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La morale de Nietzsche

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NOUVELLE PRÉFACE

Voici la réimpression d’un petit ouvrage paru en 1903, composé en 1897, et qui fut, peu s’en faut, mon début dans les lettres. Il était épuisé depuis longtemps et, si nous nous décidons, mon excellent éditeur et moi, à en donner une édition nouvelle, c’est tout simplement parce que les libraires n’avaient pas cessé de le demander. Le motif de son exhumation n’est nullement fourni par les circonstances présentes. On comprendra, cependant, que je ne veuille point remettre dans le commerce une œuvre de jeunesse qui touche à de graves et passionnants problèmes, qui agite beaucoup d’idées, sans quelques explications préalables.

Ce petit livre est avant tout un exposé de Nietzsche, mais c’est un exposé relevé de quelques accents de sympathie intellectuelle qui ont une apparence de recommandation. C’est, à la vérité, un exposé fort tendancieux. Il n’est pas inexact le moins du monde. Il ne fait pas dire autre chose à Nietzsche que ce que Nietzsche a dit réellement. Mais il laisse de côté toute une partie des idées nietzschéennes, celle qui m’intéressait le moins. Je n’ai pas donné le coup de pouce à mon auteur. J’ai seulement dégagé ce que je trouvais chez lui de bon. Une analyse plus complète ne contredira pas la mienne ; elle juxtaposera de nouveaux éléments à ceux que j’ai voulu mettre en lumière ; peut-être montrera-t-elle aussi que ce que j’ai pris dans la philosophie de Nietzsche en constitue bien le principal, qu’il en forme le centre d’inspiration et comme le cœur.

Voilà pourquoi, ce petit livre, bien qu’inspiré par un dessein particulier, garde à mon sens une valeur historique et critique.

Quel était ce dessein ? Et méritait-il assez d’être approuvé, pour que, dans la maturité de l’âge, je publie à nouveau ce qu’il m’inspira ?


La matière de cet ouvrage, écrit en 1898, avait été publiée en 1899 par l’Action française, qui venait de naître sous la forme d’une petite revue. Elle avait été divisée en plusieurs articles qui portaient ce titre commun : Nietzsche contre l’anarchisme. Un écrivain, qui n’est plus de ce monde, s’y intéressa et me conseilla vivement d’en faire un volume. Comme j’étais sans crédit dans la librairie, il se chargeait des démarches. Je lui en fus et lui en demeure reconnaissant. Mais il gâta, dans une certaine mesure et sans mauvaise intention, le service qu’il me rendait en me persuadant de rejeter le titre que j’avais choisi et qui, à ce qu’il m’affirmait, ne réussirait pas et en me proposant celui qui a été adopté. J’ai découvert depuis que le mot d’anarchisme, étalé sur la couverture, le chiffonnait. Il avait eu, dans son temps, quelques faiblesses (purement littéraires) pour l’anarchisme. Il s’en était délivré, pour revenir, momentanément au moins, à des idées d’ordre ; il n’aimait pas que le nom de son vieux péché fût étalé avec trop d’éclat. Ma formule lui apparaissait comme une espèce de vignette criarde où l’on voyait l’anarchisme rossé par le puissant jouteur qu’est Nietzsche. Cela ne lui plaisait qu’à demi. Je n’ai d’ailleurs saisi ces nuances que plus tard. Dans ma naïveté, je pris ce conseil pour argent comptant. Je me disais que, dans un livre, c’est le contenu qui importe et non le titre. Je ne me suis pas, depuis ce temps, rallié à l’opinion contraire, bien que, sous une absurdité apparente, celle-ci cache une espèce de sagesse. Du moins ai-je reconnu qu’un titre qui forme contresens, qui va jusqu’à dénaturer l’objet et le genre du livre qu’il annonce, est chose fâcheuse. C’est, je l’avoue, le cas du mien. Il ne m’est plus possible d’en mettre un autre. Mais je prierai instamment mes lecteurs de faire en pensée la rectification. Je n’ai jamais pris Nietzsche pour un maître de morale, bien que je le considère comme un moraliste de grande pénétration, un de ceux qui peuvent le mieux nous aider à connaître et comprendre ses compatriotes. Ce sont deux caractères fort différents. On peut être observateur aigu des mœurs et des âmes et manquer de bon sens, de sagesse et d’humanité dans la direction pratique des hommes. La « morale de Nietzsche » ne me dit rien qui vaille. Mais elle comprend tout au moins un article excellent : son étude de l’anarchisme. Je m’en tiens à Nietzsche contre l’anarchisme.


L’idée d’anarchisme est une de ces idées trop étendues, trop compréhensives, qui se prêtent à des interprétations diverses et dont on ne saurait faire usage sans les définir et les limiter. On verra dans quel sens il convient à Nietzsche de la prendre et l’on renoncera à le quereller, comme à quereller son interprète, sur le mot lui-même. La question est de savoir si les choses désignées par ce mot sont expliquées clairement et avec vérité, si elles sont rapprochées les unes des autres, et soumises à la même définition en vertu de rapports et de ressemblances réelles, si l’analyse qui en est proposée est exacte.

Ce qu’on peut dire, d’une manière générale de l’anarchisme, c’est qu’il est la confiance en la nature sans règle. Tenir la règle pour mauvaise comme règle, en quelque ordre des choses humaines que ce soit, voilà l’esprit anarchique. La doctrine affichée par les romantiques, d’après laquelle les règles traditionnelles des arts ne seraient que des conventions bonnes à étouffer le génie et à comprimer l’individualité, mérite absolument ce rude qualificatif. Il convient à toute philosophie politique ou sociale qui, pour juger de la légitimité des institutions publiques, adopte, je ne dirai pas comme un des points de vue où il faut se placer, mais comme point de vue suprême, le point de vue des droits individuels. Une telle philosophie présuppose une fausse notion de l’homme, car elle méconnaît cette vérité évidente : que dans ce qui fait la valeur intellectuelle et morale de l’individu, lui-même n’est que pour une part ; l’héritage national et religieux que le milieu et l’éducation lui ont transmis y est pour une part non moins essentielle. En faisant abstraction de cette dépendance profonde et vitale, on se flatte de grandir l’individu, de relever la dignité de l’individu, de le grandir, d’ouvrir à sa libre expansion un plus vaste espace ; mais toute pratique politique ou pédagogique inspirée de cette conception contre nature ne tend et n’aboutit en réalité qu’à l’appauvrir, à le rapetisser, à le désorienter, à le désemparer. Là est la source de toute anarchie. Proclamée au nom de l’individu, l’anarchie a sa dernière conséquence dans la ruine de l’individualité et l’abaissement du type humain. On n’est pas anarchiste parce qu’on s’attaque à une règle, à une autorité, à une discipline, à une tradition particulière. On l’est quand on s’y attaque dans un esprit de dédain, d’ironie ou d’amertume contre tout ce qui est règle, autorité et discipline en général.

Il s’est trouvé, à certaines époques peu éloignées de nous, d’éloquents sophistes pour prêter à l’anarchisme de réelles séductions. Ils n’y seraient point parvenus cependant s’ils n’avaient été servis par le manque de foi en elles-mêmes dont souffraient les autorités régnantes à ce moment-là. Un gouvernement qui gouverne sans que son droit de gouverner soit pour lui l’objet de la certitude la plus forte, des éducateurs qui éduquent sans avoir l’esprit vigoureusement fixé sur la meilleure orientation à imprimer aux sentiments de la jeunesse, sur les qualités constitutives du meilleur type d’homme à former, un professeur qui enseigne sans doctrine sur ce qu’il enseigne, un critique dont le goût est asservi à tout ce qu’il lit, tous ces dirigeants mal assurés de leur propre direction, ou incertains même s’il est nécessaire d’en avoir une quand on dirige, sont les premiers fauteurs de l’anarchie. Immédiatement après eux viennent les écrivains et les orateurs qui combattent l’anarchisme en plaidant pour l’autorité les circonstances atténuantes, en la représentant comme un pis-aller inglorieux, mais indispensable, pour lequel l’indulgence des têtes libres, des hommes à tempérament et des personnes d’esprit est humblement sollicitée, Ceux-là font à l’anarchisme la part très belle et, s’ils le répudient quant à eux, c’est d’une manière qui ne nous invite que trop à mettre cette abstention sur le compte d’une timidité dont ils ont le modeste sentiment. Je crois qu’on donne quelquefois à cette façon de défendre l’ordre, le nom de libéralisme. Mais c’est appliquer à une faiblesse un nom qui est trop beau pour ne pas mériter de désigner une force. Le véritable libéralisme, c’est la largeur, largeur des vues, largeur des sentiments, largeur de l’action. Et la largeur est le fait naturel de la grande intelligence. L’intelligence, loin d’être ennemie de la discipline, ne saurait avoir rien de plus cher, dans aucun genre, qu’une discipline réellement organisatrice et rayonnant d’assez haut pour envelopper sans violence l’action de toutes les forces spontanées qui relèvent d’elle.

L’esprit anarchique a tenu une grande place dans les mouvements d’idées français et européens du XIXe siècle. Mais on peut dire que, pendant cette période, il n’a le plus souvent été combattu que par les molles armes du prétendu libéralisme. Il est arrivé aussi qu’il le fût d’une manière plus énergique et témoignant d’une autre vigueur de pensée. Il y avait malheureusement de graves désavantages à solidariser, comme le faisaient les théoriciens auxquels je songe, la cause de l’autorité et de l’ordre en général avec des croyances, vraies peut-être, vénérables assurément, mais qui se voyaient abandonnées par un trop grand nombre d’hommes modernes pour qu’on pût les faire accepter comme fondement commun des disciplines diverses de la France. L’esprit moderne, tout empreint de positivisme et d’observation (et je prends ici le positivisme dans un sens où il n’exclut pas les croyances religieuses) se rend compte qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher jusqu’au sein de la religion et de la métaphysique, jusqu’au sein de Dieu, la raison d’être et la justification (pratique tout au moins) des règles les plus propres à organiser la nature et la société, à diriger l’activité intellectuelle. Un sain empirisme sur les données duquel tous les hommes de bon sens pourraient s’accorder, suffit pour nous les faire reconnaître.

C’est cette méthode qui a prévalu dans l’élite des intelligences françaises à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Le débordement de chimères idéologiques qui précéda, provoqua et accompagna la révolution de 1848, dégoûta des séductions de l’anarchisme tout ce qui pensait. Sainte-Beuve, Renan, Taine, enseignèrent le positivisme politique et renouèrent avec éclat la tradition française de la pensée claire et méthodique.

Mais ces grands esprits, dont l’influence domine toute la période littéraire qui s’étend de 1850 à 1890 environ et dont nous avons encore (du premier principalement) beaucoup à apprendre, étaient surtout des naturalistes et des historiens. Ils faisaient de la science comparée. Ils nous montraient des échantillons historiques d’où ressortaient, par démonstration expérimentale, les conditions qui font la prospérité ou la décadence de la civilisation, celles qui font la force ou la faiblesse des États, la cohésion ou la décomposition des sociétés, la floraison ou le dépérissement des lettres et des arts. Ce qui leur manquait, c’était l’esprit d’action, l’esprit d’initiative, je dirai presque l’esprit de vie, la foi suffisante en l’immortelle jeunesse de la patrie et de l’humanité.

Ce caractère est très sensible chez Flaubert. Il parle comme si tout était fini.

Ces hommes se ressentaient du romantisme de leur première jeunesse. Ils avaient donné leur cœur aux chimères. Elles ne le leur avaient pas rendu entièrement. Ils ne reconquirent que leur raison. La connaissance des réalités n’eut pas chez eux pour compagnes les énergies de la gaîté, de l’enthousiasme et de l’amour, sans lesquelles on ne remédie efficacement à aucun mal et en particulier au mal de l’anarchisme révolutionnaire qui, parfois, procède d’un amour égaré. C’est pourquoi on pourrait les appeler eux-mêmes, dans un sens particulier, et en ne donnant à ces mots que la portée d’une nuance, des « prophètes du passé ».

Beaucoup de jeunes gens d’aujourd’hui refusent leur confiance à cette grande génération de 1860, qui a donné en France la dernière en date de ses grandes écoles littéraires (car tout ce qui a paru depuis de plus important, dans l’ordre de la pensée, en relève). On supplie ces jeunes gens de distinguer. On convient que, dans cette génération de « physiologistes et d’anatomistes », comme l’appelait Sainte-Beuve, le feu de l’âme ne fut pas en proportion des lumières et de l’étendue de l’intelligence. Il y eut insuffisance, atonie, parfois même corruption du sentiment. Mais les grandes maladies sont toujours suivies d’une période de débilité ; l’élite française venait de passer par cette grande maladie du sentiment qui a pour nom le romantisme ; de là, une phase inévitable de débilité morale qui s’est prolongée jusqu’aux dernières années du XIXe siècle. Au contraire, le réveil de l’intelligence fut complet, magnifique, et son œuvre admirable. Ce que nous avons à faire, ce n’est pas de répudier cette œuvre, mais de l’étudier, d’en retenir les leçons, de la continuer, d’en reprendre le fil. La jeunesse d’aujourd’hui a sur l’ensemble de ses aînés une supériorité de santé morale qu’elle manifeste héroïquement. Mais ceux-là la trompent de la manière la plus irritante qui s’essaient à envelopper la raison elle-même dans le discrédit justement mérité par des vacillations de cœur, dont la raison ne fut nullement responsable. On avertit instamment cette jeunesse que les plus généreuses impulsions de « la vie » ne sauraient suppléer au défaut de pensée et de critique, et que le plus sûr moyen de faire aboutir au néant les plus généreuses inspirations de son cœur, c’est d’entretenir et de couver en elle, fût-ce sous le beau prétexte doctrinal d’anti-intellectualisme, la méfiance et la peur de l’intelligence.

Ai-je fait une digression ? Un circuit tout au plus. La critique positiviste des tendances anarchistes manquait de mouvement ; elle faisait de la théorie plutôt que de l’offensive ; elle n’avait pas cette gaieté, cette allégresse de l’esprit qu’il faut, en France surtout, opposer à un ennemi qu’on veut vaincre. La critique libérale donnait à l’anarchisme le beau rôle, elle lui laissait le prestige qui s’attache à l’audace et aux mouvements d’une vie débordante. Une critique nouvelle, et enfin bien inspirée, a trouvé sa voie hors de ces deux erreurs. Elle arbore le drapeau de l’ordre, parce que, pour elle, il ne porte pas des couleurs tristes, mais de vives et heureuses couleurs. Les règles, les disciplines, les institutions ne lui apparaissent pas comme des limites et des restrictions imposées du dehors à l’action et à l’essor des forces spontanées. Cette antinomie de nature admise entre les uns et les autres, ne lui semble pas vraie. Elle estime que l’ordre est inhérent à tout ce qui mérite le nom de force, que toute force digne de ce nom est déjà pénétrée et imprégnée d’ordre et que là où il n’y a pas présence et présence intime d’un ordre, il ne saurait y avoir que faiblesse et impuissance. Elle refuse d’opposer l’individu à la société, soit pour soumettre l’état social à la souveraineté du droit individuel, soit pour opprimer l’individu sous les exigences de l’état social. Il ne saurait être question des droits pour l’individu que s’il possède un minimum de valeur intellectuelle et morale ; la société, avec ses institutions et ses traditions, est considérée, au point de vue que je définis ici, comme la source même où l’individu puise les éléments indispensables de sa valeur. C’est par une application du même principe, que l’on ne consent pas à regarder dans les travaux de l’esprit, l’inspiration et la règle comme deux forces de sens contraires qui, de leur propre mouvement, ne tendraient qu’à se diminuer l’une l’autre. Il n’y a qu’une inspiration pleine et vigoureuse qui puisse s’égaler aux exigences de la règle et elle y parvient, non en comprimant son souffle, mais en se donnant un souffle de plus. La règle exprime et pose des conditions d’ampleur, de puissance, d’harmonie. Elle ne gêne que l’artiste ou l’écrivain faible, incapable de remplir la carrière qu’elle lui trace. En définitive, la critique dont je parle a arraché à l’anarchie les prestiges de beauté et de vitalité dont elle se parait faussement et qu’une certaine badauderie intellectuelle lui accordait, pour faire passer ces titres du côté de l’ordre. Elle montre dans l’anarchie le fond de misère, de pauvreté ou, comme disent, les théologiens, de déficience essentielle.

Voilà le point sur lequel elle a rencontré le concours de Nietzsche. Psychologie, et pathologie minutieusement fouillée des tendances anarchistes, voilà ce qu’il nous propose, voilà le point où nous paraît utile à entendre.


Prenne qui voudra connaissance de sa pensée ! Et que chacun la discute, selon ses propres opinions ! Mais il existe, à l’égard de Nietzsche, chez beaucoup de personnes, un état d’esprit violent et aveugle qui ne va pas à moins qu’à réprouver et condamner, sur le seul aspect de son nom, toute idée prise chez lui, comme s’il y avait eu chez cet homme un fond de perversité tel que tout ce qu’il a conçu et écrit dût en être infecté. Je crois discerner de cet état d’esprit deux raisons : l’une tient aux attaques de Nietzsche contre le christianisme, l’autre (qui n’a, il est vrai, fait sentir ses effets que depuis la guerre) tient à sa qualité d’Allemand. Je m’expliquerai sur l’une et sur l’autre.

Il est très vrai que Nietzsche a manifesté, à l’égard du christianisme, l’animadversion la plus vive et qu’il l’a attaqué avec violence. L’expression de cette passion est parsemée dans plusieurs de ses écrits. Elle est concentrée dans un petit livre intitulé : l’Antéchrist, consacré à la personne du fondateur du christianisme. L’auteur y représente Jésus comme un malade et sa thèse a beaucoup d’analogie avec celle que soutenait Jules Soury dans un livre paru vers 1875, et qui n’éclipsa pas, malgré le grand talent de l’écrivain, la Vie de Jésus, de Renan. Il ne peut y avoir pour les chrétiens de plus scandaleuse injure ; on conçoit leur zèle à la flétrir. Cependant, celui qui s’en est rendu coupable peut avoir traité avec une sagesse acceptable pour eux d’autres questions. Tout le monde l’admet pour Voltaire ; certains l’admettent pour Jules Soury. Pourquoi ne l’admettrait-on pas pour Nietzsche ? Il a écrit des centaines de pages de critique littéraire, par exemple, qui sont d’ailleurs merveilleuses et, qu’à quelques nuances près, des esprits animés de tendances religieuses fort opposées aux siennes pourraient signer.

Ce qui achève de légitimer et de conseiller cette séparation, dont le principe est indiscutable en soi, c’est que la haine du christianisme tient certainement chez Nietzsche à un côté maladif de l’esprit.

En thèse générale, je ne crois pas que cette passion de haine contre le christianisme soit la marque d’un esprit tout à fait maître de lui-même. Il me semble qu’elle implique une grosse part de méprise sur la nature de l’objet haï et qu’elle le voit, non tel qu’il est en lui-même, mais tel qu’il apparaît à travers un verre déformant. (Je parle d’un sentiment dirigé, non contre telle ou telle confession chrétienne, mais contre le fond commun du christianisme.)

Tout d’abord, si, pour le chrétien, le christianisme est la religion vraie, exclusivement vraie, le philosophe, qui ne lui attribue pas ce titre, est au moins obligé d’y reconnaître une forme particulière de ce fait humain universel qui s’appelle la religion. Et, comme nos modernes antichrétiens, qui ne sont ni bouddhistes, ni mahométans, ne s’en prennent pas au christianisme au nom d’une autre religion, c’est, qu’ils y songent ou non, contre la religion en général que se déclare leur inimitié. Voilà ce que je ne trouve pas très philosophique. Qu’un esprit dans son privé et pour la direction personnelle de ses sentiments et de sa vie, n’éprouve le besoin d’aucune religion, c’est une autre affaire, et je ne m’en occupe pas ici. Mais de là à s’irriter contre l’existence de la religion dans l’humanité, il y a un abîme qu’un homme en parfaite possession de son bon sens ne franchit pas. On ne montre pas le poing au Mont-Blanc. J’ai connu dans la personne de mon maître, Victor Brochard, un parfait païen. Il tenait la morale des sages anciens pour supérieure à la morale chrétienne. Il y puisait les inspirations de son honnêteté, de sa fermeté et de son courage, vertus qui furent grandes chez lui. Mais jamais il ne montrait contre le christianisme d’intentions destructives, ni même d’animosité. Il se fût fait l’effet d’un déclamateur.

Si Brochard eût vécu au temps de Celse ou de Lucien, son sentiment et son attitude eussent sans doute été autres. Il se fût posé en adversaire de la religion nouvelle. Il eût essayé d’en empêcher l’établissement. Mais alors le sort du christianisme n’était pas décidé, il se jouait. De la part d’un homme qui en considérait les principes comme moins favorables à l’humanité que ceux de la vieille religion gréco-romaine, il était raisonnable de se livrer contre elle à la polémique. La question se présente aujourd’hui d’une toute autre manière. Il y a dix-neuf siècles ou, si l’on veut, seize siècles (en comptant à partir du moment où le pouvoir impérial l’adopta) que le christianisme règne dans le monde occidental. Cette longue durée constitue une expérience dont il serait bien difficile de soutenir que les résultats soient à son désavantage. L’évocation de ce qui se serait passé si… ne constitue pas un argument sérieux. On peut user de ces raisonnements hypothétiques à l’égard d’un fait local, dont les conséquences se limitent à un petit canton du monde. Mais l’application qu’on en voudrait faire à un mouvement historique d’une telle étendue et qui a eu un tel succès ne serait qu’un amusement de l’esprit. Le christianisme n’est responsable ni de la dissolution de l’empire romain ni de la période de barbarie européenne qui a suivi cet événement. Il a, bien au contraire, pendant cette triste période, pris, autant qu’il était possible, la suite de l’Empire romain comme mainteneur de la civilisation. Peut-on dire qu’à partir de la Renaissance, lorsqu’il n’a plus eu lieu d’exercer dans l’ordre profane ce rôle de tutelle universelle, il ait gêné l’humanité dans son développement, diminué par son influence l’essor des lettres, des arts, des sciences, des institutions publiques ? Il faudrait, pour pouvoir le soutenir, admettre que l’œuvre de l’humanité moderne, dans tous ces domaines, demeure au-dessous de celle que nous ont laissée les anciens. C’est le contraire qui est manifestement le vrai. Nous n’avons sur les anciens aucune supériorité de nature ; mais nous avons cette supériorité de fait qu’ils sont les anciens et que nous sommes les modernes. L’exemple même de leurs créations et la magnificence des inépuisables leçons qu’elles contiennent, comme aussi les leçons de leurs erreurs, nous ont permis de faire plus qu’eux. La politique des Romains est un chef-d’œuvre qui ne sera pas dépassé, mais qui a été plusieurs fois égalé. Et si les divines qualités de simplicité et de naturel de l’art grec n’ont jamais été atteintes, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ont été plusieurs fois approchées de bien près en Italie, en France et en Espagne. En revanche, combien le domaine d’expression embrassé par nos arts est plus étendu, plus varié, plus nuancé. Nous avons plus vécu, plus senti, plus connu que les Grecs. Pour la philosophie et les sciences, la comparaison n’est pas possible ; c’est le propre domaine du progrès.

On pourra alléguer que la gloire de ces splendides travaux ne revient pas au christianisme, puisqu’ils sont la continuation, et à plusieurs égards, l’imitation de travaux commencés et déjà poussés à un point merveilleux avant sa venue. Il suffit qu’il les ait accompagnés, que son règne ait été contemporain de leur accomplissement pour que la thèse qui consiste à le rendre coupable de je ne sais quel préjudice porté à la nature humaine se révèle inconsistante.

Voici, je crois, comment cette illusion se forme dans un esprit. Les idées chrétiennes, comme toutes les idées religieuses ou morales imaginables d’ailleurs, prêtent à des interprétations, à des applications qui portent des marques de difformité, de laideur, de disgrâce, de désordre, et contre lesquelles le bon sens, la saine nature protestent. Mais il n’est pas besoin de posséder la théologie et le dogme pour savoir que ces manières de comprendre et de mettre en pratique le christianisme ne peuvent compter que comme des déviations, des abus, des excentricités. Si elles avaient répondu aux exigences réelles de la doctrine, si elles avaient été dans le sens du grand courant, jamais le christianisme ne fût parvenu à s’entendre avec l’Empire, non plus qu’avec aucun gouvernement civil, jamais il n’eût pu coexister avec la civilisation ; il y a longtemps qu’il eût péri comme tant d’autres sectes éphémères qui portaient à leur base quelque injure au sens commun. Il a pu advenir que des aberrations, qui se paraient du nom du christianisme, s’établissent et prévalussent un instant dans certains milieux chrétiens ; mais jamais, nulle part, les autorités religieuses n’ont failli à les désavouer, à les condamner. Un non-chrétien pourra, étendant la portée de cette observation et l’appliquant aux origines mêmes du christianisme, soutenir que les doctrines de l’Évangile et de saint Paul ont dû relâcher beaucoup de leur rigueur, consentir à bien des diminutions et des compromis pour se rendre acceptables à la société romaine et au pouvoir impérial. Cette thèse même (que je repousse d’ailleurs) prouverait que l’hostilité contre le christianisme manque de base. En se rendant acceptable, la religion de l’Évangile s’est rendue viable, et ce compromis, ce medius terminus, c’est le christianisme, tel qu’il a été, tel qu’il a duré, tel qu’il a vécu et agi dans les sociétés humaines. Or, quand on parle ou écrit pour ou contre le christianisme, la chose n’est intéressante et sérieuse que s’il s’agit de ce christianisme là, du christianisme tel qu’il a été dans l’histoire et non tel que le construit et le déduit, d’après des documents littéraires lointains, à tous égards, l’esprit raffiné, l’imagination morale subtile d’un homme de lettres.

La même distinction s’impose à l’égard d’autres malentendus. Les personnes qui pratiquent le christianisme avec dévotion ne sont pas plus exemptes que les autres des petitesses et des disgrâces morales de la nature. La mesquinerie d’esprit, le manque de générosité dans les sentiments, la niaiserie et la parcimonie peuvent être leur fait. Qu’un homme très sensible à ces inélégances ait passé sa jeunesse, l’âge des impressions vives, dans un milieu dévot qui en était marqué, et qu’il se soit ensuite affranchi de la foi religieuse, il tombera facilement dans l’erreur d’imputer à la dévotion ce qui était le fait des dévots eux-mêmes et ce qui eût très probablement, sans leur dévotion, atteint un degré plus désolant encore. Si pourtant la violence de ce premier dégoût ne lui a pas ôté la faculté d’observer, il s’apercevra que les mêmes misères sévissent, avec de légères différences de nuances, mais qui ne leur donnent rien de plus sympathique, dans les milieux où règnent les idées d’émancipation religieuse ; il lui arrivera de rencontrer la plus sincère piété chrétienne associée à une nature d’homme parfaitement vivante, ouverte, abondante et libérale. Il dira peut-être qu’elle doit ces qualités à ce qui subsiste en elle de la sagesse et de la civilisation antique. Mais, par cette interprétation même, il admettra que le christianisme fait très bon ménage avec la sagesse et la civilisation des païens.

Pas plus qu’il n’est responsable de la tristesse de certaines personnes chrétiennes, pas plus le christianisme ne l’est de la tristesse de certaines époques chrétiennes. En de telles époques, il paraît lui-même revêtu des sombres aspects du milieu humain où il évolue, mais ce n’est pas lui qui les y apporte. Le XIXe siècle aura été, au regard des artistes, un siècle trouble et désolé. Le bouleversement des anciennes classes sociales, l’augmentation énorme des populations, le développement des grandes villes, la formation d’immenses agglomérations ouvrières, la multiplication des moyens du bien-être matériel allant de pair avec la dureté croissante de la vie, toutes ces causes conjointes ont forcé les sociétés modernes à s’absorber dans des soins utilitaires, des « soins de ménage », comme disait Renan, et y ont beaucoup affaibli la préoccupation des lettres et des beaux-arts. Les institutions, et plus encore l’esprit démocratique, ont ruiné et rendu impossible le régime de protection dont jouissaient autrefois les hommes qu’une vocation réelle destinait à l’étude spéculative ou à la création du beau, régime dont les bienfaits leur étaient absolument nécessaires, s’il est vrai qu’il faille renoncer à la recherche de la perfection, seule raison d’être des travaux de l’esprit, quand on est obligé de demander à ces travaux un gain d’argent, les applaudissements de la multitude ou la faveur de l’État.

De telles conditions n’ont pas suffi pour tuer les arts. Du moins ne pouvaient-elles produire qu’un art tourmenté et plein de tares ne remplissant pas la vraie et bienfaisante fonction de l’art, qui est de mettre de la beauté et de la douceur dans la vie.

Les grands écrivains qui, en France et ailleurs, se sont faits les interprètes de la plainte générale dont je résume ici le sujet, un Stendhal, un Renan, un Flaubert, un Baudelaire, un Ruskin, un Nietzsche (sans oublier Richard Wagner, malgré ce qu’il a de confus dans les idées), un Musset à ses heures, ont, je crois, exagéré la laideur du monde moderne, qui, pris dans sa masse, n’était pas plus laid que ses aînés, s’il l’était d’une manière différente. Mais ce qu’ils ont bien vu, c’est l’absence, au centre ou au-dessus de ce monde, lourd et dispersé en tous sens, d’un foyer lumineux, d’un asile de l’esprit et du goût, d’un lieu où la contemplation et le génie puissent accomplir en sécurité leur œuvre pour le bien de tous et le rayonnement de toutes choses. Les âmes délicates qui ne sauraient vivre que de pensée et de fantaisie, se sont senties comme des exilées dans cet âge de plomb. De là, une tristesse maladive qui s’est si souvent ajoutée chez elles à la tristesse raisonnée, mais supportable, que la condition humaine considérée en elle-même peut, en tous temps, inspirer à la réflexion. De là, la nuance sombre, languissante, désolée, qu’a pris chez elles le sentiment religieux chrétien, qui n’est normalement appelé qu’à consoler l’homme des insuffisances générales de la vie terrestre, mais qui se mêlait ici au sentiment aigu et plus immédiat des maux particuliers à un siècle et à une certaine phase de l’état social.

La maladie moderne a communiqué sa couleur au christianisme moderne. Le besoin chrétien est apparu lié à une oppression intérieure, à une déficience de la santé morale naturelle. Il est apparu solidaire des états romantiques de la sensibilité. Mais, pour tirer de ces apparences un jugement général sur la nature du christianisme et en conclure qu’il porte en soi quelque chose de morbide, il a fallu généraliser de la manière la plus illégitime des caractères tout accidentels ; il a fallu oublier qu’il avait été la religion puissante et non discutée d’époques dont les hommes supérieurs, et, comme on dit, « représentatifs », se distinguèrent par tous les signes d’une santé vigoureuse et d’un esprit fleurissant.

Imaginons toutes ces causes de confusion agissant sur un esprit particulièrement disposé et placé pour y céder. Imaginons une jeune nature d’élite, douée à la fois d’une magnifique intelligence et d’une sensibilité morale extraordinaire, anormale ; elle a reçu avec une culture très étendue, une éducation religieuse intensive, ou dont l’action du moins a été rendue perturbatrice par le manque de mesure de la sensibilité qui l’a reçue. Nous n’avons pas affaire à un être tout à fait sain ; il y a du déséquilibre, des éléments ruineux dans cette personnalité ; elle porte le poids d’une de ces hérédités un peu onéreuses qui apparaissent souvent liées (nous ne dirons pas du tout : nécessairement) à l’extrême finesse des organes intellectuels, au génie de l’imagination. Les souffrances qui naissent de là sont accrues par les milieux où elle vit et qui sont le plus faits pour offenser et insulter sa délicatesse maladive. Quelle va être, lorsqu’elle se sera émancipée des soumissions de la première jeunesse, sa disposition à l’égard des idées chrétiennes, des sentiments chrétiens, de ces idées et de ces sentiments qu’elle a pris dans un sens d’idéalisme outré dont le raffinement équivaut à un véritable fanatisme ! Sûrement sa disposition ne sera pas le calme et la sérénité. Ou bien, elle persistera dans sa direction religieuse et s’y jettera à corps et âme perdus, ou bien elle s’en écartera, mais avec violence et en se révoltant contre les objets religieux de son premier idéalisme, elle les rendra responsables des inquiétudes et des exagérations qui la tourmentent ; elle les accusera de lui en avoir inoculé le germe empoisonné. Elle imaginera le « virus chrétien ». Et, dans ses théories, elle abusera des facilités spécieuses qu’offrent l’histoire et la psychologie et que nous avons essayé d’indiquer, à qui prétend définir le christianisme par les excès moraux qui se sont produits sous son nom, par les misères morales qui ont projeté sur lui leurs reflets. Mais cette interprétation anti-chrétienne devra se comprendre au fond comme un fanatisme chrétien retourné. Voilà, me semble-t-il, l’histoire de Nietzsche. Je dois répéter que, dans le tissu de sa pensée et de ses doctrines, si l’anti-christianisme fait une tache éclatante, il n’occupe cependant qu’une place limitée.

Un autre point de ces théories, qui ne me paraît pas impliquer comme celui-ci une erreur de fond, mais qui reçoit de la brutalité tendancieuse et je dirai presque de la fureur du vocabulaire, une apparence de violence injurieuse et repoussante, c’est sa fameuse distinction entre « la morale des maîtres » et « la morale des esclaves ». Une étude attentive de la pensée de Nietzsche, dégagée de ses formes truculentes et de ses bravades, montre qu’il s’agit ici moins de la distinction de deux catégories sociales d’hommes que de deux catégories de tendances qui peuvent se rencontrer chez tous les hommes. Les maîtres, ce sont les natures aristocratiques et fières, dépourvues de grossièreté et surtout de vanité. Quand il leur arrive de commander, ils le font avec une dignité naturelle, avec le respect des personnes auxquelles ils donnent nettement des ordres. Et s’ils savent commander, c’est qu’ils savent obéir. Les esclaves ne savent ni l’un ni l’autre. Toute obéissance, toute subordination les humilie. Ils veulent toujours avoir raison. Ils commandent volontiers, quand ils ont du tempérament et de l’audace. Mais ils ne le savent faire qu’à la matraque et sont incapables de faire accepter leur autorité (c’est pourtant le grand signe de l’autorité) à un homme de caractère. L’erreur et le trait comique de Nietzsche, c’est de se mettre en colère parce qu’il voit que le commandement n’est presque jamais reconnu à ceux qui le mériteraient. Aussi leur compose-t-il en imagination une vengeance effroyable, en faisant d’eux un petit bataillon de chefs impitoyables armés des engins les plus terribles avec lesquels ils font marcher le troupeau humain. Cette invention lui a valu un renom détestable et, à coup sûr, elle n’honore pas son bon sens. On a perdu de vue la psychologie morale dont ces images, ces rêveries, évoquant de nouveaux Attilas intellectuels et raffinés, ne sont que l’expression plus qu’hyperbolique. On a cru qu’il préconisait une morale de brigands et de tape-dur. Je ne doute pas que plus d’un Allemand, pendant la guerre, n’ait fusillé d’innocents civils en l’honneur de Zarathustra. Mais vraiment il commettait un contresens dont il faut innocenter le cœur de ce privat-docent, délicat et surexcité, non pas certes sa raison.


Il me reste à m’expliquer sur la qualité d’Allemand de Nietzsche et sur le grief qui en est tiré contre ceux qui font profession d’admirer chez lui, nonobstant ses tares, un des génies de son siècle.

Je suis, quant à la question de tendance, tout à fait tranquille. Et je crois que nul écrivain contemporain n’aurait lieu de l’être davantage. J’ai toujours combattu l’influence intellectuelle de l’Allemagne. Je l’ai combattue de toute l’énergie de mon intelligence. Les personnes qui ont lu le Romantisme français, la Doctrine officielle de l’Université, le Germanisme et l’esprit humain, mes articles, ma réponse à l’Enquête de M. Morland sur l’influence allemande, publiée en 1903, peuvent témoigner que cette lutte a été un des objets les plus suivis de mon activité littéraire depuis vingt ans. Il se peut, qu’en fait, je n’aie, pour ma part, que bien médiocrement réussi à dissiper aux yeux de mes compatriotes le vieux mirage d’une Allemagne éprise de contemplation intellectuelle « désintéressée » et à les convaincre du pragmatisme sommaire qui, de Kant à Fichte, forme la commune inspiration des plus fameuses doctrines germaniques. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas attendu août 1914 pour y découvrir ce caractère et que je parlais de ce que je savais, ayant passé jadis beaucoup de temps à approfondir ces grimoires, d’ailleurs animés d’une force qui, pour n’être qu’en partie celle de l’esprit, n’en est pas moins redoutable.

Mais justement, parce que j’ai là-dessus quelques études, je ne crois pas qu’il suffise d’accumuler sur la tête de ces philosophes les épithètes injurieuses et les invectives pour délivrer la pensée française et la pensée européenne de la servitude qu’ils ont réussi à leur imposer depuis un siècle. Il faut les connaître et les critiquer sérieusement, et c’est ce qu’on ne peut faire sans une grande et honnête application de l’intelligence, c’est-à-dire sans des dispositions préalables de sérénité et d’impartialité à leur égard. Il faut être prêt à leur rendre justice, à reconnaître la part de services qu’ils ont pu rendre à l’esprit humain à côté du tort qu’ils lui ont fait. A ce prix, les conclusions où l’on arrivera (j’ai indiqué quelles sont les miennes) pourront n’être pas dépourvues d’autorité.

La question n’est pas simple. Si la pensée allemande (je parle de la pensée spécifiquement allemande, de Kant, de Fichte, de Shelling, de Hegel et de son école) peut être jugée indigne de jouer dans la direction de la pensée humaine, le rôle qui, en d’autres temps, a appartenu à la philosophie d’Aristote, à la philosophie cartésienne, à l’empirisme des Anglais, ce n’en est pas moins un fait, un gros fait, un fait énorme et puissant que les choses se sont passées depuis cent ans comme si elle le méritait. Si elle a séduit chez nous beaucoup de têtes troubles et faibles, elle a exercé sur un Renan, c’est-à-dire sur une des plus vastes intelligences du XIXe siècle, un haut prestige qui a sans doute particulièrement saisi sa jeunesse, mais dont son âge mûr ne s’était pas affranchi. Il faut qu’il y ait eu des raisons à cela. Il faut que Renan ait été frappé de difficultés dont les philosophies classiques ne lui semblaient pas apporter la solution et qu’il ait cru trouver dans les philosophies allemandes, tout au moins la méthode et le rudiment de cette solution. Nous devons chercher s’il s’est trompé, et, par conséquent, nous placer en face de ces difficultés elles-mêmes. S’il y a lieu (et ma conviction est qu’il y a lieu) de faire le procès des systèmes allemands, c’est par cette procédure qu’il faut passer. Elle demande essentiellement la tranquillité de l’esprit et doit pouvoir être poursuivie à l’abri des impatiences de la noble passion nationale.

Telle est la raison générale que l’on pourrait invoquer en faveur d’une critique reposée et impartiale de Nietzsche. En fait, elle ne s’applique pas à lui. Mais il m’a paru y avoir un intérêt général à la donner, pour qu’on ne confondît pas avec de la germanophilie ce qui est simplement du sérieux. C’est une critique sérieuse de l’Allemagne (critique impliquant, hélas ! l’aveu d’un certain nombre de sottises et de faiblesses à notre charge) qui peut seule détruire chez nous la détestable germanophilie intellectuelle.

Le cas de Nietzsche est différent. Et loin que le patriotisme français dût le maudire, il y aurait tout lieu, au contraire, de faire une place à part à l’Allemand qui a professé le goût le plus passionné pour l’esprit, la civilisation, la littérature et les mœurs de la France. Nietzsche a été bien plus loin que Gœthe, dans son estime pour la culture classique et française. Il l’a défendue avec éclat, avec une verve et une pénétration admirable, contre les prétentions de la fausse culture de l’Allemagne. Il nous a, dans l’ordre des lettres et des arts, restitué nos titres, oubliés, méconnus, incompris par tant d’entre nous. Il était merveilleusement familier avec notre littérature et il y trouvait la véritable famille de son esprit. Je pourrais citer en exemple bien des œuvres françaises récentes, œuvres d’excellents Français d’ailleurs qui, comparativement aux œuvres de Nietzsche, sont d’un goût tout boche et des centaines de pages de Nietzsche d’une finesse et d’une acuité toute française. Il suffit de feuilleter ses livres pour s’en convaincre.

Que cet ensemble de pages rayonnantes voisine avec des violences et des truculences, des frénésies mêmes qui ne peuvent plaire qu’à des barbares, ou être reçues avec gravité que par des naïfs, je serai le premier à en convenir. Mais ce que j’ai essayé de faire comprendre au sujet de l’anti-christianisme de Nietzsche s’appliquerait d’une manière générale à ces aspects rebutants de sa personnalité, à ces impulsions d’un démon dont il n’était pas le maître. Je n’ai pas le moindre goût pour les fureurs et les visions apocalyptiques de Zarathoustra, bien que, dans cet ouvrage même, les folies d’une forme effarante enveloppent parfois bien des grains de sagesse et, comme il disait, de « gai-savoir ».

Au surplus, il ne s’agit aucunement de présenter Nietzsche comme un Allemand renégat à sa patrie, comme un allié spirituel de la cause que nous avons défendue par les armes. Rien ne serait plus puéril, et là n’est point la question. Jean Moréas faisait ses délices de Nietzsche et lui empruntait souvent l’expression de ses pensées propres qui ne se distinguaient, je suppose, ni par le trouble ni par le désordre, ni par la brutalité. Moréas s’y connaissait. Il trouvait en Nietzsche un bon auteur, un maître, souvent agité et convulsif, mais supérieurement clairvoyant et ardent, de l’humanisme. Il ne s’agit pas d’autre chose. Que l’Allemagne fasse de son Nietzsche ce qu’elle voudra !

Je n’aurai garde pourtant de suivre un critique de haute valeur, M. Julien Benda, quand il pose Nietzsche en fauteur moral, en approbateur anticipé des bestialités commises, sous prétexte de guerre, par les armées impériales. Du moins, faut-il distinguer. M. Benda s’autorise de certaines maximes et démonstrations féroces contre la pitié que l’on trouve en effet chez Nietzsche. Et je concède pleinement que mainte brute allemande, compliquée de pédantisme, a pu s’emparer de ces thèmes comme d’une légitimation savante et d’un excitant intellectuel de son inhumanité. Mais Nietzsche, dans ces détestables pages, n’a réellement pas eu en vue l’action. Ce sont, de sa part, gageures littéraires, violences de cabinet, réactions rageuses et folles d’un être fébrile, mais droit, contre les hypocrisies épaisses du faux sentimentalisme qui l’entoure et dont il connaît les dessous. N’admît-on pas cette interprétation, il serait impossible (car les textes sont là), de ne pas reconnaître en Nietzsche le peintre et le satiriste le plus terrible de la « moralité » allemande. Ces consciences honnêtes, qui ne perçoivent que très obscurément la différence de l’honnêteté avec l’hypocrisie, ces consciences « idéalistes » chez qui les aspirations de l’idéalisme se mêlent si indiscernablement aux appétits d’un sensualisme grossier, que ceci et cela a tout l’air chez elles de ne faire qu’un, c’est Nietzsche qui en a dressé, avec tout le feu de sa verve et l’acuité chirurgicale de son coup d’œil, l’image la plus irrécusable et la plus accusatrice qui soit.

Le nom de « l’Allemand d’exception » qu’il donnait à Gœthe, on pourrait plus justement, à beaucoup d’égards, le lui décerner à lui-même.

Paris, janvier 1917.

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