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La Mère de Dieu

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The Project Gutenberg eBook of La Mère de Dieu

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Title: La Mère de Dieu

Author: Ritter von Leopold Sacher-Masoch

Translator: Anna-Catherine Strebinger

Release date: June 21, 2013 [eBook #43003]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MÈRE DE DIEU ***

Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), La Mère de Dieu (Die Gottesmutter) (1886)

Produced by Daniel FROMONT

SACHER MASOCH

NOUVELLES TRADUITES DE L'ALLEMAND
AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
PAR
Mlle STREBINGER

PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE 79, BOULEVARD SAINT - GERMAIN, 79 1886

Droits de propriété et de traduction réserves

LA MÈRE DE DIEU

CHAPITRE PREMIER

Sabadil, un jeune paysan de Solisko, était sorti dans la forêt pour entendre le chant des oiseaux. Lorsqu'il était tout petit, déjà il abandonnait ses jouets, il quittait son chariot et ses chevaux de bois dès qu'un oiseau gazouillait dans le feuillage. Plus tard il avait tendu des pièges et des lacs dans tous les bocages; toute l'année retentissaient des chants, des sifflements et des soupirs mélodieux dans la chaumière qu'habitaient les parents de Sabadil.

Un édit avait été proclamé par la suite. Il était sévèrement interdit de s'emparer d'aucun oiseau chanteur. Sabadil, alors, alla se promener au loin dans la campagne, pour les entendre. Il s'y rendait chaque jour, après avoir terminé son ouvrage; et, le dimanche après midi, il ne manquait jamais d'errer deux ou trois heures dans la forêt, dont les chênes puissants, les hêtres et les bouleaux frêles s'étendaient entre les villages de Solisko, de Brebaki et de Fargowiza-polna.

Les gens s'étonnaient de ne pas voir Sabadil à l'auberge, ou, comme il était garçon, de ne pas le voir se rendre derrière l'église, sur la plate-forme où la jeunesse dansait, les jours de fête, pendant que le vieux prêtre envoyait sa bénédiction du haut de sa chaire sur les fidèles et que l'orgue grondait sourdement en une longue plainte. Sabadil ne s'inquiétait pas de ce qu'on pouvait penser de lui. Oh non! pas ça. Lui-même était surpris quelquefois de cette force irrésistible qui l'entraînait depuis si longtemps dans la solitude, sous les grands arbres.

Il y allait comme à une fête; ses hautes bottes luisaient au soleil, son pantalon de fin drap bleu formait de larges plis, s'arrêtant au-dessous du genou; sa blouse du même tissu, fort courte, était serrée par une belle ceinture de cuir qui lui servait à la fois de bourse et de blague à tabac, et où étaient suspendus son couteau, son briquet et sa pipe. Sur son bonnet d'agneau blanc se balançaient deux superbes plumes de paon.

Sabadil s'était arrêté au sortir du village. Il avait cru entendre le gazouillement suave d'une fauvette dans une grosse touffe de lilas en fleurs. Puis il avait pris à travers champs. On avait récolté une grande partie des grains; mais le maïs était encore debout, dressant ses larges épis dont la teinte dorée rivalisait avec les cheveux des petits enfants du hameau; le seigle brunissait au soleil, et partout entre les sillons se trouvaient des alouettes prêtes à s'élever dans l'air en chantant.

Sabadil les suivait des yeux lorsqu'elles s'envolaient, mais il devait bientôt ramener son regard à terre, tant le bleu du ciel était pur et éblouissant. Il n'y avait qu'un petit nuage au ciel, un léger flocon blanc et immobile comme un agneau qui se serait égaré de son troupeau et qui n'ose avancer tout seul. L'air était chaud et lourd. Le soleil éclairait la campagne, réchauffant ses teintes vives.

Une source limpide, aux ondes vertes et écumeuses, descendait dans la vallée en sautillant, et près de cette source, au milieu d'un bouquet de bouleaux aux troncs satinés, se trouvait un petit moulin, qui, lui aussi, était en fête ce jour de dimanche. Sa roue séchait aux caresses de la brise. Ses volets étaient fermés. Pas un souffle n'agitait les branches des arbres fruitiers qui l'entouraient baignés de lumière. Tout à coup un rouge-gorge se mit à chanter dans un noisetier. Et comme Sabadil s'arrêtait et tendait l'oreille, absolument ravi, la gentille petite bête sautilla de feuille en feuille et contempla le paysan d'un oeil hardi, sans aucune frayeur. Plus loin, un pic frappant des coups sonores sur l'écorce d'un arbre. Ces battements troublaient le silence du dimanche d'une note étrange.

Sabadil avançait toujours. Autour de lui une grande fraîcheur montait. Il se trouvait maintenant dans un bosquet de bouleaux dont les troncs luisants semblaient recouverts de satin blanc. A ses pieds, la mousse étincelait comme semée d'étincelles d'or. Sabadil suivit le ruisseau tout pensif. De petits poissons se tenaient immobiles, se chauffant au soleil, et, au-dessus, des libellules voltigeaient. Il y avait aussi des papillons qui humaient la fraîcheur, et des escargots qui rampaient lentement le long des tiges humides. Une forte odeur de vanille remplissait l'air.

Bientôt deux, trois ruisseaux se rejoignirent. La forêt s'éclaircit. Une sorte de petite vallée s'ouvrit entre les coteaux fleuris. Et tout à coup Sabadil remarqua une prairie blanche, complètement blanche, comme couverte de neige. Il demeura un instant très surpris.

Lorsqu'il s'en approcha, il vit que la vallée était entièrement tapissée de narcisses dont les pistils jaunes embaumaient l'air. Des abeilles et des guêpes y butinaient avec un bourdonnement sourd et continuel. Sabadil cueillit une branche d'arbre et s'assit à l'ombre d'un buisson d'églantiers pour se tailler un sifflet. Tandis qu'il y perçait des trous, les oiseaux se mirent à chanter autour de lui, comme s'ils n'eussent attendu que sa présence pour commencer leur concert. De son bec dur, le pic semblait battre la mesure, non pas cependant à la façon d'un chef d'orchestre, mais comme un musicien de village qui frappe de son coude la table mouillée d'eau-de-vie à la taverne. Des serins sautillaient dans la ramure, se suspendant à des branches flexibles qui pliaient; des grives jetaient aux échos leur note stridente, et de loin en loin le merle sifflait sa vieille mélodie si douce et qui parle au coeur comme une de ces chansons populaires que les travailleurs chantent le soir dans la plaine.

Sabadil interrompait son travail de temps en temps et prêtait l'oreille. Enfin, son sifflet était terminé, un véritable sifflet galicien, long et mince comme une flûte de berger. Sabadil le porta à ses lèvres et en tira des sons clairs, puis des notes graves et plaintives, semblables à celles de la mélancolique Dumka. Les oiseaux arrêtèrent leur ramage, comme surpris par ces modulations langoureuses, si différentes de leurs cris joyeux et de leurs gazouillements poussés au soleil dans les rameaux verts des arbres.

Un long moment s'écoula avant que les petits oiseaux reprissent leur ramage et répondissent à Sabadil dans ce langage qu'ils tiennent depuis des milliers d'années, sans jamais en varier une seule note. Ils ne comprenaient pas Sabadil, mais Sabadil les comprenait, car son joli visage s'illumina soudain d'une joie candide et d'un sourire trop enfantin, presque, pour un homme de trente ans. Un lièvre arriva dans la clairière en trottinant. Il s'assit, dressa ses longues oreilles et regarda le paysan d'un oeil surpris, puis il fit volte-face et disparut dans le fourré. Pendant un instant on n'entendit que le battement régulier du pic; puis un cri perçant s'éleva dans le lointain. Sabadil se releva précipitamment. Il se dit que ce n'était pas un cri d'alarme, mais quelque oiseau d'eau occupé à pondre ses oeufs dans les roseaux de la mare voisine. Cependant Sabadil, presque malgré lui, se dirigea du côté d'où le cri était parti. L'étang était proche, il l'atteignit en quelques pas. Sabadil regarda à sa surface verte, aussi polie qu'un miroir. Les longs roseaux qui y baignaient aussi étaient tranquilles, depuis leurs tiges droites et sveltes, jusqu'à leurs panaches bruns pailletés d'argent. Des algues, des nénuphars, des lis de rivière étoilaient la mare, y dessinant de bizarres broderies. Des narcisses odoriférants fleurissaient dans la mousse humide de la rive. Sabadil s'assit dans la verdure et regarda l'eau. De petites lueurs y passaient comme des éclairs. Par moments un bouillonnement montait à la surface, ou un poisson fouettait l'onde avec sa queue. Une grande fraîcheur régnait. Comme Sabadil ne détournait pas les yeux de l'eau, il lui parut qu'elle montait jusqu'à lui; il se sentit enlacé comme par deux bras glacés, et le même cri lugubre qui l'avait effrayé tout à l'heure se fit entendre avec un accent rauque et désagréable. Soudain un visage se dessina dans l'onde pure, un beau visage de vierge encadré de cheveux blonds.

Sabadil bondit, fit un grand signe de croix et recula vivement.

A ses côtés, maintenant, se tenait une femme jeune, grande et forte, si grande qu'elle le dominait presque de la tête, bien qu'il fût de taille moyenne. Son visage était un visage de Madone au teint blanc, délicatement teinté de rose. Sa chevelure blonde, aux reflets fauves, était tressée et disposée en nattes lourdes au sommet de la tête. L'étrangère portait de hautes bottes de maroquin rouge, un jupon de percale aux couleurs voyantes et un corsage de drap vert foncé d'où sortait une chemise d'une blancheur éblouissante. Son cou était paré de gros coraux. Elle regarda Sabadil de ses grands yeux bleus, longuement, avec une bienveillante surprise.

Sabadil ne l'avait jamais vue, et pourtant il lui semblait que cette femme était là, qu'elle était venue pour le rencontrer. Involontairement il retira sa casquette et de sa manche s'épongea le front. Son coeur battait à se rompre. Un bourdonnement lui montait aux oreilles.

Tout à coup, la jeune fille rougit et baissa les yeux. Elle voulut reculer, et cependant son pied demeura comme attaché au sol; elle se pencha et cueillit un narcisse, très bas, près de sa racine. Puis, sa fleur à la main, elle resta devant le jeune homme, les yeux baissés, humble à la fois et fière comme une sainte.

«Que fais-tu ici? » demanda enfin Sabadil remis de son émotion et enveloppant l'étrangère d'un bon et doux regard.

Sans lui répondre, la jeune fille le toisa et le considéra un instant. Puis, d'une voix basse et étrangement mélodieuse, elle lui dit, à son tour:

« Qui es-tu? et quel est ton nom?

- Tu me questionnes comme si la forêt t'appartenait, repartit Sabadil avec un malicieux sourire.

- Tu ne me connais pas, dit la jeune fille à voix basse. Ainsi, dis-moi plutôt comment tu t'appelles.

- Sabadil.

- Et d'où es-tu?

- De Solisko.

- Tu es paysan?

- Oui.

- Tu es bien mis, continua l'étrangère: tu es sans doute riche.

- J'ai de quoi vivre », répondit Sabadil.

La jeune fille se tut. Elle traversa lentement le fourré et les touffes d'herbe, et se dirigea du côté de la forêt.

« Et toi, qui es-tu? » demanda Sabadil qui l'avait suivie.

Pas de réponse.

« N'entends-tu pas? Ne veux-tu pas m'écouter? »

Toujours pas de réponse.

«As-tu du chagrin? continua Sabadil; pourquoi as-tu l'air triste? Qui donc t'attire dans cette solitude?

- Je fuis les hommes. Je viens ici chercher la béatitude, répondit la jeune fille. Je trouve ici la présence de Dieu. »

Une flamme passa dans les yeux bleus de l'étrangère, comme elle disait ces mots.

« Par ma foi, tu as raison, dit Sabadil; on est mieux ici qu'à l'église. Moi, j'aime mieux le chant des oiseaux que les sermons du prêtre, et je préfère le parfum des fleurs à l'encens des églises.

- Tu as raison! oh oui! tu as raison, s'écria l'étrangère d'un ton vif, presque joyeux.

- Tu as quelque chose de singulier, dit Sabadil en l'examinant avec attention. Je ne puis imaginer que tu sois comme les filles du village, et que tu danses avec les garçons, sous les ormeaux, le dimanche. Non, vraiment, il ne me paraît pas possible qu'on te prenne par la taille pour te faire danser, et pourtant… oui, pourtant, comme tu es parée… et comme tu es belle! Par Dieu! tu es bien la plus belle femme que j'aie vue!»

Sabadil passa son bras autour des épaules de la jeune fille; mais celle-ci se dégagea avec une telle douceur, une si grande dignité et une figure si sérieuse, que le jeune paysan n'osa renouveler ses caresses. Il recula de deux pas, très confus.

« Tu es peut-être mariée? » dit-il au bout d'un instant, d'une voix très faible.

Elle secoua la tête avec un sourire imperceptible. Lui la considéra longuement. Quelle belle fille c'était! Et non seulement elle était belle, mais encore elle avait une grande distinction et quelque chose de majestueux et d'imposant, bien qu'elle ne portât point haut la tête; au contraire, elle la baissait humblement et avec une chasteté naïve. Non, sûrement, ce ne pouvait être une paysanne! Sabadil, tout d'un coup, se sentit envahi par une grande gêne, quoiqu'il ne fût guère timide.

« On ne te prendrait pas pour une paysanne, à te voir, reprit-il.

- Je suis peut-être comtesse, répondit-elle avec calme.

- Non, tu es une sainte! »

Elle ne répliqua rien, mais un sourire ironique passa sur ses lèvres roses.

« Quelles belles fleurs! dit-elle tout à coup, et comme elles embaument! Que disais-tu donc tout à l'heure? Comme elles sont plus odoriférantes que l'encens! »

Un regard suffit à Sabadil. Il comprit qu'elle désirait un bouquet de ces fleurs. Sans perdre un instant, il se mit à l'oeuvre et rassembla une gerbe énorme et parfumée, qu'il tendit à sa compagne. Lorsqu'elle la prit, Sabadil remarqua ses mains, qui étaient fines et blanches. Sûrement ces mains-là n'avaient même jamais tenu d'aiguille.

« Vois ces fleurs, reprit l'étrangère, elles sont l'image du vice. Comme lui, elles sont séduisantes, et belles, et nuisibles. Quel parfum suave! Et si nous les laissons près de nous, durant notre sommeil, elles nous rendent malades. Oui, elles vont jusqu'à tuer par leur odeur exquise? Sabadil, je te crois un enfant du monde, sans souci de ton salut éternel. Le péché flatte tes sens, menace ton âme de perdition! »

Ses beaux yeux bleus étaient arrêtés sur Sabadil, pénétrants et sévères.

« Es-tu fille d'un prêtre?» demanda le jeune homme en riant, non sans ironie.

L'étrangère secoua la tête et soupira. Ils avaient atteint un endroit marécageux, plein d'eau et de grandes herbes. La jeune fille regarda autour d'elle.

«Que veux-tu? lui demanda son compagnon; que dois-je faire?

- Un pont », dit-elle gravement.

Il se hâta d'apporter quelques troncs de jeunes arbres abattus et couchés dans le gazon et de les étendre sur le sol fangeux. La jolie fille le considérait avec admiration. Elle regardait sa stature svelte et robuste, ses bras musculeux, son front bas où les boucles de sa chevelure étendaient comme un voile, son nez retroussé, ses pommettes saillantes, son menton arrondi et ses joues hâlées par le soleil et le grand air. Lorsque le pont fut fini, il y posa le pied lourdement. L'étrangère vit qu'il avait le pied petit et bien fait dans son élégante chaussure. Il lui tendit la main pour l'aider à passer l'eau. Elle ne le remercia pas. Cela allait sans dire qu'il était fait pour obéir, et elle pour lui donner des ordres. Du reste, on voyait qu'elle avait l'habitude de commander.

« Comme tu as le cou blanc! s'écria tout à coup Sabadil, qui suivait la jeune fille à quelque distance. On voit bien que tu ne vas pas aux champs et que tu ne travailles pas au soleil. »

Il fit un mouvement pour la toucher, mais elle l'évita, et un rang de son collier de corail resta aux doigts de Sabadil. Les grains rouges roulèrent dans la mousse.

« Allons! ramasse-les-moi à présent », dit la jeune fille, toujours grave, presque suppliante.

Sabadil s'agenouilla dans la fougère et rassembla les coraux épars sous les feuilles. Elle se tenait devant lui, la main tendue. Puis ils reprirent leur route. Elle le priait tantôt d'écarter les branches qui la gênaient dans son passage, tantôt de lui apporter les baies de quelque buisson éloigné. Sabadil, le fier Sabadil, lui obéissait sans même qu'elle lui donnât d'ordre. Un mot, un signe, un regard lui suffisaient. Il agissait comme sous la domination d'un rêve. L'étrangère l'étonnait de plus en plus par son maintien digne et grave. Ordinairement, n'est-ce pas? une jeune fille rit à tout propos lorsqu'elle discourt avec un homme, ou bien elle rougit, elle cache son visage, elle est gauche.

L'étrangère, elle, n'avait rien de tout cela. Elle restait simple, naturelle, froide et majestueuse.

Ce maintien ravit Sabadil, et fit grandir peu à peu son enthousiasme; ses yeux brillaient, sa bouche s'entr'ouvrait, découvrant ses dents blanches, comme s'il avait eu besoin de respirer longuement.

Ils atteignirent un gros chêne, près duquel était dressée une croix taillée à coups de hache. La jeune fille s'arrêta.

« Dieu te conduise, dit-elle. Mon chemin va de ce côté. Où vas-tu, toi?

- Tu ne veux pas que je t'accompagne? demanda Sabadil.

- Non.

- Alors, dis-moi d'où tu es. »

Elle se tut.

« Es-tu de Brebaki?»

Elle ne fit aucun mouvement. Ses lèvres ne laissèrent pas échapper un son.

« Te reverrai-je? continua Sabadil.

- Si Dieu le permet, répondit-elle en le perçant d'un regard froid qui l'intimida.

- Dis-moi où je puis te voir, insista Sabadil.

- Je ne le chercherai pas.

- Mais moi, je te chercherai.

- Ne fais pas cela; dans ton intérêt, ne le fais pas, dit-elle avec une sereine majesté.

- Crois-tu me faire peur? s'écria-t-il d'un ton arrogant. Je ne crains rien, moi, entends-tu?

- Tu ne me connais pas! interrompit-elle, la lèvre dédaigneusement retroussée; sans cela, tu….»

Elle n'acheva pas.

« Te craindre? dit Sabadil en riant; ah non! par exemple!

- Sais-tu qui je suis? demanda-t-elle froidement, en laissant tomber ses mains jointes.

- Une fille aussi chaste que belle! »

Il s'approcha d'elle, très près, et saisit ses mains; elle ne le repoussa pas, mais le perça d'un regard si pur, qu'il avait quelque chose de surnaturel. Sa bouche rose s'entr'ouvrit comme pour provoquer un baiser. Pourtant elle fronçait les sourcils d'un air de colère.

« Ne me touche pas, dit-elle d'une voix douce. Tu commets un péché en portant les mains sur moi.

- Ce péché, Dieu me le pardonnera! » dit Sabadil.

Il enlaça dans ses bras la jolie fille, vivement, et lui donna un baiser.

Elle se dégagea sans un mot. Son beau visage était enflammé de colère, mais son grand oeil bleu luisait doucement, lorsqu'il rencontra celui de l'audacieux. Et, tandis qu'il restait là, immobile, comme pétrifié, elle s'enfuit et disparut sans laisser de trace, comme elle était venue.

A la suite de la rencontre dans le bois avec la jolie étrangère, Sabadil se sentit saisi d'un trouble étrange. Un sentiment inconnu et qui n'avait rien d'agréable le poursuivait et l'empêchait de vaquer à ses occupations comme à l'ordinaire. Il était devenu pensif. Il ne mangeait pas. Il n'avait aucun appétit. Il ne buvait pas non plus, et ne pouvait dormir la nuit. Le travail l'ennuyait. Le chant des oiseaux même ne parvenait plus à le distraire. Il ne se rendait plus dans la forêt pour les entendre, mais dans l'espoir d'y rencontrer de nouveau l'inconnue. Il y alla fréquemment. Il ne la rencontra nulle part.

Il se mit alors à errer dans les bois, chaque jour, durant plusieurs heures. Une fois, il pénétra si avant dans le fourré, qu'il aperçut, par une éclaircie, la croix dorée et le toit de briques rouges de l'église de Fargowiza-polna, qui luisaient au soleil. De grands tilleuls ombrageaient l'enceinte sacrée. Il marcha encore plus avant jusqu'à la lisière de la forêt. Le village s'étendait à quelque distance. Un peu à l'écart, Sabadil remarqua une vaste métairie. Elle était entourée d'une forte haie, très haute. Mais Sabadil, de la colline où il se trouvait, pouvait voir les dispositions du bâtiment. Il se composait d'une belle maison d'habitation, construite en bois, passée à la chaux et recouverte de lattes neuves, une grande galerie en ornait le fronton. Une galerie à colonnes, cachée à demi par des rosiers grimpants dont les touffes et les festons avaient un charmant aspect.

Celle que Sabadil cherchait demeurait ici. Personne ne le lui avait dit; mais il le savait, il le sentait au trouble indescriptible qui se saisit de lui tout à coup. Il se jeta sur le gazon, à l'ombre d'un noisetier, et regarda dans la cour, dans le jardin, aux fenêtres de la métairie. Il croyait à chaque instant voir la porte s'ouvrir pour livrer passage à l'inconnue. Il ne voyait rien. Et il ne se lassait pas de regarder.

Le soleil se coucha. Les petits nuages blancs qui flottaient à l'horizon se dorèrent subitement. Et les oiseaux se mirent à chanter dans les ombrages.

Sabadil remarqua un petit chariot traîné par deux forts chevaux qui s'avançait sur la route. Le chariot prit la direction de la métairie. Il en passa la porte et entra dans la cour. Il était conduit par une femme, elle tenait les rênes à la main et un fouet. Elle tourna la tête du côté de Sabadil. C'était l'étrangère de la forêt. Deux énormes chiens-loups se précipitèrent à sa rencontre, en aboyant au poitrail des chevaux, qui leur répondirent par des hennissements joyeux. La carriole s'arrêta à la porte de la maison. Un jeune gars en sortit et tint les chevaux, tandis que l'inconnue descendait du chariot. Elle parut lui adresser quelques questions. Les énormes chiens s'étaient couchés à ses pieds. Ils se levèrent et la suivirent lorsqu'elle entra dans la maison.

Sabadil, qui involontairement avait quitté son lit de gazon pour suivre cette scène, se dirigea entre les taillis qui s'étendaient de la forêt, à la route, du côté de la métairie. Son attention fut vivement frappée tout à coup par quelque chose de rouge, comme un pavot gigantesque qui surgit d'une touffe de myrtilles. Il s'approcha, et se trouva en présence d'une toute petite fille, pieds nus, vêtue d'une chemise, la tête couverte d'un mouchoir écarlate et qui rongeait un épis de maïs rôti, assise dans la mousse.

« Dis-moi, petite, sais-tu à qui appartient cette belle métairie? » lui demanda-t-il.

L'enfant le regarda de l'air indécis d'un animal qui ne sait s'il doit mordre ou caresser. « Qui demeure là? dans cette métairie? Ne comprends-tu pas? répéta Sabadil.

- La mère de Dieu », répondit la petite d'un air craintif.

Sabadil éclata de rire.

« Comment nommes-tu le paysan à qui appartient cette ferme? »

Il l'indiqua du doigt.

« Ossipowitch », dit l'enfant.

Elle se leva, prit son épi de maïs qu'elle avait posé près d'elle et s'enfuit à toutes jambes.

Sabadil s'avança jusqu'auprès de la haie. Il se blottit dans un buisson et attendit l'obscurité, qui tomba rapidement. Les oiseaux s'étaient tus depuis longtemps. Le sifflement rapide des chauves-souris seul traversait l'air. Une large étoile étincelait dans le ciel bleu. La forêt et les taillis se trempaient de rosée. La brise souillait, tout imprégnée d'une odeur de fenouil et de thym, et plus tard, lorsque le ciel fut couvert d'étoiles et que les fenêtres de la ferme furent éclairées, les rossignols se mirent à chanter au bord du ruisseau.

Sabadil se tint col jusqu'à ce que les lumières des croisées fussent éteintes et que l'on n'entendît plus les soupirs des rossignols. Tout dormait. L'air était chaud et lourd, chargé de parfums. De temps en temps retentissaient le cri d'une chouette, les aboiements d'un chien dans la campagne. Dans la forêt deux lueurs se mirent à errer entre les troncs blancs des bouleaux. C'étaient les yeux d'un chat sauvage. Ils disparurent dans les feuilles.

Sabadil s'assit par terre et appuya sa tête sur une pierre recouverte de mousse. Il écouta un moment encore les grelots des chevaux qui paissaient dans la prairie, puis il s'endormit.

Lorsque Sabadil se réveilla, un frisson de fièvre le secoua. Il se leva, rejeta ses cheveux en arrière, et regarda autour de lui. Le soleil n'était pas levé. On ne voyait aucune lueur à l'horizon. Cependant l'obscurité était moins intense. Les étoiles pâlissaient. Le vent était vif et frais. Il soufflait à travers les arbres, dont les feuilles frissonnaient comme des bannières. Il faisait vraiment très froid.

Soudain une clarté livide passa dans la campagne et sur les pâturages; les oiseaux se mirent à chanter dans les jardins et sur les arbres de la forêt, tous à la fois et joyeusement.

Des lumières parurent aux croisées de la métairie.

La porte s'ouvrit. Sabadil aperçut, agenouillée dans le corridor, une jeune fille occupée à laver les carreaux. Une bougie était placée près d'elle. Deux autres jeunes filles parurent, suivies d'une vieille femme; toutes trois sortirent, et restèrent un instant à respirer l'air frais du matin, dans le jour pâle de l'aube naissante. Enfin, elle parut, celle que Sabadil attendait, et à qui tous semblaient obéir dans la maison, l'étrangère de la forêt. Elle sembla à Sabadil plus grande et plus majestueuse encore, sur le seuil de la porte encadrée de roses sauvages, dans ses hautes bottes de maroquin rouge et sa pelisse bleue bordée d'agneau. Sur la tête elle avait un foulard blanc noué en manière de turban. Elle s'assit sur un banc, dans la galerie, et parut surveiller le travail de ses compagnes.

Une des jeunes filles, grande et forte comme l'inconnue, se rendit à la fontaine avec deux seaux passés à une perche qu'elle portait sur l'épaule. Elle remplit ses seaux à plusieurs reprises et alla les vider dans une grande cuve, près de la porte. La vieille femme et les deux filles revinrent apportant toutes sortes d'ustensiles de cuisine en terre et en bois, qu'elles se mirent à nettoyer dans la grande cuve. Chaque fois que l'étrangère donnait un ordre, celle à qui il était adressé accourait rapidement, et se tenait en sa présence dans une attitude respectueuse, comme une esclave.

Sabadil s'approcha de la haie, la franchit, traversa la galerie sur la pointe des pieds, et se présenta devant l'étrangère, subitement. Les chiens se précipitèrent vers lui, avec des hurlements terribles. L'étrangère étendit la main en leur ordonnant de se taire. Ils se retirèrent en grognant et en montrant leurs crocs aigus.

« Qui cherches-tu ici? demanda l'étrangère sans s'émouvoir et arrêtant sur lui un regard sévère.

- Toi.

- Moi?… Et que me veux-tu?

- Dieu le sait. Moi-même je l'ignore. »

Sabadil resta debout devant elle, la dévorant des yeux. L'étrangère n'avait fait aucun mouvement. Elle tenait ses mains jointes sur ses genoux, comme en prière.

« Tu es bien matinale! continua-t-il.

- Oui, reprit-elle d'un ton ferme. Chez nous, c'est l'usage de terminer tous les travaux du ménage avant le lever du soleil.

- Mais, toi, tu ne travailles pas.

- Je n'ai pas à travailler. »

Les oiseaux se turent subitement. L'orient s'éclaircit, s'alluma. Le soleil parut et inonda de ses rayons les herbes et les feuilles humides.

« Et toi, demanda la mystérieuse fille, comment se fait-il que tu sois ici à cette heure?

- J'ai passé la nuit dehors, répondit-il.

- Pour quoi faire?

- Pour être près de toi, dit-il d'une voix basse et très douce, en baissant les yeux. Voilà bien longtemps que je te cherche. C'est hier enfin que j'ai connu la demeure. Je me suis blotti là-bas dans ce buisson; j'y ai attendu le lever et le coucher des étoiles. Je voulais te revoir. »

Elle baissa les yeux et parut réfléchir. Puis elle releva la tête et, tournant vers lui son doux visage, elle le considéra longuement, comme si elle eût voulu lire dans son âme.

CHAPITRE II

« Et tu sais qui je suis? lui demanda-t-elle d'une voix brève.

- Je sais seulement comment s'appelle le paysan à qui appartient cette métairie. Il se nomme Ossipowitch. Est-ce ton père?

- Nilko Ossipowitch est mon père. »

La grande fille s'approcha, ses seaux sur l'épaule.

« As-tu fini? demanda celle à qui tous obéissaient.

- Oui, Mardona.

- Tu t'appelles Mardona?

- Tu l'entends », repartit-elle; puis, se tournant du côté de la grande fille, elle continua: « Va à l'étable, Anuschka, et trais les vaches.

- Est-ce ta soeur? demanda Sabadil; elle te ressemble.

- Oui, c'est ma soeur. »

Anuschka avait en effet la taille de Mardona et son beau teint coloré. Mais elle était loin d'être aussi jolie que sa soeur. Son visage avait aussi peu d'expression qu'une citrouille creuse où l'on aurait placé une chandelle. Ses cheveux étaient d'un blond très clair. Elle tenait les yeux très ouverts et avait toujours l'air stupéfait. Elle s'éloigna, suivie des autres jeunes filles, tandis que la vieille femme, qui était petite et maigre et marchait voûtée et comme courbée sous un joug, tirait Mardona par sa manche.

« La vaisselle est-elle lavée? » lui demanda celle-ci.

La vieille fit de la tête un signe affirmatif.

« Maintenant tu peux aller préparer le déjeuner, mère », ordonna
Mardona.

La vieille femme soupira, s'éloigna et rentra dans la maison, dont elle ferma la porte derrière elle. Sabadil resta seul avec Mardona. Il était surpris de ce qu'elle donnait des ordres à tout le monde; et de la façon respectueuse avec laquelle on lui obéissait, tandis qu'elle restait assise, là, les bras croisés, comme une barine. Le sang afflua au cerveau de Sabadil. Il sentit qu'il craignait cette femme et que son amour pour elle était profond.

« Eh bien, Sabadil, reprit la jeune fille, maintenant que nous sommes seuls, si tu as quelque chose à me demander, parle.

- Je ne sais,… les paroles me manquent,… balbutia-t-il.

- Dois-je parler pour toi?

- Tu le peux, murmura-t-il. A toi mon coeur est ouvert….

- Tu m'aimes, Sabadil?

- Oui, Mardona, je t'aime!»

Le coeur du jeune paysan battait à se rompre. Il regardait l'étrangère d'un oeil suppliant, comme pour lui demander pardon.

« Je ne sais que faire de toi, dit-elle en plissant les lèvres dédaigneusement.

- Tu es fâchée contre moi?

- Non.

- Mais toi, tu ne m'aimes pas? »

Il fit un mouvement, qu'elle interpréta à faux. Elle étendit la main vers lui, d'un geste menaçant. Ne m'approche pas, homme, si le salut de ton âme t'est cher. Tu as déjà assez péché.

- Mais… je voulais…, bégaya-t-il.

- Rien ne presse, dit-elle en souriant. Nous verrons.

- Tu me permets de venir te voir? »

Il faisait grand jour. Le soleil luisait sur les champs de maïs. Le brouillard matinal se traînait lentement à terre, s'évaporant peu à peu.

« Je te le permets », dit Mardona.

Elle regarda Sabadil. Ses yeux bleus rayonnaient, disant bien des choses.

« Je te remercie, s'écria Sabadil fou de joie.

- Ne te réjouis pas, dit-elle d'un ton glacial; tu ne viendras pas: je sais que tu auras peur de moi.

- Peur!… pourquoi donc?

- Lorsque tu sauras qui je suis.

- Je ne te comprends pas.

- Prends patience! tu ne tarderas pas à apprendre bien des choses que tu ne soupçonnes pas. Adieu! »

Elle se dirigea vers la porte. Là elle hésita un instant sans le regarder. Puis elle tourna la tête et le contempla longuement, avec tendresse, presque amoureusement, par-dessus son épaule.

« Oui, Sabadil, tu reviendras! je le veux! »

En prononçant ces mots, elle rentra et ferma la porte.

Sabadil resta un instant à regarder la maison; puis il soupira, repassa par-dessus la haie, et se dirigea du côté de la forêt. Le brouillard se traînait dans les taillis, pareil à de l'eau sale, et voilait les arbres. Le soleil, en l'éclairant, semblait l'attacher à la terre, l'écrasant lourdement. Sabadil resta un instant sur la route, plongé dans ses réflexions.

Il entendit résonner de petites clochettes près de lui: il regarda et vit surgir du milieu du brouillard un petit chariot recouvert de toile, traîné par deux haridelles, et que dirigeait un vieux juif tout cassé, revêtu d'un cafetan vert grenouille.

« Hé! Moschkou (1) [(1) Sobriquet donné aux juifs.], as-tu une petite place pour moi? lui cria Sabadil.

- Pourquoi pas? » répondit le juif d'un ton aimable en lui faisant une place sur la planche qui lui servait de siège.

Les chevaux s'étaient arrêtés d'eux-mêmes. A peine Sabadil se fut-il assis, que le juif claqua du bout de la langue, et que les chevaux se remirent en route. La carriole longea la forêt, d'où s'élevait un brouillard intense, pareil à la vapeur d'une chaudière.

« Le paradis a aujourd'hui bien l'air d'un enfer, commença le juif d'un air goguenard.

- Comment?

- Ignorez-vous que le paradis se trouve à Fargowiza-polna?

- Je ne vous comprends pas.

- Le paradis,… le beau jardin.

- Je sais, interrompit Sabadil; mais qu'a donc à faire Fargowiza-polna avec le paradis?

- D'où donc êtes-vous? demanda le juif tout surpris.

- De Solisko.

- Et vous n'avez pas entendu parler de Fargowiza- polna ni des Duchobarzen (1) [(1) Secte des Petits-Russiens de la Galicie et de la Bukowine, très répandue, et qui a du rapport avec les Adamites.]?

- Si fait! mais je ne m'en suis guère inquiété.

- Pourtant cela vaut la peine qu'on en parle, murmura le juif en faisant claquer les rênes sur l'échine de ses maigres chevaux. Ces gens sont loin d'être aussi dangereux qu'on veut bien les faire. Ils sont, du reste, loin d'être aussi saints qu'ils en ont l'air.

- Comment? ce ne sont pas des chrétiens?

- Pourquoi ne seraient-ils pas chrétiens? reprit le juif. C'est vrai qu'ils n'ont pas de prêtres et pas d'églises, ni baptême, ni communion, ni, en général, aucun sacrement, comme vous autres. Ils n'adorent pas les saints.

- Mais Jésus-Christ Notre-Seigneur? »

Le juif ne fit pas de réponse.

« Ce sont, du reste, reprit-il après une pause, des gens très actifs, très paisibles et très doux. Ils sont tous égaux entre eux. Il ne s'y trouve ni maître ni serviteurs. Ils sont riches, propres, bien habillés, tout à fait remarquables sous certains rapports, comme les Lipowaner (1) [(1) Lipowaner ou Starowierzi, vieille secte russe. Les Karaïtes, ou Enfants de l'Ecriture, au contraire, sortent d'une secte juive qui rejette le Talmud, défend le commerce et s'occupe d'agriculture. Les uns et les autres possèdent en Galicie et dans la Bukowine de nombreux villages, Ils sont d'une grande moralité et très actifs.] ou les Karaïtes. Chez eux, par exemple, l'amour s'exerce bien librement. C'est pourquoi, je le répète, ils ne sont pas si saints qu'ils en ont l'air.

- Ils adorent cependant notre sainte Vierge?

- Oui, oui, répondit le juif en riant à gorge déployée. Pourquoi ne l'adoreraient-ils pas? Ils possèdent une Mère de Dieu et une jolie Mère de Dieu, vivante, et pas trop sainte, à ce que l'on dit. Du reste toutes leurs femmes sont belles, travailleuses et gaies, tout le jour durant. Et, parées, Seigneur Dieu, parées magnifiquement comme pour la danse.

- Mais que fait donc cette Mère de Dieu? demanda Sabadil vivement intrigué.

- Elle rend justice; elle prononce l'arrêt sur les pécheurs. Mais leur croyance est de beaucoup plus libre que toutes les autres.

- La Mère de Dieu est donc une créature vivante?

- Pourquoi serait-ce une créature morte? repartit le juif. Elle est à leur tête et prétend représenter Dieu sur la terre. Tous l'adorent et lui obéissent avec une sainte frayeur. Ils croient que Dieu se manifeste à eux par son entremise, aussi lui sont-ils tout dévoués. Ils vont jusqu'à baiser ses vêtements et à lui embrasser les pieds.

- Etrange! dit Sabadil en secouant la tête. Et par quel hasard est-ce une femme qui est à la tête de cette secte?

- Parce que c'est par la femme que le péché est entré dans le monde. Aussi assurent-ils que de la femme seule peuvent venir la rédemption et le rétablissement du paradis.

- Mais qui leur indique la femme dans laquelle Dieu s'est soi-disant incarné?

- La Mère de Dieu est élue par la communauté entière, repartit le juif en souriant, lorsqu'elle a prié et se croit pénétrée de l'Esprit-Saint. Celle qu'ils ont maintenant, personne ne l'a choisie. Elle l'est devenue sans qu'on sache comment, sans qu'elle fît rien pour cela. Il paraît qu'elle exerce une influence sur ces hommes…. Une vraie enchanteresse, quoi! Et, on doit l'avouer parce que c'est vrai,… il paraît qu'elle a fait des miracles, déjà. Des malades ont été guéris par elle; des morts ont été ressuscités; la prière seule a suffi, et l'imposition des mains ou son haleine, tout comme un rabbi ou un zadik (1) [(1) Homme qui fait des miracles chez les Chassides.].

- Etes-vous par hasard un Chasside? » demanda Sabadil.

Le juif haussa les épaules.

« Pourquoi ne serais-je pas un Chasside? Est-ce que j'ai l'air d'un Prostock (1) [(1) Paria, imbécile, chez les Chassides, celui qui ne comprend pas leurs leçons.]?

- Et cette Mère de Dieu est belle et jeune? demanda Sabadil pénétré d'un étrange soupçon.

- Pourquoi ne serait-elle pas jeune? demanda le juif. C'est une belle femme, mise comme une princesse.

- Vraiment?

- Pourquoi ne serait-elle pas mise comme une princesse? Elle reçoit des cadeaux de tous côtés. Elle vit en barine, en vraie comtesse. Et non seulement des Chassides, mais d'autres juifs, des chrétiens, et des Turcs, et des païens, se rendent vers elle en pèlerinage. Ils la révèrent tout comme les vrais Duchobarzen de Fargowiza-polna. Toute la contrée de ce côté de la forêt lui rend hommage. Elle règne comme un sultan. Ils tremblent tous devant elle.

- Et quel est son nom? demanda timidement Sabadil.

- Mardona.

- Mardona Ossipowitch! s'écria Sabadil.

- Oui, Mardona Ossipowitch.»

CHAPITRE III

Le jour suivant, Mardona s'habilla avec un soin tout particulier. Elle resta assise au balcon tout l'après- midi, regardant sur la route à travers le rideau d'églantiers qui tapissait sa maison. Au coucher du soleil elle rentra, de fort mauvaise humeur. Plus tard elle se montra de nouveau à la fenêtre; la pâle clarté de la lune baignait en plein son visage calme. Au bout de quelque temps, son front se plissa douloureusement. Elle ferma la fenêtre, sans bruit, avec une telle précaution, que les gonds de la croisée ne grincèrent même pas. Quelques jours s'écoulèrent, Sabadil ne se rendit pas à Fargowiza-polna. Il sentait quelque chose lui peser sur la poitrine comme une pierre. Jusqu'à présent il était allé à l'église, chaque dimanche, entendre la messe; maintenant il n'y prenait plus aucun goût. Sa foi chancelait et diminuait tous les jours. Il est vrai qu'il n'avait, en fait de religion, pas de connaissances profondes. Il ne se rappelait que ce que sa mère lui avait enseigné. On oublie rarement les leçons et les conseils des mères. Par moments il lui prenait l'envie de seller son cheval et de se rendre à Fargowiza-polna. Puis une crainte le retenait. Il lui semblait qu'aller là-bas, c'était quitter sa patrie, ses habitudes; cependant, tout ce qui autrefois l'égayait et l'intéressait lui paraissait maintenant terne et sans charme. Toutes ses pensées étaient concentrées sur une femme, sur une seule. Il sentait qu'il l'aimait, qu'il lui avait donné son coeur, réellement, et qu'un moment viendrait, tôt ou tard, où il se rapprocherait d'elle et ne pourrait plus vivre sans la voir.

Un jour, deux heures avant le coucher du soleil, il sella son cheval et traversa la forêt, suivant de petits sentiers touffus où ne passaient guère que des cerfs et des renards. Il se dirigeait sur Fargowiza-polna.

La vallée qu'habitait Mardona était, lorsque le soleil y brillait, un véritable paradis. L'agriculture y florissait. Les routes et les ponts y étaient parfaitement entretenus, et le village lui-même était si joli que Sabadil ne se rappela pas en avoir jamais vu de semblable. Il y régnait un grand calme, une tranquillité solennelle de jour de fête. Les rues, les cours des métairies, y étaient dans l'ordre le plus parfait.

Sabadil traversa le hameau sans rencontrer personne. Un petit chien seul le flaira en grognant. Il atteignit bientôt une grande métairie, la métairie de Nilko Ossipowitch, dont il fit le tour, au pas de sa monture, lentement. Les barrières et les dépendances de la ferme étaient, comme dans la plupart des constructions houzoules, faites de troncs de jeunes arbres recouverts d'épaisses lattes et rappelant vaguement les blockhaus des Prairies.

Sabadil remarqua que la propriété se composait de deux maisons, dont l'une était en façade sur la route, du côté de la forêt, tandis que l'autre était bâtie un peu à l'écart et presque entièrement dissimulée par de hauts massifs de lilas. Le jeune homme ne douta pas un instant que cette dernière ne fût l'habitation de Mardona, la Mère de Dieu. Elle avait deux sorties: une porte donnait dans la grande cour, et une autre sur le derrière, en communication avec une petite grille ouvrant sur les champs, par où l'on pouvait, sans être vu, sortir dans la campagne.

La grande métairie des Ossipowitch avait un grand nombre de dépendances, de granges, de chenils et d'étables. Au milieu de la cour se dressait un immense pigeonnier. A droite s'étendait le jardin potager, qui était très vaste.

Les toits des bâtiments étaient couverts de nuées de pigeons, dont le roucoulement accompagnait le tac régulier des batteurs en grange. Un paon superbe se promenait majestueusement sur le sable de l'avenue. Tout ici respirait l'opulence, le bien-être et l'ordre le plus parfait.

Personne n'eût pris pour des paysans les habitants de cette métairie. Elle ressemblait à une propriété seigneuriale, avec plus de soin cependant, car la plupart de nos châteaux de Galicie ont des vitres cassées par où entre librement la volaille de la basse-cour, tandis que leur propriétaire porte des chemises en loques sous des vêtements de velours.

Sabadil, sans descendre de cheval, fit deux fois le tour de la métairie, puis se dirigea du côté des champs. Il commençait réellement à avoir une grande crainte de Mardona.

Lorsqu'il revint, un peu plus tard, il faisait sombre. Les fenêtres de la ferme étaient vivement éclairées. Des voix confuses s'élevaient à l'intérieur, dominées par des éclats de rire. Cela donna du courage à Sabadil. Il sauta de cheval, conduisit sa monture à travers la cour, l'attacha à un anneau rivé au puits, et, poussant la porte du vestibule, qu'il trouva entr'ouverte, il pénétra dans le corridor. Un sillon de lumière, à ses pieds, sur les dalles, lui montra le chemin. II poussa à demi la porte de la chambre et demeura sur le seuil, sans bouger. Personne ne le remarqua. Il eut ainsi le temps d'examiner à son aise les paysans qui s'y trouvaient réunis.

Mardona était absente. Vis-à-vis de la porte il y avait des femmes et des jeunes filles occupées à égrener du maïs amoncelé en tas devant elles. Les hommes les entouraient, debout, une courte pipe aux dents, parlant très haut, avec de bruyants éclats de rire. Sabadil trouva que leur maintien et leurs manières n'offraient aucune particularité. Il se serait cru chez des paysans ordinaires au temps de la Wetsehernizi (1) [(1) Veillées d'hiver, durant lesquelles les jeunes gens se réunissent pour filer et s'entretenir ensemble.]; seulement, ici, tout était plus élégant et plus luxueux que dans les habitations de son village.

« Bonsoir », dit enfin Sabadil.

Il tira sa casquette et entra.

« Que le ciel bénisse ton arrivée au milieu de nous! » répondirent en choeur les assistants. Et ils le regardèrent avec quelque curiosité, mais sans méfiance et d'un air très bienveillant. Quelques-unes des jeunes filles, même, lui sourirent malicieusement; alors seulement il vit que Mardona était dans la chambre. Derrière la porte qu'il avait tenue entr'ouverte, dans un coin, se trouvait un siège élevé, comme une espèce de trône, où l'on arrivait par des degrés de bois. Mardona y était assise. Elle portait de hautes bottes de maroquin jaune et une jupe et un corsage de soie bleue. Son cou, ses bras et les nattes blondes de ses cheveux étaient parés de gros coraux et de sequins scintillants comme des étoiles. Elle était fort bien ainsi, très calme, et avait, la majesté d'une souveraine.

Elle se leva lorsqu'elle aperçut Sabadil, s'avança à sa rencontre avec beaucoup de dignité et le salua d'un air affable. Puis elle lui prit la main et lui donna un baiser. Sabadil rougit, tout confus. Mardona remarqua son trouble et sourit.

« Je suis contente que tu sois venu, lui dit-elle. Assieds-toi là, près des autres. »

Sabadil s'inclina sans parler, et, tandis qu'elle retournait à sa place, il se glissa vers la muraille. Il se sentait tout honteux maintenant, et très intimidé. Il n'osait, ni s'asseoir, ni se rapprocher de Mardona, et encore moins lui adresser la parole.

Les assistants ne faisaient plus attention à lui, à l'exception de l'un d'eux cependant, un homme d'une quarantaine d'années, nommé Barabasch. Celui-là ne le perdait pas de vue et l'examinait avec défiance et une sorte de dédain. Il était petit, légèrement, voûté, avec des cheveux châtain roux coupés sur le front et très longs sur les épaules. Sa moustache était couleur de rouille. Ses yeux gris avaient des éclairs haineux, Il était facile de reconnaître en lui un fanatique, au caractère violent et sauvage.

Après un moment, les frères de Mardona s'approchèrent de Sabadil pour le saluer. L'aîné, Turib, était svelte, de grandeur moyenne, avec des yeux noirs, brillants. Il parlait fort peu. Le second, au contraire, Jehorig, était fort bavard. C'était un jeune homme de vingt ans, petit, maigre, au visage pâle, sans barbe, fiévreux et agité comme le sont ordinairement les poitrinaires.

« Ne devons-nous pas chanter et jouer de quelque instrument en l'honneur de notre hôte? demanda-t-il à Mardona humblement.

- Sans doute, vous pouvez chanter », répondit-elle.

Jehorig apporta des cymbales et les posa sur la table; durant un instant, un silence complet régna dans la salle. Puis il commença à jouer. Il en tira des sons plaintifs, très doux, qui peu à peu grandirent, s'élevèrent et firent place à une puissante et sauvage mélodie.

C'était la mélodie de Hricin que Jehorig jouait, ce magnifique poème dont la musique rend si bien la tristesse poignante. Lorsque le jeune homme s'arrêta, les assistants entonnèrent d'une voix gaie un refrain cosaque.

Mardona prêtait l'oreille, pensive, le menton dans la paume de sa main, échangeant de temps à autre, un regard avec Sabadil, dont la voix sonore dominait celle des Duchobarzen, comme la mélodie d'un oiseau qui s'élève au-dessus des cimes des arbres de la forêt. La voix de Sabadil émut profondément Mardona, car pour les Petits-Russiens la musique est une vraie magie. Leurs chants populaires nous rapportent les plaintes des morts couchés sous les vastes tertres de la steppe, et les accents des esprits de la forêt, de l'eau et de l'air.

Sur ces entrefaites, le père de Mardona, accompagné d'un jeune homme, entra dans la chambre. Le vieillard se débarrassa à la hâte de son chapeau de paille et posa son bâton derrière le poêle. Puis il vint saluer sa fille et baisa sa main, qu'elle lui tendit avec majesté. Lorsqu'il remarqua l'étranger, il lui souhaita la bienvenue d'un signe de tête et engagea avec lui la conversation, c'est-à-dire qu'il écouta plutôt ce que Sabadil lui disait, en l'approuvant d'un geste ou en répondant: « Dieu soit loué! » « Grâces à Dieu! » tout en soupirant profondément. Nilko Ossipowitch, malgré ses soixante années, était un vigoureux et alerte paysan. Il n'avait pas un cheveu blanc. Il était très grand, comme sa fille, fort et majestueux. Il parlait avec lenteur, comme si chacune de ses paroles eût été un trésor qu'il fût obligé de déterrer.

Un signe de Mardona appela Sabadil à ses côtés.

« Tu es peut-être surpris, commença-t-elle, de nous voir tous si gais et si joyeux. Notre religion, vois tu, n'a rien de lugubre. Elle diffère en cela complètement de la vôtre, qui ne demande que des sacrifices et du renoncement, qui taxe de péché tout ce qui divertit le coeur de l'homme. Nous, nous servons Dieu, sans pour cela condamner les plaisirs qui par eux-mêmes n'ont rien que d'absolument innocent. Nous avons l'habitude de nous réunir, le soir, les femmes, les jeunes filles et les jeunes hommes, pour discourir ensemble. Quand les vieillards se mêlent à nous, ils sont les bienvenus. On cause, on s'entretient de choses utiles, on se divertit souvent, et nos veillées sont fort gaies. »

Mardona parlait à Sabadil d'une voix douce et avec beaucoup de bonté. Elle était si belle et si chaste en lui parlant ainsi, qu'il croyait voir son visage illuminé comme la face d'une sainte. Cependant il soutint hardiment son regard: ce qui étonna la Mère de Dieu, accoutumée à voir se baisser tous les yeux devant elle.

Le jeune paysan qui était entré en compagnie du père de Mardona se nommait Wadasch. Il se tenait encore debout vers la porte, et ses petits yeux noirs étaient arrêtés sur la Mère de Dieu, remplis de crainte. Son petit nez retroussé ne s'accordait nullement avec sa bouche aux lèvres épaisses, sévère et empreinte d'un cachet de mélancolie. Il tenait ses mains derrière son dos, ou dans les poches, comme si elles ne lui eussent pas appartenu et qu'il eût craint qu'on ne les lui réclamât.

« Wadasch, dit au bout d'un moment la Mère de Dieu d'une voix calme, ne viens-tu pas me saluer? »

Le jeune homme regarda devant lui, d'un air épouvanté, comme s'il se fût agi pour lui de franchir un abîme. Enfin, il se glissa le long du mur, sur la pointe des pieds, jusqu'à Mardona, et tomba devant elle, à genoux, la tête inclinée.

« Plus près, Wadasch, plus près », dit Mardona.

Il s'avança, traînant ses genoux sur le carreau, et gravit péniblement les marches conduisant au siège de la Mère de Dieu. Celle-ci se pencha vers lui, pleine de compassion, et lui donna le baiser de paix. Wadasch retourna à sa place en chancelant, puis s'approcha de Jehorig et des autres jeunes gens, afin de les embrasser également.

Sabadil, avec cet instinct que les hommes épris ont de commun avec les animaux, comprit immédiatement que ces deux hommes, Barabasch et Wadasch, étaient amoureux de Mardona. Seulement Barabasch était possédé pour elle d'une violente passion, tandis que le pauvre Wadasch l'adorait de loin, d'un amour timide, rempli de respect et de frayeur.

La porte s'ouvrit de nouveau. Cette fois, ce fut pour livrer passage à une jolie femme qui n'était plus tout à fait jeune. Sa taille était svelte; elle avait de splendides cheveux blonds et un admirable visage pâle, d'une pureté de vierge.

« Pourquoi viens-tu si tard, Sofia? » demanda Mardona, fronçant le sourcil.

Elle paraissait lui en vouloir beaucoup.

« J'avais affaire…. Mon mari,… tu le connais bien? » balbutia
Sofia toute interdite.

Et elle s'agenouilla aux pieds de la Mère de Dieu.

« Viens-tu de chez toi? continua Mardona.

- Pas directement,… mais….

- Sofia Kenulla, prends garde! Cela ne finira pas bien pour toi », dit la Mère de Dieu d'un ton dur en lui tendant les lèvres.

Tandis que Sofia saluait les assistants et leur donnait le baiser de paix, Mardona se pencha vers Sabadil:

« Regarde-la donc, murmura-t-elle: ne dirait-on pas un ange?
Cependant, parmi nous, il n'y a pas de pire pécheresse.

- Est-ce possible? exclama Sabadil. C'est vrai, elle est extraordinairement belle! »

Mardona perça d'un regard haineux Sofia, puis elle observa Sabadil. Si le jeune homme eût surpris ce regard, il aurait frémi à coup sûr. Il eût lu dans l'oeil bleu de Mardona l'arrêt de mort de Sofia. Dès ce moment elle était condamnée.

Wadasch avait décroché de la muraille un vieux violon et s'était assis près de Jehorig. Les deux jeunes gens regardaient Mardona.

« Nous permets-tu de danser?» demanda Turib, qui n'osait pas lever les yeux sur sa soeur.

Celle-ci était de bonne humeur ce soir-là. Elle approuva du geste.

Aussitôt Turib et Sofia Kenulla et, vis-à-vis d'eux, Barabasch et la soeur de Mardona se mirent à danser une cosaque, les bras gracieusement entrelacés, au son des cymbales et des accords graves du violon.

« Et toi, demanda Mardona à Sabadil plongé dans une douloureuse rêverie, près d'elle, tu ne danses pas?

- Oh non! certes », répondit-il en rougissant.

Ils se turent tous deux et regardèrent les danses. Au bout d'un moment, Mardona demanda à boire.

« Veux-tu de l'eau? lui dit Sabadil.

- Oui, va m'en chercher de la fraîche à la fontaine. »

Sabadil sortit précipitamment, rapporta une cruche pleine et versa de l'eau à Mardona dans une grande coupe de cristal taillé, qu'il lui tendit. Mardona y trempa les lèvres, et but avidement à grands traits. Lorsqu'elle en eut assez, elle rendit le verre à Sabadil sans le remercier, très calme. Elle était habituée à un accomplissement immédiat de chacun de ses désirs, sans même qu'elle prît la peine de les émettre. C'était pour ses disciples une faveur que de lui rendre un service ou de prévenir ses désirs. Bientôt après, elle se leva et descendit à pas lents les degrés de son siège. La musique se tut aussitôt.

« Je me retire, dit Mardona d'un ton fort doux. Dieu vous donne à tous une bonne nuit! »

Les assistants, à l'exception de Sabadil, tombèrent à genoux. La Mère de Dieu étendit les mains sur leurs têtes inclinées, comme pour les bénir. Puis elle sortit avec une grande dignité.

Ceux qui étaient présents commencèrent à s'embrasser en se souhaitant mutuellement un bon repos. Sabadil sauta en selle et partit à travers champs. Tandis que son cheval gravissait, au pas, la petite colline, il se retourna et regarda derrière lui. Il aperçut Mardona, debout devant la porte de sa maison, et toute baignée de la clarté de la lune.

Elle le vit et leva sa main blanche pour le saluer. Sabadil, alors, tira de sa poitrine le mouchoir brodé de la jeune fille, dont il s'était emparé furtivement, et le secoua au-dessus de sa tête, comme une bannière, d'un geste vainqueur.

CHAPITRE IV

C'était par un froid jour de pluie du mois de septembre. La campagne était toute grise, derrière le rideau de larges gouttes qui tombaient. Les gouttières vomissaient des cascades de boue jaunâtre; les branches des lilas chargées d'eau s'inclinaient pesamment vers la terre; les moineaux, le plumage hérissé, se pressaient en grelottant sur les poutres où s'appuyait la toiture. Devant la maison, le vent ridait l'eau d'une immense flaque. Sabadil était assis dans la grande salle des Ossipowitch, près du père de Mardona. Ils se taisaient tous les deux. Mardona était absente. Cela sans doute rendait Sabadil plus morose que les torrents de pluie. Il venait justement de faire la connaissance de Lampad Kenulla, le mari de la belle Sofia. C'était un gros homme flegmatique, au visage large et rouge, à l'expression plate et bête. Il s'était mis à parler avec volubilité, par politesse; mais, comme aucun des assistants ne lui donnait la réplique, il se tut et se mit, de son gros doigt orné d'un anneau d'argent, à écraser toutes les mouches qui voltigeaient aux vitres.

Un temps assez long se passa. Enfin un bruit de roues et les coups secs donnés par des sabots de chevaux sur le pavé de la cour annoncèrent l'arrivée de Mardona.

Tous se levèrent et la saluèrent respectueusement. Elle entra gravement, adressa à ses disciples un signe de la tête, et prit place sur une chaise. Ses frères s'avancèrent pour la servir. Jehorig la débarrassa de plusieurs objets qu'elle avait achetés en ville, et Turib lui retira ses hautes bottes, couvertes de boue.

« Quelle bonne nouvelle nous apportes-tu, Lampad? » demanda la Mère de
Dieu.

Kenulla tomba à genoux et se traîna jusque près de Mardona pour recevoir d'elle le baiser de paix.

«As-tu apporté l'acte de donation? demanda la Mère de Dieu.

- Voici, tout est écrit là-dessus, ainsi que tu me l'as ordonné. C'est le notaire de la ville qui s'est chargé de la besogne.

- Allons, lis!»

Mardona feignait de ne pas remarquer Sabadil.

« Tu ferais mieux de lire toi-même, repartit Kenulla.

- Lis, toi. Je le veux. »

Kenulla se leva, alla vers la fenêtre, comme s'il n'y voyait pas clair, regarda longuement le document et garda le silence.

« Lis à haute voix.

- Je ne le puis.

- Pourquoi donc?

- Parce que, pardonne-moi ce péché, Mardona,… parce que je ne sais pas lire.

- Donne-le-moi alors, dit Mardona en prenant le document des mains de Lampad. Elle le tint ouvert devant elle; mais Sabadil, qui l'observait, vit que son oeil restait arrêté à une seule place. Il comprit qu'elle aussi ne savait pas lire.

« Laisse-moi lire, Mardona, dit-il en s'avançant vers la jeune femme. C'est un péché que de fatiguer ainsi tes beaux yeux.

- Tu sais donc lire? exclama-t-elle en rougissant profondément.

- Je sais lire et écrire », répondit Sabadil.

Et il lut ce que portait le document d'une voix haute et sonore. C'était une donation de Lampad Kenulla à Mardona Ossipowitch. Il lui faisait cadeau de deux pièces de terre et d'un verger planté d'arbres fruitiers, bornant ses domaines. « Tout cela de sa propre volonté, pour se rendre agréable à Dieu », selon ce que portait le document.

Mardona examina Sabadil avec l'attention la plus minutieuse. Elle savait maintenant qu'elle pourrait tirer profit de cet homme, qu'elle aimait de toute l'ardeur de son âme.

Et pour elle ce n'était pas à dédaigner. Lorsqu'il eut replié le document, Mardona le lui retira des mains et le serra dans son corsage, lentement, avec une grande dignité.

« Et comment se comporte Sofia?» demanda-t-elle d'une voix oppressée.

Son visage, cependant, était fort calme, et même souriant et aimable.

« Hélas! c'est vrai, c'est bien vrai! Ce doit être vrai, puisque tous les gens l'affirment; elle me déteste, elle court dans la maison et bouleverse tout, comme une louve.

- On dit même que ta vie n'est pas en sûreté, Lampad.

- On ne se trompe pas.

- Alors porte plainte contre elle », continua Mardona en s'inclinant vers lui.

Elle parlait fort bas, mais d'une, voix distincte, comme si elle eût voulu être bien comprise de Kenulla, mais de lui seulement.

« N'aie pas de crainte. Tu as pour toi le droit. Porte plainte contre elle, et laisse-moi me charger de la punir!

- Je n'en aurai jamais le courage, geignit Kenulla.

- Dans ce cas tu mérites les traitements que ta femme te fait subir, reprit Mardona, et je te conseille fort de te cacher pendant le jour, de peur que les petits enfants ne courent après toi en te montrant au doigt, et que les mendiants ne chantent des mélodies sur ton compte.

- Du reste, ajouta Kenulla, nous avons le temps. Un jugement précipité est rarement juste.

- C'est ton idée? »

Mardona se leva et s'avança vers le miroir pour réparer le désordre de sa coiffure.

Kenulla soupira, se gratta l'oreille et quitta la salle sur la pointe des pieds, avec Ossipowitch et ses fils. Mardona et Sabadil restèrent seuls.

Un long moment se passa avant qu'ils échangeassent un regard. Enfin
Sabadil prit la parole:

« Explique-moi, Mardona, commença-t-il, comment il se fait que vous punissiez la femme qui offense son mari, puisque, à ce que l'on dit,… le mariage n'est pas considéré comme un sacrement dans votre secte?

- Nous n'avons ni ne reconnaissons pas de sacrement, répondit Mardona en prenant place sur un siège près de Sabadil. La décision de deux êtres qui s'aiment et le consentement de leurs parents suffisent pour accomplir un mariage. Les parents et les amis des époux se réunissent dans la maison de la fiancée et déclarent, en présence de la congrégation, leur union accomplie. La séparation s'accomplit de la même manière, aussi simplement: les époux déclarent qu'ils sont décidés à se séparer, et le divorce est prononcé.

- Il se peut que cela ne mène à rien de bon, interrompit Sabadil en secouant la tête.

- Jusqu'à présent j'ai observé chez nous bien moins de séparations que chez vous ou chez les juifs.

- Mais un mariage sans la bénédiction du prêtre ne peut être sanctionné par Dieu, murmura Sabadil.

- Tu parles selon tes opinions, dit Mardona avec une grande douceur. Nous simplifions les devoirs du mariage, son accomplissement et sa nullité, pour punir beaucoup plus sévèrement toutes les contraventions qui peuvent lui porter préjudice.

- Dans ce cas, pourquoi accuse-t-on vos femmes de légèreté et de vanité?

- Elles ne sont pas autrement que le reste des femmes, répondit Mardona, toujours calme, digne et bonne. La femme aime les plaisirs, les divertissements, le changement. Au lieu d'agir contre la nature, ce qui irrite inutilement ses penchants, nous lui accordons tout ce qu'elle aime, la parure, la danse, les amusements, mais seulement alors qu'elle a terminé sa tâche journalière. Et, vois-tu, c'est pour cela que toutes nos femmes sont si actives, si laborieuses. De grand matin, avant le jour, elles se lèvent et mettent tout en ordre dans la maison. Lorsque, durant le jour, elles aiment à se parer, à se promener et à se divertir, il me semble qu'elles en ont parfaitement le droit.

- Etrange! murmura Sabadil. Quels singuliers usages!

- Plus tu connaîtras notre secte, ajouta Mardona, plus tu te heurteras à des choses qui t'étonneront. »

CHAPITRE V

Une autre fois, Sabadil était assis chez les Ossipowitch, dans la grande chambre. Il écoutait Jehorig jouer des cymbales. Le vieux Nilko était en train de nettoyer sa pipe. Anastasie reprisait des bas, penchée sur son ouvrage et soupirant très fort, et Anuschka brodait une chemise pour sa soeur. Celle-ci était absente.

Bientôt arriva un homme qui attira immédiatement l'attention de Sabadil, ou, pour mieux dire, il n'arriva pas. Il se contenta de passer son nez, un long nez pointu, par la fente de la porte; ce nez fut suivi de sa tête: un crâne chauve, un visage aux yeux clignotants, et des oreilles ornées d'épais anneaux en argent.

« Tiens! Sukalou! » s'écria Jehorig.

Tous sourirent: Anuschka, d'un air étonné; sa mère, avec un regard terne. Le vieil Ossipowitch lui-même sourit, et, qui plus est, il parla:

« Entre donc, Sukalou, lui cria-t-il.

- J'entre », répondit l'inconnu.

Mais il n'entra pas tout de suite. Quelques instants s'écoulèrent; puis un long cou passa par l'ouverture de la porte. Après ce cou vint une redingote bleu clair extrêmement longue, puis une botte au talon usé, et enfin Sukalou en personne. II resta près de la porte, tira de sa poche une petite tabatière d'écorce de bouleau, saisit une prise entre ses doigts, délicatement, et la huma d'un air vainqueur, comme s'il eût défié chacun d'en faire autant.

« Eh bien, qu'y a-t-il encore? Crains-tu d'être assassiné chez nous? demanda Ossipowitch, qui tout d'un coup devint éloquent. Viens donc vers moi, mon pigeon, et embrasse-moi. »

Le long et maigre Sukalou, qui, comme les hommes de haute taille, se tenait un peu voûté, s'approcha du vieillard et lui donna un baiser. Il dégouttait littéralement de piété, de béatitude, et marchait comme s'il eût eu de l'eau dans ses bottes. On était surpris de ne pas voir de traces mouillées sur les carreaux, à son passage.

Il embrassa tous les assistants l'un après l'autre, et, après chaque accolade, il essuya avec un immense mouchoir bleu son nez barbouillé de tabac. Lorsqu'il eut embrassé Anuschka, il s'essuya la bouche à deux reprises, cligna de l'oeil et frotta son crâne dénudé de la paume de sa main. Il remarqua Sabadil, qu'il n'avait jamais vu. II le considéra avec surprise, resta un moment debout devant lui, et, pour se donner une contenance, tira une nouvelle prise de sa tabatière et la huma avec mille précautions et une affectation infinie. Grâce à toutes ces manières, il était impossible de ne pas remarquer son nez. Ce nez n'avait pas besoin d'être en lumière pour attirer l'attention, du reste. Il était là, cela suffisait. Chacun le remarquait. Il étonnait tout le monde. Mais aussi quel nez extraordinaire! On l'aurait pu croire destiné à autre chose qu'à éternuer, tant il était long, et mince, et pointu. Son extrémité, par contre, était légèrement tordue, comme s'il avait été pétri de mie de pain et qu'on lui eût donné une inflexion fausse.

«Cela fait du bien, dit enfin Sukalou en présentant sa tabatière à
Sabadil, qui prit une pincée de tabac, par politesse.

- Le tabac, voyez-vous, continua-t-il, c'est la seule jouissance que puisse s'accorder un pauvre homme éprouvé de Dieu; oui, mes chers amis, la misère est une triste chose. Tel que vous me voyez, c'est le tabac qui bien souvent me tient lieu de nourriture.

- Tu n'as rien mangé aujourd'hui? demanda Anastasie.

- Et où aurais-je mangé? s'écria Sukalou regardant furtivement à droite et à gauche dans la chambre, les narines frémissantes comme un chien en arrêt. Je n'ai pas de bois pour allumer un peu de feu. Et si j'avais du bois, je n'aurais rien à faire cuire. Pauvre homme que je suis! Il y a longtemps que ma vache a péri, et mon jardinet est envahi par les mauvaises herbes.

- Parce que tu ne le cultives pas, dit Ossipowitch.

- C'est ma consolation cela, répondit Sukalou clignotant vivement des yeux. Dieu a-t-il créé l'homme pour qu'il songe à son estomac du matin au soir? Non. Avant tout, l'homme doit apaiser la faim de son âme. Il le doit, et je le fais. Oui, certes, oui, j'aime mieux prier que d'user mes forces au travail.

- Alors il n'est pas bien étonnant que tu aies faim, soupira
Anastasie.

- Oui, j'ai faim, une faim terrible, s'écria Sukalou d'une voix presque joyeuse. Personne ne peut nier que je meurs de faim, littéralement. La prière et la contemplation assouvissent l'esprit, mais non le corps. Que voulez-vous? Je suis ainsi fait. Vous ne me changerez pas; certes non, vous ne me changerez pas. Au lieu de labourer le sol, de l'ensemencer, de récolter les grains, je prie; au lieu de me cuire du pain, je prie.

- Et au lieu d'entreprendre un petit commerce ou d'apprendre un état qui t'entretienne….

- Je prie », s'écria Sukalou.

Il ne laissa pas continuer Jehorig qui l'avait interrompu.

« Ah! mes amis, la faim, c'est bien dur; mais je la supporte. Ah! je la préfère à la perte du salut de mon âme. »

Il s'assit dans un coin, ferma les yeux et murmura une prière. «
Est-ce un saint ou un coquin? » se demanda Sabadil.

Mais il ne put définir l'expression béate répandue sur le visage de Sukalou. Il n'y vit ni ruse ni fausseté, rien que la plus parfaite candeur.

Ossipowitch poussa sa femme du coude. Celle-ci se leva en soupirant et se dirigea vers un buffet, non loin de la place où était assis Sukalou. Aussitôt celui-ci ouvrit les yeux, mais les referma vivement, à demi, et continua sa prière. Et lorsque Anastasie tira du buffet un pain et une assiette de fromage, il prit une pincée de tabac, qu'il aspira derrière sa main, ce qui lui permit de regarder prestement dans le buffet, où il découvrit un morceau de rôti et une bouteille de vin à demi pleine.

« C'est curieux! vous, vous mangez tout le jour durant, dit Sukalou lorsque Anastasie eut posé sur la table le pain et le fromage.

- C'est pour toi, répondit celle-ci en prenant un couteau dans le tiroir.

- Pour moi! exclama Sukalou. Répétez-le, mes amis, je ne puis y croire!

- Mais oui, pour toi.

- O Dieu! s'écria Sukalou en levant au ciel ses mains jointes, tu ne m'as pas abandonné! Oui, il est encore au monde des coeurs purs qui prouvent leur foi par leurs oeuvres. »

Il regarda la salle et, instinctivement, passa ses mains sur son ventre.

« Dites-moi, dois-je manger, véritablement? »

Il chercha du regard quelqu'un qui l'y forçât, et, tout en promenant ses regards à droite et à gauche, il se léchait les lèvres avec gourmandise.

« Dois-je vraiment manger? Dois-je interrompre ma prière pour contenter cette misérable enveloppe du péché, notre corps? Dois-je exposer mon âme?

- Viens, Sukalou, dit Jehorig en riant. Allons, viens! Pas tant de luttes. Ne te prive donc pas de toute jouissance terrestre, que diable! »

Il le prit par le bras et l'entraîna; mais celui-ci se défendit avec dignité, fermant les yeux et murmurant une prière, comme pour repousser la tentation.

« Voyez, soupira enfin Sukalou en se tournant vers les assistants, voyez: les privations m'ont affaibli au point que je suis vaincu par un enfant. »

Il prit place à table et se prépara rapidement une énorme tartine de fromage.

« J'obéis. Je mange. Vous voyez que je mange. Vous permettrez cependant que je ne perde pas trop de temps à cette occupation indigne d'un enfant de la lumière. »

Il avalait gloutonnement de formidables bouchées. Il se prépara une seconde tartine, puis une troisième, et il mangeait, et il avalait avec une telle prestesse, que les assiettes furent vides en un clin d'oeil.

« Qu'est-ce qui nous distingue de la bête? murmura Sukalou lorsqu'il eut fini et englouti jusqu'aux dernières miettes. Ah oui! vous êtes les élus de Dieu, vous! Vous m'avez sauvé la vie, vraiment. Il est sûr que du fromage, c'est un peu indigeste pour l'estomac d'un homme qui jeûne toujours et qui ne vit que de privations.

- Tu as un fort bon estomac, remarqua Jehorig.

- Comment aurais-je un bon estomac? » repartit Sukalou aspirant une prise derrière sa main à demi fermée.

Il eut l'air subitement triste.

« Pour tout il faut de l'exercice. Veux-tu avoir une forte tête, exerce-la; veux-tu être vigoureux, travaille; Et moi, comment puis-je avoir un bon estomac, je te le demande?

- Tu avales des mets qui en tueraient d'autres.

- Cela se comprend; c'est la misère, la détresse qui m'y poussent. Et pourtant, que ne donnerais-je pas pour manger, par exemple, un bon morceau de rôti?»

Il cligna de l'oeil du côté du buffet.

« Mon Dieu! oui, du rôti, ce serait une vraie manne pour l'estomac d'un pauvre homme, d'un vieillard. »

Sukalou n'avait pas dépassé la cinquantaine.

« Vois-tu, c'est une chose que je ne pourrai jamais m'accorder; et où trouverais-je un homme assez bon, assez généreux, assez charitable, pour m'offrir cette friandise? Cet homme-là, Dieu a oublié de le créer.

- Ecoute, ma vieille, dis-moi, commença Ossipowitch aspirant une bouffée de sa pipe, ne nous reste-t-il pas un morceau de rôti d'hier?

- Sans doute.

- Eh bien! »

Il lui fit signe.

Anastasie apporta le rôti.

« Vraiment! Que vois-je? Un morceau de rôti, s'écria Sukalou, et quelle viande, sapristi! Jamais je n'en ai vu de pareille; jamais je ne pourrai manger tout cela. Songez que vous avez affaire à un malheureux qui a perdu l'habitude de se rassasier.

- Allons! ne te gêne pas. Vas-y, mon vieux, et attaque ferme, si tu la trouves bonne.

- Ah! je le crois que je la trouve bonne; mais il y en a trop, infiniment trop », affirma Sukalou.

La moitié de la viande avait déjà disparu.

« Du reste, à mon âge, et faible comme je suis, la nourriture, c'est un détail. Parlez-moi d'un verre de vin. Voilà qui vous remonte un homme! Et à ce propos… Oh! il faut que je vous raconte le drôle de rêve que j'ai eu. Un rêve, mes amis, mais quelque chose d'étrange, quelque chose de vraiment surnaturel. Imaginez-vous que je me trouvais dans un désert, une vaste plaine de sable. On n'y voyait ni arbres, ni verdure, ni le moindre filet d'eau. J'étais tourmenté par une grande soif, oh! mais une soif!… la langue me desséchait dans la bouche. Je pris peur. Je me sentais défaillir. Je criai à Dieu, dans mon angoisse; je l'implorai de toutes mes forces. Et alors… un ange m'apparut. Non, non; premièrement, je vis une grande lumière, une sorte de buisson de feu, grand comme le soleil. Et un ange sortit de cette lumière. Il avait des ailes blanches comme la neige, et il me parla d'une voix qui retentissait comme une harpe. « Sukalou, me dit-il, Ossipowitch a dans son garde-manger une bouteille de vin. Va vers lui, il t'en donnera un verre.»

- Ah! s'écria le vieillard surpris, mais…, c'est vrai,… il y a là une bouteille… dans le buffet.

- Une bouteille de vin?

- Oui.

- Peut-être tout cela n'était-il pas un rêve de Sukalou! Peut-être ai-je réellement conversé avec un ange! Et toi, me donneras-tu un verre de ton vin?

- Si vraiment c'était un ange?

- Allons! je sais bien comment sont les anges! objecta Sukalou offensé.

- Eh bien, Anuschka? »

Celle-ci se leva et alla chercher la bouteille, à pas lents.

« Ne vous donnez pas la peine », s'écria Sukalou.

Il courut au buffet, prit le plus grand verre qu'il y trouva, le remplit jusqu'au bord et revint, le tenant avec précaution.

« Je vois bien maintenant que c'était un ange véritable! » murmura-t-il.

Et en parlant il ne pouvait s'empêcher de rire de la bonne idée qu'il avait eue. II se remit à attaquer le rôti avec un nouvel appétit; il avalait aussi de grandes gorgées de vin en faisant claquer sa langue contre son palais, en clignant de l'oeil et en léchant ses lèvres surmontées d'une moustache aux poils hérissés et taillés en brosse.

C'est ainsi que le trouva Barabasch, qui entra à ce moment, portant une lourde corbeille, qu'il déposa par terre, devant le buffet. Cette corbeille suffit pour ravir à Sukalou toute sa tranquillité, tout son plaisir; il la contempla à la dérobée, finit son vin plus vite qu'il n'en avait l'intention, faillit s'étrangler avec l'os du rôti qu'il était en train de ronger, se leva, prisa une fois, puis une seconde, regardant toujours la corbeille, derrière sa main à demi fermée, enfin se dirigea du côté du buffet. Là il prit une troisième pincée de tabac, se frotta vivement le crâne de la paume de sa main, et enfin regarda vivement ce que renfermait la corbeille.

Il profita d'un moment où l'attention de tous était arrêtée sur Barabasch, qui avait tiré de sa poche deux superbes perdreaux et les avait posés sur la table. Mais cet instant suffit à Sukalou. Il souleva le couvercle de la corbeille et le referma très vite. Il courut ensuite vers la table, prit les perdreaux, les soupesa et les admira beaucoup. Il savait maintenant que Barabasch avait du miel dans sa corbeille, et il était satisfait!…

« Quel homme que ce Barabasch! »

Il l'embrassa avec effusion.

«Voilà un ange incarné sur la terre, et qui n'est heureux que lorsqu'il peut faire de bonnes oeuvres! Oh! mon doux Barabasch! mon petit Barabasch d'argent! Sur tout ce que tu entreprends repose la bénédiction divine. Quelles belles ruches à miel tu as dans ton jardin, Barabasch, et quelle masse! Comment le pauvre Sukalou pourrait-il élever des abeilles, lui? Il a besoin de tant de prières pour le salut de son âme! Et lorsqu'il a mal à la gorge, et que la poitrine le fait souffrir, et qu'on lui conseille de manger du miel pour se soulager, où le prendrait-il, ce miel? avec quoi l'achèterait-il, si tu ne te trouvais là, mon petit Barabasch doré? C'est alors que tu donnes essor à ta générosité et que tu fais cadeau au pauvre Sukalou d'un petit pot de ton miel.

- J'en ai précisément là, dans ma corbeille, que je porte à la seigneurie. Mais, bah! je vais t'en donner un peu.

- Tu fais une bonne action, Barabasch, dit Anastasie. Ce pauvre
Sukalou est réellement malade: il tousse constamment. »

Au même instant, Sukalou eut un accès de toux terrible, qui ne diminua et ne passa complètement que lorsque Jehorig se mit à lui tambouriner sur le dos, de toute la force de ses deux poings.

« Entends-tu, Barabasch, soupira Sukalou en repoussant Jehorig, entends-tu comme je tousse? »

Anastasie s'approcha, portant un joli petit compotier.

« A quoi bon ce joli compotier pour un pauvre vieillard? » s'écria
Sukalou.

Il saisit le compotier, le remit à sa place et choisit dans le buffet un pot trois fois plus grand que le compotier.

« Cette écuelle me suffit, mes bons amis. Avec moi, il ne faut pas tant de façons. »

A peine Barabasch eut-il rempli de miel le pot de Sukalou, que Mardona entra.

Tous s'agenouillèrent, et la Mère de Dieu les embrassa tous l'un après l'autre. Sabadil, seul, ne s'agenouilla pas. Aussi Mardona feignit-elle de ne pas le remarquer. Barabasch déposa respectueusement ses perdreaux aux pieds de Mardona.

« Que contient cette corbeille-là? demanda la Mère de Dieu.

- Ma corbeille? répondit Barabasch. Elle contient du miel que je porte à la seigneurie.

- A la seigneurie? Donne-moi ce miel!

- Si tu le désires, Mardona, il est à toi.

- Oui. II me plaît de le garder. Tu m'entends? » Elle fit un signe à sa soeur, qui emporta la corbeille. Tandis que Mardona s'entretenait avec ses disciples, Sabadil la contemplait avec adoration. Il voyait, il sentait qu'elle le traitait avec le plus grand dédain. Mais cela lui était égal. Le mépris que lui témoignait Mardona enflammait encore sa passion, et cette passion était nourrie par le respect qu'on témoignait à la Mère de Dieu, par l'obéissance aveugle qu'elle inspirait. Et il semblait à Sabadil que d'elle émanait une lumière qui retombait sur lui et l'embrasait. Il la trouvait belle aussi, plus belle que jamais.

Barabasch le suivait des yeux d'un air étrange. Il soupçonnait en lui un rival. Il ne se donnait aucune peine pour dissimuler la haine qu'il lui témoignait. Il regardait d'un tout autre oeil le pauvre Wadasch. Celui-ci venait d'entrer, modeste, les mains derrière le dos. On voyait que, pour lui, Barabasch ressentait de la compassion, la sympathie d'une commune souffrance. Wadasch, comme d'habitude, resta près de la porte, d'un air triste; entre lui et Mardona il y avait toute la chambre, un abîme donc, un vrai désert à franchir.

Il hésitait.

« Eh bien, Wadasch, où restes-tu encore? dit Mardona d'un ton de commandement. Viens ici, à mes pieds. »

Le malheureux tenta deux pas en avant. Puis ses genoux vacillèrent, fléchirent; il vit Sabadil, Sukalou, Barabasch, Anuschka, Jehorig, et même Anastasie et le vieux Nilko Ossipowitch tournoyer autour de lui. Il se sentit défaillir. Il tomba à genoux. Mardona s'avança gracieusement à sa rencontre, se pencha vers lui et lui donna le baiser de paix.

« Allons-nous-en », s'écria tout à coup Sukalou.

Il se jeta à genoux devant Mardona, lui embrassa les pieds et sortit très vite, son pot de miel à la main. Barabasch le suivit. Sabadil, seul, hésita. Enfin il se décida à sortir. Il monta à cheval et s'éloigna sur la route lentement. Tout à coup une angoisse inexprimable s'empara de lui. Il tourna bride, instinctivement, et retourna à la métairie à travers champs.

Durant quelques instants, il ne vit rien. Le vent d'automne faisait tourbillonner des feuilles sèches, jaunes et rouges, dans la cour, devant la maison de la Mère de Dieu. Enfin, Mardona parut. Elle se rendit dans sa demeure. Wadasch la suivait, tête basse et absolument pâle. Ils entrèrent tous deux dans sa maison.

Une jalousie terrible, une frayeur étrange s'emparèrent de Sabadil. Son coeur battait à se rompre. La tête lui faisait mal. Une grande chaleur lui montait au cerveau et menaçait de l'étouffer.

Il descendit de cheval près de la haie, s'arrêta tout près et tendit l'oreille. Un murmure triste et monotone arriva à ses oreilles. Il ne se trompait pas: ils priaient…. Wadasch et la Mère de Dieu priaient ensemble dans l'enceinte sacrée et solitaire. Sabadil se frappa le front du poing à trois reprises.

« A quoi bon s'inquiéter? se dit-il à demi-voix. A quoi bon? Mardona est une sainte, et moi… moi, je suis un insensé! »

CHAPITRE VI

II pleuvait. L'eau tombait jour et nuit, sans s'arrêter. Quelquefois, au milieu de la journée, il y avait une heure ou deux où le soleil luisait. Mais les matins et les soirées étaient froids. Il commençait à geler pendant la nuit. Un brouillard épais remplissait la vallée du Nouveau-Paradis. Il disparaissait pour quelques heures, au soleil, puis reprenait de plus belle, roulant ses vagues dans les champs et à travers les arbres. Les buissons resplendissaient, sous leur feuillage rouge ou jaune, dont le vent enlevait les feuilles par bouffées. Des châtaignes se détachaient de leur tige et tombaient à terre, faisant éclater leurs enveloppes. On entendait partout le sifflement des mésanges. Des oiseaux de passage traversaient l'air, par bandes, en piaillant bien haut, au-dessus des champs de vaine pâture, se dirigeant vers le sud.

Dans le village, où ordinairement en cette saison on n'entendait que les coups alternés des batteurs en grange, un bruit confus et grandissant, montait. On s'appelait. Il y avait un cliquetis de faux, comme lors de la Révolution. Des chevaux hennissaient, des chiens aboyaient. Enfin, les cloches se mirent à sonner, pesamment.

Un paysan de Brebaki avait apporté de mauvaises nouvelles. Depuis des années, depuis l'abolition du robot, il y avait querelle entre les anciens seigneurs et les paysans de Fargowiza-polna. On avait, en 1848, réellement promis à ces derniers la donation de leurs chaumières et de leurs terres; mais les seigneurs avaient gardé pour eux les pâturages et les forêts.

Les paysans, qui se trouvaient ainsi sans fourrage pour leur bétail et sans bois à brûler, n'hésitèrent pas longtemps. Ils se servirent des bois et des pâturages, tout comme au temps du robot. De là, des querelles incessantes. On leur démontra qu'ils avaient tort. On les arrêta, on les condamna. Rien ne servit. Les choses en vinrent au point qu'une véritable guerre éclata entre les villages et les seigneuries.

Le district de Fargowiza-polna dut mettre des gens sur pied et les envoyer pour maintenir les rebelles.

A cette nouvelle éclata un nouveau tumulte. Les paysans se rassemblèrent, décidés à une résistance terrible. Ils n'écoutèrent ni les conseils du wujt (l) [(1) Juge de district.], ni les avertissements de leur curé. Ils s'armèrent de faux, de fléaux et de fusils, et sonnèrent le tocsin pour avertir les villages d'alentour. Bientôt, en effet, arrivèrent les paysans de Brebaki, de Klosno, de Serenzize, montés sur leurs chevaux. Ils s'unirent à ceux de Fargowiza-polna. La grande place de l'église se transforma en un camp. Les vieillards tenaient conseil; il y en avait qui étaient d'avis de marcher à la rencontre de l'ennemi, d'autres voulaient assiéger le château; d'autres encore refusaient de s'associer à la révolte. On se décida enfin, à l'unanimité, à demander l'avis de la Mère de Dieu.

Mardona parut au milieu du tumulte. Elle était à cheval. Sabadil l'accompagnait. Mardona était assise en selle à califourchon, comme un homme. Ses cheveux étaient noués dans un foulard blanc. Son visage était pâle et triste, très grave.

Elle demanda ce qui se passait; on lui expliqua le différend et on la pria de donner son avis dans cette affaire. Lorsqu'elle s'arrêta devant l'église, tous se pressèrent autour d'elle, tous agitèrent leurs casquettes, leurs chapeaux. Quelques-uns baisèrent ses bottes jaunes, d'autres le bord de son vêtement. Un grand nombre s'agenouillèrent, levant leurs bras vers elle. Elle écouta leurs explications en silence, puis leur fit signe de se taire, d'un geste. Le tumulte s'apaisa. On n'entendit plus que des chuchotements ou le grincement de deux faux qui se heurtaient.

C'est à ce moment que le vieux wujt se précipita vers la Mère de Dieu et s'agenouilla par terre, devant son cheval. Ses cheveux blancs étaient soulevés par la bise. Le pauvre homme tremblait, et son visage était livide.

« Sauve-nous, sainte femme! cria-t-il; toi seule peux nous sauver! »

Le vieux prêtre, lui aussi, s'approcha de Mardona. Il la salua et saisit d'une main fiévreuse l'étrier où elle appuyait le pied.

« Rétablis la paix, pria-t-il d'un ton bas mais suppliant. Ils sont tous comme des fous, les malheureux! Oh! cela finira d'une manière horrible, horrible!

- Écoutez-moi », dit Mardona.

Elle se souleva sur sa selle et parcourut la foule d'un regard ferme.

« Cessez immédiatement de sonner le tocsin! Retournez dans vos chaumières! Le wujt et deux des doyens vont aller au-devant de l'escorte pour la saluer. Vous recevrez bien et logerez les soldats qu'on enverra chez vous en quartier. J'accorde moi-même l'hospitalité aux chefs et aux officiers. Je me charge de leur faire entendre raison. Je vous promets de réussir à souhait. Que Dieu vous garde! »

Personne ne la contredit. Nul ne protesta. Lorsque Mardona tourna bride pour rentrer chez elle, le peuple tomba à genoux. Elle le bénit en souriant.

Tout ce qu'elle avait ordonné fut exécuté. Les cloches se turent. Les rues se vidèrent peu à peu. Un silence religieux régna dans le hameau.

Le commissaire du district arriva en voiture, accompagné de deux gendarmes; trente hussards, conduits par un officier, suivaient. Les soldats furent distribués dans le village. Le wujt conduisit l'officier et le commissaire chez les Ossipowitch. Les hôtes furent frappés du luxe, de l'ordre et de l'élégance qui régnaient à la métairie.

On s'assit à table dans la grande salle: la famille, les deux hôtes et Sabadil. Ce dernier était resté, sur l'ordre de Mardona. Il savait lire et écrire: Mardona avait pensé qu'elle pourrait avoir besoin de lui. Le souper qu'on servit était succulent, et les vins eussent fait honneur à plus d'un monastère. Vers la fin du repas, Mardona entra; elle portait un costume de paysanne et de riches atours, comme une princesse qui se rend au bal masqué. Elle était sérieuse et un peu pâle. Un sourire entr'ouvrait ses lèvres. Les hommes furent éblouis. Ils se levèrent et ne reprirent leurs places que lorsque la belle Sainte de Fargowiza-polna se fut assise à table. Mardona ne mangea pas. Elle parla à ses hôtes et les écouta discourir. Elle leur servit du tokay et se montra très aimable. A la fin du repas, elle les avait gagnés à sa cause. Elle leur expliqua les exigences des paysans, sans passion, sans s'emporter, mais comme un homme de loi qui met en lumière tous les côtés d'une question. L'officier se montra tout à fait de son avis. Le commissaire essaya bien de lui résister, mais il finit par convenir qu'elle avait raison. Il fallait des concessions de part et d'autre, afin de vider complètement cette querelle.

« Et si vous vous rendiez vous-même au château, Mardona Ossipowitch?
On ne saura vous résister. Les débats seront terminés ainsi.

- Vous me flattez, monsieur le commissaire, repartit la Mère de Dieu, mais il ne m'est pas permis de représenter les paysans, et je ne puis prendre un parti pour les uns ou les autres. Je ne puis non plus me rendre à la seigneurie. Si le baron veut me parler, qu'il vienne auprès de moi. L'honneur sera de son côté, je vous l'assure.

- Certainement; je suis sûr qu'il viendra, s'écria l'officier. Je vais me rendre tout de suite au château. »

Le seigneur arriva en effet. Le wujt aussi arriva, accompagné de deux doyens du village et suivi de l'écrivain pour dresser le protocole. Mardona prit place entre le commissaire et l'officier. Les assistants se groupèrent autour d'elle. Et elle exposa la question, très calme, d'une voix ferme et avec un grand jugement. L'un et l'autre parti furent également satisfaits. Chaque fermier s'engageait à travailler pour le seigneur, un jour par semaine; le seigneur, de son côté, mettait à la disposition des paysans les pâturages et les bois, comme auparavant.

La tâche de la commission était terminée. Les messieurs se mirent en devoir de quitter Fargowiza-polna. Mais Mardona s'y opposa.

« Passez la soirée avec nous, leur dit-elle. Nos jeunes gens vont danser et faire de la musique en votre honneur.

- Si vous nous y autorisez, Mardona, dit le commissaire en s'inclinant, nous acceptons avec grand plaisir. »

Le hussard salua respectueusement.

« Je vous prie de rester », répéta la belle Sainte.

Les jeunes filles et les garçons ne se firent pas attendre. Jehorig joua des cymbales, Wadasch du violon, et le diak (chantre de l'Église russe) de la flûte. Bientôt un flot de danseurs tournoya dans la salle, renvoyant un épais nuage de poussière. Mardona et Sabadil se tenaient vers la porte. Le hussard dansait avec Sofia, et le commissaire tenait enlacée la fine taille d'Anuschka, dansant avec elle la cosaque comme un enragé, et oubliant complètement la mission qui l'avait amené dans le village.

« Comme tu as bien réglé tous ces différends, Mardona! dit Sabadil; ta prudence me surprend, et ta sagesse, qui fait de chaque homme absolument ce que tu désires. Cependant, comment se fait-il que tu traites ceux qui ne sont pas de ta secte en amis, et même en coreligionnaires? Tu t'assieds avec eux à table, tu les invites sous ton toit. Un juif ne consentirait jamais à cela. Agis-tu par calcul? Dissimules-tu à leur égard?

- Pas le moins du monde, repartit Mardona. Cela te prouve simplement que notre croyance est plus libre et meilleure qu'aucune autre. »

CHAPITRE VII

Une fois que Nilko Ossipowitch avait, par sa grande bonté, préservé encore le pauvre Sukalou de mourir de faim, et que ce gourmand était justement en train de ronger gloutonnement un os de poulet, les yeux fermés, deux paysannes complètement inconnues à Sabadil entrèrent dans la salle. L'une d'elles, une jolie jeune fille, resta vers la porte, modestement; l'autre se précipita aussi vite que le permettait sa corpulence vers Sukalou et se campa devant lui, les poings sur les hanches.

« Ah! enfin, te voilà, s'écria-t-elle d'une voix qui eût suffi à commander tout un régiment; oui, cache-toi, fais-loi aussi petit que possible, mon bon; je t'ai retrouvé maintenant et tu ne m'échapperas plus. »

Tous les assistants se mirent à rire; même Ossipowitch sourit, ainsi que sa femme, qui causait près de la grande table.

« Que lui veux-tu, Wewa? » demanda Mardona qui essayait en vain de rester sérieuse.

Wewa, pour toute réponse, se jeta à genoux devant la Mère de Dieu. Sa chute fut si impétueuse, que la vaisselle de l'armoire résonna. Et, comme Mardona se penchait vers elle pour l'embrasser, Wewa s'écria:

« Je n'en suis pas digne, notre petite Mère; oh! pas digne; laisse-moi baiser tes petits pieds, tes jolis petits pieds d'or! »

Elle saisit les bottines de Mardona et y appliqua ses lèvres à plusieurs reprises.

« Enfin, voyons! Que reproches-tu à Sukalou?

- Elle me poursuit, répondit Sukalou d'une voix pleurarde en aspirant une prise sur le dos de sa main. Elle m'obsède de son amour. Malheureux que je suis! cette insensée, cette baba….

- Moi, une baba! Ah! je suis une baba! cria Wewa en bondissant et en s'approchant si vivement de Sukalou que celui-ci cacha involontairement son visage dans ses mains. J'ai quarante-cinq ans, pas un mois de plus. Cela s'appelle-t-il être vieille, par hasard? Et ne suis-je pas veuve? Et n'y a-t-il pas deux ans déjà que mon pauvre Skowrow est mort? Et n'est-il pas permis à un coeur de femme, après un si long veuvage, d'aspirer à un peu d'amour? N'est-on pas jeune aussi longtemps qu'on est susceptible de passion? Je suis encore jeune, mon cher ami, car j'aime, j'aime passionnément. Et qui est l'objet de ma tendresse? C'est toi, mon chéri, mon petit pigeon, mon bijou! Oui, je t'aime, je t'adore. Pourquoi donc restes-tu insensible?

- Ma vocation est de prier et de faire pénitence, et non de courtiser de vieilles femmes.

- Quoi! est-ce que je ne te plais pas, par hasard?» s'écria Wewa
Skowrow.

Et vraiment elle avait le droit de s'en étonner, car, après tout, elle était fort jolie femme. Son visage, au petit nez recourbé, aux beaux yeux noirs et pétillants, et à la petite bouche rose, était fort appétissant quoique un peu large. Quant à ses mains, elles étaient charmantes, petites et douces comme du velours, et elle avait les plus jolis pieds du monde.

« Avant tout, tu vas m'embrasser, et cela immédiatement! continua Wewa. Puisque tu te piques de tant de piété, puisque tu te vantes de suivre à la lettre les préceptes de notre croyance, tu vas me donner le baiser de paix. »

La veuve résolue se haussa sur ses orteils et lit résonner bruyamment ses lèvres sur celles de Sukalou, qui exécuta une grimace comme si on l'eût forcé de boire du vinaigre.

« L'amour aussi est un commandement divin, et tu dois m'aimer si tu veux mériter le ciel. Dis-moi, grand nigaud, où tu trouveras une femme ou une jeune fille capable de supporter la vie austère que je mène? Oh! mais je ne la mènerai pas plus longtemps que ça, certes! Tout cela va changer, et c'est toi, toi, mon doux pigeon, à qui j'ai donné mon coeur et à qui je prétends bien appartenir.

- Laisse-moi tranquille! » dit Sukalou avec humeur.

Et il tira un sac de dessous son siège.

« Mardona, je t'implore, continua Wewa: fais-moi la grâce de parler à ce fou et de le convaincre.

- Voyons, Sukalou, épouse-la donc, puisqu'elle t'aime!

- Tu entends? Tu dois m'épouser », s'écria Wewa en riant aux éclats et en tournant sur elle-même de façon à faire bruire ses jupes amidonnées.

Elle, était, malgré sa corpulence, très agile, et même gracieuse.

« Mais je ne veux pas de toi! Je te répète que je ne veux pas de toi! dit Sukalou. Epouses-en un autre. »

Il souleva son sac sur son épaule.

« Et puisque tu continues à m'obséder de tes propositions, apprends qu'il est encore au monde des gens honnêtes qui estiment plus haut la vertu que la richesse et les faveurs des femmes.

- Tu dois m'épouser, entends-tu? et non pas prêcher », s'écria Wewa.

Sukalou essaya de prendre la fuite; mais il n'avait pas atteint la porte que les bras robustes de Wewa l'empoignèrent et le firent tournoyer en trébuchant:

« Reste là, fripon, je te l'ordonne, et pas un pas! As-tu compris? cria la veuve, pourpre de colère. Mais… que vois-je? Qu'as-tu là, dans ton sac? Laisse voir.

- Je crois que ce sont des peaux de martre.

- Montre-les-nous!»

Sukalou, du plat de sa main, frotta vivement sa tête chauve à plusieurs reprises en perçant Wewa d'un regard furieux. Mais cela ne lui servit à rien. Il fut forcé de reposer son sac et de l'ouvrir. Aussitôt toutes les femmes l'entourèrent, et chacune d'elles se saisit d'une peau de martre pour l'admirer, la vieille Anastasie aussi bien que la Mère de Dieu.

« Quelles belles peaux! s'écria cette dernière en passant ses mains blanches dans la fourrure dorée aux raies sombres. Sont-elles à toi, Sukalou?

- Hélas! non!

- A qui appartiennent-elles?

- A un juif. »

Il pinça dans sa tabatière une prise pour dissimuler son embarras.

« Elles sont à toi, dis, Sukalou? et tu vas m'en faire cadeau », s'écria Wewa.

Elle se mit à le caresser de la main, sur ses joues hâves, où les poils de la barbe se hérissaient comme des épines.

« Laisse-moi la paix! grommela-t-il.

- L'avare! s'écria Wewa. Mais je n'attendrai pas plus longtemps ta permission pour les prendre et m'en faire une garniture de jaquette. Je suis sûre que je te plairai avec cette jaquette! »

Elle appliqua sur son épaule la peau qu'elle tenait à la main et se tourna vers lui, coquettement.

« Tâte un peu comme c'est agréable de passer les mains sur cette fourrure-là.

- Je n'en ai aucune envie », pleurnicha Sukalou.

Et il se mit à ramasser ses peaux, aussi vite que possible.

« Oh! le monstre! oh! le manant! cria Wewa en lui jetant à la figure la martre qu'elle avait à la main.

- Ainsi, Sukalou, ces martres sont à toi? reprit Mardona.

- Non. Elles appartiennent à un juif, aussi vrai que j'aime Dieu.

- Et elles sont à vendre?

- Sûrement, dit Sukalou d'une voix humble en soufflant dans les soies fauves de ses fourrures. Je suis chargé d'aller dans les seigneuries les faire voir. Et si je réussis à les placer avantageusement, il me reviendra un petit bénéfice.

- Allons! Qu'est-ce que tu en veux? demanda Mardona dont les yeux brillaient de convoitise.

- Elles sont de dix florins pièce. Pardonne, Mardona, les martres ne m'appartiennent pas. Si elles étaient à moi, je m'empresserais de les déposer à tes pieds en te priant de les accepter en cadeau, et je serais fier que tu veuilles bien en recevoir l'hommage. Mais, dans le cas présent, il me faut tenir mon prix comme avec un acheteur ordinaire.

- Donne-les-moi pour six florins.

- Impossible.

- Sukalou, prends garde de m'irriter, dit Mardona. Dis ton dernier prix.

- Eh bien! huit, parce que c'est toi.

- Six. »

Sukalou secoua la tête.

« Donne-lui-en sept, chuchota Anuschka à l'oreille de sa soeur.

- Sept florins la peau, dit Mardona. C'est très cher, mais passe. Emporte les martres, Anuschka, et toi, père, paye Sukalou. »

Elle tendit sa main. Sukalou soupira, mais lui donna la sienne, tête basse. Ossipowitch lui compta l'argent. Il le plaça dans un angle de son mouchoir de coton bleu, fit un noeud, qu'il serra avec ses dents, et cacha le tout dans sa poitrine.

« Dieu vous bénisse! »

Il ramassa son sac, pour partir.

« Pas un pas, s'écria Wewa! Je ne te laisserai partir que lorsque tu m'auras promis de venir me voir. Allons, ta main.

- Je te le promets, répondit Sukalou, clignant des yeux, comme un chat au soleil.

- Ta main! »

Il la lui donna.

« Et maintenant, encore un baiser, mon petit coeur. »

Elle l'embrassa furieusement. Lui, ne s'en défendit pas, mais il détourna la tête tout honteux.

Peu après le départ de Sukalou, Sofia Kenulla entra. On lui montra les belles peaux de martre. Elle les admira et les loua beaucoup, tandis qu'une ombre d'envie obscurcissait son visage d'ange.

« Sukalou a aussi de très belles martres à vendre, dit-elle. Je suis sûr qu'il les laisserait à un bas prix. Il les a tirées lui-même.

- Vraiment! s'écria Mardona, qui échangea un coup d'oeil avec Wewa.

- Du reste, elles ne sont pas chères, continua Sofia Kenulla. Les juifs, dans la capitale, en donnent cinq florins, pas davantage.

- En es-tu sûre?

- Pourquoi te tromperais-je?

- Oh! le voleur! le coquin! s'écria Wewa. Mais qu'il vienne maintenant, et je lui dirai son fait.

- Tu ne lui diras rien du tout, ordonna Mardona, pas un mot! Cela me regarde.

- Comme tu voudras, Mardona », dit Wewa à voix basse.

Puis, se tournant vers la jeune fille qui l'accompagnait:

« Je t'en prie, Lisinka, notre petite mère m'a promis des carottes. Fais-toi les donner dehors, et place-les dans notre charrette. Va, mon enfant!

- Une jolie et honnête fille, dit Mardona.

- Viens donc baiser les pieds de la Mère de Dieu, Lisinka », dit Wewa très haut.

Lisinka se mit à genoux devant Mardona; mais celle-ci ne laissa pas la jolie fille s'incliner jusqu'à ses bottines. Elle se baissa vers elle et l'embrassa gracieusement sur les lèvres.

« C'est votre fille? demanda Sabadil à la veuve.

- Non, répondit-elle. C'est une pauvre fillette que j'ai recueillie chez moi, et qui m'aide au ménage.

- Chez vous, ajouta Mardona en se tournant vers Sabadil, on nommerait simplement Lisinka une servante.

- Et Wewa, sa maîtresse, la prie poliment de bien vouloir exécuter ses ordres! dit Sabadil avec étonnement. Et toi, Mardona, tu lui as donné un baiser!

- Chez nous, mon ami, lui répondit Mardona, il n'y a pas de maîtres et pas de valets: il n'y a que des frères et des soeurs. C'est Dieu qui a créé tous les hommes. Ils sont égaux et il n'en est pas un qui ait un avantage sur l'autre.»

CHAPITRE VIII

Wewa possédait à Fargowiza-polna une jolie propriété; elle avait une maison, une petite ferme, du bétail, des chevaux et de la volaille en abondance. En outre, elle avait plus de deux mille florins à la caisse d'épargne et une centaine de florins dans une cruche de grès placée dans sa chambre. En somme, elle était un bon parti, d'autant plus qu'elle n'avait pas d'enfants. Elle était active, très travailleuse, douée d'une certaine intelligence et fort bien conservée. Ce sont les considérations qui décidèrent Sukalou, après quelques jours de réflexions, à lui rendre visite. Il marmotta des prières, tout le long, en y allant, et en même temps il calculait avec soin les avantages que cet hymen pourrait bien lui apporter.

Wewa le vit de loin, comme il s'était arrêté au milieu de la route pour bourrer son nez de tabac, et, quoiqu'elle fût déjà très bien mise, elle se hâta de faire un peu de toilette. Elle remplaça le mouchoir blanc qui recouvrait ses cheveux par un foulard aux couleurs vives, et attacha cinq rangs de gros coraux autour de son cou blanc et gras. Elle passait justement sa sukmana de drap vert foncé lorsque Sukalou frappa à la porte.

« Qui est là? demanda-t-elle, et un sourire malicieux entr'ouvrit ses lèvres roses.

- C'est moi, Wewa, si vous voulez bien me permettre….

- Seigneur! qu'entends-je?… Mais c'est Sukalou. »

Elle ouvrit la porte et embrassa cordialement le nouveau venu.

« Entre, mon bien-aimé, à quoi bon toutes ces façons? Tu es ici chez toi; mets-toi à ton aise. »

Elle lui enleva son chapeau et sa canne, lui avança une chaise, ferma la porte et appela Lisinka, prestement et sans trahir aucun embarras. Puis elle prit place en face de lui, lissant soigneusement ses jupes amidonnées et faisant bouffer sa chemise couverte de broderies.

« L'amour t'a enfin poussé jusqu'à moi? commença-t-elle.

- L'amour,… oui,… répondit Sukalou d'un air langoureux, mais… c'est aussi la faim.

- Tu as faim! s'écria Wewa. Lisinka, viens vite, je te prie. Nous avons un hôte, ma chère, et quel hôte! Dis-moi, cher ami, que voudrais-tu bien manger? Du lard, du fromage, du beurre, des oeufs, ou un morceau de gâteau? Il y a de tout cela ici. »

Sukalou réfléchit.

«Je mangerais bien quelques oeufs, dit-il enfin; puis, peut-être, du fromage et un morceau de beurre. Quant au gâteau, que tu as sûrement pétri toi-même, de tes jolies mains, - Wewa rougit de plaisir - j'en goûterai un peu plus tard, pour te faire plaisir, puisque tu y tiens. »

Lisinka parut et commença à apprêter les oeufs, tandis que Wewa mettait la table et allait chercher tout ce que contenait son garde-manger.

Sukalou examina un instant les assiettes et les pots, et soupira. Puis il prit une pincée de tabac dans sa tabatière, d'un air grave. Enfin il saisit le couteau:

« Je crois que je commencerai par un peu de beurre et de fromage, dit-il nonchalamment, en se taillant, une énorme tartine.

- Tu as changé d'avis, à ce qu'il paraît? demanda Wewa.

- Oui, murmura Sukalou la bouche pleine, en avalant de gros morceaux de fromage.

- Ainsi, tu ne me traites plus de baba? reprit Wewa avec un sourire.

- A quoi penses-tu? s'écria Sukalou indigné et hors de lui, et si hors de lui, qu'un morceau de pain faillit l'étrangler; mais, Wewa, me prends-tu pour un Tartare? Je t'ai dit cela devant Mardona, tu comprends? Je voulais lui plaire, à cette femme. Elle a un naturel si jaloux, qu'en sa présence il n'est pas permis de trouver quelqu'un joli. Mon Dieu! que veux-tu? elle est curieuse. Toi, Wewa, tu as la taille un peu forte, mais cela prouve que tu es robuste, bonne au travail. Et tu es très jolie; oh! mais, très jolie, Wewa, sais-tu cela? Dieu! que ces dents sont jolies, et quelle ravissante petite bouche tu as! Tiens, donne-moi un baiser, friponne! »

La jeune amoureuse se leva précipitamment et embrassa Sukalou à deux reprises.

« Encore, ma Wewa, ma jolie petite Wewa, encore! »

Elle l'embrassa une troisième fois.

« Mais, sais-tu, interrompit soudain Sukalou qui avait mangé presque tout ce qu'il y avait sur la table, sais-tu, ma petite Wewa, que j'ai plus soif encore que je n'ai faim? Tu as dû remarquer que j'ai beaucoup de peine à avaler, tant j'ai la bouche sèche.

- Parle, que veux-tu boire, mon chéri?

- Qu'as-tu à me donner?

- De la bière ou du meth.

- Mon Dieu, je boirais bien une petite cruche de bière, puisqu'il y en a là, puis un peu de meth, pour favoriser la digestion. Ne m'en apporte pas trop peu, Wewa: la nourriture affaiblit l'estomac, tu sais? Par la même occasion, ma colombe, tu pourras m'apporter un petit morceau de lard. Tu as oublié de m'en donner, il me semble? »

Wewa apporta le lard et du meth, et Lisinka descendit à la cave, tirer de la bière. Sukalou finissait le plat de gâteaux. Il but quelques verres de bière et commença à attaquer le lard.

« Es-tu rassasié? demanda Wewa tendrement, s'asseyant près de lui et passant son bras rondelet autour de cou de Sukalou. Nous pourrions maintenant, si tu es disposé, traiter de nos petites affaires. Je t'aime, Sukalou, tu le sais, et je voudrais bien être sûre que tu m'aimes aussi, toi. Voyons, réponds-moi? Tu pourras recommencer à manger après, lorsque nous nous serons expliqués.

- Mangeons auparavant », repartit Sukalou.

Il se remit à manger et à boire avec un nouvel appétit.

« Est-ce tout, ma petite Wewa? N'as-tu plus rien à m'offrir?

- Ah! je me souviens. »

Wewa s'éloigna en courant, et revint, tenant une longue saucisse et une bouteille d'eau-de-vie.

« Ah! voyez la belle petite femme, la jolie petite femme! Est-elle assez gentille, hein? est-elle assez bonne? Ah! mais c'est que tu seras une épouse délicieuse, ma Wewa, un vrai trésor pour une maison! Une baronne ne me régalerait pas aussi bien, pour sûr! »

Il saisit les mains de Wewa et les embrassa l'une après l'autre. Puis il attira à lui la grosse femme et lui déposa deux baisers sur la nuque. Wewa rougit et le repoussa, toute confuse.

Cette fois, il ne restait plus rien à manger sur la table. Le cruchon de bière était vide, l'eau-de-vie avait considérablement diminué. Sukalou se leva et s'étendit la face contre terre devant la jolie paysanne, à la façon de nos campagnards lorsqu'ils ont une requête à adresser à leur seigneur, ou qu'ils lui expriment leur gratitude.

« Lève-loi donc! » s'écria Wewa en se rengorgeant, très flattée.

Sukalou, pour toute réponse, baisa le bord de sa robe, et même commença à lui baiser les pieds. Il se mit ensuite à genoux.

« Wewa! s'écria-t-il, je te respecte, je t'estime infiniment. Ah! si l'on voulait m'écouter, on t'élirait Mère de Dieu, à la place de Mardona. Tu vaux infiniment mieux qu'elle, Wewa; je t'estime de tout mon coeur.

- Et tu m'aimes aussi, dans ce cas?

- Je t'aime , et je suis tout prêt à t'épouser.

- Ah! enfin!…

- Seulement, je te demande que notre contrat m'assure la possession de ta ferme et de ta maison.

- Ne me parle pas de cela, répondit Wewa aigrement.

- Si, Wewa, si, ma petite Wewa, je t'en parlerai. C'est chez moi une faiblesse, tu le sais. Je t'aime depuis longtemps. Je suis épris sérieusement de toi, Wewa, au point que souvent j'en suis malade; mais j'aime encore mieux me consumer et mourir d'amour que de commettre un péché sans en tirer aucun avantage. Dresse une donation par laquelle tu m'assures ta maison et tes champs, et nous nous marierons tout de suite.

- Sukalou, tu recommences!… »

Wewa fronça les sourcils avec humeur.

« Veux-tu que je te prouve que ce n'est pas un péché que de se marier? le veux-tu, dis?…

- Prouve-moi ton amour en faisant ce que je demande. J'aime mieux cela.

- Ah! le coquin! »

Wewa fit un geste qui rejeta Sukalou tout tremblant contre la muraille.

« Tu m'aimes! C'est ma maison que tu aimes, et mes vaches, et mes porcs gras! C'est de mon argent que tu es épris! »

Elle s'avança vers lui, les poings sur les hanches.

« Allons! parle-moi encore de cette donation!

- Je suis un homme vertueux.

- Un coquin, veux-tu dire, un misérable! »

Elle tourbillonnait dans la cuisine avec une telle colère, que ses jupons amidonnés bruissaient comme des feuilles fouettées par l'orage.

« Tiens! je crois que je vais te rosser d'importance, hypocrite! »

Elle courut à la porte et en poussa les verrous; mais Sukalou, avec une agilité inconcevable, ouvrit la croisée, l'escalada, sauta dans le jardin, et s'enfuit à travers champs, comme un lièvre harcelé par des chiens.

CHAPITRE IX

Le soir tombait. Sabadil se rendit chez Mardona. Elle l'avait mandé auprès d'elle. Sabadil conduisit son cheval à l'écurie, traversa la cour et frappa à la porte de la Mère de Dieu. Il entra dans la chambre, Mardona n'était pas seule. Elle était assise dans un grand fauteuil, près de son lit, que recouvrait une cotonnade à grosses fleurs. Barabasch, établi non loin d'elle, rongeait ses ongles d'un air maussade.

Tout, clans la demeure de Mardona, respirait un confort et un luxe rares dans les habitations des paysans galiciens. Les dalles étaient recouvertes de jolis et moelleux tapis; on se mirait dans les armoires et les tables en noyer poli; le sofa et les chaises étaient recouverts d'une étoffe en laine très soyeuse. A la muraille était accroché un immense miroir dans un cadre doré. Des tableaux garnissaient la pièce. De longs rideaux souples voilaient à demi les croisées. Les fenêtres étaient garnies de fleurs; un petit canari dormait la tête sous son aile, perché dans sa cage de laiton. Devant le lit de la Mère de Dieu on avait étendu une grande peau de loup. C'est là qu'elle appuyait ses pieds lorsque Sabadil entra.

« Laisse-nous, Barabasch, ordonna Mardona sans un geste.

- Pourquoi m'en irais-je? répondit le paysan d'un ton aigre.

- Tu n'as pas de questions à m'adresser, dit Mardona, très calme; tu as à obéir à mes ordres. Allons, va! »

Barabasch jeta sur Sabadil un regard venimeux et se dirigea lentement vers la porte.

« Tu t'en vas sans me saluer? » demanda Mardona.

Ses grands yeux bleus étaient arrêtés sur Sabadil, brillant d'une douceur infinie. Nul ne pouvait résister à ce regard. Barabasch revint précipitamment sur ses pas, et s'agenouilla aux pieds de la Mère de Dieu.

«Je tiens à t'avertir, mon ami, continua-t-elle, que tu me parais changé depuis quelque temps. Tu t'oublies souvent en ma présence! Prends-y garde! »

Elle l'embrassa et lui adressa un signe de la tête.

Barabasch soupira et sortit tout pensif. On entendit quelques instants encore ses pas lourds résonner sur le pavé de la cour, puis tout se tut. Mardona et Sabadil restèrent seuls.

« Qu'a-t-il? demanda Sabadil après une pause.

- Il est jaloux.

- De qui?

- De toi. »

Sabadil eut un sourire amer.

« Toi aussi, tu es mécontent, et tu m'en veux, tout comme lui. Tu ne peux admettre que je ne ressemble pas aux autres jeunes filles, continua Mardona.

- Tu es une sainte, repartit Sabadil avec tristesse, et moi je suis un pauvre pécheur, voilà tout.

- Tâche donc de comprendre ce qui m'éloigne de toi, ce qui m'interdit de répondre à ton amour, dit Mardona. Je suis l'Elue de Dieu, du Dieu qui a créé le ciel et la terre, qui a rassemblé les eaux sous sa main, et à qui la lune et les astres obéissent.

- Ma croyance ne m'enseigne pas cela.

- Ta croyance te parle de paradis et du péché de nos premiers parents, répondit Mardona d'une vois douce. Elle te parle de la corruption des hommes et du déluge que Dieu envoya dans sa colère. Ta croyance t'apprend, aussi bien que la mienne, que l'humanité pèche constamment et a sans cesse besoin de rédemption. Eh bien, moi, je te répète et je t'affirme que cette rédemption, Dieu l'a incarnée sur la terre et qu'il m'a instituée pour la représenter.

- Parles-tu de la Trinité que nous adorons?

- La Trinité ne se révèle qu'à l'âme des hommes, répondit-elle: le Père, dans la puissance de la mémoire; le Fils, dans la sagesse de l'intelligence; l'Esprit, dans la force de la volonté.

- Si vous accordez à l'homme une si haute place, comment se fait-il que vous le jugiez si faible et si misérable?

- Qui t'a dit cela? s'écria Mardona d'un ton vif, très surprise mais nullement froissée. Nous suivons mieux que vous la prescription que le Christ nous a laissée.

- Quelle prescription?

- La seule vraie: Aime ton prochain comme toi-même, et ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fît à toi-même. Notre croyance, de plus, nous ordonne de reconnaître et de révérer dans notre prochain l'image de Dieu, puisque l'homme est appelé à représenter Dieu sur la terre.

- C'est un beau précepte, je ne puis le nier.

- Approche-toi de moi, continua Mardona, et regarde-moi en face. Ai-je l'air de méditer de mauvais desseins? »

Sabadil se rapprocha de la jeune femme et s'adossa à la muraille, à côté de son siège.

« Je crains, fit-il observer d'une voix basse et tremblante, que tu ne me ravisses ma foi, Mardona, de même que tu t'es emparée de mon coeur.

- Je ne t'ai rien ravi, repartit Mardona en fixant sur le jeune homme ses beaux yeux bleus rayonnants d'enthousiasme. C'est toi qui te donnes à moi, sans que je l'exige ou que je t'en prie.

- Hélas! je ne suis pas maître de faire autrement.

- Prends patience, dit Mardona très grave. L'heure viendra, pour toi aussi, où le paradis te sera ouvert.

- Comment?

- Ecoute-moi, continua la Mère de Dieu, et tâche de me comprendre. On t'a enseigné, n'est-ce pas? que les premiers hommes ont été chassés du paradis après leur péché. Mais personne, jusqu'à présent, ne t'a révélé le sens profond que renferme cette leçon. C'est un secret céleste que je vais te révéler, Sabadil. Tu sais que les premiers hommes mangèrent du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. Aussitôt après, ils firent la distinction de l'esprit et de la chair. Cette différence établie en nous, c'est la malédiction prononcée sur le monde, et ce paradis d'où les hommes ont été bannis, c'est… la nature.

- Je t'admire, dit Sabadil. A t'entendre on croirait que ce n'est pas une paysanne qui parle, mais un prêtre du haut de sa chaire. Cependant, Mardona, tu ne sais ni lire ni écrire.

- Insensé! il m'est donné, par contre, de lire dans les étoiles, et j'écris ce que je veux dans le coeur des hommes.

- Et comment tes Duchobarzen entendent-ils rappeler le paradis sur la terre? demanda le jeune homme après une pause.

- En rendant, au lieu de la crucifier comme vous le faites, à la nature toute son innocence, toute sa virginité première, répondit Mardona avec assurance: Dieu nous a donné l'esprit pour dominer la nature, et non pour la martyriser.

- Tu as raison, dit Sabadil. Mais dis-moi encore, Mardona, pourquoi vous avez choisi la femme, cette créature capricieuse et faible, pour votre rédempteur, pourquoi c'est d'elle que vous attendez le secours?

- C'est par la femme que le péché est entré dans le monde: la femme seule a le pouvoir de nous racheter. L'homme est possédé de plus d'esprit que la femme; celle-ci se laisse diriger plus puissamment par la nature. »

Sabadil regarda Mardona. Les yeux de la jeune fille brillaient d'un éclat surnaturel. Une douce extase était empreinte sur son visage. Elle se tut et se tourna vers Sabadil.

« Crois-tu à la résurrection? demanda soudain le jeune homme. Crois-tu qu'un jour viendra où Dieu jugera les vivants et les morts?

- Au dernier jour, tous ressusciteront, répondit-elle, mais en esprit seulement. Le jugement viendra après.

- Ainsi, les Duchobarzen croient qu'une femme qu'ils appellent la Mère de Dieu est investie de la puissance céleste pour juger et régner sur la terre?

- Ils le croient, Sabadil. La Mère de Dieu représente l'Eternel sur la terre. Tous doivent l'adorer et la révérer comme ils adorent et révèrent leur Dieu, parce que l'Eternel a choisi la femme pour ramener les hommes au paradis perdu. La Mère de Dieu seule peut punir les péchés et les pardonner. Ses ordres sont la volonté de l'Éternel. Les Duchobarzen ne reconnaissent pas de pape. Ils ne révèrent pas de saints. Ils n'ont pas de prêtres, pas d'images, pas de sacrements. La Mère de Dieu, au milieu d'eux, est l'incarnation de l'Etre divin. Elle est sa volonté.

- Et qui te prouve, Mardona, que tu es celle que Dieu a élue pour le représenter sur la terre?

- Si tu ne crois pas à moi, Sabadil, je ne puis te le prouver.

- Je crois à toi, s'écria-t-il en la dévorant du regard. Je crois à toi parce que je t'aime. Je veux croire à toi, et cependant ma pauvre intelligence de paysan, mon esprit inculte doutent de ta mission divine. Si tu veux me convertir, Mardona, il ne le faudra pas beaucoup de paroles; tu n'as qu'à me regarder, comme là-bas, dans la forêt tranquille, alors que je croyais, pauvre insensé, qu'un jour viendrait où tu pourrais m'aimer! »

La Mère de Dieu releva la tête, sans fierté, mais avec une majesté grave qui éblouit Sabadil; un sourire dédaigneux passa sur ses lèvres, le même sourire qu'elle avait eu en lui parlant lors de leur première rencontre au bord de l'étang solitaire, sous les ombrages de la grande forêt. « Comment peux-tu me parler d'amour comme à une femme ordinaire? dit-elle.

- Pardonne-moi, oh! pardonne! balbutia Sabadil, dont la poitrine était oppressée, et qui ne respirait que faiblement. C'est un péché, je le sais, je le sens. Punis-moi, Mardona. Je ne suis pas un saint, mais un grand pécheur. Je ne sais rien de ta mission. Pour moi, tu n'es qu'une femme belle et que j'aime, et dont l'aspect me trouble et me rend fou…. »

Mardona se leva et se tint debout devant lui, une main appuyée au dossier de sa chaise, le visage calme et pur, empreint d'une douce compassion.

« Tu es un misérable pécheur, et moi, je suis à la place de Dieu, dit-elle avec une excessive dignité. L'amour t'aveugle. Ouvre les yeux. Saisis bien quelle est ma situation envers toi. L'orgueil humain t'étouffe. Allons, à genoux! et adore Dieu qui m'a envoyée! - Ah! Mardona, murmura-t-il, dis-moi seulement que tu ne me hais pas!

- Humilie-toi! »

Il tomba à ses pieds, anéanti.

« Je suis perdu dans ce monde sans toi! cria-t-il. Tu es mon ciel et mon enfer!

- Crois-tu que Dieu m'a élue? demanda Mardona d'une voix extrêmement douce tandis qu'elle le regardait fixement de ses deux grands yeux brûlant d'enthousiasme. Sens-tu maintenant que tu n'es rien sans moi? que tu as besoin de mon intercession auprès de Dieu?

- Oui, je le sens.

- Eh bien, à genoux! s'écria Mardona, et prie. »

Lorsqu'elle vit Sabadil étendu devant elle, la face contre terre, un fier sourire illumina le visage de Mardona, de ses yeux brillants à ses lèvres mi-closes.

CHAPITRE X

Le dimanche suivant, Sabadil parut pour la première fois à l'église des Duchobarzen, pour assister aux cérémonies de leur culte. Dans la maison de Mardona se trouvait une immense salle très simple. C'est là que l'assemblée se réunissait le dimanche. Il y avait bien à peu près deux cents personnes. On remarquait, mêlés aux costumes clairs et bariolés des paysans, deux juifs polonais revêtus de leur talar de soie noire. Les hommes se tenaient à gauche de l'autel, les femmes à droite. Tous étaient en habits de fête. Vis-à-vis de l'autel se trouvait une table, où l'on avait posé le pain et le sel.

Tandis que tous s'entretenaient à voix basse, Sukalou, comme en extase, les yeux levés au ciel, murmurait une prière. Il sentit bien tout à coup que quelqu'un le tirait par sa manche, mais il ne se retourna pas.

« Sukalou! murmura une voix caressante à son oreille.»

Il se mit à prier avec plus de ferveur et ne prêta pas attention. On le tira de nouveau par sa manche, plus fort.

« Ecoute-moi donc!

- Laisse-moi prier », dit Sukalou sans daigner jeter un regard à Wewa, qui se tenait derrière lui.

Celle-ci, furieuse, lui donna un coup de poing dans le dos et s'éloigna rapidement.

Lorsque Mardona entra, vêtue de son costume de cérémonie, l'assemblée entière tomba à genoux. La Mère de Dieu bénit les assistants et s'assit, avec une grande dignité, devant la table où se trouvaient le pain et le sel. Sabadil se tenait à ses côtés. Elle le lui avait ordonné.

« Si quelque chose te surprend ou t'embarrasse, lui avait-elle dit, interroge-moi.

- Permets-moi de te dire, en ce cas, répondit Sabadil, l'étonnement que me cause dans ce saint lieu la présence de ces deux juifs.

- Tout homme, qu'il soit juif, ou chrétien, ou musulman, ou même païen, peut prendre part à notre service divin, repartit Mardona. Ce n'est pas la présence de l'homme qui souille un temple, ce sont ses mauvaises actions. »

Un des Duchobarzen s'avança et entonna le psaume: « C'est ainsi que parle notre souverain le Dieu d'Israël ». Le reste de l'assemblée s'unit en choeur à sa voix et répéta l'hymne. Lorsque le chant fut terminé, un des vieillards se leva et alla prendre par la main le doyen de l'assemblée. Ce fut touchant de voir comme ces deux patriarches s'inclinèrent devant les assistants, se donnèrent le baiser de paix et se saluèrent humblement. Un troisième membre s'approcha, salua et embrassa ses deux compagnons, de même qu'ils l'avaient fait, précédemment. Tous les assistants suivirent leur exemple, l'un après l'autre, les hommes les premiers, puis les femmes.

« Que signifie cette cérémonie? demanda Sabadil.

- Elle signifie, dit la Mère de Dieu, ce que je t'ai déjà enseigné une fois, que l'homme doit vénérer son prochain, qui représente Dieu sur la terre. »

Lorsque la cérémonie fut terminée, Mardona se leva, prit Sabadil par la main et le conduisit au milieu des vieillards.

« Je vous amène un nouveau frère, leur dit-elle d'une voix douce. Accueillez-le bien, estimez-le et l'aimez! »

Le doyen donna la main à Sabadil et l'embrassa. Tous les membres de l'Eglise suivirent son exemple. Ils s'éloignèrent ensuite, tranquillement et graves, comme ils étaient venus.

Sabadil hésitait, le regard baissé. La main de Mardona se posa sur son épaule avec une tendre pression.

« Qu'as-tu, Sabadil? demanda la sainte fille.

- Toi, Mardona, tu ne m'as pas donné de baiser, murmura-t-il d'une voix émue.

- Maintenant tu fais partie de notre secte, répondit-elle. Tous t'ont salué comme leur frère. Je ne suis pas ta soeur, Sabadil, ne l'oublie pas. »

Mardona se tenait au milieu de la salle, grande et forte. Elle était vêtue d'une robe bleue à larges plis. Ses cheveux étaient noués dans un foulard blanc. Elle souriait, et ce sourire adoucissait sa physionomie, la rendant plus séduisante encore.

- Mais je ne t'aime pas comme une soeur! s'écria-t-il. Mardona, je t'en conjure, renonce à ta position! Elle ne te rend pas heureuse. Sois à moi, Mardona, deviens ma femme!

- Jamais, Sabadil!

- Et pourquoi pas?

- On ne peut boire à la fois au calice de Dieu et au calice du diable, répliqua-t-elle. Es-tu digne de m'approcher, moi que le Seigneur a élue? As-tu abjuré de tout ton coeur les fausses croyances? Te sens-tu pénétré de nos saints préceptes? Non, tu ne l'es pas! C'est le péché qui parle par ta bouche.

- T'aimer, Mardona, est-ce un crime?

- Prie avec moi, Sabadil, dit-elle d'une voix exaltée qui résonna dans la salle comme un son d'orgue. Prie, pour qu'il te soit donné de vaincre le mal! »

CHAPITRE XI

La Mère de Dieu rendait justice. La maison de prières, la cour, la grande chambre des Ossipowitch étaient remplies de monde. Un grand nombre de curieux se tenaient dehors, sur la route, près de la haie. La table qui, le dimanche, portait le symbole, était recouverte d'un tapis bleu. On y voyait une Bible ouverte et un crucifix de bois. Mardona était assise devant cette table, sur la chaise haute. Elle portait une longue robe de velours rouge, garnie de martre, de hautes bottes de maroquin vert à talons d'argent et un foulard vert, en soie, noué sur ses tresses blondes. Son cou, sa gorge et son front disparaissaient sous des colliers de gros coraux, semés de sequins étincelants. Des bijoux de prix brillaient à ses oreilles et à ses bras. Ses doigts étaient ornés de bagues. Elle rappelait une tsarine de Moscou, du temps d'Ivan le Terrible. Son visage était doux et calme. On n'y lisait aucune sévérité.

Sabadil se tenait dans la foule, un peu à l'écart. Il ne perdait pas des yeux Mardona. Il considérait avec extase cette femme à qui tous obéissaient et il sentait son coeur battre avec force.

Le givre avait décoré les vitres de la salle de ses grands dessins étoilés; la neige craquait sous les pieds de ceux qui se tenaient dans la cour ou sur la route, mais un soleil éclatant rayonnait dans la campagne. Il donnait aux glaçons des reflets chatoyants de joyaux et argentait le moindre brin d'herbe. Un bourdonnement confus de voix humaines montait de la cour. Des becs-croisés, avec leur plumage rouge et vert, gémissaient en sifflant entre les aiguilles des pins. Sur un tilleul dépouillé une corneille s'était établie, appelant une de ses compagnes. Dans la salle où l'on rendait la justice, par contre, régnait un silence de mort. Lorsqu'une femme perdait une épingle à cheveux, on l'entendait tomber et résonner à terre.

Mardona leva sa main et donna le signal. Aussitôt le chantre entonna une hymne sacrée, que toute la communauté répéta en choeur. Quand le dernier accord se fut éteint, Mardona fit de nouveau un signe et tous les assistants se jetèrent à genoux devant elle:

« Je tiens ici la place de Dieu, dit Mardona d'une voix forte, pour punir les péchés ou les pardonner. Que celui d'entre vous qui se sent coupable le reconnaisse et implore la miséricorde divine. Que celui que son prochain a offensé le déclare et porte plainte contre lui. »

Un frémissement, un chuchotement passa à travers la foule. Puis une jolie jeune fille sortit des rangs et se frappa trois fois la poitrine, en tombant à genoux aux pieds de la Mère de Dieu.

« Je me reconnais coupable devant Dieu et devant toi, Mardona, commença-t-elle. Depuis quelque temps je chagrine fort mes parents.

- Te repens-tu de ta faute?

- Je me repens.

- Tu t'agenouilleras durant deux heures, en t'humiliant, décida Mardona, et en répétant ces mots: « Tu honoreras ton père et ta mère, afin que tes jours soient heureux. »

Mardona, là-dessus, embrassa la pécheresse, et celle-ci s'éloigna, le visage caché dans son mouchoir.

« Humiliez-vous tous, s'écria Mardona, car, devant Dieu, personne n'est parfait. »

Une jeune femme s'avança près de Mardona, se jeta à ses pieds brusquement et demanda, en désignant une de ses compagnes, qu'on la punît pour l'avoir offensée.

« Que t'a-t-elle dit? demanda la Mère de Dieu.

- Elle m'a appelée « crapaud venimeux, serpent, fille de chienne ».

- Qu'as-tu à répondre? demanda Mardona à l'accusée, qui se tenait là toute rouge et horriblement embarrassée.

- Je l'ai dit,… j'étais en colère.

- Même dans la colère nous devons respecter notre prochain et le vénérer comme l'image de Dieu, s'écria Mardona. Demande pardon à ta compagne, à l'instant même; agenouille-toi, et fais pénitence. »

La pécheresse vint tomber aux genoux de son ennemie et lui demanda pardon. Puis les deux femmes s'embrassèrent. En retournant à leurs places, elles furent bousculées par un paysan qui traînait par la manche un jeune homme pâle, aux traits décomposés, devant la chaise de leur juge.

« En voilà un qui m'a volé une faux, commença le paysan.

- Point du tout, mon petit père, je l'avais seulement empruntée.

- Tu l'as volée! cria le paysan. Durant mon absence tu t'es introduit dans ma chaumière, et tu m'as enlevé ma faux!

- Empruntée, petit père, empruntée, répéta le jeune homme, très effrayé.

- Tu l'as volée, s'écria le plaignant, car, lorsque j'ai envoyé Jur chez toi… Jur, c'est mon fils… tu lui dis….

- Jur n'est pas venu chez moi.

- Où est Jur? » demanda Mardona.

Un jeune gars s'avança.

« J'ai été chez lui, petite mère, et je lui ai dit que ce ne pouvait être que lui qui avait pris notre faux, et qu'il eût à nous la rendre. Il s'est mis à rire et m'a répondu: « Je n'ai pas votre faux », et il ne nous l'a pas encore rendue.

- Nieras-tu encore? » demanda Mardona à l'accusé.

Le malheureux tremblait de tous ses membres. Il resta muet.

« Je décide que tu as volé, continua Mardona et que tu subiras la peine des voleurs. Tu vas rendre immédiatement à son propriétaire la faux que tu lui as dérobée. Et-toi, dit-elle en se tournant vers le plaignant, garrotte-le, conduis-le chez toi et fouette-le d'importance. »

Elle prit un knout posé par terre près d'elle et le tendit au paysan.

« Donne-lui-en cinquante coups, pas un de plus, tu m'entends? »

Le larron soupira, mais n'opposa aucune résistance. On le garrotta et on l'emmena. Quelques minutes se passèrent. Personne ne se présentait.

« N'y a-t-il personne ici qui se sente coupable ou qui ait à se plaindre d'une injustice? » demanda Mardona.

Personne ne répondit.

« Dans ce cas, je nommerai moi-même ceux dont j'ai à me plaindre et qui ont irrité l'Eternel par leur conduite, continua la mère de Dieu. Où est Barabasch? »

Barabasch tressaillit vivement, mais il se contint, s'approcha de Mardona et s'agenouilla devant elle, la tête basse, un peu pâle, mais d'apparence calme.

« Tu as désobéi, dit Mardona d'un ton glacial. Tu t'es, malgré mes fréquents avertissements, révolté souvent contre mes décrets. C'est un grand péché, Barabasch. Car ma volonté est la volonté divine. Te repens-tu de cette faute? »

Barabasch se frappa la poitrine à trois reprises.

« Je me repens! je me repens! je me repens! bégaya-t-il.

- Je te pardonne, dit Mardona en le baisant au front. Mais le salut de ton âme exige que tu t'humilies et que tu fasses pénitence. Ta fierté, ton orgueil doivent être traînés dans la fange. Tu vas te coucher le visage contre terre en travers de la porte, près du seuil, et ceux qui entreront, comme ceux qui sortiront, te fouleront aux pieds. »

Barabasch se leva, marcha en chancelant vers la porte et se jeta sur le carreau, couvrant de ses deux mains son visage désolé et honteux.

Tous ceux qui entraient ou sortaient devaient passer sur lui. Sabadil remarqua que la plupart des hommes évitaient, en sortant, de le toucher du pied, tandis que les femmes, au contraire, foulaient son corps de leurs lourdes bottes, sans aucune pitié, la douce et belle Sofia, aussi bien que la pétulante Wewa, qui l'écrasa si brutalement, qu'il se tordit à son passage comme un ver, ou comme un malheureux condamné à périr foulé sous les pieds des éléphants.

« Où est Sukalou? demanda Mardona, tandis qu'un sourire malicieux éclairait ses yeux et entr'ouvrait ses lèvres roses.

- Me voilà, petite mère, s'écria Sukalou. Qu'ordonnes-tu de moi, étoile d'or, rose de….

- Pas tant de paroles, interrompit Mardona; à genoux et avoue ta faute.

- Moi?

Sukalou se jeta à terre, baisa les pieds de la Mère de Dieu, et leva les mains vers le ciel.

« Je suis innocent, siège de toutes les béatitudes, colombe céleste, toi…. »

Mardona saisit une peau de martre et lui en frotta le visage.

« Connais-tu cela, hein? Ces peaux t'ont appartenu, Sukalou, continua Mardona, et tu me les as vendues plus cher qu'on ne te les achète en ville.

- Est-ce possible? Mon Dieu! voilà, on ne connaît pas toujours les prix courants.

- Tu m'as menti, tu m'as volée et trompée.

- Je suis un vieillard, Mardona. Souvent la mémoire me fait défaut, gémit Sukalou. Tu sais que je suis incapable d'une mauvaise action. Je passe mon temps dans le jeûne et la prière, tu le sais.

- « Et il vit des gens, assis dans le temple, et qui vendaient des boeufs, des moutons et des pigeons, dit Mardona, d'une voix forte et avec un oeil sévère, et des changeurs et des banquiers. Et il prit des cordes; de ces cordes il tressa un fouet, et il chassa avec ce fouet tous ces commerçants qui souillaient le temple avec leurs boeufs et leurs brebis. Il renversa les tables des changeurs et foula aux pieds leur monnaie, et il chassa les marchands de pigeons, en criant: « La maison de mon Père est une maison de prières: vous en avez fait une caverne de voleurs! »

- Songe à ma mémoire, petite mère, à cette vieille mémoire qui me fait défaut, pleurnicha Sukalou! Si je t'ai vendu les martres trop cher, je suis prêt….

- Silence!

- Je me tais. »

Et Sukalou, saisi d'une frayeur mortelle, prit une pincée de tabac, puis une autre, sans interruption, durant quelques secondes.

Tu as trompé, tu dois être puni, continua Mardona. Tu m'as trompée, moi, et ta punition sera double, comme ta faute. Je te pardonne. Mais le salut de ton âme exige que tu fasses pénitence et que tu jeûnes pendant trois jours.

- Je mourrai, Mardona.

- Le premier jour, tu ne recevras rien à manger. Le second et le troisième jour, on te donnera un morceau de pain et une cruche d'eau. De plus, tu auras à réciter mille fois l'Oraison dominicale. »

Sukalou, éperdu, embrassa nerveusement les genoux de Mardona.

« Fais-moi battre, petite mère, supplia-t-il en pleurant, ou plutôt bats-moi toi-même. Ce sera pour moi une joie d'être battu par ta jolie petite main d'ivoire. Fouette-moi de verges, de cordes, ou avec un bâton; fouette-moi aussi longtemps que cela te conviendra; mais, pour l'amour de Dieu, ne me fais pas jeûner! »

Mardona le repoussa doucement.

« Tu me salis, va-t'en! dit-elle.

- Fais-moi appliquer la torture si tu veux, implora Sukalou, attelle-moi à un chariot, crucifie-moi, fais-moi pendre, mais ne me soumets pas au jeûne.

- Plus un mot! Ton arrêt est prononcé.

- Pour l'amour de Dieu, cria Sukalou, il faut que je parle! Tu veux sauver mon âme, dis-tu; mais, quand j'ai faim, je suis capable de tout. Je crains, Mardona, sainte femme, ô toi la plus belle rose du jardin céleste, je crains que ma chair ne faiblisse, que mon esprit ne perde sa force, si tu me fais jeûner. Les autres pèchent après un bon repas, de copieuses libations; chez moi, c'est tout le contraire. Ce n'est que lorsque je suis à jeun que me viennent les mauvaises pensées. Quand j'ai bien mangé, lorsque j'ai bu de l'excellent vin, il n'y a pas au monde d'homme plus pur, plus pieux, de caractère plus honnête, plus loyal que moi. J'ai péché envers toi, je le reconnais. Mais, si je me rappelle bien, j'avais faim, le jour que je t'ai vendu les peaux de martre; oui, j'étais très affamé, et de là possédé du diable!

- J'ai prononcé ton jugement, répéta Mardona d'un ton calme. Dieu a parlé par ma bouche. Tu obéiras, et durant trois jours tu jeûneras comme je te l'ai ordonné.

- Je ne peux pas! je ne peux pas, gémit Sukalou; je ne peux réellement pas.

- Ne crains rien, continua la Mère de Dieu avec un sourire, mon amour viendra en aide à ta faiblesse. Enfermez-le dans le caveau qui se trouve dans ma maison! Faites ce que j'ai ordonné. »

Wewa, Turib et Wadasch s'emparèrent de Sukalou, qui se débattait avec violence. D'autres le poussèrent par derrière. Il fut entraîné dans le caveau et mis sous les verrous.

« N'y a-t-il personne ici qui se sente coupable, reprit Mardona, ou qui ait à porter plainte contre son prochain?

- Moi, sainte femme, s'écria Lampad Kenulla en conduisant sa femme devant le trône de Mardona. Je porte plainte contre ma femme. J'exige que tu la châties au nom de Dieu.

- Quel est son crime?

- Elle m'a trompé; elle a trahi ma confiance; elle a tenté de m'empoisonner.

- Te reconnais-tu coupable, Sofia? demanda la Mère de Dieu avec douceur; mais dans son oeil luisait comme un éclair de triomphe haineux.

- J'ai des preuves et des témoins à l'appui de mon accusation », dit
Kenulla.

Il fit un signe. Deux jeunes filles, employées chez lui, s'approchèrent.

« Je suis coupable », bégaya Sofia.

Elle tomba aux pieds de Mardona, anéantie, cachant sa face rougissante.

« Tu savais le châtiment qui t'attend, la peine infligée aux adultères? dit Mardona avec une froide majesté. Dans notre croyance, le mariage est libre. L'amour suffit à lier deux êtres; lorsque cet amour n'existe plus, ils sont libres de se quitter; c'est pourquoi nous punissons rigoureusement l'adultère. La loi existe. Je ne puis accorder de grâce: « Si vous ne me croyez pas, lorsque je vous parle de choses terrestres, comment me croiriez-vous si je vous parlais des arrêts célestes? »

- Punis ma femme, dit Lampad.

- Je te condamne », continua Mardona.

Ses lèvres touchèrent le front de Sofia, les yeux de la Mère de Dieu interrogeaient la foule anxieusement; elle retenait son haleine.

« Saisissez-la et la châtiez selon notre loi, dit-elle après un instant.

- Grâce! » cria Sofia.

Les larmes, les sanglots étouffaient sa voix.

Mardona secoua la tête.

Les assistants se pressèrent autour de la condamnée pour lui donner le baiser de paix. Puis les femmes et les jeunes filles l'entraînèrent dehors. Les hommes suivirent. Tous semblaient électrisés, possédés subitement d'un saint courroux. Ils se précipitèrent hors de la salle avec une telle violence, qu'ils faillirent assommer, avec les talons de leurs lourdes bottes, Barabasch, toujours couché sur le sol en travers de la porte.

Au moment où Mardona avait prononcé l'arrêt fatal sur la malheureuse Sofia, le premier mouvement de Sabadil avait été de se jeter aux pieds de la Mère de Dieu et d'implorer la grâce de la coupable. Il traversa même la foule dans cette intention. Mais il recula sous le regard de Mardona. Elle fixa sur lui un oeil froid, brillant de haine et de colère. Il comprit que son intercession serait inutile, que même elle augmenterait le courroux de Mardona et la rendrait peut-être plus cruelle encore pour la condamnée.

Il garda le silence et suivit la foule au dehors.

Les fanatiques traînèrent la pauvre Sofia à travers la cour et sur la route, jusqu'aux premières maisons du village. Là seulement ils s'arrêtèrent et la lâchèrent. Elle se tint un moment debout, livide, tout échevelée, les vêtements déchirés, à moitié nue, levant les bras au ciel.

Puis la foule entonna une hymne sainte; c'était son signal, semblable au chant de carnage des Machabées. Et de tous les côtés on commença la lapidation. Des pierres, de la boue, de la neige, des mottes de terre, furent lancées à la tête de la malheureuse. Elle s'enfuit, affolée, à travers les rues. Les justiciers se jetèrent à sa poursuite, en hordes sauvages, avec des cris et des hurlements. Mardona assistait à ce carnage, montée sur son cheval, allant au pas.

Sofia se soutenait à peine. Le sang ruisselait de ses épaules, de sa poitrine nue. Son visage était couvert de boue et d'ordures.

A trois reprises, Sabadil, dont le cerveau bouillait d'indignation, voulut s'élancer au secours de la pauvre femme et la protéger de son corps. Mais Mardona était là. Elle ne le perdait pas de vue. Et Sabadil se sentait lié, retenu par une force inconnue qui le faisait souffrir et paralysait ses membres. Il ne bougea pas.

Devant l'église, sur la place, Sofia tomba, complètement inanimée. Son front donna contre les sabots du cheval de Mardona. Celle-ci contempla un instant le corps de son ennemie, gisant dans la boue. La Mère de Dieu était pâle, mais un sourire de satisfaction passa dans son regard. Elle étendit la main.

Déjà un enfant, par un excès de zèle comique, soulevait péniblement une énorme pierre pour fracasser la tête de Sofia, lorsque la Mère de Dieu l'arrêta du geste.

« J'aurai compassion, dit-elle avec un plissement orgueilleux des lèvres. Je lui fais grâce de la vie. Je lui pardonne ses péchés et son inconduite. »

Sabadil se tenait à quelque distance, considérant Mardona. Jamais il ne l'avait vue si belle, avec son visage courroucé et ses lèvres frémissantes.

« Humiliez-vous tous, cria-t-elle tournée vers la foule. Ne vous jugez pas meilleurs que celle qui est là à terre. Il n'y en a pas un qui soit sans péché, a dit l'Eternel, notre Dieu, non! pas même un seul. »

CHAPITRE XII

Sabadil était à présent plus souvent chez Mardona que chez lui. Il ne vivait plus lorsqu'il ne voyait pas la Mère de Dieu, lorsqu'il n'entendait pas sa douce voix, lorsqu'il ne sentait pas la main de la jeune fille lui caresser le front avec tendresse. La Mère de Dieu et le paysan de Solisko s'aimaient depuis le moment où ils s'étaient rencontrés pour la première fois dans la forêt solitaire, avec cette différence que Sabadil éprouvait pour la jeune fille une violente passion et qu'il la désirait avec ardeur, tandis que celle-ci l'aimait d'un amour calme, plaçant entre elle et lui le ciel et les devoirs auxquels elle se croyait appelée. Pour Sabadil, Mardona était une image pure, couronnée d'une auréole, et tenant un lis ouvert dans sa main blanche. Il lui appartenait tout entier. Elle, Mardona, n'était pas à Sabadil.

La Mère de Dieu, étendue dans son fauteuil, considérait avec un joyeux sourire Sabadil qui s'était établi à ses pieds.

« Je t'aime trop, vois-tu, murmurait-elle, oh oui! je t'aime trop. Tu perdras peu à peu le respect que tu me dois. Déjà je ne t'inspire plus aucune crainte.

- Tu te trompes, Mardona: souvent tu me fais peur.

- Est-ce vrai? »

Elle se mit à rire aux éclats et parut s'amuser beaucoup de ces paroles.

Dans la grande salle se trouvait Ossipowitch, sa femme et ses enfants, réunis autour d'une terrine fumante. Wadasch, assis près de la table, accordait son violon.

Tout à coup la porte s'ouvrit brusquement, et Sukalou entra. D'ordinaire il mettait beaucoup de temps et faisait de grandes cérémonies pour se présenter. Cette fois il se précipita dans la chambre, sans saluer personne. Il secoua si fort ses vêtements couverts de neige, qu'un tourbillon blanc vola de tous côtés dans la salle.

« Un événement terrible, oh! terrible! commença-t-il. J'arrive de la ville avec une nouvelle,… Seigneur! une nouvelle…. »

Il s'assit comme hors d'haleine, et se mit à gémir.

«Vous êtes perdus, tous,… perdus… sans moi,… vous courez un danger,… je viens vous avertir…. Mais je vois que j'ai perdu la parole. »

Il indiqua de la main qu'il désirait parler et que cela lui était impossible.

« Remets-toi, premièrement, lui dit Turib. Tu parleras après. Qu'y a-t-il?

- Un malheur!

- Quoi donc? demandèrent à la fois tous les assistants.

- C'est… pour le dire tout de suite,… mais vraiment je ne puis parler, pleurnicha Sukalou,…je tombe de lassitude,… j'ai couru comme un cheval,… c'est pour l'amour de Mardona, pour la sauver, s'il est temps encore, et aussi parce que je meurs de faim.

- Femme, donne-lui à manger, dit Ossipowitch.

- Allons, raconte ce que tu sais, s'écrièrent les assistants, qui avaient quitté la table et entouraient Sukalou.

- Je veux manger d'abord, interrompit Sukalou; je raconterai après. Trois jours de jeûne, vous vous imaginez que cela n'abat pas un homme; je voudrais vous y voir. Je ne m'en remettrai jamais. »

Chacun se hâta de lui apporter quelque chose à manger. Ils se pressaient tous autour de lui, comme les bergers de Bethléem avec leurs offrandes. Turib tenait une assiette de jambon, Anuschka un petit pot de lait, Wadasch un hareng, Jehorig un pain, Anastasie un tonnelet de brindze, et le vieil Ossipowitch une carafe d'eau-de-vie et un petit verre.

« Mange, Sukalou, bois et mange, criait-on de tous côtés.

- Je ne puis manger aussi vite que vous le désirez, repartit Sukalou. Il vous faut avoir patience. Songez donc, un homme à demi mort d'inanition! »

Il but un verre d'eau-de-vie et avala le hareng en deux bouchées. Il attaqua ensuite le jambon. « Une plainte,… une plainte a été portée au tribunal, dit enfin Sukalou. Le coeur me tourne quand j'y songe…. Ah! que j'ai mal! Verse à boire, bon Nilko.»

Il avala un second verre d'eau-de-vie.

« C'est à cause du châtiment infligé à Sofia Kenulla,… vous comprenez. Il paraît qu'elle est dangereusement atteinte. On va procéder à une enquête…. Mon Dieu! que je suis faible encore!… »

Il se coupa du pain et s'en remplit la bouche, avec du brindze.

« Ils ne veulent pourtant pas porter plainte contre Mardona?» demanda
Wadasch.

Sukalou hocha vivement la tête.

« On la conduira en prison? » s'écria Turib. Sukalou fit un geste affirmatif.

Jehorig courut vers Mardona pour l'avertir.

Dans la cour, des voix s'élevèrent. Puis Lampad Kenulla entra, accompagné d'un juif qui s'inclinait très bas, la bouche fendue d'un sourire embarrassé.

A leur vue, Sukalou se versa vite un dernier verre d'eau-de-vie, et prit une pincée de tabac, en détournant la tête.

« Mauvaises nouvelles! dit enfin Kenulla; cet homme… - il désigna le juif - arrive de la ville, et il assure qu'on va faire prisonnière notre Mère de Dieu.

- Nous le savons, répondit le vieil Ossipowitch d'un ton grave. Mais nous ne craignons rien.

- Sukalou, qui arrive de la ville, nous a appris la nouvelle, ajouta
Anuschka.

- Sukalou! » s'écria le juif très désappointé.

Il cessa de s'incliner, et ne sourit plus.

« Le coquin! le misérable! Je suis venu tout exprès de la ville pour avertir notre petite Mère, notre vierge d'or, et pour gagner une petite récompense. Et il faut que ce menteur me fasse du tort!

- Sois tranquille, juif, repartit Kenulla. Je puis prouver que c'est de toi que Sukalou tient la nouvelle. Tu la lui as racontée à l'auberge où tu t'es arrêté pour abreuver tes chevaux.

- C'est vrai,… dit Sukalou; cependant il était de mon devoir….

- Tais-toi, lui cria le juif.

- Je ne dis rien.

- Vous dites que vous n'avez pas peur, continua Kenulla. Pourtant le cas est grave. Il est de fait que les preuves manqueront. Car qui osera témoigner contre Mardona! Mais c'est bien assez si on nous l'emmène et qu'on la garde en prison durant un mois.

- Cela ne sera pas », cria Turib.

Les assistants se mirent tous à parler à haute voix.

« Mardona doit se cacher, dit Ossipowitch.

- Il vaut mieux qu'elle passe la frontière, objecta Sukalou.

- Je lui procurerai un costume juif et je l'emmènerai moi-même dans mon traîneau, dit le juif.

- S'il faut de l'argent, dit Kenulla, moi j'offre tout ce que je possède. »

La Mère de Dieu était arrivée sur ces entrefaites. Elle se tenait au seuil de la porte, les bras croisés sur la poitrine.

« Je ne fuirai pas et je ne me cacherai pas », dit-elle en s'avançant au milieu de ses disciples effrayés.

Elle souriait d'un sourire plein de grâce et resta parfaitement calme.

« Tu as raison, s'écria Barabasch, qui se précipita dans la chambre comme un possédé, ne fuis pas, Mardona! Ne sommes-nous pas là pour te protéger?

- Oui, nous te défendrons! » crièrent en choeur une foule de
Duchobarzen attirés par le tapage.

La chambre, la cour, la route furent en peu de temps envahies par les partisans de la Mère de Dieu.

« Mardona, dit Sabadil d'une voix ferme, aussi longtemps que je vivrai, personne ne portera la main sur toi!

- Je vous remercie, mes amis, dit Mardona avec beaucoup de douceur. Vos intentions sont bonnes. Cependant, je ne puis les approuver. J'agirai selon la volonté de Dieu, et, s'il l'exige, eh bien, je porterai ma croix pour l'amour du Christ. Je vais partir immédiatement pour la ville: je vais me livrer à la justice.

- Tu veux…? s'écria Barabasch épouvanté.

- Oui, je le veux, interrompit Mardona. Ainsi, trêve de paroles, je vous prie! Je vais m'habiller tout de suite. Ce juif m'emmènera dans son traîneau.

- Je t'accompagne, dit Sabadil.

- Non! vous resterez tous ici. »

Mardona s'habilla rapidement et monta dans le traîneau du juif. Personne n'osa la retenir. Ses partisans la suivirent du regard, mornes et consternés. Elle resta calme et digne. Chemin faisant, elle s'entretint avec le juif; elle le questionna: elle lui demanda le nom du juge, si celui-ci était jeune, s'il était marié. Elle n'oublia pas de lui demander s'il aimait les femmes. Le juif lui donna une foule de renseignements et il sourit. Bientôt aussi, Mardona se prit à sourire. Elle parut satisfaite des renseignements. Son front s'éclaircit.

Quelque temps après le départ du misérable traîneau qui avait emmené de Fargowiza-polna la Mère de Dieu et son compagnon, Sukalou entrait à pas pressés dans la chaumière de Wewa. Il ne trouva la veuve ni dans la grande salle, ni dans sa chambre. Il trébucha sur un balai et une corbeille de choux qui encombraient le corridor et se rendit à la cuisine, où Wewa était en train de préparer son repas, debout près de l'âtre. Sukalou tomba assis sur le bloc de pierre qui servait à couper du bois et resta quelques moments sans parler, comme anéanti.

« Quoi! tu as l'audace de te présenter ici, lui cria Wewa. Coquin! misérable impudent! homme au coeur de glace! vil mannequin! »

La main de la veuve retentit avec un claquement sec sur la joue de
Sukalou.

« Donne-moi une gifle, Wewa, donne-m'en encore une, je t'en prie instamment», dit Sukalou sans chercher à se défendre.

Wewa le considéra, très surprise.

« Oui, je mérite que tu me battes, continua-t-il. J'étais aveuglé, vois-tu, je ne jouissais pas de ma raison! O Wewa, combien je t'ai méconnue!

- Enfin! tu conviens de tes torts!

- Ah! certes, certes!

- Et tu viens me dire que tu m'aimes?

- Oui, Wewa, je t'aime. Il faut bien que je t'aime, s'écria Sukalou. Mais laisse-moi parler. Le règne de Mardona a pris fin. Le tribunal l'a fait appeler. On va la mettre en prison.

- Pourquoi?

- Parce qu'elle a fait lapider Sofia.

- Impossible!

- C'est pourtant vrai. Elle va être punie comme criminelle. Dieu l'a abandonnée.

- D'où sais-tu cela?

- Il me l'a dit lui-même, affirma Sukalou.

- Dieu s'est révélé à toi?

- Oui, Wewa, cette nuit, repartit Sukalou. Je dirais que c'était un songe si je n'étais parfaitement sûr de n'avoir pas rêvé. Je vis tout à coup surgir un grand nuage, d'un rouge de feu, ardent comme le buisson où l'Eternel s'est révélé à Moïse….

- Et il t'a dit?…

- « J'ai rejeté Mardona, la fille d'Ossipowitch, et je choisis pour lui succéder Wewa, la veuve de Skowrow. C'est elle qui sera votre Mère de Dieu… Va la trouver, mon cher Sukalou, et annonce-lui cette nouvelle, - remarque que Dieu m'a nommé son cher Sukalou, - et adore-la! »

Sukalou se jeta à genoux et embrassa avec frénésie les pieds de la veuve.

« O mon étoile, dit-il, jardin céleste, riche en joies et en béatitude, toi, bonheur des anges et reine des mortels!

- Mais….dis-tu bien la vérité? demanda Wewa, dont le visage resplendissait. Pourquoi Dieu ne m'apparaît-il pas, à moi, pour m'annoncer sa volonté?

- Les décrets de l'Eternel sont insondables, répliqua Sukalou. Il m'envoie vers toi, comme il envoya l'ange à Marie.

- Puisque c'est la volonté de l'Eternel, dit Wewa qui avait repris tout son sang-froid et redressait fièrement la tête comme un cheval de traîneau, j'obéirai. Je vais revêtir tout de suite l'emploi saint qui m'est assigné. Je le remplirai en toute humilité, consciencieusement et fidèlement.

- Oui, sainte femme, oui, agneau pascal, j'en suis bien sûr, s'écria Sukalou. Et avant tout, n'est-ce pas? tu viendras en aide aux malheureux, tu rassasieras les affamés, et tu donneras à boire à ceux qui ont soif. Tu me vois à tes pieds, Wewa; j'implore ta pitié.

- Relève-toi », répondit Wewa.

Elle s'avança vers la table, portant une grande terrine de kasche. Sukalou la suivit, se léchant les lèvres avec gourmandise.

« Tiens! - elle posa la terrine sur la table - assieds-toi près de moi, messager de Dieu. Nous allons manger ensemble, puis nous parlerons de nos projets. Lisinka! Lisinka, où donc es-tu? »

Lisinka parut, souriant d'un air confus.

« Mardona est en prison, lui dit Wewa d'un air digne, et l'Eternel m'a élue pour la remplacer. Je suis maintenant votre Mère de Dieu. »

Lisinka tomba à genoux et adora Wewa.

« Lève-toi, mon enfant, reprit la veuve avec bonté, et assieds-toi. Nous allons souper. »

Lisinka obéit. Tout en mangeant, elle jetait sur Wewa des regards effrayés. Sukalou, lui, ne craignait personne. Il mangeait comme quatre; il engloutit une portion formidable de kasche, et ingurgita la moitié d'une grande cruche d'eau-de-vie,

« Je ne peux cependant pas me présenter ainsi à mes disciples, dit
Wewa, désignant ses pieds nus et sa chemise grossière.

- Qui donc y songe? dit Sukalou. Tu te vêtiras selon ton rang, comme une noble dame.

- J'aurai des bottes à talons d'argent?

- A talons d'or, Wewa, à talons d'or! Mardona en a eu en argent, elle.

- Et des habits de soie?

- De soie et de velours.

- Avant tout, procure-moi une pelisse de martre; mais une pelisse plus belle que celle de Mardona.

- Tu auras de la zibeline, Wewa, affirma Sukalou. Toutes les comtesses portent de la zibeline. Et… que dit donc cette belle légende du pécheur… où le poisson d'or, pour récompenser l'homme qui avait levé le charme jeté sur lui, fit de sa femme une barine?…

- Elle parut sur l'escalier seigneurial, s'écria Wewa, la tète prise dans une splendide parure; elle avait au cou des colliers de perles; ses doigts étaient couverts de bagues d'or, ses pieds chaussés de pantoufles rouges. Elle portait un manteau de velours garni de zibeline. »

CHAPITRE XIII

Le juge Zomiofalski ne ressemblait guère à un fonctionnaire autrichien. On l'eût pris pour un bon bourgeois, propriétaire, avec des manières de gentilhomme, et dont le temps se passe, non à écrire et à parcourir des registres, mais à la chasse, à la pêche, à cultiver les plaisirs de l'équitation, et qui, le soir, flirte auprès des dames dans les salons, ou fume, enveloppé d'une moelleuse robe de chambre, en parcourant le dernier livre de Daudet ou de Zola. Il était d'une taille au-dessus de la moyenne. Ses mains étaient fort belles et bien soignées. Il avait le nez en bec d'aigle, très polonais, un menton accentué et de superbes yeux noirs, assez francs. Sur le front, les cheveux commençaient à lui manquer; mais il possédait toutes ses dents, des dents superbes, d'une blancheur vive et qui donnait à son visage un grand charme.

Lorsque Mardona se présenta au seuil de son cabinet, il était en train de feuilleter des actes passés devant lui, en fumant un cigare dont l'arome remplissait toute la chambre. Près de lui travaillait un clerc, qui ne cessait de tousser et de cracher.

« Qui est là? » demanda Zomiofalski, d'un ton haut et bref.

Pas de réponse.

« Eh bien, qu'y a-t-il? »

Mardona s'avança, humble et presque craintive. Elle fit deux pas seulement et s'arrêta les yeux baissés.

Zomiofalski tourna la tête, posa son cigare et se leva.

« Que voulez-vous? Avez-vous reçu une citation? » dit-il en s'adossant au pupitre.

Mardona fit signe que oui.

« Ah! précisément! »

Il feuilleta un acte.

« Ainsi vous êtes la nommée Mardona Ossipowitch, la Mère de Dieu des
Duchobarzen? »

Mardona répondit de nouveau du geste.

« Mais vous êtes une femme terrible,… vous agissez avec une barbarie… comme les Turcs ou les Tartares, continua Zomiofalski. Ignorez-vous qu'il y a des lois? Toi et les tiens… vous avez lapidé… cette…, comment diable se nomme-t-elle donc? Vous l'avez lapidée, blessée grièvement. C'est par miracle qu'elle en a réchappé. Qui donc t'a chargée de la juger? Cela peut avoir des suites fort tristes pour vous, et surtout pour toi.»

Mardona ne répondit pas. Elle écouta les reproches de Zomiofalski sans un mot, digne comme Jésus devant Pilate, et fière comme Roxelane en présence de Soliman le Grand. Elle inclinait la tête et joignait ses mains baissées. Ses longs cils formaient une raie d'ombre sur ses joues. Un foulard blanc, orné de dentelles superbes, était noué dans son épaisse chevelure. Des pierres fines étincelaient à ses oreilles, à ses doigts. Des coraux et des sequins d'or se balançaient doucement sur sa poitrine haletante.

« Oui, c'est sûr! Maintenant tu baisses la tête », reprit Zomiofalski.

Il arpenta la chambre à grands pas, les mains derrière le dos.

« Vous êtes tous les mêmes, vous autres paysans! tous! Vous vous moquez de la légalité et de l'ordre, aussi longtemps que cela va. Vous êtes des rebelles, des haydamaks! Vous voulez vous venir en aide à vous-mêmes, c'est bien, mais vous oubliez qu'il y a des bornes. Vous empiétez sur les droits de votre prochain. Une vie d'homme, à vos yeux, ce n'est donc rien? »

Mardona releva la tête lentement. Pour la première fois, ses yeux rencontrèrent ceux de son juge. Celui-ci tressaillit: les paroles lui manquèrent.

« Tu refuses de croire que tu as manqué gravement à la loi, dit-il après une pause, en dévorant du regard la belle fille. Tu tiens la place de Dieu, n'est-ce pas? Tout t'est permis. Tu n'as de compte à rendre à personne, n'est-il pas vrai? Mais, aux yeux de la loi, tu es simplement une criminelle. »

Mardona ne chercha pas à se justifier. Elle était toujours debout devant Zomiofalski, et le regardait silencieuse. Il lui parlait d'un ton plus doux; il s'embrouilla dans son discours, et finalement perdit complètement le fil de ce qu'il avait à lui dire.

« Ah oui! que voulais-je donc ajouter?… Je crois que tu auras grand'peine à éviter la prison, reprit-il lorsqu'il se fut remis de son émotion. Nous ne pouvons pas te ménager, tu comprends? Devant les lois il n'y a ni princes ni mendiants. Mais… peut-être auras-tu des circonstances atténuantes à faire valoir? Parle, dis-moi tout sans crainte. Nous ne sommes pour votre secte ni des amis ni des ennemis. Nous voulons être justes. Tu objecteras, peut-être, qu'ainsi que toi la loi punit l'adultère et le crime; sans doute. Mais nul n'a le droit de prévenir nos décrets. Ce…. Comment s'appelle-t-il, cet homme…? Il aurait dû porter plainte contre sa femme, tout simplement. Mais, je comprends,… ta vanité s'est sentie flattée du rôle que l'on t'attribuait. Il te plaisait, ce rôle de juge, auquel tu n'as cependant aucun droit.

- Lampad Kenulla aurait-il dû faire jeter sa femme en prison? » demanda Mardona.

C'étaient ses premières paroles.

« Nous rendons la justice, et nous punissons poussés par l'amour chrétien, continua-t-elle; c'est le bien de notre prochain que nous avons en vue. »

Zomiofalski sourit.

« Si tu fais lapider ceux que tu aimes, dit-il, je voudrais bien savoir ce que tu fais à tes ennemis.

- Je ne hais personne.

- Pas même moi?

- Pas même vous. »

Zomiofalski renvoya le clerc sous un prétexte.

« Mardona Ossipowitch, dit-il d'une voix sourde,… il faut que je t'avoue que je… j'ai eu de toi une opinion absolument fausse. Tu n'es ni une méchante femme, ni une hypocrite. Tu as agi par conviction: j'aurais plaisir à te sauver, mais par quel moyen…? oui, comment?»

Il réfléchit un instant.

« Tu n'as rien d'une paysanne. Une grande dame déguisée n'aurait pas l'air plus distingué que toi…. Tu as quelque chose de noble et d'original qui me plaît. Voilà, tout dépend surtout des dépositions des témoins.

- Personne ne témoignera contre moi, répondit Mardona avec une majestueuse assurance.

- Et Sofia?

- Elle ne m'accusera pas.

- Où donc as-tu pris ces yeux-là? » s'écria Zomiofalski.

Il étendit la main, dans l'intention de saisir Mardona au menton; mais, au regard dont elle le perça, il recula, pour la première fois de sa vie peut-être.

«Tu es une sorcière! s'écria-t-il. On devrait te noyer. Tu corromps un honnête homme!

- Comment oserais-je, demanda Mardona, et par quel moyen?

- Par ton regard, avec tes yeux, belle sainte, dit Zomiofalski à voix basse. Tu te rends maîtresse de tes ennemis, et tu fais ce que tu veux de ton juge. »

Il prit la main de Mardona et la baisa à plusieurs reprises avec transport.

Mardona baissa ses paupières et sourit doucement.

Lorsque l'humble traîneau qui ramenait la Mère de Dieu, plus fière qu'un vainqueur romain, rasa dans sa course les premières maisons de Fargowiza-polna, un homme parut dans un chemin de traverse, se mit à courir après le traîneau, et cria si fort, que le juif arrêta ses chevaux. C'était Sabadil. Il était venu là, attendre sa bien-aimée, le coeur serré; et, maintenant qu'il la retrouvait saine et sauve, il était si joyeux et si ému, qu'il se sentait incapable de lui parler et de lui adresser des questions. Et aussi, à quoi bon? Il savait qu'elle était sauvée. Ne le voyait-il pas à son visage radieux? Et elle, ne le lui laissait-elle pas sentir par mille petites faveurs, tandis qu'ils étaient assis l'un près de l'autre? Mardona était gaie. Elle riait comme une enfant. Elle eût voulu égayer tout le monde, avant tout Sabadil, puisqu'elle l'aimait de toute son âme.

Le même soir encore, Mardona fit appeler auprès d'elle la malheureuse Sofia. Elle attendit sa victime, assise sur sa chaise haute, parée de tous ses atours et entourée de ses partisans.

Sofia arriva, non plus douce et résignée, comme à l'habitude, mais sombre et haineuse. Son beau visage pâle était coupé de deux larges cicatrices qui s'étendaient sur son front et sur sa joue.

« Que me veux-tu, Mardona? demanda-t-elle d'une voix aigre, sans détours.

- Je veux te dire, Sofia, ce que tu auras à affirmer au tribunal lorsque, tu auras à déposer contre moi, répondit Mardona d'un ton calme.

- As-tu peur? s'écria Sofia. Dame! tu as raison d'avoir peur.

- Moi? »

Mardona se leva, mais elle resta douce et majestueuse.

« C'est toi, Sofia, qui dois trembler à l'idée de me manquer un seul instant.

- Je dirai la vérité au tribunal, pas davantage.

- Sofia, je te plains. Dieu t'a livrée entre mes mains. Mais, pour toi, je ne serai pas un juge. J'agirai comme une mère qui punit son enfant désobéissant. Laisse-toi conduire, Sofia; quelle attitude as-tu devant moi, qui suis ton Dieu, ton Seigneur? As-tu oublié où est ta place? A mes pieds, misérable insensée! »

Sofia baissa les yeux, mais ne bougea pas.

« Sofia! cria la Mère de Dieu d'une voix forte et irritée, Sofia, je t'ordonne de t'agenouiller à l'instant devant ton Dieu! je t'avertis une fois, une dernière fois encore. A genoux! »

Sofia leva des yeux suppliants vers la Mère de Dieu, puis elle tomba à genoux, en sanglotant et comme si elle eût été poussée par une force invisible.

« Ici, Sofia! continua Mardona de sa voix pure et mélodieuse. Repens-toi, et je te pardonnerai.

- Je me repens, murmura la malheureuse! Aie pitié! je me repens de tout mon coeur!

- Allons! je serai miséricordieuse, dit Mardona; embrasse mes pieds, je te le permets, bien que tu te sois rendue indigne de cette faveur. »

Sofia tomba à genoux et embrassa les pieds de son ennemie.

« Eh bien, qu'es-tu, à présent, Sofia? Moins que ma servante. Et tu veux me dénoncer! tu veux me menacer! Ecoute bien ce que je vais te dire, Sofia, et, si ta vie t'est chère, ne perds pas un mot de mes paroles, pas un mot, pas une syllabe. C'est mon amour pour toi qui me conseille, Sofia. Chaque parole que tu prononcerais contre moi est un péché mortel. Dieu punira les pécheurs, sans merci.

- Parle,… balbutia Sofia, j'écoute,… je t'obéirai. »

Les jours suivants, les témoins furent appelés au tribunal. Pas un n'accusa Mardona. Barabasch, surtout, la défendit avec énergie, éloignant d'elle tout soupçon, même l'ombre d'un soupçon. Il jura que la Mère de Dieu avait condamné Sofia à faire pénitence tout le long du village, mais n'avait autorisé personne à l'offenser. On lui avait jeté de la boue, et tout à coup, sans qu'on sût comment, des pierres lui avaient été lancées. C'était Mardona elle-même qui l'avait arrachée à la fureur de ses ennemis. Sofia affirma avoir été blessée par une pierre. Mais elle ne savait qui la lui avait jetée.

« Est-ce que cela est arrivé sur l'ordre de la Mère de Dieu? » demanda
Zomiofalski.

La plume qu'il tenait pour écrire le protocole tremblait dans sa main.

« Non, répondit Sofia. Mardona m'a protégée.

- Et cette seconde cicatrice? demanda le juge.

- Mon mari m'a battue, dit Sofia les yeux baissés. Je l'ai mérité. »

La Mère de Dieu fut condamnée à une petite amende. Elle rentra à Fargowiza-polna comme une reine, précédée de fanfares et acclamée par ses partisans.

CHAPITRE XIV

Un traîneau attelé de trois chevaux s'arrêta devant la ferme de Nilko Ossipowitch. Le cocher se mit à bourrer sa pipe, tandis que son maître se dirigeait à grands pas vers la métairie. Mardona était dans la chambre, seule avec Sabadil. Lorsqu'elle avait entendu le tintement des clochettes, elle avait soufflé sur le givre des fenêtres et l'avait enlevé de sa main gauche pour regarder au dehors.

Elle rougit alors, jeta un regard rapide sur Sabadil, et, comme si elle eût eu à l'implorer, elle le baisa sur le front.

Il se fit un grand bruit dans le corridor. C'était Zomiofalski qui secouait la neige de ses habits et de sa chaussure. Il se présenta à la porte.

« Comment, Excellence, lui dit Mardona, c'est vous! Quel honneur pour nous!

- J'ai passé par ici, je suis en tournée d'affaires, répondit le juge. Je me rends à Brebaki, et j'ai pensé…. »

Seulement alors il remarqua Sabadil et hésita à en dire davantage.

« Venez donc chez moi, sous mon toit, dit Mardona; ici habitent mes parents. »

Elle marcha vers la porte, et, se retournant:

« Sabadil, aie soin qu'on ne nous dérange pas. »

Sabadil lui jeta un regard suppliant, mais elle n'y prit pas garde. Elle traversa le corridor et la cour pour aller chez elle. Zomiofalski la suivait, les yeux fixés sur sa taille gracieuse, très rouge et un peu confus. Arrivé dans la chambre de Mardona, il regarda autour de lui avec surprise, puis il s'empara des mains de la jeune fille.

« M'en veux-tu? commença-t-il à voix basse.

- A propos de quoi?

- De ce qu'il m'a été impossible de t'acquitter selon mon désir.

- Vous avez été bon pour moi. Je vous dois une entière reconnaissance.

- Ainsi tu me pardonnes?

- Mais, monseigneur, je vous en prie, répondit Mardona avec un fin sourire, vous savez bien que vous m'avez sauvée. Dois-je vous le dire? Voulez-vous me remplir de confusion?

- Ne parle pas de cette bagatelle, dit Zomiofalski; tout est terminé, heureusement. Mais… j'avais l'intention…. Et maintenant le courage me fait défaut….

- Quelle était votre intention, Excellence?

- Je voulais te demander la faveur de te rendre visite de temps à autre.

- Vous me témoignez trop de bonté, interrompit Mardona. A quoi bon tant de paroles? Vous savez bien que tout ce qui est chez moi vous appartient.

- Oui, oui, et si je te prenais au mot? » continua Zomiofalski.

Mardona ne répondit pas. Elle alla au miroir et se mit à jouer avec son collier. Elle lui tourna le clos, mais elle vit dans la glace le visage passionné de Zomiofalski, et cela lui procura une vive satisfaction. Nul ne pouvait lui être d'une aussi grande utilité que le juge. Elle le savait et ne perdrait certainement pas l'occasion de gagner son amitié.

« Pardonne-moi, Mardona, s'écria Zomiofalski, je sais que je t'offense. Mes propos te blessent, je le sais. Mais, vois-tu, je me tiens devant toi comme un pécheur qui implore sa grâce. Tu es mon juge, je te dois la vérité. Je t'aime, Mardona, je t'aime comme un fou. Punis-moi si c'est un crime. Je me remets entre tes mains.

- Quelle punition puis-je vous imposer? lui demanda-t-elle doucement, - avec un sourire dans le regard. Crois-moi, continua Zomiofalski, - je te respecte, je te vénère. Il y a peu de temps que je te - connais, mais tu es une femme supérieure; on en trouverait peu - comme toi dans les palais, on n'en trouverait pas une sous le - chaume. Je t'aime, Mardona, et je te respecte.

- Dites-vous la vérité?

- Je te le jure.

- C'est bien, je vous crois, dit Mardona. Maintenant, agenouillez-vous et adorez en moi Dieu, que je représente. »

Zomiofalski la regarda, très surpris.

« Vous ne croyez pas à ma mission, seigneur?

- Mardona! c'est à toi que je crois, s'écria Zomiofalski frappé subitement par la majesté de la jeune paysanne et par son calme triste. Oui, je crois à toi, et, si tu l'ordonnes, je me mettrai à genoux, dans la poussière, à tes pieds.

- Et vous croirez à ma mission divine si je vous l'ordonne? » continua-t-elle d'une voix grave.

Zomiofalski essaya de l'entourer de ses bras, mais Mardona le repoussa, froidement digne.

« Vous agissez avec moi comme avec une femme ordinaire, seigneur, dit-elle. Je représente Dieu sur la terre. C'est lui que vous devez adorer en moi et vénérer. Allons, seigneur, humiliez-vous devant votre Créateur, bien bas, le front à terre. Vous pouvez me baiser les pieds aussi. Cela témoigne d'un plus grand respect. »

Elle lui tendit sa botte sans rien perdre de sa sérénité.

Et Zomiofalski, le gentilhomme polonais, s'inclina profondément et pressa avec ardeur ses lèvres sur le maroquin des bottes de Mardona la paysanne.

« Tu me permets désormais de te rendre visite? tu me permets de t'aimer? lui demanda-t-il.

- Sans doute, répondit-elle. Seulement je ne serai jamais à vous. »

Lorsque la Mère de Dieu accompagna Zomiofalski jusqu'à son traîneau, à travers la haute neige, où l'on n'avait tracé qu'un petit sentier, Sabadil se tenait là, les mains dans ses poches. Il ne retira pas son bonnet. Quand le cocher fit claquer son fouet pour le départ, Sabadil proféra un juron énergique en grimaçant. A peine le tintement des clochettes se fut-il perdu dans l'éloignement, Mardona s'avança vers Sabadil. Elle voulait l'interroger sur sa conduite; il la prévint.

« Je vois, lui dit-il, que tu as déjà fait la conquête de ce noble seigneur. »

Les paroles sifflaient entre ses lèvres comme des gouttes d'eau qui tombent sur du fer rouge.

« Dis-moi, comment t'y es-tu donc prise pour le gagner aussi vite? Tu n'as sûrement été avare ni de paroles ni surtout de baisers? »

Mardona le regarda avec une surprise mêlée de dédain, mais sans pitié. Elle était femme après tout, et la jalousie de Sabadil la flattait agréablement.

« Toi, dit-elle au jeune homme, tu ignores la vraie croyance, tu n'as pas la foi. Voyons, peut-on être jaloux de Dieu? Désires-tu que le soleil luise pour toi seul? Je suis comme Dieu dans sa miséricorde, comme le soleil qui existe pour tout le monde. Prétends-tu me tracer une ligne de conduite? Viens! j'ai à te parler. »

Mardona rentra avec lui.

Tandis que Sabadil restait, hésitant, au seuil de la porte, Mardona s'établit dans son fauteuil, étendit ses pieds sur la peau de loup qui garnissait le carreau, et appela le jeune homme à elle, d'un signe de tête.

« Ici, à mes pieds, lui dit-elle, et écoute ce que je vais te dire. »

Sabadil se jeta à ses genoux et se mit à pleurer amèrement.

« Mardona! s'écria-t-il, ne vois-tu pas que l'amour et la jalousie me consument? »

Il cacha son visage sur les genoux de Mardona, Elle lui passa la main dans les boucles de sa chevelure, doucement, avec tendresse. Elle souriait en se penchant sur lui. Et elle commença à lui parler longuement, à lui enseigner la foi, la résignation et le pardon.

« Rappelle-toi ce que je t'ai déjà enseigné, dit-elle, c'est l'amour de la Mère de Dieu qui apporte la rédemption. Il constitue pour l'homme une nouvelle naissance: car ce qui est né de la chair est chair, et ce qui vient de l'esprit est esprit. Tous doivent m'aimer, et mon coeur doit être accessible à tous, - spirituellement, bien entendu. Il m'est interdit de connaître l'amour terrestre.

- Pourquoi me dis-tu cela? demanda Sabadil très découragé.

- Pour que tu te souviennes que je n'ai rien de commun avec les autres femmes. Je suis à la place de Dieu. L'amour que l'on me témoigne, c'est un culte.

- Je le sais, dit Sabadil d'un air sombre, mais, vois-tu, je souffre comme un martyr sur un gril ardent. »

Mardona eut un doux sourire. « Satan est en toi, murmura-t-elle. Efforce-toi de le vaincre. Prie et jeûne. »

Anuschka entra, annonçant que deux paysans de l'autre rive du Dniéper étaient venus soumettre à la Mère de Dieu une querelle qu'ils avaient ensemble depuis longtemps.

Mardona se rendit dans la maison de son père. Tandis qu'elle jugeait le différend des deux paysans, Sabadil sella son cheval, secrètement, et s'éloigna. Il ne rentra pas à Solisko, mais alla chez Michel Obrok, le plus hardi chasseur d'ours des Carpathes. Il y passa la nuit et, le matin avant le jour, se rendit avec lui dans la forêt, le fusil sur l'épaule.

Ils découvrirent les traces d'un ours imprimées dans la neige, et celles d'un loup, mais ne surprirent aucune proie. Sabadil rentra chez lui sombre et de très mauvaise humeur. Il se jeta sur son lit de paille et y resta une nuit et une journée, comme anéanti. Puis il se rendit à Fargowiza-polna, pénétra dans la métairie sans être vu et conduisit son cheval à l'écurie.

Il était pénétré de sensations à lui tout à fait inconnues et qui le surprenaient; des idées étranges bourdonnaient dans sa tête et lui faisaient monter le sang aux joues. Il devait vaincre le démon qui le tentait, avait dit Mardona; mais il lui semblait, au contraire, que c'était le démon qui acquérait de plus en plus d'ascendant sur lui. Des doutes cruels l'assaillaient: il était jaloux. La haine lui brûlait le coeur. Il détestait Mardona et il la craignait tout à la fois. Il eût voulu la mépriser et il sentait qu'elle s'était emparée de son âme, de toutes ses pensées, qu'il lui appartenait plus complètement qu'auparavant, maintenant qu'elle le torturait de douleurs inouïes.

Ce qui l'irritait surtout, c'est qu'elle ne se départait jamais de son inaltérable sérénité.

Sabadil traversa la cour, blême, le regard morne. Il pouvait à peine se tenir; il resta clans le corridor, à quelque distance de la porte de la salle, qui était entre-bâillée.

Il vit Mardona commodément assise sur une chaise, les bras croisés. Devant elle était agenouillée une jeune fille occupée à lui laver les pieds. Soudain, la Mère de Dieu aperçut Sabadil.

« Que fais-tu là? lui cria-t-elle, et pourquoi ne viens-tu pas me saluer? »

Sabadil s'inclina et baisa le pied nu de Mardona, que celle-ci lui tendit avec un sourire étrange.

Au moment où Sabadil se releva, la jeune fille qui lavait les pieds de Mardona se redressa d'un mouvement brusque et le regarda en face. Lui, ne vit qu'un doux visage pâle, encadré de mèches soyeuses de cheveux noirs et éclairé d'une paire de grands yeux sombres, langoureux et presque tristes. Chose singulière! ce regard fit du bien à Sabadil. Il était si pur, si calme et si tendre, que le jeune homme se sentit soulagé et qu'il lui sembla en quelque sorte qu'un arc-en-ciel se dessinait au-dessus de sa tête. Et elle, celle qui venait de produire cette métamorphose, elle devint encore plus pâle, oh! infiniment pâle; mais elle ne se détourna pas. Son regard demeura attaché à celui de Sabadil, rayonnant et comme en extase.

« Nimfodora, essuie-moi les pieds », ordonna la Mère de Dieu d'un ton affable.

La fille pâle se courba humblement à terre et enveloppa d'un linge blanc les pieds de Mardona.

« Pourquoi ne vous saluez-vous pas? » demanda la Mère de Dieu.

Nimfodora se leva précipitamment. Un léger frisson passa dans son corps svelte, aux formes naissantes. Ses mains froissèrent machinalement les rubans et les fleurs de son corsage, et une flamme passa dans ses beaux yeux rêveurs.

Les lèvres de Sabadil effleurèrent les siennes. Tout à coup une rougeur ardente envahit les joues et le cou de la jeune fille. Et ils restèrent là tous deux, profondément émus, se tenant les mains sans parler….

CHAPITRE XV

Plusieurs jours se passèrent. Sabadil n'était pas retourné à Fargowiza-polna. Mardona lui envoya Jehorig, mais celui-ci ne le trouva pas à la maison. Sabadil, qui jusqu'à ce jour n'avait pas fait gagner un kreuzer aux aubergistes juifs du village, passait ses journées et ses nuits à la taverne; il buvait, il fumait, il jouait aux cartes. Il invitait la jeunesse de Solisko à se divertir avec lui. On s'enivrait, on chantait des refrains obscènes.

Un soir, cependant, Sabadil n'y put tenir. Il quitta sa place, jeta sur la table une poignée de monnaie, enfonça son bonnet sur ses cheveux épars, demanda son cheval et partit pour Fargowiza. Il atteignit la porte de la maison habitée par Mardona, mais il n'entra pas. Il réfléchit un instant, puis fit le tour du bâtiment, à cheval; arrivé à la petite sortie ménagée sur les champs, il s'arrêta. Il attacha son cheval aux branches de la haie, traversa la haute neige et se glissa sous les fenêtres de la Mère de Dieu. Elles étaient éclairées. Sabadil essaya de regarder à l'intérieur, mais les vitres étaient couvertes d'un givre si épais qu'il ne put rien distinguer. Par contre, il entendit distinctement un murmure lent et continu comme une prière. La jalousie se réveilla de nouveau dans le coeur de Sabadil. Il prêta l'oreille anxieusement. Il reconnut alors la belle voix forte de Mardona, accompagnée par une autre voix de femme, plaintive et triste. Sabadil fit pour la seconde fois le tour de la maison. Il vit la grande porte ouverte et se glissa, sans être vu, jusqu'à la chambre de Mardona. Les prières étaient terminées. Cependant Mardona et Nimfodora parurent surprises et même effrayées de l'arrivée de Sabadil.

« C'est toi », dit enfin la Mère de Dieu.

Nimfodora se tenait debout près de Mardona, cambrant sa taille fine et détournant un peu la tête, de manière à laisser voir son profil pur. Elle tenait les yeux baissés.

« Tu ne m'attendais pas? demanda Sabadil.

- Mais si. J'ai envoyé chez toi Jehorig.

- Chez moi?

- Certainement.

- J'étais décidé à ne plus revenir ici.

- Tu y es revenu, cependant. »

Mardona s'établit dans son fauteuil.

Nimfodora lui arrangea les nattes de sa chevelure, les lui lissa avec le peigne et s'agenouilla pour lui embrasser les pieds, avec une soumission d'esclave et une sorte d'extase dans le regard.

Lorsque Nimfodora traversa la chambre pour serrer le peigne dans le tiroir de l'armoire à glace, sa démarche surprit beaucoup Sabadil. Elle avançait lentement, mais on ne la voyait pas faire de pas; elle baissait la tète et regardait un peu de côté, comme un animal effrayé.

Mardona se leva et alla au miroir.

« Interroge-moi, questionne-moi,… dit Nimfodora lentement, d'une voix semblable au râle d'un cerf expirant, je te dirai la vérité, moi! Ah! tu es si belle! »

Elle regarda Sabadil avec une douce exaltation. Elle semblait lui demander:

« Et toi, ne la trouves-tu pas belle, dis? ne l'admires-tu pas aussi?

- Sais-tu, Nimfodora, que je commence à avoir des rides? répondit
Mardona en riant.

- Où? Allons donc, tu veux rire. Je ne vois rien.

- Tous ne voient pas par tes yeux. Avant peu, beaucoup s'en apercevront. Oui, je serai bientôt vieille et laide.

- Toi! interrompit Nimfodora. Mais tu es toute jeune, tu n'as que deux ans de plus que moi.

- Oh! tu n'as pas encore vingt ans, s'écria Mardona, et il m'en manque quatre, à moi, pour atteindre la trentaine.

- Toi, du moins, tu resteras toujours belle! »

Nimfodora frissonna et regarda son amie d'un oeil suppliant.

« Sais-tu un remède pour m'empêcher de vieillir, par hasard?

- J'en connais un, dit Sabadil. C'est une croyance très répandue dans le peuple….

- Dis-le-moi, s'écria Mardona, que je puisse me débarrasser de ces vilaines rides.

- Du sang humain, répondit Sabadil avec candeur.

- Du sang humain! mais où en prendre?»

Mardona n'avait pas achevé, que déjà Nimfodora avait arraché un couteau de la ceinture de Sabadil et s'était fait au bras une entaille profonde. Le sang coulait, chaud et rouge.

« Mon Dieu! » s'écria Sabadil, tout effrayé.

Nimfodora avait pâli, ses lèvres avaient des tressaillements. Ses yeux sombres étaient fixés sur le jeune homme.

« Qu'as-tu fait? murmura Mardona, es-tu folle? »

Elle lui enleva le couteau.

« C'est fini, dit Nimfodora avec un joyeux sourire. Voilà mon sang. Prends-le. Il t'appartient. »

Mardona saisit la jeune fille dans ses bras et couvrit son visage pâle d'ardents baisers. Sabadil examinait Nimfodora avec étonnement. Elle lui paraissait si étrange, si extraordinaire: une créature surnaturelle enfin. Mardona aussi l'étonnait, car, tout en assaillant Nimfodora de doux reproches, elle se lava bel et bien le visage de son sang. Elle prit même le bras de la jeune fille et y appliqua ses lèvres, buvant le sang qui coulait de la blessure. Elle apporta ensuite, sans se hâter le moins du monde, un mouchoir, le trempa dans l'eau froide et banda la plaie. Puis elle se remit à embrasser Nimfodora et à la caresser.

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