La morale de Nietzsche
II
SUR LA HIÉRARCHIE
Les Grecs considéraient la cité comme une œuvre de raison et comme une œuvre d’art. Non pas que l’utopie les séduisît. Athènes n’eût jamais pris au sérieux ces vains plans d’organisation sociale, déduits de quelque idéal tout formé, de logique et de justice absolues, qui en imposent si facilement aux modernes. Dans ces phalanstères, dans ces imaginaires Salentes où notre naïveté est trop disposée à reconnaître, sinon l’effort d’une puissante raison constructive, tout au moins le rêve d’un cœur généreux, loyalement humain, ces naturalistes n’auraient pu voir que les aberrations pauvrement fastueuses d’intelligences disqualifiées, perverties par l’isolement ou par la révolte. Platon lui-même mêle à l’idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme.
On sait comment, dans sa République, la raide et chimérique géométrie du communisme d’État est corrigée par le principe d’une hiérarchie sociale fondée sur l’inégalité des hommes. En même temps qu’harmonieuse et complaisante à l’ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l’image d’un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d’économies leur paraissaient avantageusement comparables. L’existence du corps de l’État dépendait à leurs yeux de la même condition essentielle que l’existence de l’organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que, dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l’activité du ventre et des viscères s’emploie toute à la conservation de la vie physique, il n’en est pas de même de l’activité de la tête, organe noble, dont une bonne partie est prélevée par la pensée, l’art, la philosophie, fonctions de luxe et de loisir. Les parties viles de l’organisme travaillent donc à la fois et pour le bien-être du tout — d’où dépend le leur propre — et pour les plaisirs spéciaux des parties supérieures. A ce dévouement nécessaire les premières ne perdent rien, car, incapables de subsister et de se régler par elles seules, elles ont besoin de l’harmonie générale, laquelle serait évidemment compromise si l’organe dirigeant, sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais émacié, il pense mal, il a des visions. Ainsi sa bonne alimentation importe au corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l’unité de la matière et de l’esprit dans la nature humaine. En faisant de l’âme la « forme » du corps, Aristote marque la relation étroite de la pensée, de sa qualité, de ses modes avec l’individualité physique ; l’âme n’est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de liberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d’un matérialisme pesant et de la folie de l’Esprit pur, de l’Esprit néant. Il n’y aurait qu’à appliquer d’aussi heureuses intuitions de la réalité humaine au problème de l’État pour concevoir, comme par enchantement, l’harmonie profonde qui existe entre les fins d’utilité générale dont le souci s’impose primordialement au politique, et les fins de civilisation supérieure, de perfectionnement humain, dont il a l’amour.
Nietzsche a plusieurs fois écrit qu’un peuple, une race — à les considérer matériellement, comme suite de générations, foison d’anonymes, — ne sont que la matière gâchée par la nature, en travail de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet athée qu’est Nietzsche un reste de romantisme, un goût de sang, de victimes et la manie de la justification. Pourquoi les grandes âmes, les royales intelligences, les sociétés choisies, où s’entretient la fête des délicates et belles mœurs, ne seraient-elles pas la parure d’une nation qui ne s’est pas sacrifiée, mais a trouvé son profit à les produire ? C’est encore une idée d’Aristote que le plaisir résulte d’une activité conforme à la nature, ou plutôt qu’il s’y ajoute comme à la vigueur de l’adolescence sa fleur. On pourrait dire pareillement que, dans la cité, le beau s’ajoute de lui-même à l’utile. Quand la prospérité et l’ordre publics sont assurés par la collaboration suffisamment bénévole de tous, quand chaque citoyen, ayant, pour ainsi parler, le naturel de sa fonction, ne peut que trouver normal et juste un état de choses qui, en l’y bornant sagement, l’y contient et l’y protège, alors il est permis à quelques esprits de jouir, alors il y a place au sommet de la cité pour l’art et pour la philosophie. Que si, au contraire, par le fait d’une politique ou chimérique ou pas assez observatrice, un désaccord général arrive à régner entre les opinions, c’est-à-dire, au fond, entre les caractères et les conditions, si l’inquiétude publique assure d’avance du crédit aux premiers plans venus de réforme sociale ou morale et rend l’heure propice aux prophètes, aux détenteurs de vérité absolue, dans ce cas l’état de désintéressement nécessaire pour la création de la beauté et pour un usage épicurien de la pensée ne se réalisera qu’à grand’peine. Les hommes les plus ingénieux, les plus nettement marqués pour une vocation de luxe, resteront sans emploi. Idéalistes peut-être, mais idéalistes avisés, — faut-il dire ironiques ? — les Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la hiérarchie naturelle des hommes ce double avantage de procurer le bien-être général et de permettre à une élite les plaisirs de la contemplation.
Cette doctrine est assurément aristocratique, mais non pas au sens féroce ou dédaigneux. Une politique aussi soucieuse de ne demander à chaque citoyen qu’une activité en harmonie avec son naturel et, par une évidente conséquence, de lui assurer la conservation d’un naturel en harmonie avec le genre d’activité dont il est capable, une telle politique mérite le nom d’humaine et de bienveillante. Elle semble autrement apte à procurer la plus grande somme possible de bonheur public qu’un système de gouvernement qui prétendrait appliquer à la conduite des hommes quelque conception idéale et conjecturale de l’humanité. Sans doute, elle sanctionne des privilèges ; ou plutôt elle définit des compétences, pareillement nécessaires, bien qu’inégalement précieuses. Mais où prend-on que des privilèges ne soient que des plaisirs et non des charges ? C’est une désignation fort onéreuse que celle qui nous distingue publiquement, légalement, comme des êtres mieux nés que d’autres, c’est-à-dire comme les maîtres de la générosité, de la magnanimité, de la bravoure, de la hauteur de cœur, de la maîtrise de soi-même, des belles façons. Mais la vérité est que, dans cette République, dont rêvaient les penseurs grecs et qui n’était utopique peut-être que pour ne pas tenir assez compte de l’utopie, de l’élément démagogique et visionnaire, tout était magistère et privilège. A chaque spécialité de fonctions correspondait psychologiquement le monopole de certaines vertus. Chaque classe sociale se distinguait par des traits non seulement matériels, mais moraux, humains. Il faut bien dire ce qui dans toute conception aristocratique et traditionnelle offense le plus les démocrates modernes : ce n’est pas précisément le principe de l’inégalité politique, mais plutôt la franchise à reconnaître le fondement de l’inégalité politique là où seulement il réside : dans les inégalités naturelles.
Ils voudraient que celles-ci fussent niées — effrontément — et que la cité, impuissante sans doute à faire passer tout le monde par les plus hautes charges, proclamât tout au moins une sorte d’égalité métaphysique, spirituelle, entre les hommes, la pareille valeur de toutes les consciences, de toutes les âmes. Obligés de renoncer pratiquement à la folie de leurs vœux puérils, ils admettraient à la rigueur que toutes les fonctions ne fussent pas l’objet des mêmes bonheurs, mais à la condition que chacun fût admis au même titre à se prononcer sur la religion et sur la morale. Or, de toutes les prérogatives possibles, il n’en est pas, justement, dont une répartition aveugle, une concession indiscrète, menaçât l’État et la civilisation de plus de dangers.
Plutôt prétendre tous les citoyens aptes de naissance à tailler dans le marbre un bel Apollon que de les faire indistinctement libres juges du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du fondement des mœurs, des origines de l’autorité et de la mission de la patrie. Souveraines questions réservées à moins de personnes encore que la sculpture et la musique, objet d’une plus précieuse espèce de compétence !
Un État où il n’y aurait que des premiers ministres serait moins exposé à la dissolution et à l’anarchie qu’un État dont tous les membres seraient augures ou pythonisses, interprètes des dieux. Car les dieux ont toujours ressemblé singulièrement aux âmes qui parlent sous leur inspiration. Et il n’est pas vrai que toutes les âmes soient égales. Il ne l’est pas davantage qu’une société organisée ait jamais pu se passer de dieux. Pas de pouvoir public qui n’ait tiré de quelque divinité son principal moyen de prestige et de gouvernement : divinités de marbre et d’or, divinités de bois… ou divinités de mots.
Mais l’existence d’une hiérarchie sociale ne se justifie pas seulement par l’intérêt politique et l’intérêt matériel de la nation considérée comme un tout. Elle est nécessaire à la santé et à la beauté de l’espèce humaine. Elle profite à la dignité des individus de tout rang, je dis : du peuple non moins que de l’aristocratie. Le régime de la distinction des classes peut seul faire atteindre à la généralité des citoyens leur maximum de valeur morale et d’intelligence. Celui de l’égalité universelle les mène au dévergondage. En obligeant toujours le premier venu à manifester des opinions sur les intérêts les plus généraux de la civilisation et de l’État, il lui fait une loi de la sottise. Quoi de plus ruineux pour nous-mêmes que des devoirs ou des prétentions supérieurs à la sphère de compétence visiblement circonscrite par notre naturel ? Cette immodestie nous rend nuisibles à l’ordre public, comme sont tous les mal assurés, tous les agités. Mais surtout elle nous défigure ; elle dépense en creuses paroles, en gestes impuissants et mal ordonnés, une activité qui, concentrée sur des objets adéquats, eût enfanté quelque chose. Troubler tous les hommes avec des soucis qui ne laissent de sang-froid que des têtes exceptionnellement averties ! Le dogme fondamental de l’égalitarisme, c’est que si tous n’ont pas la science, tous ont l’inspiration. Verrons-nous jamais la réalisation de ce sombre rêve : les ouvriers de Paris penchant sur leur verre de vin des visages assombris par quelque folle espérance millénaire ! Mais quand même le rôle d’hiérophantes, de révélateurs du droit et la justice, des origines et des fins dernières, resterait en fait réservé à quelques docteurs professionnels, manieurs de mots, la farce ajoutée à l’histoire par le triomphe du dogme égalitaire n’en serait pas moins scandaleuse, car la foule s’assemblerait autour des prophètes, en qui elle se reconnaîtrait ; c’est d’elle qu’ils tireraient leur autorité. Or ce qui importe pour la qualité des produits de la « conscience » humaine, c’est de savoir s’ils seront jugés d’en haut ou d’en bas. Otez au peuple les clartés sûres et apaisantes que les traditions, l’antique religion du pays lui fournissent sur l’ordre social et ses fondements, et persuadez-le que l’esprit de vérité souffle en lui comme le vent dans les forêts vierges, vous le vouez aux visions, au délire. Quels seront alors ses maîtres ? Ceux qui lui offriront son image enorgueillie, des âmes sans mesure qui, sentant comme ces masses égarées, mais avec une impudeur, une fièvre extraordinaires, avec une horrible naïveté, moralement débraillées jusqu’à l’innocence et jusqu’au génie, lui parleront la voix de Dieu. Ainsi libéré, le peuple s’appelle plèbe.
Les Grecs avaient horreur d’une plèbe. Mais ils ne voulaient pas un peuple de fellahs. Ils pensaient à des forgerons sains et de forte humeur, parleurs, libres entre eux, respectables par leur maîtrise et leur marteau, remplis de proverbes et de malice, sûrs de leurs opinions morales et se sachant seuls juges de la conduite des filles et des femmes de leur état. Du moins, ces traits peignent-ils assez l’idée d’un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d’accord avec sa raison politique. Il n’importe que dans cet aperçu de la belle cité grecque nous nous soyons soucié d’autre chose que d’exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction aérée d’Aristote. Nous montrons ici que la hiérarchie des classes est une condition nécessaire de la sagesse du peuple, non pas seulement de celle qui tranquillise, pour un temps au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l’y déclarent maître. « Qui est bon estimateur d’un vase ? demandent-ils. — Le potier habile. — Et de la chorégraphie ? — Le maître à danser. — Qui est bon interprète des dieux ? — Les prêtres et les augures ? — A qui donc, ô mon fils, dirons-nous qu’il appartienne de juger des mœurs, de la religion et de l’ordre de la cité ? — Aux meilleurs, ô Socrate (οἱ ἄριστοι), aux véridiques (οἱ αληθέοι), aux hommes bien nés qui ont l’âme belle (καλοκαγαθοι). Ainsi leur parole concise sculpte en passant de belles et solides figures de maîtres artisans. Des foules d’hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.