La mer
VIII
COQUILLES, NACRE, PERLE
L'oursin a posé la borne du génie défensif. Sa cuirasse, ou, si l'on veut, son fort de pièces mobiles, résistantes, cependant sensibles, rétractiles, et réparables en cas d'accident, ce fort, appliqué et ancré invinciblement au rocher, bien plus le rocher creusé longeant le tout, de sorte que l'ennemi n'ait nul jour pour faire sauter la citadelle,—c'est un système complet qui ne sera pas surpassé. Nulle coquille n'est comparable, encore bien moins les ouvrages de l'industrie humaine.
L'oursin est la fin des êtres circulaires et rayonnés. En lui ils ont leur triomphe, leur plus haut développement. Le cercle a peu de variantes. Il est la forme absolue. Dans le globe de l'oursin, si simple, si compliqué, il atteint une perfection qui finit le premier monde.
La beauté du monde qui vient sera l'harmonie des formes doubles, leur équilibre, la grâce de leur oscillation. Des mollusques jusqu'à l'homme, tout être est fait désormais de deux moitiés associées. En chaque animal se trouve (mieux que l'unité) l'union.
Le chef-d'œuvre de l'oursin avait dépassé le but même; ce miracle de la défense avait fait un prisonnier; il s'était non-seulement enfermé, mais enseveli, s'était creusé une tombe. Sa perfection d'isolement l'avait séquestré, mis à part, privé de toute relation qui fait le progrès.
Pour que le progrès reprenne par une ascension régulière, il faut descendre très-bas, à l'embryon élémentaire, qui d'abord n'aura de mouvement que celui des éléments. Le nouvel être est le serf de la planète, à ce point que, dans son œuf, il tourne comme la terre, décrivant sa double roue, sa rotation sur elle-même et sa rotation générale.
Même émancipé de l'œuf, grandissant, devenant adulte, il restera embryon; c'est son nom, mou ou mollusque. Il représentera dans une vague ébauche le progrès des vies supérieures. Il en sera le fœtus, la larve ou nymphe, comme celle de l'insecte, en qui, repliés et cachés, se trouvent pourtant les organes de l'être ailé qui doit venir.
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J'ai peur pour un être si faible. Le polype, non moins mou, risquait moins. Une vie égale étant dans toutes ses parties, la blessure, la mutilation, ne le tuaient pas; il vivait, semblait même oublier la partie détruite. Le mollusque centralisé est bien autrement vulnérable. Quelle porte est ouverte à la mort!
Le mouvement incertain que possédait la méduse et qui parfois au hasard pouvait encore la sauver, le mollusque l'a bien peu, au moins dans les commencements. Tout ce qui lui est accordé, c'est de pouvoir, de sa mue, de la gelée qu'il exude, se créer deux murs qui remplacent et la cuirasse de l'oursin, et le roc où il s'appliquait. Le mollusque a l'avantage de tirer de soi sa défense. Deux valves forment une maison. Maison légère et fragile; ceux qui flottent l'ont transparente. À ceux qui veulent s'attacher, le mucus filant, collant, procure un câble d'ancrage qu'on appelle leur byssus. Il se forme précisément, comme la soie, d'un élément d'abord tout gélatineux. La gigantesque tridacne (le bénitier des églises) tient si ferme par ce câble, que les madrépores s'y trompent. Ils la prennent pour une île, bâtissent dessus, l'enveloppent, finissent par l'étouffer.
Vie passive, vie immobile. Elle n'a d'autre événement que la visite périodique du soleil et de la lumière, d'autre action que d'absorber ce qui vient et de sécréter la gelée qui fit la maison, et peu à peu fera le reste. L'attraction de la lumière toujours dans le même sens centralise la vue. Voilà l'œil. La sécrétion, fixée dans un effort toujours le même, fait un appendice, un organe qui tout à l'heure était le câble, et qui plus tard devient le pied, masse informe, inarticulée, qui peut se prêter à tout. C'est la nageoire de ceux qui flottent, le poinçon de ceux qui se cachent et veulent enfoncer dans le sable, enfin le pied des rampants, un pied peu à peu contractile, qui leur permet de se traîner. Quelques-uns se hasarderont à le bander comme un arc pour sauter maladroitement.
Pauvre troupeau, bien exposé, poursuivi de toutes les tribus, heurté par la vague et froissé des rocs. Ceux qui ne réussissent pas à se bâtir une maison cherchent pour leur tente fragile un lit vivant. Ils demandent abri aux polypes, se perdent dans la mollesse des alcyons flottants. L'Avicule qui donne la perle cherche un peu de tranquillité dans la coupe des éponges. La Pinne cassante n'ose habiter que l'herbe vaseuse. La Pholade niche dans la pierre, recommence les arts de l'oursin, mais dans quelle infériorité! au lieu du ciseau admirable qui peut faire l'envie des tailleurs de pierre, elle n'a qu'une petite râpe, et pour creuser un abri à sa coquille fragile, elle use cette coquille même.
Sauf très-peu d'exceptions, le mollusque est l'être craintif qui se sait la pâture de tous. Le Cône sent si bien qu'on le guette, qu'il n'ose sortir de chez lui, et y meurt de peur de mourir. La Volute, la Porcelaine, traînent lentement leurs jolies maisons, et les cachent autant qu'elles peuvent. Le Casque, pour mouvoir son palais, n'a qu'un petit pied de Chinoise. Il renonce presque à marcher.
Telle vie et telle habitation. Dans nul autre genre, plus d'identité entre l'habitant et le nid. Ici, tiré de sa substance, l'édifice est la continuation de son manteau de chair. Il en suit les formes et les teintes. L'architecte, sous l'édifice, en est lui-même la pierre vive.
Art fort simple pour les sédentaires. L'huître inerte, que la mer viendra nourrir, ne veut qu'une bonne boîte à charnière, qu'on puisse entre-baîller un peu quand l'ermite prendra son repas, mais qu'il referme brusquement s'il craint d'être lui-même le repas de quelque voisin avide.
La chose est plus compliquée pour le mollusque voyageur, qui se dit: «Je possède un pied, un organe pour marcher; donc je dois marcher.» La chère maison, il ne peut, à volonté, la quitter et la reprendre. En marche, elle lui est nécessaire; c'est alors qu'on l'attaquera. Il faut qu'elle abrite du moins le plus délicat de son être, l'arbre par lequel il respire et celui qui puise la vie par ses petites racines, le nourrit et le répare. La tête est bien moins importante; plusieurs la perdent impunément; mais, si les viscères n'étaient toujours sous le bouclier, s'ils étaient blessés, il mourrait.
Ainsi prudent, cuirassé, il cherche sa petite vie. Sa journée faite, la nuit sera-t-il en sécurité dans un logis tout ouvert? Les indiscrets n'iront-ils pas y mettre un regard curieux? qui sait, peut-être la dent!... L'ermite y songe, il y emploie tout ce qu'il a d'industrie; mais nul instrument que le pied, qui lui sert à toutes choses. De ce pied, qui veut clore l'entrée, se développe à la longue un appendice résistant qui tient lieu de porte. Il le met à l'ouverture, et le voilà fermé chez lui.
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La difficulté toutefois permanente, la contradiction qui reste encore dans sa nature, c'est qu'il faut qu'il soit garanti, mais en même temps en rapport avec le monde extérieur. Il ne peut, comme l'oursin, s'isoler. Ses éducateurs, l'air, la lumière, peuvent seuls affermir ce corps si mou, l'aider à se faire des organes. Il faut qu'il acquière des sens, l'ouïe, l'odorat, guides de l'aveugle. Il faut qu'il acquière la vue. Il faut surtout qu'il respire.
Grande fonction si impérieuse! nul n'y songe quand elle est facile. Mais, si elle s'arrête un moment, quel trouble terrible! Que notre poumon s'engorge, que le larynx seulement s'embarrasse pour une nuit, l'agitation, l'anxiété, sont extrêmes; on n'y tient pas; souvent même, à grand péril, on ouvre toutes les fenêtres. On sait que, chez les asthmatiques, cette torture va si loin, que, ne pouvant se servir de l'organe naturel, ils se créent un moyen supplémentaire de respirer.—De l'air! de l'air! ou bien mourir!
La nature ainsi pressée est terriblement inventive. Il ne faut pas s'étonner si ces pauvres enfermés, étouffant sous leur maison, ont trouvé mille appareils, mille genres de soupapes qui les soulagent un peu. Tel respire par des lamelles qui se rangent autour du pied, tel par une sorte de peigne, tel par un disque, un bouclier, d'autres par des fils allongés; quelques-uns ont sur le côté de jolis panaches, ou sur le dos un mignon petit arbre qui tremble, va, vient, respire.
Ces organes si sensibles, qui craignent tant d'être blessés, affectent des formes charmantes; on dirait qu'ils veulent plaire, attendrir, qu'ils demandent grâce. Leur innocente comédie joue toute la nature, prend toute forme et toute couleur. Ces petits enfants de la mer, les mollusques, en grâce enfantine d'illusion, en riches nuances, lui font sa fête éternelle, sa parure. Tant soit-elle austère, elle est forcée de sourire.
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Avec cela, la vie craintive est toute pleine de mélancolie. On ne peut s'empêcher de croire qu'elle ne souffre, la belle des belles, la fée des mers, l'Haliotide, de sa sévère réclusion. Elle a le pied, peut se traîner, mais ne l'ose. «Qui t'en empêche?—J'ai peur... le crabe me guette; que j'entr'ouvre, il est chez moi. Un monde de poissons voraces flotte au-dessus de ma tête. L'homme, mon cruel admirateur, me punit de ma beauté; poursuivie aux mers des Indes, jusque dans les eaux du pôle, maintenant en Californie, on me charge par vaisseaux.»
L'infortunée, n'osant sortir, a trouvé un moyen subtil de faire arriver l'air et l'eau. À sa maison elle fait de minimes fenêtres qui vont à ses petits poumons. La faim cependant l'oblige de se hasarder. Vers le soir, elle rampe un peu alentour et paît quelque plante, son unique nourriture.
Remarquons ici en passant que ces merveilleuses coquilles, non-seulement l'Haliotide, mais la Veuve (blanche et noire), mais Bouche-d'Or (à nacre dorée), sont de pauvres herbivores, de la plus sobre nourriture.—Vivante réfutation de ceux qui croient aujourd'hui la beauté fille de la mort, du sang, du meurtre, d'une brutale accumulation de substance.
Il ne faut à celles-ci presque rien pour vivre. Leur aliment, c'est surtout la lumière qu'elles boivent, dont elles se pénètrent, dont elles colorent et irisent leur appartement intérieur. C'est aussi l'amour solitaire qu'elles cachent en cette retraite. Chacune est double; en une seule se trouvent l'amante et l'amant. Comme les palais de l'Orient ne montrent au dehors que de tristes murs et dissimulent leurs merveilles, ici le dehors est rude et l'intérieur éblouit. L'hymen s'y fait aux lueurs d'une petite mer de nacre, qui, multipliant ses miroirs, donne à la maison, même close, l'enchantement d'un crépuscule féerique et mystérieux.
C'est une grande consolation d'avoir, sinon le soleil, au moins une lune à soi, un paradis de douces nuances, qui, changeant toujours sans changer, donne à cette vie immobile ce peu de variété dont tout être a le besoin.
Les enfants qui travaillent aux mines demandent aux visiteurs, non des vivres, non de l'argent, mais «de quoi faire de la lumière.» Il en est de même de ces enfants-ci, nos Haliotides. Chaque jour, quoique aveugles, elle sentent la lumière revenir, s'ouvrent à elles avidement, la reçoivent, la contemplent de tout leur corps transparent. Disparue, elles la conservent en elles-mêmes, elles la couvent de leur amoureuse pensée. Elles l'attendent, elles l'espèrent; elles se font leur petite âme de cet espoir, de ce désir. Qui doutera qu'à son retour elles n'aient bien autant que nous le ravissement du réveil? plus que nous, distraits par la vie, si multiple et si variée?
Pour elles, l'éternité se passe à sentir et deviner, à rêver et regretter le grand amant, le Soleil. Sans le voir à notre manière, elles perçoivent certainement que cette chaleur, cette gloire lumineuse, leur vient du dehors, d'un grand centre puissant et doux. Elles aiment cet autre Moi, ce grand Moi qui les caresse, les illumine de joie, les inonde de vie. Si elles pouvaient, sans doute, elles iraient au-devant de ses rayons. Du moins, attachées à leur seuil, comme le brame méditant aux portes de la pagode, elles lui offrent silencieusement... quoi? la félicité qu'il donne, et ce doux mouvement vers lui.—Fleur première du culte instinctif. C'est déjà aimer et prier, dire le petit mot qu'un saint préférerait à toute prière, le: Oh! dont le ciel se contente. Quand l'Indien le dit à l'aurore, il sait que ce monde innocent, nacre, perle, humbles coquilles, s'unit à lui du fond des mers.
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Je comprends très-bien ce que sent, en présence de la perle, le cœur ignorant et charmant de la femme qui rêve, est émue, sans savoir pourquoi. Cette perle n'est pas une personne, mais ce n'est pas une chose. Il y a là une destinée.
Quelle adorable blancheur! non, c'est candeur que je veux dire:—virginale? non; c'est bien mieux; les vierges et les petites filles ont toujours, tant douces soient-elles, un peu de jeune verdeur. La candeur de celle-ci serait plutôt celle de l'innocente épouse, si pure, mais soumise à l'amour.
Nulle ambition de briller. Elle adoucit, presque éteint ses lueurs. On n'y voit d'abord qu'un blanc mat. Ce n'est qu'au second regard qu'on commence à découvrir son iris mystérieuse, et, comme on dit, son orient.
Où vécut-elle? Demandez au profond Océan. De quoi? demandez au soleil. Elle a vécu de lumière et d'amour de la lumière, comme eût fait un pur esprit.
Grand mystère!... Mais elle-même, elle le fait assez comprendre. On sent que cet être si doux a vécu longtemps immobile, résigné, dans la quiétude qui fait «attendre en attendant,» ne veut rien faire et ne rien vouloir que ce que voudra l'être aimé.
L'enfant de la mer avait mis son beau rêve dans sa coquille, et celle-ci dans sa nacre, et cette nacre dans sa perle, qui n'est qu'elle-même concentrée.
Mais cette dernière n'arrive, dit-on, que par une blessure, une permanente souffrance, une douleur quasi-éternelle, qui attire, absorbe tout l'être, anéantit sa vie vulgaire en cette divine poésie.
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J'ai ouï dire que les grandes dames de l'Orient et du Nord, tout autrement délicates que les lourdes enrichies, évitaient les feux du diamant, et n'accordaient de toucher leur fine peau qu'à la douce perle.
En réalité, l'éclair du diamant fait tort à l'éclair de l'amour. Un collier, deux bracelets de perles, c'est l'harmonie d'une femme[*], l'ornement vraiment féminin, qui, au lieu d'amuser, émeut, attendrit l'attendrissement. Cela dit: «Aimons! Point de bruit!»
[*]Voir la note à la fin du volume.
La perle paraît amoureuse de la femme, elle de la perle. Ces dames du Nord, dès qu'elles les ont une fois mises, ne les quittent plus. Elles les portent jour et nuit, les cachent sous les vêtements. Dans de rares occasions, à travers les riches fourrures, toujours doublées de satin blanc, on aperçoit l'heureux bijou, l'inséparable collier.
C'est comme la tunique de soie que l'odalisque porte en dessous, qu'elle aime tant. Elle ne quitte cette favorite qu'elle ne soit usée, déchirée et sans remède hors de combat, sachant que c'est un talisman, l'infatigable aiguillon d'amour.
Il en est ainsi de la perle. Comme la soie, elle s'imprègne du plus intime et boit la vie. Une force inconnue y passe, une vertu de celle qu'on aime. Quand elle a dormi tant de nuits sur son sein, dans sa chaleur, quand elle s'est ambrée de sa peau et a pris ces teintes blondes qui font délirer le cœur, le bijou n'est plus un bijou, c'est une partie de la personne que ne doit plus voir l'œil indifférent. Un seul a droit de le connaître, et, sur ce collier, de surprendre le mystère de la femme aimée.
IX
L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.).
Les méduses et les mollusques ont été généralement d'innocentes créatures, on pourrait dire des enfants, et j'ai vécu avec eux dans un monde aimable de paix. Peu de carnassiers jusqu'ici. Ceux mêmes qui étaient forcés de vivre ainsi ne détruisaient que pour le besoin, et encore vivaient la plupart aux dépens de la vie commencée à peine, d'atomes, de gelée animale, qui n'est pas même organisée. Donc, la douleur était absente. Nulle cruauté et nulle colère. Leurs petites âmes, si douces, n'en avaient pas moins un rayon, l'aspiration vers la lumière, et vers celle qui nous vient du ciel, et vers celle de l'amour, révélé en changeante flamme, qui, la nuit, fait la joie des mers.
Maintenant, il me faut entrer dans un monde bien autrement sombre: la guerre, le meurtre. Je suis obligé d'avouer que, dès le commencement, dès l'apparition de la vie, apparut la mort violente, épuration rapide, utile purification, mais cruelle, de tout ce qui languissait, traînait ou aurait langui, de la création lente et faible dont la fécondité eût encombré le globe.
Dans les terrains les plus anciens, on trouve deux bêtes meurtrières, le Mangeur et le Suceur. Le premier nous est révélé par l'empreinte du Trilobite, espèce aujourd'hui perdue, destructeur éteint des êtres éteints. Le second subsiste en un reste effrayant, un bec presque de deux pieds qui fut celui du grand suceur, seiche ou poulpe (Dujardin). D'après un tel bec, ce monstre, s'il lui était proportionné, aurait eu un corps énorme, des bras-suçoirs épouvantables de vingt, ou trente pieds peut-être, comme une prodigieuse araignée.
Chose tragique! ces êtres de mort sont les premiers que l'on trouve au fond de la terre. Est-ce donc à dire que la mort ait pu précéder la vie? Non, mais les animaux mous qui alimentèrent ceux-ci ont fondu, n'ont pas laissé trace ni même empreinte d'eux-mêmes.
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Les mangeurs et les mangés étaient-ils deux nations de différente origine? Le contraire est plus probable. Du mollusque, forme indécise, matière encore propre à tout, la force surabondante du jeune monde, sa riche pléthore, prodiguant l'alimentation, dut de bonne heure dégager deux formes, contraires d'apparence, qui allaient au même but. Elle enfla, souffla, sans mesure, le mollusque en un ballon, une vessie absorbante, qui, de plus en plus gonflée et d'autant plus affamée,—mais d'abord sans dents,—suça. D'autre part, la même force, développant le mollusque en membres articulés dont chacun se fil sa coquille, durcissant cet être encroûté, le durcit surtout aux pinces, aux mandibules pour mordre, broyer les choses les plus dures.
Parlons seulement d'abord du premier dans ce chapitre.
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Le suceur du monde mou, gélatineux, l'est lui-même. En faisant la guerre aux mollusques, il reste mollusque aussi, c'est-à-dire toujours embryon. Il offre l'aspect étrange, ridicule, caricatural, s'il n'était terrible, de l'embryon allant en guerre, d'un fœtus cruel, furieux, mou, transparent, mais tendu, soufflant d'un souffle meurtrier. Car ce n'est pas pour se nourrir uniquement qu'il guerroie. Il a besoin de détruire. Même rassasié, crevant, il détruit encore. Manquant d'armure défensive, sous son ronflement menaçant, il n'en est pas moins inquiet; sa sûreté, c'est d'attaquer. Il regarde toute créature comme un ennemi possible. Il lui lance à tout hasard ses longs bras, ou plutôt ses fouets armés de ventouses. Il lui lance, avant tout combat, ses effluves paralysantes, engourdissantes, un magnétisme qui dispense du combat.
Double force. À la puissance mécanique de ses bras-ventouses qui enlacent, immobilisent, ajoutez la force magique de cette foudre mystérieuse; ajoutez l'ouïe très-fine, l'œil perçant. Vous êtes effrayés.
Qu'était-ce donc, quand la richesse débordante du premier monde, où ils n'avaient point à chercher, plongés qu'ils étaient toujours dans une mer vivante d'alimentation, les gonflait indéfiniment, ces monstres d'élastique enveloppe qui prêtait à volonté? Ils ont décru. Cependant Rang atteste qu'il en a vu un de la grosseur d'un tonneau. Péron, dans la mer du Sud, en a rencontré un autre, non moins gros. Il roulait, ronflait, dans la vague, avec grand bruit. Ses bras de six ou sept pieds, se déroulant en tout sens, simulaient une furieuse pantomime d'horribles serpents.
D'après ces récits sérieux, on n'aurait pas dû, ce semble, repousser avec risée celui de Denis de Monfort, qui atteste avoir vu un énorme poulpe frapper de ses fouets électriques, enlacer, étouffer un dogue malgré ses morsures, ses efforts, ses hurlements de douleur.
Le poulpe, cette machine terrible, peut, comme la machine à vapeur, se charger, surcharger de force, et alors prendre une puissance incalculable d'élasticité, un élan jusqu'à sauter de la mer sur un vaisseau (d'Orbigny, article Céphal.). Ceci explique la merveille qui fit accuser de mensonge les anciens navigateurs. Ils avaient eu, disaient-ils, la rencontre d'un poulpe géant qui, sautant sur le tillac, embrassant de ses prodigieux bras les mâts, les cordages, eût pris le vaisseau, dévoré les hommes, si l'on n'eût à coups de hache tranché ses bras. Mutilé, il retomba dans la mer.
Quelques-uns avaient cru lui voir des bras de soixante pieds. D'autres soutenaient avoir vu dans les mers du Nord une île mouvante d'une demi-lieue de tour, qui aurait été un poulpe, l'épouvantable kraken, le monstre des monstres, capable de lier et d'absorber une baleine de cent pieds de long.
Ces monstres, s'ils ont existé, eussent mis en danger la nature. Ils auraient sucé le globe. Mais, d'une part, les oiseaux géante (peut-être l'épiornis) purent leur faire la guerre. D'autre part, la terre, mieux réglée, dut affaiblir, dégonfler l'affreuse chimère en réduisant la gent mangeable, diminuant l'alimentation.
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Grâce à Dieu, nos poulpes actuels sont un peu moins redoutables. Leurs espèces élégantes, l'argonaute, gracieux nageur dans son onduleuse coquille, le calmar, bon navigateur, la jolie seiche aux yeux d'azur, se promènent sur l'Océan, n'attaquent que de petits êtres.
En eux apparaît une idée, une ombre du futur appareil vertébral (l'os de seiche qu'on donne aux oiseaux). Ils brillent de toutes couleurs. Leur peau en change à chaque instant. On pourrait les appeler les caméléons de la mer. La seiche a le parfum exquis, l'ambre gris, qu'on ne trouve dans la baleine que comme résidu des seiches en nombre infini qu'elle absorbe. Les marsouins en font aussi une immense destruction. Les seiches, qui sont sociables et vont par troupeaux, au mois de mai, viennent toutes aux rivages pour y déposer des grappes qui sont leurs œufs. Les marsouins les attendent là et en font des banquets splendides. Ces seigneurs sont si délicats, qu'ils ne mangent que la tête, les huit bras, morceau fort tendre et de facile digestion. Ils rejettent le plus dur, l'arrière-corps. Toute la plage (exemple, à Royan) est couverte de milliers de ces misérables seiches ainsi mutilées. Les marsouins en font la fête avec des bonds inouïs, d'abord pour les effrayer, ensuite pour leur donner la chasse; enfin, après le repas, ils se livrent aux exercices salutaires de la gymnastique.
La seiche, avec l'air bizarre que le bec lui donne, n'en excite pas moins l'intérêt. Toutes les nuances de l'iris la plus variée se succèdent et se fondent sur sa peau transparente selon le jeu de la lumière, le mouvement de la respiration. Mourante, elle vous regarde encore de son œil d'azur et trahit les dernières émotions de la vie par des lueurs fugitives qui montent du fond à la surface, apparaissent par moments pour disparaître aussitôt.
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La décadence générale de cette classe, si énormément importante aux premiers âges, est moins frappante dans les navigateurs (seiches, etc.), mais visible chez le poulpe proprement dit, triste habitant de nos rivages. Il n'a pas, pour naviguer, la fermeté de la seiche, bâtie sur un os intérieur. Il n'a pas, comme l'argonaute, un extérieur résistant, une coquille qui garantit les organes les plus vulnérables. Il n'a pas l'espèce de voile qui seconde la navigation et dispense de ramer. Il barbote un peu sur la rive, ou, tout au plus, on pourrait le comparer au caboteur qui serre la côte. Son infériorité lui donne des habitudes de ruse perfide, d'embuscade, de craintive audace, si on ose dire. Il se dissimule, se tient coi aux fentes des rochers. La proie passe, il lui allonge prestement son coup de fouet. Les faibles sont engourdis, les forts se dégagent. L'homme ainsi frappé en nageant ne peut se troubler dans sa lutte avec un si misérable ennemi. Il doit, malgré son dégoût, l'empoigner, et, chose aisée, le retourner comme un gant. Il s'affaisse alors et retombe.
On est choqué, irrité, d'avoir eu un moment de peur, au moins de saisissement. Il faut dire à ce guerrier qui vient soufflant, ronflant, jurant: «Faux brave, tu n'as rien au dedans. Tu es un masque plus qu'un être. Sans base, sans fixité, de la personnalité tu n'as que l'orgueil encore. Tu ronfles, machine à vapeur, tu ronfles, et tu n'es qu'une poche,—puis, retourné, une peau flasque et molle, vessie piquée, ballon crevé, et demain un je ne sais quoi sans nom, une eau de mer évanouie.»
X
CRUSTACÉS.—LA GUERRE ET L'INTRIGUE
Si l'on visite d'abord notre riche collection des armures du moyen âge, et qu'après avoir contemplé ces pesantes masses de fer dont s'affublaient nos chevaliers, on aille immédiatement au Musée d'histoire naturelle voir les armures des crustacés, on a pitié des arts de l'homme. Les premières sont un carnaval de déguisements ridicules, encombrants et assommants, bons pour étouffer les guerriers et les rendre inoffensifs. Les autres, surtout les armes des terribles décapodes, sont tellement effrayantes, que, si elles étaient grossies seulement à la taille de l'homme, personne n'en soutiendrait la vue; les plus braves en seraient troublés, magnétisés de terreur.
Ils sont là, tous en arrêt, dans leurs allures de combat, sous ce redoutable arsenal, offensif et défensif, qu'ils portaient si légèrement, fortes pinces, lances acérées, mandibules à trancher le fer, cuirasses hérissées de dards qui n'ont qu'à vous embrasser pour vous poignarder mille fois. On rend grâce à la nature qui les fit de cette grosseur. Car qui aurait pu les combattre? Nulle arme à feu n'y eût mordu. L'éléphant se fût caché; le tigre eût monté aux arbres; la peau du rhinocéros ne l'eût pas mis en sûreté.
On sent que l'agent intérieur, le moteur de cette machine, centralisé dans sa forme (presque toujours circulaire), eut par cela seul une force énorme. La svelte élégance de l'homme, sa forme longitudinale, divisée en trois parties, avec quatre grands appendices, divergents, éloignés du centre, en font, quoi qu'on dise, un être très-faible. Dans ces armures de chevaliers, les grands bras télégraphiques, les lourdes jambes pendantes, donnent la triste impression d'un être décentralisé, impuissant et chancelant, qu'un choc léger couchait par terre. Au contraire, chez le crustacé, les appendices tiennent de si près et si bien à la masse ronde, courte, ramassée, que le moindre coup qu'il donna fut donné par toute la masse. Quand l'animal pinça, piqua, trancha, ce fut de tout son être, qui, même au bout de son arme, avait sa complète énergie.
Il a deux cerveaux (tête et tronc); mais, pour se serrer, obtenir cette terrible centralisation, l'animal a pris un parti, c'est de n'avoir pas de cou, d'avoir sa tête dans son ventre. Merveilleuse simplification. Cette tête unit les yeux, les palpes, les pinces et les mâchoires. Dès que l'œil perçant a vu, les palpes tâtent, les pinces serrent, les mâchoires brisent, et derrière elles, sans intermédiaire, l'estomac, qui lui-même a une machine pour broyer, triture et dissout. En un moment tout est fini, la proie disparue, digérée.
Tout est supérieur en cet être:
Les yeux voient devant et derrière. Convexes, extérieurs, à facettes, ils sont à même d'embrasser une grande partie de l'horizon.
Les palpes ou antennes, organes d'essai, d'avertissement, de triple expérimentation, ont le tact au bout, à la base l'ouïe, l'odorat. Avantage immense que nous n'avons pas. Que serait-ce si la main humaine flairait, entendait? Combien notre observation serait rapide et d'ensemble! Dispersée entre trois sens qui travaillent séparément, l'impression par cela est souvent inexacte, ou s'évanouit.
Des dix pieds (du décapode), six sont des mains, des tenailles, et, de plus, par l'extrémité, ce sont des organes de respiration. Le guerrier se tire ici par un expédient révolutionnaire du problème qui a tant embarrassé le pauvre mollusque: «Respirer, malgré la coquille.» Il a répondu à cela: «Je respirerai par le pied, la main. Cet endroit faible où je pourrais donner prise, je le mets dans l'arme de guerre. Et qu'on vienne l'attaquer là!»
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Leurs seuls ennemis redoutables sont la tempête et le rocher. Peu voyagent en haute mer, peu au fond. Ils sont presque tous au rivage à guetter des proies. Souvent, pendant qu'ils sont là à attendre que l'huître bâille pour en faire leur déjeuner, la mer grossit, les prend, les roule. Leur armure fait leur péril. Dure, sans élasticité, elle reçoit tous les chocs à sec, rudement et de manière cassante. Leurs pointes aux pointes du roc s'écachent, éclatent, se brisent. Ils ne s'en tirent que mutilés. Heureusement, comme l'oursin, ils peuvent se réparer, substituer au membre brisé un membre supplémentaire. Ils comptent tellement là-dessus, que, pris, eux-mêmes ils se cassent un membre pour se délivrer.
Il semble que la nature favorise spécialement des serviteurs si utiles. Contre son infini fécond, elle a dans les crustacés un infini d'absorption. Ils sont partout, sur toutes plages, aussi diversifiés que la mer. Ses vautours goélands, mouettes, partagent avec les crustacés la fonction essentielle d'agents de la salubrité. Qu'un gros animal échoue, à l'instant l'oiseau dessus, le crabe dessous et dedans travaillent à le faire disparaître.
Le crabe minime et sauteur qu'on prendrait pour un insecte (le talitre) occupe les plages sablonneuses, habite dessous. Qu'un naufrage jette en quantité les méduses ou autres corps, vous voyez le sable onduler, se mouvoir, puis se couvrir des nuées de ces croque-morts danseurs, qui fourmillants, sautillants, approprient gaiement la plage, s'efforçant de balayer tout entre deux marées.
Grands, robustes, pleins de ruse, les crabes ou cancres sont un peuple de combat. Ils ont si bien l'instinct de guerre, qu'ils savent employer jusqu'au bruit pour effrayer leurs ennemis. En attitude menaçante, ils vont au combat, les tenailles hautes et faisant claquer leurs pinces. Avec cela, circonspects devant une force supérieure. Au moment de la basse mer, du haut d'un roc, je les voyais. Mais, quoique je fusse bien haut, dès qu'ils se sentaient regardés, l'assemblée battait en retraite, les guerriers, courant de travers, comme ils font, en un moment, rentraient chacun sous sa guérite. Ce ne sont pas des Achille, mais plutôt des Annibal. Dès qu'ils se sentent forts, ils attaquent. Ils mangent les vivants et les morts. L'homme blessé a tout à craindre. On conte qu'en une île déserte ils mangèrent plusieurs des marins de Drake, assaillis, accablés de leurs grouillantes légions.
Nul être vivant ne peut les combattre à armes égales. Le poulpe géant qui étouffe le plus petit crustacé y risque ses tentacules. Le poisson le plus glouton hésite pour avaler un être si épineux.
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Dès que le crustacé grossit, il est le tyran, l'effroi des deux éléments. Son inattaquable armure est en état d'attaquer tout. Il multiplierait à l'excès, romprait la balance des êtres, s'il n'avait dans cette armure son entrave et son danger. Fixe et dure, ne prêtant pas aux variations de la vie, elle est pour lui une prison.
Pour s'ouvrir, à travers ce mur, la voie de la respiration, il a dû en placer la porte dans un membre casuel qu'il perd fréquemment, la patte. Pour faire place à la croissance, à l'extension progressive de ses organes intérieurs, il faut, chose si dangereuse! que la cuirasse, amollie par moments et flasque, ne soit qu'une peau. Elle n'admet un tel changement qu'en se dépouillant, se pelant, jetant une partie d'elle-même. Mue complète. Les yeux, les branchies qui leur tiennent lieu de poumons, la subissent, comme tout le reste.
C'est un spectacle de voir l'écrevisse se renverser, s'agiter, se tourmenter, pour s'arracher d'elle-même. L'opération est si violente, qu'elle y brise quelquefois ses pattes. Elle reste épuisée, faible, molle. En deux ou trois jours, le calcaire reparaît, cuirasse la peau. Le crabe n'en est pas quitte ainsi; il lui faut beaucoup de temps pour reprendre sa carapace. Et jusque-là tous les êtres, les plus faibles, en font curée. La justice et l'égalité reviennent ici terribles. Les victimes ont leur revanche. Le fort subit la loi des faibles, tombe à leur niveau, comme espèce, au grand balancement de la mort.
Si l'on ne mourait qu'une fois ici-bas, il y aurait moins de tristesse. Mais tout être qui a vie doit mourir un peu tous les jours, c'est-à-dire muer, subir la petite mort partielle qui renouvelle et fait vivre. De là un état de faiblesse et aussi de mélancolie qu'on n'avoue pas facilement. Mais que faire? L'oiseau, qui change de plumage par saison, est triste. Plus triste la pauvre couleuvre à son grand changement de peau. La personne humaine aussi mue de peau et de tout tissu, par mois, par jour, par instants, elle perd un peu d'elle-même incessamment, doucement. Elle n'en est pas abattue, elle est seulement affaiblie, dans un moment vague et rêveur, où pâlit la flamme vitale pour revenir plus lucide.
Combien la chose est plus terrible chez l'être où tout doit changer à la fois, la charpente se disjoindre, l'inflexible enveloppe s'écarter, s'arracher! Il est accablé, assommé, défaillant, absent de lui-même, livré au premier venu.
Il est des crustacés d'eau douce qui doivent mourir ainsi vingt fois en deux mois. D'autres (des crustacés suceurs) succombent à cette fatigue, ne peuvent pas se refaire les mêmes, mais se déforment et perdent le mouvement. Ils donnent, pour ainsi dire, leur démission d'êtres chasseurs. Ils cherchent lâchement une vie paresseuse et parasitique, un honteux abri aux viscères des grands animaux, qui, malgré eux, les nourrissent, s'épuisent à leur profit, quêtent et travaillent pour eux.
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L'insecte, dans sa chrysalide, paraît s'oublier, s'ignorer, rester étranger aux souffrances, on dirait plutôt jouir de cette mort relative, comme un nourrisson dans le berceau tiède. Mais le crustacé, dans la mue, se voit, se sait tel qu'il est; précipité tout à coup de la vie la plus énergique à une déplorable impuissance. Il semble effaré, éperdu. Tout ce qu'il sait faire, c'est de passer sous une pierre, d'attendre tremblant. N'ayant jamais rencontré d'ennemi sérieux ni d'obstacle, dispensé de toute industrie par la supériorité de ses armes terribles, au jour où elles lui manquent, il n'a nulle ressource. L'association pourrait le protéger peut-être si la mue ne venait pour tous, et si chacun à ce moment n'était également désarmé, hors d'état de protéger les malades, l'étant lui-même. On dit pourtant qu'en certaines espèces le mâle veut défendre sa femelle, la suit, et que, si on la prend, les époux sont pris tous les deux.
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Cette terrible servitude de la mue, l'âpre recherche de l'homme (de plus en plus roi des rivages), enfin la disparition d'espèces antiques qui les nourrissaient richement, ont dû amener pour eux une certaine décadence. Le poulpe, qui n'est bon à rien, qu'on ne chasse ni ne mange, a bien déchu de taille et de nombre. Combien plus le crustacé, dont la chair est si excellente, et dont toute la nature a le goût et l'appétit!
Ils ont l'air de le savoir. Ceux d'entre eux qui sont les moins forts imaginent, on ne peut dire des arts pour se protéger, mais de grossières petites fraudes. Ils s'ingénient et s'intriguent. Ce dernier mot est le vrai. Ils font l'effet d'intrigants, de gens déclassés, qui, sans métier avouable, vivent d'expédients, de ressources peu choisies. Factotums bâtards, ni chair, ni poisson, ils s'arrangent un peu de tout, des morts, des mourants, des vivants, parfois d'animaux terrestres. L'Oxystome se fait un masque, une visière et vole la nuit. Le Birgus, le soir venu, quitte la mer, va à la maraude, monte même sur les cocotiers, mange des fruits, ne trouvant mieux. Les Dromies se dissimulent en se faisant un habit de corps étrangers. Le Bernard-l'ermite, qui ne peut pas achever de durcir sa carapace, imagine, pour garder mieux la partie qui reste molle, de se faire un faux mollusque. Il avise une coquille bien à sa taille, mange l'habitant, s'accommode du logis volé, si bien qu'il le porte avec lui. Le soir, dans ce déguisement, il va aux vivres: on l'entend, on le reconnaît, le pèlerin, au bruit de sa coquille, qu'il ne peut s'empêcher de faire en boitant et trébuchant.
D'autres enfin, plus honnêtes, découragés du mouvement et des combats de la mer, se laissent gagner à la terre, moins guerrière et moins agitée. L'hiver, et presque toujours, ils l'habitent, y font des terriers. Peut-être ils changeraient tout à fait, et se constitueraient insectes, si la mer ne leur restait chère, comme leur patrie d'amour. De même qu'une fois par an les douze tribus d'Israël s'en allaient à Jérusalem pour la fête des Tabernacles, on voit sur certaines plages ces fidèles enfants de la mer qui s'en vont, en corps de peuple, lui présenter leurs hommages, lui confier leurs tendres œufs, à cette grande et bonne nourrice, et recommander leurs petits à celle qui berça leurs aïeux.
XI
LE POISSON
Le libre élément, la mer, doit tôt ou tard nous créer un être à sa ressemblance, un être éminemment libre, glissant, onduleux, fluide, qui coule à l'image du flot, mais en qui la mobilité merveilleuse vienne d'un miracle intérieur, plus grand encore, d'un organisme central, fin et fort, très-élastique, tel que jusqu'ici nul être n'eut rien d'approchant.
Le mollusque rampant sur le ventre fut le pauvre serf de la glèbe. Le poulpe, avec son orgueil, son enflure, son ronflement, mauvais nageur et point marcheur, n'est guère moins le serf du hasard; sans sa puissance d'engourdir, il n'eût pas vécu. Le crustacé belliqueux, tour à tour si haut et si bas, la terreur, la risée de tous, subit les morts alternatives où il est l'esclave, la proie, le jouet même du plus faible.
Grandes et terribles servitudes: comment nous en dégager?
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La liberté est dans la force. Dès l'origine, à tâtons, la vie, en cherchant la force, semblait confusément rêver la future création d'un axe central qui ferait l'être un, et décuplerait la vigueur du mouvement. Les rayonnés, les mollusques, en eurent des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais. Mais ils étaient trop distraits par le problème accablant de la défense extérieure. L'enveloppe, toujours l'enveloppe, c'est ce qui préoccupait obstinément ces pauvres êtres. En ce genre, ils firent des chefs-d'œuvre: boule épineuse de l'oursin, conque tout à la fois ouverte et fermée de l'haliotide, enfin l'armure du crustacé à pièces articulées, perfection de la défense, et terriblement offensive! Quoi de plus? qu'ajoutera-t-on? rien, ce semble.
Rien? non, tout. Qu'il vienne un être qui se fie au mouvement, un être de libre audace, qui méprise tous ces gens comme infirmes ou tardigrades, qui considère l'enveloppe comme chose subordonnée et concentre la force en soi.
Le crustacé s'entourait comme d'un squelette extérieur. Le poisson se le fait au centre, en son intime intérieur, sur l'axe où les nerfs, les muscles, tout organe viendra s'attacher.
Fantasque invention, ce semble, et au rebours du bon sens: placer le dur, le solide, précisément à l'endroit que garde si bien la chair! L'os, si utile au dehors, le mettre à la place profonde où sa dureté sert si peu!
Le crustacé dut en rire, quand il vit la première fois un être mou, gros, trapu (les poissons de la mer des Indes), qui, s'essayant, glissait, coulait, sans coquille, armure, ni défense; n'ayant sa force qu'au dedans, protégé uniquement par sa fluidité gluante, par le mucus exubérant qui l'entoure, et qui, peu à peu, se fixe en écailles élastiques. Molle cuirasse qui prête et plie, qui cède sans céder tout à fait.
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C'était une révolution analogue à celle de Gustave-Adolphe quand il allégea son soldat des pesantes armures de fer, ne lui couvrant plus la poitrine que d'un justaucorps de chamois, d'une peau forte, légère et souple.
Révolution hardie, mais sage. Notre poisson, n'étant plus, comme le crabe, captif d'une armure, est du même coup délivré de la condition cruelle à laquelle tenait cette armure, la mue, le danger, la faiblesse, l'effort, la déperdition énorme de force qui se fait en ce moment. Il mue peu et lentement, comme l'homme et les grands animaux. Il épargne, amasse la vie, se crée le trésor d'un puissant système nerveux, à nombreux fils télégraphiques qui vont sonner, retentir à l'épine et au cerveau. Que l'os soit absent ou très-mou, que le poisson garde encore l'apparence embryonnaire, il n'en a pas moins sa grande harmonie par ce riche écheveau des filets nerveux.
Nous n'avons pas dans le poisson les faiblesses élégantes du reptile et de l'insecte, si sveltes, qu'on peut, à telles places, couper comme un fil. Il est segmenté comme eux, mais ces segments sont dessous, bien cachés et bien gardés. Il s'en aide pour se contracter sans s'exposer, comme ils font, à être aisément divisé.
Comme le crustacé, le poisson préfère la force à la beauté, et, pour cela, il supprime le cou. Tête et tronc, tout est d'une masse. Principe admirable de force, qui fait que pour couper l'eau, un élément si divisible, il frappe énormément fort, s'il veut mille fois plus qu'il ne faut. Alors c'est un trait, une flèche, la rapidité de la foudre.
L'os intérieur, qui dans la seiche apparut unique et informe, ici est un grand système un, mais très-multiple,—un pour la force d'unité,—multiple pour l'élasticité, pour s'approprier aux muscles, qui, contractés, dilatés tour à tour, font le mouvement. Merveille, véritable merveille que cette forme du poisson, si compacte (à voir du dehors), et si contractable au dedans, cette carène de fines côtes si flexibles (dans le hareng, dans l'alose, etc.), où s'attachent les muscles moteurs qui poussent d'un choc alternatif. Aussi il n'expose au dehors que des rames auxiliaires, courtes nageoires qui risquent peu, qui, fortes, piquantes et gluantes, blessent, éludent, échappent. Que tout cela est supérieur au poulpe ou à la méduse, qui présentent à tout venant de molles tentacules de chair, friand morceau pour l'appétit des crustacés ou des marsouins!
Au total, ce vrai fils de l'eau, mobile autant que sa mère, glisse à travers par son mucus, fend de sa tête, choque des muscles (contractés sur ses vertèbres, sur ses fines côtes onduleuses), enfin de ses fortes nageoires il coupe, il rame, il dirige.
La moindre de ces puissances suffirait. Il les unit toutes,—type absolu du mouvement.
L'oiseau même est moins mobile, en ce sens qu'il a besoin de poser. Il est fixé pour la nuit. Le poisson jamais. Endormi il flotte encore.
Mobile à ce point, il est en même temps au plus haut degré robuste et vivace. Partout où on voit de l'eau, on est sûr de le trouver; c'est l'être universel du globe. Aux plus hauts lacs des Cordillères et des montagnes d'Asie, où l'air est si raréfié, où nul être ne vit plus, là, dans une grande solitude, le poisson seul s'obstine à vivre. C'est le goujon, le poisson rouge, qui ont la gloire de voir ainsi toute la terre au-dessous d'eux. De même, aux grandes profondeurs, sous des pesanteurs effroyables, habitent les harengs, les morues. Forbes, qui divise la mer en une dizaine de couches ou étages superposés, les a trouvés tous habités, et au dernier, qu'on croit si sombre, il a trouvé un poisson muni d'admirables yeux, qui y voit par conséquent et trouve assez de lumière dans ce qui nous semble la nuit.
Autre liberté du poisson. Nombre d'espèces (saumons, aloses, anguilles, esturgeons, etc.) supportent également l'eau douce et l'eau de mer, alternent, et régulièrement vont de l'une à l'autre. Plusieurs familles de poissons ont des espèces marines et d'autres fluviatiles (exemples, les raies, les bars).
Toutefois tel degré de chaleur, telle nourriture, telle habitude, semblent les fixer, les parquer, dans cet élément si libre. Les mers chaudes sont comme un mur pour les espèces polaires, qui les trouvent infranchissables. D'autre part, ceux des mers chaudes sont arrêtés aux courants froids du cap de Bonne-Espérance. On ne connaît que deux ou trois espèces de poissons cosmopolites. Peu fréquentent la haute mer. La plupart sont littoraux et n'aiment que certains rivages. Ceux des États-Unis ne sont point ceux de l'Europe. Ajoutez des spécialités de goût, qui ne les enchaînent pas absolument, mais les retiennent. La raie barbote sur la vase, et les soles aux fonds sablonneux, les cottes rampent sur les hauts-fonds, la murène se plaît sur les roches, et la perche sur les grèves, les balistes dans l'eau peu profonde sur un lit de madrépores. La scorpène, tour à tour nage et vole; poursuivie par les poissons, elle s'élance, se soutient dans l'air, et si les oiseaux la chassent, elle plonge à l'instant dans les flots.
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Le proverbe populaire: «Heureux comme un poisson dans l'eau,» exprime une vérité. Dans les temps calmes, un ballon d'air, plus ou moins chargé et qui lui permet de se faire plus ou moins pesant, le fait naviguer à son aise suspendu entre deux eaux. Il va, paisible, bercé, caressé du flot, dort, s'il veut, en route. Il est tout à la fois embrassé et isolé par la substance onctueuse qui rend sa peau, ses écailles glissantes et imperméables. Son milieu est peu variable, toujours à peu près le même, pas trop froid et pas trop chaud. Quelle terrible différence entre une vie si commode et celle qui nous est départie, à nous habitants de la terre! Chaque pas que nous faisons nous fait rencontrer des aspérités, des obstacles. La rude terre nous met des pierres au passage, nous fatigue, nous épuise, à monter, descendre, remonter ses pentes. L'air varie selon les saisons, et souvent très-cruellement. L'eau, la froide pluie, pendant des nuits et des jours, tombe impitoyablement, nous pénètre, nous morfond, parfois gèle à nos cheveux, et nous entoure frissonnants des pointes aiguës de ses cristaux.
La félicité du poisson, sa bienheureuse plénitude de vie, s'expriment sous les tropiques par le luxe de ses couleurs, et se traduit dans le Nord par la vigueur du mouvement. Dans l'Océanie et la mer des Indes, ils jouent, errent et vagabondent, sous les formes les plus bizarres, les plus fantastiques parures; ils prennent leurs ébats joyeux entre les coraux, sur les fleurs vivantes. Nos poissons des mers froides et tempérées sont les grands voiliers, les rameurs puissants, les vrais navigateurs. Leurs formes allongées et sveltes en font des flèches de vitesse. Ils peuvent en remontrer à tout constructeur de vaisseaux; quelques-uns ont jusqu'à dix nageoires, qui, à volonté rames et voiles, peuvent être tenues toutes ouvertes, ou bien en partie pliées. La queue, merveilleux gouvernail, est aussi la principale rame. Les meilleurs nageurs l'ont fourchue; c'est l'épine entière qui aboutit là, et qui, contractant ses muscles, fait avancer le poisson.
La raie a deux nageoires immenses, deux grandes ailes pour battre les flots. Sa queue longue, souple et déliée, est une arme pour frapper, un fouet pour fendre et diviser la densité de la lame. Mince et déplaçant si peu d'eau, filant dans un sens oblique, elle est par cela même aisément soulevée et n'a que faire de la vessie qui soutient les poissons épais. Ainsi tous ont des appareils appropriés à leur milieu. La sole est ovale, aplatie, pour se glisser dans le sable. L'anguille, pour se rouler sur les vases, prend des formes serpentines et se fait un long ruban. Les lophies, qui doivent vivre souvent accrochées aux rochers, ont des nageoires-mains qui rappellent le poisson moins que la grenouille.
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La vue est le sens de l'oiseau, l'odorat celui du poisson. Le faucon dans les nuages perce du regard l'espace profond, voit le gibier presque invisible. De même, des profondeurs de l'eau, à l'odeur d'une proie tentante, la raie est avertie, remonte. Dans ce monde demi-obscur, de lueurs douteuses et trompeuses, on se fie à l'odorat, parfois au toucher. Ceux qui, comme l'esturgeon, fouillent la vase, ont le tact exquis. Le requin, la raie, la morue (avec ses gros yeux écartés), voient mal, mais flairent et sentent. Chez la raie, l'odorat est si sensible, qu'elle a un voile tout exprès pour le fermer par moment, et en annuler la puissance, qui sans doute l'importunerait et la prendrait au cerveau.
À ce puissant moyen de chasse, ajoutez des dents admirables, acérées, parfois en scie, multipliées chez quelques-uns en plusieurs rangées, au point de paver la bouche, le palais et le gosier. La langue même en est armée. Ces dents, fines, partant fragiles, en ont d'autres, derrière, toutes prêtes, si elles cassent, pour les remplacer.
Nous l'avons dit dès l'ouverture de ce second livre, il a fallu que la mer produisît ces êtres terribles, ces tout-puissants destructeurs, pour combattre, guérir elle-même l'étrange mal qui la travaille, l'excès de la fécondité. La Mort, chirurgien secourable, par une saignée persévérante, d'abondance immense, la soulage de cette pléthore dont elle eût été noyée. L'épouvantable torrent de génération qui s'y fait, le déluge du hareng, les milliards d'œufs de la morue, tant d'effrayantes machines à multiplier, qui, décuplant, centuplant, combleraient les océans, étoufferaient la nature, elle s'en défend surtout par l'engouffrement rapide de la machine de mort, le nageur armé, le poisson.
Beau spectacle, grand, saisissant. Le combat universel de la Mort et de l'Amour ne semble rien sur la terre lorsqu'on oppose vis-à-vis ce qu'il est au fond de la mer. Là, d'inconcevable grandeur, il effraye par sa furie, mais en regardant de plus près on le voit très-harmonique et d'un surprenant équilibre. Cette furie est nécessaire. Cet échange de la substance, si rapide (à éblouir!), cette prodigalité de la mort, c'est le salut.
Rien de triste; une joie sauvage semble régner dans tout cela. De cette vie de la mer, âprement mêlée des deux forces qui semblent se détruire l'une l'autre, ressort une santé merveilleuse, une pureté incomparable, une beauté terrible et sublime. Dans les morts et dans les vivants, elle triomphe également. Sans en faire grande différence, elle leur prête et leur reprend l'électricité, la lumière, elle en tire ce jeu d'étincelles, et cet infini d'éclairs pâles, qui, jusque sous la nuit du pôle, fait sa sinistre féerie.
La mélancolie de la mer n'est pas dans son insouciance à multiplier la mort. Elle est dans son impuissance de concilier le progrès avec l'excès du mouvement.
Elle est cent fois et mille fois plus riche que la terre, plus rapidement féconde. Elle édifie même et bâtit. Les accroissements que prend la terre (on l'a vu par les coraux), elle les tient de la mer encore; car la mer n'est pas autre chose que le globe en son travail, en son plus actif enfantement. Elle a son obstacle unique dans cette rapidité. Son infériorité paraît à la difficulté qu'elle a (elle si riche de génération) pour organiser l'Amour.
On est triste quand on songe que les milliards et milliards des habitants de la mer n'ont que l'amour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces peuples qui, chacun à son tour, montent et viennent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière, donnent à flots le meilleur d'eux-mêmes, leur vie, à la chance inconnue. Ils aiment, et ils ne connaîtront jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fût incarné. Ils enfantent, sans avoir jamais cette félicité de renaissance qu'on trouve en sa postérité.
Peu, très-peu, des plus vivants, des plus guerriers, des plus cruels, ont l'amour à notre manière. Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine, sont forcés de s'approcher. La nature leur a imposé le péril de s'embrasser. Baiser terrible et suspect. Habitués à dévorer, engloutir tout à l'aveugle (animaux, bois, pierres, n'importe), cette fois, chose admirable! ils s'abstiennent. Quelque appétissants qu'ils puissent être l'un pour l'autre, impunément, ils s'approchent de leur scie, de leurs dents mortelles. La femelle, intrépidement, se laisse accrocher, maîtriser, par les terribles grappins qu'il lui jette. Et, en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle qui l'absorbe et l'emporte. Mêlés, les monstres furieux roulent ainsi des semaines entières, ne pouvant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni s'arracher l'un de l'autre, et, même en pleine tempête, invincibles, invariables dans leur farouche embrassement.
On prétend que, séparés même, ils se poursuivent encore d'amour, que le fidèle requin, attaché à ce doux objet, la suit jusqu'à sa délivrance, aime son héritier présomptif, unique fruit de ce mariage, et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et veille sur lui. Enfin, s'il vient un péril, cet excellent père le ravale et l'abrite dans sa vaste gueule, mais non pas pour le digérer.
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Si la vie des mers a un rêve, un vœu, un désir confus, c'est celui de la fixité. Le moyen violent, tyrannique, du requin, ces prises d'acier, ce grappin sur la femelle, la fureur de leur union, donnent l'idée d'un amour de désespérés. Qui sait en effet si dans d'autres espèces, douces et propres à la famille, qui sait si cette impuissance d'union, cette fluctuation sans fin d'un voyage éternel sans but, n'est pas une cause de tristesse? Ils deviennent, ces enfants des mers, tout amoureux de la terre. Beaucoup remontent dans les fleuves, acceptent la fadeur de l'eau douce, si pauvre et si peu nourrissante, pour lui confier, loin des tempêtes, l'espoir de leur postérité. Tout au moins ils se rapprochent des rivages de la mer, cherchent quelque anse sinueuse. Ils deviennent même industrieux, et, de sable, de limon, d'herbe, essayent de faire de petits nids. Effort touchant. Ils n'ont nullement les instruments de l'insecte, merveille d'industrie animale. Ils sont dépourvus bien plus que l'oiseau. C'est à force de persévérance, sans mains, ni pattes, ni bec, uniquement de leur pauvre corps, qu'ils rassemblent un paquet d'herbes, le percent, y passent et repassent, jusqu'à obtenir une certaine cohésion (voir Coste sur les épinoches). Mais que de choses les entravent! La femelle, aveugle et gourmande, trouble le travail, menace les œufs. Le mâle ne les quitte pas, les défend, les protège, plus mère que la mère elle-même.
Cet instinct se trouve dans plusieurs espèces, spécialement chez les plus humbles, les gobies, un petit poisson, ni beau, ni bon; si méprisé, qu'on ne daigne pas le pêcher; ou, pêché, on le rejette. Eh bien, ce dernier des derniers est un tendre père de famille, laborieux, qui, si petit, si faible, si dépourvu, n'en est pas moins l'architecte ingénieux, l'ouvrier du nid, et, de sa volonté seule, de sa tendresse, vient à bout de construire le berceau protecteur.
C'est pitié, cependant, devoir qu'un tel effort de cœur n'atteigne pas tout son but, que cet être soit arrêté à ce premier élan de l'art par la fatalité de sa nature. On tombe dans la rêverie. On sent que ce monde des eaux ne se suffit pas à lui-même.
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Grande mère qui commenças la vie, tu ne peux la mener à bout. Permets que ta fille, la Terre, continue l'œuvre commencée. Tu le vois, dans ton sein même, au moment sacré, tes enfants rêvent la Terre et sa fixité; ils l'abordent, lui rendent hommage.
À toi de commencer encore la série des êtres nouveaux par un prodige inattendu, une ébauche grandiose de la chaude vie amoureuse, de sang, de lait, de tendresse, qui dans les races terrestres aura son développement.
XII
LA BALEINE
«Le pêcheur, attardé dans les nuits de la mer du Nord, voit une île, un écueil, comme un dos de montagne, qui plane, énorme, sur les flots. Il y enfonce l'ancre... L'île fuit et l'emporte. Léviathan fut cet écueil.» (Milton.)
Erreur trop naturelle, Dumont Durville y fut trompé. Il voyait au loin des brisants, un remous tout autour. En avançant, des taches blanches semblaient désigner un rocher. Autour de ce banc l'hirondelle et l'oiseau des tempêtes, le pétrel, se jouaient, s'ébattaient, tournoyaient. Le rocher surnageait, vénérable d'antiquité, tout gris de coronules, de coquilles et de madrépores. Mais la masse se meut. Deux énormes jets d'eau, qui partent de son front, révèlent la baleine éveillée.
L'habitant d'une autre planète qui descendrait sur la nôtre en ballon, et, d'une grande hauteur observerait la surface du globe, voulant savoir s'il est peuplé, dirait: «Les seuls êtres qu'il m'est donné de découvrir ici sont d'assez belle taille, de cent à deux cents pieds de long; leurs bras n'ont que vingt-quatre pieds, mais leur superbe queue, de trente, bat royalement la mer, la maîtrise, les fait avancer avec une rapidité, une aisance majestueuse, auxquelles on reconnaît très-bien les souverains de la planète.»
Et il ajouterait: «Il est fâcheux que la partie solide de ce globe soit déserte, ou n'ait que des animalcules trop petits pour qu'on les distingue. La mer seule est habitée, et d'une race bonne et douce. La famille y est en honneur, la mère allaite avec tendresse, et quoique ses bras soient bien courts, elle trouve moyen, dans la tempête, de serrer contre elle-même et de protéger son petit.»
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Ils vont ensemble volontiers. On les voyait jadis naviguer deux à deux, parfois en grandes familles de dix ou douze, dans les mers solitaires. Rien n'était magnifique comme ces grandes flottes, parfois illuminées de leur phosphorescence, lançant des colonnes d'eau de trente à quarante pieds qui, dans les mers polaires, montaient fumantes. Ils approchaient paisibles, curieux, regardant le vaisseau comme un frère d'espèce nouvelle; ils y prenaient plaisir, faisaient fête au nouveau venu. Dans leurs jeux ils se mettaient droits et retombaient de leur hauteur, à grand fracas, faisant un gouffre bouillonnant. Leur familiarité allait jusqu'à toucher le navire, les canots. Confiance imprudente, trompée si cruellement! En moins d'un siècle, la grande espèce de la baleine a presque disparu.
Leurs mœurs, leur organisation, sont celles de nos herbivores. Comme les ruminants, ils ont une succession d'estomacs où s'élabore la nourriture; les dents leur sont peu nécessaires, ils n'en ont pas. Ils paissent aisément les vivantes prairies de la mer; j'entends les fucus gigantesques, doux et gélatineux; j'entends des couches d'infusoires, des bancs d'atomes imperceptibles. Pour de tels aliments, la chasse n'est pas nécessaire. N'ayant nulle occasion de guerre, ils ont été dispensés de se faire les affreuses mâchoires et les scies, ces instruments de mort et de supplice, que le requin et tant de bêtes faibles ont acquise à force de meurtres. Ils ne poursuivent point. (Boitard.) C'est l'aliment plutôt qui va à eux, apporté par le flot. Innocents et paisibles, ils engouffrent un monde à peine organisé qui meurt avant d'avoir vécu, passe endormi à ce creuset de l'universel changement.
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Nul rapport entre cette douce race de mammifères qui ont, comme nous, le sang rouge et le lait, et les monstres de l'âge précédent, horribles avortons de la fange primitive. Les baleines, bien plus récentes, trouvèrent une eau purifiée, la mer libre et le globe en paix.
Il avait rêvé son vieux rêve discordant des lézards-poissons, des dragons volants, le règne effrayant du reptile; il sortait du brouillard sinistre pour entrer dans l'aimable aurore des conceptions harmoniques. Nos carnivores n'avaient pas pris naissance. Il y eut un petit moment (quelque cent mille années peut-être) de grande douceur et d'innocence, où sur terre parurent les êtres excellents (sarigues, etc.), qui aiment tant leur famille, la portent sur eux et en eux, la font, s'il le faut, rentrer dans leur sein. Sur l'eau parurent les bons géants.
Le lait de la mer, son huile, surabondaient; sa chaude graisse, animalisée, fermentait dans une puissance inouïe, voulait vivre. Elle gonfla, s'organisa en ces colosses, enfants gâtés de la nature, qu'elle doua de force incomparable et de ce qui vaut plus, du beau sang rouge ardent. Il parut pour la première fois.
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Ceci est la vraie fleur du monde. Toute la création à sang pâle, égoïste, languissante, végétante relativement, a l'air de n'avoir pas de cœur, si on la compare à la vie généreuse qui bouillonne dans cette pourpre, y roule la colère ou l'amour. La force du monde supérieur, son charme, sa beauté, c'est le sang. Par lui commence une jeunesse toute nouvelle dans la nature, par lui une flamme de désir, l'amour, et l'amour de famille, de race, qui, étendu par l'homme, donnera le couronnement divin de la vie, la Pitié.
Mais, avec ce don magnifique, augmente infiniment la sensibilité nerveuse. On est plus vulnérable, bien plus capable de jouir, de souffrir. La baleine n'ayant guère le sens du chasseur, l'odorat, ni l'ouïe très-développée, tout en elle profite au toucher. La graisse, qui la défend du froid ne la garde nullement d'aucun choc. Sa peau, finement organisée, de six tissus distincts, frémit et vibre à tout. Les papilles tendres qu'on y trouve sont des instruments de tact délicat. Tout cela animé, vivifié d'un riche flot de sang rouge, qui, même en tenant compte de la taille différente, surpasse infiniment en abondance celui des mammifères terrestres. La baleine blessée en inonde la mer en un moment, la rougit à grande distance. Le sang que nous avons par gouttes lui fut prodigué par torrents.
La femelle porte neuf mois. Son agréable lait, un peu sucré, a la tiède douceur du lait de femme. Mais, comme elle doit toujours fendre la vague, des mamelles en avant, placées sur la poitrine, exposeraient l'enfant à tous les chocs; elles ont fui un peu plus bas, dans un lieu plus paisible, au ventre d'où il est sorti. Le petit s'y abrite, prote du flot déjà brisé.
La forme de vaisseau, inhérente à une telle vie, resserre la mère à la ceinturé et ne lui permet pas d'avoir la riche ceinture de la femme, ce miracle adorable d'une vie posée, assise et harmonique, où tout se fond dans la tendresse. Celle-ci, la grande femme de mer, quelque tendre qu'elle soit, est forcée de faire tout dépendre de son combat contre les flots. Du reste, l'organisme est le même sous cet étrange masque; même forme, même sensibilité. Poisson dessus, femme dessous.
Elle est infiniment timide. Un oiseau parfois lui fait peur et la fait plonger si brusquement, qu'elle se blesse au fond.
L'amour, chez eux, soumis à des conditions difficiles, veut un lieu de profonde paix. Ainsi que le noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la baleine n'aime qu'au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses solitaires du Groënland, aux brouillards de Behring, sans doute aussi dans la mer tiède qu'on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on? On n'y va qu'à travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver, comme pour empêcher le retour. Pour eux, on croit qu'ils passent sous les glaces, d'une mer à l'autre, par la voie ténébreuse. Voyage téméraire. Forcés de venir respirer de quart d'heure en quart d'heure, quoiqu'ils aient des réserves d'air qui peuvent leur suffire un peu plus, ils s'exposent beaucoup sous cette énorme croûte percée à peine de quelques soupiraux. S'ils ne les trouvent à temps, elle est si dure et si épaisse, que nulle force, nul coup de tête la briserait. Là on peut se noyer aussi bien que Léandre dans l'Hellespont. Ne sachant cette histoire, ils s'engagent hardiment et passent.
La solitude est grande. C'est un théâtre étrange de mort et de silence pour cette fête de l'ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être, témoins respectueux, prudents, observent à distance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantastiques, ne manquent pas. Cristaux bleuâtres, pics, aigrettes de glace éblouissante, neiges vierges, ce sont les témoins qui siègent tout autour et regardent.
Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c'est qu'il y faut l'expresse volonté. Ils n'ont pas l'arme tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent le plus faible. Au contraire, leurs fourreaux glissants les séparent, les éloignent. Ils se fuient malgré eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans un si grand accord, on dirait un combat. Des baleiniers prétendent avoir eu ce spectacle unique. Les amants, d'un brûlant transport, par instant, dressés et debout, comme les deux tours de Notre-Dame, gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient de s'embrasser. Ils retombaient d'un poids immense... L'ours et l'homme fuyaient épouvantés de leurs soupirs.
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La solution est inconnue. Celles qu'on a données semblent absurdes. Ce qui est sûr, c'est qu'en toute chose, pour l'amour, pour l'allaitement, pour la défense même, l'infortunée baleine subit la double servitude et de sa pesanteur et de la difficulté de respirer. Elle ne respire que hors de l'eau, et si elle y reste elle étouffe. Donc elle est animal terrestre, appartient à la terre? Point du tout. Si, par accident, elle échoue à la côte, la pesanteur énorme de, ses chairs, de sa graisse, l'accable; ses organes s'affaissent. Elle est également étouffée.
Dans le seul élément respirable pour elle, l'asphyxie lui vient aussi bien que dans cette eau non respirable où elle vit.
Tranchons le mot. De la création grandiose du mammifère géant n'est sorti qu'un être impossible, premier jet poétique de la force créatrice, qui d'abord visa au sublime, puis revint par degrés au possible, au durable. L'admirable animal avait tout, taille et force, sang chaud, doux lait, bonté. Il ne lui manquait rien que le moyen de vivre. Il avait été fait sans égard aux proportions générales de ce globe, sans égard à la loi impérieuse de la pesanteur. Il eut beau par-dessous se faire des os énormes. Ses côtes gigantesques ne sont pas assez résistantes pour tenir sa poitrine suffisamment libre et ouverte. Dès qu'il échappe à l'eau son ennemie, il trouve la terre son ennemie, et son pesant poumon l'écrase.
Ses évents magnifiques, la superbe colonne d'eau qu'il lance à trente pieds, ce sont les signes, les témoins d'une organisation enfantine et barbare encore. En la lançant au ciel par ce puissant effort, le souffleur essoufflé (c'est le vrai nom du genre), semble dire: «Ô nature! pourquoi m'avoir fait serf?»
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Sa vie fut un problème, et il ne semblait pas que l'ébauche splendide, mais manquée, pût durer. L'amour furtif, si difficile, l'allaitement au roulis des tempêtes entre l'asphyxie et le naufrage, les deux grands actes de la vie presque impossibles, se faisant par effort et par volonté héroïques!—Quelles conditions d'existence!
La mère n'a jamais qu'un petit, et c'est beaucoup. Elle et lui sont tiraillés par trois choses: le travail de la nage, l'allaitement et la fatale nécessité de remonter! L'éducation, c'est un combat. Battu, roulé de l'Océan, l'enfant prend le lait comme au vol, quand la mère peut se coucher de côté. Elle est, dans ce devoir, admirable d'élan. Elle sait qu'en son petit effort pour teter, il lâcherait prise. Dans cet acte où la femme est passive, laisse faire l'enfant, la baleine est active. Profitant du moment, par un puissant piston elle lui lance un tonneau de lait.
Le mâle la quitte peu. Leur embarras est grand, quand le pêcheur féroce les attaque dans leur enfant. On harponne le petit pour les faire suivre, et en effet ils font d'incroyables efforts pour le sauver, pour l'entraîner; ils remontent, s'exposent aux coups pour le ramener à la surface et le faire respirer. Mort, ils le défendent encore. Pouvant plonger et échapper, ils restent sur les eaux en plein péril pour suivre le petit corps flottant.
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Les naufrages sont communs chez eux, pour deux raisons. Ils ne peuvent, comme les poissons, rester dans les tempêtes aux couches inférieures et paisibles. Puis, ils ne veulent pas se quitter; les forts suivent le destin du faible. Ils se noient en famille.
En décembre 1723, à l'embouchure de l'Elbe, huit femelles échouèrent, et près de leurs cadavres on trouva leurs huit mâles. En mars 1784, en Bretagne, à Audierne, même scène. D'abord des poissons, des marsouins, vinrent à la côte effarés. Puis on entendit des mugissements étranges, épouvantables. C'était une grande famille de baleines que poussait la tempête, qui luttaient, gémissaient, ne voulaient point mourir. Ici encore les mâles périssaient avec les femelles. Nombreuses, enceintes, et sans défense contre l'impitoyable flot, elles furent (elles et eux) lancées à terre assommées par le coup.
Deux accouchèrent sur le rivage, avec des cris perçants, comme auraient fait des femmes, et aussi de navrantes lamentations de désespoir, comme si elles pleuraient leurs enfants.
XIII
LES SIRÈNES
J'aborde, et me voici à terre. J'ai assez et trop de naufrages. Je voudrais des races durables. Le cétacé disparaîtra. Réduisons nos conceptions, et de cette poésie gigantesque des premiers-nés de la mamelle, du lait et du sang chaud, conservons tout, moins le géant.
Conservons surtout la douceur, l'amour et la tendresse de famille. Ces dons divins, gardons-les bien dans les races, plus humbles, mais bonnes, où les deux éléments vont mettre en commun leur esprit.
Les bénédictions de la terre se font sentir déjà. En quittant la vie du poisson, plusieurs choses, à lui impossibles vont s'harmoniser aisément.
Ainsi la baleine, mère tendre, connut l'étreinte et serra son enfant, mais elle ne le serra pas sur la mamelle; son bras était trop haut, et la mamelle, dans ce vaisseau vivant, ne pouvait être qu'à l'arrière. Chez les êtres nouveaux qui nagent, mais qui rampent aussi sur la terre (morses, lamantins, phoques, etc.), la mamelle, pour ne pas traîner, heurter dessous, remonte à la poitrine. Nous voyons apparaître une ombre de la femme, forme et attitude gracieuse qui fait illusion à distance.
En réalité, vue de près, avec moins de blancheur, de charme, c'est bien pourtant la mamelle féminine, ce globe qui, gonflé d'amour et du doux besoin d'allaiter, reproduit dans son mouvement tous les soupirs du cœur qui est dessous. Il réclame l'enfant pour le porter, lui donner l'aliment, le repos. Tout cela fut refusé à la mère qui nageait. Celle qui pose, en a le bonheur. La fixité de la famille, la tendresse, à fond ressentie, et approfondie chaque jour (disons plus, la Société), ces grandes choses commencent, dès que l'enfant dort sur son sein.
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Mais comment se fit le passage du cétacé à l'amphibie? Essayons de le deviner.
Leur parenté d'abord est évidente. Maints amphibies traînent encore, à leur très-grand dommage, la lourde queue de la baleine. Et celle-ci (chez une espèce du moins) a caché dans sa queue l'ébauche et les commencements distincts des deux pieds de derrière qu'auront les plus hauts amphibies.
Dans les mers semées d'îles, coupées de terres à chaque instant, les cétacés, constamment arrêtés, durent modifier leurs habitudes. Leur effort moins rapide, leur vie captive, diminua leur taille, la réduisit de la baleine à l'éléphant. L'éléphant de mer apparut. Gardant le souvenir des superbes défenses qui avaient armé certains cétacés dans leur grande vie marine, il montre encore de fortes dents en avant, mais peu offensives. Même les dents de mastication ne sont bien nettement ni herbivores, ni carnivores. Elle se prêtent mal aux deux régimes et doivent opérer lentement.
Deux choses allégeaient la baleine, sa masse d'huile qui la faisait flotter sur l'eau, et cette queue puissante dont le choc alternatif frappant des deux côtés la poussait en avant. Mais tout cela accable l'amphibie barbotant dans des eaux peu profondes, et rampant aux rochers, comme un lourd limaçon. Le poisson, si agile, rit d'un tel être qui n'en peut faire sa proie. Il n'atteint guère que les mollusques, lents comme lui. Il se fait peu à peu à manger les fucus abondants, gélatineux, qui nourrissent et engraissent, sans donner la vigueur de la nourriture animale.
Tel on peut voir dans la mer Rouge, dans la mer des îles Malaises et celles d'Australie, traîner, siéger ce rare colosse, le dugong, qui domine l'eau de la poitrine et des mamelles. On le nomme parfois dugong des tabernacles, inerte idole qui impose mais se défend à peine, et qui disparaîtra bientôt, rentrera dans le domaine de la fable, parmi ces légendes réelles dont nous rions étourdiment.
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Qui a fait ce grand changement, créé ce cétacé terrestre, le dugong et le morse, son frère? La douceur de la terre, vraiment pacifique avant l'homme,—l'attrait d'aliments végétaux qui ne fuient pas comme la proie marine,—l'amour aussi sans doute, si difficile à la baleine, si facile dans la vie posée de l'amphibie.
L'amour n'est plus fuite et hasard. La femelle n'est plus ce fier géant qu'il fallait suivre au bout du monde. Celle-ci est là soumise, sur les algues onduleuses, pour obéir à son seigneur. Elle lui rend la vie douce et molle. Peu de mystères. Les amphibies vivent bonnement au soleil. Les femelles, étant fort nombreuses, s'empressent et font sérail. De la sauvage poésie, on tombe aux mœurs bourgeoises, ou, si l'on veut, patriarcales, des plaisirs trop faciles. Lui, le bon patriarche, respectable par sa forte tête, ses moustaches et ses défenses, il trône entre Agar et Sarah, Rebecca et Lia, qu'il aime fort, ainsi que ses enfants qui lui font un petit troupeau. Dans sa vie immobile, la grande force de cet être sanguin tourne toute aux tendresses de famille. Il embrasse les siens d'un amour tendre, orgueilleux, colérique. Il est vaillant, prêt à mourir pour eux. Hélas! sa force et sa fureur lui servent peu. Sa masse énorme le livre à l'ennemi. Il rugit, il se traîne, veut combattre et ne peut, gigantesque avorton, manqué entre deux mondes, pauvre Caliban désarmé!
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La pesanteur, fatale à la baleine, l'est bien plus à ceux-ci. Réduisons donc la taille encore, allégeons l'embonpoint, assouplissons l'épine, supprimons surtout cette queue, ou plutôt fendons-en la fourche en deux appendices charnus qui vont être bien plus utiles. Le nouvel être, le phoque, plus léger, bon nageur, bon pêcheur, vivant de la mer, mais ayant son amour à terre (son petit paradis), emploiera sa vie dans l'effort d'y revenir toujours, à cette terre, de gravir le rocher où sa femme, ses enfants l'appellent, où il leur porte le poisson. Son gibier à la bouche, n'ayant pas les défenses dont le morse s'aidait pour gravir, il y met les quatre membres du haut, du bas, s'accrochant au varech, distendant, divisant chacun d'eux selon son pouvoir, de sorte qu'à la longue ramifié, il montre cinq doigts.
Ce qui est très-beau dans le phoque, ce qui émeut dès qu'on voit sa ronde tête, c'est la capacité du cerveau. Nul être, sauf l'homme, ne l'a développé à ce point (Boitard). L'impression est forte, et bien plus que celle du singe, dont la grimace nous est antipathique. Je me souviendrai toujours des phoques du Jardin d'Amsterdam, charmant musée, si riche, si bien organisé, et l'un des beaux lieux de la terre. C'était le 12 juillet, après une pluie d'orage; l'air était lourd; deux phoques cherchaient le frais au fond de l'eau, nageaient et bondissaient. Quand ils se reposèrent, ils regardèrent le voyageur, intelligents et sympathiques, posèrent sur moi leurs doux yeux de velours. Le regard était un peu Dict.l leur manquait, il me manquait aussi la langue intermédiaire. On ne peut pas en détacher les yeux. On regrette, entre l'âme et l'âme, d avoir cette éternelle barrière.
La terre est leur patrie de cœur: ils y naissent, ils y aiment; blessés, ils y viennent mourir. Ils y mènent leurs femelles enceintes, les couchent sur les algues et les nourrissent de poisson. Ils sont doux, bons voisins, se défendent l'un l'autre. Seulement, au temps d'amour, ils délirent et se battent. Chacun a trois ou quatre épouses, qu'il établit à terre sur un rocher mousseux d'étendue suffisante. C'est son quartier à lui, et il ne souffre pas qu'on empiète, fait respecter son droit d'occupation. Les femelles sont douces et sans défense. Si on leur fait du mal, elles pleurent, s'agitent douloureusement avec des regards de désespoir.
Elles portent neuf mois, et élèvent l'enfant cinq ou six mois, lui enseignant à nager, à pécher, à choisir les bons aliments. Elles le garderaient bien plus, si le mari n'était jaloux. Il le chasse, craignant que la trop faible mère ne lui donne un rival en lui.
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Une si courte éducation a limité sans doute les progrès que le phoque aurait faits. La maternité n'est complète que chez les Lamantins, excellente tribu, où les parents n'ont pas le courage de renvoyer l'enfant. La mère le garde très-longtemps. Enceinte de nouveau, allaitant un second enfant, on la voit mener avec elle l'aîné, un jeune mâle que le père ne maltraite pas, qu'il aime aussi, et qu'il laisse à la mère.
Cette extrême tendresse, particulière aux Lamantins, s'est exprimée dans l'organisation par un progrès physique. Chez le phoque, grand nageur, chez l'éléphant marin, si lourd, le bras reste nageoire. Il est serré et engagé au corps; il ne peut pas se délier. Enfin, le Lamantin femelle, tendre femme amphibie, mama di l'eau, disent nos nègres, accomplit le miracle. Tout se délie par un effort constant. La nature s'ingénie dans l'idée fixe de caresser l'enfant, de le prendre et de l'approcher. Les ligaments cèdent, s'étendent, laissent aller l'avant-bras, et de ce bras rayonne un polype palmé.—C'est la main.
Donc celle-ci a ce bonheur suprême, elle embrasse son enfant de sa main pour l'embrasser de sa poitrine. Elle le prend et le met sur son cœur.
Voilà deux grandes choses qui pouvaient mener loin ces amphibies:
Déjà chez eux, la main est née, l'organe d'industrie, l'essentiel instrument du travail à venir Qu'elle s'assouplisse, aide les dents, comme chez le Castor, et l'art commencera, d'abord l'art d'abriter la famille.
D'autre part, l'éducation est devenue possible. L'enfant posé sur le cœur de la mère et lentement s'imbibant de sa vie, restant longtemps près d'elle et à l'âge où il peut apprendre, tout cela tient à la bonté du père qui garde l'innocent rival. Et c'est ce qui permet le progrès.
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Si l'on en croyait certaines traditions, le progrès eût continué. Les amphibies développés, rapprochés de la forme humaine, seraient devenus demi-hommes, hommes de mer, tritons ou sirènes. Seulement au rebours des mélodieuses sirènes de la fable, ceux-ci seraient restés muets, dans l'impuissance de se faire un langage, de s'entendre avec l'homme, d'obtenir sa pitié. Ces races auraient péri, comme nous voyons périr l'infortuné Castor, qui ne peut parler, mais qui pleure.
On a dit fort légèrement que ces figures étranges étaient des phoques. Mais, put-on s'y tromper? Le phoque, en toutes ses espèces, est connu fort anciennement. Dès le septième siècle, au temps de saint Colomban, on le pêchait, on l'apportait et l'on mangeait sa chair.
Les hommes et femmes de mer dont on parle au seizième siècle, ont été vus non un moment sur l'eau, mais amenés sur terre, montrés, nourris dans les grands centres, Anvers et Amsterdam, chez Charles-Quint et Philippe II, donc, sous les yeux de Vésale et des premiers savants. On mentionne une femme marine qui vécut longues années en habit de religieuse, dans un couvent où tous pouvaient la voir. Elle ne parlait pas, mais travaillait, filait. Seulement elle ne pouvait se corriger d'aimer l'eau et de faire effort pour y revenir.
On dira: Si ces êtres ont existé réellement, pourquoi furent-ils si rares? Hélas! nous n'avons pas à chercher bien loin la réponse. C'est que généralement on les tuait. Il y avait péché à les laisser en vie, «car ils étaient des monstres.» C'est ce que disent expressément les vieux récits.
Tout ce qui n'était pas dans les formes connues de l'animalité, et tout ce qui, au contraire, approchait de celles de l'homme, passait pour monstre, et on le dépêchait. La mère qui avait le malheur de mettre au monde un fils mal conformé ne pouvait le défendre; on l'étouffait entre des matelas. On supposait qu'il était fils du Diable, une invention de sa malice pour outrager la création, calomnier Dieu. D'autre part, ces Sirénéens, trop analogues à l'homme, passaient d'autant plus pour une illusion diabolique. Le moyen use en avait tant d'horreur, que leurs apparitions étaient comptées dans les affreux prodiges que Dieu permet dans sa colère pour terrifier le péché. À peine osait-on les nommer. On avait hâte de les faire disparaître. Le hardi seizième siècle les crut encore «des diables en fourrure d'hommes,» qu'on ne devait toucher que du harpon. Ils devenaient très-rares, lorsque des mécréants firent la spéculation de les garder, de les montrer. En reste-t-il au moins des débris, des ossements? On le saura quand les Musées d'Europe commenceront à faire l'exposition complète de leurs immenses dépôts. La place manque, je le sais bien, et elle manquera toujours, s'il faut pour cela des palais. Mais le plus simple abri, un toit vaste (et très peu coûteux) permettrait d'étaler des choses aussi solides. Jusqu'ici, on n'en voit que des échantillons et des pièces choisies.
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Ajoutons que l'exposition des amphibies empaillés, pour être vraie, doit présenter ces monstres trop ressemblants à l'homme, par les côtés et dans des poses où ils firent cette illusion. Laissez-leur cet honneur; ils l'ont assez payé. Que la mère Phoque ou la mère Lamantine m'apparaisse sur son rocher en sirène, dans le premier usage de la main et de la mamelle, tenant son enfant sur son sein.
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Est-ce à dire que ces êtres auraient pu monter jusqu'à nous? Est-ce à dire qu'ils aient été les auteurs, les aïeux de l'homme? Mallet l'a cru. Moi, je n'y vous aucune vraisemblance.
La mer commença tout, sans doute. Mais ce n'est pas des plus hauts animaux de mer que sortit la série parallèle des formes terrestres dont l'homme est le couronnement. Ils étaient trop fixés déjà, trop spéciaux, pour donner l'ébauche molle d'une nature si différente. Ils avaient poussé loin, presque épuisé, la fécondité de leurs genres. Dans ce cas, les aînés périssent; et c'est très-bas, chez les cadets obscurs de quelque classe parente, que surgit la série nouvelle qui montera plus haut (V. nos notes.)
L'homme leur fut, non un fils, mais un frère—un frère cruellement ennemi.
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Le voilà arrivé, le fort des forts, l'ingénieux, l'actif, le cruel roi du monde. Mon livre s'illumine. Mais aussi que va-t-il montrer? Et que de choses tristes il me faut maintenant amener dans cette lumière!
Ce créateur, ce Dieu tyran, il a su faire une seconde nature dans la nature. Mais qu'a-t-il fait de l'autre, la primitive, sa nourrice et sa mère? Des dents qu'elle lui fit, il lui mordit le sein.
Tant d'animaux qui vivaient doucement, s'humanisaient et commençaient des arts, aujourd'hui effarés, abrutis, ne sont que des bêtes. Les singes, rois de Ceylan, dont la sagesse fut célébrée dans l'Inde, sont devenus d'effroyables sauvages. Le brame de la création, l'Éléphant, chassé, asservi, n'est plus qu'une bête de somme.
Les plus libres des êtres, qui naguère égayaient la mer, ces bons phoques, ces douces baleines, le pacifique orgueil de l'Océan, tout cela a fui aux mers des pôles, au monde affreux des glaces. Mais ils ne peuvent tous supporter une vie si dure; encore un peu de temps, ils disparaîtront tout à fait.
Une race infortunée, celle des paysans polonais, a trouvé dans son cœur le sens, l'intelligence de l'exilé muet, réfugié aux lacs de la Lithuanie. Ils disent: «Qui fait pleurer le Castor ne réussit jamais.»
L'artiste est devenu une bête craintive, qui ne sait plus, ne peut plus rien. Ceux qui subsistent encore en Amérique, reculant et fuyant toujours, n'ont le courage de rien faire. Un voyageur naguère en trouva un qui, loin, très-loin vers les hauts lacs, timidement reprenait son métier, voulait bâtir le foyer de famille, coupait du bois. Quand il aperçut l'homme, le bois lui échappa; il n'osa même fuir, et il ne sut que fondre en larmes.
LIVRE TROISIEME
CONQUÊTE DE LA MER
I
LE HARPON
«Le marin qui arrive en vue du Groënland n'a (dit naïvement John Ross) aucun plaisir à voir cette terre.» Je le crois bien. C'est d'abord une côte de fer, d'aspect impitoyable, où le noir granit escarpé ne garde pas même la neige. Partout ailleurs, des glaces. Point de végétation. Cette terre désolée, qui nous cache le pôle, semble un pays de mort et de famine.
Pendant le temps très court où l'eau n'est pas gelée, on pourrait vivre encore. Mais elle l'est neuf mois sur douze. Tout ce temps-là que faire? et que manger? On ne peut guère chercher. La nuit dure plusieurs mois, et parfois si profonde, que Kane, entouré de ses chiens,, ne les retrouvait qu'à leur souffle, à leur haleine humide. Dans cette longue, si longue obscurité, sur cette terre désespérée, stérile, vêtue d'impénétrables glaces, errent cependant deux solitaires qui s'obstinent à vivre là, dans l'horreur d'un monde impossible. L'un d'eux est l'ours pêcheur, âpre rôdeur sous sa riche fourrure et dans sa graisse épaisse, qui lui permet des intervalles de jeûne. L'autre, figure bizarre, fait l'effet, à distance, d'un poisson dressé sur la queue, poisson mal conformé et gauche, à longues nageoires pendantes. Ce faux poisson, c'est l'homme. Ils se flairent et se cherchent. Ils ont faim l'un de l'autre. L'ours fuit parfois pourtant, décline le combat, croyant l'autre encore plus féroce et plus cruellement affamé.
L'homme qui a faim est terrible. Armé d'une simple arête de poisson, il poursuit cette bête énorme. Mais il aurait péri cent fois, s'il n'avait eu à manger que ce redoutable compagnon. Il ne vécut que par un crime. La terre ne donnant rien, il chercha vers la mer, et comme elle était close, il ne trouva à tuer que son ami le phoque. En lui il trouvait concentrée la graisse de la mer, l'huile, sans laquelle il serait mort de froid, encore plus que de faim.
Le rêve du Groënlandais, c'est, à sa mort, de passer dans la lune, où il y aura du bois de chauffage, le feu, la lumière du foyer. L'huile ici-bas tient lieu de tout cela. Bue largement, elle le i échauffe.
Grand contraste entre l'homme et les amphibies somnolents, qui, même en ce climat, savent vivre sans grandes souffrances. L'œil doux du phoque l'indique assez. Nourrisson de la mer, il est toujours en rapport avec elle. Il y reste des interstices où l'excellent nageur sait se pourvoir. Tout lourd qu'on le croirait, il monte adroitement sur un glaçon et se fait voiturer. L'eau épaisse de mollusques, grasse d'atomes animés, nourrit richement le poisson pour l'usage du phoque, qui, bien repu, s'endort sur son rocher d'un lourd sommeil que rien ne rompt.
La vie de l'homme est toute contraire. Il semble être là malgré Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre. Sur les photographies que nous avons de l'Esquimau, on lit sa destinée terrible dans la fixité du regard, dans son œil dur et noir, sombre comme la nuit. Il semble pétrifié d'une vision, du spectacle habituel d'un infini lugubre. Cette nature de Terreur éternelle a caché d'un masque d'airain sa forte intelligence, rapide cependant et pleine d'expédients dans une vie de dangers imprévus.
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Qu'aurait-il fait? Sa famille avait faim, et ses enfants criaient; sa femme enceinte grelottait sur la neige. Le vent du pôle leur jetait infatigablement ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et le sens. La mer fermée, plus de poisson. Mais le phoque était là. Et que de poissons dans un phoque, quelle richesse d'huile accumulée! Il était là endormi, sans défense. Même éveillé, il ne fuit guère. Il se laisse approcher, toucher. Comme le lamantin, il faut le battre, si on veut l'éloigner. Ceux qu'on prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, ils vous suivent obstinément. Une telle facilité dut troubler l'homme et le faire hésiter, combattre la tentation. Enfin, le froid vainquit, et il fit cet assassinat. Dès lors, il fut riche et vécut.
La chair nourrit ces affamés. L'huile, absorbée à flots, les réchauffa. Les os servirent à mille usages domestiques. Des fibres on fit des cordes et des filets. La peau du phoque, coupée à la taille de la femme, la couvrit frissonnante. Même habit pour les deux, sauf la pointe un peu basse qu'elle allonge. Plus un petit ruban de cuir rouge qu'elle met galamment en bordure pour lui plaire et pour être aimée. Mais ce qui fut bien plus utile, c'est qu'industrieusement, de peaux cousues, ils firent la machine légère, forte pourtant, où cet homme intrépide ose monter, et qu'il nomme une barque.
Misérable petit véhicule long, mince et qui ne pèse rien. Il est très-strictement fermé, sauf un trou, où le rameur se met, serrant la peau à sa ceinture. On gagerait toujours que cela va chavirer... Mais point. Il file comme une flèche sur le dos de la vague, disparaît, reparaît, dans les remous durs, saccadés, que font les glaces autour, entre les montagnes flottantes.
Homme et canot, c'est un. Le tout est un poisson artificiel. Mais qu'il est inférieur au vrai! Il n'a pas l'appareil, la vessie natatoire qui soutient l'autre, le fait à volonté lourd ou léger. Il n'a pas l'huile qui, plus légère que l'eau, veut toujours surnager et remonter à la surface. Il n'a pas surtout ce qui fait, chez le vrai poisson, la vigueur du mouvement, sa vive contraction de l'épine pour frapper de forts coups de queue. Ce qu'il imite seulement, faiblement, ce sont les nageoires. Ses rames qui ne sont pas serrées au corps, mais mues au loin par un long bras, sont bien molles en comparaison, et bien promptes à se fatiguer. Qui répare tout cela? La terrible énergie de l'homme, et, sous ce masque fixe, sa vive raison, qui, par éclairs, décide, invente et trouve, de minute en minute, remédie sans cesse aux périls de cette peau flottante qui seule le défend de la mort.
Très-souvent on ne peut passer; on trouve une barre de glace. Alors les rôles changent. La barque portait l'homme, et maintenant il porte la barque, la prend sur son épaule, traverse la glace craquante et se remet à flot plus loin. Parfois des monts flottants, venant à sa rencontre, n'offrent entre eux que détroits corridors qui s'ouvrent, se ferment tout à coup. Il peut y disparaître, s'ensevelir vivant, il peut, de moment en moment, voir les deux murs bleuâtres, s'approchant, peser sur sa barque, sur lui, d'une si épouvantable pression, qu'il en soit aminci jusqu'à l'épaisseur d'un cheveu. Un grand navire eut cette destinée. Il fut coupé en deux, les deux moitiés écrasées, aplaties.
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Ils assurent que leurs pères ont pêché la baleine. Moins misérables alors, leur terre étant moins froide, ils s'ingéniaient mieux, avaient du fer sans doute. Peut-être il leur venait de Norvège ou d'Islande. Les baleines ont toujours surabondé aux mers du Groënland. Grand objet de concupiscence pour ceux dont l'huile est le premier besoin. Le poisson la donne par gouttes, et le phoque à flots; la baleine en montagne.
Ce fut un homme, celui qui le premier tenta un pareil coup, qui, mal monté, mal armé, et la mer grondant sous ses pieds, dans les ténèbres, dans les glaces, seul à seul, joignit le colosse.
Celui qui se fia tellement à sa force et à son courage, à la vigueur du bras, à la roideur du coup, à la pesanteur du harpon. Celui qui crut qu'il percerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse.
Celui qui crut qu'à son réveil terrible, dans la tempête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups de queue, il n'allait pas l'engouffrer avec lui. Comble d'audace! il ajoutait un câble à son harpon pour poursuivre sa proie, bravait l'effroyable secousse, sans songer que la bête effrayée pouvait descendre brusquement, s'enfuir en profondeur, plonger la tête en bas.
Il y a un bien autre danger. C'est qu'au lieu de la baleine, on ne trouve à sa place l'ennemi de la baleine, la terreur de la mer, le Cachalot. Il n'est pas grand, n'a guère que soixante ou quatre-vingts pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou vingt-cinq. Dans ce cas, malheur au pêcheur! c'est lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre. Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d'horribles mâchoires, à tout dévorer, homme et barque. Il semble ivre de sang. Sa rage aveugle épouvante tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s'échouent même au rivage, se cachent dans le sable ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n'osent approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce du Cachalot est l'Ourque, ou le Physétère des anciens, tellement craint des Islandais qu'ils n'osaient le nommer en mer, de peur qu'il n'entendît et n'arrivât. Ils croyaient au contraire qu'une espèce de baleine (la Jubarte) les aimait et les protégeait, et provoquait le monstre afin de les sauver.
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Plusieurs disent que les premiers qui affrontèrent une si effrayante aventure avaient besoin d'être exaltés, excentriques et cerveaux brûlés. La chose, selon eux, n'aurait pas commencé par les sages hommes du Nord, mais par nos Basques, les héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du Mont Perdu, et pêcheurs effrénés, ils couraient en batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de Gascogne. Ils y péchaient le thon. Ils virent jouer des baleines, et se mirent à courir après, comme ils s'acharnent après l'isard dans les fondrières, les abîmes, et les plus affreux casse-cou. Cet énorme gibier, énormément tentant pour sa grosseur, pour la chance et pour le péril, ils le chassèrent à mort et n'importe où, quelque part qu'il les conduisît. Sans s'en apercevoir, ils poussaient jusqu'au pôle.
Là, le pauvre colosse croyait eu être quitte, et, ne supposant pas, sans doute, qu'on pût être si fou, il dormait tranquillement, quand nos étourdis héroïques approchaient sans souffler.
Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus leste, s'élançait de la barque, et, sur ce dos immense, sans souci de sa vie, d'un han! enfonçait le harpon.
II
DECOUVERTE DES TROIS OCEANS
Qui a ouvert aux hommes la grande navigation? qui révéla la mer, en marqua les zones et les voies? enfin, qui découvrit le globe? La baleine et le baleinier.
Tout cela bien avant Colomb et les fameux chercheurs d'or, qui eurent toute la gloire, retrouvant à grand bruit ce qu'avaient trouvé les pêcheurs.
La traversée de l'Océan, que l'on célébra tant au quinzième siècle, s'était faite souvent par le passage étroit d'Islande en Groënland, et même par le large; car les Basques allaient à Terre-Neuve. Le moindre danger était la traversée pour des gens qui cherchaient au bout du monde ce suprême danger, le duel avec la baleine. S'en aller dans les mers du Nord, se prendre corps à corps avec la montagne vivante, en pleine nuit, et, on peut le dire, en plein naufrage, le pied sur elle et le gouffre dessous, ceux qui faisaient cela étaient assez trempés de cœur pour prendre en grande insouciance les événements ordinaires de la mer.
Noble guerre, grande école de courage. Cette pêche n'était pas comme aujourd'hui un carnage facile qui se fait prudemment de loin avec une machine: on frappait de sa main, on risquait vie pour vie. On tuait peu de baleines, mais on gagnait infiniment en habileté maritime, en patience, en sagacité, en intrépidité. On rapportait moins d'huile et plus de gloire.
Chaque nation se montrait là dans son génie particulier. On les reconnaissait à leurs allures. Il y a cent formes de courage, et leurs variétés graduées étaient comme une gamme héroïque. Au Nord, les Scandinaves, les races rousses (de la Norvège en Flandre), leur sanguine fureur.—Au Midi, l'élan basque et la folie lucide qui se guida si bien autour du monde.—Au centre, la fermeté bretonne, muette et patiente; mais, à l'heure du danger, d'une excentricité sublime;—Enfin, la sagesse normande, armée de l'association et de toute prévoyance, courage calculé, bravant tout, mais pour le succès. Telle était la beauté de l'homme, dans cette manifestation souveraine.
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On doit beaucoup à la baleine: sans elle, les pêcheurs se seraient tenus à la côte, car presque tout poisson est riverain; c'est elle qui les émancipa, et les mena partout. Ils allèrent, entraînés, au large, et, de proche en proche, si loin, qu'en la suivant toujours, ils se trouvèrent avoir passé, à leur insu, d'un monde à l'autre.
Il y avait moins de glace alors, et ils assurent avoir touché le pôle (à sept lieues seulement de distance). Le Groënland ne les séduisit pas: ce n'est pas la terre qu'ils cherchaient, mais la mer seulement et les routes de la baleine. L'Océan entier est son gîte, et elle s'y promène, en large surtout. Chaque espèce habite de préférence une certaine latitude, une zone d'eau plus ou moins froide; Voilà ce qui traça les grandes divisions de l'Atlantique.
La populace des baleines inférieures qui ont une nageoire sur le dos (baléinoptères) se trouve au plus chaud et au plus froid, sous la ligne et aux mers polaires.
Dans la grande région intermédiaire, le cachalot féroce incline au sud, dévaste les eaux tièdes.
Au contraire, la baleine franche les craint, ou les craignait plutôt (car elle est si rare aujourd'hui!). Nourrie spécialement de mollusques et autres vies élémentaires, elle les cherchait dans les eaux tempérées, un peu au nord. Jamais on ne la trouvait dans le chaud courant du midi; c'est ce qui fit remarquer le courant, et amena cette découverte essentielle de la vraie voie d'Amérique en Europe. D'Europe en Amérique, on est poussé par les vents alizés.
Si la baleine franche a horreur des eaux chaudes et ne peut passer l'équateur, elle ne peut tourner l'Amérique. Comment donc se fait-il qu'une baleine, blessée de notre côté dans l'Atlantique, se retrouve parfois de l'autre, entre l'Amérique et l'Asie? C'est qu'un passage existe au Nord. Seconde découverte. Vive lueur jetée sur la forme du globe et la géographie des mers.
De proche en proche, la baleine nous a menés partout. Rare aujourd'hui, elle nous fait fouiller les deux pôles, le dernier coin du Pacifique au détroit de Behring, et l'infini des eaux antarctiques.
Il est même une région énorme qu'aucun vaisseau d'État ni de commerce ne traverse jamais, à quelques degrés au delà des pointes d'Amérique et d'Afrique. Nul n'y va que les baleiniers.
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Si l'on avait voulu, on eût fait bien plus tôt les grandes découvertes du quinzième siècle. Il fallait s'adresser aux rôdeurs de la mer, aux Basques, aux Islandais ou Norvégiens, et à nos Normands. Pour des raisons diverses, on s'en défiait. Les Portugais ne voulaient, employer que des hommes à eux, et de l'école qu'ils avaient formée. Ils craignaient nos Normands, qu'ils chassaient et dépossédaient de la côte d'Afrique. D'autre part, les rois de Castille tinrent toujours pour suspects leurs sujets, les Basques, qui, par leurs privilèges, étaient comme une république, et de plus passaient pour des têtes dangereuses, indomptables. C'est ce qui fit manquer à ces princes plus d'une entreprise. Ne parlons que d'une seule, l'Invincible Armada. Philippe II, qui avait deux vieux amiraux basques, la fit commander par un Castillan. On agit contre leur avis: de là le grand désastre.
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Une maladie terrible avait éclaté au quinzième siècle, la faim, la soif de l'or, le besoin absolu de l'or. Peuples et rois, tous pleuraient pour l'or. Il n'y avait plus aucun moyen d'équilibrer les dépenses et les recettes. Fausse monnaie, cruels procès et guerres atroces, on employait tout, mais point d'or. Les alchimistes en promettaient, et on allait en faire dans peu; mais il fallait attendre. Le fisc, comme un lion furieux de faim, mangeait des Juifs, mangeait des Maures, et de cette riche nourriture il ne lui restait rien aux dents.
Les peuples étaient de même. Maigres et sucés jusqu'à l'os, ils demandaient, imploraient un miracle qui ferait venir l'or du ciel.
On connaît la très-belle histoire de Sindbad (Mille et une Nuits), son début, d'histoire éternelle, qui se renouvelle toujours. Le pauvre travailleur Hindbad, le dos chargé de bois, entend de la rue les concerts, les galas qui se font au palais de Sindbad, le grand voyageur enrichi. Il se compare, envie. Mais l'autre lui raconte tout ce qu'il a souffert pour conquérir de l'or. Hindbad est effrayé du récit. L'effet total du conte est d'exagérer les périls, mais aussi les profits de cette grande loterie des voyages, et de décourager le travail sédentaire.
La légende qui, au quinzième siècle, brouillait toutes les cervelles, c'était un réchauffé de la fable des Hespérides, un Eldorado, terre de l'or, qu'on plaçait dans les Indes et qu'on soupçonnait être le paradis terrestre, subsistant toujours ici-bas. Il ne s'agissait que de le trouver. On n'avait garde de le chercher au nord. Voilà pourquoi on fit si peu d'usage de la découverte de Terre-Neuve et du Groënland. Au midi, au contraire, on avait déjà trouvé en Afrique de la poudre d'or. Cela encourageait.
Les rêveurs et les érudits d'un siècle pédantesque entassaient, commentaient les textes. Et la découverte, peu difficile d'elle-même, le devenait à force de lectures, de réflexions, d'utopies chimériques. Cette terre de l'or était-elle, n'était-elle pas le paradis? Était-elle à nos antipodes? et avions-nous des antipodes?... À ce mot, les docteurs, les robes noires, arrêtaient les savants, leur rappelaient que là-dessus la doctrine de l'Église était formelle, l'hérésie des antipodes ayant été expressément condamnée.
Voilà une grave difficulté! On était là arrêté court.
Pourquoi l'Amérique, déjà découverte, se trouva-t-elle encore si difficile à découvrir? C'est qu'on désirait à la fois et qu'on craignait de la trouver.
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Le savant libraire italien, Colomb, était bien sûr de son affaire. Il avait été en Islande recueillir les traditions; et, d'autre part, les Basques lui disaient tout ce qu'ils savaient de Terre-Neuve. Un Gallicien y avait été jeté et y avait habité. Colomb prit pour associés des pilotes établis en Andalousie, les Pinzon, qu'on croit être identiques aux Pinçon de Dieppe.
Ce dernier point est vraisemblable. Nos Normands et les Basques, sujets de la Castille, étaient en intime rapport. Ce sont ceux-ci, qu'on nommait Castillans, qui, sous le Normand Béthencourt, firent la célèbre expédition des Canaries (Navarrete). Nos rois donnèrent des privilèges aux Castillans établis à Honfleur et à Dieppe; et, par contre, les Dieppois avaient des comptoirs à Séville. Il n'est pas sûr qu'un Dieppois ait trouvé l'Amérique quatre ans avant Colomb; mais il est presque sûr que ces Pinçon d'Andalousie étaient des armateurs normands.
Ni Basques, ni Normands, n'auraient pu, en leur propre nom, se faire autoriser par la Castille. Il y fallut un Italien habile et éloquent, un Génois obstiné qui poursuivît quinze ans la chose, qui trouvât le moment unique, empoignât l'occasion, sût lever le scrupule. Le moment fut celui où la ruine des Maures coûta si cher à la Castille, où l'on criait de plus en plus: «De l'or!» Le moment fut celui où l'Espagne victorieuse frémissait de sa guerre de croisade et d'inquisition. L'Italien saisit ce levier, fut plus dévot que les dévots. Il agit par l'Église même: on fit scrupule à Isabelle de laisser tant de nations païennes dans les ombres de la mort. On lui démontra clairement que découvrir la terre de l'or, c'était se mettre à même d'exterminer le Turc et reprendre Jérusalem.
On sait que, sur trois vaisseaux, les Pinçon en fournirent deux et les menèrent eux-mêmes. Ils allèrent en avant. L'un d'eux, il est vrai, se trompa; mais les autres, François Pinçon et son jeune frère Vincent, pilote du vaisseau la Nina, firent signe à Colomb qu'il devait les suivre au sud-ouest (12 octobre 1492). Colomb, qui allait droit à l'ouest, eût rencontré dans sa plus grande force le courant chaud qui va des Antilles à l'Europe. Il n'aurait traversé ce mur liquide qu'avec grande difficulté. Il eût péri ou navigué si lentement, que son équipage se fût révolté. Au contraire, les Pinçon, qui peut-être avaient là-dessus des traditions, naviguèrent comme s'ils avaient connaissance de ce courant; ils ne l'affrontèrent pas à sa sortie, mais, déclinant au sud, passèrent sans peine, et abordèrent au lieu même où les vents alizés poussent les eaux, d'Afrique cri Amérique, aux parages d'Haïti.
Ceci est constaté par le journal même de Colomb, qui, franchement, avoue que les Pinçon le dirigèrent.
Qui vit le premier l'Amérique? Un matelot des Pinçon, si l'on en croît l'enquête royale de 1513.
Il semblait d'après tout cela qu'une forte part du gain et de la gloire eût dû leur revenir. Ils plaidèrent. Mais le roi jugea en faveur de Colomb. Pourquoi? Parce que, vraisemblablement, les Pinçon étaient des Normands, et que l'Espagne aima mieux reconnaître le droit d'un Génois sans consistance et sans patrie que celui des Français, de la grande nation rivale, des sujets de Louis XII et de François Ier, qui un jour auraient pu transférer ce droit à leurs maîtres. Un des Pinçon mourut de désespoir.
Du reste, qui avait levé le grand obstacle des répugnances religieuses? fait décider l'expédition, avec tant d'éloquence, d'adresse et de persévérance? Colomb, le seul Colomb. Il était le vrai créateur de l'entreprise, et il en fut aussi l'exécuteur très-héroïque. Il mérite la gloire qu'il garde dans la postérité.
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Je crois, comme M. Jules de Blosseville (un noble cœur, bon juge des grandes choses), je crois qu'il n'y eut réellement de difficile en ces découvertes que le tour du monde, l'entreprise de Magellan et de son pilote, le Basque Sébastien del Cano.
Le plus brillant, le plus facile, avait été la traversée de l'Atlantique, sous le souffle des vents alizés, la rencontre de l'Amérique, dès longtemps découverte au nord.
Les Portugais firent une chose bien moins extraordinaire encore en mettant tout un siècle à découvrir la côte occidentale de l'Afrique. Nos Normands, en peu de temps, en avaient trouvé la moitié. Malgré ce qu'on a dit de l'école de Lisbonne et de la louable persévérance du prince Henri qui la créa, le Vénitien Cadamosto témoigne dans sa relation du peu d'habileté des pilotes portugais. Dès qu'ils en eurent un vraiment hardi et de génie, Barthélemi Diaz, qui doubla le Cap, ils le remplacèrent par Gama, un grand seigneur de la maison du roi, homme de guerre surtout. Ils étaient plus préoccupés de conquêtes à faire et de trésors à prendre que de découvertes proprement dites. Gama fut admirable de courage; mais il ne fut que trop fidèle aux ordres qu'il avait de ne souffrir personne dans les mêmes mers. Un vaisseau de pèlerins de la Mecque, tout chargé de familles, qu'il égorgea barbarement, exaspéra toutes les haines, augmenta dans tout l'Orient l'horreur du nom chrétien, ferma de plus en plus l'Asie.
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Est-il vrai que Magellan ait vu le Pacifique marqué d'avance sur un globe par l'Allemand Bebaim? Non, ce globe qu'on a ne le montre pas. Aurait-il vu chez son maître, le roi de Portugal, une carte qui l'indiquait? On l'a dit, non prouvé. Il est bien plus probable que les aventuriers qui déjà, depuis une vingtaine d'années, couraient le continent américain, avaient vu, de leurs yeux vu, la mer Pacifique. Ce bruit qui circulait s'accordait à merveille avec l'idée que donnait le calcul d'un tel contre-poids, nécessaire à l'hémisphère que nous habitons et à l'équilibre du globe.
Il n'y a pas de vie plus terrible que celle de Magellan. Tout est combat, navigations lointaines, fuites et procès, naufrages, assassinat manqué, enfin la mort chez les barbares. Il se bat en Afrique. Il se bat dans les Indes. Il se marie chez les Malais, si braves et si féroces. Lui-même semble avoir été tel.
Dans son long séjour en Asie, il recueille toutes les lumières, prépare sa grande expédition, sa tentative d'aller par l'Amérique aux îles mêmes des épices, aux Moluques. Les prenant à la source, on était sûr de les avoir à meilleur prix qu'on n'avait pu encore, en les tirant de l'occident de l'Inde. L'entreprise, dans son idée originaire, fut ainsi toute commerciale. (Voy. Navarete, F. Denis, Charton.) Un rabais sur le poivre fut l'inspiration primitive du voyage le plus héroïque qu'on ait fait sur cette planète.
L'esprit de cour, l'intrigue, dominait tout alors en Portugal. Magellan, maltraité, passa en Espagne, et magnifiquement Charles-Quint lui donna cinq vaisseaux. Mais il n'osa se fier tout à fait au transfuge portugais; il lui imposa un associé castillan. Magellan partit entre deux dangers, la malveillance castillane et la vengeance portugaise, qui le cherchait pour l'assassiner. Il eut bientôt révolte sur la flotte, et déploya un terrible héroïsme, indomptable et barbare. Il mit aux fers l'associé, se fit seul chef. Il fit poignarder, égorger, écorcher les récalcitrants.—À travers tout cela, naufrage! et des vaisseaux perdus.—personne ne voulait plus le suivre, quand on vit l'effrayant aspect de la pointe de l'Amérique, la désolée Terre de Feu, et le funèbre cap Forward. Cette contrée arrachée du continent par de violentes convulsions, par la furieuse ébullition de mille volcans, semble une tourmente de granit. Boursouflée, crevassée par un refroidissement subit, elle fait horreur. Ce sont des pics aigus, des clochers excentriques, d'affreuses et noires mamelles, des dents atroces à trois pointes, et toute cette masse de lave, de basalte, de fontes de feu, est coiffée de lugubre neige.
Tous en avaient assez. Il dit: «Plus loin!» Il chercha, il tourna, il se démêla de cent îles, entra dans une mer sans bornes, ce jour-là pacifique, et qui en a gardé le nom.
Il périt dans les Philippines. Quatre vaisseaux périrent. Le seul qui resta, la Victoire, à la fin n'eut plus que treize hommes, mais il avait son grand pilote, l'intrépide et l'indestructible, le Basque Sébastien, qui revint seul ainsi (1521), ayant le premier des mortels fait le tour du monde.
Rien de plus grand. Le globe était sûr désormais de sa sphéricité. Cette merveille physique de l'eau uniformément étendue sur une boule où elle adhère sans s'écarter, ce miracle était démontré. Le Pacifique enfin était connu, le grand et mystérieux laboratoire où, loin de nos yeux, la nature travaille profondément la vie, nous élabore des mondes, des continents nouveaux.
Révélation d'immense portée, non matérielle seulement, mais morale, qui centuplait l'audace de l'homme et le lançait dans un autre voyage sur le libre océan des sciences, dans l'effort (téméraire, fécond) de faire le tour de l'infini.
III
LA LOI DES TEMPÊTES
C'est d'hier qu'on a su construire des vaisseaux propres à la navigation australe, à la lame si longue et si forte, qui, sur ces eaux sans bornes, va roulant, s'entassant, et fait de vraies montagnes. Que dire de ces premiers, les Diaz et les Magellan, qui s'y hasardèrent sur les lourdes petites coques de ce temps-là?
Pour les mers polaires surtout, arctiques et antarctiques, il faut des navires faits exprès. Ils furent vaillants, ceux qui, comme un Cabot, un Brentz, un Willoughby, sur des chaloupes informes, remontant le torrent de glaces, affrontèrent le Spitzberg, ouvrirent le Groënland par son entrée funèbre, le cap Adieu, percèrent jusqu'à ce coin où, de nos jours encore, furent brisés deux cents baleiniers.
Ce qui fait le sublime de ces anciens héros, c'est leur ignorance même, leur aveugle courage, leur résolution désespérée. Ils ne connaissaient rien à la mer, bravaient d'effrayants phénomènes dont ils ne soupçonnaient pas la cause. Ils ne savaient pas mieux le ciel. La boussole fut tout leur bagage. Nul de ces instruments physiques qui nous guident et nous parlent en langage si précis. Ils allaient comme les yeux fermés et dans la nuit. Ils étaient effrayés, ils le disent eux-mêmes, mais n'en démordaient pas. Les tempêtes de mer, les tourbillons de l'air, les tragiques dialogues de ces deux océans, les orages magnétiques qu'on appelle aurores boréales, toute cette fantasmagorie leur semblait la fureur de la nature troublée et irritée, la lutte des démons.
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Les progrès ont été lents pendant trois siècles. On voit dans Cook et dans Péron combien, même en ces temps si près de nous, la navigation était difficile, périlleuse, incertaine.
Cook, de si grand courage, mais de vive imagination, en est ému, et dit dans son journal: «Les dangers sont si grands, que j'ose dire que personne ne se hasardera à aller plus loin que moi.»
Or, c'est précisément depuis, que les voyages ont commencé de manière régulière et poussé au plus loin.
Un grand siècle, un siècle Titan, le dix-neuvième, a froidement observé ces objets. Il a le premier osé regarder l'orage à la face, noter sa furie, écrire, pour ainsi dire, sous sa dictée. Ses présages, ses caractères, ses résultats, tout a été enregistré. Puis on a expliqué et généralisé. Un système a surgi, nommé d'un titre hardi qui jadis eût semblé impie: «Loi des tempêtes.»
Donc ce qu'on avait cru un caprice se ramènerait à une loi. Ces faits terribles, rentrant dans certaines formes régulières, perdraient en grande partie leur puissance de vertige. Calme et fort, l'homme en plein péril aviserait si l'on ne peut leur opposer des moyens de défense non moins réguliers. En deux mots, si la tempête arrive à faire une science, ne peut-on créer un art du salut? un art d'éviter l'ouragan, et d'en profiter même?
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Cette science ne put commencer tant qu'on se tint aux vieilles idées qui attribuaient la tempête au «caprice des vents.» Une observation attentive fit connaître que les vents n'ont point de caprice,—qu'ils sont l'accident, parfois l'agent de la tempête, mais qu'elle est en général un phénomène électrique et souvent se passe des vents.
Le frère du conventionnel Romme (principal auteur du calendrier) posa les premières bases. Les Anglais avaient remarqué que, dans les tempêtes de l'Inde, ils naviguaient longtemps sans avancer et se retrouvaient au point de départ. Romme réunit toutes les observations, montra qu'il en était de même dans les ouragans de la Chine, de l'Afrique, de la mer des Antilles. Le premier il nota que les coups de vent rectilignes sont plus rares, et qu'en général la tempête a le caractère circulaire, est un tourbillon.
La tempête tourbillonnante des États-Unis en 1815, celle de 1821 (l'année d'une grande éruption de l'Hécla), où les vents soufflaient de tous les points vers un centre, éveillèrent l'attention de l'Amérique et de l'Europe. Brande en Allemagne, et en même temps Redfield, de New-York, firent le premier pas après Romme. Ils établirent cette loi, que la tempête était généralement un tourbillon progressif qui avance en tournant sur lui-même.
En 1838, l'ingénieur anglais Reid, envoyé à la Barbade, après la célèbre tourmente qui tua quinze cents personnes, précisa le double mouvement de rotation. Mais sa découverte capitale, c'est qu'il observa, formula: Que dans notre hémisphère boréal la tempête tourne de droite à gauche, c'est-à-dire part de l'est, va au nord, tourne à l'ouest, au sud, pour revenir à l'est. Dans l'hémisphère austral, la tempête tourne de gauche à droite.
Observation de grande utilité pratique, qui guide désormais la manœuvre.
Reid très-justement prit pour son livre ce grand titre: De la Loi des tempêtes.
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C'était la loi de leur mouvement, non l'explication de leur cause. Cela ne disait pas ce qui les fait et ce qu'elles sont en elles-mêmes.
Ici la France reparaît. Peltier (Causes des trombes, 1840) a établi, et par un grand nombre de faits et par ses ingénieuses expériences, que les trombes de terre et de mer sont des phénomènes électriques, où les vents jouent un rôle secondaire. Beccaria, il y a cent ans, l'avait soupçonné. Mais il était réservé à Peltier de pénétrer la chose en la reproduisant, de faire des trombes en miniature et des tempêtes d'agrément.
Les trombes électriques naissent volontiers près des volcans, aux soupiraux du monde souterrain; donc elles sont plus communes dans les mers d'Asie que dans les nôtres.
L'Atlantique, ouverte aux deux bouts et toute traversée par les vents, doit avoir moins de trombes, plus de coups de vent rectilignes. Cependant Piddington en cite une infinité de circulaires.
De 1840 à 1850, se sont faites à Calcutta et New-York les immenses compilations de Piddington et de Maury. Le second, si illustre par ses cartes, ses Directions, sa Géographie de la mer, évangile de la marine d'aujourd'hui. Piddington, moins artiste, non moins savant, dans son Guide du marin, l'encyclopédie des tempêtes, donne les résultats d'une expérience infinie, les moyens minutieux de calculer l'éloignement de la cyclone ou tourbillon, d'en déterminer la vitesse, d'apprécier la courbe des vents, la nature des diverses lames. Il a corroboré les idées de Peltier, adopté la cause électrique, réfuté les explications qu'on cherchait dans les vents en prenant l'effet pour la cause.
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L'art ancien des augures, la science des présages, nullement méprisables, reçoit dans cet excellent livre un heureux renouvellement.
Le coucher du soleil n'est point indifférent. S'il est rouge, si la mer en garde des lames sanglantes, l'autre océan, celui de l'air, te prépare un orage. Un anneau autour du soleil, une lueur rouge dans un cercle pâle, des étoiles changeantes et qui semblent descendre, ce sont des signes d'un travail menaçant dans la région supérieure.
C'est bien pis si lu vois, sur un ciel sale, de petits nuages filer comme des flèches d'un pourpre sombre, si des masses compactes se mettent à figurer des édifices étranges, des arcs-en-ciel brisés, des ponts en ruines et cent autres caprices. Tu peux croire que déjà le drame a commencé là-haut. Tout est calme, mais à l'horizon tremblent des éclairs pâles. Tout est calme, et, dans ce silence, on surprend par instants des bruits roulants, qui s'arrêtent soudain. La mer vient au rivage plaintive et gonflée de soupirs. Parfois même, du fond, monte un bruit sourd... Ici sois attentif: «C'est l'appel de la mer.» (Locution anglaise.)
L'oiseau est averti. S'il n'est pas loin des côtes, on le voit (cormoran, goëland ou mouette) qui regagne la terre à tire-d'aile, quelque trou de rocher. En haute mer, ton vaisseau leur sert d'île et de point de repos. Ils tournent tout autour, et parfois franchement te demandent l'hospitalité, perchent un moment sur tes mâts. Bientôt viendra le pétrel sombre, l'oiseau au vol sinistre, qui, si habilement, entre lui et l'orage, sait mettre le vaisseau en danger.
Réjouis-toi s'il tonne. La décharge électrique se fait en haut. Autant de moins sur la tempête. Observation antique, mais confirmée scientifiquement par Peltier, et par l'expérience de Piddington et de tant d'autres.
Si l'électricité, accumulée en haut, descend silencieuse, s'il ne pleut pas, la décharge se fera en bas, créera des courants circulaires. Il y aura trombe et tempête.
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La trombe parfois vous prend en rade. En 1698, le capitaine Langford, au port et bien ancré, vit la trombe venir, et sur-le-champ partit, se mit sous la protection de la mer. Les navires plus prudents restèrent et furent brisés.
À Madras et à la Barbade, des signaux sont donnés pour avertir les vaisseaux à l'ancre. Au Canada, le télégraphe électrique, plus prompt encore que l'électricité du ciel, fait circuler de port en port l'avis de la tempête qui doit aller de l'un à l'autre.
Pour le marin en pleine mer, le baromètre est le grand conseiller. Sa sensibilité parfaite révèle les degrés précis du poids dont l'orage l'opprime. Muet d'abord, il a l'air de dormir. Mais un léger coup l'a frappé, coup d'archet qui prélude. Le voilà inquiet. Il répond, vibre, oscille; il se replie, descend. L'atmosphère élastique, sous les lourdes vapeurs, pèse, puis tout à coup rebondit et remonte. Le baromètre a son orage à lui. Des lueurs de pâle lumière lui échappent parfois du mercure et remplissent son tube (Péron l'observa à Maurice). Dans les rafales, il semble respirer. «Le baromètre à eau, dans ses fluctuations, disent Daniel et Barlow, avait l'haleine, le souffle d'un animal sauvage.»
Elle avance pourtant, la cyclone, et parfois franchement, s'illuminant dans sa vaste épaisseur de toutes ses lueurs électriques. Parfois elle s'annonce par des jets, des boules de feu. En 1772, au grand ouragan des Antilles où la mer monta de soixante-dix pieds, dans le noir de la nuit, les mornes des rivages s'éclairèrent de globes enflammés.
L'approche est plus ou moins rapide. Dans l'océan Indien, semé d'îles et d'obstacles, la trombe ne fait souvent que deux milles à l'heure, tandis qu'au courant chaud qui nous vient des Antilles, elle se précipite à raison de quarante-trois milles. Sa force de translation serait incalculable, si elle n'avait en elle-même une oscillation sous la lutte des vents du dedans, du dehors.
Lente ou rapide, sa fureur est la même. En 1789, il suffit d'un moment et d'une lame pour briser dans le port de Coringa tous les vaisseaux, les lancer dans les plaines; seconde lame, la ville est noyée; à la troisième elle s'écroule; vingt mille habitants écrasés. En 1822, au contraire, aux bouches du Bengale, on vit la trombe, pendant vingt-quatre heures, aspirer l'air, et l'eau monter d'autant; et cinquante mille hommes engloutis.
L'aspect est différent. En Afrique, c'est la tornade. Par un temps calme et clair, on sent de l'oppression à la poitrine. Un point noir apparaît au ciel, comme une aile de vautour. Ce vautour fond; il est immense; tout disparaît, tout tourne. C'est fait en un quart d'heure. Terre dévastée, mer bouleversée. Du vaisseau nulle nouvelle. La nature ne s'en souvient plus.
Vers Sumatra et au Bengale, vous voyez, vers le soir ou dans la nuit (point au matin), se faire un arc en haut. Dans un moment il a grandi, et de cette arche noire descendent, sur une lumière terne, des nappes de tristes éclairs pâles. Malheur à qui reçoit le premier vent qui sort de là! Il peut sombrer, être englouti.
Mais la forme ordinaire est celle d'un entonnoir. Un marin qui s'y laissa prendre dit: «Je me vis comme au fond d'un cratère énorme de volcan; autour de nous, rien que ténèbres; en haut, une échappée et un peu de lumière.» C'est ce que l'on appelle techniquement l'œil de la tempête.
Engrené, il n'y a plus à s'en dédire; elle vous tient. Rugissements sauvages, hurlements plaintifs, râle et cris de noyade, gémissements du malheureux vaisseau, qui redevient vivant, comme dans sa forêt, se lamente avant de mourir, tout cet affreux concert n'empêche pas d'entendre aux cordages d'aigres sifflements de serpents. Tout à coup un silence... Le noyau de la trombe passe alors dans l'horrible foudre, qui rend sourd, presque aveugle... Vous revenez à vous. Elle a rompu les mâts sans qu'on en ait rien entendu.
L'équipage parfois en garde longtemps les ongles noirs et la vue affaiblie (Seymour). On se souvient alors avec horreur qu'au moment du passage la trombe, aspirant l'eau, aspirait aussi le navire, voulait le boire, le tenait suspendu dans l'air et hors de l'eau, puis elle le lâchait, le faisait plonger dans l'abîme.
En la voyant ainsi se gorger et s'enfler, absorber et vagues et vaisseaux, les Chinois l'ont conçue comme une horrible femme, la mère Typhon, qui, en planant au ciel, choisissant ses victimes, conçoit, s'emplit et se fait grosse, pleine d'enfants de mort, les tourbillons de fer (Keu Woo).
On lui a fait des temples et des autels. On la prie, on l'adore dans l'espoir de l'humaniser.
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Le brave Piddington ne l'adore pas. Tout au contraire. Il en parle sans ménagement. Il l'appelle un corsaire trop fort, un coquin de pirate qui abuse de ses forces, et qu'on ne doit pas se piquer de combattre. Il faut le fuir, sans point d'honneur.
Ce perfide ennemi vous tend parfois un piège. Par un bon vent, il vous invite. Il a hâte de vous embrasser. Laissez là ce bon vent, et tournez-lui le dos, s'il est possible. Naviguez au plus loin de ce dangereux compagnon. N'allez pas voguer de conserve. Il prendrait son moment pour vous engrener dans sa danse, vous maîtriser, vous avaler.
Je voudrais suivre cet excellent homme dans tous ses conseils paternels. Ils seraient inutiles si les deux adversaires, la trombe et le vaisseau, étaient dans un petit espace enfermés en champ clos. Mais rarement il en est ainsi. Le plus souvent, ce tournoiement d'air et d'eau est immense, dans un cercle de dix, vingt, trente lieues. Cela donne au vaisseau des chances pour observer et se tenir à une honnête distance. Le point est de savoir surtout où elle est centrale, cette trombe, où elle a son foyer d'attraction; puis de connaître son allure, sa vitesse à venir vous joindre.
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C'est une belle lumière pour le marin de marcher aujourd'hui entre ces deux flambeaux! D'un côté, son Maury lui enseigne les lois générales de l'air et de la mer, l'art de choisir et suivre les courants; il le dirige par des voies calculées, qui sont comme les rues de l'Océan. D'autre côté, son Piddington, dans un petit volume, lui résume et lui met en main l'expérience des tempêtes, ce qu'on fit pour les éviter, parfois pour en profiter même.
Cela explique et justifie les belles paroles d'un Hollandais, le capitaine Jansen: «Sur mer, la première impression est le sentiment de l'abîme, de l'infini, de notre néant. Sur le plus grand navire, on se sent toujours en péril. Mais, lorsque les yeux de l'esprit ont sondé l'espace et la profondeur, le danger disparaît pour l'homme. Il s'élève et comprend. Guidé par l'astronomie, instruit des routes liquides, dirigé par les cartes de Maury, il trace sa route sur la mer en sécurité.»
Cela est simplement sublime. La tempête n'est pas supprimée. Mais ce qui l'est, c'est l'ignorance, c'est le trouble et le vertige qui fait l'obscurité de ce péril, et le pire de tout péril, ce qu'il eut de fantastique.—Du moins, si l'on périt, on sait pourquoi. Grande, très-grande sécurité, de conserver l'esprit lucide, l'âme en pleine lumière, résignée aux effets quelconques des grandes lois divines du monde qui, au prix de quelques naufrages, font l'équilibre et le salut.
IV
LES MERS DES PÔLES
Le plus tentant pour l'homme, c'est l'inutile et l'impossible. De toutes les entreprises maritimes, celle où il a mis le plus de persévérance, c'est la découverte d'un passage au nord de l'Amérique pour aller tout droit d'Europe en Asie. Le plus simple bon sens eût fait juger d'avance que, si ce passage existait, dans une latitude si froide, dans la zone hérissée des glaces, il ne servirait point, que personne n'y voudrait passer.
Notez que cette région n'a pas la platitude des côtes Sibériques, où l'on glisse en traîneau. C'est une montagne de mille lieues horriblement accidentée, avec de profondes coupures, des mers qui dégèlent un moment pour regeler, des corridors de glaces qui changent tous les ans, s'ouvrent et se referment sur vous. Il vient d'être trouvé, ce passage, par un homme qui, engagé très-loin, et ne pouvant plus reculer, s'est jeté en avant et a passé (1853). On sait maintenant ce que c'est. Voilà les imaginations calmées, et personne n'en a plus envie.
Quand j'ai dit l'inutile, je l'ai dit pour le but qu'on s'était proposé, de créer une voie commerciale.—Mais, en suivant cette folie, on a trouvé maintes choses nullement folles, très-utiles pour la science, pour la géographie, la météorologie, l'étude du magnétisme de la terre.
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Que voulait-on dès l'origine? S'ouvrir un chemin court au pays de l'or, aux Indes orientales. L'Angleterre et autres États, jaloux de l'Espagne et du Portugal, comptaient les surprendre par là au cœur de leur lointain empire, au sanctuaire de la richesse. Du temps d'Élisabeth, des chercheurs ayant trouvé ou cru trouver quelques parcelles d'or au Groënland, exploitèrent la vieille légende du Nord, le trésor caché sous le pôle, les masses d'or gardées par les gnomes, etc. Et les têtes se prirent. Sur un espoir si raisonnable, une grande flotte de seize vaisseaux fut envoyée, emmenant comme volontaires les fils des plus nobles familles. On se disputa à qui partirait pour cet Eldorado polaire. Ce qu'on trouva, ce fut la mort, la faim, des murs de glaces.
Cet échec n'y fit rien. Pendant plus de trois siècles, avec une persévérance étonnante, les explorateurs s'y acharnent. C'est une succession de martyrs. Cabot, le premier, n'est sauvé que par la révolte de son équipage qui l'empêcha d'aller plus loin. Brentz meurt de froid, et Willoughby de faim. Cortereal périt, corps et biens. Hudson est jeté par les siens, sans vivres, sans voiles, dans une chaloupe, et l'on ne sait ce qu'il devient. Behring, en trouvant le détroit qui sépare l'Amérique de l'Asie, périt de fatigue, de froid, de misère, dans une île déserte. De nos jours, Franklin est perdu dans les glaces; on ne le retrouve que mort, ayant eu, lui et les siens, la nécessité terrible d'en venir à la dernière ressource (de se manger les uns les autres)!
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Tout ce qui peut décourager les hommes se trouve réuni dès l'entrée de ces navigations du Nord. Bien avant le cercle polaire, un froid brouillard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre de givre. Les cordages se roidissent; les voiles s'immobilisent; le pont est glissant de verglas; la manœuvre difficile. Les écueils mouvants qu'on a à craindre se distinguent à peine. Au haut du mât, dans sa logette chargée de frimas, le veilleur (vraie stalactite vivante) signale, de moment en moment, l'approche d'un nouvel ennemi, d'un blanc fantôme gigantesque, qui souvent a deux cents, trois cents pieds au-dessus de l'eau.
Mais cette procession lugubre qui annonce le monde des glaces, ce combat pour les éviter, donnent plutôt envie d'aller plus loin. Il y a dans l'inconnu du Pôle je ne sais quel attrait d'horreur sublime, de souffrance héroïque. Ceux qui, sans tenter le passage, ont seulement été au Nord, et contemplé le Spitzberg, en gardent l'esprit frappé. Cette masse de pics, de chaînes, de précipices, qui porte à quatre mille cinq cents pieds son front de cristaux, est comme une apparition dans la sombre mer. Ses glaciers, sur les neiges mates, se détachent en vives lueurs, vertes, bleues, pourpres, en étincelles, en pierreries, qui lui font un éblouissant diadème.
Pendant la nuit de plusieurs mois, l'aurore boréale éclate à chaque instant dans les splendeurs bizarres d'une illumination sinistre. Vastes et effrayants incendies qui remplissent tout l'horizon, éruption de jets magnifiques; un fantastique Etna, inondant de lave illusoire la scène de l'éternel hiver.
Tout est prisme dans une atmosphère de particules glacées où l'air n'est que miroirs et petits cristaux. De là de surprenants mirages. Nombre d'objets vus à l'envers, pour un moment apparaissent la tête en bas. Les couches d'air qui produisent ces effets sont en révolution constante; ce qui y devient plus léger monte à son tour et change tout; la moindre variation de température abaisse, élève; incline le miroir; l'image se confond avec l'objet, puis s'en sépare, se disperse, une autre image redressée monte au-dessus, une troisième apparaît pâle, affaiblie, de nouveau renversée.
C'est le monde de l'illusion. Si vous aimez les songes, si, rêvant éveillé, vous vous plaisez à suivre la mobile improvisation et le jeu des nuages, allez au Nord; tout cela se retrouve réel, et non moins fugitif, dans la flotte des glaces mouvantes. Sur le chemin, elles donnent ce spectacle. Elles singent toutes les architectures. Voici du grec classique, des portiques et des colonnades. Des obélisques égyptiens apparaissent, des aiguilles qui pointent au ciel, appuyées d'aiguilles tombées. Puis voici venir des montagnes, Ossa sur Pélion, la cité des Géants, qui, régularisée, vous donne des murs cyclopéens, des tables et dolmens druidiques. Dessous s'enfoncent des grottes sombres. Mais tout cela caduc; tout, aux frissons du vent, ondule et croule. On n'y prend pas plaisir, parce que rien ne s'asseoit. À chaque instant, dans ce monde à l'envers, la loi de pesanteur n'est rien: le faible, le léger, portent le fort; c'est, ce semble, un art insensé, un gigantesque jeu d'enfant, qui menace et peut écraser.
Il arrive parfois un incident terrible. À travers la grande flotte qui majestueusement, lentement, descend du nord, vient brusquement du sud un géant de base profonde, qui, enfonçant de six, de sept cents pieds sous la mer, est violemment poussé par les courants d'en bas. Il écarte ou renverse tout; il aborde, il arrive à la plaine de glaces; mais il n'est pas embarrassé. «La banquise fut brisée en une minute sur un espace de plusieurs milles. Elle craqua, tonna, comme cent pièces de canon; ce fut comme un tremblement de terre. La montagne courut près de nous; tout fut comble, entre elle et nous, de blocs brisés. Nous périssions; mais elle fila, rapidement emportée au nord-est.» (Duncan, 1826.)
C'est en 1818, après la guerre européenne, qu'on reprit cette guerre contre la nature, la recherche du grand passage. Elle s'ouvrit par un grave et singulier événement. Le brave capitaine John Ross, envoyé avec deux vaisseaux dans la baie de Baffin, fut dupe des fantasmagories de ce monde des songes. Il vit distinctement une terre qui n'existait pas, soutint qu'on ne pouvait passer. Au retour, on l'accable, on lui dit qu'il n'a pas osé; on lui refuse même de prendre sa revanche et de rétablir son honneur. Un marchand de liqueurs de Londres se piqua de faire plus que l'empire britannique. Il lui donna cinq cent mille francs, et Ross retourna, déterminé à passer ou mourir. Ni l'un ni l'autre ne lui fut accordé! Mais il resta, je ne sais combien d'hivers, ignoré, oublié, dans ces terribles solitudes. Il ne fui ramené que par dès baleiniers qui, trouvant ce sauvage, lui demandèrent si jadis il n'avait pas rencontré par hasard feu le capitaine John Ross.
Son lieutenant Parry, qui s'était cru sûr de passer, lit quatre fois quatre efforts obstinés; tantôt par la baie de Baffin et l'Ouest, tantôt par le Spitzberg et le Nord. Il fit des découvertes, s'avança hardiment avec un traîneau-barque, qui tour à tour flottait ou passait les glaçons. Mais ceux-ci, invariables dans leur route du Sud, l'emportaient toujours en arrière. Il ne passa pas plus que Ross.
En 1832, un courageux jeune homme, un Français, Jules de Blosseville, voulut que cette gloire appartint à la France. Il y mit sa vie, son argent; il paya pour périr. Il ne put même avoir un vaisseau de son choix: on lui donna la Lilloise, qui fit eau le jour même du départ. (Voir la notice de son frère). Il la raccommoda à ses frais, pour quarante mille francs. Dans ce hasardeux véhicule, il voulait attaquer la côte de fer, le Groënland oriental. Selon toute apparence, il n'y arriva même pas. On n'en eut nulle nouvelle.
Les expéditions des Anglais étaient tout autrement préparées, avec grande prudence, grande dépense, mais ne réussissaient guère mieux. En 1845, l'infortuné Franklin se perdit dans les glaces. Douze ans durant, on le chercha. L'Angleterre y montra une honorable obstination. Tous y aidèrent. Des Américains, des Français, y ont péri. Les pics, les caps de la région désolée, à côté du nom de Franklin, gardent celui de notre Bellot et des autres, qui se dévouèrent à sauver un Anglais. De son côté, John Ross avait offert de diriger les nôtres dans la recherche de Blosseville, d'organiser l'expédition. Le sombre Groënland est paré de tels souvenirs, et le désert n'est plus désert, lorsque l'on y retrouvé ces noms qui y témoignent de la fraternité humaine.
Lady Franklin fut admirable de foi. Jamais elle ne voulut se croire veuve. Elle sollicita incessamment de nouvelles expéditions. Elle jura qu'il vivait encore, et elle le persuada si bien, que, sept années après qu'il fut perdu, on le nomma contre-amiral. Elle avait raison, il vivait. En 1850, les Esquimaux le virent, disent-ils, avec une soixantaine d'hommes. Bientôt ils ne furent plus que trente, ne purent plus marcher ni chasser. Il leur fallut manger ceux qui mouraient. Si l'on eût écouté lady Franklin, on l'aurait retrouvé. Car elle disait (et le bon sens disait) qu'il fallait le chercher au Sud; qu'un homme, dans cette situation désespérée, n'irait pas l'aggraver en marchant vers le Nord. L'Amirauté, qui probablement s'inquiétait bien moins de Franklin que du fameux passage, poussait toujours ses envoyés au Nord. La pauvre femme désolée finit par faire elle-même ce qu'on ne voulait pas faire. Elle arma à grands frais un vaisseau pour le Sud. Mais il était trop tard. On trouva les os de Franklin.
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Pendant ce temps, des voyages plus longs, et ce pendant plus heureux, furent faits vers le pôle antarctique. Là, ce n'est pas ce mélange de terre, de mer, de glaces et de dégels tempétueux qui font l'horreur du Groënland. C'est une grande mer sans bornes, de lame forte et violente. Une immense glacière, bien plus étendue que la nôtre. Peu de terre. La plupart de celles qu'on a vues ou cru voir laissent toujours ce doute, si leurs changeants rivages ne seraient pas une simple ligne de glaces continues et accumulées. Tout varie selon les hivers. Morel, en 1820, Weddell en 1824, Ballerry en 1839, trouvèrent une échancrure, pénétrèrent dans une mer libre que plusieurs n'ont pu retrouver.
Le Français Kerguelen et l'Anglais James Ross ont eu des résultats certains, trouvé des terres incontestables.
Le premier, en 1771, découvrit la grande île Kerguelen, que les Anglais appellent la Désolation. Longue de deux cents lieues, elle à d'excellents ports, et, malgré le climat, une assez riche vie animale, de phoques, d'oiseaux, qui peuvent approvisionner un vaisseau. Cette glorieuse découverte, que Louis XVI à son avénement récompensa d'un grade, fut la perte de Kerguelen. On lui forgea des crimes. La furieuse rivalité des nobles officiers d'alors l'accabla. Ses jaloux servirent de témoins contre lui. C'est d'un cachot de six pieds carrés qu'il data le récit de sa découverte (1782).
En 1838, la France, l'Angleterre, l'Amérique, firent trois expéditions dans l'intérêt des sciences. L'illustre Duperrey avait ouvert la voie des observations magnétiques. On eût voulu les continuer sous le pôle même. Les Anglais chargèrent de cette étude une expédition confiée à James Ross, neveu, élève et lieutenant de John Ross, dont nous avons parlé. Ce fut un armement modèle, où tout fut calculé, choisi, prévu. James revint sans avoir perdu un seul homme ni eu même un malade.
L'Américain et le Français Wilkes et Dumont d'Urville n'étaient nullement armes ainsi. Les dangers et les maladies furent terribles pour eux. Plus heureux, James, tournant le cercle antarctique, entra dans les glaces, et trouva une terre réelle. Il avoue, avec une remarquable modestie, qu'il dut ce succès uniquement au soin admirable avec lequel on avait préparé ses vaisseaux. L'Érèbe et la Terreur, de leurs fortes machines, de leur scie, de leur proue, de leur poitrail de fer, ouvrirent la ceinture de glaces, naviguèrent à travers la croûte grinçante, et au delà trouvèrent une mer libre, avec des phoques, des oiseaux, des baleines. Un volcan, de douze mille pieds, aussi haut que l'Etna, jetait des flammes. Nulle végétation, nul abord; un granit escarpé où la neige ne tient même pas. C'est la terre; point de doute. L'Etna du pôle, qu'on a nommé Érèbe, avec sa colonne de feux, reste là pour le témoigner.
Donc un noyau terrestre centralise la glace antarctique (1841).
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Pour revenir à notre pôle arctique, les mois d'avril et mai 1853 sont pour lui une grande date.
En avril, on trouva le passage cherché pendant trois cents ans. On dut la chose à un heureux coup de désespoir.
Le capitaine Maclure, entré par le détroit de Behring, enfermé dans les glaces, affamé, au bout de deux ans, ne pouvant retourner, se hasarda à marcher en avant. Il ne fit que quarante milles, et trouva dans la mer de l'Est des vaisseaux anglais. Sa hardiesse le sauva, et la grande découverte fut enfin consommée.
Au même moment, mai 1853, partit une expédition de New-York pour l'extrême Nord. Un jeune marin, Elischa Kent Kane, qui n'avait pas trente ans, et qui déjà avait couru toute la terre, venait de lancer une idée, hasardée, mais très-belle, qui piquait vivement l'ambition américaine. De même que Wilkes avait promis de découvrir un monde, Kane s'engageait à trouver une mer, une mer libre sous le pôle. Tandis que les Anglais, dans leur routine, cherchaient d'est en ouest, Kane allait monter droit au nord, et prendre possession de ce bassin inexploré. Les imaginations furent saisies. Un armateur de New-York, M. Grinnell, donna généreusement deux vaisseaux. Les sociétés savantes aidèrent et tout le public. Les dames, de leurs mains, travaillaient aux préparatifs avec un zèle religieux. Les équipages, choisis, formés de volontaires, jurèrent trois choses: obéissance, abstinence de liqueurs et de tout langage profane. Une première expédition, qui manqua, ne découragea pas M. Grinnell ni le public américain. Une seconde fut organisée avec le secours de certaines sociétés de Londres qui avaient en vue ou la propagation biblique ou une dernière recherche de Franklin.
Peu de voyages sont plus intéressants. On s'explique à merveille l'ascendant que le jeune Kane avait exercé. Chaque ligne est marquée de sa force, de sa vivacité brillante, et d'un merveilleux en avant! Il sait tout, il est sûr de tout, ardent, mais positif. Il ne mollira pas, on le sent, devant les obstacles. Il ira loin, et aussi loin qu'on peut aller. Le combat est curieux entre un tel caractère et l'impitoyable lenteur de la nature du Nord, remparts d'obstacles terribles. À peine est-il parti, qu'il est déjà pris de l'hiver, forcé d'hiverner six mois sous les glaces. Au printemps même, un froid de soixante-dix degrés! À l'approche du second hiver, au 28 août, il est abandonné; il ne lui reste que huit hommes sur dix-sept. Moins il a d'hommes et de ressources, plus il est âpre et dur, voulant, dit-il, se faire mieux respecter. Ses bons amis les Esquimaux qui aident à le nourrir, et dont il est même forcé de prendre quelques petits objets (p. 440), se sont accommodés chez lui de trois vases de cuivre. En retour, il leur prend deux femmes. Châtiment excessif, sauvage. Entre huit matelots qui lui sont restés à grand'peine, et dans un relâchement forcé de la discipline, il n'était guère prudent d'amener là ces pauvres créatures. Elles étaient mariées. «Sivu, femme de Metek, et Aningna, femme de Marsinga,» restent à pleurer cinq jours. Kane s'efforce d'en rire et de nous en faire rire: «Elles pleuraient, dit-il, et chantaient des lamentations, mais ne perdaient pas l'appétit.» Les maris, les parents, arrivent avec les objets dérobés, et prennent tout en douceur, comme des hommes intelligents qui n'ont d'armes que des arêtes de poissons contre des revolvers. Ils souscrivent à tout, promettent amitié, alliance. Mais, quelques jours après, ils ont fui, disparu! dans quels sentiments d'amitié? on le devine. Ils diront sur leur route aux peuplades errantes combien il faut fuir l'homme blanc. Voilà comme on se ferme un monde.
La suite est bien lugubre. Si cruelles sont les misères, que les uns meurent, les autres veulent retourner. Kane ne lâche pas prise: il a promis une mer, il faut qu'il en trouve une. Complots, désertions, trahisons, tout ajoute à l'horreur de la situation. Au troisième hivernage, sans vivres, sans chauffage, il serait mort si d'autres Esquimaux ne l'eussent nourri de leur pêche: lui, il chassai pour eux. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, envoyés en expédition, ont la bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin. Ils rapportent du moins qu'ils ont aperçu une grande étendue d'eau libre et non gelée, et autour, des oiseaux, qui semblaient s'abriter dans ce climat moins rude.
C'est tout ce qu'il fallait pour revenir. Kane, sauvé par les Esquimaux, qui n'abusèrent pas de leur nombre, ni de son extrême misère, leur laisse son vaisseau dans les glaces.
Faible, épuisé, il réussit encore, par un voyage de quatre-vingt-deux jours, à revenir au sud; mais c'est pour y mourir. Ce jeune homme intrépide, qui approcha du pôle plus près qu'aucun mortel, mourant, emporta la couronne que les sociétés savantes de la France ont mise à son tombeau, le grand prix de géographie.
Dans ce récit, où il y a tant de choses terribles, il y en a une touchante. Elle donne la mesure des souffrances excessives d'un tel voyage: c'est la mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve, admirables; il avait des chiens Esquimaux; c'étaient ses compagnons plus qu'aucun homme. Dans ses longs hivernages, des nuits de tant de mois, ils veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les ténèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de ces bonnes bêtes, qui venaient réchauffer ses mains. Les Terre-Neuve d'abord furent malades: il l'attribue à la privation de lumière; quand on leur montrait des lanternes, ils allaient mieux. Mais, peu à peu une mélancolie étrange les gagna, ils devinrent fous. Les chiens Esquimaux les suivirent: il n'y eut pas jusqu'à sa chienne Flora, la plus sage, la plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres et qui ne succombât. C'est le seul point, je crois, dans son âpre récit, où ce ferme cœur semble ému.
V
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER
En revenant sur tout ce qui précède et sur toute l'histoire des voyages, on a deux sentiments contraires:
1º L'admiration de l'audace, du génie, avec lesquels l'homme a conquis les mers, maîtrisé sa planète;
2º L'étonnement de le voir si inhabile en tout ce qui touche l'homme; de voir que, pour la conquête des choses, il n'a su faire nul emploi des personnes; que partout le navigateur est venu en ennemi, a brisé les jeunes peuples, qui, ménagés, eussent été, chacun dans son petit monde, l'instrument spécial pour le mettre en valeur.
Voilà l'homme en présence du globe qu'il vient de découvrir: il est là comme un musicien novice devant un orgue immense, dont à peine il tire quelques notes. Sortant du moyen âge, après tant de théologie et de philosophie, il s'est trouvé barbare: de l'instrument sacré, il n'a su que casser les touches.
Les chercheurs d'or ont commencé, comme on a vu, ne voulant qu'or, rien de plus, brisant l'homme. Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible qui, d'avance, fait frémir de ce que feront ses successeurs. Dès qu'il touche Haïti: «Où est l'or? et qui a de l'or?» ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d'or. Ils lui promettaient d'en chercher. Ils s'ôtaient leurs propres anneaux pour satisfaire plus tôt ce pressant appétit.
Il nous fait un touchant portrait de cette race infortunée, de sa beauté, de sa bonté, de son attendrissante confiance. Avec tout cela, le Génois a sa mission d'avarice, ses dures habitudes d'esprit. Les guerres turques, les galères atroces et leurs forçats, les ventes d'hommes, c'était la vie commune. La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d'enfants, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu'une pensée tristement mercantile, c'est qu'on pourrait les faire esclaves.
Il ne veut pas pourtant qu'on les enlève, «car ils appartiennent au roi et à la reine.» Mais il dit ces sombres paroles, bien significatives: «Ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les travaux qu'on leur commandera. Mille d'entre eux fuient devant trois des nôtres. Si Vos Altesses m'ordonnaient de les emmener ou de les asservir ici, rien ne s'y opposerait: il suffirait de cinquante hommes.» (14 oct. et 16 déc.)
Tout à l'heure reviendra d'Europe l'arrêt général de ce peuple. Ils sont les serfs de l'or, tous employés à le chercher, tous soumis aux travaux forcés. Lui-même nous apprend que, douze ans après, les six septièmes de la population ont disparu; et Herrera ajoute qu'en vingt-cinq ans elle tomba d'un million d'âmes à quatorze mille.
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Ce qui suit, on le sait. Le mineur, le planteur, exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. Et qu'est-il arrivé? Le noir seul a vécu, et vit, dans les terres basses et chaudes, immensément fécondes. L'Amérique lui restera: l'Europe a fait précisément l'envers de ce qu'elle a voulu.
Son impuissance coloniale a éclaté partout. L'aventurier français n'a pas vécu; il venait sans famille, et apportait ses vices, fondait dans la masse barbare, au lieu de la civiliser. L'Anglais, sauf deux pays tempérés où il a passé en masse et en famille, ne vit pas davantage au delà des mers; l'Inde ne saura pas dans un siècle qu'il y vécut. Le missionnaire protestant, catholique, a-t-il eu influence, a-t-il fait un chrétien? «Pas un,» me disait Burnouf, si informé. Il y a entre eux et nous trente siècles, trente religions. Si l'on veut forcer leur cerveau, il advient ce que M. de Humboldt observa dans les villages américains qu'on appelle encore les Missions; ayant perdu la sève indigène sans rien prendre de nous, vivants de corps et morts d'esprit, stériles, inutiles à jamais, ils restent de grands enfants, hébétés, idiots.
Nos voyages de savants, qui font tant d'honneur aux modernes, le contact de l'Europe civilisée qui va partout, ont-ils profité aux sauvages? Je ne le vois pas. Pendant que les races héroïques de l'Amérique du Nord périssent de faim et de misère, les races molles et douces de l'Océanie fondent, à la honte de nos navigateurs, qui, là, au bout du monde, jettent le masque de décence, ne se contraignent plus. Population aimable et faible, où Bougainville trouva l'excès de l'abandon, où les marchands apôtres de l'Angleterre gagnent de l'argent et point d'âmes, elle s'écoule misérablement dévorée de nos vices, de nos maladies.
La longue côte de Sibérie avait naguère des habitants. Sous ce climat si dur, des nomades vivaient, chassant les animaux à fourrures précieuses, qui les nourrissaient, les couvraient. La police russe, insensée, les a forcés de se fixer et de se faire agriculteurs, là où la culture est impossible. Donc, ils meurent, et plus d'hommes. D'autre part, le commerce, insatiable et imprévoyant, n'épargnant pas la bête à ses saisons d'amour, l'a également exterminée. Solitude, aujourd'hui, parfaite solitude, sur une côte de mille lieues de long. Que le vent siffle, que la mer gèle. Que l'aurore boréale transfigure la longue nuit. La nature aujourd'hui n'a plus de témoin qu'elle-même.
Le premier soin, dans les voyages arctiques du Groënland, aurait dû être de former à tout prix une bonne amitié avec les Esquimaux, d'adoucir leurs misères, d'adopter leurs enfants, et d'en élever en Europe, de faire au milieu d'eux des colonies, des écoles de découvreurs. On voit dans John Ross, et partout, qu'ils sont intelligents et très-vite acceptent les arts de l'Europe. Des mariages se seraient faits entre leurs filles et nos marins: une population mixte serait née, à laquelle ce continent du Nord aurait appartenu. C'était le vrai moyen de trouver aisément, de régulariser le passage qu'on désirait tant. Il y fallait trente ans; on en a mis trois cents; et il se trouve qu'on n'a rien fait, parce qu'en effrayant ces pauvres sauvages qui vont au Nord et meurent, on a brisé définitivement l'homme du lieu et le génie du lieu! Qu'importe d'avoir vu ce désert, s'il devient à jamais inhabitable et impossible?
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On peut juger que si l'homme a ainsi traité l'homme, il n'a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d'horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours.
Les anciennes relations s'accordent à dire qu'à nos premières approches, ils ne montraient que confiance et curiosité sympathique. On passait à travers les familles paisibles des lamantins et des phoques, qui laissaient approcher. Les pingouins, les manchots, suivaient le voyageur, profitaient du foyer, et, la nuit, venaient se glisser sous l'habit des matelots.
Nos pères supposaient volontiers, et non sans vraisemblance, que les animaux sentent comme nous. Les Flamands attiraient l'alose par un bruit de clochettes (Valenc., 20, 327). Quand on faisait de la musique sur les barques, on ne manquait pas de voir venir la baleine (Noël, 223); la jubarte spécialement se plaisait avec les hommes, venait tout autour jouer et folâtrer.
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Ce que les animaux avaient de meilleur, et ce qu'on a presque détruit à force de persécutions, c'était le mariage. Isolés, fugitifs, ils n'ont maintenant que l'amour passager, sont tombés à l'état d'un misérable célibat, qui de plus en plus est stérile.
Le mariage, fixe, réel, c'est la vie de nature qui se trouvait presque chez tous. Le mariage, et d'un seul amour, fidèle jusqu'à la mort, existe chez le chevreuil, chez la pie, le pigeon, l'inséparable (espèce de joli perroquet), chez le courageux kamichi, etc. Pour les autres oiseaux, il dure au moins jusqu'à ce que les petits soient élevés. La famille est alors forcée de se séparer par le besoin qu'elle a d'étendre le rayon où elle cherche sa nourriture.
Le lièvre dans sa vie agitée, la chauve-souris dans ses ténèbres, sont très-tendres pour la famille. Il n'est pas jusqu'aux crustacés, aux poulpes, qui ne s'aiment et ne se défendent; la femelle prise, le mâle se précipite et se fait prendre.
Combien plus l'amour, la famille, le mariage au sens propre, existent-ils chez les doux amphibies! Leur lenteur, leur vie sédentaire, favorisent l'union fixe. Chez le Morse (éléphant marin), cet animal énorme et de figure bizarre, l'amour est intrépide; le mari se fait tuer pour la femme, elle pour l'enfant. Mais, ce qui est unique, ce qu'on ne retrouve nulle part, même chez les plus hauts animaux, c'est que le petit, déjà sauvé et caché par la mère, la voyant combattre pour lui, accourt pour la défendre, et, d'un cœur admirable, vient combattre et mourir pour elle.
Chez l'Otarie, autre amphibie, Steller vit une scène étrange, une scène de ménage absolument humaine:
Une femelle s'était laissé voler son petit. Le mari, furieux, la battait. Elle rampait devant lui, le baisait, pleurait à chaudes larmes: «Sa poitrine était inondée.»
Les baleines, qui n'ont pas la vie fixe de ces amphibies, dans leurs courses errantes à travers l'Océan, vont cependant volontiers deux à deux. Duhamel et Lacépède disent qu'en 1723 deux baleines qu'on rencontra ainsi, ayant été blessées, aucune ne voulut quitter l'autre. Quand l'une fut tuée, l'autre se jeta sur son corps avec d'épouvantables mugissements.
S'il était dans le monde un être qu'on dût ménager, c'était la baleine franche, admirable trésor, où la nature a entassé tant de richesses. Être, de plus, inoffensif, qui ne fait la guerre à personne, et ne se nourrit point des espèces qui nous alimentent. Sauf sa queue redoutable, elle n'a nulle arme, nulle défense. Et elle a tant d'ennemis! Tout le monde est hardi contre elle. Nombre d'espèces s'établissent sur elle et vivent d'elle, jusqu'à ronger sa langue. Le Narval, armé de perçantes défenses, les lui enfonce dans la chair. Des Dauphins sautent et la mordent; et le Requin, au vol, d'un coup de scie, lui arrache un lambeau sanglant.
Deux êtres, aveugles et féroces, s'attaquent à l'avenir, font lâchement la guerre aux femelles pleines; c'est le cachalot, et c'est l'homme. L'horrible cachalot, où la tête est le tiers du corps, où tout est dents, mâchoires, de ses quarante-huit dents, la mord au ventre, lui mange son petit dans le corps. Hurlante de douleur, il la mange elle-même. L'homme la fait souffrir plus longtemps; il la saigne, lui fait, coup sur coup, de cruelles blessures. Lente à mourir, dans sa longue agonie, elle tressaille, elle a des retours terribles de force et de douleur. Elle est morte, et sa queue, comme galvanisée, frémit d'un mouvement redoutable. Ils vibrent, ces pauvres bras, naguère chauds d'amour maternel; ils semblent vivre encore et chercher encore le petit.
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On ne peut se représenter ce que fut cette guerre, il y a cent ans ou deux cents ans, lorsque les baleines abondaient, naviguaient par familles, lorsque des peuples d'amphibies couvraient tous les rivages. On faisait des massacres immenses, des effusions de sang, telles qu'on n'en vit jamais dans les plus grandes batailles. On tuait en un jour des quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants marins! C'est-à-dire qu'on tuait pour tuer. Car comment profiter de cet abatis de colosses dont un seul a tant d'huile et tant de sang? Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? souiller la mer?
On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Souvent on s'amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement des animaux trop lourds, ou trop doux, pour se revancher. Péron vit un matelot qui s'acharnait ainsi sur la femelle d'un phoque; elle pleurait comme une femme, gémissait, et chaque fois qu'elle ouvrait sa bouche sanglante, il frappait d'un gros aviron, et lui cassait les dents.
Aux nouvelles Shetlands du sud, dit Dumont d'Urville, les Anglais et Américains ont exterminé les phoques en quatre ans. Par une fureur aveugle, ils égorgeaient les nouveau-nés, tuaient les femelles pleines. Souvent, ils tuent pour la peau seule, et perdent des quantités énormes d'huile dont on eût profité.
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Ces carnages sont une école détestable de férocité qui déprave indignement l'homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse de bouchers. Honte de la nature! on voit alors en tous (même, à l'occasion, dans les plus délicates personnes), on voit quelque chose surgir d'inattendu, d'horrible. Chez un aimable peuple, au plus charmant rivage, il se fait une étrange fête. On réunit jusqu'à cinq cents ou six cents thons, pour les égorger en un jour. Dans une enceinte de barques, le vaste filet, la madrague divisée en plusieurs chambres, soulevée par des cabestans, les fait peu à peu arriver en haut dans la chambre de mort. Autour, deux cents hommes cuivrés, avec des harpons, des crochets, attendent. De vingt lieues à la ronde arrivent le beau monde, les jolies femmes et leurs amants. Elles se mettent au bord et au plus près, pour bien voir la tuerie, parent l'enceinte d'un cercle charmant. Le signal est donné, on frappe. Ces poissons, qu'on dirait des hommes, bondissent, piqués, percés, tranchés, rougissant l'eau déplus en plus. Leur agitation douloureuse, et la furie de leurs bourreaux, la mer qui n'est plus mer, mais je ne sais quoi d'écumant qui vit et fume, tout cela porte à la tête. Ceux qui venaient pour regarder agissent, ils trépignent, ils crient, ils trouvent qu'on tue lentement. Enfin, on circonscrit l'espace; la masse fourmillante des blessés, des morts, des mourants, se concentre dans un seul point: sauts convulsifs, coups furieux; l'eau jaillit et la rosée rouge...
Et cela a comblé l'ivresse. Même la femme délire et s'oublie; elle est emportée du vertige. Tout fini, elle soupire, épuisée, mais non satisfaite, et dit en partant: «Quoi! c'est tout?»
VI
LE DROIT DE LA MER
Un grand écrivain populaire qui donne à tout ce qu'il touche un caractère de simplicité lumineuse et saisissante, Eugène Noël a dit: «On peut faire de l'Océan une fabrique immense de vivres, un laboratoire de subsistances plus productif que la terre même; fertiliser tout, mer, fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la terre; voici venir l'art de cultiver les eaux... Entendez-vous, nations!» (Pisciculture.)
Plus productif que la terre? comment cela? M. Baude l'explique très-bien dans un important travail sur la pêche qu'il a publié. C'est que le poisson est, entre tous les êtres, susceptible de prendre, avec une nourriture minime, le plus énorme accroissement. Pour l'entretenir seulement, il ne faut rien, ou presque rien. Rondelet raconte qu'une carpe, qu'il garda trois ans dans une bouteille d'eau sans lui donner à manger, grossit cependant de sorte qu'elle n'aurait pu être tirée de la bouteille. Le saumon, pendant le séjour de deux mois qu'il fait dans l'eau douce, s'abstient presque de nourriture, et pourtant ne dépérit pas. Son séjour dans les eaux salées lui donne en moyenne (accroissement prodigieux!) six livres de chair. Cela ne ressemble guère au lent et coûteux progrès de nos animaux terrestres. Si l'on mettait en un tas ce que mange pour s'engraisser un bœuf, ou seulement un porc, on serait effrayé de voir la montagne de nourriture qu'ils consomment pour en venir là.
Aussi celui de tous les peuples où la question de subsistance a été la plus menaçante, le peuple chinois, si prolifique, si nombreux, avec ses trois cent millions d'hommes, s'est adressé directement à cette grande puissance de génération, la plus riche manufacture de vie nourrissante. Sur tout le cours de ses grands fleuves, de prodigieuses multitudes ont cherché dans l'eau une alimentation plus régulière que celle de la culture des plantes. L'agriculteur tremble toujours; un coup de vent, une gelée, le moindre accident, lui enlève tout et le frappe de famine. Au contraire, la moisson vivante qui pousse au fond de ces fleuves nourrit invariablement les innombrables familles qui la couvrent de leurs barques, et qui, sûres de leurs poissons, fourmillent et multiplient de même.
En mai, sur le fleuve central de l'Empire, se fait un commerce immense de frai de poisson, que des marchands viennent acheter pour le revendre partout à ceux qui veulent déposer dans leurs viviers domestiques l'élément de fécondation. Chacun a ainsi sa réserve, qu'il nourrit tout bonnement avec les débris du ménage.
Les Romains agissaient de même. Ils poussaient l'art de l'acclimatation jusqu'à faire éclore dans l'eau douce les œufs des poissons de mer.
La fécondation artificielle, trouvée au dernier siècle par Jacobi en Allemagne, pratiquée au nôtre en Angleterre avec le plus fructueux succès, a été réinventée chez nous, en 1840, par un pêcheur de la Bresse, Remy, et c'est depuis ce temps qu'il est devenu populaire et en France et en Europe.
Entre les mains de nos savants, Coste, Pouchet, etc., cette pratique est devenue une science. On a connu entre autres choses les relations régulières de la mer et de l'eau douce, je veux dire les habitudes de certains poissons de mer qui viennent dans nos rivières à certaines saisons. L'anguille, quel qu'en soit le berceau, dès qu'elle a acquis seulement la grosseur d'une épingle, s'empresse de remonter la Seine, en tel nombre et d'un tel torrent, que le fleuve s'en trouve blanchi. Ce trésor, qui ménagé, donnerait des milliards de poissons pesant chacun plusieurs livres, est indignement dévasté. On vend par baquets, à vil prix, ces germes si précieux. Le saumon n'est pas moins fidèle. Il revient invariablement de la mer à la rivière où il a pris naissance. Ceux qu'on a marqués d'un signe se représentent sans qu'aucun presque manque à l'appel. Leur amour du fleuve natal est tel, que, s'il est coupé par des barrages, des cascades mêmes, ils s'élancent et font de mortels efforts pour y remonter.
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La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si l'homme savait seulement respecter l'ordre qui y règne et s'abstenait de le troubler.
Il ne doit pas oublier qu'elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes, pour le salut de la planète. Elle contribue puissamment à en créer l'harmonie, à en assurer la conservation, la salubrité. Tout cela se faisait, pendant des millions de siècles peut-être, avant la naissance de l'homme. On se passait à merveille de lui et de sa sagesse. Ses aînés, enfants de la mer, accomplissaient entre eux parfaitement la circulation de substance, les échanges, les successions de vie, qui sont le mouvement rapide de purification constante. Que peut-il à ce mouvement, continué si loin de lui, dans ce monde obscur et profond? Peu en bien, davantage en mal. La destruction de telle espèce peut être une atteinte fâcheuse à l'ordre, à l'harmonie du tout. Qu'il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent surabondamment, à la bonne heure; qu'il vive sur des individus, mais qu'il conserve les espèces; dans chacune il doit respecter le rôle, que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature.
Nous avons déjà traversé deux âges de barbarie.
Au premier, on dit comme Homère: «la mer stérile.» On ne la traverse que pour chercher au delà des trésors fabuleux, ou exagérés follement.
Au second, on aperçut que la richesse de la mer est surtout en elle-même, et l'on mit la main dessus, mais de manière aveugle, brutale, violente.
À la haine de la nature qu'eut le moyen âge, s'est ajoutée l'âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terribles, qui tuent de loin, tuent sans péril, tuent en masse. À chaque progrès dans l'art, progrès de barbarie féroce, progrès dans l'extermination.
Exemple: le harpon lancé par une machine foudroyante. Exemple: la drague, le filet destructeur, employé dès 1700, filet qui traîne, immense et lourd, et moissonne jusqu'à l'espérance, a balayé le fond de l'Océan. On nous le défendait. Mais l'étranger venait et draguait sous nos yeux. (V. Tifaigne.) Des espèces s'enfuirent de la Manche, passèrent vers la Gironde. D'autres ont défailli pour toujours. Il en sera de même d'un poisson excellent, magnifique, le maquereau, qu'on poursuit barbarement en toute saison. (Valenc., Dict. X, 352.) La prodigieuse génération de la morue ne la garantit pas. Elle diminue même à Terre-Neuve. Peut-être elle s'exile vers des solitudes inconnues.
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Il faut que les grandes nations s'entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l'homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la France, l'Angleterre, les États-Unis, proposent aux autres nations et les décident à promulguer, toutes ensemble, un Droit de la mer.
Les vieux règlements spéciaux des pêches riveraines ne peuvent plus servir à rien dans la navigation moderne. Il faut un code commun des nations, applicable à toutes les mers, un code qui régularise, non-seulement les rapports de l'homme à l'homme, mais ceux de l'homme aux animaux.
Ce qu'il se doit, ce qu'il leur doit, c'est de ne plus faire de la pêche une chasse aveugle, barbare, où l'on tue plus qu'on ne peut prendre, où le pêcheur immole sans profit le petit qui, dans un an, l'aurait richement nourri, et qui, par la mort d'un seul, l'eût dispensé de donner la mort à une foule d'autres.
Ce que l'homme se doit et leur doit, c'est de ne pas prodiguer sans cause la mort et la douleur.
Les Hollandais et les Anglais ont l'attention de tuer immédiatement le hareng. Les Français, plus négligents, le jettent dans la barque et l'entassent, le laissent mourir d'asphyxie. Cette longue agonie l'altère, lui ôte de son goût, de sa fermeté. Il est macéré de douleur, il lui advient ce qu'on observe dans les bestiaux qui meurent de maladie. Pour la morue, nos pêcheurs la découpent au moment où elle est prise; celle qui tombe la nuit aux filets, et qui a de longues heures d'efforts, d'agonie désespérée, ne vaut rien en comparaison de celle qu'on tue du premier coup (excellentes observations de M. Baude).
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Sur terre, les temps de la chasse sont réglés; ceux de la pêche doivent l'être également, en ayant égard aux saisons où se reproduit chaque espèce.
Elle doit être aménagée, comme on fait pour la coupe des bois, en laissant à la production le temps de se réparer.
Les petits, les femelles pleines, doivent être respectés, spécialement dans les espèces qui ne sont pas surabondantes, spécialement chez les êtres supérieurs et moins prolifiques, les cétacés, les amphibies.
Nous sommes forcés de tuer: nos dents, notre estomac, démontrent que c'est notre fatalité d'avoir besoin de la mort. Nous devons compenser cela en multipliant la vie.
Sur terre, nous créons, défendons les troupeaux, nous faisons multiplier nombre d'êtres qui ne naîtraient pas, seraient moins féconds, ou périraient jeunes, dévorés des bêtes féroces. C'est un quasi-droit que nous avons sur eux.
Dans les eaux, il y a encore plus de jeunes vies annulées: en les défendant, en les propageant, et les rendant très-nombreuses, nous nous créons un droit de vivre du trop-plein. La génération y est susceptible d'être dirigée comme un élément, indéfiniment augmentée. L'homme, en ce monde-là surtout, apparaît le grand magicien, le puissant promoteur de l'amour et de la fécondité. Il est l'adversaire de la mort; car, s'il en profite lui-même, la part qu'il s'adjuge n'est rien, en comparaison des torrents de vie qu'il peut créer à volonté.
Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l'animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création, il faut la paix absolue pour un demi-siècle. Elle réparera ses désastres. N'étant plus poursuivie, elle reviendra dans son climat naturel, la zone tempérée; elle y retrouvera son innocente vie de paître la prairie vivante, les petits êtres élémentaires. Replacée dans ses habitudes et dans son alimentation, elle refleurira, reprendra ses proportions gigantesques; nous reverrons des baleines de deux cents, trois cents pieds de long. Que ses anciens rendez-vous d'amour soient sacrés. Cela aidera beaucoup à la rendre de nouveau féconde. Jadis elle préférait une baie de la Californie. Pourquoi ne pas la lui laisser? Elle n'irait plus chercher les glaces atroces du pôle, les misérables retraites où l'on va follement la troubler encore, de manière à rendre impossible l'amour dont on eût profité.
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La paix pour la baleine franche; la paix pour le dugong, le morse, le lamantin, ces précieuses espèces, qui bientôt auraient disparu. Il leur faut une longue paix, comme celle qui très-sagement a été ordonnée en Suisse pour le bouquetin, bel animal qu'on avait traqué, et presque détruit; on le croyait perdu même, et bientôt il a reparu.
Pour tous, amphibies et poissons, il faut une saison de repos: il faut une Trêve de Dieu.
La meilleure manière de les multiplier, c'est de les épargner au moment où ils se reproduisent, à l'heure où la nature accomplit en eux son œuvre de maternité.
Il semble qu'eux-mêmes ils sachent qu'à ce moment ils sont sacrés: ils perdent leur timidité, ils montent à la lumière, ils approchent des rivages; ils ont l'air de se croire sûrs de quelque protection.
C'est l'apogée de leur beauté, de leur force. Leurs livrées brillantes, leur phosphorescence, indiquent le suprême rayonnement de la vie. En toute espèce qui n'est point menaçante par l'excès de la fécondité, il faut religieusement respecter ce moment. Qu'ils meurent après, à la bonne heure! S'il faut les tuer, tuez-les! mais que d'abord ils aient vécu.
Toute vie innocente a droit au moment du bonheur, au moment où l'individu, quelque bas qu'il semble placé, dépasse la limite étroite de son moi individuel, veut au delà de lui-même, et, de son désir obscur, pénètre dans l'infini où il doit se perpétuer.
Que l'homme y coopère! qu'il aide à la nature! Il en sera béni, de l'abîme aux étoiles. Il aura un regard de Dieu, s'il se fait avec lui promoteur de la vie, de la félicité, s'il distribue à tous la part que les plus petits même ont droit d'en avoir ici-bas.
LIVRE QUATRIÈME
LA RENAISSANCE PAR LA MER
I
L'ORIGINE DES BAINS DE MER
La mer, si mal traitée par l'homme dans cette guerre impitoyable, n'en a pas moins été pour lui généreuse et bienfaisante. Lorsque la terre qu'il aime tant, la rude terre l'usait, l'épuisait, c'est cette mer redoutée, maudite, qui l'accueillait sans rancune, le reprenait sur son sein, lui rendait la sève et la vie.
N'est-ce pas d'elle en effet que surgit la vie primitive? Elle en a tous les éléments dans une merveilleuse plénitude. Pourquoi, quand nous défaillons, n'irions-nous pas nous refaire à la source débordante qui nous invite à puiser?
Elle est bonne et large pour tous, mais plus bienfaisante, ce semble, plus sympathique pour les créatures moins éloignées de la vie naturelle, pour les enfants innocents qui souffrent des péchés de leurs pères, pour les femmes, victimes sociales, dont les fautes sont surtout d'amour, et qui, moins coupables que nous, portent cependant bien plus le poids de la vie. La mer, qui est une femme, se plaît à les relever; elle donne sa force à leur faiblesse; elle dissipe leurs langueurs; elle les pare et les refait belles, jeunes de son éternelle fraîcheur. Vénus, qui jadis sortit d'elle, en renaît encore tous les jours,—non pas la Vénus énervée, la pleureuse, la mélancolique,—la vraie Vénus, victorieuse, dans sa puissance triomphale de fécondité, de désir.
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Comment entre cette grande force, salutaire, mais âpre, sauvage, et notre grande faiblesse, peut se faire le rapprochement? Quelle union entre deux partis à ce point disproportionnés? C'était une grande question. Un art, une initiation, y furent nécessaires. Pour les comprendre, il faut connaître le temps et l'occasion où cet art commença à se révéler.
Entre deux âges de force, la force de la Renaissance, la force de la Révolution, il y eut un temps d'affaissement, où des signes graves accusèrent une énervation morale et physique. Le vieux monde qui s'en allait, et le jeune qui n'arrivait pas, laissèrent entre eux un entr'acte d'un siècle ou deux. Conçues du vide, naquirent des générations faibles, maladives. L'excès des plaisirs, l'excès des misères, les décimaient également. La France, trois fois ruinée de fond en comble en un siècle, s'acheva dans une orgie de malades, la Régence. L'Angleterre, qui pourtant alors grandissait sur nos ruines, ne semblait guère moins atteinte. L'idée puritaine y avait faibli et nulle autre ne venait. Aplatie sous Charles II, elle traversa plus tard le bourbeux marais des Walpole. Dans l'affaissement public, les bas instincts se firent jour. Le beau livre du Robinson laisse entrevoir l'apparition imminente de l'alcoolisme. Un autre livre (terrible), où la médecine s'aidait de toutes les menaces bibliques, dénonça le sombre suicide de dépravation égoïste qui fuyait le mariage.
Pensées troubles, habitudes mauvaises, vie molle et malsaine, tout cela se traduisait physiquement par le relâchement des tissus, l'affaissement morbide des chairs, les scrofules, etc. Des carnations charmantes cachaient les plus tristes maux. Anne d'Autriche, renommée pour son extrême fraîcheur, était morte d'un ulcère. La princesse de Soubise, cette blonde éblouissante, fondit, pour ainsi parler, s'en alla comme en lambeaux.
En Angleterre, un grand seigneur curieux, le duc de Newcastle, demande au docteur Russell pourquoi la race s'altère, va dégénérant, pourquoi ces lis et ces roses couvrent des scrofules.
Il est fort rare qu'une race entamée se raffermisse. La race anglaise le fit cependant. Elle reprit (pour soixante-dix ou quatre-vingts ans) une force extraordinaire et une extrême activité. Elle dut sa rénovation d'abord à ses grandes affaires (rien de sain comme le mouvement), et aussi, il faut le dire, au changement de ses habitudes. Elle adopta une autre alimentation, une autre éducation, une autre médecine; chacun voulut être fort pour agir, commercer, gagner.
Il n'y fallut pas de génie. Les grandes idées de cette rénovation étaient trouvées, mais il fallait les appliquer. Le Morave Coménius, devançant Rousseau d'un siècle, avait dit: «Revenez à la nature. Suivez-la dans l'éducation.» Le Saxon Hoffmann avait dit: «Revenez à la nature. Suivez-la dans la médecine.»
Hoffmann était venu à point, vers le temps de la Régence, après l'orgie des plaisirs et l'orgie de médicaments par laquelle on aggravait l'autre. Il dit: «Fuyez les médecins; soyez sobres et buvez de l'eau.» Ce fut une réforme morale. Ainsi nous avons vu Priessnitz (1830), après les bacchanales de la Restauration, imposer à la haute aristocratie de l'Europe la plus rude pénitence, la nourrir du pain des paysans, tenir en plein hiver les dames les plus délicates sous les cascades d'eau de neige, au milieu des sapins du Nord, dans un enfer de froid qui, par réaction, en fait un de feu. Tellement violent est, dans l'homme, l'amour de la vie, si forte est sa peur de la mort, sa dévotion à la Nature, quand il en espère un répit.
Au fait, pourquoi l'eau ne serait-elle pas le salut de l'homme? Selon Berzélius, il n'est qu'eau (aux quatre cinquièmes), et, demain, il va se résoudre en eau. Elle est, dans la plupart des plantes, juste en même proportion. Et de même, comme eau salée, elle couvre les quatre cinquièmes du globe. Elle est, pour l'élément aride, une constante hydrothérapie qui le guérit de sa sécheresse. Elle le désaltère, le nourrit, gonfle ses fruits, ses moissons. Étrange et prodigieuse fée! avec peu, elle fait tout; avec peu, elle détruit tout, basalte, granit et porphyre. Elle est la grande force, mais la plus élastique, qui se prête aux transitions de l'universelle métamorphose. Elle enveloppe, pénètre, traduit, transforme la nature.
Dans quel affreux désert, dans quelle sombre forêt ne va-t-on pas chercher les eaux qui sortent de la terre! Quelle religion superstitieuse pour ces sources redoutables qui nous apportent les vertus cachées et les esprits du globe! J'ai vu des fanatiques qui n'avaient de Dieu que Carlsbad, ce miraculeux rendez-vous des eaux les plus contradictoires. J'ai vu des dévots de Baréges. Et, moi-même, j'eus l'esprit frappé devant les fanges bouillonnantes où l'eau sulfureuse d'Acqui fourmille, se travaille elle-même avec d'étranges pulsations qu'on ne voit qu'aux êtres animés.
Les thermes, c'est la vie ou la mort; leur action est décisive. Que de malades auraient langui et leur ont dû une prompte fin! Souvent ces puissantes eaux donnent une subite renaissance, ramènent un moment la santé et font un rappel redoutable des passions d'où est né le mal. Celles-ci reviennent violentes, à gros bouillons, comme les sources brûlantes qui les réveillent. Fumées, vapeurs sulfureuses, air enivrant de la contrée, tout cela semble l'aura qui gonflait, troublait la sibylle et la forçait de parler. C'est une éruption en nous qui fait éclater en dehors ce qu'on aurait caché le plus. Rien ne l'est dans ces babels où, sous prétexte de santé, on vit hors des lois de ce monde, comme dans les libertés de l'autre. Morts et mortes, aux tables de jeu, pâles, ouvrent leur nuit sinistre de jouissances effrénées qui souvent n'ont pas de réveil.
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Autre est le souffle de la mer. De lui-même, il purifie.
Cette pureté vient aussi de l'air. Elle vient surtout de l'échange rapide qui se fait de l'un à l'autre, de la transformation mutuelle des deux océans. Nul repos; nulle part la vie ne languit et ne s'endort. La mer la fait, défait, refait. De moment en moment, elle passe, sauvage et vivace, par le creuset de la mort. L'air encore plus violent, battu et rebattu du vent, emporté des tourbillons, concentré pour éclater dans les trombes électriques, est en révolution constante.
Vivre à la terre, c'est un repos; vivre à la mer, c'est un combat, un combat vivifiant pour qui peut le supporter.
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Le moyen âge avait l'horreur et le dégoût de la mer, «royaume du Prince des vents;» on nommait ainsi le Diable. Le noble dix-septième siècle n'avait garde d'aller vivre entre les rudes matelots. Le château d'aspect monotone, avec un jardin maussade, était presque toujours placé loin, au plus loin de la mer, dans quelque lieu sans air, sans vue, enveloppé de bois humides. De même, le manoir anglais, perdu dans l'ombre des grands arbres et dans le pesant brouillard, se mirait souvent dans la boue d'un insalubre marais. Ce qui frappe aujourd'hui dans l'Angleterre, ses nombreuses villas maritimes, l'amour du séjour de la mer, les bains jusqu'en plein hiver, tout cela est chose moderne, préméditée et voulue.
Les populations des côtes que la mer nourrit lui étaient plus sympathiques. Leur instinct y pressentait une grande puissance de vie. Elles étaient frappées d'abord de sa vertu purgative. Elles avaient fort bien remarqué que cette purgation aidait à neutraliser le mal du temps, les scrofules, les plaies qui en résultaient. Elles croyaient son amertume excellente contre les vers qui tourmentent les enfants. Elles mangeaient volontiers des algues et certains polypes (Halcyonia), devinant l'iode dont ils sont chargés, et sa puissance constrictive pour assainir, raffermir les tissus. Ces recettes populaires furent connues et recueillies par Russell; elles le mirent sur la voie et l'aidèrent fort à répondre à la grave question que lui adressait le duc de Newcastle.
De sa réponse il fit un livre important et curieux: de Tabe glandulari, seu de usu aquæ marinæ, 1750.
Il y dit un mot de génie: «Il ne s'agit pas de guérir, mais de refaire et créer.»
Il se propose un miracle, mais un miracle possible: faire des chairs, créer des tissus. C'est dire assez qu'il travaille sur l'enfant de préférence, qui, quoique compromis de race, peut encore être refait.
C'était l'époque où Bakewell venait d'inventer la viande. Les bestiaux dont jusque-là on ne tirait guère que du lait, allaient donner désormais une nourriture plus généreuse. Le fade régime lacté devait être délaissé par ceux qui de plus en plus se lançaient dans l'action.
Russell, de son côté, à point, dans ce petit livre, inventa la mer, je veux dire, la mit à la mode.
Le tout se résume en un mot, mais ce mot est à la fois une médecine et une éducation: 1º il faut boire l'eau de mer, s'y baigner et manger toute chose marine où sa vertu est concentrée; 2º il faut vêtir très-peu l'enfant, le tenir toujours en rapport avec l'air.—De l'air, de l'eau, rien de plus.
Le dernier conseil était bien hardi. Tenir l'enfant presque nu, sous un climat humide et variable, c'était se résigner d'avance à sacrifier les faibles. Les forts survécurent, et la race, perpétuée par eux seuls, en fut d'autant plus relevée. Ajoutez que les affaires, le mouvement, la navigation, enlevant l'enfant aux écoles et l'émancipant de bonne heure, il fut quitte de l'éducation assise et de la vie de cul-de-jatte, que l'Angleterre réserva aux seuls enfants de ses lords, aux nobles élèves d'Oxford et de Cambridge.
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Dans son livre ingénieux, éclairé du seul instinct populaire, Russell était loin de deviner qu'en un siècle toutes les sciences viendraient lui donner raison, et que chacune révélant quelque aspect nouveau du sujet, en la mer on découvrirait toute une thérapeutique.
Les plus précieux éléments de l'animalité terrestre sont richement dans la mer, entiers et invariables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire la vie.
Donc, la science a pu dire à tous: «Venez ici, nations, venez, travailleurs fatigués, venez, jeunes femmes épuisées, enfants punis des vices de vos pères;—approchez, pâle humanité,—et dites-moi tout franchement, en présence de la mer, ce qu'il vous faudrait pour vous relever. Ce principe réparateur, quel qu'il soit, il se trouve en elle.»
La base universelle de vie, le mucus embryonnaire, la vivante gelée animale où l'homme naquit et renaît, où il prit et reprend sans cesse la moelleuse consistance de son être, la mer l'a tellement, ce trésor, que c'est la mer elle-même. Elle en fait, en enveloppe ses végétaux, ses animaux, la leur donne prodiguement. Sa générosité fait honte à l'économie de la terre. Elle donne; sachez donc recevoir. Sa richesse nourricière va vous allaiter par torrents.
«Mais, disent-ils, nous sommes atteints dans ce qui fait le soutien et comme la charpente de l'homme. Nos os plient, courbés, déjetés, par la trop faible nourriture qui ne fait que tromper la faim; ils sont ramollis, chancellent.» Eh bien, le calcaire qui leur manque abonde tellement dans la mer, qu'elle en comble ses coquilles, ses madrépores constructeurs, jusqu'à faire des continents. Ses poissons le font voyager par bancs et par grandes flottes, si grandes, qu'échouées aux rivages, ce riche aliment sert d'engrais.
Et vous, jeune femme maladive qui, sans oser même vous plaindre, descendez vers le tombeau, qui ne le voit? vous fondez, vous vous écoulez de vous-même. Mais la puissance tonique, la salubre tonicité qui rassure tout tissu vivant, elle est triplement dans la mer. Elle l'a répandue dans ses eaux iodées à la surface; elle l'a dans son varech, qui s'en imprègne incessamment; elle l'a, tout animalisée, dans sa plus féconde tribu, les gades (morues, etc.) La morue et ses millions d'œufs suffirait à elle seule pour ioder toute la terre.
Est-ce la chaleur qui vous manque? La mer l'a, et la plus parfaite, cette chaleur insensible que tous les corps gras recèlent, latente, mais si puissante, que si elle n'était répandue, balancée, équilibrée, elle fondrait toutes les glaces, ferait du pôle un équateur.
Le beau sang rouge, le sang chaud, c'est le triomphe de la mer. Par lui elle a animé, armé d'incomparable force, ses géants, tellement au-dessus de toute création terrestre. Elle a fait cet élément; elle peut bien, pour vous, le refaire, vous roser, vous relever, pauvre fleur penchée, pâlie. Elle en regorge, en surabonde. Dans ces enfants de la mer, le sang lui-même est une mer, qui, au premier coup, roule et fume, empourpre au loin l'Océan.
Voilà le mystère révélé. Tous les principes qui, en toi, sont unis, elle les a divisés, cette grande personne impersonnelle. Elle a tes os, elle a ton sang, elle a ta sève et ta chaleur, chaque élément représenté par tel ou tel de ses enfants.
Et elle a ce que tu n'as guère, le trop-plein et l'excès de force. Son souffle donne je ne sais quoi de gai, d'actif, de créateur, ce qu'on pourrait appeler un héroïsme physique. Avec toute sa violence, la grande génératrice n'en verse pas moins l'âpre joie, l'alacrité vive et féconde, la flamme de sauvage amour dont elle palpite elle-même.
II
CHOIX DU RIVAGE
La terre est son médecin; chaque climat est un remède. La médecine, de plus en plus, sera une émigration.
Une émigration prévoyante. On agira pour l'avenir; on ne restera pas inerte, à couver des maux incurables, mais on ira au-devant par l'éducation, l'hygiène, surtout par des voyages,—non rapides et étourdis, nuisibles, comme ceux d'aujourd'hui, mais calculés habilement pour profiter des secours, des vivifications puissantes que la nature a partout en réserve.
La Jouvence de l'avenir se trouvera dans ces deux choses: une science de l'émigration, un art de l'acclimatation. L'homme est jusqu'ici un captif, comme l'huître sur le rocher. S'il émigré quelque peu hors de sa zone tempérée, ce n'est que pour mourir. Il ne sera libre et homme que, quand cet art spécial l'aura fait véritablement l'habitant de sa planète.
Peu de maladies guérissent dans les circonstances et les lieux où elles naissent et qui les ont faites. Elles tiennent à certaines habitudes que ces lieux perpétuent et rendent invincibles. Nulle réforme (physique ou morale) pour qui reste obstinément dans son péché originel.
La médecine, éclairée par toutes les sciences auxiliaires, en viendra à nous donner des méthodes, des directions, pour nous conduire avec prudence dans cette voie nouvelle. Les transitions surtout ont besoin d'être ménagées. Peut-on, sans préparation, sans quelque modification de vie, de régime, être brusquement transféré d'un climat tout intérieur (Paris, Lyon, Dijon, Strasbourg) dans un climat maritime? Peut-on, sans avoir longtemps respiré l'air de la côte, commencer les bains de mer? Peut-on, sans quelque habitude de prudente hydrothérapie, commencée dans l'intérieur, aller braver, au grand air, la constriction nerveuse, l'horripilation d'une eau froide qu'on garde sur soi au retour, et souvent sous un grand vent? Ces questions préalables attireront de plus en plus l'attention des médecins.
L'extrême rapidité des voyages en chemin de fer est une chose antimédicale. Aller, comme on fait, en vingt heures, de Paris à la Méditerranée, en traversant d'heure en heure des climats si différents, c'est la chose la plus imprudente pour une personne nerveuse. Elle arrive ivre à Marseille, pleine d'agitation, de vertige.—Quand madame de Sévigné mettait un mois pour aller de Bretagne en Provence, elle franchissait peu à peu et par degrés ménagés la violente opposition de ces deux climats. Elle passait insensiblement de la zone maritime de l'ouest dans celle de l'est, dans le climat tout terrestre de Bourgogne. Puis, cheminant lentement sur le haut du Rhône en Dauphiné, elle affrontait avec moins de peine les grands vents, Valence, Avignon. Enfin, se reposant à Aix, dans la Provence intérieure, hors du Rhône et hors des côtes, elle s'y faisait Provençale de poitrine, de respiration. Alors, seulement alors, elle approchait de la mer.
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La France a l'avantage admirable d'avoir les deux mers. De là des facilités d'alterner selon les saisons, les tempéraments, les degrés de la maladie, entre la tonicité salée de la Méditerranée, et la tonicité plus moite, plus douce (n'étaient les tempêtes), que nous offre l'Océan.
Sur chacune des deux mers, il y a une échelle graduée de stations, plus ou moins douces, plus ou moins fortifiantes. Il est très-intéressant d'observer cette double gamme, et le plus souvent de la suivre, en allant du faible au fort.
Celle de l'Océan, qui part des eaux fortes et fortifiantes, ventées, agitées, de la Manche, s'adoucit extrêmement au midi de la Bretagne, s'humanise encore en Gironde et trouve une grande douceur au bassin fermé d'Arcachon.
Celle de la Méditerranée, pour ainsi dire circulaire, a sa note la plus haute dans le climat sec et vif de Provence et de Gênes. Elle s'amollit vers Pise; elle s'équilibre en Sicile, obtient à Alger un degré remarquable de fixité. Au retour, grande douceur à Valence et à Majorque, aux petits ports du Roussillon, si bien abrités du nord.
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La Méditerranée est belle surtout par deux caractères: son cadre si harmonique, et la vivacité, la transparence de l'air et de la lumière. C'est une mer bleue très-amère, très-salée. Elle perd par évaporation trois fois plus d'eau qu'elle n'en reçoit par les fleuves. Elle ne serait plus que sel, et deviendrait d'une âcreté comparable à la mer Morte, si des courants inférieurs, comme celui de Gibraltar, ne la tempéraient sans cesse par les eaux de l'Océan.
Tout ce que j'ai vu de ses rivages était beau, mais un peu âpre. Rien de vulgaire. La trace des feux souterrains qu'on y trouve partout, ses sombres rochers plutoniques, ne sont jamais ennuyeux, comme les longues dunes de sable ou les sédiments aqueux des falaises. Si les fameux bois d'orangers semblent un peu monotones, en revanche, aux coins abrités, la végétation africaine, les aloès et les cactus, dans les champs des haies exquises où dominent le myrte et le jasmin, enfin des landes odorantes, sauvagement parfumées, tout vous charme. Sur votre tête, il est vrai, le plus souvent de chauves et stériles montagnes vous suivent à l'horizon. Leurs longs pieds, leurs vastes racines, qui se continuent dans la mer, se distinguent jusqu'au fond des eaux. «Il me semblait que ma barque, dit un voyageur, nageât entre deux atmosphères, eût de l'air dessus et dessous.» Il décrit le monde varié de plantes et d'animaux qu'il contemplait sous ce cristal dans les parages de Sicile. Moins heureux, sur la mer de Gênes, dans une eau aussi transparente, je ne voyais que le désert. Les sèches roches volcaniques du rivage, avec leurs marbres noirs, ou d'un blanc encore plus lugubre, me représentaient au fond du brillant miroir des monuments naturels, comme des sarcophages antiques, des églises renversées. J'y croyais voir parfois tels aspects des cathédrales de Florence ou de Pise. Parfois aussi, il me semblait voir des sphinx silencieux, des monstres innommés encore, baleines? éléphants? je ne sais, des chimères et d'étranges songes; mais, de vie réelle, aucune.
Telle qu'elle est, cette belle mer, avec ces climats puissants, elle trempe admirablement l'homme. Elle lui donne la force sèche, la plus résistante; elle fait les plus solides races. Nos hercules du Nord sont plus forts peut-être, mais certainement moins robustes, moins acclimatables partout, que le marin provençal, catalan, celui de Gênes, de Calabre, de Grèce. Ceux-ci, cuivrés et bronzés, passent à l'état de métal. Riche couleur qui n'est point un accident de l'épiderme, mais une imbibition profonde de soleil et de vie. Un sage médecin de mes amis envoyait ses clients blafards, de Paris, de Lyon, prendre là des bains de soleil; lui-même s'y exposait sur un rocher des heures entières. Il ne défendait que sa tête, et pour tout le reste acquérait le plus beau teint africain.
Les malades vraiment malades iront en Sicile, à Alger, à Madère, aux Canaries. Mais la régénération des faibles, des fatigués, des pâles populations urbaines, se fera peut-être mieux dans les climats moins égaux. Elle doit être attendue surtout des pays qui ont donné la plus haute énergie du globe,—l'acier du genre humain, la Grèce,—et la race de silex, fine aiguisée, indestructible, des Colomb et des Doria, des Masséna, des Garibaldi.
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Nos ports de l'extrême Nord, Dunkerque, Boulogne, Dieppe, à la rencontre des vents et des courants de la Manche, sont encore une fabrique d'hommes qui les fait et les refait. Ce grand souffle et cette grande mer, dans leur éternel combat, c'est à ressusciter les morts. On y voit réellement des renaissances inattendues. Qui n'a pas de lésions graves est remis en un moment. Toute la machine humaine joue, bon gré, mal gré, fortement; elle digère, elle respire. La nature y est exigeante et sait bien la faire aller. Les végétaux si robustes qui verdoient jusqu'à la côte sous les plus grands vents de mer nous font honte de nos langueurs. Chacun des petits ports normands est une percée dans la falaise où l'infatigable nord-ouest (le Norouais, en bon normand) souffle et siffle et nous ravive. Tout cela, bien entendu, moins violent à l'entrée de la Seine, sous les pommiers d'Honfleur et de Trouville. La bonne rivière, en sortant, incline mollement à gauche et y porte les influences d'un aimable et doux caractère.
On a vu plus haut la mer véhémente, souvent terrible, de Granville, Saint-Malo, Cancale. C'est là la meilleure école où doivent aller les jeunes gens. Là est le défi de la mer à l'homme, la lutte où les forts deviennent très-forts. La grande gymnastique navale doit se faire dans ces parages entre Normands et Bretons.
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S'il s'agissait, au contraire, d'une vie entamée, fragile, d'un enfant faible et maladif, ou d'une femme trop aimée, fatiguée du travail d'amour, nous chercherions un lieu plus doux pour abriter ce trésor. Une plage tout à fait paisible et une eau déjà moins froide, sans aller beaucoup au Midi, c'est celle qu'on trouve au milieu des petites îles ou presqu'îles endormies du Morbihan. Tous ces îlots font entre eux un labyrinthe mêlé plus que celui où jadis un roi cacha sa Rosamonde. Confiez la vôtre à cette mer discrète. Personne n'en saura rien que les vieilles pierres druidiques, qui, seules avec quelques pêcheurs, habitent ces lieux sauvages et doux.—«Mais, dit-elle, de quoi y vit-on?—Surtout de pêche, madame.—Et de quoi encore?—De pêche.» Ce n'est pas loin de Saint-Gildas, l'abbaye où les Bretons disent qu'Héloïse vint rejoindre Abailard. Ils y vécurent de peu de chose, du régime sobre et solitaire de Robinson, de Vendredi.
Des lieux plus civilisés, aimables, charmants, se trouvent en allant au Midi: Pornic, Royan et Saint-Georges, Arcachon, etc.
J'ai parlé ailleurs de Saint-Georges, la douce plage aux senteurs amères. Arcachon est aussi très-doux dans ses pinadas résineuses qui ont si bonne odeur de vie. Sans l'invasion mondaine de cette grande et riche Bordeaux, sans la foule qui, à certains jours, afflue et se précipite, c'est bien là qu'on aimerait à cacher ses chers malades, les tendres et délicats objets pour qui l'on craint le choc du monde. Ce lieu, tant qu'il fut contenu dans son bassin intérieur, avait le contraste d'offrir un calme profond, absolu, à deux pas d'une mer terrible. Hors du phare, le furieux golfe de Gascogne. Au dedans, une eau somnolente et la langueur d'un flot muet qui ne fait guère plus de bruit que n'en peut faire le petit pied sur le coussin élastique de la molle algue marine dont on affermit un sable trop mou.
Dans un climat intermédiaire, qui n'est ni Nord, ni Midi, ni Bretagne, ni Vendée, j'ai vu, revu avec plaisir, l'aimable et sérieux abri de Pornic, ses bons marins, ses jolies filles, charmantes sous leurs bonnets pointus. C'est un petit lieu reposé, qui, ayant devant lui la longue île (presqu'île plutôt) de Noirmoutiers, ne reçoit qu'une mer oblique, indirecte et bien ménagée. Cette mer est à peine entrée qu'elle s'humanise; elle file, de sa vague ridée, du lin, ce semble, ou de la moire. Dans ce bassin de quelques lieues, elle s'en est creusé de petits, des anses étroites à pentes douces pour les femmes ou des baignoires pour les enfants. Ces jolies plages sablées, que de respectables rochers séparent et cachent aux indiscrets, amusent de leurs petits mystères. On y voit quelque vie marine, mais bien plus pauvre qu'autrefois. L'abri sert, mais il nuit aussi. Le monde des eaux ne reçoit pas dans ce bassin trop tranquille une riche alimentation, et il le délaisse. De moins en moins cette mer tire le grand flot de l'Océan. Elle met la sourdine à ses bruits. On ne les entend qu'affaiblis. Demi-silence d'un grand charme. Nulle part ailleurs je n'ai trouvé avec une plus grande douceur la liberté de rêverie, la grâce des mers mourantes.
III
L'HABITATION
Qu'on permette à un ignorant, qui a cependant acquis de l'expérience à ses dépens, de donner quelques conseils sur les points dont les livres ne parlent pas, et dont les médecins se préoccupent rarement jusqu'ici. Pour que ces conseils soient moins vagues, je les adresse à une personne malade qui voudrait se diriger. Est-ce une personne fictive? Point du tout. Celle à qui je parle, je l'ai réellement rencontrée, et plus d'une fois dans ma vie.
Voici une jeune dame malade, ou près de l'être, affaiblie, un enfant plus faible encore. On a traversé l'hiver, le printemps, fort péniblement. Cependant nulle lésion grave. Faiblesse, anémie seulement; rien qu'une difficulté de vivre. On les envoie à la mer pour y passer tout l'été.
Grande dépense pour une fortune médiocre et peu aisée. Pénible dérangement pour une maîtresse de maison. Dure séparation, surtout pour des époux très-unis. On négocie. On voudrait faire adoucir la sentence. Un mois ne suffirait-il pas? Mais le très-sage médecin insiste. Il croit qu'un court séjour nuit souvent plus qu'il ne sert. L'impression brusque, violente des bains, sans préparation, est très-propre à ébranler les santés les plus robustes. Toute personne raisonnable doit s'acclimater d'abord, respirer: le mois de juin est excellent pour cela;—juillet et août pour les bains;—septembre et parfois même octobre délassent des grandes chaleurs, adoucissent l'excitation qu'a produite l'âcreté saline, consolident les résultats, et même par leurs grands vents frais aguerrissent contre les froids de l'hiver.
Peu d'hommes sont libres tout l'été. C'est beaucoup si le mari pourra rejoindre sa femme un mois ou deux, en août, septembre. Quelque disposé qu'il soit à lui sacrifier tout intérêt secondaire, pour elle-même il doit rester. Il est, dans la vie serrée de l'homme de labeur, des chaînes qu'il ne pourrait rompre qu'au grand détriment de la famille. Donc il faut qu'elle parte seule. Et les voilà divorcés!
Seule? Elle ne l'a jamais été. Elle serait plus rassurée si elle suivait une famille d'amis riches, qui s'en va complète, mari, femme, enfants, domestiques.—Si j'osais donner mon avis, je dirais: «Qu'elle parte seule.»
Ce départ en compagnie, d'abord gai et agréable, a souvent des suites tout autres. On s'incommode, on se brouille, et l'on revient ennemis,—ou (pis encore) trop amis. Le désœuvrement des bains a trop souvent des résultats imprévus, qu'on regrette toute la vie. Le moindre inconvénient qui, selon moi, n'est pas petit, c'est que des gens qui, séparés, auraient mieux senti la mer, et en auraient rapporté une bonne et grande impression, vont, s'il leur faut vivre ensemble, continuer la vie de la grande ville (frivolité, vulgarité, fausse gaieté, etc.). Seul, on s'occupe, et on pense. Ensemble, on jase, on médit. Ces amis riches et mondains traîneront la jeune dame à leurs amusements. Elle en aura l'agitation, une existence plus trouble, et plus antimédicale que celle qu'elle avait à Paris. Elle manquera tout à fait le but. Réfléchissez-y, madame. Soyez courageuse et prudente. C'est dans une solitude sérieuse, dans la petite vie innocente que vous aurez là avec votre enfant, vie, s'il le faut, enfantine, mais pure, mais noble, poétique, c'est, dis-je, dans une telle vie que vous trouverez vraiment le renouvellement désiré. La justice délicate et tendre qui vous fait craindre le plaisir, quand un autre qui reste au logis travaille pour la famille, elle vous comptera, croyez-le. La mer vous en aimera mieux, si vous ne voulez d'amie qu'elle. En ce repos, elle vous prodiguera son trésor de vie, de jeunesse. L'enfant croîtra comme un bel arbre, et vous fleurirez dans la grâce. Vous reviendrez jeune, adorée.
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Elle se résigne. Elle part. La station est indiquée. Elle est connue. On apprécie par l'analyse chimique la valeur réelle des eaux. Mais il y a une infinité de circonstances locales qu'on ne devine pas de loin. Rarement le médecin les connaît. L'homme, si occupé, de la grande ville, n'a guère eu l'occasion ni le loisir d'étudier ces localités.
Pour quelques-unes, importantes, on a publié des guides, qui ne sont pas sans mérite. On y voit les maladies innombrables dont on peut guérir dans la station recommandée. Mais peu, très-peu spécifient la chose essentielle qu'on y cherche, l'originalité du lieu; ils n'osent en dire nettement le fort et le faible, la place que ce lieu occupe dans l'échelle des stations. C'est un éloge général, et tellement général, qu'il est fort peu instructif.
Quelle est l'exposition précise? Si vous regardez la carte, la côte est tournée au midi. Mais cela n'apprend rien du tout. Il peut se faire que telle courbe particulière du terrain place votre habitation sous une influence très-froide, que, par exemple, un torrent qui débouche à la côte, un vallon caché, perfide, vous souffle le vent du Nord, ou que, par un pli de terrain, le vent d'Ouest s'engouffre et vous noie de ses torrents.
Y a-t-il des marais dans le voisinage? Presque toujours on peut dire: Oui. Mais la différence est grande si les marais sont salés, renouvelés, assainis par la mer,—ou des marais dormants d'eau douce qui, après les sécheresses, donnent des émanations fiévreuses.
La mer est-elle très-pure, ou mêlée? et dans quelle proportion? Grand mystère qu'on craint d'éclaircir. Mais, pour les personnes nerveuses, pour les novices qui commencent la série des bains de mer, les plus doux sont les meilleurs. Une mer un peu mêlée, un air moins salé et moins âcre, une plage moins désolée qui offre les agréments de la campagne, ce sont les meilleures circonstances.
Un point grave et capital, c'est le choix de l'habitation. Qui vous dirigera? Personne. Il faut voir, observer soi-même. Vous tirerez fort peu de lumière de ceux qui ont visité le pays, qui même y ont séjourné. Ils le louent ou ils le blâment, moins selon son vrai mérite que selon les plaisirs qu'ils y ont trouvés, les amis qu'ils y ont laissés. Ils vous adressent à ces amis, qui vous reçoivent à merveille. Et, au bout de quelques jours, vous voyez les inconvénients. Vous vous trouvez habiter la maison la moins commode, parfois malsaine et dangereuse. N'importe, vous êtes lié. Vous blesseriez la personne qui vous a envoyé là, et cette famille aimable, bonne, hospitalière, qui vous a reçu.
«Eh bien, je resterai libre. Mais, en arrivant, s'il se trouve un médecin honnête, estimé, je le prierai de m'éclairer.»—Honnête! ce n'est pas assez; il faudrait qu'il fût intrépide, héroïque, pour parler franchement là-dessus. Il se brouillerait à mort avec tous les habitants. Ce serait un homme perdu. Il serait au ban du pays. Il vivrait seul comme un loup, heureux encore si quelque soir on ne lui faisait un mauvais parti.
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J'ai l'horreur des constructions absurdement légères, que la spéculation nous fait pour un climat si variable. Ces maisonnettes de carton sont les pièges les plus dangereux. Comme on vient aux grandes chaleurs, on accepte ce bivouac. Mais souvent on y reste en septembre, et parfois même en octobre, dans le grand vent, sous les pluies.
Les propriétaires du pays, pour eux, bien portants, se bâtissent de bonnes et solides maisons, très-bien garanties. Et pour nous, pauvres malades, ils font des maisons en planches, d'absurdes chalets (non feutrés de mousse, à la suisse), mais ouverts, où rien ne joint. C'est trop se moquer de nous.
Dans ces villas, d'apparence luxueuse, au fond misérables, rien de prévu. Des salons, des pièces d'apparat en vue de la mer, mais nulle d'intérieur agréable. Rien de ce doux confortable dont une femme a besoin. Elle ne sait où se retirer. Elle vit comme en demi-tempête, et subit à chaque instant de brusques passages de température.
D'autre part, la maison solide du pêcheur, du bourgeois même, est souvent basse et humide, incommode, inconvenante par certaines dispositions. Souvent elle n'a pas de plafond double, épais, mais un simple plancher de bois, par où passe et monte l'air d'un froid rez-de-chaussée. De là, rhumes et rhumatismes, gastrites et vingt maladies.
Quel que soit votre choix, madame, entre ces deux habitations, savez-vous bien ce que je veux pour vous avant toute chose? Riez, si vous voulez, n'importe. Quoique nous soyons en juin, c'est une très-bonne cheminée, et à l'épreuve du vent. Dans notre beau pays de France, avec son froid nord-ouest, avec son pluvieux sud-ouest, qui, cette année, a régné seulement neuf mois sur douze, il faut pouvoir faire du feu en tout temps. Il faut, par un soir humide, quand votre enfant revient grelottant et ne peut reprendre chaleur avant le coucher, il faut un moment de feu clair.
Deux choses en tout logis doivent être prévues d'abord: le feu et l'eau;—une eau passable, chose assez rare près de la mer. Si elle est tout à fait mauvaise, essayez de suppléer par la bière ou quelque boisson du pays, qui vous dispense de l'eau.
Que ne puis-je bâtir pour vous d'une parole la villa de l'avenir, telle que je l'ai dans l'esprit! Je ne parle pas de la maison de faste, du château, que les riches voudront se faire à la mer. Je parle de l'humble maison des médiocres fortunes. C'est un art nouveau à créer, dont on ne paraît pas se douter. Ce qu'on essaye est copié de types en contradiction avec nos climats et la vie des côtes. Ces kiosques, accidentés d'ornements légers, sont bons pour des lieux abrités, mais ici ils font trembler: on croit que le vent va les emporter. Les chalets qui, dans la Suisse, étendent des toits immenses pour se défendre des neiges et serrer les foins, ont le grave inconvénient d'ôter trop de lumière. Le soleil (dans nos mers du Nord) ne doit pas être écarté, mais très-précieusement recueilli. Quant aux imitations de chapelles, d'églises gothiques, si incommodes comme logement, laissons ces joujoux ridicules.
Le premier problème, à la mer, c'est une grande solidité, une fermeté, une épaisseur de murs qui exclue le tremblement, le roulis qu'on sent partout dans leurs frêles constructions, une assise rassurante, qui, dans les plus grandes tempêtes, donne à la femme timide la sécurité, le sourire, et ce bonheur du contraste qui fait dire: «Qu'on est bien ici!»
Le second point, c'est que le côté de la maison qui regarde la terre soit si parfaitement abrité, qu'on puisse y oublier la mer, et qu'à côté de ce grand mouvement on y trouve le plus grand repos.
Pour répondre à ces deux besoins, je préférerais la forme qui donne le moins de prise au vent, la forme demi-circulaire, celle d'un croissant, dont la partie convexe me donnerait sur la mer un panorama varié, verrait le soleil tourner tout autour de fenêtre en fenêtre et le recevrait à toute heure.
Le concave de ce demi-cercle, l'intérieur, serait protégé par les cornes du croissant, de manière à embrasser le joli petit parterre de la maîtresse de maison. À partir de ce parterre, l'abaissement progressif du sol permettrait de faire un jardin d'une certaine étendue, garanti des vents de mer. Souvent un pli de terrain en neutralise l'influence.
«Flore fuit la mer,» nous dit-on. Ce qu'elle fuit, c'est la négligence de l'homme. Je vois d'ici à Étretat, devant une très-forte mer, au plus haut de la falaise, et au plus grand vent, une ferme avec un verger et des arbres admirables. Quelle précaution a-t-on prise? Un simple remblai de cinq pieds de haut, en laissant venir dessus toute végétation fortuite, un buisson. Derrière ce remblai a poussé une ligne d'ormes assez forts qui ont abrité tout le reste. Telles localités de Bretagne auraient pu aussi me servir d'exemple. Qui ne sait tout ce que Roscoff produit de fruits, de légumes, jusqu'à en fournir à bas prix la Normandie même?
Pour revenir à l'édifice, je le veux fort peu élevé. Seulement un rez-de-chaussée, avec un premier étage pour les chambres à coucher. Point de haut grenier, mais quelques chambres basses, qui isolent le premier du toit.
Donc, la maison sera petite. En revanche, qu'elle soit épaisse, qu'elle ait deux lignes de chambres, un appartement sur la mer et un autre vers la terre.
Le rez-de-chaussée, vers la terre, serait un peu abrité par le premier étage qui déborderait de quatre ou cinq pieds seulement. Cela ferait dans ce croissant intérieur une sorte de galerie pour le mauvais temps. Les chambres du bas seront la salle à manger, une petite pièce peut-être pour les livres (voyages, histoire naturelle), une autre pour la baignoire. Je n'entends nullement une vraie bibliothèque, ni une luxueuse salle de bains. L'essentiel, le très-simple, le commode, et rien de plus.
J'aimerais, dans les jours violents où la plage n'est pas tenable pour une faible poitrine, j'aimerais à voir la dame, assise bien à l'abri, lire, travailler, dans son parterre. Elle y aurait un peu de vie, fleurs, volière, un petit bassin qu'on remplirait d'eau de mer, et où elle pourrait chaque jour rapporter ses découvertes, les petites curiosités que lui donneraient les pêcheurs.
Pour la volière, j'aimerais mieux que ce fût la libre volière que j'ai conseillée ailleurs, celle où les oiseaux viennent chercher la protection de la nuit et un peu de nourriture. On la ferme sur eux le soir pour les garder de la chouette, et on la leur ouvre au matin. Ils reviennent fort exactement. Je crois même que si la volière était grande et qu'on y plaçât l'arbre qui leur est ordinaire, ils y couveraient volontiers, sous votre protection, et vous confieraient leurs petits.
Vie sérieuse, vie charmante. Quelle grâce de solitude est dans ce petit entr'acte de la vie, dans ce court veuvage! La situation est nouvelle. Plus de ménage, plus d'affaires. Avec l'enfant, elle est seule bien plus qu'elle ne serait sans lui. Si elle n'avait avec elle le petit compagnon, une compagne lui viendrait, la rêverie, menant les vains songes. Mais cet innocent gardien, l'enfant, ne le permet pas. Il l'occupe, il la fait parler. Il rappelle la maison. Avec lui, elle a toujours ce sentiment que quelqu'un travaille là-bas pour eux et compte aussi les jours.
Fleurissez, pure, aimable fleur. Plus jeune aujourd'hui que jamais, vous vous retrouvez demoiselle, libre, et de liberté bien douce, sous la garde de votre enfant.