La Mère de Dieu
Lorsque la lune parut au-dessus du rideau sombre de la forêt,
Nimfodora se prépara à retourner chez elle.
« Tu ne vas pas te rendre à Brebaki si tard? demanda Mardona.
- Je le dois: mes parents m'attendent.
- Si vous le désirez, Nimfodora, je vous reconduirai.
- Je vous remercie et j'accepte.
- Non. Tu ne partiras pas, interrompit Mardona. Je te le défends. Tu as perdu trop de sang. Et on dit que des loups se montrent dans la contrée. Tu resteras auprès de moi. »
Nimfodora baissa la tête d'un air soumis.
« Ainsi vous restez à la métairie? dit Sabadil.
- Je reste », balbutia Nimfodora.
Elle perça Sabadil d'un regard profond et mystérieux.
« Quelle fille étrange!» se répétait-il en retournant chez lui, à la clarté d'un magnifique ciel d'hiver.
Il réfléchit longtemps. Mais il ne put la définir.
A partir de cette soirée, Sabadil rencontra presque chaque jour Nimfodora chez les Ossipowitch. Elle n'y était venue que rarement auparavant. Avec Nimfodora, cette enfant mélancolique, Mardona se départait de sa majesté et de son calme. Elles jouaient ensemble comme deux jeunes chats, s'ébattant et folâtrant à l'envi. Sabadil se tenait d'habitude dans quelque coin sombre de la pièce, observant ceux qui s'y trouvaient. Il remarqua que Nimfodora, elle, ne riait jamais. Lorsque les autres riaient, elle restait sérieuse, ou parfois souriait d'un sourire douloureux et vague. Souvent même elle était absorbée au point de ne rien entendre de ce qui se passait autour d'elle. Elle inclinait en avant son beau visage pâle, comme pour écouter; mais son regard était pensif et morne, et elle ne faisait aucun mouvement.
Que Nimfodora fût debout ou qu'elle marchât, elle tenait toujours ses mains attachées à son corps, comme si elle eût craint le contact de tout ce qui l'environnait. Sabadil lui parlait rarement, et toujours en peu de mots. Elle le regardait fort peu, bien que les yeux de Sabadil fussent maintenant constamment fixés sur elle. Mais, lorsqu'elle le regardait, c'était avec un calme, une sympathie qui lui faisaient du bien, qui le réjouissaient. Sabadil n'éprouvait pas de passion à considérer cette fille pâle et triste ou à penser à elle; non, c'était plutôt un grand soulagement. Elle lui plaisait.
Il se sentait heureux et calme en sa présence. Mardona le rendait fou, faisait bouillir son sang par son regard; Nimfodora, elle, le calmait, apaisait la fièvre qui lui brûlait le cerveau. Dès qu'elle paraissait, il lui semblait qu'un son d'orgue traversait la chambre, et, là où elle se trouvait, il entendait la forêt bruire, les ruisseaux gazouiller, les oiseaux chanter; il voyait luire le soleil effaçant les grandes ombres.
Sabadil l'aimait. Et il n'osait se demander si elle répondait à son amour. Elle était comme une fleur, s'ouvrant et embaumant à l'ombre, dans la solitude. Elle ne parlait pas, comme s'il ne se fût pas trouvé de paroles pour exprimer ses pensées. Lui, Sabadil, ne comprenait pas ce calme triste, ni le regard énigmatique de ses beaux yeux rêveurs.
Une fois, une seule fois, ils se rencontrèrent sans témoins dans la maison du vieil Ossipowitch. C'était par hasard, du moins à ce qu'il semblait. Mardona s'était rendue à la ville; Nimfodora était venue quand même, nul ne savait dans quelle intention. Personne non plus ne sut pourquoi elle sortit précipitamment de la grande salle lorsqu'elle entendit retentir les sabots d'un cheval sur la neige durcie. C'est ainsi que Sabadil la rencontra dans la cour.
« Tu retournes déjà chez loi, Nimfodora? demanda Sabadil.
- Il le faut,… sûrement, il le faut. »
Elle regarda par terre, tristement.
Il lui donna le baiser de paix. Elle se laissa embrasser par lui, très calme, les mains enfouies dans les manches de son manteau.
« Si tu veux, je te prendrai avec moi sur mon cheval.
- Je préfère aller à pied.
- Avec cette hauteur de neige?
- Mardona ne serait pas contente si elle savait que tu m'as reconduite.
- Dis plutôt que tu ne veux pas que je te reconduise chez toi, s'écria
Sabadil. Tu as sûrement un amoureux à Brebaki.
- Je n'ai pas d'amoureux, repartit Nimfodora d'un ton lent et baissant la tête humblement.
- Ah! j'en suis bien aise.
- Pourquoi parais-tu t'en réjouir?
- Parce que…. Tu as raison. Il vaut mieux que tu ailles seule à
Brebaki.
- Dieu le garde », balbutia-t-elle.
Sabadil l'enlaça de ses bras et lui donna un baiser, non plus comme un frère, cependant, mais avec passion. Elle ne le repoussa pas; elle resta muette et calme, et même elle ne rougit pas. Elle sortit lentement de la cour, les yeux baissés, et s'éloigna sur la route, dans la direction de son village.
CHAPITRE XVI
C'était la foire de Kolomea. Les parents de Nimfodora s'y étaient rendus à cheval. Elle était seule au logis. Elle s'était établie près du foyer, où brillait un grand feu, et travaillait à un filet de pêcheur. Elle n'entendit pas qu'on marchait derrière elle; elle ne vit pas que quelqu'un étant entré dans la chambre s'était arrêté à ses côtés; elle pensait, elle rêvait comme à l'ordinaire, et ce ne fut que lorsqu'une voix forte et gaie lui souhaita le bonjour, qu'elle tressaillit et sortit de sa somnolence. Elle leva les yeux. Sabadil était devant elle et lui souriait. Toute autre fille se fût effrayée ou eût rougi; Nimfodora ne se montra ni étonnée ni effarouchée; elle n'eut l'air ni joyeux ni fâché. Sabadil lui prit la main: elle la lui abandonna; il l'embrassa: elle le laissa faire. Puis elle baissa la tête de nouveau et se remit à son ouvrage.
Sabadil ne dit pas un mot. Elle non plus ne parla pas. Ses narines seules frémissaient imperceptiblement, et ses lèvres rondes étaient entr'ouvertes comme si elle était hors d'haleine.
« Que fais-tu là? dit enfin Sabadil.
- Un filet.
- A quoi bon, un filet?
- Pour prendre du poisson. Nous approchons de Noël.
- Et c'est pour cela que tu te donnes tant de peine? reprit-il. Ta chevelure est un filet qui enlace et emprisonne qui tu veux; tes yeux noirs sont des hameçons, et ta bouche rose est une amorce, jeune fille. »
Nimfodora regarda fixement les flammes du foyer, comme si elle eût voulu y chercher du secours. Ses mains retombèrent sur ses genoux, avec le filet qu'elle tenait, ses lèvres s'agitèrent: on eût dit qu'elle parlait un langage sans paroles. Une lueur vive et rouge éclaira son beau visage pâle et mélancolique.
« Nimfodora, parle, - me hais-tu? recommença Sabadil.
- Non.
- Mais tu ne m'aimes pas? »
Elle le regarda. Elle semblait lui demander: Es-tu sûr, dis, que je ne t'aime pas? Puis elle retomba dans sa rêverie. Elle parut regarder en elle-même, sonder son âme, étonnée, avec une douloureuse curiosité; elle parut se dire: Mais est-ce que je l'aime? est-ce que je l'aime, vraiment?
Et rien ne lui répondit.
Sabadil attendait avec elle. Il se plaça derrière elle lentement, il passa son bras autour de sa taille, doucement, avec tendresse; il se pencha vers elle, et ses lèvres s'approchèrent de celles de la jeune fille. Elle le laissa faire. Elle frémit légèrement, comme prise d'un grand frisson. Et lui l'embrassa de nouveau, et encore, et toujours. Elle, elle s'attacha à ses lèvres, pâle, immobile, terrifiée de ce qui arrivait.
Le jour suivant, Sabadil se rendit chez Mardona. Il trouva Nimfodora avec elle. Ils échangèrent un regard, un seul. Sabadil comprit que la Mère de Dieu ignorait sa visite à Brebaki. Il n'y fit aucune allusion.
Nimfodora se laissa embrasser et choyer par Mardona; mais elle ne lui rendit pas ses caresses. Elle était plus sombre encore que de coutume et plus blême. Elle regardait devant elle d'un oeil fixe, comme si elle eût vu poindre quelque chose d'horrible dans le lointain, et qu'elle se sentît condamnée à le supporter. Sabadil la regardait. Il regardait aussi Mardona en poussant de longs soupirs.
Il y avait un souffle chaud clans l'air comme avant un orage. Par bonheur Turib entra. Il jeta avec colère sur le carreau son bonnet d'agneau noir et s'écria:
« Vous êtes là, assis, de parfaite humeur, vous vous divertissez, et pendant ce temps le monde est sens dessus dessous.
- Eh quoi! demanda Mardona d'une voix gaie, que se passe-t-il?
- Une révolte est en train de se faire. Et à la tête de cette révolte se trouve… Wewa.
- Wewa! Wewa Skowrow, la veuve amoureuse?
- Ne parle donc pas si longuement, ordonna Mardona. Qu'as-tu appris?
.Raconte.
- Dieu lui-même est apparu à ce scélérat de Sukalou, à ce coquin. Il lui est apparu en rêve, repartit Turib, et il lui a dit qu'il te rejetait et élisait à ta place Wewa Skowrow, Mère de Dieu. »
Mardona se prit à rire aux éclats.
« Il ne faut pas rire, c'est ainsi. Et réellement Wewa se comporte maintenant comme une sainte, ou comme un gouverneur de province. Beaucoup de tes disciples ont passé dans son camp. Elle tient une cour dans sa propriété comme l'impératrice à Vienne. »
Mardona continua à rire de plus en plus fort.
« Je ne sais pas ce qu'il y a de si drôle là dedans », s'écria Turib froissé.
Il se leva, mit son bonnet sur l'oreille et sortit très vivement.
CHAPITRE XVII
La nouvelle apportée par Turib n'était que trop vraie. Une partie des Duchobarzen étaient en révolte ouverte contre Mardona et ses disciples. Cette division et ces troubles étaient simplement le résultat d'un acte de désespoir de Sukalou.
Ce saint étrange avait gagné pas mal de partisans à la cause de la nouvelle Mère de Dieu, lorsque Mardona, au lieu d'être condamnée à la prison comme il s'y attendait, était revenue gaie et sereine à Fargowiza. L'issue de cette affaire avait littéralement anéanti Sukalou. C'était un coup de foudre, quoi! un coup qui détruisait ses projets et toutes ses espérances. Ce coup l'atteignit si profondément, qu'il en devint tout petit, menu comme une souris, et même il se retira, grandement penaud, dans une sorte de souricière, un trou creusé sous terre et habité par Mischko, le bohémien. Sukalou y passa quelques jours blotti et tremblant. Comme il ne pouvait se décider à se nourrir de chats, de chiens et de corneilles, il souffrit réellement de la faim dans la demeure du pauvre bohémien. Un jour, enfin, il se décida à sortir. Il se rendit chez lui, mangea tout ce qui s'y trouvait, se reposa, et, après un somme, se tint le monologue suivant: Ne sois donc pas si lâche, imbécile! La poltronnerie expose à de plus grands dangers encore que le courage. Tu es libre de reconnaître ta faute, d'en demander pardon et de t'humilier; mais, voilà, Mardona est capable de te faire rosser d'importance; des coups, ce ne serait rien encore. Mais elle peut te forcer à jeûner, à jeûner durant un mois entier, jusqu'à ce que tu ressembles à ton ombre. Non, Sukalou, tu ne t'humilieras pas! tu ne reviendras pas sur ce que tu as affirmé. Tu tiendras bravement le parti de Wewa, tu lui gagneras des partisans, et, lorsqu'elle se sera constitué une armée, qui peut t'atteindre et te menacer, dis? - Et si cela tournait mal? s'il t'arrivait de tomber au pouvoir de Mardona? Quoi, alors, quoi? Elle ne peut cependant te faire pendre comme cela, sans autre forme! Non, elle ne le peut. Il y a des lois, Sukalou, je t'assure qu'il y en a. Il y en a pour protéger les honnêtes gens, les hommes paisibles et pieux.
Là-dessus il se rendit à l'auberge, se grisa et reprit son oeuvre avec un nouveau zèle. Il se transporta de village en village, sur ses longues jambes maigres, et partout il annonça la révélation qui lui avait été faite. Il chanta les louanges de la nouvelle Mère de Dieu et lui gagna ainsi un grand nombre de disciples.
Le dimanche suivant, il y eut bien une vingtaine de Duchobarzen qui se réunirent dans la maison de Wewa, où le premier office divin fut célébré avec une grande solennité. On remarquait dans le nombre Sukalou et Sofia Kenulla. Wewa ne parut pas durant la cérémonie. Ce ne fut que vers la fin, lorsque l'assemblée entonna un pieux cantique, que Wewa entra dans la salle, à longues et lentes enjambées. Elle portait sur la tête une sorte de couronne en paillettes d'or qui la faisait ressembler à une fiancée valaque. Sur les épaules, elle avait un manteau de satin rouge, doublé et garni de lapin blanc. Ses pieds étaient serrés dans des bottes bleues en maroquin, à talons d'argent; enfin elle disparaissait littéralement sous une pluie de ducats, de perles fausses, de grains de corail et de monnaies d'argents Elle faisait de grands efforts pour avoir l'air digne et majestueux et, à cet effet, redressait sa gorge, levait haut la tête et parlait d'une voix sourde et profonde, comme un homme.
A sa vue, les assistants se jetèrent à genoux. Elle les bénit en étendant sur eux ses belles mains rondelettes , luisantes de graisse, où brillaient plusieurs bagues enrichies de clinquant et de pierres fausses.
« Je te salue, étoile des croyants, consolation des affligés, s'écria Sukalou en jouant de la prunelle et en levant les mains au ciel; aie pitié de nous!
- Prie pour nous, cria Sofia, le regard brûlant d'extase; délivre-nous des faux prophètes qui prennent le nom de l'Eternel en vain et se promènent couverts des riches atours d'une souveraine, au lieu de s'humilier sous le sac et la cendre pour racheter leurs fautes!
- Je vous écoute, répondit Wewa d'une voix de basse taille, comme un chantre ivre, je vous écoute, et Dieu aussi prête l'oreille à vos prières. J'ai compassion de vous, pauvres pécheurs, de vos vices et de vos turpitudes; je vous promets de vous aider à suivre le droit chemin, de vous soutenir d'une main ferme et douce. Soyez pieux et obéissants, priez, faites pénitence! Je vois venir le jour où j'aurai à juger les infidèles, et cette maudite, cette pécheresse, cette Athalie de Fargowiza-polna. »
Wewa les embrassa tous ensuite, l'un après l'autre. Les Duchobarzen baisèrent avec transport ses bottes bleues. Sukalou alla même jusqu'à presser ses lèvres sur une tache au manteau de la Mère de Dieu.
Lorsqu'ils furent dispersés, Wewa se tint un instant assise sur un siège élevé, une sorte de trône. Elle ressemblait à une idole chinoise sur son piédestal. Sukalou se jeta à genoux devant elle, au milieu de la salle.
« Eh bien, siège de la souveraine sagesse, commença-t-il avec de longs soupirs, es-tu contente de ton esclave?
- Je suis contente, Sukalou.
- Ta gloire s'étend au loin, Tour de David, comme la lumière du soleil, de l'aube au couchant. Aie pitié de moi, misérable, ô rémission de toutes les fautes, apaise ma faim et délivre-moi de la soif inextinguible qui me dévore!
- J'ai fait préparer un festin pour toi et pour moi, reprit Wewa. Nous voulons glorifier ensemble cette journée où j'ai si heureusement revêtu ma sainte charge. J'aurai compassion de tes faiblesses et je récompenserai ta fidélité.
- Je suis sûr, Wewa, que tu as un quartier de porc à la broche, s'écria Sukalou enthousiasmé et se pourléchant les lèvres avec gourmandise.
- Non, ô le plus fidèle de mes alliés; mais je te ferai la grâce de t'accorder ma main.
- Je n'en suis pas digne, gémit Sukalou.
- Je le sais, repartit Wewa d'un ton résolu. Si tu en étais digne, je ne parlerais pas de la grâce dont je veux te donner la preuve.
- Mais tu es beaucoup trop bonne à mon égard, répondit Sukalou d'une voix plaintive; il suffit que tu m'autorises à ramasser les miettes qui tombent de ta table, reine des anges…. »
Un soufflet terrible, appliqué d'une main ferme sur sa joue, coupa court aux flagorneries de Sukalou.
« Pas un mot de plus, misérable imbécile, âne bâté, fieffé coquin! Tu n'es même pas digne de lécher la poussière de ma chaussure. Ne suis-je pas pareille à la fiancée du Cantique, belle comme la lune, aimable comme Jérusalem, terrible comme des armées? »
Elle arpentait la chambre à grands pas, faisant bruire ses jupons. Sa robe fouettait ses bottes de maroquin bleu, et ses talons d'argent cliquetaient comme des castagnettes sur le carreau. Sukalou soupira d'un air grave et prit une pincée de tabac.
« As-tu jamais entendu qu'une Mère de Dieu se fût mariée? » hasarda-t-il timidement. Wewa se redressa.
« Tu as raison, lui dit-elle.
- Tu dois nous être à tous une image de pureté, un siège de vertu céleste, continua Sukalou en souriant, et non la femme d'un pauvre vieux perclus comme moi.
- Tu as raison, Sukalou! s'écria Wewa fièrement. C'est vrai que tu es indigne de marcher à mes côtés à l'autel; aucun homme n'en est digne. J'agirai selon qu'il convient à l'Elue du Très-Haut. Viens. Nous allons manger, et boire, et nous réjouir. »
Sukalou sourit, l'air ravi.
CHAPITRE XVIII
Mardona s'inquiétait fort peu de ce qui se passait dans la maison de Wewa, l'Antéchrist féminin de Fargowiza-polna. Elle avait assez à faire à s'occuper d'elle-même. Elle s'étonnait du changement survenu en elle depuis quelque temps, des pensées et des sensations qui la tourmentaient: elle avait changé, sans même s'en rendre compte. Elle était devenue douce, distraite, presque rêveuse. Elle ne pensait plus qu'à Sabadil. Moins il venait lui rendre visite maintenant, plus il la traitait avec un respect plein de froideur, plus elle sentait la passion l'enflammer et grandir en elle.
Elle l'aimait chaque jour davantage d'un amour vif et profond. Elle sentait qu'il était nécessaire qu'elle fît une démarche afin de le gagner de nouveau tout entier. Elle eût voulu enflammer sa passion, et son amour pour lui devint si grand, qu'il anéantit tout autre sentiment, et même sa fierté.
C'était par une belle matinée d'hiver. L'air était plein de soleil. Les oiseaux chantaient dans les rameaux verts des sapins. Sabadil était à l'écurie, étrillant lui-même son cheval, qui avait la tète tournée vers lui elle regardait de ses bons yeux affectueux. L'écurie était un petit recoin noir, où le soleil ne pénétrait que par quelques fissures ou entre des poutres disjointes. Lorsque Mardona parut sur le seuil, elle sembla à Sabadil entourée d'une sorte d'auréole, dans la pleine lueur du jour. Il la considéra avec admiration. C'était la première fois que la sainte de Fargowiza-polna se montrait dans sa maison.
« Puis-je t'aider, ami? » lui demanda-t-elle de sa belle voix, et avec un regard empreint de bonté et de franche gaieté.
Sabadil ne répondit pas à sa question. Il se contenta de caresser le cou nerveux de son cheval, en le flattant de la main à petits coups.
Puis il posa l'étrille.
« As-tu fini? demanda-t-elle.
- Qu'y a-t-il à votre service?
- Crois-tu que je suis venue parce que j'ai besoin d'un service? répondit Mardona affectueusement. Non, mon ami. Mon coeur soupirait après toi, et je suis venue t'embrasser et surveiller un peu ton petit ménage.
- Il n'en vaut guère la peine, dit Sabadil avec un sourire. Un pauvre paysan n'aime guère à étaler le peu qu'il a.
- Tu n es pas pauvre, cependant….
- Un cheval et deux vaches ne signifient pas grand'chose.
- Qui te parle de ton cheval? Ne me possèdes-tu pas, moi?
- Toi?»
Sabadil eut un sourire triste.
« Pourquoi es-tu si sombre? continua-t-elle. Tu t'affliges. Dans ton regard il y a comme un reproche à mon adresse. Je veux te voir joyeux, Sabadil. joyeux comme la première fois que nous nous vîmes… dans la forêt, tu sais, alors que le soleil brillait et que les oiseaux chantaient… et que toi…. »
Elle ne termina pas, et regarda à terre malicieusement.
« Il vaudrait mieux que nous ne nous fussions jamais rencontrés.
- Sabadil! Regarde-moi. Qu'as-tu donc contre moi? »
Mardona lui prit la main et le regarda dans les yeux, longuement, avec tendresse.
« Tu te fais du mal, Sabadil, et à moi aussi tu m'en fais. A moi plus encore qu'à toi, peut-être, parce que…. Oui, tu ne sais pas, Sabadil, comme je t'aime.
- Mardona! »
Elle ne dit plus rien. Mais elle passa son bras autour du cou du jeune homme, doucement, et elle laissa parler ses yeux et ses lèvres avec passion. Et ils parlèrent un langage plus persuasif qu'aucun autre, ce langage qui existe depuis des milliers d'années, et qui est connu des oiseaux et des animaux, des eaux et des forêts embaumées. Bientôt aussi Sabadil se prit à sourire joyeusement. Il retrouva son sourire candide des jours heureux, lorsqu'il se promenait dans les bois, où il rencontra Mardona, près de l'étang solitaire aux flots dormants. Il attira la jeune fille sur son coeur, non pas avec une passion sauvage, mais avec un sentiment profond de bonheur. Et en ce moment les torts qu'il avait envers la Mère de Dieu l'aiguillonnèrent et il éprouva un vif repentir. Il se mit à la caresser et à l'embrasser et à la caresser encore avec une tendresse qui la toucha et qui la rendit bien heureuse.
« Je t'ai retrouvé maintenant, mon bien-aimé, murmura Mardona. Et je te jure que tu ne m'échapperas plus. »
Elle l'embrassa et l'embrassa encore, et toujours, jusqu'à ce qu'une voix de femme, claire et vibrante, vînt séparer les amoureux brusquement.
« Qui est-ce? demanda Mardona, fronçant les sourcils.
- Une jeune fille qui fait ma cuisine et soigne la volaille.
- Est-elle jolie? »
Sabadil haussa les épaules.
« Mais jeune?
- Jeune, oui.
- Jolie et jeune, s'écria Mardona. Cela doit donner à causer dans le village. Pourquoi ne prends-tu pas plutôt une vieille femme?
- A quoi bon? Une jeune femme travaille mieux. »
Ils sortirent de l'étable; Mardona dévisagea avec une curiosité aiguë la jeune servante, qui, malgré ses lourdes bottes et son jupon crottés, était fort avenante, fraîche, avec de grands yeux noirs et la bouche rieuse.
Elle, de son côté, regarda Mardona, très surprise.
« Qu'y a-t-il? demanda Sabadil.
- Le juif est là, qui désire acheter des pommes de terre.
- Je n'en vends pas. »
La servante s'éloigna.
« Ecoute, mon ami, commença Mardona, tu ne garderas pas cette fille chez toi.
- Pourquoi donc?
- Parce que…, parce que cela ne me plaît pas, répliqua
Mardona. Montre-moi ta maison, à présent. »
Mardona visita la métairie et l'appartement. Il n'était rien qu'elle n'examinât avec plaisir. Elle était redevenue la belle jeune fille douce et sérieuse. Elle n'avait plus le cachet mystique de la Mère de Dieu, de la sainte étrange de Fargowiza-polna. Elle se comportait en femme qui aime, et qui est heureuse par son amour. Sabadil ne se souvenait pas de l'avoir vue si bonne et si douce, et si séduisante.
« Nous allons voir maintenant ce que nous aurons pour notre dîner, dit-elle tout à coup. Je reste ici avec toi, et je partagerai ton repas.
- Je crois qu'il n'y a pas grand'chose ici, remarqua Sabadil visiblement embarrassé.
- Laisse-moi faire, s'écria Mardona. Je préparerai moi-même tout ce qu'il faut.
- Toi?
- Pourquoi pas? Allons, donne-moi les clefs. »
Mardona se dépouilla, en souriant, de ses colliers et ôta ses bracelets. Elle mit un tablier de toile, retroussa ses manches et alluma du feu dans l'âtre. Elle se rendit ensuite au garde-manger, avec Sabadil, qu'elle chargea de tout ce dont elle avait besoin. Elle décrocha de la muraille des casseroles et des plats, et se mit prestement à l'oeuvre. L'eau chantait gaiement sur la braise ardente. Mardona cassa des oeufs dans la farine, y versa du lait, y mit du beurre et du sel, et pétrit la pâte. Sabadil préparait des pois. Tout fut terminé en un clin d'oeil. Mardona mit le couvert, et apporta sur la table la soupière fumante.
Ils prirent place et dînèrent. Ils avaient grand appétit. Sabadil s'étonnait de ce que la Mère de Dieu avait tout apprêté, et d'une façon si exquise.
«Sûrement, dit-il, un gentilhomme ne mange pas mieux que nous aujourd'hui.
- Mon coeur, c'est parce que l'amour assaisonne notre dîner », railla
Mardona en souriant.
Ils prirent leur repas, ils rirent, ils s'embrassèrent. Ils étaient si heureux! Ils restèrent ensemble à causer jusqu'à la tombée de la nuit. Sabadil, alors, attela ses chevaux pour accompagner Mardona à Fargowiza. II conduisit le traîneau lui-même. Elle était assise à ses côtés, le regardant de ses yeux bleus, languissants et doux. Elle appuyait sa tête à l'épaule de Sabadil, et souriait amoureusement.
CHAPITRE XIX
Sabadil passa le jour suivant à Fargowiza-polna, près de la Mère de Dieu. Il ne rentra chez lui que le soir, très tard. Il avait quelques affaires à régler. Son intention était de repartir aussi vite que possible chez les Ossipowitch. Mais voilà que, le matin, un juif arriva, qui tourmenta Sabadil, voulant à tout prix lui acheter un de ses chevaux. Il reçut aussi la visite de plusieurs vieillards du voisinage qu'il respectait fort, et dont il ne put se débarrasser. Il prit donc encore son dîner à Solisko, se promettant bien de se mettre en route après la table. Il était justement en train d'atteler, et prenait déjà son fouet pour le départ, lorsqu'un véhicule arriva, à toute vitesse, et fit halte devant sa maison. Sofia Kenulla y était assise, parée et souriante.
« Qu'est-ce que cela signifie? » se demanda Sabadil.
Et un pressentiment triste et vague lui serra le coeur.
Sofia sauta à terre, embrassa Sabadil de ses lèvres froides et entra dans la salle, lui faisant signe de la suivre.
« Il fait bon chez toi, dit-elle en se frottant les mains. Ça t'étonne que je vienne te voir comme cela, hein? Mais attends! tu béniras encore ma visite. Assieds-toi près de moi; ne sois pas si fier. »
Sabadil prit place à ses côtés. L'ange blond et svelte le regarda un instant en face, avec complaisance, la face éclairée d'un sourire.
« Je t'apporte une bonne nouvelle, dit enfin Sofia. Seulement je la garderai pour moi, si tu n'es pas plus gentil, plus aimable.
- Si Mardona apprend que tu es venue, dit Sabadil, elle nous fera lapider tous les deux.
- Qu'importe Mardona! s'écria Sofia. Ah! je ne la crains plus, moi, je t'en réponds. Elle ne peut pas m'obliger à lui obéir. Si elle s'avise de me faire quelque chose, je la tiens, va! Du reste, tu ferais mieux, toi aussi, de reconnaître la nouvelle Mère de Dieu.
- Wewa! »
Sabadil se mit à rire.
« J'en connais une autre, insinua Sofia. Si elle était Mère de Dieu, celle-là, je crois que tu n'hésiterais pas à te soumettre à elle.
- De qui parles-tu?
- De celle que tu aimes.
- Comment cela?
- Je parle de Nimfodora. »
Sabadil devint pourpre.
« Es-tu pincé, hein? » murmura Sofia à voix basse.
Elle sifflait en parlant, comme un serpent.
« Sais-tu maintenant ce que je peux te faire, si tel est mon bon plaisir? le sais-tu?
- Je n'ai rien dit », remarqua Sabadil.
Il baissait la tête, comme anéanti.
« N'essaye pas de me mentir. Je sais tout ce que je veux savoir, ajouta Sofia. Tu aimes Nimfodora, et, aussi vrai que je crois à Dieu, elle t'aime aussi, elle. Eh bien, tu viendras chez moi, et tu y trouveras Nimfodora.
- Femme!»
L'ange eut un sourire candide.
« Et c'est pour cela que tu es venue?
- Oui, répondit Sofia.
- Mais c'est un péché que nous allons commettre, dit-il tristement.
- Un péché? Dans notre croyance l'amour est-il un péché? s'écria
Sofia; il nous apporte la rédemption. »
Elle se mit à rire très fort.
Dès le lendemain, vers le soir, Sabadil se rendit chez Sofia. Son mari était absent. Elle était seule au logis, en train de filer, près du poêle.
« Dieu bénisse ta visite! dit-elle toute radieuse. Assieds-toi là, près de moi. Je te distrairai un moment, jusqu'à ce qu'elle vienne. »
Elle se mit à lui parler de toutes sortes de choses. Sabadil l'écoutait; il ne disait rien. Il regardait constamment du côté de la porte.
Au bout d'un instant, Nimfodora entra.
Sofia l'embrassa. Nimfodora resta là, les yeux baissés, très pâle. Elle semblait attendre le salut de Sabadil. Mais lui ne l'embrassa pas. Il l'aimait de toute son âme, et il eût considéré comme un péché de toucher seulement le bord de son vêtement devant un tiers. Sofia les examinait l'un et l'autre avec attention. Puis, comme ils ne se disaient rien, elle se leva et sortit, un sourire discret aux lèvres.
Il neigeait. Il neigeait des flocons si épais, qu'on n'apercevait, qu'on ne distinguait rien dans la campagne. Des murailles étincelantes s'élevaient autour des chaumières et des seigneuries. Chacun restait chez soi, ou profitait le plus longtemps possible de l'hospitalité qui lui était offerte.
Nilko Ossipowitch, Kenulla et le Wujt jouaient au tarok depuis le matin, autour de la grande table ronde…. La fumée de leurs longues pipes avait rempli la salle d'un brouillard tout achéronien. Lorsque le crépuscule envahit la chambre de sa lueur grisâtre, ceux qui s'y trouvaient ne se distinguèrent pas plus à trois pas de distance qu'au travers de la fumée d'un champ de bataille. Les joueurs eux-mêmes ne se reconnaissaient pas d'un bout de la table à l'autre.
Peu à peu, Anastasie, Turib et Jehorig, qui étaient assis sur le banc du poêle et chuchotaient, prirent des formes vagues d'apparitions. On entendait le grincement aigre d'un couteau que Turib aiguisait.
Mardona entra sans être remarquée. Elle s'assit tranquillement à côté de son père, et le regarda jouer. Vis-à-vis se tenait Sabadil, qui examinait les cartes de Kenulla par-dessus son épaule, tandis que Nimfodora était établie sur une chaise plus loin, contre la muraille. Personne ne l'avait vue arriver, pas plus que Sabadil.
Tout à coup la lumière se fit. Anuschka entra brusquement, portant une grande lampe, qu'elle posa sur la table, devant les joueurs. Mardona regarda Sabadil involontairement. Les grands yeux brillants du jeune homme n'étaient pas arrêtés sur elle. Elle se retourna vivement et saisit un regard qu'il échangeait avec Nimfodora. L'instant d'après, Sabadil était replongé dans les cartes de Kenulla, et Nimfodora baissait de nouveau les yeux tristement, et comme absorbée. Mais Mardona en avait vu assez. Elle devina le reste aussitôt. Elle sentit une douleur brûlante, qui l'aiguillonna au coeur, et des flots de sang affluèrent à son cerveau; toutefois elle n'était pas femme à perdre son empire sur elle-même, bien qu'un nuage épais couvrît sa vue, et qu'elle fût en proie à la jalousie la plus impétueuse.
Son visage calme et froid ne trahit aucune des émotions qu'elle éprouva, et elle ne laissa voir aucunement avec quelle fièvre, quelle attention, elle épiait le moindre geste de Sabadil, le plus léger mouvement de Nimfodora. Elle parut suivre le jeu avec intérêt, et examinait Sabadil; elle alla ensuite au miroir, pour réparer le désordre de sa coiffure, et regarda longuement l'expression et le maintien de Nimfodora.
Lorsque Sabadil remonta en traîneau, ce soir-là, pour retourner chez lui, il aperçut Sofia sur la route, malgré la neige et la tourmente.
« Que fais-tu ici? lui demanda-t-il tout effrayé.
- Je t'attends.
- Pour l'amour du ciel! mais tu aurais pu être surprise par les loups ou ensevelie sous la neige.
- Ah! je n'ai pas peur. »
Elle monta près de lui, s'assit à ses côtés, et se mit à rire.
« Comme tu as froid. Tu aurais pu geler là, dans cet ouragan!
- Eh bien! que se passe-t-il? S'est-elle aperçue de quelque chose?
- Et de quoi s'apercevrait-elle?
- Que tu ne l'aimes plus.
- Je ne peux pas dire cela, répondit Sabadil d'un air sombre, en baissant la tête. Souvent je m'imagine que je la hais, et cependant….
- Rappelle-toi sa manière d'agir à ton égard, insinua Sofia; dans son regard papillotait quelque chose d'étrange. N'oublie pas les tourments qu'elle t'a fait subir.
- Vois-tu, Sofia, c'est justement cela. Lorsque je songe qu'elle t'a fait lapider sans merci, quand je pense qu'elle reçoit les visites de ce noble seigneur….
- Je vois que cela t'exaspère!
- Oui, Sofia, et cependant…, cependant elle en est encore plus séduisante à mes yeux.
- Tu es fou.
- Cependant c'est ainsi.
- Quant à elle, continua Sofia, elle t'aime davantage depuis qu'elle sent qu'elle t'a perdu. Car elle le sent, bien qu'elle ne sache rien de ce qui se passe. Cette femme a le diable au corps.
- Tu doutes de sa vertu, dis?
- Non, certes. Elle n'a pas de coeur…. »
Le lendemain, Nimfodora se tenait devant sa porte, à Brebaki, causant avec Anuschka, lorsque Sukalou vint à passer. Il s'arrêta, huma une prise de tabac, et cligna finement de l'oeil en regardant Nimfodora d'un air narquois.
« Eh bien, commença-t-il, à quand les noces, jeune fille?
- Que veut-il dire? demanda Anuschka.
- Je ne sais pas, répondit Nimfodora à voix basse.
- Mais vous m'y inviterez au moins », s'écria Sukalou, et il reprit sa route en souriant.
Anuschka retourna chez elle.
« Est-il vrai que Nimfodora se marie prochainement? demanda-t-elle à
Mardona. Qui donc épouse-t-elle?
- On s'est moqué de toi pour sûr, repartit la Mère de Dieu d'un ton glacial.
- C'est Sukalou qui l'a dit. »
Par malheur, Sukalou passa justement près de la métairie une heure plus tard. Mardona, qui se tenait près de la fenêtre, absorbée dans de douloureuses réflexions, l'aperçut de loin. Elle appela ses frères et leur ordonna d'aller lui chercher Sukalou. Lorsque celui-ci longea la haie qui entourait la métairie, en regardant prudemment autour de lui, Turib et Jehorig l'assaillirent et l'entraînèrent dans la maison.
« Que voulez-vous? Laissez-moi! cria Sukalou, en se débattant de toutes ses forces, jusqu'à ce que la porte se fût refermée derrière lui et qu'il eût aperçu Mardona assise sur son siège.
- Tu as peur, Sukalou? commença la Mère de Dieu. Ta conscience te tourmente, n'est-ce pas?
- Aie pitié, refuge des croyants, cria Sukalou en se jetant aux pieds de Mardona. J'ai failli, j'ai péché. Ah! je le sais, Satan était en moi. Crois à mes paroles. Je me repens! je me repens! Fais-moi grâce.
- Lève-toi, dit Mardona, et dis-moi ce que tu sais du mariage de
Nimfodora.
- Je ne sais rien.
- Cependant, en présence même d'Anuschka….
- Une plaisanterie, notre petite mère, un simple badinage, affirma
Sukalou, toujours vautré dans la poussière.
- Lève-toi, et dis-moi tout, continua Mardona. Tu sais quelque chose que tu me caches. Allons, parle, ou nous réglerons sur-le-champ nos comptes ensemble, à propos de l'histoire que tu as arrangée avec Wewa. »
Elle se leva, alla au buffet, et en tira un plat de rôti froid.
« Aussi vrai que j'aime Dieu, je ne sais ce que tu veux dire, jura Sukalou, suivant Mardona dans la chambre, en se traînant sur les genoux.
- Assieds-toi là, dit-elle, et mange. »
Sukalou se releva lentement, soupira et s'assit près de la table où
Mardona avait posé le rôti.
« Eh bien! que sais-tu sur le compte de Nimfodora? demanda la Mère de
Dieu.
- Peut-être n'est-ce qu'un bavardage. »
Il voulut se servir du rôti, mais Mardona le retint.
« Quel bavardage?
- Sur son compte, à propos de ce… de ce jeune paysan de
Solisko. Comment se nomme-t-il déjà?
- Il y a beaucoup de paysans à Solisko.
- C'est juste. Il se nomme Sabadil. »
Sukalou regarda le rôti douloureusement.
« Et que dit-on de lui?
- Que…, on raconte…. Oh! c'est un mensonge pour sûr…. On dit qu'il lui rend visite et… qu'ils ont de l'amour l'un pour l'autre. »
Mardona retira sa main. Sukalou entama le rôti, et en avala de grandes bouchées, avidement, tandis que la Mère de Dieu tirait du buffet un verre à pied et une bouteille d'eau-de-vie. Elle remplit le verre et le plaça devant Sukalou.
« Dieu te bénisse, consolatrice des affligés! » s'écria Sukalou, en étendant la main prestement vers l'eau-de-vie.
Mais déjà Mardona le retint et l'empêcha de boire.
« Mais toi, tu en sais plus long que ce que les gens disent. Ainsi, raconte. »
Sukalou regarda l'eau-de-vie et soupira.
« J'étais à la foire de Kolomea, commença-t-il, et j'y rencontrai ce Sabadil. Il avait beaucoup d'argent sur lui et paraissait très gai. Il acheta un collier de corail, un foulard de tête en soie bleue et encore un petit fichu, et le dimanche suivant, je vis….
- Que vis-tu? »
Mardona retira sa main.
« Je vis. - Sukalou vida le verre d'un trait. - A ta santé, reine des prophètes! Je vis donc, le dimanche suivant, Nimfodora qui avait mis ce foulard et ces coraux, et cet autre petit fichu, noué au cou. Je la taquinai là-dessus, mais elle ne rougit pas. Non, et même elle me regarda d'un air courroucé, comme si c'était moi qui avais commis la faute. Elle est, pour ainsi dire, déjà corrompue par cette Sofia.
- Sofia Kenulla?
- Oui, par elle; c'est chez elle qu'ils se rencontrent, et qu'ils se divertissent tous ensemble, continua Sukalou. Cette Sofia est un serpent venimeux, et je puis jurer que Sabadil lui a fait cadeau d'une paire de boucles d'oreilles en vrai or. »
Mardona fut saisie d'un léger frisson. Sa main saisit convulsivement le bord de la table, et ses lèvres eurent un sourire humilié, haineux et ironique. Personne, cependant, ne remarqua ce qui se passait en elle. Personne ne devina ce qu'elle souffrait.
A peine Sukalou fut-il parti, que Mardona envoya Turib à Brebaki, en traîneau. Le soleil se couchait lorsque celui-ci revint avec Nimfodora; celle-ci entra tout de suite dans la salle pour saluer la Mère de Dieu. Elle avait un foulard bleu noué dans ses cheveux noirs, le foulard dont Sukalou avait parlé. Elle frappa à terre de ses lourdes bottes pour détacher la neige qui les couvrait, et se débarrassa de sa pelisse d'agneau. Mardona vit alors qu'elle était parée d'un superbe collier de corail, et qu'elle avait au cou un petit fichu aux couleurs vives.
Mardona s'avança à la rencontre de son amie, et la prit par la main. Elle l'emmena dans sa chambre, traversant la cour sans proférer un mot. Quand elle fut chez elle et qu'elle eut soigneusement refermé la porte, elle s'assit dans son fauteuil. Nimfodora voulut lui baiser la main; elle la lui retira lentement, d'un geste hautain.
« Ne m'embrasse pas, lui dit-elle. Jette-toi plutôt à genoux, et avoue ta faute. »
Elle regardait Nimfodora fixement, dardant ses yeux dans les yeux de la jeune paysanne, que celle-ci, contre son habitude, ne put baisser à terre, mais tint attachés au regard de son juge, grands ouverts, effarés, comme implorant grâce. Nimfodora tremblait de tous ses membres. Elle s'agenouilla sur le carreau sans rien dire.
« Parle! de qui tiens-tu ce foulard?
- C'est Sabadil qui me l'a donné.
- Et ce petit fichu?
- Il me l'a donné aussi.
- Et ce collier de corail?
- Ce collier aussi.
- Il t'aime? continua Mardona, non pas du ton d'une femme jalouse et passionnée, mais avec la voix caressante d'une mère qui sonde le coeur de son enfant.
- Oui, râla Nimfodora.
- Et toi, tu l'aimes aussi? »
Nimfodora regarda la mère de Dieu avec surprise. Elle semblait lui demander: «Tu sais donc si je l'aime? Je ne le sais pas, moi ».
« Sabadil veut faire de toi sa femme?
- Non. Il n'en a jamais été question, répondit Nimfodora.
- Vous vous voyez souvent cependant?»
Nimfodora se tut.
« C'est chez Sofia que vous vous voyez? »
Nimfodora jeta à la Mère de Dieu un coup d'oeil suppliant. Ses lèvres s'agitèrent, mais ne laissèrent échapper aucun son.
« Réponds! »
Nimfodora laissa retomber sa tête sur sa poitrine et regarda à terre.
« Dis-moi la vérité! »
Mardona la prit par le menton, lui releva la tête et la perça d'un long regard bien en face.
« Je…. C'est…. Aie pitié de moi!»
Elle se jeta aux pieds de Mardona et cacha son visage, envahi tout à coup d'une rougeur ardente, dans les jupons de la Mère de Dieu.
« Je croyais, moi, que tu m'aimais, Nimfodora, commença la Mère de Dieu après un moment de silence. Puisque tu me haïssais, pourquoi as-tu trompé mon coeur, dis? Pourquoi ne m'as-tu pas craché à la figure, au lieu de me couvrir de baisers? Tu m'as ravi tout mon bonheur, Nimfodora, car je t'aimais, et je l'aimais aussi, moi!
- Mardona! frappe-moi », répliqua Nimfodora.
Sa voix râlait comme la plainte d'un cerf expirant.
« Frappe-moi, foule-moi aux pieds, tue-moi! Je ne suis pas digne de conserver la vie!
- Calme-toi, dit Mardona avec douceur.
- Ne sois pas si bonne pour moi! Tu m'accables! murmura Nimfodora. Tu me déchires le coeur! Foule-moi aux pieds. Je serais heureuse si tu me donnais des coups.»
Elle saisit le pied de Mardona et le posa sur sa nuque. Mais la Mère de Dieu ne la foula pas.
« Laisse-moi seule », ordonna-t-elle.
Nimfodora se leva, pâle comme une morte, fixa ses yeux secs et brûlants sur les yeux de Mardona et sortit en chancelant.
Mardona resta un moment très calme, les mains abandonnées sur ses genoux, envahie par une rêverie froide. Puis, tout à coup, elle leva les yeux au ciel et se mit à pleurer amèrement.
Sur ces entrefaites, une société nombreuse et gaie s'était rassemblée dans la grande salle. Jehorig et Wadasch accordaient leurs instruments. Les jeunes gens taquinaient les filles, dont les longues tresses fouettaient l'air joyeusement. Ossipowitch, le Wujt et Barabasch jouaient du tarok.
Nimfodora s'était étendue par terre, dehors, dans la neige. Elle se frappait la poitrine à coups de poing et priait d'une voix haute. Bientôt Mardona sortit de sa maison. Elle prit Nimfodora par la main et la releva. Toutes deux se rendirent dans la grande salle. Mardona prit place sur son siège élevé et bénit les assistants, qui à sa vue s'étaient agenouillés.
« Levez-vous, leur dit-elle, et amusez-vous selon les désirs de vos coeurs. Je veux vous voir joyeux. »
Les cymbales et le violon retentirent, mêlant les accents joyeux aux notes mélancoliques; les couples se disposèrent pour danser la kolomijka. Tandis que la jeunesse tourbillonnait, faisant voler des masses de poussière, que le Wujt et Barabasch se disputaient à propos de leurs jeux, et que Turib roulait dans la salle un tonnelet de bière, Sabadil entra avec Lampad Kenulla.
Nimfodora, qui jusqu'à ce moment s'était tenue adossée à la muraille, dans l'immobilité d'une statue, se jeta aux pieds de Mardona et enlaça ses genoux de ses deux bras comme pour chercher une protection auprès d'elle. La Mère de Dieu embrassa la jeune fille et regarda Sabadil fièrement.
«Silence! silence! s'écria Kenulla. Ce n'est pas maintenant le moment de jouer des instruments et de danser. Nous sommes menacés par un jugement terrible du Très-Haut. Sodome et Gomorrhe ont pris naissance au milieu de nous, et l'heure est proche où le feu du ciel viendra exterminer les pécheurs. »
La musique se tut. Tous les assistants acclamèrent Kenulla.
« Quelle nouvelle apportes-tu? Qu'est-il arrivé? demanda Mardona.
- De faux prophètes s'élèvent, continua Kenulla; ils détournent et séduisent ton peuple, reine des anges. Ce coquin de Sukalou et Wewa, cette oie stupide, soulèvent la masse contre toi. Wewa prétend que Dieu l'a élue, et te rejette. Il y en a un grand nombre qui se sont retirés de toi, pour se rattacher à ces faux prophètes. Ce nombre augmente chaque jour; il s'accroît comme le sable de la mer.
- Qu'y a-t-il à faire? demanda Nilko Ossipowitch très ému, les cartes de tarok à la main.
- Vous le demandez? hurla Barabasch exaspéré. Mais… exterminez-les tous sur-le-champ! transpercez-les et anéantissez-les comme des loups, de misérables bêtes fauves.
- A quoi songez-vous? demanda Sabadil. Voulez-vous tuer tous ceux qui ne partagent pas votre croyance?
- Ce ne sont pas des gens d'une autre croyance, repartit Barabasch: ce sont des blasphémateurs, des impies.
- Tu as raison, Barabasch, repartit Mardona,. ce sont des pécheurs que
Dieu a livrés entre mes mains. Je les jugerai, et les condamnerai.
- Etes-vous fous! s'écria Sabadil. Mardona, es-tu possédée du diable?
- Que dit cet insensé? interrompit Kenulla.
- Il blasphème! » cria Barabasch.
Mardona se leva et étendit le bras entre les antagonistes.
« Taisez-vous immédiatement, ordonna-t-elle.
- Non, je ne me tairai pas », reprit Sabadil. Dans ses yeux luisaient des éclairs de haine contre Mardona.
« Oubliez-vous donc, misérables égarés, qu'il y a des lois qui protègent notre prochain aussi bien que vous-même? Mettez la main sur vos ennemis, tuez-les, et l'on dressera des potences à votre intention, scélérats, infâmes, assassins!
- Il blasphème! crièrent plusieurs Duchobarzen d'une seule voix.
- Lapidez-le! hurla Barabasch.
- Oui, lapidez-le! »
- Silence, commanda Mardona. Dieu vous punira, aussi bien que cet impie ici présent et les parjures qui se soulèvent contre moi. Je suis ici à la place de Dieu. Celui qui blâme le jugement de Dieu, je le rejette. Une m'appartient plus. Il est destiné à la géhenne.
- Punis-le toi-même! dit Barabasch. Puis, juge et condamne ces parjures.
- Je ferai tout cela lorsqu'il en sera temps, repartit Mardona, toujours calme et très digne.
- O aveugles! cria Sabadil. Ne voyez-vous pas qu'elle vous mène droit à la perdition?
- Dieu parle par sa bouche, répondit Wadasch. Humilie-toi. A genoux, et adore!
- J'ai deux yeux, qui voient encore, continua Sabadil, et je ne me laisserai aveugler par personne. Je vois que vous rejetez le pape pour élire à sa place un pape femelle. Des caprices de fille sont pour vous des révélations divines. »
Barabasch poussa un cri rauque, un cri de fanatique exaspéré. Il se jeta sur Sabadil et le saisit à la poitrine. Celui-ci s'en débarrassa d'un violent coup de poing et l'envoya rouler sur le carreau, bien fort. Il s'élança dehors, ensuite, en courant, sauta à cheval et partit au galop. Une confusion terrible s'ensuivit. Tous criaient à tue-tête, et couraient comme des fous, à droite et à gauche, dans la salle. Barabasch se releva baigné de sang; Anastasie apporta de l'eau; Nimfodora se battait avec Turib, qui, un pistolet à la main, menaçait de se mettre à la poursuite de Sabadil. Il n'y avait que Mardona qui restât sereine dans cette mêlée. Elle souriait d'un sourire de triomphe, un pli d'ineffable dédain aux lèvres.
Sabadil venait de se livrer entre ses mains.
Après avoir passé la nuit dans une auberge sur la route de Kolomea, Sabadil se rendit de bon matin à Brebaki, à cheval. Lampad n'était pas à la maison. Sofia sourit fièrement lorsqu'elle vit rentrer Sabadil. Elle le fit asseoir à ses côtés, sur le banc du poêle, et envoya chercher Nimfodora. Mais celle-ci n'était pas encore de retour de Fargowiza. Sofia entreprit de distraire et d'égayer Sabadil. Cela lui réussit si bien, qu'il resta à Brebaki jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'il commençât à faire sombre.
Il était fort tard déjà lorsque Sabadil rentra chez lui. Il conduisit son cheval à l'écurie, se rendit dans la grande salle, battit le briquet avec son couteau, de l'amadou et une pierre à feu, et alluma la chandelle qui était sur la table.
A la faible lueur qui éclairait la chambre, Sabadil distingua tout à coup Mardona. Elle était entièrement vêtue de noir. Elle était assise sur le banc du poêle, et l'attendait. Quelque courageux que fût Sabadil, il tressaillit cependant avec violence et eut peur. Il ne put prononcer une parole. Elle, au contraire, était fort calme et sereine. Son visage de madone était blanc, et rose, et pur, et tranquille, comme à l'ordinaire. Sa bouche rouge invitait aux baisers, ses belles mains étaient enfouies sous sa pelisse noire, chaudement. Ses yeux seuls perçaient Sabadil d'un regard scrutateur. On eût dit qu'elle voulait lire au plus profond de son âme et l'interroger.
« Je suis venue à toi, Sabadil, commença-t-elle de sa jolie voix caressante et mélodieuse, comme le bon berger qui cherche sa brebis perdue. Sais-tu ce que tu as fait, dis-moi? Et t'en repens-tu?
- A quoi penses-tu? repartit Sabadil, qui avait repris sa tranquillité. Ai-je l'air d'un imbécile? Ce que j'ai fait, ce que j'ai dit, je l'ai fait et dit, non pas dans la colère, mais parce que c'est mon intime conviction.
- Tant pis! interrompit la Mère de Dieu d'un ton sévère.
- Tant pis ou tant mieux, reprit Sabadil. Je n'ai fait que dire la vérité. Je le répète: j'ai parlé franchement, selon ma conviction, du fond du coeur. Je ne mens pas, moi. Je ne suis pas hypocrite; c'est vous qui êtes des hypocrites!
- Malheureux!
- Oh! je n'ai aucun besoin de ta compassion, de ta pitié, continua Sabadil, avec un rire dédaigneux. Je ne me repens pas de ce que j'ai fait. Non, certes, je ne le regrette pas. Aussi ne me vient-il pas à l'idée de faire pénitence.
- Cependant tu t'humilieras.
- Jamais!
- Quel entêtement! quelle morgue tu as tout d'un coup! continua Mardona. Je ne te reconnais pas. Et tu affirmes que c'est la sagesse qui parle par ta bouche! Tu es possédé du diable, Sabadil! »
Il se mit à rire aux éclats.
« S'il en est ainsi, exorcise-moi, élue du Très-Haut, Vierge toute-puissante, reine des saints et des anges.
- Oui, Sabadil, telle est aussi mon intention », repartit Mardona.
Elle se leva, lente et majestueuse, drapée dans sa pelisse noire, qui lui tombait jusqu'aux pieds. Les sequins d'or qui ornaient sa poitrine scintillaient avec un cliquetis.
Elle étendit le bras.
« A genoux, pécheur!
- Je ne m'agenouillerai pas devant toi. »
Mardona le regarda avec plus de pitié que de colère.
« Tu t'agenouilleras devant moi cependant, reprit-elle avec une sûreté qui le troubla, quoique d'une voix très douce.
- Tu essayeras en vain de m'y obliger. Je ne te crains pas.
- Ton devoir est de me craindre, Sabadil, répondit-elle affectueusement. Tu dois craindre Dieu que je représente. La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. »
Elle s'approcha de lui, posa sa main sur son épaule, et le regarda dans les yeux, longuement, avec amour. Et il y avait beaucoup de choses dans ce regard. Il y avait surtout de la tristesse, une tristesse amère.
« Veux-tu nier que tu gis dans les ténèbres, et que tu as besoin de la lumière?
- Ces ténèbres, c'est toi qui m'y as conduit.
- Non. Ce n'est pas moi. Ce sont tes doutes, mon pauvre ami. Tu ne possèdes pas la vraie foi. Tu donnes trop de prix aux jouissances terrestres. Aussi Satan a-t-il un plein pouvoir sur toi. La jalousie, l'envie, la passion et l'orgueil t'ont aveuglé. Tu as offensé Dieu en moi, tu t'es révolté contre ma volonté, qui est la volonté de l'Eternel, tu as été en mauvais exemple pour tes frères et soeurs; tes péchés crient au ciel contre toi.
- Tu le dis.
- Oui, je le dis. »
Elle posa les mains sur son épaule, il sentit son haleine et le parfum enivrant de sa chevelure.
« Je le dis, moi, moi qui t'ai tant aimé, et que tu as trahie si honteusement.
- Je t'ai trahie? »
Sabadil avait pâli jusqu'aux lèvres. Elle le sentait frissonner sous ses mains.
« Oui, tu m'as trahie.
- Qui t'a dit cela? » balbutia-t-il.
Son regard errait, tout effaré, dans la chambre; ses yeux avaient des lueurs folles comme ceux d'un insensé.
« Agenouille-toi, et reconnais ta faute! »
Mardona recula de deux pas et indiqua le sol du doigt.
«Que dois-je avouer? demanda-t-il, toujours plus troublé. Je ne sais ce que tu demandes.
- Ne m'as-tu pas trahie avec Nimfodora? »
Sabadil cacha son visage dans ses mains et lui tourna le dos, anéanti.
« Peux-tu te justifier? Tu te tiens devant moi comme un malfaiteur devant son juge. Tu ne trouves rien à me dire, tu n'oses pas me regarder et tu trembles de honte et de confusion.
- Si j'ai failli, reprit-il, toujours en se détournant, c'est ta faute plutôt que la mienne. Comme je t'ai aimée! et comme tu as récompensé mon amour!
- Tu blasphèmes, Sabadil, s'écria-t-elle. Accuses-tu l'Eternel de ce qu'il a compassion de toutes ses créatures, et pas seulement de toi seul? Le valet a-t-il le droit de blâmer son maître de ce qu'il paye ses autres serviteurs et non pas lui seulement? Qui es-tu? Un pauvre pécheur. Je suis ton Dieu. Je suis ton maître. Que me reproches-tu?
- Pourquoi m'as-tu menti en me faisant croire que tu m'aimais?
- Je ne t'ai pas menti. Je t'aimais comme je n'ai jamais aimé personne, et je t'aime encore », répondit Mardona.
Sa voix frissonnait comme une corde brisée.
« Mais toi, tu m'as trahie! Je t'ai toujours averti de ne pas voir en moi une femme ordinaire. Tu savais que, comme Dieu, j'aime tous ceux qui croient en moi, pas toi seulement; tu savais aussi qu'il m'est impossible de répondre à ta passion. Tu n'as pas le droit de te plaindre. Et ne te justifie pas, Sabadil. C'était infâme à toi d'en aimer une autre, et de l'attirer ainsi sur ton coeur.
- Si j'ai péché, c'est l'amour que je te témoignais qui m'y a poussé, c'est aussi la jalousie, repartit Sabadil.
- Ne cherche pas à t'excuser, reconnais ta faute, continua Mardona. Repens-toi, repens-toi sincèrement, humilie-toi, livre-toi entre mes mains.
- Je suis assailli de doutes affreux, je le reconnais, dit Sabadil. Je veux croire à toi, et je ne le peux. Souvent je pense que Dieu parle par ta bouche, puis je suis saisi d'une angoisse terrible que tout cela ne soit que de vaines paroles. »
Mardona sourit avec dédain.
« Je me suis révolté contre toi, continua Sabadil, parce que je ne crois plus à toi, je n'ai pas voulu offenser Dieu. Mon intention était de témoigner mon mépris à la femme que j'ai aimée, et qui raillait mon amour, à l'hypocrite dont les paroles ne sont que mensonge.
- Tu me hais donc?
- Je t'ai haïe, Mardona. Maintenant je t'aime, je sens que je t'aime plus que jamais.
- Reconnais que tu as offensé Dieu en ma personne.
- Je le reconnais.
- Avoue que tu m'as trahie. »
Sabadil se tourna brusquement vers elle, et se précipita à ses pieds.
« Aie pitié, Mardona », cria-t-il, en embrassant ses genoux avec frénésie, comme un condamné qui demande sa grâce.
Elle posa la main sur sa tète. Il lui appartenait de nouveau maintenant.
« Tu aimes Nimfodora? »
Il ne répondit rien.
« Avoue que vous vous aimez.
- J'avoue tout ce que tu désires, murmura-t-il: j'ai péché. Je veux racheter mes fautes, juge-moi, je le prie! Punis-moi, oh! punis-moi.
- Sois calme. Je le ferai sûrement », répondit-elle, très calme. Elle le regardait d'un air étrange, avec un sourire mauvais. Lui, se tenait étendu à ses pieds, tout pâle.
« Hélas! je n'ai aimé que toi, recommença Sabadil, mais ton coeur appartient à tous.
- C'est mon devoir.
- Et tu blâmais l'amour passionné que je te portais; tu me punissais, tu me maltraitais.
- Je ne l'ai pas fait assez, Sabadil, repartit Mardona. Je ne suis pas parvenue, comme je le désirais, à mortifier ta chair, à transformer ton amour charnel en affection divine. Cette fois-ci, je m'y prendrai autrement. Tu m'as dit, du reste, que tu n'avais aucun besoin de ma pitié. Allons, viens! »
Un vague pressentiment serra Sabadil au coeur. Mais la beauté de Mardona, la puissance qu'elle avait sur lui et jusqu'à sa froide sévérité enflammaient à nouveau sa passion. Il se laissait emmener, il partait contre sa volonté. Il éprouvait une douce volupté à se livrer entre les mains de Mardona; il la suivait machinalement. Il se sentait comme dans un de ces rêves où l'on veut poignarder son adversaire, et où l'on a le bras paralysé.
Mardona s'assit dans son traîneau, qui était resté arrêté près d'un taillis, derrière la maison. Elle prit les rênes, et ordonna à Sabadil de monter près d'elle. Lorsqu'elle le vit à ses côtés et que le traîneau se mit en marche, Mardona sourit d'un air mauvais, avec amertume. Elle emmenait le rebelle qu'elle avait fait prisonnier à cette heure. Lorsqu'ils longèrent la forêt, des lueurs ardentes, mobiles comme des feux follets, se montrèrent à travers les arbres, s'approchant peu à peu.
« Des loups! » murmura Sabadil.
Mardona ne dit rien. Elle se leva, droite, dans le traîneau, et prit son fouet. Les loups approchaient. On entendait déjà leurs cris féroces, leurs hurlements prolongés. Mardona brandit son fouet et en laboura les flancs de ses chevaux, qui partirent ventre à terre.
Les clochettes de l'attelage rendaient un tintement aigu pareil à une plainte. La neige et la glace sautaient et tourbillonnaient sous les sabots des chevaux; le traîneau volait comme un oiseau à travers la tourmente. Peu à peu les hurlements devinrent moins distincts, et les yeux phosphorescents des loups disparurent dans les ténèbres. Le danger était passé, Sabadil respira profondément. Mardona le. regarda par-dessus l'épaule avec dédain. Puis elle sourit de nouveau, de son mauvais sourire.
CHAPITRE XX
Il était nuit lorsque la Mère de Dieu ramena le pécheur repentant à Fargowiza-polna. Le traîneau entra dans la cour, lentement; les clochettes tintaient faiblement d'un ton triste, comme la cloche des morts qui accompagne le saint-sacrement. Une chouette criait dans le lointain. Les chiens se mirent à hurler horriblement fort. La lune, voilée de nuages, répandait dans la campagne une lueur gris de plomb, blême et laide. Mardona abandonna l'attelage à ses frères, et se rendit chez elle avec Sabadil.
Un grand feu pétillait dans le poêle. Une lampe qui pendait du plafond éclairait la pièce. Les fleurs de givre qui tendaient les vitres scintillaient, au clair de la lune.
La Mère de Dieu alla chercher un faisceau de cordes et en sortit les deux plus gros liens. Puis elle emmena Sabadil dans un petit cabinet sans issue, dépourvu de fenêtre, qui attenait à sa chambre, et en referma la porte. Là encore il y avait une petite lampe. Sa lueur faible vacillait, prêtant au visage calme de Mardona quelque chose de fantastique.
« Que vas-tu faire de moi? commença Sabadil.
- Tu le vois. Je veux t'attacher.
- Et après?
- Pourquoi me questionnes-tu? Je ferai de toi ce que bon me semblera. »
Elle lui lia les mains et les pieds et le jeta à genoux. Il se laissa faire sans résistance et attendit curieusement. Maintenant Mardona ouvrit la porte, et Nimfodora entra, baissant la tête. Sabadil frémit. Mardona remarqua ce frisson. Elle rejeta la tête en arrière d'un geste fier et sourit ironiquement. Nimfodora s'agenouilla devant la Mère de Dieu et lui embrassa les pieds humblement. Elle releva Nimfodora qui tremblait, et la baisa à deux reprises sur ses lèvres pâles.
Le coeur de Sabadil battait à se rompre. Il défaillait, envahi par la confusion et par la honte. D'un mouvement brusque il essaya de rompre ses liens. Effort inutile. Les cordes pénétrèrent plus profondément encore dans ses chairs, le déchirant cruellement. Alors il laissa retomber sa tête sur sa poitrine, il se rendit, il n'était plus libre. Il s'était livré au pouvoir de Mardona. Et elle ne s'inquiétait pas de ce qu'il souffrait.
« Où passeras-tu la nuit? demanda, après une pause, la Mère de Dieu à
Nimfodora.
- Près de ta soeur. »
Mardona affirma de la tête, et embrassa la jeune fille encore une fois. Nimfodora s'éloigna tranquillement, les yeux baissés, courbant douloureusement la tète.
« Tu resteras cette nuit à genoux, en prières, lui dit-elle d'un ton glacial. Prépare-toi à être jugé par moi demain. Je me montrerai sévère à ton égard. »
Elle le contempla avec son mauvais sourire.
Sabadil releva lentement la tête. Il n'avait jamais vu Mardona si belle. Ses cheveux dorés flottaient dénoués sur son cou et sa poitrine. Ses lèvres roses s'entr'ouvraient, comme sous des baisers. Vainement Sabadil essaya de résister à la passion qui l'aveuglait, vainement il ferma les yeux et tenta de prier. Il ne put se contenir.
« Mardona, commença-t-il, en levant vers elle ses mains chargées de noeuds, Mardona, tu me tortures jusqu'à la mort. Comment puis-je m'humilier et prier, lorsque je te vois si belle, si séduisante? Je ne puis pas prier, non, je ne le peux pas!
- N'est-ce pas, tu désires Nimfodora?
- Ne me parle pas d'elle.
- Pourquoi non, puisque tu l'aimes?
- Mardona, je t'adore! Je n'aime que toi, gémit Sabadil.
- Pure imagination, repartit la Mère de Dieu.
- Aie pitié, Mardona. Je t'adore. Mets une fin à mes souffrances, supplia-t-il hors de lui.
- Tu n'as aucun besoin de ma pitié, as-tu dit. Tu me l'as affirmé tout dernièrement à Solisko, chez toi. Ne te le rappelles-tu pas?
- J'étais aveugle. J'étais fou.
- Et maintenant tu es homme, s'écria-t-elle sévèrement. Que me fait ton amour? Tu as offensé Dieu en ma personne. Je ne suis plus pour toi qu'un juge. Je te condamnerai.
- Grâce! grâce!
- Silence! pas un mot de plus. Ne m'exaspère pas. Je ne suis déjà pas trop bien disposée à ton égard. »
Elle sortit vivement, tandis que Sabadil, fou de douleur, pressait ses mains liées sur son visage brûlant.
Lorsque Mardona se réveilla le lendemain matin, Sabadil était endormi sur le carreau dans la chambre borgne.
La Mère de Dieu s'habilla à la hâte et sortit dans la cour. Les tiges des sapins chargées de neige étaient toutes roses, au soleil qui se levait à l'horizon, rasant les champs de maïs de la steppe. Des becs-croisés sautillaient en sifflant, accrochés aux tiges sveltes des pins. La neige glacée formait une mousse sur le toit de la métairie. Au bord du ruisseau se balançaient des tiges et des roseaux recouverts de glace, où le soleil allumait des étincelles diaprées.
Mardona regarda autour d'elle avec satisfaction, et respira à pleine poitrine l'air pur et frais.
On aperçut alors sur la route une singulière procession. Un paysan aux cheveux blancs, une hache sur l'épaule, marchait le premier. Derrière lui s'avançait un énorme traîneau où se trouvait une grande croix de bois brut. Une forte jeune fille dirigeait l'attelage, un fouet à la main. Quatre hommes portant des marteaux, des clous et d'autres outils venaient après.
Lorsque Mardona les vit, son visage s'assombrit. Elle fixa les yeux sur la croix avec une sorte de terreur, puis elle soupira profondément.
« Où devons-nous dresser la croix, sainte femme? demanda le vieillard, qui entra le premier dans la cour et se jeta à genoux devant la Mère de Dieu.
- Il n'y a pas besoin de la dresser, repartit celle-ci. Posez-la par terre, derrière la maison, et laissez-moi ici les clous et le marteau. Vous pouvez remporter les autres outils. »
Le vieillard lui montra les clous.
« Ceux-là sont-ils assez grands? »
Mardona affirma de la tête. Ils déchargèrent la croix, l'appuyèrent au mur, derrière la maison, et s'éloignèrent. Sur la chaussée ils rencontrèrent les Duchobarzen qui arrivaient par masses. La Mère de Dieu les aperçut, elle aussi. Elle devint extraordinairement pâle et rentra dans la maison de son père, à pas lents.
La métairie, la cour, la chaussée se remplissent bientôt de monde. Les paysans étaient graves; ils avaient revêtu leurs habits de fête. Un murmure confus traversait la foule. Les regards de tous se fixaient sur la maison et les fenêtres de la Mère de Dieu; on lisait l'inquiétude sur chaque visage.
Tout à coup une nouvelle procession, poussant des clameurs sauvages, arriva, du côté de Brebaki. A sa tête on voyait Wewa, à cheval. Elle avait mis son manteau rouge et ses colliers de ducats et de coraux. Elle portait sur le front une couronne de paillettes d'or, et aux pieds des bottes de maroquin bleu. Sukalou conduisait son cheval par la bride. Sofia aussi était à cheval, à côté de Wewa, brandissant un knout. Un jeune géant habillé en paysan portait une grande bannière, où était dessinée l'image de la Vierge.
Wewa s'arrêta devant la porte, et leva les bras au ciel solennellement.
« Où est Sabadil? s'écria-t-elle d'une voix de tonnerre. Vous le retenez prisonnier sans mandat, contre la loi? Rendez-nous sur-le-champ Sabadil. Je vous l'ordonne, moi la Mère de Dieu!
- Quelle audace! cria Barabasch rouge de colère! sortant brusquement de la foule. Sauve-toi aussi vite que possible, je te le conseille, car c'est aujourd'hui qu'auront lieu le jugement et la punition des impies.
- Un jugement! cria Wewa avec fureur, oui, un jugement! Et c'est moi, la Mère de Dieu, qui le rendrai. Je suis venue prononcer l'anathème sur cette fausse prophétesse, cette hypocrite, cette Athalie! Je le prononce maintenant sur vous, idolâtres, qui offensez l'Éternel, journellement maudits! Je vous voue à jamais aux flammes de l'enfer.
- Silence, païenne, vociféra Barabasch. Que tes péchés t'étouffent! »
Il se précipita comme un possédé sur Wewa. Mais les partisans de cette dernière s'élancèrent à son secours, et le jeune géant lui donna un tel coup de poing dans la poitrine, qu'il chancela et alla rouler sans mouvement dans la neige.
Lorsque les Duchobarzen qui remplissaient la cour virent cela, ils poussèrent des cris de rage, et coururent en masse sur les impies. Barabasch se releva, et essaya d'arracher au géant la bannière qu'il portait. Une mêlée horrible s'ensuivit. On se jeta de la neige, des pierres, des mottes de terre. Wewa fut précipitée à bas de son cheval, la bannière avec l'image de la sainte Vierge déchirée, et foulée aux pieds. Il y avait déjà des blessés dans les deux partis, lorsque Mardona arriva. A sa vue, les combattants se séparèrent.
Sa voix accomplit un vrai miracle. Elle n'eut pas plus tôt dit un mot, que les adversaires se calmèrent. Les injures cessèrent. Il se fit un grand calme. Au milieu de la cour se forma une place libre. C'est là que se tenait Mardona.
« Malheur à vous! cria-t-elle, malheur à vous qui semez la discorde et la haine dans le jardin de l'Eternel! Convertissez-vous, aveugles, repentez-vous avant que Dieu vous envoie ses foudres pour vous disperser et vous anéantir. Humiliez-vous, faites pénitence, et j'intercéderai pour vous auprès du Très-Haut.
- Toi? cria Wewa, s'avançant à sa rencontre les poings fièrement campés sur ses hanches; toi! mais tu es toi-même damnée! Je suis l'élue de Dieu. A moi, fidèles croyants.
- Dieu vous a livrés entre mes mains, s'écria Mardona, élevant les bras au ciel, avec une sainte dignité! Un mot de ma bouche, et la terre s'ouvrira pour vous engloutir. Vous serez tous voués aux flammes éternelles si je n'ai pas pitié de vous, parjures! »
Wewa fit un geste, dans l'intention d'assaillir Mardona à coups de poing. Malheureusement, son soulier rencontra un morceau de glace. Elle glissa et tomba tout étendue aux pieds de son ennemie. Celle-ci posa prestement son pied sur le dos de Wewa, qui se débattit durant quelques secondes, le visage dans la boue, faisant tous ses efforts pour se relever. Elle n'y réussit pas.
« Regardez maintenant votre Mère de Dieu, cette menteuse, ce serpent venimeux! dit Mardona majestueusement: Dieu l'a livrée entre mes mains. Soumettez-vous, ou vous êtes morts! »
Les rebelles se jetèrent tous à genoux, dans un effarement indescriptible. Ils pleuraient, ils joignaient les mains.
« Grâce! grâce! criaient-ils en sanglotant.
- Je vous pardonne, leur dit Mardona. Je vous pardonne à tous. Cependant je punirai ceux d'entre vous dont la conduite a le plus offensé l'Éternel. Je les punirai avec amour, afin de les préserver de la damnation et des flammes de la géhenne. Saisissez sur-le- champ Wewa Skowrow, Sofia Kenulla et Sukalou. Liez-leur les mains derrière le dos et les menez dans la maison de Dieu. C'est là que je les jugerai, ainsi que Sabadil le blasphémateur.»
Les coupables furent garrottés solidement. Sofia se rendit, sans prononcer un mot, pâle et triste; Wewa criait à tue-tête, et Sukalou demandait grâce en pleurant.
« Quant à vous, pauvres égarés, continua Mardona, vous jeûnerez et prierez durant trois jours. C'est la pénitence que je vous impose.
- Merci, notre petite Mère, merci! crièrent les rebelles, en se précipitant vers Mardona. Ils se mirent à genoux et baisèrent ses vêtements, ses pieds et même la trace de ses pas. La Mère de Dieu bénit la foule, et s'éloigna à pas lents; elle rentra dans la maison de son père.
Les Duchobarzen se rendirent ensuite au temple. Sukalou, Wewa et Sofia y attendaient leur juge, agenouillés et tout tremblants. La vaste salle se remplit en un clin d'oeil. Beaucoup de fidèles durent rester dans le corridor ou dans la cour.
Le doyen de l'assemblée entonna un cantique, que tous répétèrent en choeur. Lorsque le chant cessa, Mardona parut en grand costume de cérémonie, sombre et pâle. Elle prit place sur son trône. Le jugement commença.
« Wewa! dit la Mère de Dieu avec une dignité douce, tu as offensé l'Eternel en te donnant pour une sainte, une élue du Très-Haut.
- C'est Sukalou qui m'a induite en erreur, gémit Wewa, je suis innocente.
- Pas un mot, Antéchrist, ordonna Mardona, tu as irrité Dieu par tes tromperies, tes mensonges et ta conduite honteuse. Et toi, Sofia, serpent venimeux, tu as été la complice de tous ses crimes, qui crient au ciel contre vous. Vous serez toutes deux fouettées de verges jusqu'à ce que votre sang coule et vous réconcilie avec l'Eternel. »
Mardona étendit la main. Les jeunes filles et les femmes saisirent Sofia et Wewa, les dépouillèrent de leurs vêtements et les traînèrent dans la cour. Une foule s'assembla autour des deux victimes qui se tenaient là, tremblant de tous leurs membres. Sofia courbait la tête, rouge de confusion, tandis que Wewa se débattait et hurlait, demandant grâce.
Barabasch et Turib distribuèrent les verges. Ce fut Nimfodora qui donna le premier coup à Sofia. Puis il en tomba de tous les côtés dru comme grêle. Sofia s'était jetée à genoux et pleurait. Wewa bondissait, hurlant et faisant tous ses efforts pour s'échapper.
« Eh bien, Wewa, demanda Mardona d'un ton calme, es-tu vraiment la
Mère de Dieu, l'élue du Très-Haut.
- Je suis une bête, une oie stupide! cria Wewa. Je suis une folle. Aie pitié de moi. En voilà assez. Je n'y tiens plus. »
Elle se jeta à terre et se roula dans la neige, en gémissant. Cependant les coups continuaient à pleuvoir sur les deux coupables.
« Grâce! Mardona, cria Sofia. Je me sens mourir! »
Elle tomba sans mouvement.
Mardona ordonna de faire halte.
Tandis que les femmes ranimaient Sofia, puis la conduisaient avec Wewa dans la grande salle pour les restaurer. Mardona, de retour au temple, prononçait le jugement de Sukalou.
« Tu as égaré mon peuple par de fausses prophéties et des révélations mensongères. Tu as menti et trompé. Tu t'es révolté contre moi, contre ton Dieu. Tu as été poussé à ces fautes par ta gourmandise: tu subiras donc la punition appliquée à ce péché mortel. »
Sukalou soupira. Il savait que ses supplications et ses larmes seraient inutiles. Mardona ne se laisserait pas fléchir. On s'empara de lui, on l'emmena dans la cour. On l'adossa à la porte de la grange. Puis on lui passa sur les épaules un joug qu'on fixa solidement à la porte. On lui ouvrit alors la bouche toute grande, et on la maintint ouverte au moyen d'une pièce de bois. Il resta ainsi exposé aux regards de la foule, comme un paillasse sur un tréteau.
Quand Mardona se montra, au seuil de sa maison, Wewa et Sofia s'approchèrent pour baiser ses pieds humblement et pour la remercier de la punition qu'elle leur avait infligée. La Mère de Dieu se montra pleine de compassion. Elle eut un sourire aimable, et les baisa toutes les deux au front; puis elle se tourna vers la foule.
« Sukalou supporte la punition infligée aux gourmands et aux ivrognes, dit-elle. Ceux qui lui aideront à faire pénitence obtiendront la rémission de leurs péchés. »
Aussitôt les hommes et les femmes se pressèrent autour du malheureux Sukalou. Chacun, à sa manière, l'aida à faire pénitence. Anuschka lui barbouilla le visage avec de la boue; Sofia se haussa sur la pointe des pieds et lui bourra la bouche d'ordures, et Wewa, acclamée par les rires de tous, lui remplit le nez de poivre. Le sauvage Barabasch arriva portant une bûche enflammée et lui alluma les cheveux. Sukalou hurlait comme un possédé; Kenulla l'arrosa d'un seau d'eau froide. Les flammes s'éteignirent, mais au bout d'un instant Sukalou disparaissait sous une couche de glace, et criait en pleurant qu'il gelait.
« Réchauffez-le, dit Mardona. Ayez-en pitié! »
Une trentaine d'hommes alors se mirent à rosser Sukalou. Ils lui tombèrent sus avec des verges, des bâtons, des fouets et des cannes. Ceux qui regardaient de loin le criblaient de boules de neige et de pierres aiguës.
« Je ne le ferai plus, gémissait-il. Aie pitié, Mardona. Grâce! reine des anges! Ne me tue pas, tour d'ivoire!
- Dieu t'est-il réellement apparu? demanda Mardona, très digne.
- Non! non! non!»
Lorsque Sukalou fut remis en liberté, il se traîna aux pieds de la Mère de Dieu, pressa ses lèvres sur les bottes de cette dernière et poussa de longs gémissements, comme un chien qui a recule fouet. Mardona sourit d'un air satisfait.
Turib, cependant, venait d'atteler à un traîneau trois petits chevaux pétulants. Il conduisit l'attelage devant la demeure de ses parents. Ceux-ci en sortirent, baisèrent les mains de la Mère de Dieu et montèrent en traîneau. Anuschka s'assit près d'eux en hésitant. Quant à Jehorig, il refusa de s'en aller, au premier abord. Mais Mardona le lui ordonna. Il obéit enfin, comme les autres. Turib s'était établi sur le siège.
« Vous vous rendrez chez notre oncle, sur l'autre rive du Dniester, dit Mardona, son beau visage empreint soudain d'une expression triste, et vous ne reviendrez pas ici avant trois jours.
- Que vas-tu faire? demanda Turib d'un air sombre.
- Je suis seule responsable de mes actes, répliqua Mardona. Ainsi, faites ce que je vous ai commandé. Que Dieu vous conduise! »
Le traîneau sortit de la cour, lentement. Sur la chaussée, les chevaux partirent au galop. Mardona le suivit des yeux, longtemps, jusqu'à ce qu'il disparût à l'horizon, comme un oiseau. Puis elle soupira et rentra au temple, juger Sabadil.
Lorsque Sabadil, chargé de liens, fut amené à l'église, une foule compacte s'y pressait, inquiète et palpitante. Sabadil promena ses regards sur l'assemblée, et contempla ensuite Mardona, qui l'attendait. Elle était en grand costume de cérémonie. Elle avait mis sa grande pelisse de martre et ses bottes rouges. Elle était parée de bijoux d'or, de pierres fines et de colliers de perles. Des grains de corail s'entrelaçaient dans ses nattes blondes. Son visage était triste et pâle. Ses lèvres même étaient blêmes et crispées.
« Approche, Sabadil, commença-t-elle très calme. Mets-toi à genoux et avoue ta faute. »
Il tomba à ses pieds.
« Je reconnais, murmura-t-il faiblement, avoir blasphémé et offensé
Dieu en ta personne.
- Reconnais-tu aussi que le diable a une grande puissance sur toi, qu'il te séduit fréquemment et qu'il t'inspire des doutes et même l'incrédulité?
- Je le reconnais.
- Ton aveu même te condamne, Sabadil, dit Mardona d'une voix forte. Maintenant, réponds. Te sens-tu digne d'appartenir dorénavant à notre secte?
- Non, je ne m'en sens pas digne.
- Comment penses-tu échapper à la damnation éternelle?
- Par le repentir et la pénitence.
- Es-tu décidé à te soumettre à ma sentence? Accepteras-tu la pénitence que je t'infligerai?
- Oui.
- Je vais donc prononcer mon jugement sur toi, continua-t-elle d'une voix douce, et sans trahir la moindre émotion. Comme punition de tes blasphèmes qui crient au Ciel et témoignent contre toi, pour arracher ton âme à la puissance de Satan, je te condamne à être crucifié. »
Un murmure traversa la foule. Sur chaque visage se lisaient l'effroi et l'horreur.
Sabadil frissonna, mais resta muet.
Mardona remarqua l'effet terrible que ses paroles avaient causé. Elle eut peur, elle que rien n'effrayait. Dans ses yeux passa une lueur étrange, une lueur pleine de ruse et de colère.
« Tu seras attaché à une croix avec des cordes, continua-t-elle, et tu y resteras durant trois jours. Le Seigneur l'exige. Que sa volonté s'accomplisse! »
Un nouveau murmure s'éleva. Cette fois, c'était un murmure d'approbation.
Mardona sourit dédaigneusement.
« Humiliez-vous tous, s'écria-t-elle d'une voix sonore, car devant
Dieu nul n'est parfait. »
Tous se jetèrent à genoux et se frappèrent la poitrine par trois fois. Mardona se leva et donna quelques ordres à Barabasch; puis elle s'approcha de Sabadil et lui posa la main sur l'épaule.
« Je ne te force pas, dit-elle doucement. Un mot de ta bouche, et je te rends la liberté. Veux-tu supporter la punition que je t'inflige, oui ou non? »
Elle se pencha vers lui tendrement.
« Je supporterai tout ce que tu ordonneras, Mardona; seulement, tu me pardonneras, dis?
- Je te pardonne déjà maintenant », repartit-elle avec bonté.
Barabasch rentra suivi de deux hommes qui portaient la croix. Ils la couchèrent par terre, au milieu du temple. Kenulla tenait des cordes.
« Es-tu prêt? demanda Mardona à sa victime.
- Oui », répondit Sabadil.
Elle se courba vers lui et l'embrassa; après elle, vinrent les assistants, qui lui donnèrent aussi le baiser de paix. Puis l'assemblée entonna en choeur un cantique. Barabasch et ses compagnons saisirent Sabadil, défirent les liens qui le garrottaient, l'étendirent sur la croix et l'y attachèrent, par les pieds et par les mains, avec de grosses cordes. Ils redressèrent ensuite la croix et l'appuyèrent à la muraille.
La foule demeura quelques moments encore dans le temple, murmurant des prières, glacée par ce spectacle inusité, et inquiète. Enfin tous sortirent et se dispersèrent.
Nimfodora, Sofia et Sukalou restèrent près de Sabadil. Mardona le leur avait ordonné. Barabasch montait la garde à la porte de la métairie, où l'on avait fermé et barricadé toutes les issues. Personne ne devait entrer jusqu'au prochain lever du soleil.
Une heure s'écoula. Mardona sortit de nouveau dans la cour. Elle regarda au loin, de tous les côtés, durant quelques minutes. Alors, comme elle ne remarqua rien de suspect, elle déchaîna les grands chiens-loups, les lâcha, appela Barabasch et retourna avec lui au temple.
A son ordre, les assistants enlevèrent la croix de la muraille et la couchèrent par terre.
« Cela ne suffit pas, dit la Mère de Dieu, très calme, mais avec son regard étrange. L'Eternel n'est pas satisfait. Je sens l'inspiration de l'Esprit, qui me dit que ta punition est trop faible. Tu vas être fixé à cette croix au moyen de trois clous, Sabadil. Seulement alors je serai contente. »
Une pâleur mortelle envahit le visage de Sabadil. Les assistants regardèrent Mardona, terrifiés.
« Dieu le veut! dit-elle d'un ton solennel! Que sa volonté s'accomplisse!
- Amen! murmurèrent les assistants.
- Amen! répéta Sabadil, complètement résigné.
- Il est temps de nous mettre à l'oeuvre et d'accomplir ce sacrifice, dans le temple même, continua Mardona. Nimfodora, tu cloueras les mains de Sabadil à la croix. Toi, Sofia, tu lui cloueras les pieds. »
Sukalou était horriblement agité. Il clignait de l'oeil, et prisait sans désemparer. Les deux femmes se tenaient là, pâles, les yeux baissés, pétrifiées. Barabasch jeta sur le carreau quatre gros clous et un marteau.
« Nimfodora, ordonna la Mère de Dieu d'une voix douce, commence! »
Nimfodora choisit un clou et prit le marteau. Puis elle s'agenouilla à gauche de Sabadil, et resta immobile.
« Tu manques de courage? C'est ta pénitence, entends-tu bien, que tu accomplis », dit la Mère de Dieu.
Nimfodora leva le clou et le marteau. La victime tressaillit et eut un frisson dans la main.
Nimfodora hésita.
« Ne me torture pas, dit Sabadil, le front couvert de larges gouttes de sueur: fais ton devoir, pour l'amour de Dieu. »
Le coup tomba. Un frémissement horrible traversa la victime. Nimfodora frappait vite et fort, maintenant, enfonçant le clou dans la croix, meurtrissant les chairs.
« Cela fait-il mal? demanda Mardona avec un bon sourire.
- Je souffre volontiers, puisque tu l'exiges, repartit Sabadil, couvant la Mère de Dieu d'un regard fanatique et enfiévré.
- Le second clou maintenant, Nimfodora », commanda Mardona.
Cette fois, la mystérieuse fille ne tressaillit nullement. Elle donna des coups de marteau d'une main vigoureuse. Mardona vit le sang de Sabadil qui coulait. Elle vit la figure du jeune homme se contracter douloureusement et sa poitrine se soulever, et palpiter, et se crisper. Mais elle ne changea pas de couleur; elle resta calme, impassible. Son visage ne trahissait ni satisfaction, ni joie, ni compassion.
« A toi maintenant, Sofia », ordonna-t-elle d'une voix douce.
Barabasch et Sukalou placèrent les pieds de Sabadil l'un sur l'autre, de façon à relever ses genoux. Sofia saisit nerveusement les clous et le marteau. Elle semblait un cadavre sortant du tombeau.
« Pardonne-moi », murmura-t-elle.
Lui, affirma de la tête, faiblement. Elle leva le marteau. Mardona la surveillait avec attention. Au second coup, Sofia tomba lourdement. Elle donna du front contre la croix. Elle était évanouie.
Tandis que Nimfodora la délaçait et lui jetait de l'eau au visage, Mardona prit elle-même le marteau avec un sourire dédaigneux. Elle donna trois coups vivement. Sabadil était crucifié.
Mardona s'agenouilla près de lui, les mains jointes devant elle, pieusement, et le regarda longuement avec amour.
« Souffres-tu beaucoup? » demanda-t-elle.
Il inclina la tête. Deux grosses larmes scintillaient à ses paupières.
« Cela me réjouit, dit-elle. Oh oui! je suis heureuse que tu endures tout cela volontairement. C'est seulement ainsi que ton âme peut être préservée de la condamnation éternelle, Sabadil.
- Mes souffrances sont atroces, soupira-t-il.
- Oh! Sabadil, je ne puis te dire comme cela me rend heureuse », s'écria-t-elle avec un saint enthousiasme.
Elle resta quelque temps encore auprès de lui, à le contempler. Elle semblait examiner son visage pâle avec plus de curiosité que de compassion. Puis elle se releva lentement et sortit dans la cour. Alors seulement, comme elle n'était vue de personne, elle respira plusieurs fois, très fort, joignit les mains et resta là, en proie à une extase douloureuse, le regard perdu à l'horizon.
Le jour parut bien long à Sabadil; il souffrait des tourments horribles, l'enfer même ne l'effrayait plus. Il eût préféré la géhenne aux tortures qu'il éprouvait. Et, comme si Mardona, avec ses coups de marteau, eût condamné ses pensées à se fixer sur un seul point, il lui était absolument impossible de songer à autre chose qu'à elle. Il essayait de la haïr, et il l'aimait passionnément; il voulait la maudire, et il ne pouvait que pleurer à chaudes larmes. Elle lui apparaissait plus belle, plus divine que jamais, maintenant qu'elle l'avait fait mettre en croix et que par sa seule volonté il souffrait des tortures inexprimables.
Barabasch veillait toujours à la porte. Les autres assistants entraient et sortaient. Il y en avait toujours un au pied de la croix, en prières.
Une fois, Sofia resta seule avec Sabadil durant un instant. Elle sortit prestement de sa poche son mouchoir, qu'elle avait imbibé d'eau-de-vie, et le restaura, en le lui pressant entre les lèvres et en lui épongeant les tempes et le front.
Mardona venait de temps en temps contempler sa victime. Elle l'examinait avec une grande attention, sans rien perdre de son impassibilité apparente. Et elle s'éloignait, elle ne prononçait pas une parole.
Lorsque le soir tomba, et que le temple se remplit de grandes ombres,
Sabadil prit peur.
« Mon Dieu! s'écria-t-il, n'y a-t-il personne ici? m'a-t-on abandonné?
- Je suis là, répondit la voix douce de Nimfodora.
- Toi? demanda-t-il très bas. Pourquoi m'as-tu trahi, dis-moi? »
Elle ne lui répondit pas.
Sofia apporta de la lumière, tandis que Sukalou allumait un grand feu dans le poêle, et que Nimfodora priait, le visage contre terre. Sabadil entendit à côté de lui le bruissement d'un vêtement de femme. Il tourna la tête: c'était Mardona qui s'approchait à pas lents. Elle s'arrêta devant la croix.
«Eh bien! comment te sens-tu? demanda-t-elle anxieusement.
- Aie pitié, Mardona. En voilà assez, dit Sabadil.
- Mais tu n'as aucun besoin de ma compassion, répondit-elle avec un froncement dédaigneux des lèvres.
- Si je passe trois jours ainsi, cloué à cette croix, je mourrai, soupira Sabadil.
- Tu mourras, repartit la Mère de Dieu, et aujourd'hui même! »
Elle parut frissonner, et resserra sa pelisse autour d'elle. Avait-elle froid ou était-ce un frémissement de douleur qui la prenait?
« Mardona! s'écria Sabadil.
- Dieu le veut! » dit-elle.
Nimfodora regarda la Mère de Dieu, pâle de frayeur. Sofia se mit à pleurer.
« Je me sens faiblir », dit Sukalou.
Son visage, était d'une pâleur terreuse; lorsqu'il se leva, ses jambes fléchirent. Il chancela.
« Je ne puis supporter ce spectacle, il faut que je mange. »
Il se faufila dehors, se tenant à la muraille.
« Pourquoi dois-je mourir? demanda Sabadil.
- Dieu le veut! répondit Mardona.
- C'est toi qui le veux! murmura-t-il. Pourquoi me tues-tu? N'ai-je pas cruellement expié ma faute? Je n'aime que toi. »
Nimfodora le regarda, brusquement surprise.
« De quoi parles-tu? reprit Mardona, d'une voix grave et bonne. Dans tout ceci il ne s'agit pas de moi ni d'amour, ou de péché et de pénitence. Quand un membre souffre, tous les autres membres souffrent par lui. Tu es un serpent dans notre Paradis. J'écraserai la tête à ce serpent. »
La nuit vint. La victime restait accrochée à la croix, muette et résignée. La lueur jaune des chandelles, les flammes du poêle et le clair de lune bleuâtre l'illuminaient de leurs teintes étranges.
« Mardona, dit Sabadil d'une voix brisée, mets une fin à mes souffrances, je t'en conjure.
- La mort seule peut y mettre fin.
- Eh bien, tue-moi, supplia-t-il, levant vers elle ses grands yeux enfiévrés, largement ouverts et pleins de reproches. Je mourrai de bon coeur, puisque tu l'exiges, et la mort me sera douce si c'est toi qui me la donnes.
- J'aurai pitié de toi, dit Mardona. Je te donnerai moi-même le coup de grâce.
- Je te remercie », répondit Sabadil.
Et il regarda avec une sorte de curiosité la Mère de Dieu choisir un clou, et prendre le marteau. Une sueur glacée l'envahit, son coeur battait à se rompre. Il vit que Mardona restait froide et sans émotion.
Elle s'agenouilla près de lui, elle regarda dans les yeux tranquillement.
« Embrasse-moi », supplia-t-il avec un soupir.
Mardona passa tendrement ses bras autour du cou de Sabadil et lui donna un baiser.
Puis elle lui enfonça le clou dans le coeur, d'une main sûre, lentement.
La victime eut un tressaillement.
« Ah! que c'est doux!… » balbutia Sabadil, tandis que son sang coulait, rouge, sur les mains de Mardona.
Sofia et Nimfodora récitaient la prière des agonisants.
Sabadil laissa retomber sa tête sur sa poitrine.
Il était mort!
Mardona passa toute la nuit assise sur le banc du poêle, les yeux arrêtés sur le cadavre, les mains jointes sur ses genoux, pâle, muette, sans verser une larme.
Sukalou escalada la haie secrètement et traversa, aussi vite que ses longues jambes le lui permettaient, les champs couverts de neige, pour se rendre au village. Il ne pressentait rien de bon. Sofia aussi avait disparu, sans qu'on sût où elle avait passé. Les autres étaient allés dormir.
A l'aube, Barabasch se rendit auprès de Mardona, et lui demanda si ce ne serait pas mieux d'ensevelir le cadavre sans rien ébruiter.
Elle ne lui répondit rien. Elle resta là assise depuis le matin jusqu'au soir, inanimée, sans dire un mot, sans bouger, sans manger ni boire. La nuit suivante elle ne dormit pas non plus.
Lorsque le soleil rosa les cimes des sapins, le troisième jour,
Barabasch se précipita dans le temple, tout effaré.
« On aperçoit des fusils et des épées qui brillent au loin, annonça-t-il tout essoufflé. Ils veulent te faire prisonnière. Saute à cheval et prends la fuite. Je les retiendrai aussi longtemps que possible. »
Mardona secoua la tête, Nimfodora suivait Barabasch.
« Fuis avant qu'il soit trop tard, cria-t-elle, se jetant à genoux devant Mardona, et la suppliant, levant à elle ses mains jointes.
- Je ne fuirai pas », répondit Mardona.
C'étaient ses premières paroles.
« Tu nous perdras tous », dit Nimfodora, courbant la tête avec soumission.
Barabasch avait couru au village. Le tocsin se mit à sonner. Les paysans s'armèrent de fléaux et de faux. Beaucoup d'entre eux arrivèrent à cheval pour protéger la Mère de Dieu. Les autres suivaient, des hommes, des femmes, des enfants, une masse de fanatiques, prêts à tout subir.
Ils remplirent bientôt la métairie, et couvrirent la route. Lorsqu'un traîneau, où se trouvaient deux gendarmes et une paysanne, arriva, plusieurs paysans s'élancèrent à sa rencontre, saisissant les chevaux par la bride et vociférant, tandis que d'autres criaient des injures. Déjà il y avait des hommes qui brandissaient leurs faux, et les gendarmes apprêtaient leurs fusils, lorsque Mardona parut, majestueuse, la tête haute. Elle s'avança parmi les assaillants et commanda le silence.
A ce moment, la paysanne qui se trouvait dans le traîneau releva le fichu blanc qui lui couvrait la figure, sauta à terre et indiqua Mardona du geste. C'était Sofia.
« Voici l'assassin », cria-t-elle.
Barabasch éleva le pistolet chargé qu'il tenait à la main; mais
Mardona lui arrêta le bras.
« Que faites-vous? dit-elle tranquillement. Etes-vous fou?
- Nous ne te laisserons pas emprisonner, répondirent en choeur une centaine de voix. Nous te défendrons.
- Mettez bas les armes sur-le-champ, continua Mardona. Je vous l'ordonne, Dieu m'éprouve. Je supporterai cette épreuve sans me plaindre. »
Elle tendit ses mains aux gendarmes en souriant, et se laissa enchaîner.
« Humiliez-vous tous, dit-elle d'une voix douce, et vous repentez, car devant Dieu nul n'est parfait. »
Les Duchobarzen se pressèrent autour de Mardona, en pleurant. Ils se jetèrent le visage contre terre, l'adorant, baisant ses mains, ses pieds et ses vêtements.
Elle se tenait debout, au milieu, calme et sereine comme une sainte.
FIN
BOURLOTON. - Imprimeries réunies, B.