, il fallut fermer les volets, allumer les bougies si l'on voulait voir en plein jour. Dans les pièces qui regardaient la campagne, le bruit, la commotion, étaient tout aussi sensibles. Je persistais à travailler, curieux de voir si cette force sauvage réussirait à opprimer, entraver un libre esprit. Je maintins ma pensée active, maîtresse d'elle-même. J'écrivais et je m'observais. À la longue seulement la fatigue et la privation de sommeil blessaient en moi une puissance, la plus délicate de l'écrivain, je crois, le sens du rhythme. Ma phrase venait inharmonique. Cette corde, dans mon instrument, la première se trouva cassée.

Le grand hurlement n'avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle; elle était pour lui un but qu'il assaillait de cent manières. C'était parfois le coup brusque d'un maître qui frappe à la porte; des secousses, comme d'une main forte pour arracher le volet; c'étaient des plaintes aiguës par la cheminée, des désolations de ne pas entrer, des menaces si l'on n'ouvrait pas, enfin des emportements, d'effrayantes tentatives d'enlever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pourtant par le grand Heu! heu! Tant celui-ci était immense, puissant, épouvantable! Le vent nous semblait secondaire. Cependant il réussissait à faire pénétrer la pluie. Notre maison (j'allais dire notre vaisseau) faisait eau. Le grenier, percé par places, versait des ondées.

Chose plus sérieuse! la furie de l'ouragan, par un effort désespéré réussit à desceller le gond d'un volet, qui, dès lors, quoique fermé encore, frémit, branla, s'agita. Il fallut le consolider en le liant fortement par ses ferrures à celui qui tenait mieux, et pour cela on dut hasarder d'ouvrir la fenêtre. Au moment où je l'ouvris, quoique abrité par les volets, je me sentis comme dans un tourbillon, demi sourd par l'horrible force d'un bruit égal au canon, d'un coup de canon permanent qu'on m'eût, sans interruption, tiré sous l'oreille. J'apercevais, par les fentes, une chose qui donnait la mesure de ces forces incalculables. C'est que les vagues, croisées et brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient retomber. La rafale, par-dessous, les enlevait comme une plume, ces pesantes masses, les faisait fuir par la campagne. Qu'eût-ce été si, nos volets s'arrachant, la fenêtre s'enfonçant, le vent eût embarqué chez nous ces grosses lames qu'il soutenait, poussait avec la roideur d'une trombe, qu'il portait à travers les champs, terribles et toutes brandies?...

Nous avions la chance bizarre de faire naufrage sur terre. Notre maison, si avancée, pouvait voir son toit emporté, ou tout un étage peut-être. C'était l'inquiétude des gens du village, comme ils nous le dirent, leur pensée de chaque nuit. On nous conseillait de quitter. Mais nous supposions toujours que cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et nous disions toujours: «Demain.»

Les nouvelles qui venaient par terre ne nous apprenaient que naufrages. Tout près de nous, le 30 octobre, un navire qui venait de la mer du Sud avec une trentaine d'hommes périt à la passe même. Après avoir évité les rocs, les écueils, il était venu en face d'une petite plage de fin sable, où les femmes se baignent. Eh bien, sur cette douce plage, enlevé par le tourbillon et sans doute à grande hauteur, il retomba d'un poids épouvantable, fut assommé, éreinté, disloqué. Il resta là comme un corps mort. Qu'étaient devenus les hommes? on n'en trouva aucune trace. On supposa que peut-être tous avaient été balayés du pont.

Ce tragique événement en faisait supposer bien d'autres, et l'on ne rêvait que malheurs. Mais la mer n'avait pas l'air d'en avoir encore assez. Tout le monde était à bout; elle, non. Je voyais nos pilotes se hasarder derrière un mur qui les couvrait du sud-ouest, observer soucieusement, secouer la tête. Nul vaisseau, par bonheur pour eux, n'osa entreprendre d'entrer et ne réclama leur secours. Autrement, ils étaient là, prêts à donner leurs vies.

Moi aussi, je regardais insatiablement cette mer, je la regardais avec haine. N'étant pas en danger réel, je n'en avais que davantage l'ennui et la désolation. Elle était laide, d'affreuse mine. Rien ne rappelait les vains tableaux des poëtes. Seulement, par un contraste étrange, moins je me sentais vivant, plus, elle, elle avait l'air de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si furieux mouvement avaient pris une animation, et comme une âme fantastique. Dans la fureur générale, chacun avait sa fureur. Dans l'uniformité totale (chose vraie, quoique contradictoire), il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la faute de mes yeux et de mon cerveau fatigué? ou bien en était-il ainsi? Elles me faisaient l'effet d'un épouvantable mob, d'une horrible populace, non d'hommes, mais de chiens aboyants, un million, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt fous... Mais que dis-je? des chiens, des dogues? ce n'était pas cela encore. C'étaient des apparitions exécrables et innomées, des bêtes sans yeux ni oreilles, n'ayant que des gueules écumantes.

Monstres, que voulez-vous donc? n'êtes-vous pas soûls des naufrages que j'apprends de tous côtés: que demandez-vous?—«Ta mort et la mort universelle, la suppression de la terre, et le retour au chaos.»

VIII

LES PHARES

Impétueuse est la Manche, dans son détroit où s'engouffre le flux de l'océan du Nord. Apre est la mer de Bretagne, dans les remous violents de ses découpures basaltiques. Mais le golfe de Gascogne, de Cordouan à Biarritz, est une mer de contradictions, une énigme de combats. En allant vers le midi, elle devient tout à coup extraordinairement profonde, un abîme où l'eau s'engouffre. Un ingénieux naturaliste la compare à un gigantesque entonnoir qui absorberait brusquement. Le flot, échappé de là sous une pression épouvantable, remonte à des hauteurs dont nos mers ne donnent aucun autre exemple.

La houle du Nord-Ouest est le moteur de la machine. Si elle est un peu plus nord, elle pousse au fond du golfe, va écraser Saint-Jean-de-Luz. Et, si elle est plus ouest, elle refoule la Gironde; elle coiffe d'horribles lames l'infortuné Cordouan.

On ne connaît pas assez ce respectable personnage, ce martyr des mers. Il est, entre tous les phares, je crois, l'aîné de l'Europe. Un seul peut disputer avec lui d'antiquité, la célèbre Lanterne de Gênes. Mais la différence est grande. Celle-ci, qui couronne un fort, assise bien tranquillement sur un bon et ferme roc, peut sourire de tous les orages. Cordouan est sur un écueil que l'eau ne quitte jamais. L'audace, en vérité, fut grande de bâtir dans le flot même, que dis-je? dans le flot violent, dans le combat éternel d'un tel fleuve et d'une telle mer.

Il en reçoit à chaque instant ou de tranchants coups de fouet, ou de lourds soufflets qui tonnent sur lui comme ferait le canon. C'est un assaut éternel. Il n'est pas jusqu'à la Gironde, qui, poussée par le vent de terre, par les torrents des Pyrénées ne vienne aussi par moments battre ce portier du passage, comme s'il était responsable des obstacles que lui oppose l'Océan qui est au delà.

Il est cependant lui seul la lumière de cette mer. Celui qui manque Cordouan, poussé par le vent du Nord, a à craindre; il pourra manquer encore Arcachon. Cette mer, la plus terrible, est aussi la mer ténébreuse. La nuit, nul signe qui guide, nul point de repère.

Pendant six mois de séjour que nous fîmes sur cette plage, notre contemplation ordinaire, je dirai presque notre société habituelle, était Cordouan. Nous sentîmes combien cette position de gardien des mers, de veilleur constant du détroit, en faisait une personne. Debout sur le vaste horizon du couchant, il apparaissait sous cent aspects variés. Parfois, dans une zone de gloire, il triomphait sous le soleil; parfois, pâle et indistinct, il flottait dans le brouillard et ne disait rien de bon. Au soir, quand il allumait brusquement sa rouge lumière et lançait son regard de feu, il semblait un inspecteur zélé qui surveillait les eaux, pénétré et inquiet de sa responsabilité. Quoi qu'il arrivât de la mer, toujours on s'en prenait à lui. En éclairant la tempête, il en préservait souvent, et on la lui attribuait. C'est ainsi que l'ignorance traite trop souvent le génie, l'accusant des maux qu'il révèle. Nous-mêmes, nous n'étions pas justes. S'il tardait à s'allumer, s'il venait du mauvais temps, nous l'accusions, nous le grondions. «Ah! Cordouan, Cordouan, ne sauras-tu donc, blanc fantôme, nous amener que des orages?»

Ce fut lui pourtant, je crois, qui dans la tempête d'octobre sauva nos trente hommes. Le vaisseau fut brisé, mais ils échappèrent.

C'est beaucoup de voir son naufrage, d'échouer en pleine lumière, en connaissance du lieu, des circonstances et des ressources qui restent. «Grand Dieu, s'il faut périr, fais-nous périr au jour!»

Quand le vaisseau, emporté de la haute mer par cette houle furieuse, arriva la nuit près des côtes, il avait mille chances pour une de ne pas entrer en Gironde. À sa droite, la pointe lumineuse de Grave lui dit d'éviter le Médoc; à sa gauche, le petit phare de Saint-Palais lui fit voir le dangereux roc de la Grand'Caute du côté de la Saintonge. Entre ces feux blancs et fixes éclatait sur l'écueil central le rouge éclair de Cordouan, qui, de minute en minute, montre le passage.

Par un effort désespéré, il passa, mais ce fut tout. Le vent, la lame, le courant, l'accablèrent à Saint-Palais. La trinité secourable des trois feux s'y réverbérait; les trente virent où ils étaient, qu'ils allaient tomber sur le sable, et qu'ils avaient chance de vie s'ils quittaient à temps le vaisseau. Ils se tinrent prêts à s'élancer, se fièrent à l'ouragan, à la fureur même du vent. Il les traita en effet précisément comme ces lames qu'il emporte dans les terres sans leur permettre le retour. Heurtés, froissés, ils allèrent tomber je ne sais où, mais enfin ils tombèrent vivants.

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Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux sauvent les phares? La lumière, vue dans ces nuits horribles de confusion, où les plus vaillants se troublent, non-seulement montre la route, mais elle soutient le courage, empêche l'esprit de s'égarer. C'est un grand appui moral de se dire dans le danger suprême: «Persiste! encore un effort!... Si le vent, la mer, sont contre, tu n'es pas seul; l'Humanité est là qui veille pour toi.»

Les anciens qui suivaient les côtes et les regardaient sans cesse, avaient, encore plus que nous, besoin de les éclairer. Les Étrusques, dit-on, commencèrent à entretenir les feux de nuit sur les pierres sacrées. Le phare était un autel, un temple, une colonne, une tour. Les Celtes en élevèrent aussi; de très-importants dolmens existent précisément aux points favorables d'où l'on peut le mieux voir des feux. L'empire romain avait illuminé, de promontoire en promontoire, toute la Méditerranée.

La grande terreur des pirates du Nord, la vie tremblante du sombre moyen âge, font éteindre tout cela. On n'a garde d'aider aux descentes. La mer est un objet de crainte. Tout vaisseau est un ennemi, et, s'il échoue, une proie. Le pillage du naufragé est un revenu du seigneur: c'est le noble droit de bris. On sait ce comte de Léon enrichi par son écueil, «pierre précieuse, disait-il, plus que celles qu'on admire aux couronnes des rois.»

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De nos jours, innocemment, les pêcheurs ont souvent causé des naufrages en allumant au rivage des feux qu'on voyait de la mer. Les phares mêmes en ont causé tant qu'on put les confondre entre eux. Un feu pris pour un feu voisin provoqua parfois d'horribles méprises.

C'est la France, après ses grandes guerres, qui prit l'initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur application au salut de la vie humaine. Armée du rayon de Fresnel (une lampe forte comme quatre mille, et qu'on voit à douze lieues), elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entre-croisent leurs lueurs, les pénètrent l'une par l'autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers.

Pour le marin qui se dirige d'après les constellations, ce fut comme un ciel de plus qu'elle fit descendre. Elle créa à la fois les planètes, étoiles fixes et satellites, mit dans ces astres inventés les nuances et les caractères différents de ceux de là-haut. Elle varia la couleur, la durée, l'intensité de leur scintillation. Aux uns, elle donna la lumière tranquille, qui suffit aux nuits sereines; aux autres, une lumière mobile tournante, un regard de feu qui perce aux quatre coins de l'horizon. Ceux-ci, comme les mystérieux animaux qui illuminent la mer, ont la palpitation vivante d'une flamme qui flamboie et pâlit, qui jaillit et qui se meurt. Dans les sombres nuits de tempêtes, ils s'émeuvent, semblent prendre part aux convulsions de l'Océan, et, sans s'étonner, ils rendent feu pour feu aux éclairs du ciel.

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Il faut songer qu'à cette époque (1826), et en 1830 encore, toute la mer était ténébreuse. Très-peu de phares en Europe. Nul en Afrique que celui du Cap. Nul en Asie que Bombay, Calcutta, Madras. Pas un dans l'énorme étendue de l'Amérique du Sud. Depuis, toutes les nations ont suivi, imité la France. Peu à peu la lumière se fait.

Je voudrais pouvoir ici accomplir avec vous en une nuit la circumnavigation de notre Océan, entre Dunkerque et Biarritz, et la revue des grands phares. Mais elle serait bien longue.

Calais, de ses quatre phares de feux de couleurs différentes, qu'on doit voir de Douvres même, fait à l'Angleterre, au monde qui passe par l'Angleterre, des signes hospitaliers. Le beau golfe de la Seine, entre la Hève et Barfleur, illuminé de phares amis, ouvre le Havre à l'Amérique et la reçoit directement au foyer, au cœur de la France.

Elle-même s'avance en mer pour recueillir les vaisseaux, éclairant d'un soin admirable toutes les pointes de la Bretagne. À l'avant-garde de Brest, à Saint-Matthieu, a Penmark, à l'île de Sen, tout est couronné de feux,—tous différents, par éclairs de minutes ou de secondes,—qui disent au navigateur: «Gare! Observe ce rocher... Fuis cet écueil... Tourne ici... Bon! te voilà dans le port.»

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Notez que toutes ces tours, élevées aux lieux dangereux, bâties souvent sur les brisants et dans les tempêtes mêmes, posaient à l'art le problème de l'absolue solidité. Plusieurs s'élèvent à des hauteurs immenses. L'architecture du moyen âge, dont on parle tant, ne se hasardait à bâtir si haut qu'en donnant à l'édifice des soutiens extérieurs, contre-forts, arcs-boutants, et, vers la pointe des tours, elle ne se fiait plus à la pierre, mais appelait le secours peu artiste des crampons de fer qui reliaient les pierres entre elles. C'est ce qu'on peut voir aisément à la flèche de Strasbourg. Nos constructeurs méprisent ces moyens. Le phare des Héaux, récemment bâti par M. Reynaud sur le dangereux écueil des Épées de Tréguier, a la simplicité sublime d'une gigantesque plante de mer. Il n'a que faire des contre-forts. Il enfonce dans la roche vive ses fondements taillés au ciseau. Sur une base de soixante pieds en largeur, il dresse sa colonne de vingt-quatre pieds de diamètre. Ses larges pierres de granit sont encastrées l'une dans l'autre. De plus, pour les parties basses, les assises sont reliées par des dés (aussi de granit) qui pénètrent à la fois dans des pierres superposées. Le tout est taillé si juste, que le ciment est superflu. Du bas au haut, toute pierre mordant ainsi dans sa voisine, le phare n'est qu'un bloc unique, plus un que son rocher même. La lame ne sait où se prendre. Elle bat, elle rage, elle glisse. Dans ses grands coups de tonnerre, tout ce qu'elle gagne, c'est que le phare branle et s'incline quelque peu. Mais cela n'a rien d'alarmant. On retrouve cette ondulation dans les plus anciennes, les plus solides tours.

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Donc, au lieu de tristes bastions qui jadis menaçaient la mer, comme ceux que j'ai vus encore élevés contre les Barbaresques, la civilisation moderne bâtit les tours de la paix, de la bienveillante hospitalité. Beaux et nobles monuments, parfois sublimes aux yeux de l'art, et toujours touchants pour le cœur. Leurs feux de toutes couleurs, où se retrouvent l'or, l'argent des étoiles, offrent un firmament secourable qu'une Providence humaine a organisé sur la terre. Lorsque nul astre ne paraît, le marin voit encore ceux-ci et reprend courage, en y revoyant son étoile, l'étoile de la Fraternité.

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On aime à s'asseoir près des phares, sous ces feux amis, vrai foyer de la vie marine. Tel d'entre eux, et des moins anciens, est vénérable déjà pour les hommes qu'il a sauvés. Plus d'un souvenir s'y rattache; des traditions les entourent, de belles légendes, mais vraies. Deux générations sont assez pour qu'ils deviennent antiques, sacrés du temps. La mère dira souvent à la jeune famille: «Celui-ci sauva votre aïeul, et, sans lui, vous n'étiez pas nés.»

Que de visites ils reçoivent de la femme inquiète qui épie le retour! Le soir, et même la nuit, vous la trouveriez là assise, attendant et demandant que la secourable lumière qui brille là-haut ramène l'absent, le mette au port.

Les anciens, fort justement, dans ces pierres sacrées, honoraient l'autel des dieux sauveurs de l'homme. Pour le cœur en pleine tempête, qui tremble et espère, la chose n'a pas changé, et dans l'obscurité des nuits, celle qui pleure et qui prie y voit l'autel et le dieu même.

LIVRE DEUXIÈME

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LA GENÈSE DE LA MER

I

FÉCONDITÉ

Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), cinq minutes après minuit, la grande pêche du hareng s'ouvre dans les mers du Nord. Des lueurs phosphorescentes ondulent ou dansent sur les flots. «Voilà les éclairs du hareng,» c'est le signal consacré qui s'entend de toutes les barques. Des profondeurs à la surface un monde vivant vient de monter, suivant l'attrait de la chaleur, du désir et la lumière. Celle de la lune, pâle et douce, plaît à la gent timide; elle est le rassurant fanal qui semble les enhardir à leur grande fête d'amour. Ils montent, ils montent tous d'ensemble, pas un ne reste en arrière. La sociabilité est la loi de cette race; on ne les voit jamais qu'ensemble. Ensemble ils vivent ensevelis aux ténébreuses profondeurs; ensemble ils viennent au printemps prendre leur petite part du bonheur universel, voir le jour, jouir et mourir. Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l'un de l'autre; ils naviguent en bancs compactes. «C'est (disaient les Flamands) comme si nos dunes se mettaient à voguer.» Entre l'Écosse, la Hollande et la Norvège, il semble qu'une île immense se soit soulevée, et qu'un continent soit près d'émerger. Un bras s'en détache à l'est et s'engage dans le Sund, emplit l'entrée de la Baltique. À certains passages étroits, on ne peut ramer; la mer est solide. Millions de millions, milliards de milliards, qui osera hasarder de deviner le nombre de ces légions? On conte que jadis, près du Havre, un seul pêcheur en trouva un matin dans ses filets huit cent mille. Dans un port d'Écosse, on en fit onze mille barils dans une nuit.

Ils vont comme un élément aveugle et fatal, et nulle destruction ne les décourage. Hommes, poissons, tout fond sur eux; ils vont, ils voguent toujours. Il ne faut pas s'en étonner: c'est qu'en naviguant ils aiment. Plus on en tue, plus ils produisent et multiplient chemin faisant. Les colonnes épaisses, profondes, dans l'électricité commune, flottent livrées uniquement à la grande œuvre du bonheur. Le tout va à l'impulsion du flot et du flot électrique. Prenez dans la masse au hasard, vous en trouvez de féconds, vous en trouvez qui le furent et d'autres qui voudraient l'être. Dans ce monde, qui ne connaît pas l'union fixe, le plaisir est une aventure, l'amour une navigation. Sur toute la route, ils épanchent des torrents de fécondité.

À deux ou trois brasses d'épaisseur, l'eau disparaît sous l'abondance incroyable du flux maternel où nagent les œufs du hareng. C'est un spectacle, au lever du soleil, de voir aussi loin qu'on peut voir, à plusieurs lieues, la mer blanche de la laitance des mâles.

Épaisses, grasses et visqueuses ondes, où la vie fermente dans le levain de la vie. Sur des centaines de lieues, en long et en large, c'est comme un volcan de lait, et de lait fécond qui a fait son éruption, et qui a noyé la mer.

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Pleine de vie à la surface, la mer en serait comble si cette puissance indicible de production n'était violemment combattue par l'âpre ligue de toutes les destructions. Qu'on songe que chaque hareng a quarante, cinquante, jusqu'à soixante-dix mille œufs! Si la mort violente n'y portait remède, chacun d'eux se multipliant en moyenne par cinquante mille, et chacun de ces cinquante mille se multipliant de même à son tour, ils arriveraient en fort peu de générations à combler, solidifier l'Océan, ou à le putréfier, à supprimer toute race et à faire du globe un désert. La vie impérieusement réclame ici l'assistance, l'indispensable secours de sa sœur, la mort. Elles se livrent un combat, une lutte immense qui n'est qu'harmonie et fait le salut.

Dans la grande chasse universelle sur la race condamnée, ceux qui se chargent de rabattre, d'empêcher la masse de se disperser, ceux qui la poussent aux rivages, ce sont les géants de la mer. La baleine et les cétacés ne dédaignent pas ce gibier; ils le suivent, plongent dans les bancs, entrent dans l'épaisseur vivante; de leurs gueules immenses ils absorbent par tonnes la proie infinie qui n'en est pas diminuée et fuit vers les côtes. Là s'opère une bien autre et plus grande destruction. D'abord les petits des petits, les moindres poissons avalent le frai et les œufs du hareng, se gorgent de laite, mangent l'avenir. Pour le présent, pour le hareng tout venu, la nature a fait un genre glouton qui, de ses yeux écartés, ne voit guère, n'en mange que mieux, qui n'est qu'estomac, la gourmande tribu des gades (merlan, morue, etc.). Le merlan s'emplit, se comble de harengs, et devient gras. La morue s'emplit, se comble de merlans, et devient grasse. Si bien que le danger des mers, l'excès de la fécondité, recommence ici, plus terrible. La morue est bien autre chose que le hareng; elle a jusqu'à neuf millions d'œufs! Une morue de cinquante livres en a quatorze livres pesant! le tiers de son poids! Ajoutez que cette bête, de maternité redoutable, est en amour neuf mois sur douze. C'est celle-ci qui mettrait le monde en péril. Au secours! lançons des vaisseaux, équipons des flottes. L'Angleterre seule y envoie vingt ou trente mille matelots. Combien l'Amérique et combien la France, la Hollande, toute la terre? La morue, à elle seule, a créé des colonies, fondé des comptoirs et des villes. Sa préparation est un art. Et cet art a une langue, tout un idiome technique propre aux pêcheurs de morue.

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Mais qu'est-ce que l'homme peut faire? La nature sait que nos petits efforts, nos flottes et nos pêcheries ne seraient rien pour son but, que la morue vaincrait l'homme. Elle ne se fie point à lui. Elle appelle des forces de mort bien autrement énergiques. Du fond des fleuves à la mer arrive l'un des plus actifs, des plus déterminés mangeurs, l'esturgeon. Venu aux fleuves pour faire paisiblement l'amour, il en sort maigri et âpre; il rentre, d'un appétit immense, dans le banquet de la mer. Grande douceur pour l'affamé de trouver la grasse morue qui a assimilé en elle les légions du hareng. Bonheur infini pour lui de trouver là concentrée la substance, de mordre en chair pleine. Ce vaillant mangeur de morue, quoique moins fécond, l'est encore; il a quinze cent mille œufs. Un esturgeon de quatorze cents livres a cent livres de laite, ou quatre cent cinquante livres d'œufs. Le danger se représente. Le hareng a menacé de sa fécondité terrible; la morue a menacé; l'esturgeon menace encore.

Il faut que la nature invente un suprême dévorateur, mangeur admirable et producteur pauvre, de digestion immense et de génération avare. Monstre secourable et terrible qui coupe ce flot invincible de fécondité renaissante par un grand effort d'absorption, qui avale toute espèce indifféremment, les morts, les vivants, que dis-je? tout ce qu'il rencontre. Le beau mangeur de la nature, mangeur patenté: le requin.

Mais ces destructeurs terribles sont vaincus d'avance. Quelle que soit leur furie de manger, ils produisent peu. L'esturgeon, comme on a vu, est moins fécond que la morue, et le requin est stérile, si on le compare à tout autre poisson. Il ne se verse pas comme eux en torrents par toute la mer. Vivipare, il élabore dans son sein le jeune requin, son héritier féodal, qui naît terrible et tout armé.

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Dans ses fécondes ténèbres, la mer peut sourire elle-même des destructeurs qu'elle suscite, bien sûre d'enfanter encore plus. Sa richesse principale défie toutes les fureurs de ces êtres dévorants, est inaccessible à leurs prises. Je parle du monde infini d'atomes vivants, d'animaux microscopiques, véritable abîme de vie qui fermente dans son sein.

On a dit que l'absence de la lumière solaire excluait la vie, et cependant aux dernières profondeurs le sol est jonché d'étoiles de mer. Les flots sont peuplés d'infusoires et de vers microscopiques. Des mollusques innombrables y traînent leurs coquilles. Crabes bronzés, actinies rayonnantes, porcelaines neigeuses, cyclostomes dorés, volutes ondulées, tout vit et se meut. Là pullulent les animalcules lumineux qui, par moments attirés à la surface, y apparaissent en traînées, en serpents de feu, en guirlandes étincelantes. La mer, dans son épaisseur transparente, doit en être, ici et là fortuitement illuminée. Elle-même a un certain éclat, je ne sais quelle demi-lueur qu'on observe sur les poissons et vivants et morts. Elle est sa propre lumière, son fanal à elle-même, son ciel, sa lune et ses étoiles.

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Chacun peut voir dans nos salines la fécondité de la mer. Les eaux que l'on y concentre y laissent des dépôts violets qui ne sont rien qu'infusoires. Tous les navigateurs racontent que, dans tel trajet assez long, ils n'ont traversé que des eaux vivantes. Freycinet a vu soixante millions de mètres carrés couverts d'un rouge écarlate qui n'est qu'un animal plante, si petit qu'un mètre carré en contient quarante millions. Dans le golfe du Bengale, en 1854, le capitaine Kingman navigua pendant trente milles dans une énorme tache blanche qui donnait à la mer l'aspect d'une plaine couverte de neige. Pas un nuage, et pourtant un ciel gris de plomb, en contraste avec la mer brillante. Vue de près, cette eau blanche était une gélatine, et, observée à la loupe, une masse d'animalcules qui s'agitant produisaient de bizarres effets lumineux.

Péron raconte de même qu'il navigua, vingt lieues durant, à travers une sorte de poudre grise. Vue au microscope, ce n'était qu'une couche d'œufs d'espèce inconnue qui, sur cet espace immense, couvraient et cachaient les eaux.

Aux côtes désolées du Groënland, où l'homme se figure que la nature expire, la mer est énormément peuplée. On navigue jusqu'à deux cents milles en longueur ou quinze en largeur sur des eaux d'un brun foncé, qui sont ainsi colorées d'une méduse microscopique. Chaque pied cube de cette eau en contient plus de cent dix mille (Schleiden).

Ces eaux nourrissantes sont denses de toutes sortes d'atomes gras, appropriés à la molle nature du poisson, qui paresseusement ouvre la bouche et aspire, nourri comme un embryon au sein de la mère commune. Sait-il qu'il avale? À peine. La nourriture microscopique est comme un lait qui vient à lui. La grande fatalité du monde, la faim, n'est que pour la terre; ici, elle est prévenue, ignorée. Aucun effort de mouvement, nulle recherche de nourriture. La vie doit flotter comme un rêve. Que fera l'être de sa force? Toute dépense en est impossible. Elle est réservée pour l'amour.

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C'est l'œuvre réelle, le travail de ce grand monde des mers: aimer et multiplier. L'amour emplit sa nuit féconde. Il plonge dans la profondeur, et semble plus riche encore chez les infiniment petits. Mais qui est vraiment l'atome? Lorsque vous croyez tenir le dernier, l'indivisible, vous voyez qu'il aime encore et divise son existence pour en tirer un autre être. Aux plus bas degrés de la vie où tout autre organisme manque, vous trouvez déjà au complet toutes les formes de générations.

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Telle est la mer. Elle est, ce semble, la grande femelle du globe, dont l'infatigable désir, la conception permanente, l'enfantement, ne finit jamais.

II

LA MER DE LAIT

L'eau de mer, même la plus pure, prise au large, loin de tout mélange, est légèrement blanchâtre et un peu visqueuse. Retenue entre les doigts, elle file et passe lentement. Les analyses chimiques n'expliquent pas ce caractère. Il y a là une substance organique qu'elles n'atteignent qu'en la détruisant, lui ôtant ce qu'elle a de spécial, et la ramenant violemment aux éléments généraux.

Les plantes, les animaux marins, sont vêtus de cette substance, dont la mucosité, consolidée autour d'eux, a un effet de gélatine, parfois fixe et parfois tremblante. Ils apparaissent à travers comme sous un habit diaphane. Et rien ne contribue davantage aux illusions fantastiques que nous donne le monde des mers. Les reflets en sont singuliers, souvent bizarrement irisés, sur les écailles des poissons, par exemple, sur les mollusques, qui semblent en tirer tout le luxe de leurs coquilles nacrées.

C'est ce qui saisit le plus l'enfant qui voit pour la première fois un poisson. J'étais bien petit quand cela m'arriva, mais je m'en rappelle parfaitement la vive impression. Cet être brillant, glissant, dans ses écailles d'argent, me jeta dans un étonnement, un ravissement qu'on ne peut dire. J'essayai de le saisir, mais je le trouvai aussi difficile à prendre que l'eau qui fuyait dans mes petits doigts. Il me parut identique à l'élément où il nageait. J'eus l'idée confuse qu'il n'était rien autre chose que l'eau, l'eau animale, organisée.

Longtemps après, devenu homme, je ne fus guère moins frappé en voyant sur une plage je ne sais quel rayonné. À travers son corps transparent, je distinguais les cailloux, le sable. Incolore comme du verre, légèrement consistant, tremblant dès qu'on le remuait, il m'apparut comme aux anciens et comme à Réaumur encore, qui appelait simplement ces êtres une eau gélatinisée.

Combien plus a-t-on cette impression quand on trouve en leur formation première les rubans d'un blanc jaunâtre où la mer fait l'ébauche molle de ses solides fucus, les laminaires, qui, brunissant, arriveront à la solidité des peaux et des cuirs. Mais, tout jeunes, à l'état visqueux, dans leur élasticité, ils ont comme la consistance d'un flot solidifié, d'autant plus fort qu'il est plus mou.

Ce que nous savons aujourd'hui de la génération et de l'organisation compliquée des êtres inférieurs, végétaux ou animaux, nous interdit l'explication des anciens et de Réaumur. Mais tout cela n'empêche pas de revenir à la question que posa le premier Bory de Saint-Vincent: «Qu'est-ce que le mucus de la mer? la viscosité que présente l'eau en général? N'est-ce pas l'élément universel de la vie?»

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Préoccupé de ces pensées, j'allai voir un chimiste illustre, esprit positif et solide, novateur prudent autant que hardi, et, sans préface, je lui posai ex abrupto ma question: «Monsieur, qu'est-ce, à votre avis, que cet élément visqueux, blanchâtre, qu'offre l'eau de la mer?

—Rien autre chose que la vie.»

Puis, revenant sur ce mot trop simple et trop absolu, il ajouta: «Je veux dire une matière à demi organisée et déjà tout organisable. Elle n'est en certaines eaux qu'une densité d'infusoires, en d'autres ce qui va l'être, ce qui peut le devenir.—Du reste, cette étude est à faire; elle n'a pas été encore commencée sérieusement.» (17 mai 1860.)

En le quittant, j'allai tout droit chez un grand physiologiste dont l'opinion n'a pas moins d'autorité sur mon esprit. Je lui pose la même question. Sa réponse fut très-longue, très-belle. En voici le sens: «On ne sait pas plus la constitution de l'eau qu'on ne sait celle du sang. Ce qu'on entrevoit le mieux pour le mucus de l'eau de mer, c'est qu'il est tout à la fois une fin et un commencement. Résulte-t-il des résidus innombrables de la mort qui les céderait à la vie? Oui, sans doute, c'est une loi; mais, en fait, dans ce monde marin, d'absorption rapide, la plupart des êtres sont absorbés vivants; ne traînent pas à l'état de mort comme il en advient sur la terre, où les destructions sont plus lentes. La mer est l'élément très-pur; la guerre et la mort y pourvoient et n'y laissent rien de rebutant.

«Mais la vie, sans arriver à sa dissolution suprême, mue sans cesse, exsude de soi tout ce qui est de trop pour elle. Chez nous autres, animaux terrestres, l'épiderme perd incessamment. Ces mues qu'on peut appeler la mort quotidienne et partielle, remplissent le monde des mers d'une richesse gélatineuse dont la vie naissante profite à l'instant. Elle trouve en suspension la surabondance huileuse de cette exsudation commune, les parcelles animées encore, les liquides encore vivants, qui n'ont pas le temps de mourir. Tout cela ne retombe pas à l'état inorganique, mais entre rapidement dans les organismes nouveaux. C'est, de toutes les hypothèses, la plus vraisemblable; en sortir, c'est se jeter dans d'extrêmes difficultés.»

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Ces idées des hommes les plus avancés et les plus sérieux d'aujourd'hui ne sont point inconciliables avec celles que professait, il y a près de trente ans, Geoffroy Saint-Hilaire sur le mucus général où il semble que la nature puise toute vie. «C'est, dit-il, la substance animalisable, le premier degré des corps organiques. Point d'êtres, animaux, végétaux, qui n'en absorbent et n'en produisent au premier temps de la vie, et quelque faibles qu'ils soient. Son abondance augmente plutôt en raison de leur débilité.»

Ce dernier mot ouvre une vue profonde sur la vie de la mer. Ses enfants pour la plupart semblent des fœtus à l'état gélatineux qui absorbent et qui produisent la matière muqueuse, en comblent les eaux, leur donnent la féconde douceur d'une matrice infime où sans cesse de nouveaux enfants viennent nager comme en un lait tiède.

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Assistons à l'œuvre divine. Prenons une goutte dans la mer. Nous y verrons recommencer la primitive création. Dieu n'opère pas de telle façon aujourd'hui, et d'autre demain. Ma goutte d'eau, je n'en fais pas doute, va dans ses transformations me raconter l'univers. Attendons et observons.

Qui peut prévoir, deviner l'histoire de cette goutte d'eau?—Plante-animal, animal-plante, qui le premier doit en sortir?

Cette goutte, sera-ce l'infusoire, la monade primitive qui, s'agitant et vibrant, se fait bientôt vibrion? qui, montant de rang en rang, polype, corail ou perle, arrivera peut-être en dix raille ans à la dignité d'insecte?

Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil végétal, le léger duvet soyeux qu'on ne prendrait pas pour un être, et qui déjà n'est pas moins que le cheveu premier-né d'une jeune déesse, cheveu sensible, amoureux, dit si bien: cheveu de Vénus?

Ceci n'est point de la fable, c'est de l'histoire naturelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et animale) où s'épaissit la goutte d'eau, c'est bien l'aîné de la vie.

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Regardez au fond d'une source, vous ne voyez rien d'abord; puis, vous distinguez des gouttes un peu troubles. Avec une bonne lunette, ce trouble est un petit nuage, gélatineux, ou floconneux. Au microscope, ce flocon devient multiple, comme un groupe de filaments, de petits cheveux. On croit qu'ils sont mille fois plus fins que le plus fin cheveu de femme. Voilà la première et timide tentative de la vie qui voudrait s'organiser. Ces conferves, comme on les appelle, se trouvent universellement dans l'eau douce, et dans l'eau salée quand elle est tranquille. Elles commencent la double série des plantes originaires de mer et de celles qui sont devenues terrestres quand la mer a émergé. Hors de l'eau monte la famille des innombrables champignons, dans l'eau celles des conferves, algues et autres plantes analogues.

C'est l'élément primitif, indispensable de la vie, et on le trouve déjà où elle semble impossible. Dans les sombres eaux martiales chargées et surchargées de fer, dans des eaux thermales très chaudes, vous trouvez ce léger mucus et ces petites créatures qui ont l'air d'en être des gouttes à peine fixées, mais qui oscillent et se meuvent. Peu importe comme on les classe, que Candolle les honore du nom d'animaux, que Dujardin les repousse au dernier rang des végétaux. Ils ne demandent qu'à vivre, à commencer par leur modeste existence la longue série des êtres qui ne deviennent possibles que par eux. Ces petits, vivants ou morts, les nourrissent d'eux-mêmes et leur administrent d'en bas la gélatine de vie qu'ils puisent incessamment dans l'eau maternelle.

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C'est sans aucune vraisemblance qu'on montre comme spécimen de la création première des fossiles ou des empreintes d'animaux, de végétaux compliqués: des animaux (les trilobites) qui ont déjà des sens supérieurs, des yeux, par exemple; des végétaux gigantesques de puissante organisation. Il est infiniment probable que des êtres bien plus simples précédèrent, préparèrent ceux-là, mais leur molle consistance n'a pas laissé trace. Comment ces faibles auraient-ils pu ne pas disparaître, lorsque les plus dures coquilles sont percées, dissoutes? On a vu dans la mer du Sud des poissons à dents acérées brouter le corail, comme un mouton broute l'herbe. Les molles ébauches de la vie, les gélatines animées, mais à peine encore solides, ont fondu des millions de fois avant que la nature pût faire son robuste trilobite, son indestructible fougère.

Restituons à ces petits (conferves, algues microscopiques, êtres flottants entre deux règnes, atomes indécis encore qui convolent par moments du végétal à l'animal, de l'animal au végétal), restituons-leur le droit d'aînesse, qui, selon toute apparence, doit leur revenir.

Sur eux et à leurs dépens, commence à s'élever l'immense, la merveilleuse flore marine.

À ce point où elle commence, je ne puis m'empêcher de dire ma tendre sympathie pour elle.

Pour trois raisons, je la bénis.

Petites ou grandes, ces plantes ont trois caractères aimables:

Leur innocence d'abord. Pas une ne donne la mort. Il n'y a nul poison végétal dans la mer. Tout, dans les plantes marines, est santé et salubrité, bénédiction de la vie.

Ces innocentes ne demandent qu'à nourrir l'animalité. Plusieurs (comme les laminaires) ont un sucre doux. Plusieurs ont une amertume salutaire (comme la belle céramie pourpre et violette, qu'on appelle mousse de Corse). Toutes concentrent un mucilage nourrissant, spécialement plusieurs fucus, la céramie des salanganes dont on mange les nids à la Chine, le capillaire, ce sauveur des poitrines fatiguées. Pour tous les cas où l'on ordonne l'iode aujourd'hui, jadis l'Angleterre faisait des confitures de varech.

Le troisième caractère qui frappe dans cette végétation, c'est qu'elle est la plus amoureuse. On est tenté de le croire quand on voit ses étranges métamorphoses d'hymen. L'amour est l'effort de la vie pour être au delà de son être et pouvoir plus que sa puissance. On le voit par les lucioles et autres petits animaux qui s'exaltent jusqu'à la flamme, mais on ne le voit pas moins dans les plantes par les conjuguées, les algues, qui, au moment sacré, sortent de leur vie végétale, en usurpent une plus haute et s'efforcent d'être animaux.

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Où commencèrent ces merveilles? Où se firent les premières ébauches de l'animalité? Quel dut être le théâtre primitif de l'organisation?

Jadis on en disputait fort. Aujourd'hui il y a sur ces choses un certain accord dans l'Europe savante. Je puis prendre la réponse dans nombre de livres acceptés, autorisés, mais j'aime mieux l'emprunter à un Mémoire récemment couronné par l'Académie des sciences et couvert par conséquent de sa haute autorité.

On trouve des êtres vivants dans les eaux chaudes de quatre-vingts à quatre-vingt-dix degrés. C'est quand le globe refroidi descendit à cette température que la vie devint possible. L'eau alors avait absorbé en partie l'élément de mort, le gaz acide carbonique. On put respirer.

Les mers furent d'abord semblables à ces parties de l'océan Pacifique qui n'ont que peu de profondeur et sont semées de petits îlots bas. Ces îlots sont d'anciens volcans, des cratères éteints. Les voyageurs ne les connaissent que par le sommet qu'ils montrent et que les travaux des polypes exhaussent. Mais le fond, entre ces volcans, est probablement non moins volcanique, et dut être, pour les essais de la création primitive, un réceptacle de vie.

La tradition populaire a fait longtemps des volcans les gardiens des trésors souterrains qui, par moments, laissent échapper l'or caché dans les profondeurs. Fausse poésie qui a du vrai. Les régions volcaniques ont en elles le trésor du globe, de puissantes vertus de fécondité. Elles douèrent la terre stérile. De la poussière de leurs laves, de leurs cendres toujours tièdes, la vie dut s'épanouir.

On sait la richesse des flancs du Vésuve, des vals de l'Etna dans les longues racines qu'il pousse à la mer. On sait le paradis que forme sous l'Himalaya le beau cirque volcanique de la vallée de Cachemire. Cela se répète à chaque pas pour les îles de la mer du Sud.

Dans les circonstances les moins favorables, le voisinage des volcans et les courants chauds qui les accompagnent continuent la vie animale aux lieux les plus désolés. Sous l'horreur du pôle antarctique, non loin du volcan Érèbe, James Ross a trouvé des coraux vivants à mille brasses sous la mer glacée.

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Aux premiers âges du monde, les innombrables volcans avaient une action sous-marine bien plus puissante qu'aujourd'hui. Leurs fissures, leurs vallées intermédiaires permirent au mucus marin de s'accumuler par places, de s'électriser des courants. Là sans doute prit la gélatine, elle se fixa, s'affermit, se travailla et fermenta de toute sa jeune puissance.

Le levain en fut l'attrait de la substance pour elle-même. Des éléments créateurs, nativement dissous dans la mer, se firent des combinaisons, j'allais dire des mariages. Des vies élémentaires parurent, d'abord pour fondre et mourir. D'autres, enrichis de leurs débris, durèrent, êtres préparatoires, lents et patients créateurs qui, dès lors, commencèrent sous l'eau le travail éternel de fabrication et le continuent sous nos yeux.

La mer, qui les nourrissait tous, distribuait à chacun ce qui lui allait davantage. Chacun la décomposant à sa manière, à son profit, les uns (polypes, madrépores, coquilles) absorbèrent du calcaire, d'autres (comme les tuniciers du Tripoli, les prêles rugueuses, etc.) concentrèrent de la silice. Leurs débris, leurs constructions, vêtirent la sombre nudité des roches vierges, filles du feu, qui les avait arrachées du noyau planétaire, les lançait brûlantes et stériles.

Quartz, basaltes et porphyres, cailloux demi-vitrifiés, tout cela reçut de nos petits créateurs une enveloppe moins inhumaine, des éléments doux et féconds qu'ils tiraient du lait maternel (j'appelle ainsi le mucus de la mer), qu'ils élaboraient, déposaient, dont ils firent la terre habitable. Dans ces milieux plus favorables put s'accomplir l'amélioration, l'ascension des espèces primitives.

Ces travaux durent se faire d'abord entre les îles volcaniques, au fond de leurs archipels, dans ces méandres sinueux, ces paisibles labyrinthes où la vague ne pénètre que discrètement, tièdes berceaux pour les premiers-nés.

Mais la fleur épanouie fleurit en toute plénitude dans les enfoncements profonds, par exemple des golfes indiens. La mer fut là un grand artiste. Elle donna à la terre les formes adorées, bénies, où se plaît à créer l'amour. De ses caresses assidues, arrondissant le rivage, elle lui donna les contours maternels, et j'allais dire la tendresse visible du sein de la femme, ce que l'enfant trouve si doux, abri, tiédeur et repos.

III

L'ATOME

Un pêcheur m'avait donné un jour le fond de son filet, trois créatures presque mourantes, un oursin, une étoile de mer, et une autre étoile, une jolie ophiure, qui agitait encore et perdit bientôt ses bras délicats. Je leur donnai de l'eau de mer, et les oubliai deux jours, occupé par d'autres soins. Quand j'y revins, tout était mort. Rien n'était reconnaissable: la scène était renouvelée.

Une pellicule épaisse et gélatineuse s'était formée à la surface. J'en pris un atome au bout d'une aiguille, et l'atome, sous le microscope, me montra ceci:

Un tourbillon d'animaux, courts et forts, trapus, ardents (des kolpodes), allaient, venaient, ivres de vie,—j'oserais dire, ravis d'être nés, faisant leur fête de naissance par une étrange bacchanale.

Au second plan fourmillaient de tout petits serpentaux ou anguilles microscopiques qui nageaient moins qu'ils ne vibraient pour se darder en avant (on les nomme vibrions).

Las d'un si grand mouvement, l'œil pourtant remarquait bientôt que tout n'était pas mobile. Il y avait des vibrions encore roides qui ne vibraient pas. Il y en avait de liés entre eux, enlacés, groupés en grappes, en essaims, qui ne s'étaient pas détachés et qui avaient l'air d'attendre le moment de la délivrance.

Dans cette fermentation vivante d'êtres immobiles encore, se ruait, rageait, fourrageait, la meute désordonnée de ces gros trapus (les kolpodes), qui semblaient en faire pâture, s'en régaler, s'y engraisser, vivre là à discrétion.

Notez que ce grand spectacle se déployait dans l'enceinte d'un atome pris à la pointe d'une aiguille sur la pellicule. Combien de scènes pareilles aurait offertes cet océan gélatineux, si promptement venu sur le vase! Le temps avait été merveilleusement mis à profit. Les mourants ou morts, de leur vie échappée, avaient sur-le-champ fait un monde. Pour trois animaux perdus, j'en avais gagné des millions; ceux-ci si jeunes et si vivants, emportés d'un mouvement si violent, si absorbant, d'une vraie furie de vivre!

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Ce monde infini, tellement mêlé au nôtre, qui est partout autour de nous-mêmes, en nous, était à peu près inconnu jusqu'à ce temps. Swammerdam et autres, qui jadis l'avaient entrevu, furent arrêtés au premier pas. Bien tard, en 1830, le magicien Ehrenberg l'évoqua, le révéla, le classa. Il étudia la figure de ces invisibles, leur organisation, leurs mœurs, les vit absorber, digérer, naviguer, chasser, combattre. Leur génération lui resta obscure. Quels sont leurs amours? ont-ils des amours? Chez des êtres si élémentaires, la nature fait-elle les frais d'une génération compliquée? Ou naîtraient-ils spontanément, comme telle moisissure végétale? la foule dit «comme un champignon.»

Grande question où plus d'un savant sourit et secoue la tête. On est si sûr de tenir dans sa main le mystère du monde, d'avoir invariablement fixé les lois de la vie! C'est à la nature d'obéir. Lorsqu'on dit à Réaumur, il y a cent ans, que la femelle du ver à soie pouvait produire seule et sans mâle, il nia, dit: «Rien ne vient de rien.» Le fait, toujours démenti, et toujours prouvé, vient de l'être enfin décidément et admis, non-seulement pour le ver à soie, mais pour l'abeille et certain papillon, pour d'autres animaux encore.

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De tout temps, chez toute nation, chez les sages et dans le peuple, on disait: «La mort fait la vie.» On supposait spécialement que la vie des imperceptibles surgit immédiatement des débris que la mort lui lègue. Harvey même, qui le premier formula la loi de génération, n'osa démentir cette ancienne croyance. En disant: Tout vient de l'œuf, il ajouta: ou des éléments dissous de la vie précédente.

C'est justement la théorie qui vient de renaître avec tant d'éclat par les expériences de M. Pouchet. Il établit que des débris d'infusoires et autres êtres se crée la gelée féconde, «la membrane prolifère,» d'où naissent non pas de nouveaux êtres, mais les germes, les ovules d'où ils pourront naître ensuite.

Nous sommes dans un temps de miracles. Il faut en prendre son parti. Celui-ci n'a rien qui étonne.

On aurait ri autrefois si quelqu'un eût prétendu que des animaux, indociles aux lois établies, se donnent la licence de respirer par la patte. Les beaux travaux de Milne Edwards ont mis cela en lumière. De même Cuvier et Blainville avaient, dit-on, observé que d'autres êtres, qui n'ont pas d'organes réguliers de circulation, y suppléent par les intestins; mais ces grands naturalistes trouvèrent la chose si énorme, qu'ils n'osèrent la dire. Elle est établie aujourd'hui par le même Milne Edwards, par M. de Quatrefages, etc.

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Quoi qu'on pense de leur naissance, nos atomes nés une fois offrent un monde infiniment, admirablement varié. Toutes les formes de vie y sont déjà représentées honorablement. S'ils se connaissent, ils doivent croire qu'ils composent entre eux une harmonie complète qui laisse peu à désirer.

Ce ne sont pas des espèces dispersées, créées à part. C'est visiblement un règne, où les genres divers ont organisé une grande division du travail vital. Ils ont des êtres collectifs comme nos polypes et nos coraux, engagés encore, subissant les servitudes d'une vie commune. Ils ont de petits mollusques qui s'habillent déjà de mignonnes coquilles. Ils ont des poissons agiles et de frétillants insectes, de fiers crustacés, miniature des crabes futurs, comme eux, armés jusqu'aux dents, guerriers atomes qui chassent des atomes inoffensifs.

Tout cela dans une richesse énorme et épouvantable qui humilie la pauvreté du monde visible. Sans parler de ces rhizopodes qui de leurs petits manteaux ont fait leur part des Apennins, surexhaussé les Cordillères, les seuls foraminifères, cette tribu si nombreuse d'atomes à coquilles, comptent jusqu'à deux mille espèces (Charles d'Orbigny). On les trouve contemporains de tous les âges de la terre. Ils se représentent toujours à diverses profondeurs dans nos trente crises du globe, variant quelque peu de formes, mais persistant comme genre, restant témoins identiques de la vie de la planète. Aujourd'hui le froid courant du pôle austral que la pointe de l'Amérique divise entre ses deux rivages en envoie impartialement quarante espèces vers la Plata, quarante vers le Chili. Mais la grande manufacture où ils se créent et s'organisent paraît être le fleuve chaud de la mer qui part des Antilles. Les courants du Nord les tuent. Le grand torrent paternel les charrie morts à Terre Neuve et dans tout notre océan, dont ils composent le fond.

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Quand l'illustre père des atomes, j'entends leur parrain, Ehrenberg, les baptisa, les patrona, les introduisit dans la science, on l'accusa de faiblesse pour eux, on dit qu'il faisait trop valoir ses petites créatures. Il les déclarait compliqués, très-élevés d'organisation. Sa libéralité était telle pour eux, qu'il allait jusqu'à leur donner cent vingt estomacs. Le monde visible se piqua, et, par une réaction violente, Dujardin les réduisit à la dernière simplicité. Ces organes prétendus pour lui ne sont qu'apparence. Cependant, ne pouvant nier leur puissance d'absorption, il leur accorde le don d'improviser, à chaque instant, des estomacs d'à propos, à la mesure des morceaux qu'il s'agit d'avaler. Cette opinion n'a gagné nullement M. Pouchet (qui penche pour Ehrenberg).

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Ce qui est incontestable et admirable chez eux, c'est la vigueur du mouvement.

Plusieurs ont toute l'apparence d'une précoce individualité. Ils ne restent pas longtemps asservis à la vie communiste et polypière où traînent leurs supérieurs immédiats, les vrais polypes. Beaucoup de ces invisibles, de prime saut, sont individus, c'est-à-dire des êtres capables d'aller, venir seuls, à leur fantaisie, de libres citoyens du monde qui ne dépendent que d'eux-mêmes dans la direction de leurs mouvements.

Tout ce qui pourra s'imaginer de locomotions différentes, de manières d'aller dans le monde supérieur, est égalé, surpassé d'avance par les infusoires. Le tourbillon impétueux d'un astre puissant, d'un soleil qui entraîne comme ses planètes les faibles qu'il a rencontrés, la course moins régulière de la comète échevelée qui traverse ou qui disperse des mondes vagues sur son passage, la gracieuse ondulation de la svelte couleuvre qui suit l'eau ou nage à terre, la barque oscillante qui sait tourner à propos, dériver pour passer plus loin; enfin la reptation lente et circonspecte de nos tardigrades, qui s'appuient, s'attachent à tout, toutes ces allures diverses se trouvent chez les imperceptibles. Mais avec quelle merveilleuse simplicité de moyens! Tel n'est lui-même qu'un fil qui, pour avancer, se darde, comme un tire-bouchon élastique. Tel, pour rame et gouvernail, n'a qu'une queue ondulante ou de petits cils qui vibrent. Les charmantes vorticelles comme des urnes de fleurs s'amarrent ensemble sur une île (une petite plante, un petit crabe), puis s'isolent en détachant leur délicat pédoncule.

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Ce qui frappe bien plus encore que les organes de mouvement, c'est ce qu'on pourrait appeler les expressions, les attitudes, les signes originaux de l'humeur et du caractère. Il y a des êtres apathiques, d'autres très-vifs et fantasques, d'autres agités pour la guerre, d'autres empressés sans cause (ce semble) et dans une vaine agitation. Parfois, à travers une masse de gens tranquilles et paisibles, un étourdi, sourd et aveugle, renverse ou écarte tout.

Prodigieuse comédie! Ils ont l'air de faire entre eux la répétition du drame que jouera notre monde, le noble et sérieux monde des gros animaux visibles.

À la tête des infusoires, nommons avec quelque respect les géants majestueux, les deux chefs d'ordre, le haut type du mouvement, celui de la force, lente, mais redoutable, armée.

Prenez de la mousse d'un toit, mettez-la quelques jours dans l'eau, regardez au microscope. Un puissant animal, qui est, faut-il dire, l'éléphant, la baleine des infusoires, se meut avec une vigueur et une grâce de jeune vie que n'ont pas toujours ces colosses. Respect! c'est le roi des atomes, le rotifère, ainsi nommé, parce qu'aux deux côtés de la tête il porte deux roues, organes de locomotion qui l'assimileraient au bateau à vapeur, ou peut-être armes de chasse qui l'aident à atteindre de petites proies.

Tout fuit, tout cède, un seul résiste, ne craint rien, se fie à ses armes. C'est un monstre, mais déjà pourvu de sens supérieurs. Il a deux grands yeux de pourpre. Peu mobile, et vrai tardigrade, en revanche, il voit et il est armé. Il a, à ses fortes pattes, des ongles fort accentués, qui lui servent à s'amarrer, au besoin, sans doute, à combattre.

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Puissant début de la nature, qui, dans cette économie de substance et de matière, avec rien commence à créer de façon si majestueuse! Sublime coup d'archet d'ouverture! Ceux-ci (qu'importe la taille!) ont une puissance colossale d'absorption et de mouvement que seront bien loin d'avoir les énormes animaux qu'on classe beaucoup plus haut dans la série animale.

L'huître, fixée sur son rocher, la limace marchant sur le ventre, sont au rotifère ce que me seraient, à moi, les Alpes, les Cordillères, des êtres si disproportionnés, qu'on ne peut les mesurer du regard, à peine du calcul et de la pensée.

Cependant qu'est devenue chez ces montagnes animales la prestesse et l'ardeur de vie que déployait le rotifère? Quelle chute nous faisons en montant!... Mes atomes étaient trop vivants, mobiles jusqu'à éblouir, et ces gigantesques bêtes sont frappées de paralysie.

Que serait-ce si le rotifère pouvait concevoir l'être collectif où sommeille un infini, par exemple, la superbe, la colossale éponge étoilée que vous voyez au Muséum? Elle est à lui ce qu'est à l'homme le globe même de la terre avec ses neuf mille lieues de tour. Eh bien, je suis convaincu que dans cette comparaison, loin d'en être humilié, l'atome aurait un accès d'orgueil et dirait: «Je suis grand.»

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Ah! rotifère, rotifère! Il ne faut mépriser personne.

Je sens bien tes avantages et la supériorité.—Mais qui sait si cette vie captive dont tu ris n'est pas un progrès? Ta liberté étourdie d'agitation vertigineuse serait-elle le terme des choses? Pour prendre son point de départ vers des destinées plus hautes, la nature aime mieux subir un immobile enchantement. Elle entre au sépulcre obscur de ce triste communisme où chaque élément compte peu. Elle apprend à dominer l'inquiétude individuelle, à concentrer la substance au profit des vies supérieures.

Elle sommeille là quelque temps, comme la Belle au bois dormant. Mais, sommeil ou captivité, ensorcellement, quoi que ce soit, cet état n'est pas la mort. Elle vit, cette âpre matière de l'éponge, feutrée de silex. Sans se mouvoir, sans respirer, sans organes de circulation, sans aucun appareil des sens, elle vit. Comment le sait-on?

Elle enfante deux fois par an. Elle a l'amour à sa manière, et même plus richement que bien d'autres. Au jour venu, de petites sphères échappent de la mère éponge, armées de faibles nageoires qui leur donnent quelques moments de mouvement et de liberté. Bientôt fixées, elles se montrent des spongilles délicates qui vont à leur tour grandir.

Ainsi, dans l'absence apparente des sens et de tout organisme, dans cette mystérieuse énigme, au seuil douteux de la vie, la génération la révèle et fait l'ouverture du monde visible par lequel nous allons monter. Rien n'est encore, et dans ce rien apparaît déjà la maternité. Comme chez les dieux d'Égypte, Isis, Osiris, qui engendrent avant leur naissance, l'Amour ici naît avant l'être.

IV

FLEUR DE SANG

Au cœur du globe, dans les eaux chaudes de la ligne et sur leur fond volcanique, la mer surabonde de vie à ce point de ne pouvoir, ce semble, équilibrer ses créations. Elle dépasse la vie végétale. Ses enfantements du premier coup vont jusqu'à la vie animée.

Mais ces animaux se parent d'un étrange luxe botanique, des livrées splendides d'une flore excentrique et luxuriante. Vous voyez à perte de vue des fleurs, des plantes et des arbustes; vous les jugez tels aux formes, aux couleurs. Et ces plantes ont des mouvements, ces arbustes sont irritables, ces fleurs frémissent d'une sensibilité naissante, où va poindre la volonté.

Oscillation pleine de charme, équivoque toute gracieuse! Aux limites des deux règnes, l'esprit, sous ces apparences flottantes d'une fantastique féerie, témoigne de son premier réveil. C'est une aube, c'est une aurore. Par les couleurs éclatantes, les nacres ou les émaux, il dit le songe de la nuit et la pensée du jour qui vient.

Pensée! Osons-nous dire ce mot? Non, c'est un songe, un rêve encore, mais qui peu à peu s'éclaircit, comme les rêves du matin.

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Déjà au nord de l'Afrique, ou de l'autre côté sur le Cap, le végétal qui régnait seul dans la zone tempérée se voit des rivaux animés qui végètent aussi, fleurissent, l'égalent, le surpassent bientôt.

Le grand enchantement commence, et il va toujours augmenter, en s'avançant vers l'équateur.

Des arbustes singuliers, élégants, les gorgones, les isis, étendent leur riche éventail. Le corail rougit sous les flots.

À côté des brillants parterres d'une iris de toute couleur commencent les plantes de pierres, les madrépores où toutes branches (faut-il dire leurs mains et leurs doigts?) fleurissent d'une neige rosée comme celle des pêchers, des pommiers. Sept cents lieues avant l'équateur, et sept cents lieues au delà, continue cette magie d'illusion.

Il est des êtres incertains, les corallines, par exemple, que les trois règnes se disputent. Elles tiennent de l'animal, elles tiennent du minéral; finalement elles viennent d'être adjugées aux végétaux. Peut-être est-ce le point réel où la vie obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans se détacher encore de ce rude point de départ, comme pour nous avertir, nous si fiers et placés si haut, de la fraternité terniaire, du droit que l'humble minéral a de monter et s'animer, et de l'aspiration profonde qui est au sein de la Nature.

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«Nos prairies, nos forêts de terre, dit Darwin, paraissent désertes et vides, si on les compare à celles de la mer.» Et, en effet, tous ceux qui courent sur les transparentes mers des Indes sont saisis de la fantasmagorie que leur offre le fond. Elle est surtout surprenante par l'échange singulier que les plantes et les animaux font de leurs insignes naturels, de leur apparence. Les plantes molles et gélatineuses, avec des organes arrondis qui ne semblent ni tiges ni feuilles, affectant le gras, la douceur des courbes animales, semblent vouloir qu'on s'y trompe, et qu'on les croie animaux. Les vrais animaux ont l'air de s'ingénier pour être plantes et ressembler aux végétaux. Ils imitent tout de l'autre règne. Les uns ont la solidité, la quasi-éternité de l'arbre. Les autres sont épanouis, puis se fanent, comme la fleur. Ainsi l'anémone de mer s'ouvre en pâle marguerite rose, ou comme un aster grenat orné d'yeux d'azur. Mais, dès qu'elle a de sa corolle laissé échapper une fille, une anémone nouvelle, vous la voyez fondre et s'évanouir.

Bien autrement variable, le protée des eaux, l'alcyon, prend toute forme et toute couleur. Il joue la plante, il joue le fruit; il se dresse en éventail, devient une haie buissonneuse ou s'arrondit en gracieuse corbeille. Mais tout cela fugitif, éphémère, de vie si craintive, qu'au moindre frémissement tout disparaît, rien ne reste; tout en un moment est rentré au sein de la mère commune. Vous retrouvez la sensitive dans une de ces formes légères; la cornulaire, au toucher, se replie sur elle-même, ferme son sein, comme la fleur sensible à la fraîcheur du soir.

Lorsque d'en haut vous vous penchez au bord des récifs, des bancs de coraux, vous voyez sous l'eau le fond du tapis, vert d'astrées et de tubipores, les fungies moulées en boules de neige, les méandrines historiées de leur labyrinthe, dont les vallées, les collines, se marquent en vives couleurs. Les cariophylles (ou œillets) de velours vert, nué d'orange, au bout de leur rameau calcaire, pèchent leurs petits aliments en remuant doucement dans l'eau leurs riches étamines d'or.

Sur la tête de ce monde d'en bas, comme pour l'abriter du soleil, ondulant en saules, en lianes, ou se balançant en palmiers, les majestueuses gorgones de plusieurs pieds font, avec les arbres nains de l'isis, une forêt. D'un arbre à l'autre, la plumaria enroule sa spirale qu'on croirait une vrille de vigne et les fait correspondre ensemble par ses fins et légers rameaux, nuancés de brillants reflets.

Cela charme, cela trouble; c'est un vertige et comme un songe. La fée aux mirages glissants, l'eau, ajoute à ces couleurs un prisme de teintes fuyantes, une mobilité merveilleuse, une inconstance capricieuse, une hésitation, un doute.

Ai-je vu? Non, ce n'était pas... Était-ce un être ou un reflet?... Oui pourtant, ce sont bien des êtres! car je vois un monde réel qui s'y loge et qui s'y joue. Les mollusques y ont confiance, y traînent leur coquille nacrée. Les crabes y ont confiance, y courent, y chassent. D'étranges poissons, ventrus et courts, vêtus d'or et de cent couleurs, y promènent leur paresse. Des anélides pourpres, violettes, serpentent et s'agitent près de la délicate étoile, l'ophiure, qui, sous le soleil, tend, détend, roule et déroule tour à tour ses bras élégants.

Dans cette fantasmagorie, avec plus de gravité, le madrépore arborescent montre ses couleurs moins vives. Sa beauté est dans la forme.

Elle est dans l'ensemble surtout, dans le noble aspect de la cité commune; l'individu est modeste, et la république imposante. Ici, elle a l'assise forte de l'aloès et du cactus. Ailleurs, c'est la tête du cerf, sa superbe ramure. Ailleurs encore l'extension des vigoureux rameaux d'un cèdre qui a d'abord tendu des bras horizontaux et qui va monter toujours.

Ces formes, aujourd'hui dépouillées des milliers de fleurs vivantes qui les animaient, les couvraient, ont peut-être, en cet état sévère, un plus vif attrait pour l'esprit. J'aime à voir les arbres l'hiver, quand leurs fins rameaux, dégagés du luxe encombrant des feuilles, nous disent ce qu'ils sont en eux-mêmes, révèlent délicatement leur personnalité cachée. Il en est ainsi de ces madrépores. Dans leur nudité actuelle, de peintures devenus sculptures, plus abstraits pour ainsi dire, il semble qu'ils vont nous apprendre le secret de ces petits peuples dont ils sont le monument. Plusieurs ont l'air de nous parler par d'étranges caractères. Ils ont des enlacements, des enroulements compliqués qui visiblement diraient quelque chose. Qui saura les interpréter? et quel mot pourrait les traduire?

On sent bien qu'aujourd'hui encore il y a une pensée là dedans. On ne s'en détache pas aisément. On y revient, et l'on y reste. On épèle, on croit comprendre. Puis, cette lueur vous fuit, et l'on se frappe le front.

Combien les ruches d'abeilles dans leur froide géométrie sont moins significatives! Elles sont un produit de la vie. Mais ceci, c'est la vie même. La pierre ne fut pas simplement la base et l'abri de ce peuple; elle fut un peuple antérieur, la génération primitive qui, peu à peu supprimée par les jeunes qui venaient dessus, a pris cette consistance. Donc, tout le mouvement d'alors, l'allure de la cité première, sont là visibles et saisissants, d'une vérité flagrante, comme tel détail vivant d'Herculanum ou Pompeï. Mais ici tout s'est fait sans violence et sans catastrophe, par un progrès naturel; il y a une paix sereine, un attrait singulier de douceur.

Tout sculpteur y admirerait les formes d'un art merveilleux qui, dans les mêmes motifs, a trouvé d'infinies variantes, à changer et renouveler tous nos arts d'ornementation.

Mais il y a à considérer bien autre chose que la forme. Les riches arborescences où s'épancha l'activité de ces laborieuses tribus, les ingénieux labyrinthes qui semblent chercher un fil, ce profond jeu symbolique de vie végétale et de toute vie, c'est l'effort d'une pensée, d'une libellé captive, ses tâtonnements timides vers la lumière promise,—éclair charmant de la jeune âme engagée dans la vie commune, mais qui doucement, sans violence, avec grâce s'en émancipait.

J'ai chez moi deux de ces petits arbres, d'espèce analogue, pourtant différente. Nul végétal n'est comparable. L'un de blancheur immaculée, comme d'un albâtre sans éclat, d'une richesse amoureuse qui de chaque branche, elle-même ramifiée, donne à flot boutons, bourgeons, petites fleurs, sans jamais pouvoir dire: Assez.—L'autre, moins blanc et plus serré, dont tout rameau comprend un monde. Adorables tous les deux par la ressemblance et la dissemblance, l'innocence, la fraternité. Oh! qui me dirait le mystère de l'âme enfantine et charmante qui a fait cette féerie! On la sent circuler encore, cette âme libre et captive, mais d'une captivité aimée, qui rêve la liberté et n'en voudrait pas tout à fait.

Les arts n'ont pas su jusqu'ici s'emparer de ces merveilles, qui les auraient tant servis. Labelle statue de la Nature (à la porte du Jardin des Plantes) eût dû en être entourée. On ne devait montrer la Nature que dans la féerie triomphale qui ne la quitte jamais. Il fallait, sans ménager, exhausser de tous ses dons à la hauteur d'une montagne le trône majestueux où on la fait asseoir. Ses premiers-nés, les madrépores, heureux de s'enterrer dessous, en auraient fourni les assises, y mettant leurs rameaux d'albâtre, leurs méandres et leurs étoiles. Au-dessus leurs sœurs onduleuses, de leurs corps, de leurs fins cheveux, auraient fait un doux lit vivant pour embrasser mollement de leur caressant amour la divine Mère en son rêve de l'éternel enfantement.

La peinture n'a pas réussi à ces choses mieux que la sculpture. Elle a peint les fleurs animées comme elle aurait fait des fleurs. Ce sont, au fond, des couleurs extraordinairement différentes. Les gravures coloriées dont on se contente en donnent la plus pauvre idée. Leurs teintes plates, pâles, quoi qu'on fasse, n'en rendent jamais l'onctueuse douceur, la souplesse, la tiède émotion. Les émaux, si l'on s'en servait, comme l'a essayé Palissy, y seraient toujours durs et froids; admirables pour les reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop luisants pour rendre ces molles et tendres créatures qui n'ont pas même de peau. Les petits poumons extérieurs que montrent les annélides, les légers filets nuageux que font flotter certains polypes, les cheveux mobiles et sensibles qui ondoient sous la méduse, sont des objets non-seulement délicats mais attendrissants. Ils sont de toutes nuances, fines et vagues, et pourtant chaudes. C'est comme une haleine devenue visible. Vous y voyez une iris pour l'amusement des yeux. Pour eux, c'est chose sérieuse, c'est leur sang, leur faible vie traduite en teintes, en reflets, en lueurs changeantes qui s'animent ou pâlissent, tour à tour aspirent, expirent.... Prenez garde. N'étouffez pas la petite âme flottante, muette, qui pourtant vous dit tout, et livre son mystère intime dans ces palpitantes couleurs.

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Les couleurs survivent peu. La plupart fondent et disparaissent. Eux-mêmes, les madrépores, ne laissent d'eux que leur base, qu'on croirait inorganique, et qui n'est pourtant que la vie condensée, solidifiée.

Les femmes, qui ont ce sens bien plus fin que nous, ne s'y sont pas trompées; elles ont senti confusément qu'un de ces arbres, le corail, était une chose vivante. De là une juste préférence. La science eut beau leur soutenir que ce n'était qu'une pierre; puis, que ce n'était qu'un arbuste. Elles y sentaient autre chose.

«Madame, pourquoi préférez-vous à toutes les pierres précieuses cet arbre d'un rouge douteux?—Monsieur, il va à mon teint. Les rubis pâlissent. Celui-ci, mat et moins vif, relève plutôt la blancheur.»

Elle a raison. Les deux objets sont parents. Dans le corail, comme sur sa lèvre et sur sa joue, c'est le fer qui fait la couleur (Vogel). Il rougit l'un et rose l'autre.

«Mais, madame, ces pierres brillantes ont un poli incomparable.—Oui, mais celui-ci est doux. Il a la douceur de la peau, et il en garde la tiédeur. Dès que je l'ai deux minutes, c'est ma chair et c'est moi-même. Et je ne m'en distingue plus.

«—Madame, il est de plus beaux rouges.—Docteur, laissez-moi celui-ci. Je l'aime. Pourquoi? Je n'en sais rien... Ou, s'il y a une raison, celle qui en vaut bien une autre, c'est que son nom oriental et le vrai, c'est: «Fleur de sang.»

V

LES FAISEURS DE MONDES

Notre Muséum d'histoire naturelle, dans sa trop étroite enceinte, est un palais de féerie. Le génie des métamorphoses, de Lamarck et de Geoffroy, semble y résider partout. Dans la sombre salle d'en bas les madrépores, en silence, fondent le monde de plus en plus vivant, qui s'élève au-dessus d'eux. Plus haut le peuple des mers, ayant atteint sa complète énergie d'organisation dans ses animaux supérieurs, prépare les vies de la terre. Au sommet, les mammifères.—Sur lesquels la tribu divine des oiseaux déploie ses ailes et semble chanter encore.

La foule ne regarde guère les premiers. Elle passe vite devant ces aînés du globe. Il fait froid, humide chez eux. Elle monte vers la lumière, vers tant de choses brillantes. Nacre, ailes de papillons, plumes d'oiseaux, c'est ce qui la charme. Moi qui m'arrête plus en bas, je me suis souvent vu seul dans l'obscure petite galerie.

J'aime cette crypte de la grande église. J'y sens mieux l'âme sacrée, l'esprit présent de nos maîtres, leur grand, leur sublime effort, et aussi l'audace immortelle des voyageurs partis de là. Quelque part que soient leurs os, eux-mêmes restent au Muséum par les trésors qu'ils lui donnèrent et qu'ils ont payés de leur vie.

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L'autre jour, 1er octobre, m'y étant un peu attardé, j'y lisais non sans peine l'étiquette de quelques madrépores. L'une, placée tout près de la porte, me montra ce nom: «Lamarck.»

Une chaleur me passa au cœur, un mouvement religieux.

Grand nom et déjà antique! C'est comme si, aux tombeaux de Saint-Denis, on voyait le nom de Clovis. La gloire de ses successeurs, leur royauté, leurs débats, ont obscurci, reculé dans le temps celui par lequel pourtant on passa d'un siècle à l'autre. C'est lui, cet aveugle Homère du Muséum, qui, par l'instinct du génie, créa, organisa, nomma, ce qu'on ne savait guère encore, la classe des Invertébrés.

Une classe? mais c'est un monde, c'est l'abîme de la vie molle et demi-organisée à qui manque encore la vertèbre, la centralisation osseuse, le soutien essentiel de la personnalité. Ils intéressent d'autant plus, car visiblement ils commencent tout. Humbles tribus, jusque-là négligées! Réaumur, dans les insectes, avait mis les crocodiles. Le glorieux comte de Buffon ne daigna savoir les noms de cette populace infime; il les laissa hors du Versailles olympien qu'il élevait à la Nature. Ils attendirent jusqu'à Lamarck, ces grands peuples obscurs, confus, ces exilés de la science, qui pourtant remplissent tout, ont tout préparé. C'étaient justement les aînés qu'on avait empêchés d'entrer. Les admis, à les compter, auraient été peu de chose. Si l'on veut juger par le nombre, on pouvait dire que l'exclue, oubliée, laissée à la porte, c'était la Nature elle-même.

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Le génie des métamorphoses venait d'être émancipé par la botanique et par la chimie. Ce fut une chose hardie, mais féconde, de prendre Lamarck dans la botanique où il avait passé sa vie et de lui imposer d'enseigner les animaux. Ce génie ardent et fait aux miracles pour les transformations des plantes, plein de foi dans l'unité de là vie, fit sortir et les animaux, et le grand animal, le globe, de l'état pétrifié où on les tenait. Il rétablit de forme en forme la circulation de l'esprit. Demi-aveugle, à tâtons, il toucha intrépidement mille choses dont les clairvoyants n'osaient approcher encore. Du moins, il y mettait sa flamme. Geoffroy, Cuvier et Blainville les ont trouvées chaudes et vivantes. «Tout est vivant, disait-il, ou le fut. Tout est vie, présente ou passée.» Grand effort révolutionnaire contre la matière inerte, et qui irait jusqu'à supprimer l'inorganique. Rien ne serait mort tout à fait. Ce qui a vécu peut dormir et garder la vie latente, une aptitude à revivre. Qui est vraiment mort? personne.

Ce mot a enflé d'un souffle immense les voiles du dix-neuvième siècle. Hasardé, ou non, il nous a poussés où nous n'aurions été jamais. Nous nous sommes mis en quête, demandant à chaque chose, histoire ou histoire naturelle: «Qui es-tu?—Je suis la vie.»—La mort a été fuyant sous le regard des sciences. L'esprit va toujours vainqueur et la faisant reculer.

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Entre ces ressuscités, je vois d'abord mes madrépores. Jusque-là pierre morte et calcaire grossier, ils prirent l'intérêt de la vie. Lorsque Lamarck les réunit, les expliqua au Muséum, on venait de les surprendre dans le mystère de leur activité, dans leurs immenses créations. On avait appris d'eux comment se fait un monde. On commença à soupçonner que, si la terre fait l'animal, l'animal aussi fait la terre, et que tous deux accomplissent l'un pour l'autre l'office de création.

L'animalité est partout. Elle emplit tout et peuple tout. On en trouve les restes ou l'empreinte jusque dans ces minéraux, comme le marbre statuaire, l'albâtre, qui ont passé par le creuset des feux les plus destructeurs. À chaque pas dans la connaissance de l'actuel, on découvre un passé énorme de vie animale. Du jour où l'optique permit d'apercevoir l'infusoire, on le vit faisant les montagnes, on le vit pavant l'Océan. Le dur silex du tripoli est une masse d'animalcules, l'éponge un silex animé. Nos calcaires tout animaux. Paris est bâti d'infusoires. Une partie de l'Allemagne repose sur une mer de corail, aujourd'hui ensevelie. Infusoires, coraux, testacés, c'est de la chaux, de la craie. Sans cesse ils la tirent de la mer. Mais les poissons qui dévorent le corail le rendent comme craie, et restituent celle-ci aux eaux d'où elle est venue. Ainsi la mer de corail, dans son travail d'enfantement, de soulèvements, de mouvements, dans ses constructions sans cesse augmentées ou affaissées, bâties, ruinées, rebâties, est une fabrique immense de calcaire, qui va alternant entre ses deux vies: vie agissante aujourd'hui, vie disponible qui agira demain.

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Forster a vu, et très-bien vu (ce qu'on a nié à tort) que ces îles circulaires sont des cratères de volcans, exhaussés par les polypes. Dans toute hypothèse contraire on ne peut expliquer cette identité de forme. C'est toujours un petit anneau d'environ cent pas de diamètre, fort bas, battu au dehors par les flots, mais renfermant au dedans un bassin tranquille. Quelques plantes de trois ou quatre espèces font une couronne de verdure clairsemée au bassin intérieur. L'eau est du plus beau vert. L'anneau est de sable blanc (résidu de coraux dissous) en contraste avec le bleu foncé de l'Océan. Sous l'eau salée, nos ouvriers travaillent. Selon leurs espèces ou leurs caractères, les uns plus hardis aux brisants, aux côtés paisibles les bonnes gens timides.

Voilà un monde peu varié. Attendez. Les vents les courants, travaillent à l'enrichir. Il ne faut qu'une bonne tempête pour que les îles voisines fassent la fortune de celle-ci. C'est là une des plus magnifiques fonctions de la tempête. Plus elle est grande, violente, tourbillonnante, enlevant tout, plus elle est féconde. Une trombe passe sur une île: le torrent qu'elle y produit, chargé de limon, de débris, de plantes mortes ou vivantes, parfois de forêts arrachées, flot noir, bourbeux, perce la mer, et bientôt poussé des vagues ici et là, distribue ces présents aux îles prochaines.

Un grand messager de la vie, et l'un des plus transportables, c'est la solide noix de coco. Non-seulement elle voyage; mais, jetée sur les récifs, si elle trouve un peu de sable blanc, où périraient d'autres plantes, elle y prend et s'en contente. Si elle trouve une eau saumâtre qu'aucun végétal n'aimerait, elle la compte pour eau douce, et vit là, et s'enfonce là. Elle germe, elle pousse, et c'est un arbre, un robuste cocotier. Un arbre, c'est bientôt de l'eau douce, et des débris, donc de la terre. Cela invite d'autres arbres, et bientôt l'on voit des palmiers. Des vapeurs arrêtées par eux se fait un ruisseau qui, coulant du centre de l'île, maintient dans la blanche ceinture une percée que respectent les polypes, habitants de l'eau salée.

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On connaît maintenant la rapidité extrême de leur travail. À Rio-Janeiro, en quarante jours de relâche, des canots disparaissaient déjà sous les tubulaires qui s'en étaient emparés. Un détroit, près de l'Australie, comptait naguère vingt-six îlots. Il en a déjà cent cinquante bien reconnus; l'Amirauté anglaise annonce qu'il en a davantage, et qu'en vingt ans, dans sa longueur de quarante lieues, il sera impraticable.

Le récif oriental de l'Australie a trois cent soixante lieues (cent vingt-sept sans interruption); celui de la Nouvelle-Calédonie, cent quarante-cinq lieues. Des groupes d'îles, dans le Pacifique, ont quatre cents lieues de long, sur cent cinquante de large. La seule chaîne des Maldives a presque cinq cents milles de long. Ajoutez les bancs de l'île de France, les bas-fonds de la mer Rouge, incessamment exhaussés.

Timor, avec ses environs, offre un monde tout animal. On ne foule que choses vivantes. Les roches offrent tant de formes bizarres, et de riches couleurs, qu'on en est saisi, ébloui. Vous les voyez dans un espace de plusieurs lieues dans l'eau de mer, peu profonde (peut-être d'un pied), qui travaillent tranquillement, mais activement continuent leur métier de créateurs.

Le premier observateur intelligent fut Forster, compagnon de Cook, qui les trouva à l'ouvrage, les prit sur le fait dans leur grande conspiration pour faire à petit bruit des îles par milliers, des chaînes d'îles, peu à peu un continent.

Cela se passait sous ses yeux comme aux premiers jours du monde. Des profondeurs sous-marines le feu central pousse un dôme, un cône, qui, s'entr'ouvrant, de sa lave pendant quelque temps fait un cratère circulaire. Mais la force volcanique s'épuise. Et ce cratère tiède se couronne de gelée vivante, animale et polypière, qui, rejetant toujours de soi un mucus, va exhaussant ce cirque jusqu'à la basse mer; pas plus haut; car, au-dessus, ils seraient toujours à sec; mais, d'autre part, pas plus bas; car ils visent à la lumière. S'ils n'ont pas d'organe spécial pour la percevoir, elle les pénètre. Le puissant soleil des tropiques, qui traverse de part en part leur petit être transparent, semble avoir sur eux l'attraction d'un invincible magnétisme. Quand la mer baisse et les découvre, ils n'en restent pas moins ouverts et boivent la vive lumière.

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Dumont d'Urville, qui si souvent côtoyait leurs petites îles, dit: «C'est un étrange supplice de voir de près la paix de ce bassin intérieur, de voir tout autour sous l'eau peu profonde des bancs avancés où s'étalent les coraux en parfaite sécurité, lorsqu'on est soi-même en pleine tempête.» Ce monde aimable est un écueil. Touchez et vous êtes brisé. La mer transparente vous montre un abîme à pic de cent brasses. Ne vous fiez pas aux ancres. Nul câble qui, au frottement, ne soit usé, bientôt coupé. L'anxiété est extrême dans les longues nuits où la houle australe vous pousse sur ces tranchants rasoirs.

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Les innocents faiseurs d'écueils ne manquent pourtant pas de réponse aux accusations. Ils disent: «Donnez-nous le temps. Ces bords adoucis peu à peu deviendront hospitaliers. Laissez-nous faire. Les bancs liés aux bancs voisins n'auront plus ces remous terribles. Nous vous faisons un monde de rechange pour le cas où périrait le vôtre. Vous nous bénirez peut-être, s'il vous vient un cataclysme, si, comme l'a dit quelqu'un, la mer verse d'un pôle à l'autre tous les dix mille ans. Vous vous tiendrez fort heureux de trouver là nos îles australes où nous aurons fait un refuge.

«Avouons-le, disent-ils encore, quand même malheureusement quelques vaisseaux y périraient, ce que nous faisons ici est utile, est bon et grand. Notre monde improvisé pourrait avoir quelque orgueil. Sans parler de la beauté de ses triomphantes couleurs qui effacent celles de la terre, sans parler des gracieux cercles, des courbes où nous nous complaisons,—tant de problèmes obscurs qui vous arrêtent semblent chez nous avoir trouvé solution. La distribution du travail, une charmante variété dans une grande régularité, un ordre géométrique qui cependant a les grâces d'une liberté naissante,—où trouver cela chez vous autres hommes?

«Notre travail incessant pour alléger l'eau de ses sels y crée les courants magnifiques qui en font la vie, la salubrité. Nous sommes les esprits de la mer; nous lui donnons le mouvement.

«Elle n'est pas ingrate, il est vrai. Elle vient à point nommé nous nourrir. Et, non moins exacte, la chaude lumière nous caresse, nous pare de ses riches couleurs. Nous sommes les bien-aimés de Dieu, ses ouvriers favoris. Il nous charge d'ébaucher ses mondes. Tous les puînés de ce globe qui viennent ont besoin de nous. Notre ami, le cocotier, ce géant qui sur notre île inaugure la vie terrestre, n'y parvient qu'en nous demandant nos poussières pour y puiser. La vie végétale, au fond, est un legs, un don, une aumône de nos libéralités. Riche de nous, elle nourrira la création supérieure.

«Mais pourquoi d'autres animaux? Nous sommes un monde complet, harmonique, et qui suffit. Le cercle de la création pourrait se fermer ici. Dieu par nous couronna son île; sur son ancien volcan de feu, il a fait un volcan de vie,—bien mieux, l'épanouissement de ce paradis vivant. Il a ce qu'il a voulu, et maintenant va se reposer.»

Pas encore et pas encore. Une création doit monter par-dessus la vôtre, une chose que vous ne craignez pas. Ce rival n'est pas la tempête, vous la bravez; ni l'eau douce, vous bâtissez à côté. Ce n'est pas même la terre qui peu à peu envahit et couvre vos constructions. Cette autre puissance, où est-elle? En vous. Tout polype n'est pas résigné à rester polype. Il y a dans votre république telle création inquiète, qui dit que la perfection de cette vie végétative ce n'est pas la vie. Elle en rêve une autre à part:—s'en aller et naviguer seule, voir l'inconnu, le vaste monde, se créer, au hasard du naufrage, certaine chose qui va poindre en elle et reste obscure en vous:

C'est l'âme.

VI

FILLE DES MERS

J'ai passé les premiers mois de 1858 dans l'agréable petite ville d'Hyères, qui de loin regarde la mer, les îles et la presqu'île dont sa côte est abritée. La mer, à cette distance, attire plus puissamment peut-être que si l'on était au bord. Les sentiers qui y mènent invitent, soit qu'on suive, entre les jardins, les haies de jasmin et de myrte, soit qu'en montant quelque peu on traverse les oliviers et un petit bois mêlé de lauriers et de pins. Le bois n'empêche nullement qu'on n'ait de temps à autre quelques échappées de la mer. Ce lieu est, non sans raison, nommé Coste-Belle. Nous y rencontrions souvent, dans les beaux jours d'un doux hiver, une fort touchante malade, une jeune princesse étrangère venue là de cinq cents lieues pour prolonger quelque peu sa vie défaillante. Cette vie courte avait été triste et dure. À peine heureuse, elle se voyait mourir. Elle se traînait appuyée, tendrement enveloppée de celui qui vivait d'elle et comptait ne pas survivre. Si les vœux et les prières pouvaient prolonger une vie, elle eût vécu; elle avait pour elle ceux de tous, surtout des pauvres. Mais le printemps arrivait et sa fin. Dans un jour d'avril où tout renaissait, nous vîmes passer encore les deux ombres sous ce bois pâle, comme un Élysée de Virgile.

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Nous arrivâmes au golfe le cœur plein de cette pensée. Entre les rochers assez âpres, les lagunes que laissait la mer gardaient de petits animaux trop lents qui n'avaient pu la suivre. Quelques coquilles étaient là toutes retirées en elles-mêmes et souffrant de rester à sec. Au milieu d'elles, sans coquille, sans abri, tout éployée gisait l'ombrelle vivante qu'on nomme assez mal méduse. Pourquoi ce terrible nom pour un être si charmant? Jamais je n'avais arrêté mon attention sur ces naufragées qu'on voit si souvent au bord de la mer. Celle-ci était petite, de la grandeur de ma main, mais singulièrement jolie, de nuances douces et légères. Elle était d'un blanc d'opale où se perdait, comme dans un nuage, une couronne de tendre lilas. Le vent l'avait retournée. Sa couronne de cheveux lilas flottait en dessus, et la délicate ombrelle (c'est-à-dire son propre corps), se trouvant dessous, touchait le rocher. Très-froissée en ce pauvre corps, elle était blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses organes pour respirer, absorber et même aimer. Tout cela, sens dessus dessous, recevait d'aplomb le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus âpre par l'aridité du mistral qui s'y mêlait par moments. Double trait qui traversait la transparente créature. Vivant dans ce milieu de mer dont le contact est caressant, elle ne se cuirasse pas d'épiderme résistant, comme nous autres animaux de la terre; elle reçoit tout à vif.

Près de sa lagune séchée, d'autres lagunes étaient pleines et communiquaient à la mer. Le salut était à un pas. Mais, pour elle qui ne se meut que par ses ondoyants cheveux, ce pas était infranchissable. Sous ce soleil, on pouvait croire qu'elle serait bientôt dissoute, absorbée, évanouie.

Rien de plus éphémère, de plus fugitif que ces filles de la mer. Il en est de plus fluides, comme la légère bande d'azur qu'on appelle ceinture de Vénus, et qui, à peine sortie de l'eau, se dissipe et disparaît. La méduse, un peu plus fixée, a plus de peine à mourir.

Était-elle morte ou mourante? Je ne crois pas aisément à la mort; je soutins qu'elle vivait. À tout hasard, il coûtait peu de l'ôter de là et de la jeter dans la lagune d'à côté. S'il faut tout dire, à la toucher j'avais un peu de répugnance. La délicieuse créature, avec son innocence visible et l'iris de ses douces couleurs, était comme une gelée tremblotante, glissait, échappait. Je passai outre cependant. Je glissai la main dessous, soulevai avec précaution le corps immobile, d'où tous les cheveux retombèrent, revenant à la position naturelle où ils sont quand elle nage. Telle je la mis dans l'eau voisine. Elle enfonça, ne donnant aucun signe de vie.

Je me promenai sur le bord. Mais au bout de dix minutes, j'allai revoir ma méduse. Elle ondulait sous le vent. Réellement, elle remuait et se remettait à flot. Avec une grâce singulière, ses cheveux fuyant sous elle nageaient, doucement l'éloignaient du rocher. Elle n'allait pas bien vite, mais enfin elle allait. Bientôt je la vis assez loin.

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Elle n'aura peut-être pas tardé de chavirer encore. Il est impossible de naviguer avec des moyens plus faibles et de façon plus dangereuse. Elles craignent fort le rivage, où tant de choses dures les blessent, et, en pleine mer, le vent à chaque instant les retourne. Alors leurs cheveux-nageoires étant par-dessus, elles flottent à l'aventure, la proie des poissons, la joie des oiseaux qui se font un jeu de les enlever.

Pendant toute une saison passée aux bords de la Gironde, je les voyais fatalement poussées par la passe, jetées à la côte par centaines, sécher là misérablement. Celles-ci étaient grosses, blanches, fort belles à leur arrivée, comme de grands lustres de cristal avec de riches girandoles, où le soleil miroitant mettait des pierreries. Hélas! quel état différent au bout de deux jours! le sable fort heureusement s'affaissait dessous, les cachait.

Elles sont l'aliment de tous, et elles-mêmes n'ont guère d'aliment que la vie peu organisée, vague encore, les atomes flottants de la mer. Elles les engourdissent, les éthérisent, pour ainsi parler, et les sucent sans les faire souffrir. Elles n'ont ni dents, ni armes. Nulle défense. Seulement quelques espèces (et non pas toutes, dit Forbes) peuvent, si on les attaque, sécréter une liqueur qui pique un peu, comme l'ortie. Sensation si faible, au reste, que Dicquemare n'a pas craint de la recevoir dans l'œil et l'a fait impunément.

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Voilà une créature bien peu garantie, et en grand hasard. Elle est supérieure déjà. Elle a des sens, et, si l'on en juge par les contractions, une susceptibilité notable de souffrir. On ne peut, comme le polype, la partager impunément. Dans ce cas, lui, il se double, elle, elle meurt. Comme lui, gélatineuse, elle semble un embryon, mais l'embryon trop tôt renvoyé du sein de la mère commune, tiré de la base solide, de l'association qui fit la sécurité du polype, est lancé dans l'aventure.

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Comment est-elle partie, l'imprudente? comment sans voile, rame ni gouvernail, avoir quitté le port? Quel est son point de départ?

Ellis, en 1750, avait vu sur un polype surgir une petite méduse. De nos jours plusieurs observateurs ont vu et mis hors de doute qu'elle est une forme de polype, sortie de l'association. La méduse, pour le dire simplement, est un polype émancipé.

Quoi d'étonnant? dit très-bien le sage M. Forbes, qui les a tant étudiées. Cela veut dire seulement qu'à ce degré l'animal suit encore la loi végétale. De l'arbre, être collectif, sort l'individu, le fruit détaché, lequel fruit fera un autre arbre. Un poirier, c'est comme une sorte de polypier végétal, dont la poire (libre individu) peut nous donner un poirier. De même, dit Forbes encore, que la branche d'une plante qui allait se charger de feuilles s'arrête dans son développement, se contracte, devient un organe d'amour, je veux dire une fleur,—le polypier, contractant quelques-uns de ses polypes, transformant leurs estomacs contractés, fait le placenta, les œufs d'où sort sa fleur mobile, la jeune et gracieuse méduse. (Ann. of the Nat. hist., t. XIV, 387.)

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On aurait pu le deviner à cette grâce indécise, à cette faiblesse désarmée qui ne craint rien, qui s'embarque sans instruments pour naviguer, qui se confie trop à la vie. C'est la première et touchante échappée de l'âme nouvelle, sortie, sans défense encore, des sûretés de la vie commune, essayant d'être soi-même, d'agir et souffrir pour son compte,—molle ébauche de la nature libre,—embryon de la liberté.

Être soi, être à soi seul un petit monde complet, grande tentation pour tous! universelle séduction! belle folie qui fait l'effort et tout le progrès du monde. Mais dans ces premiers essais, qu'elle semble peu justifiée! On dirait que la méduse fut créée pour chavirer.

Chargée d'en haut, d'en bas mal assurée, elle est faite à l'opposé de la physalie, sa parente. Celle-ci n'a au-dessus de l'eau qu'un petit ballon, une vessie insubmersible, et laisse traîner au fond ses longs tentacules, infiniment longs, de vingt pieds ou davantage, qui l'assurent, balayent la mer, frappent le poisson de torpeur, le lui livrent. Légère et insouciante, gonflant son ballon nacré, teinté de bleu ou de pourpre, elle lance, par ses grands cheveux de sinistre azur, un subtil venin dont la décharge foudroie.

Moins redoutables, les vélelles ne peuvent périr non plus. Elles ont la forme de radeaux; leur petite organisation est déjà un peu solide; elles savent se diriger, tourner au vent la voile oblique. Les porpites, qui ne semblent qu'une fleur, une marguerite, ont pour elles leur légèreté; elles flottent même après leur mort. Il en est de même de tant d'êtres fantastiques et presque aériens, guirlandes à clochettes d'or ou guirlandes de boutons de roses (physsophore, stéphanomie, etc.), ceintures azurées de Vénus. Tout cela nage et surnage invinciblement, ne craint que la terre, vogue au large, dans la grande mer, et, si violente qu'elle semble y trouver toujours son salut. Les porpites et les vélelles craignent si peu l'Océan que, pouvant toujours surnager, ils font effort pour enfoncer, et, dès qu'il vient du gros temps, se cachent dans la profondeur.

Telle n'est pas la pauvre méduse. Elle a à craindre le rivage, elle a à craindre l'orage. Elle pourrait se faire pesante à volonté et descendre, mais l'abîme lui est interdit; elle ne vit qu'à la surface, en pleine lumière, en plein péril. Elle voit, elle entend, elle a le toucher fort délicat, beaucoup trop pour son malheur. Elle ne peut se diriger. Ses organes plus compliqués la surchargent et lui font perdre bien aisément l'équilibre.

Aussi on est tenté de croire qu'elle se repent d'un essai de liberté si hasardeuse, qu'elle regrette l'état inférieur, la sécurité de la vie commune. Le polypier fit la méduse, la méduse fait le polypier. Elle rentre à l'association. Mais cette vie végétative est si ennuyeuse, qu'à la génération suivante, elle s'en émancipe encore et se relance au hasard de sa vaine navigation. Alternative bizarre, où elle flotte éternellement. Mobile, elle rêve le repos. Inerte, elle rêve le mouvement.

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Ces étranges métamorphoses, qui tour à tour élèvent, abaissent, l'être indécis, et le font alterner entre deux vies si différentes, sont vraisemblablement le fait des espèces inférieures, des méduses qui n'ont pu entrer décidément encore dans la carrière irrévocable de l'émancipation. Pour les autres, on croirait sans peine que leurs variétés charmantes marquent des progrès intérieurs de vie, des degrés de développement, les jeux, les grâces et les sourires de la liberté nouvelle. Celle-ci, artiste admirable, sur ce thème si simple de disque ou d'ombrelle qui flotte, d'un léger lustre de cristal où le soleil met des lueurs, a fait une création infinie de jolies variantes, un déluge de petites merveilles.

Toutes ces belles, à l'envi flottant sur le vert miroir dans leurs couleurs gaies et douces, dans les mille attraits d'une coquetterie enfantine et qui s'ignore, ont embarrassé la science, qui, pour leur trouver des noms, a dû appeler à son secours et les reines de l'histoire et les déesses de la mythologie. Celle-ci, c'est l'ondoyante Bérénice dont la riche chevelure traîne et fait un flot dans les flots. Celle-là c'est la petite Orithye, épouse d'Éole, qui, au souffle de son époux, promène son urne blanche et pure, incertaine, à peine affermie par l'enchevêtrement délicat de ses cheveux, que souvent elle enlace par-dessous. Là-bas, Dionée, la pleureuse, semble une pleine coupe d'albâtre qui laisse, en filets cristallins, déborder de splendides larmes. Telles, en Suisse, j'ai vu s'épancher des cascades lasses et paresseuses, qui, ayant fait trop de détours, semblaient tomber de sommeil, de langueur.

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Dans la grande féerie d'illumination que la mer déploie aux nuits orageuses, la méduse a un rôle à part. Plongée, comme tant d'autres êtres, dans le phosphore électrique dont ils sont tous pénétrés, elle le rend à sa manière avec un charme personnel.

Qu'elle est sombre, la nuit en mer, quand on n'y voit pas ce phosphore! Qu'elles sont vastes et redoutables, ses ténèbres! Sur terre, l'ombre est moins obscure; on se reconnaît toujours à la variété des objets qu'on touche, ou dont on pressent les formes; ils vous donnent des points de repère. Mais la vaste nuit marine, un noir infini! rien et rien!... Mille dangers possibles, inconnus!

On sent tout cela sur la côte même, quand on vit devant la mer. C'est une grande jouissance quand, l'air devenant électrique, on voit au loin apparaître un léger ruban de feu pâle. Qu'est-ce cela! On l'a vu chez soi sur le poisson mort, par exemple le hareng. Mais vivant, dans ses grandes flottes, dans les grandes traînées visqueuses qu'il laisse derrière, il est encore plus lumineux. Cet éclat n'est point du tout le privilège de la mort.—Est-ce un effet de la chaleur? Non, vous le trouvez aux deux pôles, et dans les mers Antarctiques, et dans les mers de Sibérie. Il est dans les nôtres, et dans toutes.

C'est l'électricité commune dont ces eaux, demi-vivantes, se dégagent aux temps orageux, innocente et pacifique foudre dont tous les êtres marins sont alors les conducteurs. Ils l'aspirent et ils l'expirent, la restituent largement à leur mort. La mer la donne et la reprend. Le long des côtes et des détroits, les froissements et les remous la font circuler puissamment. Chaque être en prend, s'en empare plus ou moins selon sa nature. Ici, des surfaces immenses de paisibles infusoires font comme une mer lactée, d'une douce et blanche lumière, qui ensuite plus animée tourne au jaune du soufre embrasé. Ici, des cônes de lumière vont pirouettant sur eux-mêmes, ou roulent en boulets rouges. Un grand disque de feu se fait (pyrosome), qui part du jaune opalin, un moment frappé de vert, puis s'irrite, éclate dans le rouge, l'orange, puis s'assombrit d'azur. Ces changements ont quelque chose de régulier qui indiquerait une fonction naturelle, la contraction et dilatation d'un être qui souffle le feu.

Cependant, à l'horizon, des serpents enflammés s'agitent sur une infinie longueur (parfois vingt-cinq ou trente lieues). Les biphores et les salpas, êtres transparents qui traversent et la mer et le phosphore, donnent cette comédie serpentine. Étonnante association qui mène ces danses effrénées, puis se sépare. Séparés, ses membres libres font des petits libres encore, qui, à leur tour, engendreront des républiques dansantes, pour répandre sur la mer cette bacchanale de feu.

De grandes flottes, plus paisibles, promènent sur les flots des lumières. Les vélelles allument la nuit leurs petites embarcations. Les béroés vont triomphantes comme des flammes. Nulles plus magiques que celles de nos méduses. Est-ce un pur effet physique, comme celui qui fait serpenter les salpas injectés de feu? Est-ce un acte d'aspiration, comme d'autres en donnent l'idée? Est-ce caprice, comme chez tant d'êtres qui se jouent aux étincelles d'une vaine et inconstante joie? Non, les nobles et belles méduses (comme l'Océanique à couronne, comme la charmante Dionée) semblent exprimer des pensées graves. Sous elles, leurs cheveux lumineux, comme une sombre lampe qui veille, lancent des lueurs mystérieuses d'émeraude et d'autres couleurs qui, jaillissant ou pâlissant, révèlent un sentiment, et je ne sais quel mystère. On dirait l'esprit de l'abîme qui en médite les secrets. On dirait l'âme qui vient ou celle qui doit vivre un jour. Ou bien faudrait-il y voir le rêve mélancolique d'une destinée impossible qui ne doit jamais atteindre son but? Ou l'appel au bonheur d'amour qui seul nous console ici-bas?

On sait que, sur notre terre, chez nos lucioles, ce feu est le signal, l'aveu de l'amante qui se désigne, dit sa retraite et se trahit. A-t-il ce sens chez les méduses? On l'ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'elles versent ensemble leur flamme et leur vie. La sève féconde, chez elles, la vertu de génération, y tient, et, à chaque éclair, échappe et va diminuant.

Si l'on veut le plaisir cruel de redoubler cette féerie, on les expose à la chaleur. Alors elles s'exaspèrent, rayonnent et deviennent si belles, si belles!... que la scène est finie. Flamme, amour et vie, tout a fui, tout s'est écoulé à la fois.

VII

LE PIQUEUR DE PIERRES

Lorsque l'excellent docteur Livingstone pénétra chez les pauvres peuplades de l'Afrique qui ont peine à se défendre des marchands d'esclaves et des lions, les femmes, le voyant armé de tous les arts protecteurs de l'Europe et l'invoquant avec raison comme une providence amie, lui disaient ce mot touchant: «Donne-nous le sommeil!»

C'est le mot que tous les êtres vivants, chacun dans sa langue, adressent à la Nature. Tous désirent et rêvent la sécurité. On n'en peut douter quand on voit les efforts ingénieux qu'ils font pour se la donner. Ces efforts ont créé des arts. L'homme n'en invente pas un, sans trouver que les animaux l'avaient inventé avant lui, inspiré de cet instinct si fixe et si fort du salut.

Ils souffrent, ils craignent, ils veulent vivre. Il faut se garder de croire que les êtres peu avancés, embryonnaires, soient peu sensibles. Le contraire est certain. En tout embryon, ce qui est ébauché d'abord, c'est le système nerveux, c'est-à-dire la capacité de sentir et de souffrir. La douleur est l'aiguillon par lequel la prévoyance est peu à peu stimulée, et l'être pressé, forcé de s'ingénier. Le plaisir y sert aussi, et vous le voyez déjà dans ceux qu'on croirait les plus froids. On a justement noté chez le limaçon le bonheur qu'il a, après des recherches pénibles d'amour, de rencontrer l'objet aimé. Tous deux, d'une grâce émue, ondulant de leurs cous de cygne, s'adressent de vives caresses. Qui dit cela? le sévère, le très-exact Blainville. (Moll., p. 181.)

Mais, hélas! combien la douleur est largement prodiguée! Qui n'a vu avec tristesse les lents et pénibles efforts du mollusque sans coquille, qui traîne sur le ventre? Choquante mais trop fidèle image du fœtus qu'un hasard cruel aurait arraché de la mère, jeté sur le sol sans défense et nu. La triste bête épaissit sa peau autant qu'elle peut, adoucit les aspérités et rend sa route glissante. N'importe. Elle doit subir un à un tous les obstacles, les chocs, les pointes de caillou. Elle est endurcie, résignée, je le veux bien. Et pourtant, à tel contact, elle se tord, elle se contracte, donne les signes d'une très-vive sensibilité.

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Avec tout cela, elle aime, la grande Âme d'harmonie, qui est l'unité du monde. Elle aime, et par l'alternative de plaisir et de douleur elle cultive tous les êtres et les oblige à monter.

Mais, pour monter, pour passer à un degré supérieur, il faut qu'ils aient épuisé tout ce que l'inférieur contient d'épreuves plus ou moins pénibles, de stimulants d'invention et d'art instinctif. Il faut même qu'ils aient exagéré leur genre, en aient rencontré l'excès, qui, par contraste, fait sentir le besoin d'un genre opposé. Le progrès se fait ainsi par une sorte d'oscillation entre les qualités contraires qui tour à tour se dégagent et s'incarnent dans la vie.

Traduisons ces choses divines en langage humain, familier, peu digne de leur grandeur, mais qui les fera comprendre:

La Nature, s'étant plu longtemps à faire et défaire la méduse, à varier à l'infini ce thème gracieux de liberté naissante, un matin se frappa le front, se dit: «J'ai fait un coup de tête. Cela est charmant. Mais j'ai oublié d'assurer la vie de la pauvre créature. Elle ne pourra subsister que par l'infini du nombre, l'excès de sa fécondité. Il me faut maintenant un être plus prudent et mieux gardé. Qu'il soit craintif, s'il le faut. Mais surtout, je le veux, qu'il vive!»

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Ces craintifs, dès qu'ils apparurent, se jetèrent dans la prudence jusqu'aux limites dernières. Ils fuirent le jour, s'enfermèrent. Pour se sauver des contacts durs, secs, tranchants, de la pierre, ils employèrent le moyen universel, celui de la mue. De leur mue gélatineuse, ils sécrétèrent une enveloppe, un tube qui va s'allongeant autant que leur chemin s'allonge. Misérable expédient qui tient ces mineurs (les tarets) hors de la lumière et hors de l'air libre, qui leur cause une dépense énorme de substance. Chaque pas leur coûte infiniment, les frais d'une maison complète. Un être qui se ruine ainsi pour vivre ne peut que végéter pauvre, incapable de progrès.

La ressource n'est guère meilleure, de s'ensevelir par moment, de se cacher dans le sable à la mer basse, en remontant quand le flux revient. C'est le manège que vous voyez chez les solens. Vie variable, incertaine, fugitive deux fois par jour, et de constante inquiétude.

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Chez des êtres bien inférieurs, une chose obscure encore, qui devait changer le monde à la longue, avait commencé à poindre. Les simples étoiles de mer, dans leurs cinq rayons, avaient un certain soutien, quelque chose comme une charpente de pièces articulées, au dehors quelques épines, des suçoirs qui avancent, reculent à volonté. Un animal fort modeste, mais timide et sérieux, semble avoir fait son profit de cette ébauche grossière. Il dit, je pense, à la Nature:

«Je suis né sans ambition. Je ne demande pas les dons brillants de messieurs les mollusques. Je ne ferai nacre ni perle. Je ne veux pas de couleur brillante, un luxe qui me désignerait. Je désire encore bien moins la grâce de vos étourdies les méduses, le charme ondoyant de leurs cheveux enflammés qui attirent, les font attaquer et leur servent à faire naufrage. Ô mère! je ne veux qu'une chose, être... être un, et sans appendices extérieurs et compromettants,—être ramassé, fort en moi, arrondi, car c'est la forme qui donnera le moins de prise,—l'être enfin centralisé.

«J'ai bien peu l'instinct des voyages. De la mer haute à la mer basse, rouler quelquefois, c'est assez. Collé strictement sur mon roc, je résoudrai là le problème que votre futur favori, l'homme, doit chercher en vain, le problème de la sûreté: exclure strictement l'ennemi, tout en admettant l'ami, surtout l'eau, l'air et la lumière. Il m'en coûtera, je le sais, du travail, un constant effort. Couvert d'épines mobiles, je me ferai éviter. Hérissé, seul comme un ours, on m'appelera l'oursin

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Combien ce sage animal est supérieur aux polypes, engagés dans leur propre pierre qu'ils font de pure sécrétion, sans travail réel, mais qui aussi ne leur donne nulle sûreté! Combien il paraît supérieur à ses supérieurs eux-mêmes, je veux dire à tant de mollusques qui ont des sens plus variés, mais n'ont pas la fixe unité de son ébauche vertébrale, ni son persévérant travail, ni les ingénieux outils que ce travail a suscités!

La merveille, c'est qu'il est à la fois lui, cette pauvre boule roulante, qu'on croit une châtaigne épineuse; il est un et il est multiple;—il est fixe, et il est mobile, fait de deux mille quatre cents pièces qui se démontent à volonté.

Voyons comment il se créa.

C'était dans une anse étroite de la mer de Bretagne. Il n'avait pas là un doux lit de polypes mous et d'algues comme les oursins de la mer des Indes, qui sont dispensés d'industrie. Il était devant le péril, la difficulté, comme l'Ulysse de l'Odyssée, qui, jeté, ramené par le flot, essaye de s'amarrer au roc avec ses ongles ensanglantés. Chaque flux et chaque reflux, c'était pour le petit Ulysse une grande tempête. Mais sa grande volonté, son puissant désir, lui fit si bien baiser la roche, que ce baiser constant créa une ventouse qui fit le vide et l'unit à la roche même.

Ce n'est pus tout: de ses épines qui grattaient, voulaient saisir, une se subdivisa, et devint une triple pince, véritable ancre de salut, qui seconderait la ventouse si celle-ci s'appliquait mal à une surface peu polie.

Quand il eut pincé, aspiré puissamment sa roche, se sentit assis, il comprit de plus en plus qu'il avait tout à gagner si, de convexe qu'elle était, il pouvait la faire concave, y creuser à sa mesure un petit trou, se faire un nid. Car on n'est pas toujours jeune. On n'a pas les mêmes forces. Quelle douceur ne serait-ce si, un jour, l'oursin émérite pouvait relâcher quelque chose de l'effort de cet ancrage qui continue jour et nuit?

Donc il creusa. C'est sa vie. Fait de pièces détachées, il agit par cinq épines qui, toujours poussant d'ensemble, se soudèrent et lui firent un pic admirable pour percer.

Ce pic de cinq dents du plus bel émail est porté par une charpente délicate, quoique très-solide, formée de quarante pièces. Elles glissent dans une sorte de gaîne, sortent, rentrent, ont un jeu parfait. Par cette élasticité, elles évitent les chocs violents. Bien plus, elles se réparent s'il survient des accidents.

C'est rarement dans la pierre, qu'il méprise, c'est dans le roc, le granit, qu'il sculpte, ce héros du travail. Plus ce roc est dur, résistant, mieux il s'y sent affermi. Que lui importe d'ailleurs? Le temps ne fait rien à l'affaire, et tous les siècles sont à lui. Qu'il meure demain, ayant usé sa vie et son instrument, un autre vient s'établir là, continue à la même place. Ils communiquent peu dans leur vie, ces solitaires; mais la fraternité existe pour eux par la mort, et le jeune survenant qui trouve besogne demi-faite, en jouit, bénit la mémoire du bon travailleur qui la prépara.

Ne croyez pas qu'il s'agisse de frapper, et frapper toujours. Il a son art. Une fois qu'il a bien attaqué le ciment qui unit la roche, et bien déchaussé celle-ci, il mord les aspérités comme avec de petites tenailles, déracine le silex. Œuvre de grande patience, qui implique d'assez longs chômages pour que l'eau agisse aussi sur les places dénudées. On peut alors, de la première couche, aller à la seconde, et, par ces procédés lents et sûrs, en venir à bout.

Dans cette vie uniforme, il y a des crises pourtant comme dans celle de l'ouvrier. La mer fuit de certains rivages. L'été, telle roche devient d'une insupportable chaleur. Il faut avoir deux maisons, une d'été, une d'hiver.

Grand événement qu'un déménagement pareil pour un être sans pieds, qui, de tous côtés, a des pointes. M. Caillaud l'a observé, admiré dans ces moments. Les baguettes faibles et mobiles, qui jouent, avancent et reculent, ne sont nullement insensibles, quoiqu'il les garantisse un peu en sécrétant tout autour un peu de molle gélatine qui sans doute fait matelas. Enfin, il le faut, il se lance, il s'affermit sur ses pointes, comme sur autant de béquilles, roule son tonneau de Diogène, et, comme il peut, atteint le port.

Là, renfermé de nouveau et dans sa coque hérissée, et dans le petit nid qu'il trouve presque toujours commencé, il se renfonce en lui-même, en sa jouissance solitaire de sécurité bienheureuse. Que mille ennemis rôdent au dehors, que la vague tonne et mugisse; tout cela, c'est pour son plaisir. Que le roc tremble aux coups de mer: il sait bien qu'il n'a rien à craindre, que c'est sa bonne nourrice qui fait ce bruit. Il est bercé, il sommeille et lui dit: «Bonsoir.»

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