La nouvelle Carthage
Au troisième débit de liqueurs, autant dire à la sixième maison, le patient s'avoua vaincu et, avec un juron de désespoir, déserta la compagnie pour s'approcher du zinc plus irrésistible que l'aimant. Ses deux partisans se traîneront jusqu'à l'assommoir suivant, mais là, après une suprême, mais vaine sommation à l'embaucheur, ils reprirent leurs libations au dieu Genièvre.
Laurent commença à comprendre pourquoi Vingerhout avait forcé le contingent.
— Ces trois-là sont des ivrognes et des lendores[4] patentés! lui dit le baes. Je ne les engage plus que par acquit de conscience, persuadé qu'ils me lâcheront à l'un des premiers tournants du quai. Encore ne suis-je pas sûr des autres!
Jan avait raison de se méfier de leur force de caractère. Le chantier vers lequel il tendait étant situé à près d'un kilomètre de là, quelques défections se produisirent encore, l'une pratique débauchant l'autre, si bien qu'à l'arrivée à pied d'oeuvre il ne restait à Vingerhout que les dix bras dont il avait besoin.
— Estimons-nous heureux que ceux-ci ne nous soient pas glissés entre les doigts à la dernière minute, ce qui nous aurait forcé de retourner à leur vivier et d'y recommencer la pêche! conclut le Poldérien philosophe sans épiloguer autrement sur cet édifiant épisode. Et pour reconnaître leur relative complaisance, il leur paya une tournée du mirifique genièvre.
Laurent apprit à connaître des gaillards, plus originaux encore que ces clampins, en accompagnant Vincent Tilbak qui conduisait, en chaloupe, l'un ou l'autre commis de rivière, à la rencontre d'un arrivage. L'amarre détachée, le rameur ne pouvait d'abord que godiller, pour sortir du bassin de batelage et de la rade sans heurter les chalands et les navires à l'ancre. L'yole passait entre deux vaisseaux dont les oeuvres mortes semblaient de somnolentes baleines ayant pour prunelles les fanaux clignotants. Puis Tilbak jouait allègrement de l'aviron. Un silence intermittent, plus majestueux que le calme absolu, planait sur la terre et le ciel. Laurent prêtait l'oreille au grincement des taquets frictionnés par les rames, à l'égouttement de l'eau des palettes, au clapotis dans la cale. Parfois un «qui vive» partait d'une patache de la douane en quête de smoglers. Le nom et la voix de Tilbak apprivoisaient les gabelous. Au Doel les nuits se passaient, suivant la saison et la température, dans la salle commune de la frugale auberge, cassine en bois goudronné, ou à la belle étoile, sur l'herbe de la Digue.
On y rencontrait une engeance interlope, d'industrieux amphibies que Laurent avait le loisir de détailler: courtiers marrons, estafettes de mercantis, drogmans de mauvais lieux, ou, à des échelons inférieurs encore, pilotins réfractaires, garçons de cambuse en congé forcé, rôdeurs de quai, gibier de la correctionnelle, fretin des pénitenciers, généralement désignés sous l'appellation de runners. Des adolescents imberbes, de dégourdis bouts d'hommes, noctambules comme des matous, insinuants comme des filles: asticots des pêcheries en eau trouble.
— N'ayez peur, monsieur Lorki, disait Tilbak, se méprenant sur la stupeur de Laurent devant ce bivac d'interlopes.
À la vérité Paridael celait une curiosité plus que partiale, sous une contrainte et une répugnance assez plausibles. Ils chiquaient, pipaient, sifflaient le rogomme, poissaient des cartes, se portaient des gageures incongrues et mêlaient à leur argot bourguignon flamand des termes d'une langue verte cosmopolite, des éructations de slang. Le lucre, la ruse, la colère et le vice chiffonnaient les frimousses très avenantes à la pénombre des larges visières marines ou des cheveux frisottant sous les bérets, et la lumière rembrandtesque du bouge, le fuyant clair de lune, le petit jour cuivreux du dehors, un petit jour de guillotinade, leur prêtaient une équivoque de plus.
Le brave Tilbak, qu'ils respectaient au point de céder le passage à son client, leur gardait rancune depuis sa vie de matelot.
— En voilà qui s'entendent à gruger les gens de mer! disait-il. Ah! ce qu'ils m'ont fait sacrer, ces gouins-là! Les tentations, les boniments, qu'il m'a fallu subir, lorsqu'ils s'abattaient sur le pont comme une nuée de poissons volants. Heureusement j'avais l'âme trop férue de Siska pour me laisser prendre à leurs amorces. Ils en étaient pour leurs distributions de prix courants et d'échantillons. Je n'aurais eu garde de leur engager mon prêt, ma chair et mon salut. Mais c'est égal, j'étais content de mettre le pied sur le plancher des vaches, pour échapper à leurs hameçons. Je vous le dis, monsieur Laurent, ces runners sont les vrais suppôts des sept péchés capitaux!…
Vincent Tilbak aurait dû remarquer que, loin de partager son animadversion, Laurent scrutait les jeunes runners avec une complaisance indue.
Un jour il laissa même entendre à son mentor les affinités qu'il se découvrait avec ces mauvais petits bougres[5].
À cette ouverture la physionomie de l'honnête Tilbak exprima une si touchante consternation, que l'étourdi s'empressa de renier ces sympathies déplacées et déclara, non sans rougir, qu'il avait simplement voulu badiner. Des instincts d'irrégulier et de réfractaire couvaient en lui. De là, sans qu'il parvînt à se les expliquer, les postulations sourdes, l'énervante angoisse, la curiosité lancinante, le navrèrent jaloux et apitoyé, à la fois craintif et tendre, qui le travaillaient devant le farouche Moulin de pierre, le repaire, mais aussi l'asile des êtres asymétriques.
La vie laborieuse et salubre qu'il menait avec de droits et probes gaillards de la trempe de Jean Vingerhout, l'amitié de Vincent et Siska, mais plus encore l'influence balsamique d'Henriette devaient reculer l'éclosion de ces germes morbides. Laurent était devenu le commensal régulier des Tilbak. Une confiance fraternelle ne tarda pas à s'établir entre Henriette et lui. Jamais il ne s'était trouvé plus à l'aise, plus rassuré, plus charmé, vis-à-vis d'une personne de l'autre sexe. Il semblait qu'il la connût de longue date. Ils avaient dû grandir ensemble. Le soir, Laurent aidait les enfants, Pierket et Lusse, à écrire leurs devoirs et à étudier leurs leçons. La soeur aînée vaquant aux soins du ménage, allant et venant par la chambre, admirait la science du jeune homme. Après le souper, il faisait la lecture à toute la famille ou les instruisait en causant. Henriette l'écoutait avec une ferveur non exempte de malaise. Lorsqu'il parlait des événements de ce monde et de la condition de l'humanité, la jeune fille était bien plus impressionnée par l'exaltation, l'amertume, la fièvre, la révolte que trahissaient les propos du jeune homme, que par le sens même de ses objurgations. Avec cette seconde vue des aimantes âmes féminines, elle le devinait foncièrement triste et troublé, et plus il montrait de sollicitude pour les malheureux, les souffrants, et surtout les égarés, plus elle le chérissait lui- même, plus elle s'absorbait candidement en lui, pressentant qu'entre tous les misérables, celui-ci avait le plus grandement besoin de charité.
D'ailleurs, auprès d'elle le cours de ses idées ne tardait pas à reprendre une pente moins tourmentée. Sous la caresse tutélaire de ces grands yeux bleus arrêtés ingénument sur lui, il ne s'apercevait plus que de la quiétude présente, des ambiances loyales et des sourires de la vie. Il cessait de chercher midi à quatorze heures, imposait silence à ses orageuses spéculations.
Autrefois, à la Fabrique, les prunelles de Gina lui injectaient sous le derme une liqueur traîtresse; il ne se possédait plus, devenait mauvais, rêvait un bouleversement et des représailles, une jacquerie, une révolte servile, après laquelle il se fût attribué, pour part de butin, l'orgueilleuse et méprisante patricienne et lui eût imposé les outrages de son incendiaire désir. C'était même autant par rancune contre Gina que par haine des dirigeants et des capitalistes qu'il était retourné vers les exploités. Il allait descendre jusqu'aux parias subversifs, lorsqu'il avait rencontré les prolétaires résignés. Il devint une sorte d'ouvrier dilettante. La sagesse, la placidité, la belle humeur, la philosophie de ses nouveaux entours, surtout la bonté et le charme d'Henriette, endormirent ses rancunes, ses griefs, le rendirent accommodant et presque opportuniste. L'image de Gina pâlissait.
IV. LA CANTATE
En flânant sur les quais, Door Bergmans aperçut un particulier dont la mine l'intrigua. Il eut un sursaut d'étonnement. «Je me trompe!» se dit-il en poursuivant sa route. Mais après quelques pas il rebroussa chemin et, reconnaissant bel et bien Laurent Paridael, il marcha droit à lui la main tendue.
Laurent, en train de surveiller un chargement de balles de riz entrepris par 1' «Amérique», se troubla un peu, fit même le mouvement de se dérober, mais apprivoisé par l'abord affectueux et simple du tribun, abandonna, momentanément son poste et se laissa entraîner non loin de là. Mis au courant, Bergmans railla doucement la fantaisie qui l'avait poussé à entrer comme marqueur dans une Nation et à servir les débardeurs. Que ne s'était-il adressé plutôt à lui? Il lui offrit même sur-le-champ, dans ses bureaux, une place plus digne de son savoir et plus compatible avec son éducation. Mais, à la surprise de plus en plus grande du tribun, Laurent refusa d'abandonner sa nouvelle profession. Il décrivit même en termes si enthousiastes, avec un tel lyrisme, son nouveau milieu et ses nouveaux partenaires, qu'il justifia presque son étrange vocation et que Bergmans crut ne plus devoir insister. Il s'abstint de nommer Gina. Mis complètement à l'aise, Laurent accueillit avec empressement la proposition de se réunir de temps en temps Bergmans et lui, avec Marbol et Vyvéloy.
Le peintre Marbol, un petit homme sec, tout nerfs, cachait, sous une apparence anémique et friable de souffreteux, une énergie, une persévérance extraordinaire. Depuis une couple d'années, il s'était acquis quelque notoriété en peignant ce qu'il voyait autour de lui. Seul dans cette grande ville littéralement infestée de rapins, de colorieurs en chambre, dans cet ancien foyer d'art presque totalement éteint, nécropole plutôt que métropole, — il commençait à exploiter le plein air, la rue, le décor, le type local. En quittant, avec un certain éclat, à la veille des concours de Rome, l'antique académie fondée par Teniers et les savoureux naturistes du dix-septième siècle, mais tombée à présent sous la direction de faux artistes, peintres aussi timides que maîtres intolérants, le jeune homme s'était mis à dos la clique officielle, les marchands, les amateurs, les critiques, les fonctionnaires, aussi bien ceux qui procurent le pain que ceux qui débitent la renommée.
Peindre Anvers, sa vie propre, son Port, son fleuve, ses marins ses portefaix, ses plébéiennes luxuriantes, ses enfants incarnadins et potelés que Rubens, autrefois, avait jugés assez plastiques et assez appétissants pour en peupler ses paradis et ses olympes, peindre cette magnifique pousse humaine dans son mode, son costume, son ambiance, avec le scrupuleux et fervent souci de ses moeurs spéciales, sans négliger aucune des corrélations qui l'accentuent et la caractérisent, interpréter l'âme même de la cité rubénienne avec une sympathie poussée jusqu'à l'assimilation. Quel programme, quel objectif! C'était bien là pour ces fabricants et ces acheteurs de poupées et de mannequins, le fait d'un fou, d'un excentrique, d'un casseur de vitres!
Un tableau de Marbol, destiné à une exposition internationale de l'étranger et soumis auparavant au jugement de ses concitoyens, fit partir ceux-ci d'un immense éclat de rire, et lui valut des condoléances ironiques ou de fielleux et méprisants silences. Ce tableau représentait les Débardeurs au repos.
À midi, sur un fardier dételé, voisin du Dock, trois ouvriers étaient couchés: l'un ventre en l'air, les jambes un peu écartées, la tête reposant, entre les bras repliés, dans les mains jointes derrière la nuque; la physionomie basanée, rude, mais belle, sommeillait à demi, les paupières un peu relevées montraient ses prunelles noires et veloureuses. Les deux autres dockers s'allongeaient à plat ventre; le fond de culotte cuireux et comme boucané bridait leur croupe protubérante dont elle accusait les méplats, et, le buste un peu relevé, le menton dans les poings calleux, appuyés sur leurs coudes, ils tournaient le dos au spectateur, montrant la tête crépue, des oreilles écartées, les puissantes attaches du cou, le dos râblé à l'envi, et béaient à un coin de la rade chatoyant entre des cépées de mâts.
À Paris ce fut autour de cette toile audacieuse, une guerre d'ateliers, des polémiques féroces: depuis des années on n'avait plus bataillé ainsi. Marbol se conquit autant d'admirateurs que d'ennemis, ce qui est la bonne mesure. Un des gros marchands de la chaussée d'Antin ayant acquis cette composition scandaleuse, ceux d'Anvers en frémirent de rage et de stupeur. Quel honnête homme eût consenti à s'embarrasser de ce portrait de trois manoeuvres déguenillés et dépoitraillés, mal vêtus, mal rasés, trop charnus, de cuir trop épais, de poings et de jarrets inquiétants? Pour dire sa pleine horreur, M. Dupoissy avait écrit que ce tableau dégageait une odeur de suée, de hareng saur et d'oignon; qu'il sentait la crapule.
Arriva une nouvelle exposition à Paris; Marbol y prit part avec un tableau non moins audacieux que le premier, et, à la stupéfaction redoublée des clans hostiles ou timorés, les jurés lui décernèrent la grande médaille.
Si les bonzes de la peinture se renfermèrent vis-à-vis du jeune novateur dans leur attitude malveillante, ces succès, bientôt ratifiés à Munich, Vienne et Londres, donnèrent à réfléchir aux amateurs et aux collectionneurs de la haute société anversoise. On ne pouvait le nier; le gaillard réussissait. S'il n'y avait eu pour leur prouver sa supériorité que ce qu'on appelle la gloire: des articles de gazettes, des applaudissements de crève-de-faim chez qui plus l'estomac manque d'aliments, plus la tête se nourrit de chimères, ces gens positifs eussent continué de hausser les épaules et de dire «raca» à ce tapageur, ce brouillon. Mais du moment que, comme eux-mêmes, il se mettait à palper des écus, son cas devenait intéressant.
— Heu! Heu! Drôle de goût, pour sûr! Peinture peu meublante, tableaux à ne pas avoir chez soi…, du moins dans un salon où se tiennent des dames… Mais un malin, pourtant, un compère adroit, après tout… Il n'avait pas si mal combiné son plan. Puis qu'importe s'il fait de la peinture à ne pas prendre avec des pincettes, nous recevons bien à la maison ce brave Vanderzeepen, alors que chacun sait que le digne homme a gagné ses deux cents maisons, son hôtel de la Place de Meir et son château de Borsbeek, au moyen de la ferme des vidanges… Comme Vanderzeepen, ce monsieur Marbol a trouvé la pierre philosophale; sauf respect, il fait de l'or avec de la merde!
Les préventions tombèrent. Les matadors de la finance commencèrent à saluer le pelé, le galeux d'autrefois; risquèrent même de citer son nom devant leurs pudiques épouses, ce qui eût paru d'une inconvenance énorme quelques mois auparavant. Ne pouvant décemment prôner cette peinture pétroleuse et anarchiste, on affecta de priser l'habileté, le génie, commerçant de ce Marbol qui endossait si facilement ses croûtes désagréables, ses épouvantails à moineaux, à des gogos parisiens, à des Yankees facétieux ou aux Anglais, friands, comme on sait, de scènes monstrueuses et excentriques.
Le musicien Rombaut de Vyvéloy, l'autre ami de Door Bergmans, rappelait, avec sa haute taille, sa coupe robuste, son masque léonin, sa crinière abondante, sa complexion sanguine, la figure du maître des dieux dans Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis, de Jordaens. C'était, sinon un païen, du moins un «Renaissant» que ce Brabançon. Rien, ni au physique, ni au moral, des types émaciés, blafards et béats, des primitifs à la Memlinck et à la Van Eyck. Il avait converti au panthéisme l'oratorio chrétien du vieux Bach.
L'art fougueux et essentiellement plastique de Vyvéloy devait impressionner plus profondément encore Laurent Paridael que les peintures à tendances hardies, mais à réalisation un peu molle et un peu frigide, pas assez vibrante, — comme il le constata de plus en plus par la suite — de son ami Marbol.
Cette année-là, Anvers inaugura les fêtes du troisième centenaire de la naissance de Rubens par une cantate de Rombaut de Vyvéloy, exécutée le soir en plein air sur la Place Verte. Laurent ne manqua pas de se rendre à cette cérémonie.
Près de la statue du grand Pierre-Paul, les choeurs et l'orchestre occupent une tribune à gradins, disposée en arc de cercle au centre duquel trône le compositeur. Le square, ceint de cordeaux, est ménagé aux bourgeois. Le peuple s'écrasant alentour respecte la démarcation et les rues convergentes ont beau vomir de nouvelles cohues, cette multitude effrayante parait plus digne et plus recueillie encore que les spectateurs privilégiés et moins séditieuse que la déplaisante police et les encombrants gendarmes à cheval. Pas une contestation, pas un murmure. Depuis des heures, ouvriers et petites gens piétinent philosophiquement sur place, sans rien perdre de leur belle humeur et de leur sérénité. Quel fluide réduit au silence ces langues frondeuses, ces caboches turbulentes? Les bras se croisent placidement sur les poitrines haletant de curiosité. Pressentent-ils, ces Anversois de souche robuste, mais infime, la splendeur, unique de la fête qui se prépare, pour qu'ils y préludent avec cette onction? Les poupons sur les bras des ménagères s'abstiennent de vagir et les chiens de rue circulent entre cette compacte plantation de jambes sans se faire molester par les gavroches, leurs tourmenteurs naturels.
Et dans cet imposant et magnétique silence, au-dessus de cette mer étale, aux vagues, figées, sur laquelle l'ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met une paix, une solennité de plus, tombèrent tout à coup de la plus haute galerie de la tour, où les yeux essayaient en vain de discerner les hérauts d'armes, quelques martiaux éclats de trompettes a l'unisson. Et les soprani des Villes soeurs — Gand et Bruges — hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leurs vivats de plus en plus chauds et stridents, étaient suivis chaque fois des appels un peu rauques de l'aérienne fanfare. Après ce dialogue le carillon se mit à tintinnabuler: d'abord lentement et en sourdine comme une couvée qui s'éveille à l'aube dans la rosée des taillis; puis s'animant, élevant la voix, lançant à la volée une pluie d'accords de jubilation. Un ensoleillement. Alors l'orchestre et les choeurs entrèrent en lice. Et ce fut l'apothéose de la Richesse et des Arts.
Le poète vanta le Grand Marché dans des strophes à l'emporte- pièce, par de sonores et hyperboliques lieux communs auxquels la mise en scène, l'extase de la foule, la musique de Vyvéloy prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du monde venaient saluer Anvers, toutes les nations du globe lui payaient humblement tribut, et comme s'il ne suffisait pas des temps modernes et du moyen âge pour frayer à l'orgueilleuse cité sa voie triomphale, la cantate remontait à l'antiquité et engageait pour massiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout, l'univers et le temps, la géographie et l'histoire, l'infini et l'éternité, se rapportait, dans cette oeuvre, à la ville de Rubens. Et en fermant les yeux, on s'imaginait voir défiler un majestueux cortège devant le trône du peintre triomphal par excellence…
Quand ce fut fini, quand les musiques de la garnison ouvrant la retraite aux flambeaux reprirent, en marche, le thème principal de la cantate, Laurent pincé jusqu'aux moelles, les fibres travaillées par on ne sait quel contagieux enthousiasme, momentanément dépossédé de son moi, emboîta le pas aux soldats, et s'ébranla avec la foule aussi suggestionnée, aussi surexcitée que lui, et, dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers, confondus, bras dessus bras dessous, entonnaient à l'unisson à pleins poumons, le chant dithyrambique.
Infatigable, Laurent parcourut tout l'itinéraire tracé au cortège.
L'escorte ondoyante avait beau se renouveler, se relayer à chaque carrefour, l'exalté ne parvenait pas à la quitter. Cette musique de Vyvéloy l'eût conduit au bout du monde. Alors que d'autres se blasaient sur l'héroïsme de cette promenade aux lumières et s'éclipsaient par les rues latérales, lui se sentait de plus en plus d'intrépidité aux jambes et de flammé au coeur. D'ailleurs d'antres manifestants remplaçaient ceux qui faisaient défection et la physionomie du cortège variait avec les quartiers qu'il traversait. Le long de la rade et des bassins, Laurent sentit le coude à des matelots et à des débardeurs; au coeur de la cité, il se mêla aux garçons de magasin et aux filles de boutique; sur les boulevards de la ville neuve il se retrouva avec des fils de famille et des commis de «firmes» souveraines; enfin, dans les dédales du quartier Saint-André, habitacles des claquedents et des va-nu-pieds, des gaillardes en cheveux lui prirent familièrement le bras et de fauves voyous, peut-être des runners, l'emportèrent dans leur farandole. Tout à Anvers, tout à Rubens. Laurent n'entendait que la cantate, il en était rempli et saturé. Il reconduisit les musiques jusqu'à l'étape finale, triste et presque déçu lorsque les canonniers, étant descendus de cheval, soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances de bois et étouffèrent sous leurs bottes les dernières torches de résine.
V. L'ÉLECTION
— Ah! ville superbe, ville riche, mais ville égoïste, ville de loups si âpres à la curée qu'ils se dévorent entre eux lorsqu'il n'y a plus de moutons à tondre jusqu'aux os. Ville selon le coeur de la loi de Darwin, Ville, féconde mais marâtre. Avec ta corruption hypocrite, ton tape-à-l'oeil, ta licence, ton opulence, tes instincts cupides, ta haine du pauvre, ta peur des mercenaires; tu m'évoques Carthage… N'avez-vous pas été frappés, vous autres, du préjugé qu'ils entretiennent, ici, contre le soldat? Même les Anversois qui ont de leurs garçons à l'armée, sont impitoyables et féroces à l'égard des troupiers. Nulle part en Belgique on n'entend parler de ces terribles bagarres entre militaires et bourgeois; de ces guets-apens où des assommeurs tombent dessus au permissionnaire ivre, regagnant la caserne faubourienne ou le fort perdu à l'extrémité de la banlieue [6]…
Qui avons-nous à la tête d'Anvers? Des magistrats vaniteux, sots, gonflés comme des suffètes. Leur dernier trait, Bergmans, le connais-tu, leur dernier trait?
Un jour, n'ayant plus rien à démolir et à rebâtir, chose qui a toujours ennuyé des magistrats communaux, ils décrètent de supprimer la Tour Bleue, un des derniers spécimens, en Europe, de l'architecture militaire du quatorzième siècle. Tout ce que la ville compte encore d'artistes et de connaisseurs ici s'émeut, proteste, envoie à la «Régence», des pétitions… Devant cette opposition, que font nos augures? Ils daignent consulter l'expert par excellence, Viollet-Le-Duc. Cet archéologue conclut avec tous les artistes en faveur du maintien de la vieille bastille. Voyez- vous cet original qui se permet d'être d'un autre avis que ces marchands omnisapients? Aussi n'ont-ils rien de plus pressé que de raser, sans autre forme de procès, la vénérable relique…
Et pourtant, ville sublime. Tu as raison, Rombaut, de vanter son charme indéfinissable, qui clôt la bouche à ses détracteurs. Nous ne pouvons lui en vouloir de s'être donnée à cette engeance de ploutocrates. Nous l'aimons comme une femme lascive et coquette, comme une courtisane perfide et adorable. Et ses parias même ne consentent pas à la maudire!
C'était au cabaret de la Croix Blanche, sur la Plaine du Bourg,
Laurent Paridael qui déblatérait ainsi devant Bergmans, Rombaut et
Marbol.
— Bon, voilà le jeune servant des dockers qui prend le mors au dents! dit Vyvéloy. Et tout cela parce qu'il a trouvé que dans ma cantate je faisais trop large la part du chauvinisme, aux dépens des communiers de Bruges et de Gand… Parbleu! On comprend l'esprit de clocher, quand ce clocher est la flèche de Notre-Dame!
— Absolument, approuva Bergmans. D'ailleurs, Anvers se relèvera moralement aussi. Elle secouera le joug qui la dégrade. Elle sera rendue à ses vrais enfants. Tu le verras, Paridael, l'insubordination gagne les masses opprimées. Je te promets du neuf pour bientôt. Un souffle d'émancipation et de jeunesse a traversé la foule; il y a mieux ici qu'une riche et superbe ville; il y a un peuple non moins intéressant qui commence à regimber contre des mandataires qui le desservent et le compromettent.
La prédiction de Bergmans ne tarda pas à se réaliser. Depuis longtemps il y avait de l'électricité dans l'air.
La véhémente cantate de Vyvéloy ne contribua pas dans une faible mesure à ce réveil de la population.
Les riches, en prenant l'initiative d'un jubilé de Rubens, ne s'attendaient pas à provoquer cette fermentation.
Il arriva que les peintres delà Renaissance évoquèrent les pasteurs d'hommes, de ce seizième siècle, les Guillaume le Taciturne, les Marnix de Sainte-Aldegonde. On exhuma pour s'en parer ce quolibet insultant jeté aux patriotes de l'époque de Charles-Quint et de Philippe II, ce nom de gueux dont les vaillants ancêtres aussi s'étaient enorgueillis comme d'un titre honorifique.
La noblesse, momifiée, désintéressée de tout, et de plus ultramontaine, se réjouit peut-être des désagréments que le courant nouveau préparait aux parvenus, mais n'osa patronner un parti placé sous le vocable et le drapeau des adversaires victorieux de la catholique Espagne.
L'effervescence régnait surtout dans le peuple des travailleurs du
Port.
Des conflits isolés avaient déjà éclaté entre Béjard et les «Nations». Ce furent d'abord des tiraillements à propos d'un mémoire à payer par l'armateur à l'Amérique. L'armateur refusait toujours de régler son compte, lorsque arriva de Riga un bateau- grenier avec chargement à la consignation du payeur récalcitrant.
Béjard s'adressa, pour le déchargement de ces marchandises, à une Nation rivale de sa créancière, mais dans de pareilles circonstances, les corporations font cause commune et la Nation sollicitée refusa l'entreprise à moins que le négociant ne s'acquittât d'abord envers leurs concurrents.
Il s'adressa à une troisième, à une quatrième Nation, partout il se buta au même refus.
Entêté et furieux, il fit venir des dockers de Flessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversois jetèrent plusieurs Hollandais dans les bassins et les en retirèrent à demi noyés pour les y replonger encore, si bien que tous reprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bien qu'on ne les repincerait plus à venir contrecarrer, dans leurs grèves, ces Anversois expéditifs. De fait, lorsque ces manoeuvriers aussi placides que vigoureux s'avisaient de devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins.
Béjard, en apprenant la désertion des Hollandais après le traitement qui leur avait été infligé, écumait de colère et jurait de se venger tôt ou tard de Vingerhout et de ces insolentes Nations. Mais comme, entre temps, son blé menaçait de pourrir à fond de cale, il céda aux prétentions des débardeurs.
À quelque temps de là l'occasion se présenta pour lui de rouvrir les hostilités contre cette plèbe par trop séditieuse. On venait d'inventer aux États-Unis, des «élévateurs», appareils tenant à la fois lieu de grues, d'allèges et de compteurs, dont l'adoption pour le déchargement des grains, devait fatalement supprimer une grande partie de la main-d'oeuvre et entraîner par conséquent la ruine de nombreux compagnons de nations.
Aussi l'agitation fut grande parmi le peuple quand il apprit que Béjard avait préconisé, dans les conseils de la Régence, l'acquisition de semblables engins.
Le soir où en séance des magistrats municipaux la proposition de Béjard devait être mise aux voix, baes, doyens, compagnons, convoqués par Jan Vingerhout se massaient de manière à représenter une armée compacte et formidable, sur la Grand'Place, devant l'Hôtel de Ville. En costume de travail, les manches retroussées, leurs biceps à nu, ils attendent là, terriblement résolus, poings sur les hanches, le nez en l'air, les yeux braqués vers les fenêtres illuminées. L'air goguenard, pipe aux dents, radieux comme s'il s'agissait d'aller à la danse, Jan Vingerhout circule de groupe en groupe pour donner la consigne à ses hommes. Quoiqu'il n'ait pas besoin de secrétaire pour la besogne de ce soir, il s'est fait accompagner du jeune Paridael enchanté de la petite explosion qui menace l'odieux Béjard.
— Nous allons rire, mon garçon, fait Jan en se frottant les mains, de manière à faire craquer les os de ses phalanges.
Siska a retenu, non sans peine, son homme à la maison.
Quelques badauds de mine suspecte, du genre des jeunes runners du Doel, s'approchent aussi des solides compagnons, mais Jan n'entend pas s'embarrasser d'alliés compromettants. Il les récuse sans trop les rabrouer toutefois. Les braves gens suffiront à la besogne.
Les policiers ont essayé de disperser les rassemblements, mais ils n'insistaient pas devant la façon très digne et très explicite dans son calme dont les accueillent les mutins.
Une rue assez longue, le Canal au Sucre, sépare la Grand'Place de l'Escaut, mais deux cents mètres ne représentent pas une distance pour ces gaillards, et les argousins, de futés gringalets, ne seraient pas lourds à porter jusqu'à l'eau.
Que vont-ils faire? se demandent les policiers, alarmés par cette inertie, par l'air résolu et vaguement ironique de ces débardeurs. Les musards du Coin des Paresseux ne sont pas plus offensifs, en attendant le baes qui les abreuve. À ceux qui les interrogent, les travailleurs répondent par certain vade retro aussi bref, qu'énergique, intraduisible dans un autre idiome que ce terrible flamand, et auquel la façon de le faire sonner ajoute une éloquente saveur.
Les croisées de l'aile gauche, au deuxième étage de l'antique
Hôtel de ville, sont illuminées. Il parait qu'on délibère encore.
Le vote est imminent; tous, ces gens s'entendent comme marchands
en foire.
Neuf heures sonnent. Au dernier coup, voilà que, sur un coup de sifflet de Vingerhout, simultanément les compagnons se penchent, et flegmatiquement, se mettent en devoir de déchausser les pavés, devant eux. Ils vont même vite en besogne, si vite que les alguazils s'essoufflent inutilement à vouloir les en empêcher.
Et alors, Jan Vingerhout, pour montrer comment s'emmanche la partie, envoie adroitement un pavé dans une des fenêtres du Conseil. D'autres bras s'élèvent, chaque bras tient son pavé avec la fermeté d'une catapulte. Mais à un signe de Vingerhout, les hommes remettent leur charge par terre:
— Tout doux, il suffira peut-être d'un simple avertissement.
En effet, un huissier accourt sur la place, essoufflé et avisant Vingerhout, lui dit que ces messieurs du Conseil ajournent leur décision.
— Que restent-ils fagoter alors? demande Vingerhout, toujours sollicité par les croisées illuminées.
Au fond, ce terrible Vingerhout est un malin compère, mais un bon compère; il connaît les aîtres de l'Hôtel de ville, il savait que le pavé lancé tomberait dans un espace vide de la salle. Mais il n'avoue cela qu'à Laurent.
Les croisées rentrent dans l'ombre. Bourgmestre, échevins, conseillers sortent du palais communal, penauds, entourés de leur nuée de policiers; on a mis en réquisition la gendarmerie et la grand'garde, on a télégraphié aux commandants des casernes, Béjard a même voulu demander des secours à Bruxelles. Mais les Nations jugent suffisant le résultat de leur petite manifestation, et, abandonnant leurs pavés, se dispersent lentement, comme de bons géants qu'ils sont, en se contentant d'envoyer une huée bien significative aux conseillers, surtout à M. Béjard, qui a cru très sérieusement qu'on allait le traiter comme le diacre Etienne.
Intimidé, le Conseil décide sagement d'enterrer la question par trop brûlante jusqu'après les élections pour le renouvellement des Chambres législatives.
Bergmans ayant pris nettement parti pour les débardeurs et s'étant porté candidat contre Freddy Béjard, les baes des corporations embrassèrent chaleureusement sa cause. Laurent était entré dans une société d'exaltés de son âge, la Jeune Garde des Gueux, recrutée parmi les apprentis et les fils de petits employés.
À mesure qu'elle avançait, la période électorale s'exaspérait. Les riches, maîtres des journaux, se livraient à une débauche d'affiches tirant l'oeil, multicolores, énormes, de brochures, de pamphlets, imprimés en grosses lettres.
L'agitation se propageait dans les classes inférieures.
— Qu'importe! rageait Béjard, ces maroufles ne sont pas électeurs. Je serai élu tout de même.
En effet, la plupart des «censitaires» en tenaient pour les riches. Mais ceux-ci, craignant que l'impopularité de Béjard ne compromît le reste de leur liste, essayèrent d'obtenir, de l'armateur qu'il remît sa candidature à des temps meilleurs. Il refusa net. Il attendait depuis trop longtemps; on lui devait ce siège pour le dédommager des longs et précieux services rendus à l'oligarchie. Ils n'insistèrent point. D'ailleurs, il les tenait. Mille secrets compromettants, mille cadavres existaient entre eux et lui. Ses doigts crochus de marchand d'ébène tenaient l'honneur et la fortune de ses collègues. Puis ce diable d'homme possédait le génie de l'organisation, au point de se rendre indispensable. Lui seul savait mener une campagne électorale et faire manoeuvrer les cohortes de boutiquiers en chatouillant leurs intérêts. Sans son concours, autant se déclarer vaincu d'avance.
Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôts multipliaient les tournées dans les cabarets, et les visites à domicile. Ils avaient mission de voir les boutiquiers gênés, de leur promettre des fonds ou des clients. Aux plus défiants, on alla jusqu'à remettre une moitié de billet de banque, l'autre moitié devant leur être délivrée le soir même du scrutin, si le directeur de la Croix du Sud l'emportait.
D'autres employés de son imposante administration électorale, compliquée et nombreuse comme un ministère, confectionnaient des billets de vote marqués, destinés aux électeurs suspects; d'autres encore se livraient à des calculs de probabilités, à la répartition du corps électoral en bon, mauvais et douteux. Les prévisions donnaient au moins un millier de voix de majorité au Béjard. Il continuait pourtant d'en acheter, répandant à pleines mains l'argent de l'association, puisant même dans sa propre caisse. Pour réussir il se serait ruiné.
Ses courtiers travaillaient l'imagination des campagnards de l'arrondissement, gens orthodoxes comme la noblesse et, de plus, superstitieux. Ignorant l'histoire, ces ruraux prenaient au pied de la lettre le nom de gueux. Le moindre petit terrien entretenu dans ses terreurs par les récits des vieux, aux veillées, se voyait déjà mis au pillage, battu et incendié comme sous les cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds lui cuisait. Pas souvent qu'il voterait pour des grille-pieds et des chauffeurs. Au village, les courtiers colportaient naturellement, sur Bergmans et les siens, des fables monstrueuses, des calomnies extravagantes, d'un placement difficile à la ville, mais qui passaient auprès de ces rustauds, comme articles d'évangile.
Door den Berg n'avait à opposer à ces menées que son caractère, son talent, sa valeur personnelle, ses convictions chaudes, son éloquence de tribun, sa figure avenante; dans la bataille à coups de journaux, d'affiches et de brochures, il avait le dessous; en revanche, dans les réunions publiques, autrement dites métingues, où se discutaient les mérites des candidats, il tenait le bon bout. D'ailleurs, il fallait être inféodé au clan de Béjard, pour prendre encore au sérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt celles de Dupoissy, car c'était son familier qui lui confectionnait ses discours et ses articles.
Rien d'écoeurant comme ces tartines humanitaires, collections de lieux communs dignes des pires gazettes départementales, ramassis de clichés, aphorismes creux, mots redondants et sans ressort, rhétorique si basse et si déclamatoire que les mots même semblent refuser de couvrir plus longtemps ces mensonges et ces saletés.
L'avant-veille du scrutin, il y eut un grand métingue aux Variétés, immense salle de danse où les parades politiques alternaient avec les mascarades des jours gras.
Pour la première fois depuis des années qu'il régalait les gobets et ses créatures de harangues doctrinaires prononcées toujours de la même voix nasarde et monocorde, Béjard y fut hué d'importance: on ne le laissa même pas achever.
La salle houleuse, électrisée par une copieuse philippique de Bergmans, se porta comme une terrible marée à l'assaut du bureau, sur l'estrade, en passant par-dessus la cage de l'orchestre, renversa la table, foula aux pieds et mit en loques le tapis vert, inonda le parquet de l'eau des carafes destinées aux orateurs, fit sonner à coup de bottes la cloche du président et peu s'en fallut qu'on n'écharpât les organisateurs du métingue.
Heureusement, en voyant approcher le cyclone, ces gens prudents avaient battu en retraite, patrons et candidats réunis, et cédé la place au peuple.
Il se leva enfin, le jour des élections, un jour gris d'octobre! Dès le matin, les tambours de la garde civique battant l'appel des électeurs, la ville s'animait d'une vie extraordinaire qui n'était pas l'activité quotidienne, l'affairement des commis et des commerçants, le camionnage et le trafic. Des électeurs endimanchés sortaient de chez eux, montrant sous le tuyau de poêle la physionomie grave, un peu pincée, de citoyens conscients de leur dignité. Ils gagnaient, le bulletin à la main, d'un pas rapide, les bureaux électoraux: bâtiments d'écoles, foyers de théâtres et autres édifices publics.
De jeunes gandins, fils de riches, exhibaient à la boutonnière une cocarde orange, couleur du parti, réquisitionnaient les voilures de place pour charroyer les électeurs impotents, malades ou indifférents. Ils se donnaient de l'importance, consultaient leurs listes, s'abordaient avec des raines mystérieuses, mordillaient le crayon qui allait leur servir à «pointer» les électeurs. Des omnibus étaient allés prendre très tôt dans les bourgades éloignées les électeurs ruraux, ils rentraient en ville avec leur chargement humain. Ébaubis, rouges, les paysans se groupaient par paroisses; et des soutanes noires allaient de l'un à l'autre de ces sarraux bleus pour leur faire quelque recommandation et contrôler leurs billets de vote. Des groupes se formaient devant les portes des bureaux. On lisait les affiches encore humides, où l'un ou l'autre des candidats dénonçait une «manoeuvre de la dernière heure» de ses adversaires et lançait une suprême proclamation, laconique et à l'emporte-pièce. Presque tous ces manifestes commençaient par «Électeurs, on vous trompe». Des marchands aboyaient les journaux fraîchement parus. De chaque côté de la porte se tenait un voyou, porteur d'un écriteau engageant à voter pour l'une ou l'autre liste. De groupe en groupe, de cocarde bleue à rosette orange, s'échangeaient des regards de défi; des gens généralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des mains tourmentaient fiévreusement le pommeau de leurs cannes… On causait beaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs.
Cependant, chaque bureau étant pourvu d'un président et de deux «scrutateurs», les opérations du vote commençaient. À l'appel de leurs noms, dans l'ordre alphabétique, les votants se frayaient un passage à travers l'attroupement, passaient derrière une cloison, se présentaient devant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient derrière la table, recouverte du traditionnel tapis vert et supportant une vilaine caisse noire et cubique, pompeusement qualifiée d'urne. L'électeur promenait un instant sous le nez soupçonneux et binocle du président son bulletin plié en quatre et timbré aux armes de la ville, et le laissait choir dans l'urne fendue comme un tronc, une tire-lire ou une boite à lettres. Il y en avait que cette simple action impressionnait terriblement; ils perdaient contenance, laissaient tomber leur canne, se confondaient en salamalecs et s'obstinaient à vouloir loger leur papier dans l'encrier du scrutateur.
À la cloison, du côté de la salle d'attente, s'étalaient les listes électorales; des myopes s'y collaient le nez et des doigts sales s'y promenaient comme sur l'horaire affiché dans les gares. Il puait le chien mouillé et le bout de cigare éteint, dans cette salle de classe où traînaient aussi des relents d'écoliers pauvres et de cuistres mangeurs de charcuterie.
Il y avait des abstentions. Des «jeunes gardes» des deux partis, de faction à l'entrée, reconnaissaient leurs hommes et envoyaient des voitures prendre, en prévision du contre-appel, les manquants de leur bord. La kyrielle des noms, la procession des votants se déroulaient, lamentables. Des incidents en relevaient de loin en loin la monotonie. Un quidam omis ou rayé se fâchait; des homonymes se présentaient l'un pour l'autre; on persistait à appeler des morts qu'on aurait absolument voulu voir voter, en revanche on tentait de persuader à des vivants qu'ils n'étaient plus de ce monde.
Au sortir de l'isoloir leur expression béate et soulagée, leur air guilleret aurait donné à supposer qu'ils s'étaient isolés pour d'autres motifs.
Les opérations du vote, appel et contre-appel, duraient jusqu'à midi, puis commençait le dépouillement. On ne savait rien, mais on supputait les résultats. «Peu d'abstentions!»
Les cocardes oranges se plaignaient à la fois de l'affluence des blouses, des gens gantés et des tricornes; en revanche, les bleus s'inquiétaient du contingent extraordinaire de baes de Nations, de petits-commerçants et d'officiers patriotes.
Personne ne rentrait chez soi; tous mangeaient mal dans les tavernes bourrées de consommateurs, et la fièvre, l'anxiété séchant les gosiers, ils s'enivraient à la fois de bière et de paroles.
On commençait à se masser, le nez en l'air, sur la Grand-Place devant le local de l'» Association», le club de Béjard et des riches, où viendraient s'encadrer tout à l'heure, entre les châssis des huit fenêtres du premier, les résultats des vingt-six bureaux; et aussi au port, devant l'estaminet de la Croix Blanche, où se réunissaient les «Nationalistes», partisans de Bergmans.
Une pluie fine trempait les badauds, mais la curiosité les rendait stoïques. Des camelots continuaient de glapir l'article du jour, les cocardes bleues ou oranges.
Il y avait de l'orage et de la menace dans la foule nerveuse et taciturne, grossie à présent de beaucoup d'ouvriers, de petits employés, d'étudiants, ne payant pas le cens. Enragés de ne pas avoir pu donner leur voix à Door den Berg, ils nourrissaient au fond de leur coeur un violent désir de manifester d'une autre façon leurs préférences.
Aussi, à présent, les cocardes bleues dominaient, dans la foule. Les ouvriers les piquaient à leur gilet de laine. Des rixes avaient éclaté dans la matinée, aux abords des bureaux ou votaient les campagnards. Aussi, intimidés par les regards de haine que leur jetaient les compagnons des bassins, les sarraux s'empressaient-ils, leur voix donnée selon le coeur de leur curé, de regrimper en toute hâte sur les impériales et de mettre des lieues de polders ou de bruyères entre eux et les remparts de la métropole.
Les affiliés s'entassaient dans les salons mêmes de l'Association, où siégeaient, attendant les résultats, les chefs et les candidats du parti. La voix métallique et acerbe de Béjard dominait le bourdonnement des colloques; Dupoissy, bénisseur et inspiré; M. Saint-Fardier, turbulent, agressif, parlant de se débarrasser à coups de fusil de ce Bergmans et de tout ce sale peuple; M. Dobouziez, sobre de paroles, vieilli, l'air soucieux, peu mêlé à la politique active et maugréant à part lui, contre l'ambition coûteuse de son gendre; enfin les jeunes Saint-Fardier, bâillant à se démantibuler la mâchoire, regardaient, en tapotant les vitres, le populaire s'amasser sur la place.
À la Croix Blanche, Door n'avait pas assez de ses mains pour presser toutes celles qui tenaient à secouer les siennes. L'affection, l'exubérance, la sincérité de ces natures frustes et droites le touchaient vivement.
Laurent, les Tilbak, Jan Vingerhout, Marbol et Vyvéloy ne restaient pas en place, sortaient, allaient aux informations, couraient au bureau central où se faisait le dépouillement général.
Les premiers résultats, favorables tour à tour à Béjard et à Bergmans étaient accueillis, par des huées à l'Association, par des vivats à la Croix Blanche, ou réciproquement. Mais les manifestations de rassemblée des riches trouvaient chaque fois un écho contradictoire sur la Place. Ainsi, l'affichage aux fenêtres de l'Association, des chiffres de majorité attribués à Béjard fit partir des applaudissements timides promptement étouffés sous des grognements et des sifflets; le contraire se produisait lorsque la chance avait favorisé «notre Door».
Quelque temps les suffrages se balancèrent. La majorité des censitaires de la ville se déclaraient pour le tribun. Déjà la foule, dans la rue et à la Croix Blanche, se trémoussait d'allégresse; on se donnait l'accolade, on félicitait Bergmans. Paridael voulait même qu'on arborât le drapeau des gueux, orange, blanc et bleu, avec les deux mains fraternellement enlacées, les mains amputées et écartelées sur l'écusson d'Anvers. Bergmans, moins optimiste, eut de la peine à empêcher ses amis de triompher trop tôt. Il avait raison de se défier. Nos enthousiastes comptaient sans les campagnes. Non seulement les bureaux ruraux comblèrent rapidement l'écart des voix entre les deux listes, mais le total de ces suffrages campagnards grossissant, s'enflant toujours, engloutit comme une stupide marée, submergea sous ses flots les légitimes espérances de la majorité des citadins.
VI. TROUBLES
Ce fut d'abord de la consternation, ensuite de la rage, qui s'emparèrent de la population anversoise, à l'issue définitive de la lutte. Les riches l'emportaient, mais avec le concours de la corruption et de la bêtise. Les campagnards avaient opposé leur veto à la volonté de la grande ville. Les vainqueurs, qui ne pouvaient se dissimuler l'aloi équivoque de ce triomphe, commirent la faute de vouloir le célébrer et, assez penauds, intérieurement, ils payèrent d'audace, affectèrent de la jubilation et déterminèrent, chez la foule, par leurs bravades et leurs défis grimaçants, l'explosion des sentiments hostiles qu'elle contenait, à grand'peine, depuis le matin. Toutefois ils n'osèrent pas se montrer au balcon de leur club où les appelait ironiquement la fourmilière, la houle de têtes convulsées, pâles et blêmes de dépit, ou rouges et échauffées, rictus sardoniques, lèvres pincées, yeux qui rencognent des larmes de rage.
Cinq heures. La nuit est tombée. Les riches regagnent leurs hôtels de la ville neuve, en se glissant timidement a travers la foule qui continua de stationner sur le forum.
Tous restent là angoissés, ne sachant a quoi se résoudre, les poings fermés, certains que «cela ne se passera pas ainsi», mais ignorant comment «cela se passera».
En prévision des troubles, le bourgmestre a consigné la garde civique, les postes sont doublés, la gendarmerie est sous les armes.
Bergmans traversant la place a été reconnu, acclamé, porté en triomphe. Il se dérobe comme il peut à ces ovations: depuis le matin, il exhorte au calme et à la résignation tous ceux qui l'approchent: «Nous vaincrons la fois prochaine!»
Le drapeau orange flottant au balcon de l'Association nargue et exaspère ses amis. Dans les premiers moments, après la nouvelle de la défaite, la consternation des vaincus a permis aux riches d'arborer impunément leur pavillon.
Tout à coup une poussée se produit. Paridael et ses camarades de la «Jeune Garde des Gueux», travaillant des coudes, sont parvenus jusqu'au Club.
Porté sur les épaules de Jan Vingerhout, Laurent, leste comme un singe, s'aidant des pieds et des mains, s'accrochant aux moindres saillies, parvient jusqu'au balcon, l'escalade, empoigne la hampe, essaie de la dégainer, finit par s'y suspendre, en tirant sur l'étoffe: on entend un craquement, le bois se brise…
La foule jette un cri d'anxiété.
Le drapeau est conquis, mais le hardi conquérant s'abat dans le vide avec son trophée. Il se serait rompu le cou sur le pavé si le vigilant et solide Vingerhout n'eût été là. Notre hercule reçoit son ami dans ses bras, sans fléchir sur ses jarrets, comme il attraperait à la volée une balle de riz ou un sac de céréales. Puis il le dépose tranquillement à terre avec un juron approbateur. Le jeune gars, remis sur ses jambes, agite son drapeau au-dessus des têtes. D'orageuses acclamations éclatent et se prolongent. Des agents de police tentent de prendre Laurent au collet. Des centaines de mains, à commencer par la poigne de Vingerhout, le dégagent, bousculent les flics et les réduisent à l'impuissance.
Les jeunes gens prennent la tête d'une colonne immense qui s'ébranle après trois bordées de sifflets envoyées au balcon dégarni, en chantant à pleins poumons l'Hymne des Gueux, composé par Vyvéloy, ou bien un refrain flamand, improvisé en l'honneur de leur chef.
Mais au loin, une musique entonne l'air du parti des riches. D'où peut partir ce défi? Un frisson électrique parcourt l'immense cortège.
Sus aux téméraires! Et de traverser au pas gymnastique la place de
Meir.
Au tournant de cette place, à l'endroit où elle s'étrangle, en boyau, les Gueux tombent sur une bande de jeunes manifestants à cocardes bleues, accompagnés d'un orphéon et de torches. Avec une clameur terrible, ils s'abattent sur ces provocateurs. En un rien de temps, les torches sont arrachées des mains des porteurs, la grosse caisse trouée d'un coup de gourdin, la bande balayée, culbutée, sans que les assaillis aient opposé la moindre résistance.
Et quand le gros et la queue de la colonne débouchent à leur tour a l'endroit où vient d'avoir lieu la bagarre, les fuyards sont déjà loin.
Cependant les Gueux apprennent que dans la ville neuve, au boulevard Léopold, les riches, se croyant à l'abri des atteintes populaires, ont pavoisé et illuminé leurs façades.
— Chez Béjard! braillent les manifestants. Depuis la place de Meir, la manifestation revêt un caractère sinistre. Les rangs des ouvriers, des débardeurs et des petits bourgeois se sont éclaircis, pour faire place à une traînée de gaillards sans vergogne. Ceux-ci ne chantent plus l'Hymne des gueux, mais ils hurlent des refrains incendiaires.
En route, avenue des Arts, un runner jette un pavé à travers la porte de l'hôtel Saint-Fardier, dont les fenêtres sont garnies de lampions. Les vitres volent en éclats. En agitant un rideau de soie, le vent le rapproche de la flamme des lampions; l'étoffe prend feu. La foule féroce se trémousse et acclame l'incendie, ce complice inattendu.
— C'est cela. Faisons flamber la cambuse!
Mais un peloton de gendarmes, la police et une compagnie de gardes civiques les empêchent de pousser cette plaisanterie jusqu'au bout.
Tandis qu'une partie de la colonne s'attarde et donne du fil à retordre aux gendarmes, les autres en profitent pour déboucher au boulevard Léopold par des rues latérales, presque en face de l'hôtel Béjard.
— À bas Béjard!… À bas le marchand d'âmes! … À bas le négrier!… À bas le tourmenteur d'enfants!…
Des explosions de cris sanguinaires affrontent la demeure de l'oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait, mais Béjard, l'étranger, l'élu des paysans s'est abstenu d'illuminer.
Les volets du rez-de-chaussée sont clos et il semble qu'il n'y ait pas de lumière a l'intérieur.
Mais cette discrétion ne désarme pas les manifestants. Ils se sont rués comme des fous sur la maison maudite. Les rôdeurs et les vagabonds, composant à présent le gros du cortège, excellent surtout dans les démolitions. Les volets fendus sont arrachés des fenêtres, les glaces mises en pièces.
— À mort! À mort! hurlent les émeutiers.
Confiant le drapeau à son fidèle Vingerhout, Paridael s'interpose et veut les empêcher de se jeter dans la maison, car subitement toute sa pensée est retournée à la femme de l'impopulaire armateur, à sa cousine Gina. Qu'on écharpe et qu'on pende Béjard, il ne s'en soucie guère, qu'on ne laisse plus pierre sur pierre de la maison, et il s'associera volontiers aux démolisseurs, mais il donnerait jusqu'à sa dernière goutte de sang pour épargner une frayeur et une émotion à Mme Béjard!
Ah! misérable, comment n'a-t-il pas prévu plus tôt ce danger!
Il appelle Vingerhout à l'aide. Mais ils sont débordés. Impossible d'endiguer la masse des furieux. Il n'y a plus qu'à les suivre, ou mieux à les précéder dans la maison, afin de porter secours à la jeune femme. Laurent saute par une croisée dans le selon. Déjà une nuée de forcenés s'y démènent comme des épileptiques, brisent les bibelots et les meubles, déchirent les rideaux, décrochent les cadres, percent et trouent les coussins, arrachent les tentures et les réduisent en charpie, jettent les débris dans la rue, saccagent, dégradent tout ce qui leur tombe sous la main.
Laurent les a devancés dans la pièce voisine; elle est obscure et déserte. Il pénètre dans un troisième salon: personne; dans la salle à manger: personne encore; il fouille l'orangerie, la serre, sans rencontrer âme qui vive.
Cependant les autres le suivent. Fatigués de tout casser, ils voudraient faire son affaire à Béjard! Laurent se lance dans le vestibule, avise l'escalier, le monte quatre à quatre.
Il atteint le palier du premier étage, pénètre dans les chambres à coucher, dans un cabinet de toilette, inspecte une autre pièce. Personne. Il appelle: «Gina! Gina!» Pas l'ombre de Gina. Il continue ses perquisitions, fouille tous les coins, ouvre les placards et les armoires, regarde sous les lits. Toujours rien. Elle n'est pas dans les mansardes, elle n'est pas dans le grenier. En descendant, désespéré, il se cogne aux meneurs qui lui réclament Béjard. Pour un peu ils accuseraient Paridael d'avoir fait échapper son ennemi. Heureusement Vingerhout survient à temps pour l'arracher de leurs mains.
Cependant, au dehors le tumulte augmente, Laurent descend au jardin, visite les écuries, sans plus de succès.
Enfin, il se résout à quitter cette maison déserte. Dans la rue, où des centaines de badauds, mêlés aux émeutiers, assistent avec une curiosité béate au sac de cette demeure luxueuse, il apprend par les domestiques de Béjard que leurs maîtres dînent chez Mme Athanase Saint-Fardier. Rassuré, il s'éloigne du théâtre de la saturnale, lorsque des battues furieuses résonnent dans le lointain.
— La garde civique à cheval! Sauve qui peut!
Pillards et destructeurs interrompent leur besogne.
Le demi-escadron approche au galop. Arrivé à une centaine de mètres de la cohue, le capitaine, Van Frans, le banquier, ami de la famille Dobouziez, commande halte.
Tous riches et fils de riches, cavaliers de parade, montés sur des bêtes de race, fiers de leur bel uniforme vert sombre, de leur tunique à boutons d'argent et à brandebourgs noirs, de leur pantalon à bande amaranthe, de leur talpak d'astrakan à chausse rouge et à gland d'argent. Leurs montures ont des chabraques assorties à l'uniforme, aux coins desquelles sont brodés des clairons d'argent, et le manteau d'ordonnance enroulé sur le devant de la selle.
Pâles, l'air ému, les yeux brillants, ils font caracoler et piaffer leurs chevaux. Comme ils se sont arrêtés, les mutins s'enhardissent et leur lancent des moqueries: soldats de carton! polichinelles! cavaliers des dimanches! Laurent reconnaît Athanase et Gaston Saint-Fardier, et entend le premier, qui pousse son cheval en avant, dire à Van Frans: «Chargerons-nous bientôt ces voyous, commandant?» En passant avenue des Arts, les deux frères ont aperçu les dégâts causés à la maison paternelle, et ils brûlent d'impatience de venger cet affront.
Jusqu'à présent, le service de cet escadron d'honneur avait été une récréation, un simple sport, un prétexte à promenades et à excursions, à parties de campagne. Ce n'était pas de leur faute, à ces jolis dilettanti de l'uniforme, si cette gueusaille les obligeait de se prendre au tragique.
— Sabre… clair!… commande Van Frans d'une voix un peu émue. Et les lames vierges, tirées du fourreau avec un bruissement métallique, mettent une flamme livide au point ganté de chaque cavalier.
Il n'en faut pas plus pour que la panique gagne la bande des émeutiers. La masse fonce en avant et se jette, à droite et à gauche, dans les rues latérales. Les plus hardis courent se garer sur le trottoir d'en face ou entre les arbres de l'avenue.
— Chargez! commande alors seulement Van Frans… En avant!
Et l'escadron part au grandissime galop; étriers et fourreaux s'entrechoquent, le pavé s'incendie comme une enclume.
Après avoir dépassé les rassemblements et feint de donner la chasse aux fuyards, les cavaliers font halte, demi-tour et chargent une seconde fois dans la direction opposée.
La police achevait de disperser les derniers rassemblements et, en nombre à présent, opérait des arrestations, pinçait les meneurs.
Pourchassés de ce côté, les plus acharnés se résignaient à aller manifester ailleurs.
En tournant le coin d'une rue, Laurent se trouva nez à nez avec Régina. La nouvelle des émeutes venait de surprendre les Béjard à table, et tandis que le mari se rendait à l'Hôtel de ville pour se concerter avec ses amis, Gina, malgré les efforts pour la retenir, était sortie seule, curieuse de constater l'impopularité de l'élu.
Laurent la prit par le bras: — Venez, Régina… Vous ne pouvez rentrer chez vous; votre hôtel est une ruine, la rue même est mauvaise pour vous… Retournez plutôt chez votre père…
Elle vit qu'il portait à la casquette les couleurs des partisans de Bergmans:
— Vous faites cause commune avec eux; vous étiez de la petite expédition chez moi… Vrai, Laurent, il ne vous manquait plus que cela… C'est du propre!
— Ce n'est pas le moment de récriminer et de me dire des choses désagréables! fit Paridael avec un aplomb qu'il n'avait jamais eu de la vie en lui parlant. Venez-vous?
Frappée par son air de résolution, matée, elle se laissa entraîner et prit même son bras… Il la fit monter dans la première voiture qu'ils rencontrèrent, jeta au cocher l'adresse de M. Dobouziez et s'assit en face d'elle, sans qu'elle eût risqué une observation.
— Excusez-moi, dit-il. Je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en lieu sûr.
Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plus les dents.
Les genoux de Laurent frôlaient ceux de la jeune femme; leurs pieds se rencontrèrent, elle se retirait avec des soubresauts effarouchés et se rencognait dans le fond de la voiture ou affectait de regarder par la portière. Laurent retenait sa respiration pour mieux écouter la sienne; il aurait voulu que ce trajet durât toujours… Tous deux songeaient à la dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés. Elle gagnait peur: lui se sentait redevenir l'amoureux d'autrefois.
Ils croisaient des runners ivres, brandissant des gourdins au bout desquels étaient attachés des lambeaux d'étoffes arrachés aux meubles et aux tentures des hôtels dévastés. À chaque réverbère, Laurent avait la rapide vision de la jeune femme. L'alarme qu'il causait à sa cousine le chagrinait atrocement. Il lui serait donc toujours un sujet d'aversion et d'épouvante! Arrivé à la fabrique, il descendit le premier et lui offrit la main. Elle mit pied à terre sans son aide et lui dit, par politesse: «Vous n'entrez pas?»
— Vous savez bien que votre père a juré de ne plus me recevoir…
— C'est vrai. Je n'y pensais plus… Au fait, je vous dois des remerciements, n'est-ce pas? M. Béjard compte des ennemis chevaleresques…
— De grâce, ne raillons pas, cousine… Si vous saviez combien vos sarcasmes sont injustes?… Croyez plutôt à mon inaltérable dévouement et à ma profonde… admiration pour vous.
— Vous parlez comme une fin de lettre! fit-elle, avec une tendance à reprendre son ancien ton persifleur, mais cette pointe manquait de belle humeur et de sincérité. «C'est égal… Encore une fois, merci.» Et elle entra dans la maison.
VII. GENDRE ET BEAU-PÈRE
M. Freddy Béjard, nouveau député, donne à ses amis politiques le grand dîner retardé par le sac de son hôtel et l'effervescence populaire.
L'émeute n'a pas duré. Dès le lendemain, les bons bourgeois, que le tumulte de la nuit empêchait de dormir et faisait trembler dans leurs lits, prenaient comme but de promenade les principales maisons ravagées par la populace. Comme les riches ne manquent pas d'imputer ces actes de sauvagerie à Bergmans, malgré les protestations et les désaveux énergiques de celui-ci, M. Freddy Béjard bénéficie de l'indignation des gens rassis et timorés.
Les gazettes persécutées par M. Dupoissy publient durant des semaines des considérations de «l'ordre le plus élevé», sur «l'hydre de la guerre civile» et le «spectre de l'anarchie», si bien que nombre de bons Anversois, détestant Béjard et les étrangers et portés pour Bergmans, craindraient, en continuant d'appuyer celui-ci, de provoquer de nouveaux désordres.
Comme il incombait à la ville de dédommager les victimes des démagogues, M. Béjard n'a rien perdu non plus de ce côté-là, et en a profité pour grossir l'évaluation des dégâts.
De sorte que c'est dans un hôtel repeint et meublé à neuf, plus cossu que jamais, où rien ne porte trace de la visite des runners, que M. le député traite ses féaux et amis; ses collègues du «banc» d'Anvers au Parlement, ses égaux, les riches: Dobouziez, Vanderling, Saint-Fardier père, les deux jeunes couples Saint- Fardier, Van Frans et autres Van, les Peeters, les Willems, les Janssens, sans oublier l'indispensable Dupoissy.
La belle Mme Béjard préside à ce dîner: plus en beauté que jamais. On l'accable de compliments et de félicitations et Dupoissy ne peut lever son verre sans s'incliner galamment du côté de Mme la représentante.
À la vérité, Mme Béjard est profondément malheureuse.
Ce mari, qu'elle n'a jamais aimé, elle le déteste et le méprise à présent. Il y a longtemps que leur ménage est devenu un enfer: mais par fierté, devant le monde, elle se fait violence et parvient à «représenter» de manière à tromper les malveillants et les indiscrets.
Elle sait que son mari entretient une Anglaise du corps de ballet; une grande fille commune et triviale, qui jure comme un caporal- instructeur, fume des cigarettes à s'en brûler le bout des doigts et boit le gin au litre.
Honnête et droite, orgueilleuse, mais d'un caractère répugnant aux actions malpropres, Gina a dû subir les confidences cyniques de cet homme. Les infamies de la vie privée ou publique des gens de son monde lui ont été révélées par cet ambitieux. Et, d'un coup, elle a vu clair dans cette société si brillante au dehors; et elle a compris l'intransigeance de Bergmans, elle l'en a aimé davantage allant jusqu'à épouser au fond du coeur, elle, la fière Gina, la cause de ce révolutionnaire, de ce roi des poissardes, comme l'appelle le député Béjard.
Et pendant les troubles, lorsqu'elle rencontra Laurent Paridael, si elle s'était montrée distante et railleuse c'était par habitude, par une sorte de pudeur, par une dernière fausse honte qui l'empêchait de paraître convertie à des sentiments de générosité qu'elle avait méprisés et blâmés chez lui.
En réalité, lors de l'élection, elle forma des voeux ardents pour Bergmans et maudit le succès de son mari. À telle enseigne que le sac de leur maison avait même répondu ce soir de furie populaire à son état d'énervement, de dépit et de déconvenue. C'est qu'elle appartient, à présent, à Bergmans, qu'elle est sienne de pensées et de sentiments. Mais comme elle ne sera jamais son épouse elle tiendra jusqu'à la mort ces sentiments renfermés au plus profond de son coeur. Elle ne vit plus que pour son fils, un enfant d'un an qui lui ressemble; et pour son père, à elle, le seul riche qu'elle aime et qu'elle estime encore. Les petites tentatrices, Angèle et Cora, continuent de perdre leur peines en voulant lui inculquer leur philosophie spéciale.
Prendre la vie comme une perpétuelle partie de plaisir, ne se forger aucune chimère, s'attacher modérément de façon à se détacher facilement, profiler de la jeunesse et du sourire des occasions; fermer les yeux aux choses tristes ou maussades, à la bonne heure. Voyez-les à ce dîner, appétissantes, décolletées, la chair heureuse, rire et bruire comme des plantes vivaces aux souffles conquérants de l'été; piailler, caqueter, agacer leurs voisins et se lancer, par moments, d'un côté à l'autre de la table, des regards de connivence. Bien naïve leur amie Gina d'héberger des diables bleus et des papillons noirs!
Mme Béjard, souffrant d'une migraine atroce, préside, avec un tact irréprochable, ce dîner qui n'en finit pas.
Combien elle voudrait relever les vilenies dont, pour flatter le maître de la maison, ses familiers, Dupoissy en tête, saupoudrent la renommée de Bergmans.
— Oh! très drôle, très fin… Avez-vous entendu?
Et le Sedanais s'empresse de répéter, à mots discrets, à Gina la petite malpropreté. Si elle n'y applaudit pas, du moins lui faut- il approuver du sourire, d'une flexion de tête.
Béjard s'essaie à son rôle nouveau. Il disserte et papote à l'envi avec ses collègues, jargonne comme eux, rapports, enquêtes, commissions, budgets.
M. Dobouziez parle encore moins que d'habitude. Savoir sa fille malheureuse, l'a vieilli, et elle a beau faire bonne figure et affecter du contentement, il l'aime trop pour ne pas deviner ce qu'elle lui cache. Veuf depuis un an, ses cheveux ont blanchi, sa poitrine ne se bombe plus si fièrement qu'autrefois, et son chef autoritaire s'incline. Il faut croire que quelques-uns de ses problèmes sont restés sans solution ou que l'algébriste a trouvé des résultats incompatibles?
Au dessert, on prie Mme la représentante de chanter. Régina a encore sa belle voix, cette voix puissante et souple de la soirée d'Hémixem, mais enrichie aussi de cette expression, de cette mélancolie, de ce charme de maturité qu'a revêtu sa physionomie autrefois trop sereine. Et ce n'est plus la valse capricante de Roméo qu'elle gazouille aujourd'hui, c'est une mélodie large et passionnée de Schubert, l'Adieu.
Assis dans un coin, à l'écart, M. Dobouziez est suspendu aux lèvres de sa fille, lorsqu'une main se pose sur son épaule. Il sursaute. Et Béjard, à mi-voix:
— Passons un moment dans mon cabinet, beau-père, j'ai un mot à vous dire…
L'industriel, un peu désappointé d'être arraché à une des seules distractions qui lui restent encore, suit son gendre, frappé par l'étrange intonation de la voix du député.
Installés l'un en face de l'autre devant le bureau, Béjard ouvre un tiroir, furette dans un casier, tend à Dobouziez une liasse de papiers.
— Veuillez prendre connaissance de ces lettres!
Il se renverse dans son fauteuil, ses doigts tambourinent les coussinets de cuir, tandis que ses yeux suivent sur la physionomie de Dobouziez les impressions de la lecture.
Le visage de l'industriel se décompose; il pâlit, sa bouche se plisse convulsivement, tout à coup il s'interrompt.
— Me direz-vous ce que cela signifie? fait-il en regardant son gendre avec plus d'angoisse que de courroux.
— Tout simplement que je suis ruiné et qu'on proclamera ma faillite avant un mois, avant quinze jours peut-être, à moins que vous ne veniez à mon aide…
— À votre aide!» Et Dobouziez se cabre. «Mais malheureux, je me suis déjà enfoncé, pour vous, dans des difficultés dont je ne sais comment sortir!… Et en ce moment même le désastre qui vous frappe m'englobe… Vous êtes fou, ou bien impudent, de compter encore sur moi!»
— Il faudra pourtant que vous vous exécutiez, monsieur… Ou bien préfèreriez-vous passer pour le beau-père d'un homme insolvable, d'un failli? … Mais vous n'avez pas fini de lire ces lettres… Je vous en prie, continuez… Vous verrez que la chose mérite tout au moins réflexion… Avouez que ce n'est pas de ma faute. La débâcle de Smithson et C°, à New-York, une banque si solide! Qui pouvait prévoir cela? … Ces mines de cuivre, de Sgreveness, dont les actions viennent de tomber à vingt, au-dessous du pair, ce n'est pas moi pourtant qui vous les ai vantées. Soyez de bonne foi et rappelez-vous votre confiance en ce petit ingénieur, votre camarade du génie, qui vint vous proposer l'affaire…
— Taisez-vous, interrompt Dobouziez… Ah, taisez-vous! Ces spéculations effrénées sur les cafés, qui ont englouti, en moins de quatre jours, la totalité de la dot de votre femme! Dites, est- ce moi aussi qui vous les ai conseillées? Et ce jeu sur les fonds publics, auquel vous employez votre Dupoissy? Croyez-vous les gens qui fréquentent la Bourse assez bêtes pour supposer un seul instant que les cent mille et les deux cent mille francs de différences payés par ce mérinos, qui n'a jamais possédé de laine pour son compte, que celle que porte sa tête cafarde, soient sortis de ses propres coffres? Et pour comble voilà que ce pied- plat qui lèche l'empreinte de vos talons est tout doucement en train de vous lâcher. Il faudrait entendre comme il vous traite en votre absence! Vous dégoûtez jusqu'à ce paltoquet. En Bourse il ne se gène pas pour dire haut ce qu'il pense de votre nouvelle… industrie, celte agence d'émigration qui pourrait bien vous valoir des démêlés avec la justice. Fi donc!
— Monsieur! fit Béjard en sursautant, Dupoissy est un calomniateur que je ferai traîner en prison!
Mais sans prendre garde à l'interruption, Dobouziez continuait:
— Quelle dégringolade! Tomber jusqu'à devenir trafiquant en chair blanche. Vraiment, c'est à croire aux fables qu'on raconte sur vous. D'abord la traite des noirs, ensuite celle des blancs: c'est dans l'ordre! Parole d'honneur, je ne sais qui préférer d'un négrier ou d'un agent d'émigration. Vous n'avez pas même eu la pudeur de donner un autre nom à la Gina, le navire qui emporte aujourd'hui tous ces misérables à Buenos-Ayres! Et votre politique, est-ce moi peut-être, qui puise dans votre caisse les pièces d'or et les billets de banque à l'aide desquels vous vous êtes fait élire député… Je ne vous rappellerai pas avec quel enthousiasme et quelle sincérité…
Et terrible, retrouvant son beau port de tête d'autrefois et son ton souverain et acerbe, Dobouziez jetait à la face de son gendre cette hottée de griefs…
— Et comme si cela ne suffisait pas, reprit-il, non content de vous ruiner sottement, de disposer avec une légèreté criminelle du bien de votre femme et de votre enfant, vous rendez Gina malheureuse; vous ne la sacrifiez pas seulement à vos ambitions politiques, mais vous avez des maîtresses…, il vous faut entretenir des actrices… Sous prétexte que cela pose un homme, ça! Ce n'est pas tout. Les lupanars du Riet-Dyck n'ont pas de client plus assidu et plus prodigue que le député Béjard! Ah, tenez, si je m'écoutais, dès ce soir, je reprendrais Gina chez moi avec son enfant, et je vous laisserais grimacer vos grands airs de représentant, devant votre coffre-fort vide et votre crédit épuisé…
— Votre fille! Parlons-en de votre fille! ricana Béjard qui tirait et mordillait rageusement ses favoris roux. Vous ne comptez donc pour rien les exigences et les fantaisies de Madame? Fichtre! il m'a bien fallu recourir aux spéculations et à des industries lucratives, pour faire face à son luxe de lorette. Mes bénéfices d'armateur n'y auraient pas suffi… Mais, c'était à prévoir, après la jolie éducation que vous lui avez donnée!…
— Que ne me la laissiez-vous, alors? fit Dobouziez. Si j'étais heureux et fier, moi, de la voir bien mise, rayonnante, entourée d'objets coûteux et à son goût? Ah, si je n'avais eu à solder que ses frais de toilette, qu'à la pourvoir de distractions, de bijoux, de bibelots, je ne serais pas aussi bas, entendez-vous, monsieur, que depuis qu'il m'a fallu intervenir dans les frais de votre sport politique, et couvrir de ma signature vos sottes et extravagantes entreprises. Vrai, ne me parlez pas de ce qu'elle m'a coûté; des gaspilleurs et des faiseurs de votre espèce ne me tiennent pas quitte à si bon compte, ils m'enlèveraient jusqu'à l'honneur…
Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans un fauteuil.
Béjard avait écouté presque tout le temps, en se promenant de long en large, et en opposant une sorte de sifflement aux vérités les plus cinglantes.
Au-dessus, dans les salons, la voix de Mme Béjard continuait de résonner, profonde et mélancolique. Et cette voix remuait l'industriel jusqu'au plus profond des entrailles. Car, si Dobouziez souffrait dans sa probité et sa prudence de négociant de s'être mépris à ce point sur la vertu commerciale de son gendre, il s'en voulait surtout d'avoir exposé le repos, la fortune et l'honneur de sa fille aux risques et aux accidents de pareille association.
Dobouziez avait songé au divorce, mais il y avait l'enfant, et la mère craignait d'en être séparée. En invoquant les difficultés de sa propre situation, le fabricant n'exagérait pas. À des années de prospérité, succédaient un marasme et une accalmie prolongée. Depuis longtemps, l'usine fabriquait à perte; elle n'occupait plus que la moitié de son personnel d'autrefois… Dobouziez s'était saigné à blanc, dix fois, pour remettre à flot les affaires de Béjard. La suspension de paiements de la maison américaine notifiée à Béjard, l'atteignait aussi. Comment ferait-il face à cette nouvelle complication? Il ne pourrait se tirer d'affaire lui-même qu'en hypothéquant la fabrique et ses propriétés.
Mais pouvait-il laisser mettre en faillite le mari de sa fille, le père de son petit-fils et filleul?
Béjard l'attendait à ce silence. Il l'avait laissé se débattre et expectorer sa bile, il lisait sur le visage contracté du vieillard les pensées qui se combattaient en lui. Lorsqu'il jugea le moment venu de reprendre le débat, il recourut à son ton doucereux de juif qui ruse:
— Trêve de récriminations, beau-père, dit-il. Et nous nous jetterions durant des heures nos torts réels ou prétendus à la tête, que cela ne changerait rien à la situation. Parlons peu, parlons bien. Rien n'est désespéré, que diable! Bien entendu si vous ne vous obstinez point à me plonger vous-même dans le bourbier où je me sens enfoncer. J'ai calculé sur cette feuille — et vous pourrez l'emporter pour vérifier, à loisir, à tête plus reposée, l'exactitude de mes chiffres — que ma dette et mes obligations s'élèvent à deux millions de francs… De grâce, plus de secousses électriques, n'est-ce pas?… Que j'achève au moins de vous exposer la situation… J'ai de quoi, en caisse, faire face aux quatre premières échéances, représentant près de huit cent mille francs. Cela nous mène jusqu'au premier du mois prochain…
— Et alors?
— Alors je compte sur vous…
— Vous comptez sérieusement que je vous procure plus d'un million?
— On ne peut plus sérieusement.
Le même mortel et crispant silence, pendant que Gina chantait là- haut, en s'accompagnant, les nobles mélodies des classiques allemands. Dobouziez se prend le front à deux mains, l'étreint comme s'il voulait en exprimer la cervelle, puis il le lâche brusquement, se lève, ferme les poings, et sans s'ouvrir autrement auprès de Béjard d'une résolution extrême qu'il vient de prendre, il lui dit:
— Laissez-moi quinze jours pour aviser… et ne vous empêtrez pas davantage d'ici là…
L'autre comprend que le beau-père le sauve, et marche vers lui, la main tendue, confit en douceâtres formules de gratitude…
Mais Dobouziez se recule, porte vivement les mains derrière le dos:
— Inutile!… Si vous êtes réellement capable de quelque reconnaissance, c'est à Gina et à l'enfant que vous la devrez… S'ils n'étaient pas en cause!…
Et il n'achève pas; Béjard ne manquant pas d'entendement n'insiste plus.
Tous deux remontent dans les salons et feignent de poursuivre une conversation indifférente.
M. Dobouziez va se retirer. Gina l'accompagne dans le vestibule et l'aide à endosser sa pelisse, puis, elle lui tend le front. Dobouziez y appuie longuement les lèvres, lui prend la tête dans les mains, la contemple avec orgueil et tendresse:
— Serais-tu heureuse, mignonne, de demeurer encore avec moi?
— Tu le demandes!
— Eh bien, si tu te montres bien raisonnable, surtout si tu reprends un peu de ta gaieté d'autrefois, je m'arrangerai pour venir m'installer chez toi… Mais garde-moi le secret de ce dessein. Bonsoir, petite…
VIII. DAELMANS-DEYNZE
À rentrée d'une des rues riveraines du Marché-aux-Chevaux, où des hôtels un peu froids, habités par des patriciens, voisinent, comme en rechignant, avec des bureaux et des magasins de négociants, théâtre d'un va-et-vient continuel de ruche prospère, — court, sur une quarantaine de mètres, un mur bistré, effrité par deux siècles au moins, mais assez massif pour subsister durant de longues périodes encore.
Au milieu, une grande porte charretière s'ouvre sur une vaste cour fermée de trois côtés par des constructions remontant à l'époque des archiducs Albert et Isabelle, mais qui ont subi, depuis, des aménagements et des restaurations en rapport avec leurs destinées modernes.
Un des solides vantaux noirs étale une large plaque de cuivre, consciencieusement astiquée, sur laquelle on lit en gros caractères: J.-B. Daelmans-Deynze et Gie. Le graveur voulait ajouter: denrées coloniales. Mais a quoi bon? lui avait-on fait observer. Comme deux et deux font quatre, il est avéré, à Anvers, que Daelmans-Deynze, les seuls Daelmans Deynze, sont commerçants en denrées coloniales, de père en fils, en remontant jusqu'à la domination autrichienne, peut-être jusqu'aux splendeurs de la Hanse.
Si l'on s'engage sous la porte, profonde comme un tunnel de fortifications, et qu'on débouche dans la cour, on avise d'abord un petit vieillard alerte, quoique obèse, rouge de teint, monté sur de petites jambes minces et torses, arc-boutées plus que de nécessité, mais qui sont en mouvement perpétuel. C'est Pietje le portier. Pietje de kromme — le cagneux — comme l'appellent irrévérencieusement les commis et les journaliers de la maison, sans que Pietje s'en offusque. Aussitôt qu'il vous aura aperçu, il ôtera sa casquette de drap noir à visière vernie et, si vous, demandez le patron, le chef de la firme, il vous dira, suivant l'heure de la journée: «Au fond, dans la maison, s'il vous plaît, monsieur», ou bien: «à droite, sur son bureau, pour vous servir…»
La cour, pavée de solides pierres bleues, s'encombre généralement de sacs, de caisses, de tonnes, de futailles, de dames-jeanne, d'outres et de paniers de toutes couleurs et dimensions.
Mais Pietje, jouissant de votre surprise candide, vous apprendra que ceci ne vous représente qu'un dépôt infime, un stock d'échantillons.
C'est à l'entrepôt Saint-Félix, ou dans les docks, aux Vieux- Bassins, que vous en verriez des marchandises importées ou exportées par Daelmans-Deynze!
De lourds chariots, attelés de ces énormes chevaux de «Nations» aux croupes rondes et luisantes, attendent, dans la rue, qu'on les charge ou qu'on les allège. M. Van Liere, le magasinier, en veston, fluet, rasé de près, l'oeil douanier, le crayon et le calepin à la main, prend des notes, aligne des chiffres, remplit les formules, empoigne des lettres de voiture, parcourt les factures, saute parfois, agile comme un écureuil, sur le monceau des marchandises dont il constate la condition en poussant des cris et des interpellations, gourmandant ses aides, pressant les charretiers dans une langue aussi inintelligible que du sanscrit pour qui n'est pas initié aux mystères des denrées coloniales.
Les débardeurs, de grands diables, taillés comme des dieux antiques, avec leur tablier de cuir, leurs bras nus où les muscles s'enroulent comme les fibres d'un câble, rouges, empressés, soulèvent, avec un «han!» d'entrain, les lourds ballots et, le poids assis sur leurs épaules, ne semblent plus supporter qu'un faix de plumes. Le charretier en blouse bleue, en culotte de velours brun à côtes, le feutre rond déformé et déteint par les pluies, son court fouet à large corde sous le bras, écoute respectueusement les observations de M. Van Liere.
— Minus, dérangez-vous un peu! Laissez passer monsieur, dit ce potentat avec un sourire de condescendance, en comprenant, d'un coup d'oeil, l'embarras de votre situation alors que vous enjambez les sacs et les caisses sans savoir comment cette gymnastique finira.
Un des colosses déplace, comme d'un revers de sa main calleuse, un des barils persécuteurs et avec un «Merci» de naufragé recueilli, vous poussez, enfin, dans l'angle du mur de la rue et du corps de bâtiment à droite, une porte vitrée sur laquelle se lit le mot: Bureaux.
Mais vous n'entrez encore que dans l'antichambre.
Une nouvelle poussée. Courage! La porte capitonnée de cuir à l'intérieur glisse sans bruit. Vingt plumes infatigables grincent sur le papier épais des registres ou frôlent la soie des copies de lettres; vingt pupitres adossés, deux à deux, se prolongent à la file sur toute la longueur du bureau éclairé du côté de la cour par six hautes fenêtres; vingt commis juchés sur un nombre égal de tabourets, les manches en lustrine aux bras, le nez penché sur la tâche, semblent ne pas s'être aperçus de votre intrusion. Vous toussez, n'osant recourir à une interpellation directe… — Artie étrangère? M'sieur?… — Correspondance? Caisse?… L'article corinthes… Dattes… Pruneaux… Huile d'olive?… vous demandent machinalement, sans même vous dévisager, les ministres de ces départements divers, jusqu'à épuisement de la liste. — Non! dites-vous au moins imposant de ce personnel… un jeune homme à l'air doux et novice, saute-ruisseau, vêtu de chausses trop courtes pour son long corps, ses bras en steeple-chase continuel avec la manche de sa veste battant de la longueur d'une main, d'un poignet, d'une partie d'avant-bras, l'étoffe poussive. — Non! dites-vous, je désirerais parler à M. Daelmans… — Daelmans-Deynze! rectifie le jeune homme effaré… M. Daelmans- Deynze… la porte du fond devant vous… Permettez que je vous précède… Il peut être occupé… Votre nom, monsieur?…
Enfin, la dernière formalité étant remplie, vous avancez, longeant la file des pupitres, passant pour ainsi dire en revue, et de profil, les vingt commis gros ou maigres, chlorotiques ou couperosés, lymphatiques ou sanguins, blonds ou noirs, variant de soixante à dix-huit-ans — l'âge du jeune homme effaré — mais tous également préoccupés, tous profondément dédaigneux du motif profane qui vous amène, vous, simple observateur, artiste, travailleur intermittent, dans ce milieu d'activité incessante, un des sanctuaires de dilection du Mercure aux pieds ailés.
Et c'est à peine si M. Lynen, le vieux caissier, a relevé vers vous son front chauve et ses lunettes d'or, et si M. Bietermans, son second en importance, le correspondant pour les langues étrangères, a campé pour vous lorgner un instant, son pince-nez japonais sur son nez au busc diplomatique.
Mais ces comparses comptent-ils encore lorsque vous êtes en face du chef suprême de la «firme»? — Entrez, a-t-il dit de sa voix sonore. Il est là devant vos yeux, cet homme solide comme un pilier, un pilier qui soutient sur ses épaules une des maisons- mères d'Anvers. Il vous a dévisagé de ses yeux bleuâtres, gris et clairs; cela sans impertinence; d'un seul regard il vous jauge aussi rapidement son homme qu'il combinera une affaire en Bourse; il a non seulement le compas, mais la sonde dans l'oeil; il devinera de quel bois vous vous chauffez, et éprouvera, avec une certitude aussi infaillible que la pierre de touche, si c'est de l'or pur ou du doublé que porte votre mine.
Un terrible homme pour les consciences véreuses, les financiers de hasard, que Daelmans-Deynze! Mais un ami de bon conseil, un aimable protecteur, un appui intègre que Daelmans-Deynze pour les honnêtes gens, et vous en êtes, car c'est avec empressement; qu'il vous a tendu sa large main et qu'il a serré la vôtre.
La plume derrière l'oreille, la bouche souriante, la physionomie ouverte et cordiale, il vous écoute, scandant vos phrases de politesse de «très bien!» obligeants, en homme sachant qu'on s'intéresse à ce qui le concerne. Sa santé? Vous vous informez de sa santé. Pourrait-on porter plus gaillardement ses cinquante-cinq ans! Ses cheveux correctement taillés et distribués des deux côtés de la tête par une raie irréprochable, grisonnent quelque peu, mais ne désertent pas ce noble crâne; ils lui feront plus tard une auréole blanche et donneront un attrait nouveau à ce visage sympathique. Les longs favoris, bruns, que sa main tortille machinalement, s'entremêlent; aussi de fils blancs, mais ils ont grand air, tels qu'ils sont. Et ce front, y découvre-t-on la moindre ride; et ce teint rose, n'est-il pas le teint par excellence, le teint de l'homme sans fiel, au tempérament bien équilibré, aussi foin de la phtisie que de l'apoplexie?… Il ne porte même pas de lunettes, Daelmans-Deynze. Un binocle en or est suspendu à un cordon. Simple coquetterie! il lui rend aussi peu de services que le paquet de breloques attaché à sa chaîne de montre. Son costume est sobre et correct. Le drap très noir et le linge très blanc, voilà son seul luxe en matière de toilette. Grand, large d'épaules, il se tient droit comme un I, ou plutôt, comme nous l'avons dit, un pilier, un pilier sur lequel reposent les intérêts d'une des plus anciennes maisons d'Anvers.
Digne Daelmans-Deynze! À la rue, ce sont des coups de chapeau à chaque pas. Depuis les écoliers qui se rendent en classe, jusqu'aux ouvriers en bourgeron, tous lui tirent la casquette. Et jusqu'au vieux et hautain baron Van der Dorpen, son voisin, qui le salue, souvent le premier, d'un amical «Bonjour, monsieur Daelmans»… C'est que son écusson de marchand n'a jamais été entaché. Réclamez-vous de cette connaissance et pas une porte ne vous sera fermée dans la grande ville d'affaires, depuis la Tête de Grue jusqu'à Austruweel.
Dans les cas litigieux, c'est lui que les parties consultent de préférence avant de se rendre chez l'avocat. Combien de fois son arbitrage n'a-t-il pas détourné des procès ruineux et son intermédiaire, sa garantie, des faillites désastreuses. Vous vous informez de sa femme?… Elle se porte très bien, grâce a Dieu, Mme Daelmans… Je vous conduirai auprès d'elle… Vous déjeunerez avec nous, n'est-ce pas?… En attendant, nous prendrons un verre de Sherry.
Il vous met sa large main sur l'épaule en signe de possession; vous êtes son homme, quoi que vous fassiez. On ne refuse pas, d'ailleurs, une si cordiale invitation. Il pourrait vous conduire directement du bureau dans la maison par la petite porte dérobée, mais il a encore quelques ordres à donner à MM. Bietermans et Lynen. — Une lettre de notre correspondant de Londres? dit Bietermans en se levant. Ah! De Mordnunt-Hackey… Très bien… Très bien…! L'affaire des sucres, sans doute… Écrivez-lui, je vous prie, que nous maintenons nos conditions… Messieurs, je vous salue… Qui fait la Bourse aujourd'hui? Vous, Torfs? N'oubliez pas alors de voir M. Berwoets… Excusez-moi, mon ami… Là, je suis à vous…
Ô l'aimable homme que Daelmans-Deynze!
Ces ordres étaient donnés sur un ton paternel qui lui faisait des auxiliaires fanatiques de son peuple d'employés.
Une remarque à faire, et ce n'était pas là une des moindres causes de la popularité de Daelmans à Anvers, c'est que la firme n'occupait que des commis et des ouvriers flamands et surtout anversois, alors que la plupart des grosses maisons accordaient, au contraire, la préférence aux Allemands.
Le digne sinjoor ne voulait même pas accepter les étrangers comme volontaires, il ne reculait pas devant une augmentation de frais pour donner du pain aux «gars d'Anvers», aux jongens van Antwerpen, comme il disait, heureux d'en être, de ces gars d'Anvers.
Les autres négociants trouvaient originale cette façon d'agir. Le banquier rhénan Fuchskopf haussait les épaules et disait à ses compatriotes résidant à Anvers: «Ce ger Taelman vé té la boézie!», mais le digne Flamand «faisait bien et laissait dire», et les Tilbak parlaient avec attendrissement du patriotisme du millionnaire du Marché-aux-Chevaux, et Vincent faisait miroiter aux yeux de son petit Pierket, bon écolier, cette perspective: «Toi, tu entreras un jour chez Daelmans-Deynze.»
Il vous a entraîné au fond de la cour dans la maison dont la façade antique est tapissée d'un lierre pour le moins contemporain de la bâtisse. À gauche, en face du bureau, sont les écuries et la remise. On gravit quatre marches, on pousse la grande porte vitrée précédée d'une marquise.
— Joséphine! voici un ressuscité…
Et une bonne tape dans le dos, de la main de votre hôte, vous met en présence de Mme Daelmans.
Celle-ci, qui travaillait à un ouvrage au crochet, jette une exclamation de surprise et s'extasie sur l'heureuse inspiration à laquelle on doit votre visite.
Si le mari a bonne mine et l'abord sympathique, que dire de sa «dame»? Le type par excellence de la ménagère anversoise, soigneuse, proprette et diligente.
Elle a quarante ans, Mme Daelmans. Des bandeaux bien lisses de cheveux noirs encadrent un visage réjoui, où brillent deux yeux bruns affectueux et où sourient des lèvres maternelles. Les joues sont fournies et colorées comme la chair d'une pomme mûrissante.
Elle est petite, la bonne dame, et se plaint de devenir trop épaisse. Cependant, ce n'est pas la paresse qui est cause de cette corpulence. Levée dès l'aube, elle est toujours sur pied, active et remuante comme une fourmi. Elle préside à toutes les opérations du ménage, avoue-t-elle, mais ce qu'elle ne dit pas, c'est qu'elle met elle-même la main à toutes les besognes. Rien ne marche assez vite à son gré. Elle en remontre à sa cuisinière dans l'art de bouillir le pot au feu, et au domestique dans celui d'épousseter les meubles. Elle court de l'étage au rez-de-chaussée. À peine a- t-elle l'envie de s'asseoir et mis la main sur le journal ou le: tricot entamé, que lui vient une inquiétude sur le sort du ragoût qui mijote dans la casserole, ou de la provision de poires du cellier: Lise aura fait trop grand feu et Pier négligé de retourner les fruits qui commençaient à se piquer d'un côté. Avec cela pas d'humeur; la bonne dame est vigilante sans être tatillonne. Elle fera largement l'aumône aux pauvres de la paroisse, mais ne tolérera pas qu'on perde un morceau de pain, petit comme le doigt.
Aussi comme elle est tenue, la vieille maison de Daelmans-Deynze! Dans la grande chambre où l'on vous a introduit, vous ne serez pas frappé par un luxe de la dernière heure, un mobilier flambant neuf, des peintures auxquelles un décorateur à la mode vient de donner un coup de pinceau hâtif. Non, c'est l'intérieur cossu et simple dont vous avez rêvé en voyant les maîtres. Ces meubles ne sont pas les compagnons d'un jour achetés par un caprice et remplacés par une lubie, ce sont de solides canapés, de massifs fauteuils en acajou, style empire, garnis de velours pistache. On en renouvelle les coussins avec, un soin jaloux; on polit consciencieusement le bois séculaire; on les entretient comme de vieux serviteurs de la maison: on ne les remplacera jamais.
La dorure des glaces, des cadres et du lustre a perdu, depuis longtemps, le luisant de la fabrique, et les couleurs de l'épais tapis de Smyrne ont été mangées par le soleil, mais les vieux portraits de famille gagnent en intimité et en poésie patriarcale dans ces médaillons de vieil or, et le tapis laineux a dépouillé ses couleurs criardes; ses bouquets éclatants ont pris lès tons harmonieux et apaisés d'un feuillage de septembre. Il y a bien des années que ces grands vases d'albâtre occupent les quatre encoignures de la vaste pièce; que ce cuir de Cordoue revêt les parois; que la table ronde en palissandre trône au milieu de la salle, que la pendule à sujet, au timbre vibrant et argentin, sonne les heures entre les candélabres de bronze à dix branches. Mais ces vieilleries ont grand air; ce sont les reliques des pénates. Et les housses ajourées, oeuvre du crochet diligent de la bonne dame Daelmans, prennent sur ces coussins de velours sombre des plis sévères et charmants de nappe d'autel.
C'est devant ce Daelmans-Deynze que Guillaume Dobouziez se présente, le lendemain du dîner politique chez M. Freddy Béjard.
Ces deux hommes, camarades de collège, s'estimaient beaucoup et se fréquentaient assidûment il y a des années; et c'est le luxe trop ostensible, le train de maison tapageur et surtout les relations remuantes et cosmopolites de l'industriel qui ont éloigné M. Daelmans d'un confrère dont il apprécie les connaissances solides, l'application et la probité. Autrefois même, il fut sérieusement question entre eux d'une association commerciale. Daelmans comptait mettre ses capitaux dans la fabrique. Mais c'était à l'époque de la pleine prospérité de cette industrie et Dobouziez préférait en demeurer propriétaire principal. Aujourd'hui il vient proposer humblement au négociant de reprendre ses actions.
Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que l'usine périclite, il n'ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard; il pourrait manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille proposition, et ravaler l'objet offert afin de l'obtenir à des conditions léonines; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s'embarrasser d'une affaire nouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné, dès les premiers mots de l'entretien, voire par la démarche même à laquelle s'est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui s'entraident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l'aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme de la trempe du fabricant; il ne lui insinue même pas que s'il consent a racheter la fabrique, de la main à la main, c'est uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité!
Oh! le brave Daelmans-Deynze! Et ces bons sentiments ne l'empêchent pas d'examiner et de discuter longuement l'affaire. Il entend concilier son intérêt et sa générosité; il veut bien obliger un ami, mais à condition de ne pas s'obérer soi-même. Quoi de plus équitable? C'est à la fois strictement commercial et largement humain. Cependant ils vont conclure.
Reste un point que ni l'un ni l'autre n'osent aborder. Il faut bien s'en expliquer cependant; tous deux l'ont au coeur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes:
— Et, sans indiscrétion, monsieur Dobouziez, que comptez-vous faire à présent?
L'autre hésite à répondre. Il n'ose pas exprimer ce qu'il souhaiterait.
— Écoutez, reprend M. Daelmans, voua accueillerez mes ouvertures comme voua l'entendrez et il est convenu d'avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables… Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu'elle perdit du même coup son directeur… Vous me comprenez? Je dirai même que cette éventualité suffirait pour faire hésiter l'acquéreur. Des capitaux se remplacent, monsieur Dobouziez, l'argent se gagne, se perd — se gaspille, allait-il dire, mais il se retint — se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se remplace difficilement, c'est un homme de talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme du métier… C'est pourquoi je vous demande, monsieur Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d'une industrie que vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir et perfectionner… Nous comprenons-nous?
S'ils se comprenaient! Ils ne pouvaient mieux se rencontrer.
C'était précisément la solution qu'espérait M. Dobouziez.
Entre gens si honnêtes et si droits, on convint avec tout autant de facilité du chiffre des appointements du directeur; sauf ratification par Saint-Fardier et les petits actionnaires: une simple formalité. Il va sans dire que M. Daelmans mit vos appointements à un chiffre très respectable. Il voulait même que le directeur continuât d'occuper la somptueuse maison attenante à la fabrique. Mais le père esseulé désirait retourner auprès de son enfant.
Ah! personne comme Daelmans-Deynze n'aurait pu adoucir à Dobouziez l'amertume et l'humiliation de ce sacrifice! Qui s'imaginerait pareille délicatesse et pareilles nuances de procédés chez cet homme de négoce! Dobouziez dut se l'avouer au fond de son coeur si blindé, si fier, si peu accessible aux émotions. Et, au moment de prendre congé de M. Daelmans — son patron — comme il articulait quelque correcte formule de remerciements, il sentit se fondre brusquement comme des glaçons dans sa poitrine, et, se ravisant, se précipita dans les bras de son ami, son sauveur.
— Courage! lui dit l'autre avec sa simplicité et sa rondeur habituelles.
IX. LA BOURSE
Une heure! l'heure réglementaire de l'ouverture de la Bourse sonne à l'horloge, dernier vestige de l'ancien édifice incendié, à la diligente horloge qui, lorsque les flammes la serraient de près et avaient tout dévoré autour d'elle, s'obstinait, servante féale, à mourir au champ du devoir en donnant l'heure officielle à la ville marchande[7]…
Une heure! Dépêchez, retardataires! Expédiez votre lunch, n'en faites qu'une bouchée, hommes d'affaires, hommes d'argent! Joueurs de dominos, d'autres combinaisons vous réclament! Achevez de siroter votre café, de sabler la fine champagne. Plantez là le journal pourtant si concis et rédigé, en nègre, à votre intention. Réglez et filez, ou gare l'amende.
Une heure! Ils affluent de tous les points de la ville et de la Cité. Riches d'aujourd'hui, riches de demain et aussi riches de la veille, qui s'évertuent et luttent contre la débâcle, millionnaires dont l'herbe a fait du foin qu'ils engrangent dans leurs bottes, ou encore millionnaires dont le foin a flambé comme un simple feu de paille!
Va, cours, vole — parfois dans les deux sens du verbe — misérable suppôt de la Fortune! La roue tourne, accroche-toi à ses rais, essaie d'en régler le mouvement! Voyez-les se bousculer, se passer sur le corps, pour agripper la roue fatale, pour s'y cramponner avec l'opiniâtreté des rapaces; aujourd'hui au-dessus, demain en dessous! La roue tourne et tourne, et l'essieu grince et craque… Et ses craquements ont de sinistres échos: Krach!
Depuis le matin, boursiers, boursicotiers, vont et viennent, se croisent dans les rues, affairés, fiévreux, sans s'arrêter, échangeant à peine un bonjour sec comme le tic-tac de leur chronomètre: Time is money! Avant la soirée les meilleurs amis ne se reconnaissent plus. To buy or not to buy? That is the question! monologue le sordide Hamlet du commerce. Il n'envisage plus l'univers qu'au point de vue de l'offre et de la demande. Produire ou consommer: tout est là!
Une heure! Allons, que la meute avide de curée s'engorge par les quatre portes de l'élégant palais. Avec ses voûtés magnifiques, décorées d'attributs, de symboles et d'écussons de tous les pays, sous ses nervures de fer, contournées en arceaux, ce monument d'un gothique panaché de réminiscences mauresques et byzantines, mi- partie aryen, mi-partie sémite, présente un compromis bien, digne de ce temple du dieu Commerce, par excellence le dieu furtif et versatile.
Les rites commencent. Le bourdonnement sourd des incantations s'élève parfois jusqu'au brouhaha. Debout, chapeau sur la tête comme à la synagogue, les fidèles s'entassent et jabotent. Et, graduellement l'atmosphère se vicie. On distingue à peine les métaux et les couleurs des peintures murales; les élégants rinceaux se noient dans un brouillard d'haleines et de fumées opaques! Le pouacre encens! Les têtes ont l'air détachées du corps! et flottent au-dessus des vagues.
À première vue, en tombant dans cette assemblée, on songe aux conventicules et aux sabbats. Jamais grenouillère altérée ne coassa avec pareil ensemble pour demander la pluie. Mais ces batraciens-ci réclament force pluie d'or.
Peu à peu, on parvient à démêler les uns des autres ces groupes de gens d'affaires et de mercantis.
Voici le coin des gros négociants se rendant encore à la Bourse par habitude. Ils traitent les affaires en affectant de parler d'autre chose, ou se déchargent de ces soucis sur quelque coadjuteur qui, de temps en temps, s'approche du patron pour prendre le mot d'ordre, la consigne. Ainsi le plénipotentiaire consulte le potentat. Là trônent, pontifient, les mages billionnaires, les grands prêtres. Piliers mêmes du négoce, aussi solides que les colonnes de leurs temples. Colonnes philistines, hélas, contre lesquelles l'honnête Samson ne prévaudrait jamais! Commettants, propriétaires, armateurs, courtiers de navires, banquiers, se prélassent dans leur importance, mains en poches ou sur le dos, et parlent peu, et parlent' d'or — au propre et au figuré. Ploutocrates ventripotents, augures redoutables, leurs oracles sybillins entament ou rehaussent le crédit du faiseur subalterne. Un mot de leur bouche vous enrichit ou vous ruine. Les girouettes de la chance tournent à leur haleine. De leur fantaisie dépendent les fluctuations du marché universel. Ce sont leurs lunes qui règlent ces marées. Avec leurs affiliés des autres grands ports, ils sont de force à livrer, le pauvre monde à la famine et à la guerre.
Successeurs des Fugger et des Salviati, de ces Hanséates hautains qu'un cortège de hérauts et de musiciens richement costumés précédait chaque jour à l'heure de la Bourse, ils trafiquent des empires et des peuples comme d'une simple partie de riz ou de café; mais, s'ils leur arrive encore de prêter de l'argent aux rois, moins fastueux et moins artistes que ces Focker légendaires, ils ne jetteraient plus aux flammes d'un foyer, alimenté de cannelle la créance d'un César, leur débiteur considérable, mais leur hôte glorifié! Les autres étaient des patriciens, ceux-ci ne sont que des; parvenus.
Spéculateurs à la hausse et à la baisse consultent comme un infaillible baromètre les rides de leurs fronts, le pli de leur bouche et la couleur de leur regard. Ils sont les vicaires de la divinité que symbolise la pièce de cent sous. Ainsi, lorsqu'un interlocuteur candide se méprend jusqu'à parler au juif rhénan Fuchskopf, d'un noble caractère, d'un génie, d'un saint médiocrement pourvu de ducats ou jusqu'à solliciter l'appui de cet Iscariote en faveur d'une infortune digne d'émouvoir tout mortel à figure plus ou moins humaine, l'affreux pressureur, le marchand d'urnes, le fournisseur de souliers sans semelles aux massacrés des récentes guerres, l'actionnaire insatiable que les bouilleurs brûlés par le grisou, affamés par la grève ou fusillés par la troupe ont maudit en agonisant, le youtre tire de son porte-monnaie un luisant écu de cinq francs et au lieu de le consacrer à une exceptionnelle aumône, le passe à deux ou trois reprises sous le nez du solliciteur, puis le presse amoureusement entre ses doigts crochus et moites comme des ventouses, l'approche même de ses lèvres comme s'il baisait une patène et, fléchissant à moitié le genou, adresse cette intraduisible oraison au fétiche:
Ach lieber Christ!
Wodu nicht bist
Ist lauter Schweinerei!
Puis, ricanant, remet l'hostie dans son gousset et jouit de la déconvenue du malencontreux intercesseur et de l'approbation de ses courtisans et complices.
Autrement loquaces et remuants que les bonzes de la finance et du négoce se révèlent les agents de change. Pimpants, astiqués, ils toupillent, virevoltent, s'empressent, s'insinuent, s'interposent, butinent l'or en papillonnant. Ce sont les danseurs sacrés, et leur pantomime fait partie des incantations.
De locomotion moins vertigineuse, serrés dans des habits plus sombres et de coupe plus roide, circulent les trafiquants en fonds publics, bricolant des liasses d'actions négligemment roulées dans des fardes ou de vieilles gazettes, et griffonnant leurs bordereaux sur le dos d'un client secourable.
Couverts de complets de fatigue, les commissionnaires en marchandises entreposent force sachets d'échantillons, au fond de leurs poches.
Celui-ci pile dans la paume de la main une fève de Chéribon et en fait subodorer l'arôme à l'épicier qu'il capte et circonvient.
Celui-là vous persuade de la supériorité de son tabac, Kentucky ou Maryland, et finirait par endosser la récolte au preneur timoré qui n'en demande qu'un boucaut.
À chaque spécialité, à chaque article son coin, sa dalle fixe. On ne se figure pas l'ordre régnant dans cette apparente pétaudière, le nombre des démarcations, des classements, des subdivisions. Raffineurs, distillateurs, importateurs de pétroles ou de guanos, facteurs en douanes, assureurs occupent, du premier janvier au trente-et-un décembre, sans empiéter sur le domaine du voisin, les quelques pieds carrés assignés à leur partie. Un colin-maillard habitué de la Bourse, retrouverait sans peine, au milieu de cette fourmilière, le quidam dont il a besoin.
Le sujet des conversations, l'objet débattu varie de pas en pas. Des quirateurs ou propriétaires collectifs d'un navire discutent avec les affréteurs les clauses d'une charte-partie. Un entrepositaire baragouine cédules et warrants. L'air retentit de mots exotiques et barbares: cent weights, primage, emprunt à la grosse aventure. Il est question de crimes spéciaux prévus par des codes exclusifs. Un armateur se plaint de barateries commises par ses capitaines. Ailleurs s'évalue un total de droits de navigation. Un expéditeur confère avec son subrécargue. Des dispacheurs règlent un compte d'avaries.
Casquette à la main, un doyen de «nation» offre ses services à un importateur de boeufs vivants de la Plata et à un autre qui reçoit en conserves le bétail du même pays. Un officier de la douane taxe de fraude et d'irrégularités les baes d'une «nation», qui mettent en cause, de leur côté, le négociant entrepositaire.
Le long du pourtour, sous les galeries, règnent des files de hauts pupitres d'où dégringolent pour s'y rejucher aussitôt après, comme atteints de vertige, des calculateurs; chiffres faits hommes, s'égosillant à glapir les côtes que les reporters de moniteurs financiers consignent hâtivement sur leurs tablettes.
Que de manoeuvres pour arriver à ce but: l'argent. Tel a l'air taciturne, presque funèbre, parle affaires avec componction; tel autre traite Mercure par-dessous la jambe et entremêle son boniment de facéties de rapin.
Des bateliers, patrons de beurts et de chalands, le visage briqueté, les oreilles ornées d'anneaux d'argent, se tiennent à part, près des portes et, se balançant tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, crachent, chiquent, pipent, graillonnent en attendant le noliseur. Des capitaines anglais en bisbille, élèvent la voix comme pour commander l'abordage et crispent désagréablement un conciliabule de jeunes beaux et de vieux bellâtres, mutinés de spéculateurs qui, non loin de là, se chuchotent la chronique scandaleuse, dénombrent leurs bonnes fortunes de la veille, dévoilent les mystères de l'alcôve, et les secrets du comptoir, lient des parties fines pour la soirée et farcissent de potins de boudoirs et de coulisses l'aride rituel commercial:
— Avec leurs goddam ils feraient goddamner un saint! déclare le plus spirituel des deux jeunes Saint-Fardier, visant les loups de mer tapageurs, et il se retire sur ce mot. Son frère l'accompagne, aussi radieux que si le mot était de lui. On leur donne le temps de s'éloigner; puis le cercle se rapproche:
— Elles vont bien leurs petites femmes! En voilà qui font goddamner leurs maris? Athanase n'a rien à envier à Gaston; leur ressemblance est plus grande que jamais. On se demande lequel est le plus sganarellisé des deux; Connaissez-vous le dernier patito de Cora?
— Notre grand Frédéric Barberousse!
— Non, au rancart le robin! En ce moment le képi supplante la loque.
— Un képi de l'armée belge…
— Ou à peu près…
— Autant dire un garde civique…
— Eurêka!
— Connais pas…
— Cet excellent Pascal qui n'entend pas le grec.
— Van Dam, le consul de Grèce? Mais il n'est pas de la garde civique.
— Qui te dit le contraire! Ô Pascal… agneau! C'est Von Frans, parbleu!
— Et c'est là tout ce que vous savez? intervient un nouveau venu, De Zater, l'homme toujours ganté. Quel vieux neuf! Voici bien d'autre nanan: Lucrèce, l'imprenable Lucrèce…
— Eh bien?
— … a fini par imiter ses petites folles de cousines…
— Avec qui?
— Avec le nouvel associé de son mari; le senor Vera-Pinto, un
Chilien, un Fuégien ou un Patagon, je ne sais au juste…
— Comment! Le rastaquouère avec qui Freddy Béjard entreprend les transports d'émigrants en Argentine et qui lui a proposé l'opération des cartouches… Messieurs, cette coïncidence ne vous entrouvre-t-elle pas des horizons nouveaux, comme on dit au Palais?
— Tu ne prétends pas que le mari soit de connivence avec la femme: ils se détestent trop pour cela.
— Peuh! L'intérêt les rapproche…
— Voilà donc leur débâcle doublement conjurée. Car, vous n'ignorez pas, je suppose, que le papa Dobouziez vend sa part dans l'exploitation de la fabrique et jusqu'à sa maison… Hé, Tolmoch, combien font les métalliques?
— Que cornez-vous là? Le père Dobouziez, ce rigide matois, ce «tirez-vous de là comme vous pourrez!» se sacrifier pour un autre! pour un Béjard!
— Ah ça, vous tombez donc tous de la lune… On ne parle que de cette liquidation depuis ce matin, sur le tramway, au port, dans les bureaux…
— Daelmans-Deynze devient propriétaire de l'usine. Le père Saint- Fardier aussi abandonne la fabrication des bougies. Il lâche le beau-père pour commanditer le gendre. Saint-Fardier remplacera Dupoissy, qui manquait de poigne, au bureau des enrôlements pour l'Amérique et c'est lui qui s'occupera de l'emménagement des navires. Il y a des milliers et des milliers de francs à gagner. On annonce le prochain départ de la Gina avec une cargaison de cinq cents têtes.
— Au lieu de bois d'ébène voilà que Béjard se met à vendre de l'ivoire! conclut finement De Zater.
— À propos, De Maes, je vous prends vos consolidés à terme…
— Dobouziez consent à rester comme directeur aux appointements d'un ministre, m'affirmait à l'instant le caissier de la fabrique.
— Deux mots, monsieur de Zater, au sujet des huiles: faut-il acheter ou vendre?
— Vendre! Que vous êtes jeune, Tobiel: télégraphiez sans retard à Marseille et emparez-vous de tout ce qui reste encore sur le marché…
— Ecco l'opération des cafés; j'expédie par le Feldmarschall deux cents balles Java à Brand Frères, de Hambourg, et, en même temps, je charge mon commissionnaire d'acheter avec le produit une partie de cuirs…
— Messieurs, j'ai bien l'honneur… De Zater, je suis le vôtre…
Vous parliez du grand désintéressement de Dobouziez…
— Non, cela me passe. On n'est pas honnête à ce point.
— Honnête! ricane Brullekens, de maniaque qui fait décaper chaque matin son argent de poche; c'est un autre mot, que vous diriez, vous, hé.! Fuchskopf?
— Ce Taelmans-Teince, engore un orichinal, un ardiste… Dummes
Zeug! Lauter Schweinerei! Bettlern! Oui, té mentiants!
— Toujours explicites ces Teutons!… Mais, De Zater, pour en revenir à Lucrèce et à son rastaquouère…
— Qu'est-ce donc cette affaire de cartouches?
— Pour le moins, un vol de grand chemin…
— Pas mal! Mais je mets «cartouches» au pluriel et sans majuscule.
— Eh bien, voici: Béjard, l'unique Béjard, lui, toujours lui, vient d'acheter au dernier dictateur chilien, par l'entremise du senor Vera-Pinto et de compte à demi avec celui-ci, un solde de cinquante millions de cartouches, mises hors d'usage par suite de la réforme de l'armement. Il paraît que la digne paire d'amis s'est acquis ces munitions de rebut pour une croûte de pain… Or, ce malin de Béjard compte revendre séparément la poudre, le fulminate, le plomb et le cuivre qu'il retirera de ces cartouches, et réaliser de ce chef le joli bénéfice de plus de cinq cents pour cent…
— Une opération de génie! opinèrent avec autant d'admiration que d'envie tous ces monteurs de coups constamment a l'affût des occasions de faire fortune du jour au lendemain. Jamais ils n'auraient trouvé ce moyen-là, si simple, pourtant. Vrai, ce Béjard pouvait être une canaille, mais il était diantrement fort, et leur maître à tous!
— Toutefois, des difficultés se présentent, continua Brullekens. Le tout n'est pas d'amener jusqu'ici ce lot colossal de cartouches; il s'agit de se mettre en règle avec la douane, puis d'obtenir de la Ville l'autorisation de décharger ces redoutables produits, représentant une affaire de deux cents à deux cent cinquante mille kilos de poudre, c'est-à-dire plus qu'il n'en faudrait pour faire sauter Anvers et son camp retranché… La Régence hésite d'autant plus à assumer une grave responsabilité dans celte litigieuse affaire, que Bergmans, le vigilant agitateur, l'inconciliable ennemi de Béjard, ayant eu vent des manigances de celui-ci, ne cesse d'intimider notre Magistrat et d'exciter contre Béjard et sa mirifique entreprise les terreurs et la colère des portefaix du port qui n'ont pas encore oublié l'affaire des «élévateurs». Aussi impopulaire qu'il soit, Béjard pare quelque peu les assauts du bouillant tribun en faisant miroiter aux yeux de cette population riveraine, généralement besogneuse, la perspective du travail facile et lucratif que leur procurera son industrie.
«À la Ville, il promet d'extraire tous les jours mille kilos de poudre des cartouches, de manière à en finir au bout de neuf mois. De plus, il s'engage à fournir toutes les garanties et à se conformer à telles mesures de précaution que lui imposera l'autorité. Et vous verrez, — au fond, je le souhaite, car l'affaire est trop sublime! — que ce diable d'homme aura raison des obstacles qu'on lui suscite et qu'il se moquera une fois de plus, de la ville, de la province, du gouvernement, des foudres de Bergmans et même du vox populi!»
Un mouvement qui se produisait de groupe en groupe vers l'entrée occidentale de la Bourse, jusqu'au quartier des coulissiers et des tripoteurs en effets publics, interrompit cet édifiant colloque. Les éclats d'une aigre contestation dominaient les psalmodies coutumières. La poussée et le vacarme devinrent tels que l'opulent Verbist, suprême amiral d'une flotte marchande de vingt navires, daigna s'enquérir auprès de son commis de la cause de cette perturbation.
— Claesaens, que signifie…
— Un escogriffe qu'on somme de payer ses différences, monsieur.
Une triste espèce, à ce qu'on m'assure!
La face bouffie et adipeuse, blafarde comme un astre hydropique, sourit lugubrement, les épaules eurent un sinistre haussement et, en spectateur blasé sur ce genre d'exécutions et qui n'en était plus à compter les banqueroutes de ses contemporains, Verbist ne s'informa même pas du nom de l'agioteur indélicat, mais continua de se curer les dents le plus confortablement du monde.
C'était pourtant le bénin, le suave, l'unique Dupoissy que l'on prenait si vivement à partie. Le hasard voulait que le Sedanais s'abîmât sans retour le jour même où Béjard, son maître, son patron, doublait victorieusement le cap de la ruine.
La fréquentation de Béjard lui avait donné foi dans sa propre étoile. Ce satellite s'était cru planète. Ce volatile s'était pris pour un aigle et avait voulu voler de ses ailes. Le jour où les bruits de l'imminente déconfiture de Béjard commencèrent à circuler, le prudent Dupoissy le lâcha avec la désinvolture d'un laquais. D'ailleurs Béjard, mis au courant des trahisons de ce gluant personnage, n'avait rien fait pour le retenir.
Au temps de la prospérité de Béjard, Dupoissy s'était assuré de fortes commissions et lui qui n'avait jamais possédé un sou vaillant, dans sa patrie ou ailleurs, se trouva un moment à la tête d'un capital fort sérieux. Au lieu de s'établir et de se livrer, par exemple, au Commerce des laines et des draps, «parties» dans lesquelles il se proclamait d'une compétence sans égale, il risqua tout son avoir dans des opérations aléatoires et de longue haleine. Tant que Béjard fut là, le tripoteur profitait de ses conseils et quittait la partie, sinon sans profit, du moins sans perte désastreuse. Mais, abandonné à sa propre initiative, il se fit complètement ratiboiser. Il en était arrivé à négliger les précautions les plus élémentaires; c'est à peine s'il s'enquérait de l'état du marché. Persuadé de son génie, il spéculait indifféremment sur les changes, les métaux, les effets publics et les marchandises. Quelque temps il parvint à faire escompter ses effets et à continuer ses «marchés fermes»; puis, l'un après l'autre, les banquiers lui coupèrent le crédit; enfin, à part quelques pigeons que dupait sa mine confite et onctueuse, son accent papelard, son fleur de respectability, et qui, sur la foi de ses jérémiades, le considéraient comme une victime de Béjard, il n'y eut plus pour lui livrer leur signature que des flibustiers aussi mal cotés que lui.
Il paya même cher la longanimité dont il bénéficia tout un temps.
C'était précisément, à la Bourse, jour de grande liquidation. Le faiseur, à bout d'expédients, avait passé la matinée à battre les guichets de la place, sans trouver à emprunter quarante sous. Cela ne l'empêcha point de se présenter en Bourse, comme d'habitude, luisant, bichonné, bénisseur, tendant à tous ses mains chattemiteuses et feignant de ne pas s'apercevoir des rebuffades et des affronts. Avisant un de ses contractants sur lequel il avait tiré à boulets rouges, il l'aborda, la bouche en coeur et se mit à l'entretenir d'une voix doucereuse et avec des gestes enveloppeurs, d'une opération superlificoquentieuse (il aimait ce mot) qui devait les enrichir tous les deux.
Il tombait mal cette fois.
— Je ne demande pas mieux que de traiter de nouveau avec vous, lui répondit le marchand, mais, auparavant, si vous voulez bien, nous liquiderons cette petite affaire de la Rente française. Vous savez ce que je veux dire… Voilà, trois mois que vous ajournez le règlement de cette bagatelle…
Dupoissy ne cessa pas de sourire et se récria:
— Comment donc! Mais volontiers, cher ami. Et même à la minute… Justement j'allais vous prier de passer ce soir chez moi… Si je vous parlais de cette nouvelle affaire, c'est parce qu'elle se rattache étroitement à celle que nous savons terminée; si étroitement, que nous pourrons les combiner je dirai, même les fusionner…
— Pardon! interrompit l'autre, il ne s'agit pas de tout cela. En voilà assez de vos combinaisons continues. Avant de m'embarquer avec vous dans d'autres entreprises, je désire connaître enfin la couleur de votre argent…
— Monsieur Vlarding! fit Dupoissy, jouer l'homme irréprochable outragé dans ses sentiments. Monsieur Vlarding, mon bon ami!
— Ta ta ta! Il n'y a pas de Vlarding et de bon ami qui tiennent! Vous allez me payer recta deux mille francs en échange du reçu que voici…
— Mais, mon vieil ami, pareils procédés de votre part, après tant d'années de mutuelle confiance…
— Trêve de protestations! Je ne vous dis que ce mot: pagare, pagare!
— Lorsque je vous répète que je n'ai pas cet argent sur moi! gémit Dupoissy à voix basse, et en pressant le bras de son interlocuteur. De grâce, calmez-vous… on nous écoute!
On commençait, en effet, à faire cercle autour d'eux. À l'ordinaire badauderie se joignait une curiosité maligne, attente d'une bagarre.
Mais plus Dupoissy essayait d'amadouer Vlarding, plus celui-ci criait:
— Pour la dernière fois, monsieur Dupoissy, êtes-vous disposé à me solder les deux mille francs?
— Quand je les aurai! laissa échapper le malheureux Dupoissy, perdant décidément la tramontane.
Vlarding bondit comme un chien flâtré.
— Comment dites-vous cela? cria-t-il dans le visage du débiteur insolvable.
D'autres dupes faisaient chorus, à présent, avec Vlarding. C'était à qui réclamerait son dû.
— Payera! Payera pas! chantait la galerie, sur l'air des lampions, en se trémoussant, en trépignant de joie féroce.
— Messieurs, mes bons messieurs, laissez-moi sortir, je vous en conjure! Je suis citoyen français, messieurs, j'en appelle au consul de mon pays… Messieurs, c'est une indignité…
— As-tu fini? goguenardaient les jeunes Saint-Fardier. Haro sur le déserteur! Haro sur l'homme de Sedan! Ferme ta cassolette! À la porte, Badinguet!
Mais les créanciers s'échauffaient et le menaçaient du poing, du parapluie et de la canne. Vlarding venait de lui abattre le chapeau de la tête.
— Non, non! Pas de violence! intercédait hypocritement la majorité des assistants. Faisons durer le plaisir.
Tremblant de peur, hagard, livide, la sueur et la pommade fondue lui découlant du front et des oreilles, le gros homme ne bougeait plus. Il embaumait à outrance. Mais moins heureux que le putois, son odeur ne tenait pas ses ennemis à distance. Comment aurait-il échappé à leur coalition! La consigne avait été donnée. On ne le frapperait pas; on se bornerait à le bousculer. Le jeu avait des règles consacrées par de nombreux précédents. Plus d'un boursier malhonnête avait été exécuté de la sorte. Les mains enfoncées dans leurs poches, les bourreaux ne jouaient que des coudes, des genoux ou des reins. Ainsi les vagues ballottent et roulent longtemps le naufragé, et le harcèlent de toutes parts, et se le renvoient l'une à l'autre, en lui faisant le moins de mal possible.
Dupoissy était bien un homme à la mer!
Il virait de droite et de gauche, louvoyait quelque temps dans un même sens, puis courait des bordées fantastiques. À peine un flot de tortionnaires l'avait-il projeté dans une direction, qu'un autre flot le ramenait à son point de départ. D'autres fois il restait immobile, broyé entre deux courants de même force, presque réduit en bouillie, aux trois quarts époumoné. Les questionnaires les plus rapprochés de lui risquaient de partager, son sort.
— Arrêtez! Pas si fort! criaient-ils à leurs camarades.
Une joie carnassière se repaissait de sa détresse. Un unique sentiment de cruauté confondait ces centaines de boursicotiers s'acharnant sur un joueur maladroit, ainsi que des collégiens sur leur souffre-douleur. Et, comme toujours les plus véreux, les plus obérés, prenaient à cette brimade la part la plus féroce.
Les millionnaires podagres se faisaient représenter à cette fête par leurs héritiers et leurs commis.
La police se tenait discrètement en observation. Tant qu'on n'endommageait pas la peau du patient et qu'on se bornait à le bousculer, elle n'avait pas mission d'intervenir. La tradition, autorisait les négociants assemblés à châtier, dans cette mesure, le spéculateur de mauvaise foi.
Entre les arcades du premier, étage, accoudés à la travée du promenoir, penchés sur cette véritable arène, les petits porteurs de dépêches jubilaient non sans éprouver quelque stupeur à la vue de ces personnages barbus et généralement compassés, s'émancipant comme des vauriens de leur âge, et l'envie leur démangeait de descendre dans la piste pour participer à ce sport de haut goût. Mais outre que les placides «gardes-ville» ne leur auraient pas assuré les mêmes immunités qu'aux boursiers, à la tangue un sentiment de terreur et de pitié entrait dans l'âme des gamins: ils regardaient encore, les yeux écarquillés, mais ils avaient cessé de rire.
Les rudes bateliers, si prompts à se colleter, demeuraient stupéfaits devant ce déchaînement de furie chez tous ces «chics messieurs», et ils en oubliaient de tirer des bouffées de leur brûle-gueule ou même de mordre leur chique.
Aucun des anciens amis du Sedanais, aucun, des amphitryons qui le recevaient autrefois à leur table, n'accourait à sa rescousse. Les plus humains, voyants la tournure critique que prenait l'altercation entre Dupoissy et ses créanciers, s'étaient prudemment esquivés, de peur d'être mêlés à l'esclandre ou pour s'épargner la vue de ces scènes pénibles.
Pendant, la tempête, une barque de pêche essaie d'enfiler le goulet du port. L'esquif a beau calculer son élan chaque fois la barre l'entraîne à la dérive ou menace de le briser contre les estacades. La tourmente humaine leurrait ainsi le pitoyable Sedanais et ne le rapprochait d'une des portes de salut que pour le rejeter à l'intérieur, et cela parfois en risquant de le fracasser contre les piliers.
Comme après bien des affres et bien des péripéties, une formidable impulsion le dirigeait pour la vingtième fois vers la sortie, un retardaire venant de la rue poussa la porte capitonnée.
— Tenez la porte ouverte, Béjard! mugit en s'épongeant Saint- Fardier père, qui s'était passionné pour ce jeu comme un étudiant d'Oxford à un match de foot-ball.
Ganté de frais, la taille prise dans un pardessus de coupe irréprochable, la boutonnière fleurie, plus superbe, plus maître de lui, plus dominateur que jamais, Béjard devina la situation, et n'ayant plus rien de commun avec son ancienne créature, tenant surtout à affirmer qu'il la répudiait sans merci, notre homme se prêta avec empressement à ce que la cohue attendait de lui.
S'effaçant contre la muraille, il tint la porte entrebâillée pour livrer passage à la victime. Son visage s'éclairait d'une joie satanique. Vrai, il était propre à présent, le patelin lâcheur! De son côté, Dupoissy reconnut son ancien associé. Se voir ainsi houspillé devant lui! C'était là le coup de grâce, le suprême opprobre! Franchement il ne méritait pas ce surcroît d'ignominie! Il concentra tout ce qui lui restait de ressort, de flamme, d'énergie vitale, pour lancer au triomphateur un regard d'atroce rancune, quelque chose comme une imprécation muette. Le crapaud doit avoir de ces regards sous le sabot d'un maroufle. Béjard ne broncha pas sous ce fluide vindicatif. Rien n'était, au contraire, plus flatteur pour lui. Au moment où une dernière ruée accélérait l'essor du Sedanais et où il filait avec la véhémence d'un projectile devant le député Béjard, celui-ci lui fit une révérence profonde de tabellion qui reconduit un visiteur considérable.
Le Dupoissy alla rouler comme un ballot avarié sur le pavé entre les deux trottoirs. Béjard le vit se ramasser, s'épousseter et se traîner, en longeant les murailles, avec des façons de limace.
Puis, lent et correct, sans s'occuper davantage de cette épave, le grand homme laissa retomber la porte et entra dans le temple où l'attendaient les félicitations et les hommages d'une tourbe prête à le traiter comme Dupoissy le jour où la Fortune cesserait de l'élire si manifestement pour son favori.
TROISIÈME PARTIE: LAURENT PARIDAEL
I. LE PATRIMOINE
Laurent venait d'atteindre sa majorité et le directeur de la fabrique l'invita par lettre strictement polie à passer par ses bureaux. Laurent retrouva son tuteur comme il l'avait quitté quatre ans auparavant, du moins quant à l'allure, à la tenue et à l'abord. Son masque impassible et lisse était un peu ridé, ses cheveux avaient blanchi et il levait moins haut son front autoritaire. Sur le bureau déshonoré il y a des années par le malencontreux Robinson Suisse s'étalaient à présent une liasse de banknotes et une feuille de papier couverte de chiffres alignés en colonne.
L'industriel, toujours à la besogne, répondit à peine au: «Bonjour, cousin!» que Laurent essayait de rendre aussi soumis, aussi affectueux que possible.
— Veuillez prendre connaissance de ce tableau et vérifier l'exactitude des calculs. Ceci vous représente mes comptes de tutelle: d'un côté vos revenus, de l'autre les frais de votre entretien et de votre éducation… Vous m'accorderez que je me suis abstenu autant que possible d'ébrécher votre petit capital. Lorsque vous aurez examiné ce travail, je vous prie, si vous l'approuvez, de signer ici… Vous pourrez emporter un double de cette pièce…
Laurent fit un mouvement pour saisir la plume et signer de confiance.
M. Dobouziez lui arrêta le bras, et de sa voix égale: «Pas de cela!… Vous me désobligeriez… Lisez d'abord.»
Quoi qu'il en eût, Laurent s'assit devant le pupitre et fit mine de revoir attentivement le détail des opérations. En attendant, son tuteur lui tournait le dos et regardait par la fenêtre, en tambourinant les vitres.
Laurent n'osa pas couper trop vite court à ce simulacre de vérification. Il attendit cinq minutes; puis se risqua à appeler l'attention de son parent:
— C'est parfait, cousin!
Et il se hâta de signer de son mieux ce tableau dressé avec tant de netteté et de minutie.
M. Dobouziez se rapprocha du pupitre, passa le buvard sur la pièce approuvée et la serra dans un tiroir.
— Bon. Il vous revient donc trente-deux mille huit cents francs.
Voyez là, si vous trouvez votre compte.
Pris a la fois de dépit et de chagrin, Laurent empochait, pêle- mêle, les billets et les espèces.
— Comptez d'abord! arrêta M. Dobouziez.
Le jeune-homme obéit de nouveau, compta même à haute voix, puis, suffoquant, avant d'être arrivé à bout de sa numération, repoussa, d'un mouvement brusque, billets et numéraire entassés…
— Eh bien? Y a-t-il erreur?
Le féroce honnête homme!
Laurent aurait voulu lui dire: «Gardez cet argent, tuteur… Placez-le vous-même… Je n'en ai pas besoin; je le dépenserai, il m'échappera, car il ne me connaît pas… Tandis que vous êtes homme à le manier et à en user comme il convient…»
Mais il craignit que le superbe Dobouziez, habitué à jouer avec des millions, ne prît pour une insultante familiarité l'offre de ce capital dérisoire…, l'héritage de feu Paridael, ce pauvre commis…
Et pourtant, comme le fils Paridael eût prêté et même donné de bon coeur les économies du commis défunt à ce patron de la veille, devenu commis à son tour.
— Dépêchons! répéta M. Dobouziez d'un ton glacial après avoir consulté son chronomètre.
Force fut à Laurent de prendre son bien. Il s'attardait encore en regagnant la porte: «Permettez-moi au moins, cousin, de vous remercier et de vous demander…» balbutia-t-il, poussant la conciliation jusqu'à se repentir de ses torts involontaires et à se reprocher l'antipathie qu'il avait inspirée, malgré lui, à ce sage.
— C'est bien! c'est bien!
Et le geste et la physionomie imperturbables de Dobouziez continuaient de lui répéter: «J'ai fait mon devoir et n'ai besoin de la gratitude de personne!»
Les opérations étaient exactes. Le patrimoine avait été géré d'une manière irréprochable. Le résultat était prévu. Tout était prévu!
Ah! il ne se doutait pas, le rationnel Dobouziez, de la façon hétéroclite dont l'orphelin lui témoignerait bientôt sa reconnaissance! Il oubliait, le parfait calculateur, que certains problèmes ont plusieurs solutions. Sinon, il aurait peut-être rappelé le jeune homme qu'il congédiait si catégoriquement et lui aurait dit: «Soit, malheureux enfant, laisse-moi ton petit pécule et surtout ne te crois jamais notre obligé, le débiteur de Gina et de son père, le vengeur fatidique de ma fille…»
Laurent ne se doutait pas, en ce moment, de ce qui devait arriver et, cependant, il se sentait monter au coeur une sourde et opaque tristesse. Avant de se rendre à la fabrique, il s'était réjoui à l'idée de devenir son propre maître, de toucher un vrai capital, presque une fortune!… Et à présent qu'il tenait ces billets et cet or, ils lui brûlaient la poche et l'inquiétaient comme s'ils ne lui eussent pas appartenu. Vrai, un voleur n'eût pas été plus soucieux que ce propriétaire.
Il était autrement confiant et dispos lorsqu'il s'était séparé, la dernière fois, de son tuteur. Que d'illusions et que d'espérances alors! Avec les cent francs qu'il palpait mensuellement, il se croyait le plus riche des mortels et à présent que son avoir se chiffrait par milliers de francs, il n'avait jamais lié aussi embarrassé de sa personne, aussi indécis, aussi mal dans son assiette.
Arrivé dans la rue, le Fossé lui sembla effluer des miasmes prophétiques: le Fossé lui-même se tournait contre lui! Paridael flairait d'occultes menaces dans ces émanations, mais sans parvenir à déchiffrer ces vagues présages. En attendant, sa mauvaise humeur retournait sur l'usinier:
— Quelle banquise! marmonnait-il outragé dans ses fibres aimantes. Il m'a reçu comme le dernier des coupables. À la fin, si je ne m'étais contenu, je lui aurais jeté ce sale argent au visage… ce sale argent!
Et se sentant très seul, très abandonné, prenant peur de lui-même, redoutant ce premier tête-à-tête avec sa pesante fortune, afin de secouer ses pensées noires, l'idée lui vint de se rendre chez les Tilbak.
L'autre fois aussi, cette visite avait été la première après son départ de la fabrique. Aussitôt, reprenant possession de lui-même, aux trois quarts rasséréné, il pressa le pas. En marchant, il se représentait d'avance le vivifiant et salubre milieu où il allait se retremper.
Depuis quelque temps, il avait négligé ses bons amis. Des scrupules honorables étaient cause de cette apparente indifférence. Henriette ne semblait plus la même son égard: non pas que son affection pour lui eût diminué, bien au contraire! mais quelque chose de fébrile et de contraint se mêlait maintenant à sa parole et, sans y mettre la moindre fatuité, le jeune homme se croyait, de la part de la jeune fille, l'objet d'un sentiment plus vif qu'une amitié fraternelle. Or, incapable d'oublier la superbe Gina, Laurent craignait d'alimenter cette passion à laquelle il ne voyait point d'issue, car il se fût tué avant d'abuser de la confiance que Vincent et Siska plaçaient en lui.
Mais comme il cheminait aujourd'hui vers la Noix de Coco et qu'une réaction bienfaisante s'opérait dans son esprit, l'image d'Henriette lui apparut plus douce, plus touchante que jamais, et, à cette évocation, il éprouva ou du moins s'excita à éprouver pour la jeune fille une inclination moins quiète et moins platonique que par le passé. Qu'avait-il erré si longtemps! Il tenait le bonheur sous la main. Il ne pouvait mieux inaugurer sa vie nouvelle et rompre avec ses anciennes attaches qu'en épousant la saine et honnête enfant des Tilbak.
L'état dans lequel l'avait plongé son entrevue avec Dobouziez contribua à accélérer cette résolution. Rien ne lui parut plus raisonnable et plus réalisable. Le consentement des parents lui était acquis d'avance. On publierait aussitôt les bans.
En caressant ces perspectives matrimoniales, il arriva à la Noix de Coco et, traversant la boutique, entra directement, en familier, dans la chambre du fond. Il trouva tous les membres de la famille réunis, mais fut frappé par leurs mines allongées et chagrines. Avant qu'il eût eu le temps de leur demander une explication, Vincent l'entraîna dans la pièce de devant et, après une quinte de toux nerveuse, lui dit d'une voix engorgée:
— C'est décidé, monsieur Lorki, nous émigrons, nous partons pour
Buenos-Ayres…
Laurent crut s'effondrer.
— Mais, mon brave Vincent, vous perdez la tête…
— Nullement, c'est tout à fait sérieux. Ce matin j'ai pris moi- même mon passage chez M. Béjard, au quai Sainte-Aldegonde. Je vais m'embarquer… J'ai même touché la prime… Voilà des mois que ce projet me trottait par la caboche. Il n'y a plus rien à entreprendre ici pour nous. Le commerce des bousingots et des casquettes ne va plus. Le biscuit se fait rare.
«On a gâté le métier. Avec ces runners qui accaparent le marin dès l'embouchure de l'Escaut et l'entraînent, ivre et abruti, au fond de leurs cavernes où ils le plument et l'écorchent jusqu'à la moelle, le petit boutiquier doit renoncer à la lutte… À moins de compagnonner avec eux, recourir à leurs pratiques, de leur disputer la proie à coups de poing et de couteau! Autant m'engager tout de suite dans une bande de francs voleurs!
«D'autre part l'invention des allèges à vapeur me force de vendre mon batelet pour du bois à brûler… Et, pour nous achever, voilà que nos fils ne trouvent plus à se placer… Nos grands chefs de maisons n'engagent que des volontaires allemands. Les mieux, disposés pour leurs pauvres concitoyens, notamment M. Daelmans- Deynze et M. Bergmans, sont assaillis de demandes et ont embauché déjà plus du double d'employés nécessaires! Par une faveur spéciale ils ont bien voulu se charger de notre Félix. Encore parlent-ils de l'envoyer à Hambourg: dans une de leurs maisons succursales. Il faudrait pouvoir attendre qu'une place devint vacante pour notre Pierket. Mais d'ici là, nous avons le temps de nous serrer le ventre… Vous le voyez, c'est la fin. Anvers ne veut plus de nous. Aussi avons-nous pris le parti de nous en aller tous. Et, s'il nous faut crever, du moins aurons-nous vaillamment tenté jusqu'au dernier effort pour vivre!…»
Et Tilbak refoula par un terrible juron l'émotion qui l'étranglait.
— Non, non, s'écria Laurent, en; lui donnant des tapes dans le dos, pour le réconforter: Vous ne partirez pas, mon brave Vincent. Et je bénis doublement l'inspiration qui m'amène ici! Depuis ce matin je suis riche, mon excellent gaillard! Je possède largement de quoi vous venir en aide à vous et aux vôtres. C'est plus de trente mille francs que je tiens à votre disposition, mon très cher. Vous n'avez jamais douté de moi, je suppose. Eh bien, alors! Allons qu'on cesse de se lamenter… Mais avant de retrouver Siska et vos enfants, laissez-moi compléter ma démarche L'argent qu'il vous répugnerait peut-être de tenir d'un ami, vous serez obligé de l'accepter d'un fils, oui, d'un fils — Siska ne m'a-t-elle pas toujours considéré comme son aîné? — ou, si vous l'aimez mieux, de votre gendre… Vincent, accordez-moi la main de votre fille Henriette!
Tilbak lui appuya les mains sur les épaules et le regarda au fond des yeux:
— Merci, monsieur Laurent. Votre offre généreuse ne nous touche pas moins profondément que votre demande, mais nous ne pouvons y donner suite… Il y a longtemps que ma femme a lu dans le coeur de notre fille et qu'elle combat le sentiment déraisonnable qui s'y est logé; Pour ne rien vous cacher, cet amour est même une des causes de notre départ… Tous, ici, nous avons besoin de changer d'air…
«Je vous le dis, à vous aussi monsieur Laurent, ce mariage est impossible. Même si j'y avais consenti, ma femme s'y serait opposée de toutes ses forces. Vous ne connaissez pas encore notre Siska. Elle entretient sur le devoir des idées peut-être très singulières, mais certes très arrêtées. Du moment qu'elle a dit: ceci est blanc et cela noir, vous auriez beau la prêcher, vous ne l'en feriez plus démordre… Savez-vous qu'elle croirait manquer à la mémoire des chers morts vos parents, si jamais elle autorisait une alliance entre sa famille et la vôtre… Vous êtes jeune, monsieur Laurent, vous possédez un gentil avoir, on vous a donné l'instruction, des parents riches vous laisseront peut-être leur fortune… et vous ferez un parti digne de cette fortune, de cette éducation et de votre nom: un parti répondant aux vues que vos pauvres chers morts, eux-mêmes, auraient entretenues concernant votre avenir… Voyez-vous votre opulente famille reprocher à notre Siska de vous avoir endossé sa fille et la considérer comme une intrigante, une misérable intruse…
— Vincent! s'écria Laurent en lui fermant la bouche… Soyez raisonnable, Vincent… Je me moque bien de ma noble famille… Vrai, pour ce qu'il m'en reste, il serait absurde de me contraindre… Vous finiriez, en me parlant ainsi, par me la faire haïr!… Que n'assistiez-vous tout à l'heure à l'accueil que m'a fait ce Dobouziez! L'âge et les mécomptes l'ont rendu plus pisse- froid que jamais… Je ne suis plus des leurs. Je me demande même si je l'ai jamais été! Je ne leur dois rien. Nos derniers liens sont brisés… Et c'est à ces parents qui me renient, que je sacrifierais mes affections!… Allons, votre refus n'est pas sérieux… Siska sera plus raisonnable que vous…
— Inutile! monsieur Laurent. Sachez même que si ma femme avait prévu cette amourette, jamais elle ne vous aurai attiré ici… Épargnez-lui la peine de devoir encore accentuer mon refus…
— Soit, dit Laurent. Mais si mes visites vous importunent, si un faux point d'honneur, oui, je dis bien, tant pis si vous vous fâchez! vous interdit de m'agréer pour gendre, moi qui comptais si loyalement rendre heureuse votre Henriette! du moins rien ne vous empoche de m'accepter pour créancier et, désormais, il est inutile d'émigrer…
— Merci encore, monsieur Laurent, mais nous n'avons besoin de rien… Pour tout vous dire, Jan Vingerhout, le baes de 1' «Amérique», votre ami, nous accompagne… Il a réalisé son dernier sou et lui aussi va tenter la fortune dans une autre Amérique…
— Ah! je devine! s'écria Paridael, C'est à lui que vous donnez
Henriette…
— Eh bien, oui!… Jan est un brave garçon de notre condition, que vous, tout le premier, avez apprécié… Et j'aurai même à vous demander une grâce, monsieur Paridael… Jamais notre ami ne s'est douté de l'amour d'Henriette pour vous… Oh, faites qu'il ignore toujours le caprice extravagant de notre fillette…
— C'en est trop! interrompit Laurent. Ne vous faut-il pas que j'entre dans vos plans jusqu'à me faire haïr de votre fille?
Et intérieurement il se disait: «Trop pauvre pour Gina, trop riche pour Henriette!» Puis, donnant libre cours à son amertume:
— Vrai, mon cher Tilbak, vous êtes tous les mêmes à Anvers… Vous ravalez tout à une question de gros sous. Mon digne cousin Dobouziez vous approuverait sans réserves… Les liens du coeur, les sympathies ne comptent pas. Tout s'efface devant des considérations de boutique. L'or seul rapproche ou divise. Ah! tenez, tous, tant que vous êtes, avez une tirelire à la place du coeur! Vous-mêmes, les Tilbak, que je considérais comme les miens, vous ne valez pas mieux que le reste!… Et je suis destiné à vivre toujours seul, et toujours incompris… Éternel déclassé, créature d'exception, nulle part je ne rencontrerai des pairs, des semblables, des vivants de ma trempe!…
Et, en proie à une crise nerveuse qui couvait depuis le matin, le corps tendu et secoué par ces émotions réitérées, il s'affala sur une chaise et serait à fondre en larmes comme un enfant.
Cependant Siska, attirée par les éclats des voix, avait, entrouvert la porte et entendu la fin de cette conversation. Elle s'approcha du jeune homme et essaya de le calmer par de maternelles paroles:
— Méchant enfant! Parler ainsi de nous! Écoutez-moi, mon cher Laurent, et ne vous fâchez pas. Nous nous expliquerons encore une fois sur toutes ces choses avant notre départ, mais pas aujourd'hui. Vous êtes trop exalté. Qui sait? Peut-être vous ouvrirai-je les yeux sur l'état de vos propres sentiments!
Un peu intimidé par le ton solennel dont la maîtresse femme prononça ces quelques mots, Laurent se contint et, après une conversation indifférente, rentra dans la pièce de derrière et prit, avec assez de calme, congé de la famille.
À quelques jours de là, Paridael retourna chez les Tilbak. Siska s'occupait vaillamment des préparatifs du départ. Laurent lui ayant demandé l'explication promise, elle interrompit son travail, et coulant un regard inquisiteur jusqu'au fond des yeux du jeune homme:
— Ce que j'avais à vous dire, Laurent, dit-elle, c'est simplement que vous n'avez jamais aimé Henriette.
Laurent essaya de protester, mais comme les yeux clairs et fermes de la digne femme continuaient de scruter les siens, il rougit et baissa même la tête.
— Et cela parce que vous en aimez une autre! poursuivit Siska. Je vous dirai même quelle est cette autre: votre cousine Gina, devenue Mme Béjard… Vous ne le nierez pas. Croyiez-vous donc pouvoir me cacher ce secret? Votre trouble lorsqu'on parlait de Mme Béjard; votre affectation, à vous, de ne jamais en parler, l'aurait révélé à des devineresses moins adroites que moi. Oui, Henriette elle-même a su de quel côté tendait votre réel amour… Certes, vous chérissez notre enfant… Sous l'impulsion de vos sentiments généreux vous seriez prêt à épouser la petite. Mais au fond, vous auriez continué de préférer l'autre. Son souvenir se serait placé entre Henriette et vous. Et ni vous ni votre femme n'auriez rencontré le bonheur que vous méritez tous deux… Aussitôt que ma fille a soupçonné votre passion pour Mme Béjard, j'ai achevé de lui dessiller complètement les yeux et suis parvenue à la guérir de son amour pour vous… Ah, il le fallait! Je mentirais en disant que la guérison a été facile… Laurent, si vous me jurez que vous aimez réellement Henriette et qu'elle est à la fois la préférée de votre coeur et de votre chair, je suis encore proie à vous la donner! En agissant autrement, je serais deux fois mauvaise mère…
Pour toute réponse, le gars sauta au cou de sa clairvoyante amie et lui confessa longuement ses peines et ses postulations contradictoires.
II. LES ÉMIGRANTS
Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaient bien choisi leur moment pour faire le trafic de la viande blanche, de l'ivoire comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par ce vilain commerce. C'était dans leurs étroits bureaux un défilé, une procession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher à la baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C'était lui qui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays.
Originaire de l'Irlande, l'émigration gagna la Russie, l'Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliers d'étrangers s'étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fût inoculée aux Belges. D'abord la contagion se mit parmi les ouvriers du Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur et servile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopes déchus, placés entre l'intolérance des meneurs et la dureté des capitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque le grisou les épargne, achevés par les balles des soldats.
Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la rage de l'expatriation ébranla les Flandres. Tisserands et filateurs gantois, les poumons obstrués par le ploc, plièrent bagage et passèrent en Amérique comme, il y a des siècles, leurs ancêtres s'étaient transportés en Angleterre.
Enfin, l'impulsion se communiqua au pays d'Anvers.
Longtemps les dockers, peinant au rivage même, d'où s'éloignaient, parqués comme des ouailles, de pleines cargaisons de proscrits, résistèrent à l'entraînement général. Méfiants, sceptiques, ils ne se souciaient point d'engraisser, de leurs carcasses, les terres d'où nous viennent les guanos fameux, après avoir cédé leur dernier liard aux agences d'émigration, qu'ils voyaient prospérer et gonfler autour d'eux, comme des sangsues gorgées du sang des vieux locatis.
Auparavant, le départ d'un paysan ou d'un ouvrier stupéfiait tout le quartier ou toute la paroisse. On le considérait comme un coup de tête, une apostasie, l'acte d'un être dénaturé. Il n'y avait, de loin en loin, que les mauvais journaliers, les valets de ferme renvoyés de partout, la racaille, qui, ne sachant plus à quels baes louer leurs bras, finissaient, sous l'influence d'une dernière ribote, par se vendre au racoleur de volontaires pour l'armée des Indes hollandaises.
Mais voilà que l'expatriation entrait dans les moeurs des bons sujets. Par centaines, urbains et ruraux, des bords de l'Escaut ou des dunes ou des garigues de la Campine, terrassiers du Polder, lieurs de balais de la Bruyère, fuyaient le pays comme pourchassés par les flots d'une inondation occulte.
L'inquiétude du toit familier, le doute de la bonté patriale, une impatience de nomades, un instinctif besoin de déplacement, pénétraient et rongeaient les écarts lointains.
Les mêmes pionniers qui n'auraient jamais, au grand jamais, consenti à échanger leur servage aussi ingrat, aussi pénible qu'il fût, contre une lucrative besogne dans la cité, subissaient du jour au lendemain le vertige de l'exode et s'expatriaient en masse.
Combien pourtant, de ces terriens invétérés, leurs entrailles presque jumelles de la dure, plus dure chez eux que partout ailleurs, subissant avec une volupté de fanatique les réactions sournoises du climat et de l'atmosphère, leurs soubassements charnus adhérant aux labours fauves comme leurs grègues, avaient souffert autrefois d'âpre nostalgie, lorsque la conscription les transplantait brutalement au milieu du brouhaha et du tourbillon urbain, les dépouillait de leur trousse de laboureur pour leur faire endosser la livrée du milicien et les détenait dans ses casernes putrides, loin des balsamiques landes natales, ou les jetait à certains jours, mornes, ahuris, sur le pavé semé d'embûches! Quelle détresse, quelles aspirations vers le misérable là-bas! Que d'heures à ruminer des riens de souvenirs!
Ah! les retours furtifs du soldat au pays; les minutes exactement supputées, la route brûlée comme par un fugitif.
Le congé d'un jour, la courte sortie utilisée pour passer une heure, rien qu'une heure, au foyer natal, les apparitions inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme un batteur d'estrade qui aurait fait un mauvais coup; seulement le temps d'aller et de repartir, de toucher pied au terroir de ses exclusives délices, d'embrasser les anciens et la promise, de respirer l'odeur des brûlis dans l'émolliente humidité du crépuscule!
Et, à présent, ces mêmes rustauds endurcis se voyant acculés dans une alternative sinistre, consentent, remplis d'une poignante et farouche résolution, à se laisser amputer de leur patrie!
Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tant qu'ils parvinrent à partager, entre les leurs, la croûte de pain noir et l'écuellée de pommes de terre, ils se sont roidis, le ventre serré, butés dans leur attachement au pays, comme les chrétiens dans leur foi; mais, du jour où les femmes, les petits mêmes n'eurent plus rien à se mettre sous la dent, oh! leur sombre héroïsme a fléchi, et un matin ils se sont décidés à l'exil, comme on se résigne au suicide.
C'en est fait. La maisonnée vide le chaume patrimonial; son chef renonce aux terres affermées, vend le bétail, les chevaux, les attelages, les instruments de culture!…
La défaite des plus tenaces partisans du terroir, des meilleurs, parmi les blousiers, ébranle, affole le reste de la population; la panique se propage de clocher en clocher.
Des fermiers qui auraient pu tenir bon quelques années encore et résister à la crise, prennent peur, emboîtent le pas à leurs valets et aux meurt-de-faim. Ils se sont rappelés tant de leurs voisins et des plus argenteux, qui avaient toujours espéré, qui s'étaient évertués contre les épreuves redoublées, contre la chronique détresse, jusqu'à ce que l'insuffisance des récoltes, encore aggravée par la concurrence des greniers transatlantiques, les eût réduits sur leurs vieux jours, à prendre, service dans la ferme même où ils avaient commandé.
Les prévoyants emportaient leur outillage et leurs bêtes de labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles, à ces terres promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne, mystérieux royaumes de quelque prêtre Jean, Amériques croulantes de blés et de fruits, dont les produits, bétail gras, viandes savoureuses, blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, les marchés de l'Europe, confondaient et submergeaient la faune et la flore dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guérets épuisés. Non, plutôt que d'attendre le coup de grâce, colons de l'Europe caduque passeraient au continent pléthorique.
Et, pour achever la déroute et transformer en nomades ces ruraux réputés indéracinables, des embaucheurs à la langue bien pendue, adroits et insinuants, se rendaient de bourgade en bourgade, visitaient les cabarets aux jours de vente et d'assemblées et profitaient de la prostration et du déboire dès pauvres gars les soirs de dimanche, les lendemains de kermesses pour effréner leurs cervelles dans de troublants mirages de prospérité. Afin de mieux écouter le tentateur, au mielleux bagout, à la clinquante loquèle, les vachers en garouage, les faneurs calleux et poupards, bouche bée, regards extatiques, laissaient s'éteindre leur pipe de terre. Le fluide de la merveillosité traversait leur derme hâlé et luisant, chatouillait jusqu'aux moelles leurs fibres ingénues, stupéfiait leur sens matois, et les tenait haletants, suspendus aux lèvres du drôle d'où partaient en feu d'artifice, des descriptions plus éblouissantes, plus enluminées que les chromos de la balle du mercier et le paravent du marchand de complaintes.
Une nuée de ces maquignons recrutés parmi des procureurs de bas étage s'était abattue sur le pays comme des chacals sur un champ de bataille. Ils avaient des allures louches, des façons familières, des dégingandements de mauvais camelots qui' eussent dû mettre en défiance des âmes moins simples.
Ainsi, ils examinaient les manouvriers de fière mine, les inspectaient des pieds jusqu'à là tête avec une persistance presque gênante, allant même jusqu'à leur passer la main sur les bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, les éprouvant comme on fait au bétail et à la volaille, les jours de marché; leur prenant le menton comme s'il s'agissait de vérifier l'âge en bouche d'un poulain; encore un peu ils auraient invité ces simples à se déshabiller pour les ausculter et les visiter plus à l'aise. Sur les marchés de bois d'ébène les négriers ne se comportent pas autrement avec les noirs. Ils manoeuvraient surtout autour des jeunes gens vigoureux, captaient leur confiance, gouailleurs, paternes, plaisantins comme des chirurgiens militaires présidant au conseil de révision.
Ces embaucheurs, transfuges des campagnes ou efflanqués de barrière, rompus aux besognes malpropres, s'entendent à allumer les convoitises dans ces coeurs primitifs, mais complexes; attisent ce vague besoin de jouissance qui dort au fond des brutes; amorcent ces illettrés, les chauffent, les malaxent au moral comme au physique.
Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nos rustauds hument le mielleux discours, se prêtent aux insidieuses caresses; jamais on ne leur en a tant dit, jamais témoignages aussi flatteurs ne les ont réhaussés à leurs propres yeux, les patauds! Imprégnés de tiédeur, ils se laissent faire, deviennent la chose lige de leurs magnétiseurs et ne bougent plus de peur que cette douceur, ce long énervement ne cessent! Et tout à l'heure, le recruteur n'aura qu'à tirer son filet pour y tenir la copieuse et florissante recrue.
Ah! ils ne sont pas dégoûtés, les entrepreneurs d'émigration! Après avoir opéré dans le reste de l'Europe et drainé des races prolifiques, mais dégénérées, voici qu'ils jettent leur dévolu sur le meilleur sang des Flandres, sur de solides et fermes gaillards, patients et laborieux comme leurs chevaux. «Il nous faut cent mille Belges et nous les aurons dans six mois!» ont déclaré Béjard, Saint-Fardier et Véra-Pinto. Et leurs racoleurs à gages de se mettre à l'oeuvre. Hardi, les imposteurs! À la curée, les vampires! La commission vaut la peine qu'on se dérange. C'est quinze à vingt francs, suivant sa qualité, pour chaque tête de Flamand livrée à l'expéditeur de viande humaine.
Mais ils se gardent bien d'avouer leurs profits, les rabatteurs et les traqueurs subalternes. À les entendre, ce sont les plus désintéressés des apôtres, de purs philanthropes, particulièrement dévoués aux campagnards.
Les boniments ruissellent d'or et de soleil. Les courtiers en mensonges promènent leurs écoutants par les possessions promises; des jardins paradisiaques et des palais de féerie. L'ardeur et la lumière des tropiques embrasent et illuminent tout à coup les horizons mélancoliques de ces visionnaires: un écran magique dans une chambre obscure. Les blés mûrs couronnés d'épis aussi gros que leurs tignasses blondes, lèvent leurs gerbes à hauteur des toits; les arbres ploient sous des citrouilles qui sont des pommes. Ces sablons rapportent du tabac; des ruisseaux de lait irriguent les novales; des potagers montent doucement vers le ciel plus bleu que la robe des congréganistes, filles de Marie; et cette pourpre subitement avivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les flancs de ces coteaux infinis, n'est plus, celle de vos bruyères, ô mes épais buveurs de bière, mais celles de vos vignobles, ô futurs broyeurs de raisins.
Parfois le charmeur s'interrompt, autant pour reprendre haleine que pour donner aux simples, qu'il accable de ses promesses, le temps de savourer et de humer ces évocations parfumées.
Il vante ensuite la bonté de la température, la clémence du climat, l'éternel sourire des saisons, et aucun hiver, aucun ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateur et pour confondre ses récoltes.
Là, le travail est un délassement; pas de propriétaire, pas de maître, pas de soucis; ni servitude, ni même de redevance.
Tour à tour badin et attendri, l'imposteur enivre absolument son auditoire. À la pompe d'un descriptif forain, aux hyperboles d'un dentiste, le suppôt des marchands d'âmes mêle des lazzis de carrefour; il saupoudre son éloquence des grosses épices du luron en sabots; il flatte les faiblesses, émoustille la sensualité brutale, appâte la gloutonnerie charnelle de ces amoureux sans vergogne, leur fait entrevoir des proies complaisantes, des victimes très pitoyables à leur afflux de sève, à leurs dégorgements d'humeur, à leurs frénésies, exaspérées par des continences prolongées et des effusions contrariées. Les maroufles s'affriolent, la gorge sèche, ou se trémoussent, aux images croustilleuses, harcelés, déniaisés par le vice subtil et piquant de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme les sirènes.
Enfin, pour frapper un dernier coup, l'entremetteur propose de lire des lettres d'aventuriers qui ont fait fortune là-bas: Ah! elles sont authentiques comme l'Évangile, ces épîtres! Vérifiez plutôt, vous l'instituteur qui savez lire! Voyez les cachets et les empreintes de l'enveloppe les noms de bureaux de poste escales… Et ces timbres, ces «petites têtes» comme vous les appelez, ne réfléchissent point les traits de notre roi «Liapol». Lisez vous-même, hé! le maître d'école?… Vous voyez bien que je neveux pas leur en faire accroire. Voici mes dires écrits noir sur blanc!
Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers, dictés d'Europe ou élaborés dans les facendas des pourvoyeurs de là-bas. Le compérage désabuserait des écoutants plus lettrés. «Oui, garçons, je repars moi-même dans quelques jours… Voyons, qu'on se décide qui de vous m'accompagne? Aussi vrai qu'il y a un Dieu, je ne parviendrais plus à me réhabituer à notre pauvre petite Europe.
Et le drille facétieux les presse, les capte, les englue. Parfois, pour mieux appuyer ses discours, il fait rouler, avec une feinte négligence une poignée d'or sur la table poissée par les culs de verres. Ce sont des monnaies étrangères, énormes. Là-bas on ne paie qu'en or et en pièces grandes comme nos misérables cinq francs en argent. Au tintement des piastres, les prunelles du petit vacher lancent des flammes de conquistador: sa maritorne commande à des centaines de servantes, ne vêt que des dentelles et se vautre dans la couette.
Rentrés chez eux, les gars ruminent ces images, ils n'en dorment pas ou les revoient en rêve. Les maris discutent sur l'oreiller avec leurs ménagères; d'abord bougonnes et réfractaires, peu à peu celles-ci se laissent convaincre et éblouir.
Aux champs devant le ciel maussade, au milieu du navrement de la plaine, en éventrant la terre qui leur parait plus récalcitrante que jamais, le mirage revient les hanter, et, lâches à la peine, les coudes et le menton appuyés sur la paume de la houe, ou en sifflant indolemment ses boeufs, le laboureur se remémore les pays fabuleux et songe aux promesses de l'embaucheur.
Et cet or que l'allumeur manipulait! Un seul de ces disques jaunes représente plus du triple des blancs écus, joints, bout à bout, qu'il gagne chez son base…
Et voilà pourquoi, par ce matin de janvier, les flancs de la Gina — ce grand navire naguère si coquet, à présent radoubé plus d'une fois et uniformément peint en noir comme un cercueil de pauvre — devraient être élastiques pour loger toute la viande humaine qu'on y enfourne, tous ces parias à qui des thaumaturges astucieux évoquent, dans les brouillards plombés de l'Escaut, l'éblouissement du lointain Pactole.
Cependant les deux camions de la Nation d'Amérique, réquisitionnés par Jan Vingerhout, débouchent sur le quai. Pour lui faire honneur, on y a attelé deux couples de ces chevaux de Furnes, énormes palefrois d'épopée, de ces majestueux travailleurs à l'allure lente et délibérée, dont le pas égal et solennel aurait raison du trot d'un coursier. Jamais les fières bêtes n'avaient charroyé d'aussi légères et d'aussi pitoyables marchandises; les bagages s'amoncellent, mais ne pèsent pas lourd. À telle enseigne que pour ne pas humilier les puissants chevaux, les émigrants aussi ont pris place sur ces fardiers.
Parmi l'éboulement, le pêle-mêle des caisses blanches clouées, ficelées à la diable, des sacs éventrés, des piètres trousseaux noués dans des foulards de cotonnade, se prélassent, des groupes de jeunes émigrants de Lillo, Brasschaet, Santvliet, Pulderbosch et Viersel.
Quelques-uns, fanfarons, pleins de jactance, riaient, fringuaient et clamaient, interpellaient les curieux, semblaient exulter. En réalité, ils s'efforçaient de se donner le change à eux-mêmes, de se déprendre de leur idée fixe, bourrelante comme un remords. Même, sous prétexte de réconforter leurs compagnons d'une contenance moins faraude, d'allure, moins exubérante, ils leurs allongeaient de grandes bourrades dans le dos. Au nombre de ces villageois on en comptait un ou deux tout au plus dont cette joie désordonnée et démonstrative fût sincère. Les autres s'étaient montés le coup. Mais, puisque le sort en était jeté et qu'ils ne pouvaient plus se raviser ou se dédire, à mesure que les fumées des illusions se dissipaient et que la conscience patriale se réveillait dans leur fressure, pour se donner du coeur ils entonnaient force rasades d'alcool comme le jour du tirage au sort.
Les yeux fous, les pommettes rouges, à la fois endimanchés et débraillés, on les eût pris à première vue pour ces jeunes valets et servantes qui, à la saint Pierre et Paul, se font trimbaler, dès l'aube jusqu'au soir, dans des charrettes bâchées de feuillage et de fleurs[8].
Mais la plupart étaient silencieux et apathiques, abîmés dans des réflexions. Si, gagnés par la frénésie de leurs voisins, ils se mettaient d'aventure à battre quelques entrechats et à graillonner un refrain de kermesse, le «Nous irons au pays des roses», des Rozenlands de la saint Pierre et Paul, ou «Nous arrivons de Tord- le-Cou», des Gansrijders[9] du mardi gras, les notes s'étranglaient bien vite dans leur gorge et ils retombaient dans leur méditation.
En avance sur la marche du navire il arrivait aussi que leur pensée planât là-bas, par-dessus l'immensité des espaces voués aux flots et aux nuages, vers les côtes lointaines où les attendaient les patries nouvelles; ou bien leur esprit retournait en arrière et les ramenait au village natal, quitté la veille, à l'ombre du clocher d'ardoises dont la voix mélancolique ne les exhorterait plus à la résignation! Ô ces cloches qui soulevaient autrefois les guérilleros en sarreau contre les étrangers régicides [10] et qui n'avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour refouler l'invasion de la Faim! En souvenir, les transfuges déjà repentis se transportaient sous le chaume de leur précaire héritage; parmi les cultures péniblement assolées et gagnées après tant de luttes sur les folles bruyères (adorables ennemies! tant maudites, mais déjà tant regrettées); ou encore, au bord de ces venues et de ces meers, où ils pochaient les grenouilles en gardant leurs vaches maigres; ou bien autour des feux de scaddes[11], combattant de leur arôme résineux la moiteur paludéenne des soirées d'octobre.
Ô le doux hameau où ils ne remettraient plus jamais les pieds, où ils n'iraient même pas dormir leur dernier et meilleur somme en terre deux fois sainte à côté des réfractaires d'autrefois!
Laurent lisait l'arrière-pensée de ces braillards. Sa compassion pour les Tilbak s'étendait à leurs compagnons. Entre mille épisodes poignants un surtout l'émut pour la vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ce prologue de l'exil.
Au moins une trentaine de ménages de Willeghem, bourgade de l'extrême frontière septentrionale, s'étaient accordés pour quitter ensemble leur misérable pays. Ceux-là n'avaient point pris place sur les camions, mais, un peu après l'arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrent en bon ordre, comme dans un cortège de festival. Soucieux de faire bonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu'on dise après leur départ: «Les plus crânes étaient ceux de Willeghem.»
Les jeunes hommes venaient d'abord, puis les femmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin les vieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né. Combien d'aïeules, s'appuyant sur des béquilles et comptant sur un renouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s'éteindre en route, et, cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur une planche, se verraient destinées à nourrir les poissons! Des hommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velours côtelé, avaient la pioche et la houe sur l'épaule et le bissac et la gourde au flanc. Des couvreurs et des briquetiers allaient appareiller pour des pays où l'on ignore la tuile et la brique.
Une jeune fille, l'air d'une innocente, moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage.
En tête marchait la fanfare du village, bannière déployée.
Fanfare et drapeau émigraient aussi. Les musiciens pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leur drapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire encore partie de l'orphéon.
Laurent avisa, marchant à côté du porte-drapeau, un ecclésiastique à cheveux blancs, le prêtre de la bourgade. Malgré son grand âge, le pasteur avait tenu à conduire ses paroissiens jusqu'à bord, comme il les accompagnait jadis chaque année au pèlerinage de Montaigu[12]. L'avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu, depuis des années que durait la crise! Pourquoi, patronne de la Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri de détresse? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires, les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sans mariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice et s'y faire édifier de miraculeux sanctuaires, les madones désertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaient redescendu les premières les mêmes cours d'eau qui les conduisirent autrefois, des continents inconnus, au coeur des Flandres. Pourtant les simples de la plaine flamande t'avaient édifié une basilique sur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu'on vît de très loin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde que pour te rapprocher de ton Ciel. Vierge inconstante, donnais-tu toi-même l'exemple de l'émigration à tous ces nostalgiques des pauvres landes de l'Escaut?…
Mais, ce soir, après avoir vu disparaître le navire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fumée avec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à pas lents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrer lui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d'une croix rouge par le toucheur.
Si, pourtant, les hauts et nobles propriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuer un peu les fermages, ces fanatiques du terroir n'auraient pas dû s'en aller! Ils seraient bien avancés, les beaux sires, le jour où il n'y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreux domaines!
Quelques-uns des émigrants de Willeghem portaient à la casquette une brindille de bruyère; d'autres avaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leurs bâtons, au manche de leurs outils, et les plus fervents emportaient, puérilité touchante! tassée dans une cassette ou cousue dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée du sable natal.
Ingénument, non pour récriminer contre la patrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernière et filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national, leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques; les hommes, leurs bouffantes et hautes casquettes de moire, leurs bragues de pilou et de dimitte, leurs sarreaux d'une coupe et d'une teinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé de leur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans do Nord de ceux du Midi; — les femmes: leurs coiffes de dentelles à larges ailes qu'un ruban à ramages attache au chignon, et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n'ont d'équivalent en aucune autre contrée de la terre.
Au moment de délaisser la terre natale, c'était comme s'ils songeaient à la célébrer et à s'en oindre d'une manière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant une certaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses et empâtées de leur dialecte; ils tenaient à en faire répercuter les diphtongues dans l'atmosphère d'origine.
Mais ils trouvèrent encore moyen d'accentuer l'inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations.
Arrivés sous le hangar, avant de s'engager sur la passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de la tête firent halte et volte-face, tournés vers la tour d'Anvers, et, embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent — et non sans couacs et sans détonations, comme si leurs instruments s'étranglaient de sanglots — l'air national, par excellence, l'Où peut-on être mieux du Liégeois Grétry, la douce et simple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage, les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéraments dissemblables, mais non ennemis, quoi qu'en puissent penser les politiques. Aussi les bouilleurs borains massés sur le pont portèrent mains tendues au-devant des Flamins.
Tels se réconcilient et s'embrassent deux orphelins au lit de mort de leur mère.
Les conjectures vraiment pathétiques de cette dernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux de pensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé et modulé d'une façon si bellement barbare, par ces bannis si affectifs, toutes les expansions refoulées et tous les désenchantements de sa vie. Cette scène devait lui rendre plus cher que jamais le monde des opprimés et des méconnus.
Qu'il était loin déjà le jour d'insouciance de l'excursion à Hémixem et loin aussi le jour de son retour à Anvers et de sa longue contemplation des rives du fleuve bien-aimé!
Par ce dimanche ensoleillé, l'air vibrait aussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n'avait quitté la rive pour ne plus la revoir!
L'arrivée des Tilbak et de Jan Vingerhout porta l'exaltation de Laurent à son paroxysme. Il tressaillit comme un somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l'épaule. Il avait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, sa physionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestations le monde d'angoisses qu'il ressentait.
Il embrassa Siska et Vincent, hésita un moment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, il appliqua un long et fraternel baiser au front d'Henriette, serra contre sa poitrine l'ancien baes de la Nation d'Amérique, et, prenant les mains d'Henriette, il les mit dans celles de son mari, et les tint pressées entre les siennes, comme pour s'unir à eux dans cette étreinte quasi sacramentelle.
Puis sentant l'émotion lui nouer la gorge, il n'eut que le temps de se tourner vers Lusse et Pierket qui lui tendaient leurs mains et leurs lèvres. Et, sous les larmes que Laurent ne parvenait plus à retenir, Pierket, qui adorait son grand ami, éclata en sanglots et se suspendit à son cou comme s'il voulait l'entraîner avec eux par delà les mers.
Aussi cette lugubre et ironique coïncidence qui faisait s'embarquer Henriette et les siens à bord de la Gina, avait par trop étreint le coeur de Paridael. Il reconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. Cette Gina lui ravissait Henriette et tous ceux qu'il aimait!
D'autres corrélations bizarres et inattendues se présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émigrait en masse, était précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ils l'avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais en interrogeant ce monde ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrent des traits de famille dans les physionomies, finirent par se découvrir des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bon qu'elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. Jan Vingerhout dit en riant: «Willeghem sera donc au complet, là-bas! Et nous fonderons une nouvelle colonie à laquelle nous donnerons le nom, du cher village! Vive le Nouveau-Willeghem!»
Et tous de faire chorus.
Mais d'autres camarades que les paysans accaparaient l'attention des Tilbak. La Nation d'Amérique au grand complet: doyens, baes, compagnons, voituriers, mesureurs, arrimeurs, gardes-écuries, chargeurs, routeurs, et même nombre de chefs des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, au mieux voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d'efforts dépensés par ces braves gens pour le retenir! Car, s'il prétextait le dégoût du métier, l'envie de voir du pays, la dureté des temps, au fond, les plus perspicaces savaient que le digne garçon, compromis comme principal meneur dans les derniers troubles, craignait, en demeurant à leur tête, d'attirer sur ses amis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leur gilde.
Dans la masse des dockers se trouvaient jusqu'aux musards du «Coin des Paresseux» de ces cogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu'indolents, au demeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé Jan Vingerhout par leur flegme superbe, lorsqu'ils ne le faisaient pas endêver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Ces baguenaudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mains du partant dans leurs crocs énormes; et, dérogeant à leurs habitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborder les colis.
Les détaillants voisins de la Noix de Coco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. La population maritime et ouvrière du port et des bassins s'associait toute entière à cette manifestation de regret et de sympathie. Dans la cohue, Laurent crut même reconnaître quelques jeunes runners valant peut-être mieux que leur réputation et tenant, eux aussi, à témoigner de leur sympathie pour ces braves gens.
Ces démonstrations apportèrent une heureuse diversion aux adieux, en étourdissant ceux qui en étaient l'objet. Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant de noir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaîté un peu forcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaient l'esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse, mais plus d'un se mouchait avec trop de fracas ou se frottait le visage du revers de sa manche, alors qu'il n'y avait pourtant point la moindre sueur à essuyer.
Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter non plus; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonfler les plus grosses bourdes, et, fidèle jusqu'au bout à sa réputation de boute-en-train des «Nations», se livrait à une débauche d'aphorismes et de monostiques stupéfiants, où pantalonnait et pétardait l'esprit du père Cats et d'Ulenspiegel.
À toute force il lui fallut prendre encore quelques verres avec les copains, à l'estaminet le plus proche. Paridael n'avait pas pu refuser non plus les politesses de ses dignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où les tournées se succédaient au feu roulant des gaillardises, aux bordées de jurons, aux. francs coups de poing sur les tables, Laurent aurait encore pu se croire au «local», après le travail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de ces débardeurs apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ci une pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate. Un de ces braves avait même eu l'idée de remettre du papier à lettres de trois couleurs à Vingerhout. Il s'agissait de dérouter les interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Jan écrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les choses allaient bien, le rosé signifierait condition précaire, mais supportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Et cela en dépit de ce que la lettre contiendrait d'optimiste et de rassurant.
L'heure pressait. Laurent s'éclipsa pour aller installer les femmes, avec Tilbak, dans l'entrepont de la Gina. On fit d'abord quelque difficulté de recevoir Laurent à bord. L'accès des aménagements d'émigrants était strictement interdit aux curieux, et pour cause. Une fois sur le bateau il était même défendu aux voyageurs de retourner à terre, sous peine de perdre leur place et même l'argent de leur passage. Toutefois, grâce à l'obligeance d'un gabier, avec lequel Tilbak avait été amateloté jadis, il fut permis Paridael d'inspecter le nouveau domicile de ses amis.
La Gina contenait plus de six cents lits de camp en bois blanc, ou plutôt des châssis mal varlopés, tendus d'une sangle, couplés et superposés par groupes de douze dans les entreponts. La literie de cos branles consistait en un sac bourré de paille fétide, dont un pourceau n'eût pas même voulu pour litière, vrai réceptacle de la vermine.
Malgré le long aérage il régnait dans ces couloirs une odeur indéfinissable d'hôpital mal tenu, mélange de bouteilles et de faguenas. Que serait ce plus tard, lorsque toutes ces épaves humaines s'y encaqueraient, les haillons et les corps exsudant autant de miasmes qu'un grouillement de fauves; surtout pendant les gros temps, lorsqu'on ferme les écoutilles.
Les règlements prescrivaient de séparer les sexes a bord et d'éloigner autant que possible des adultes les enfants en bas âge. Mais Béjard et consorts n'étant pas hommes à tenir compte de ces prescriptions, on ne les observait qu'en vue du port.
Avant même de gagner la mer, on bouleversait tous ces arrangements; on n'empêchait plus la promiscuité; on recevait en fraude un surcroît de passagers que des embarcations interlopes amenaient de la rive pendant la nuit. Runners et smoglers n'avaient pas de client plus précieux que Béjard et Cie.
Les cambuses étaient fournies de lard, de viande fumée, de biscuits de mer, de bière, de café, de thé, «en quantité plus que suffisante pour le double de la durée du voyage», renseignaient les prospectus, la dernière oeuvre littéraire de Dupoissy, l'homme des impostures et des charlataneries. À la vérité c'est à peine si l'aiguade suffirait! On rationnait les malheureux comme une garnison assiégée. Chaque passager recevait une petite gamelle en fer blanc ressemblant à celle des troupiers. La distribution des vivres se faisait deux fois par jour; les aliments mesurés à la livre, les liquides au bon juron, litre spécial et réduit en usage sur les bateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse dans les entreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes sans toutefois balayer l'odeur invétérée.
Et c'est la qu'allaient devoir gîter la bonne Siska et la chère
Henriette.
— Bast! disait Tilbak en voyant la mine déconfite de Laurent. La traversée n'est pas longue. Et j'en ai vu bien d'autres!
Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarqua quelques box en bois, contenant onze chevaux de labour, l'écurie de quelqu'un de ces fermiers aisés affolés par la crise et s'expatriant avant la ruine. À voir ces installations, autant eût valu jeter les bêtes à l'Escaut. Leurs propriétaires étaient bien naïfs s'ils s'imaginaient qu'elles supporteraient la traversée dans ces conditions. Les exploiteurs s'arrangeraient de façon à les leur faire céder à bas prix. L'entretien de ces chevaux coûterait gros à leurs possesseurs et à la longue ils en retireraient a peine le prix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans le moindre auvent, dans des caisses de bois blanc s'entassaient le foin, la paille et l'avoine.
Cependant l'ivoire s'amoncelait un peu à la diable. Le pont revêtait l'apparence d'un bivac de fugitifs, d'un campement de bohémiens. En frôlant ces parias de toutes les contrées, apportant on ne sait quelle couleur et quelle odeur spéciale dans leurs bardes, Laurent remarqua qu'ils étaient vêtus très légèrement et que beaucoup claquaient déjà des dents et tremblaient de la lèvre. Un des agents de Béjard passait entre leurs groupes et pour les réconforter disait que ce froid ne durerait que quelques jours. Une fois passé le golfe de Gascogne, commencerait l'été perpétuel. L'agent n'ajoutait pas qu'entre l'Afrique et les côtes du Brésil les passagers cuiraient au point de ne pouvoir se tenir sur le pont, et que la calenture, le délire furieux, emporterait quelques-uns de ceux qui auraient tenu tête à la fièvre paludéenne. Il leur cachait surtout les horreurs de ta traversée, l'arbitraire et la brutalité qui les attendaient au débarquement et les misères sans nombre à endurer en ces milieux incompatibles.
— Il est temps de repasser la planche, car on démarre, camarade! vint dire obligeamment le gabier à Paridael.
Le sifflet strident de la machine alternant avec des rauquements de bête féroce, appelait longuement les retardataires. Laurent s'arracha aux effusions de ses amis et regagna le quai.
Comme si ce n'eût pas encore été assez de détresse et d'horreur, un incident lamentable se produisit à la dernière minute.
Un misérable, dépenaillé, à la fois jaune et livide, les yeux hagards, les cheveux en désordre, sous l'empire d'une violente excitation alcoolique, entraînait de force vers l'embarcadère du navire en partance, une pauvre femme, de mine honnête, mais non moins ravagée, maigre, couverte de haillons moins sordides, mais tout aussi usés, qui résistait, se débattait, criait, deux pauvres mômes accrochés à ses jupes. Sans doute la malheureuse mère n'entendait pas suivre son ivrogne de mari en Amérique et estimait comme plus atroce que la faim endurée au pays natal, l'exil loin de toute connaissance amie, de tout visage et de tout objet familier, dans des parages où rien ne la consolerait de l'ignominie et de la crapule de son époux.
Écoeurés par cette scène, Laurent avec quelques baes et compagnons de Nations, eurent bientôt délivré la mère et les enfants. Tandis que les uns conduisaient la pauvre femme, presque morte d'inanition, dans une auberge riveraine, les autres emmenaient le mauvais sujet vers la Gina, et d'une bourrade vous l'embarquaient plus rapidement qu'il n'eût voulu, en le projetant par delà la passerelle au risque de le précipiter dans le fleuve.
Le soûlard, hébété, sembla se résigner à son divorce inattendu; d'ailleurs la communication avec la rive venait d'être rompue. Sans plus se soucier des siens, il s'approcha du bordage et les assistants le virent retirer de la poche de son paletot crasseux une bouteille de genièvre encore à moitié pleine.
— Voyez, bredouillait-il en titubant et en brandissant la bouteille au-dessus de sa tête, voici tout ce qui me reste; dans ce flacon s'est fondu le dernier argent que je possédais encore… Et, tenez, je bois cette gorgée d'adieu à la Belgique!
Et portant la bouteille à ses lèvres, il la vida d'un seul trait; puis il la jeta de toutes ses forces contre le mur du quai, de manière à en éparpiller les éclats dans le fleuve. Et avec un rire idiot, il hurla:
— Evviva l'America!
Cependant les matelots ramenaient à eux et enroulaient les amarres détachées des bornes de pierre, l'hélice commençait à patiner les vagues, sur la dunette le capitaine hurlait les ordres répétés a l'avant et à l'arrière et transmis par un mousse, au moyen d'un porte-voix, aux hommes de la chambre de chauffe; manoeuvré par le timonier à la barre, le navire vira lentement de bord et un bouillonnement de vaguilles lécha les flancs de la Gina.
À un choc de la manoeuvre, l'arsouille venait de s'écrouler comme une masse aux pieds de ses compagnons de route.
Laurent détourna les yeux vers des personnages plus sympathiques.
La fanfare de Willeghem agita son drapeau de velours à broderies et à crépines d'or, et reprit l'Où peut-on être mieux, que les Borains, rapprochés des Campinois, chantaient en choeur.
Dans le papillotement des têtes échauffées ou blêmes, Laurent finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak. Jusqu'à la dernière heure il avait songé à prendre passage, sans rien leur dire, à bord de la Gina, pour partager leur sort et affronter l'inconnu avec eux; seule la crainte de désobliger Vincent et Siska, de rouvrir une blessure fraîchement cicatrisée au coeur de leur fille, et de porter ombrage à l'honnête Vingerhout, en un mot, de leur être un perpétuel objet de contrainte et de gêne, le retint à Anvers.
Puis, un vague aimant l'empêchait de dire adieu à sa cité: il entretenait le pressentiment d'un devoir fatal à remplir, d'un rôle indispensable à jouer. Il ne savait lesquels. Main sans se rendre compte des intentions que le destin avait sur lui, il attendrait son heure.
Sur la Gina, les noëls, les hourrahs, un fracas, un tumulte d'appellations dominaient les accords mêmes de la fanfare. On répondait ferme, à coeur et a poumons non moins dilatés, de la cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage se donnaient la réplique, faisaient assaut de verve, de crânerie, de vaillance. Les casquettes volaient en l'air, des mouchoirs de couleur s'agitaient comme des pavillons bariolés les jours où les vaisseaux font parade.
Des femmes qui avaient l'air de rire et de pleurer à la fois, soulevaient leurs enfants sur leurs bras. Et plus le navire s'éloignait, plus les gestes devenaient frénétiques. Il semblait que les bras s'allongeassent désespérément pour s'étreindre et se reprendre encore par-dessus les flots séparateurs.
À cause de son énorme tirant d'eau et de sa cargaison plus que complète, le navire resta longtemps en vue des regardants. Laurent en profita pour courir un peu plus loin à l'extrémité de la Tête de Grue, à l'entrée des bassins, afin de pouvoir suivre le bâtiment jusqu'au moment où il tournerait. Henriette était déjà descendue dans l'entrepont avec Jan Vingerhout. Siska et Pierket continuaient à lui envoyer des baisers; il entendit la voix mâle et copieuse de Vincent lui lancer une dernière injonction à la force d'âme.
Mais, à chaque tour de l'hélice, Laurent se sentait perdre un peu de sa sécurité et de sa confiance. L'Où peut-on être mieux s'éloignait, s'éteignait, comme un murmure.
C'est de ce même promontoire que Paridael avait assisté, quelques années auparavant, à la féerie du soleil couchant sur l'Escaut. Aujourd'hui, il faisait gris, brumeux et trouble; au lieu de pierreries le fleuve roulait du limon; les levées du Polder étalaient des gazons jaunis; la tristesse de la saison concertait avec celle des êtres. Le carillon lui parut plus sourd, et les mouettes d'autrefois, les prêtresses hiératiques et accueillantes, criaient, vociféraient comme autant de sibylles de malheur.
Lorsque la masse du bâtiment eut disparu derrière le coude de la rive de Flandre, Laurent continua de regarder la cheminée, un clocher ambulant pointé par-dessus les digues; puis graduellement, ce ne fut plus qu'une ligne noire, et enfin, la dernière banderole de fumée se confondit avec la désolation de la brume de janvier.
Quand une petite pluie insidieuse et glaciale eu tiré le jeune homme de son hypnotisme, il constata qu'il n'était pas seul en observation a l'extrémité de ce promontoire.
Le curé de Willeghem cherchait encore à discerner le sillage et le remous de la Gina. Deux grosses larmes descendaient lentement de ses joues et il traçait dans l'air un lent signe de croix. Mais le vol éparpillé des oiseaux de mer avec des giries de sorcières qui se hèlent, semblait parodier ce doux geste professionnel aux quatre coins de l'horizon. Crispé par leurs sarcasmes, Laurent se retourna vers la ville. Un bruit de pioches et d'écroulement se mêlait au grincement des grues du port, au fracas des marchandises jetées à fond de cale, à la retombée du pic des calfats.
En vue d'élargir les quais on avait décrété la démolition des vieux quartiers de la ville et voici que l'abattage commençait. Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin des carrefours; des masures ouvertes, éventrées, amputées de leurs pignons, montraient leurs carcasses de briques sanguinolentes auxquelles pendillaient, comme des lambeaux de chair et des lanières de peaux, de tristes tentures. On aurait dit de ces carcasses de bête accrochées à l'étal des bouchers.
Çà et là les brèches pratiquées dans les flots de vénérables bicoques antérieures à la domination espagnole, dans ces maisons branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieilles frileuses, ouvraient une échappée sur des constructions plus reculées encore, démasquaient des vestiges de donjons millénaires, mettaient à jour les burgs romans ou même romains des premiers âges de la ville.
Sur une partie de l'alignement des quais à rectifier, les nobles arbres sous lesquels les deux Paridael s'étaient si souvent promenés avaient déjà disparu.
Non seulement la glorieuse Carthage rejetait son surcroît de population, exilait sa plèbe, mais, non contente de déloger ses parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles. Elle se comportait comme une parvenue qui rebâtit, et transforme de fond en comble une noble et vieille résidence seigneuriale; mettant au rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d'un passé glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bon aloi par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et une élégance improvisée.
La nouvelle des attentats et des vandalismes auxquels se livraient les Riches imbéciles sur sa ville natale, avait chagriné Laurent au point de l'éloigner du théâtre des démolitions dont les progrès l'eussent trop vivement affligé.
Le hasard voulait qu'il fût témoin de ces dévastations le jour même où il venait d'assister au départ de ses amis. Le contraste entre l'activité des quais et les ruines qui commençaient à border le fleuve n'était pas de nature à le consoler.
À l'heure où les tombereaux emportaient les gravats, les plâtrés, les matériaux des maisons démolies pour les conduire vers de lointaines décharges, La Gina enlevait aussi comme autant de matériaux hors d'usage, de non-valeurs, de parasites encombrants, les ouvriers sans travail, les paysans sans terre, les démolis, les rafalés, les pauvres diables de la glèbe et des métiers!
Pour beaucoup de gens du peuple et d'Anversois de vieille roche, c'était comme si le superbe Escaut répudiait sa première épouse. Il remplaçait l'ancienne Anvers par une marâtre apportant des agences, des modes nouvelles, une langue étrangère favorable a l'éclosion d'autres moeurs. Elle éloignait peu à peu les enfants du premier lit, proscrivait brutalement les descendants de la souche primitive, pour attirer à elle d'arrogants bâtards, pour y substituer dans les faveurs paternelles une population de métis, d'interlopes et de juifs.
Même il était question, dans les conseils de la Régence, de démolir le Steen, le vieux château, tout comme ils avaient démoli la Tour-Bleue et la porte Saint-Georges. En vérité, ils avaient un peu anéanti, malgré eux, l'admirable arc de triomphe. Ces bons gâteux ne s'étaient-ils pas avisés de déplacer cette porte en en numérotant les quartiers, bloc par bloc, comme dans un jeu de patience. Seulement, nos aigles avaient compté sans le travail des siècles, et à ce jeu d'architectes tombés en enfance, quel ne fut leur ahurissement de voir s'effriter les moellons vénérables entre leurs doigts profanateurs!
Ah! il était temps que les Tilbak se fussent expatriés. Autant valait partir que d'assister à ces dégâts et à ces spoliations. Ceux qui reviendraient courraient grand risque de ne plus reconnaître leur patrie.
Les démolisseurs avaient déjà renversé les tènements avancés du savoureux quartier des Bateliers. Des terrassiers commençaient à combler le vieux canal Saint-Pierre.
Laurent s'enfonça plus avant dans la ville, errant finalement dans les ruelles menacées, et accordant à ces murailles agonisantes une part de la sympathie et de la mansuétude éprouvées pour les expulsés.
Et sous leurs pignons échancrés, ces façades, endeuillies avaient l'émotion de visages humains, des physionomies solennelles de moribondes, et les fenêtres à croisillons, les vitrages glauques, pleuraient comme des yeux d'aveugles, et çà et là, dans la lointaine et discordante musique d'un bouge, sanglotait le dernier Où peut-on être mieux? de la fanfare de Willeghem.
III. LE RIET-DIJK
Au nombre des quartiers sur le point de disparaître se trouvait le Riet-Dijk: une venelle étroite s'étranglant derrière la bordure des maisons du quai de l'Escaut, aboutissant d'un côté à une façon de canal, bassin de batelage et garage de barques, de l'autre, à une artère plus large et plus longue, le Fossé-du-Bourg.
Riet-Dijk et Fossé-du-Bourg agglomèrent les lupanars. C'est le «coin de joie», le Blijden Hoek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisons galantes hautement tarifées; dans la rue large, les gros numéros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste, chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordel congruent: riches, officiers de marine, matelots, soldats.
Les uns joignent au confort et à l'élégance modernes le luxe des anciennes «étuves» et des maisons de baigneurs, bateaux de fleurs où le vice se complique, se raffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, on cherche moins le plaisir que le soulagement; les gaillards copieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensent leurs longues épargnes des nuits de chambrée et d'entrepont sans s'attarder aux fioritures et aux bagatelles de la porte, sans entraînement préparatoire, sans qu'il faille recourir aux émoustillants et aux aphrodisiaques. Ces bouges subalternes sont aux premiers ce que sont les bons débits de liqueurs où le soiffard se tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, aux cafés où l'épicurien s'éternise et sirote, en gourmet, des élixirs parfumés.
Les soirs, harpes, accordéons et violons crincrinent et graillonnent à l'envi dans ce béguinage de l'ordre des hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de très loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmes canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups de garcette, des éclats de fanfare et de fifre: musique raccrocheuse.
C'est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et- vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie dégingandée.
C'est, à l'intérieur, un entrain de concert et de bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l'affût, épie, des deux côtés de la rue, l'approche des clients et leur adresse de pressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras dessus, bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s'arrêtent pour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer? Ils retournent leurs poches jusqu'à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d'amour, tantôt l'un, tantôt l'autre donne l'exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l'échine, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles[13]. Ceux-là, crânes, esbrouffeurs, durs à cuir, remplaçants déniaisés, galants assidus et parfois rétribués de ces belles-de-nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et l'escouade s'engloutit dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d'algarades, de graillements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious.
D'autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues.
À l'entrée du Riet-Dijk, la circulation devient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantes se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard. Les gros numéros, à droite et à gauche, se succèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysses du commerce et leurs précoces Télémaques, desservis par des sirènes et des Calypsos très consolables; bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marins pléthoriques. Maisons célèbres, universelles; enseignes désormais historiques: chez Mme Jamar on vantait la «grotte», chef-d'oeuvre peu orthodoxe de l'entrepreneur des grottes de Lourdes; chez Mme Schmidt on appréciait le mystère, l'incognito garanti par des entrées particulières donnant accès à de petits salons aménagés comme des tricliniums; Mme Charles se recommandait par le cosmopolitisme de son personnel, un service irréprochable, et surtout les facilités de paiement; le Palais de Cristal monopolisait les délicieuses et neuves Anglaises; au; Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu'à des bayadères de l'Extrême- Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négresses aléacées.
Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores, claironnent les surprises de l'intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain; incrustées de symboles et d'emblèmes, sous les lambris polychromes à l'égal des oratoires byzantins où les cinabres, les sinoples et les ors affolants, vacarment et explosent à l'éclat des girandoles, le passant devine les stades de la débauche, depuis les baisers colombins et les pelotages allumeurs sur les divans de velours rouge, jusqu'aux possessions intimes dans les chambrettes des combles, grillées comme des cellules de non-nains.
Ce quartier se saturait d'un composé d'odeurs indéfinissables où l'on retrouvait, à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux.
À mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provocantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha de la cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitares barcarollantes, les pizzicati chatouilleurs des mandolines, les grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des cliquetis de verres, des rires rauques, des détonations de Champagne.
Jusqu'à onze heures, les pensionnaires de ces lupanars avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même d'aller danser au Waux-Hall et au Frascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg.
Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient définitivement leur huis. Les crincrins s'assoupissaient aussi. Bientôt on n'entendait plus que la lamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères et les giries intermittentes d'un vapeur tisonné dans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal.
C'était l'heure des parties en catimini, des priapées hypocrites, des conjonctions honteuses. Noctambules, collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le long des maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux aux portes secrètes des impasses.
Toute régalade, toute assemblée se terminait par un pèlerinage au Riet-Dijk. Les étrangers s'y faisaient conduire le soir, après avoir visité, le jour, l'hôtel de l'imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Les orateurs des banquets, y portaient leurs derniers toasts.
Les hauts et les bas de ce quartier original concordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. La période de la guerre franco-allemande représenta l'âge d'or, l'apogée du Riet-Dijk. Jamais ne s'improvisèrent tant de fortunes et ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir.
Les contemporains se redirent, en attendant que la légende les eût immortalisées, les lupercales célébrées dans ces temples par des nababs sournois et d'aspect rassis. À certains jours fastes, les familiers appelaient à la rescousse, réquisitionnaient tout le personnel par une habitude de spéculateurs accaparant tout le stock d'un marché.
Ils se complaisaient en inventions croustilleuses, en tableaux vivants, en simulacres de sadisme, en chorégraphies et pantomimes ultra-scabreuses; prenaient plaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prises l'éléphantesque Pâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie.
On composait des sujets d'invraisemblables fontaines; saoules de Champagne, les nymphes finissaient par s'en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions les plus intimes.
Béjard le négrier et Saint-Fardier le Pacha organisèrent dans les salonnets multicolores de Mme Schmidt, surtout dans la chambre rouge, célèbre par son lit de Boule, à coulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgies renouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et des exubérances romaines.
Dans ces occasions, le Dupoissy, l'homme à tout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur. C'était lui qui s'abouchait avec Mme Adèle, la gouvernante, débattait le programme et réglait l'addition. Pendant que se déroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces «masques» dignes d'un Ben Johnson atteint de satyriasis, le glabre factotum, la mine d'un accompagnateur de beuglant, tenait le piano et tapotait des saltarelles de cirque. À chaque pause, les actrices nues ou habillées de longs bas et de loups noirs, gueusaient l'approbation des détraqués béats et, à quatre pattes comme des minets, frottaient leur chair moite et poudrederizée aux funèbres habits noirs.
Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes dames des clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes — aux heures de chômage s'entend — et inspectaient, sous la conduite du patron et de la patronne, les cellules douillettes et capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et jusqu'aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux d'autel.
Et, s'il fallait en croire les médisances des petites amies, Mmes Saint-Fardier n'avaient pas été des dernières à mettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs maris.
Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. Il s'y déphosphorait les moelles, sans parvenir à déloger de son cerveau l'obsession de Gina. Au moment des spasmes, l'image tantalisante s'interposait entre sa vénale amoureuse et ses postulations toujours leurrées.
— Oh, la cruelle incompatibilité! se disait-il. Les atroces chassés-croisés! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement!… L'amitié raisonnable offerte comme l'éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique! Les ferveurs et les délicatesses de l'amour se fanant à la suite dès possessions brutales!
Au Riet-Dijk, des types curieux, des composés interlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage, lui ménageaient de pessimistes sujets d'observations. Après des nuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenait leur trac, leur instinctive terreur à la visite imminente du médecin: il notait en revanche leur familiarité, presque de femme à femme, avec l'androgyne garçon coiffeur.
Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux biches l'intéressait Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois, chez un courtier de navires, touchait annuellement quinze a vingt mille francs de commission, dans les principales maisons du Riet-Dijk. Il amenait aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers, ses patrons, l'attachaient comme guide et drogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu'à l'argot des populaces reculées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses transactions délicates. Jamais d'erreurs dans sa comptabilité. Lorsqu'il passait, de trimestre en trimestre chez les patrons de gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants payaient de confiance leur éveillé et intelligent rabatteur. Gay acceptait à ces occasions, un verre de vin, de liqueur, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires.