La nouvelle Carthage
La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières affables, Gay ne comptait même pas d'envieux parmi ses collègues. On lui appliquait respectueusement l'adage anglais: The right man in the right place: l'homme digne de sa place, la place digne de l'homme.
Un mois après le départ des émigrants, Paridael fut accosté un matin sur la Plaine Falcon par le bonhomme Gay, qui tout affairé, tout haletant, lui jeta cette effroyable nouvelle en pleine poitrine:
— La Gina a péri corps et biens en vue des côtes du Brésil!…
C'est affiché au Bureau Véritas…
Et le Dalmate passa, sans se retourner, anxieux d'informer de ce sinistre le plus grand nombre de curieux; ne se doutant pas un instant du coup qu'il venait de porter à Paridael.
Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit par s'affaler sur le seuil d'une porte, ses jambes refusant de le soutenir plus longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaient le glas à ses oreilles. Lorsqu'il eut repris quelque peu connaissance: «Le sang me sera monté au cerveau. L'apoplexie m'avertit!» se dit-il. «J'ai eu un moment de délire pendant lequel j'aurai cru entendre raconter cette… horreur. Ces choses-là n'arrivent point!» Mais il se rappelait trop nettement la voix, l'accent exotique de Gay; puis, en écarquillant les yeux, et en scrutant la perspective des Docks, ne vit-il pas s'éloigner là-bas, le Dalmate, de son pas sautillant.
Laurent se traîna jusqu'au quai Saint Aldégonde où étaient les bureaux de Béjard, Saint-Fardier et Co. En tournant le Coin des Paresseux il constata que même les indéracinables et insouciants journaliers s'étaient transportés plus loin, pour aller aux nouvelles. Le digne Jan Vingerhout était populaire jusque dans ce monde de flemmards invétérés. Et ils le savaient à bord de cette Gina de malheur!
L'air de douloureuse commisération de ces maroufles ameutés sur le quai et mêlés à la foule devant l'agence d'émigration, prépara Laurent aux plus sinistres nouvelles. Un faible espoir continuait pourtant de trembloter dans les brusques ténèbres de son âme. Ce n'aurait pas été la première fois que des navires renseignés comme perdus revinssent au port où on les pleurait!
Paridael fendit le rassemblement de débardeurs, de matelots et de femmes éplorées que rapprochait une commune douleur, rassemblement que rendait encore plus tragique la présence de plusieurs minables familles d'émigrants, désignées pour le prochain départ, peut-être marquées pour le prochain naufrage! Des lamentations, des sanglots s'élevaient par intermittences au-dessus du sombre et suffocant silence.
Laurent parvint à se faufiler jusque devant les guichets du bureau:
— Est-ce vrai, monsieur, ce qu'on… raconte en ville?…
Il balbutiait à chaque mot et affectait des intonations dubitatives.
— Eh oui!… Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?… Autant de crève-de-faim en moins!… À présent, fichez-nous la paix!
À ces mots abominables que seul un Saint-Fardier était capable de prononcer, Paridael se rua contre la cloison dans laquelle étaient ménagés les guichets.
La porte condamnée s'abattit à l'intérieur.
Laurent la suivit, empoigna avec une frénésie de fauve affamé l'individu qui venait de parler et qui n'était autre que l'ancien associé du cousin Guillaume.
Le Pacha avait toujours eu l'âme d'un garde-chiourme ou d'un commandeur d'esclaves et l'ex-négrier Béjard avait trouvé en lui la brute implacable dont il avait besoin pour enfourner et expédier prestement la marchandise humaine.
Sans l'intervention des magasiniers et des commis qui l'arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fût certes resté mort sur le carreau. L'autre l'avait à moitié étranglé, et dans chacun de ses poings crispés il tenait une des côtelettes poivre et sel du maquignon d'âmes.
Tandis que plusieurs employés maîtrisaient Laurent dont la rage n'était pas encore assouvie, leurs camarades avaient fait passer le blessé, fou de peur, dans le cabinet de Béjard, d'où il ne cessait de geindre et d'appeler la police.
Les paroles provocantes et dénaturées de Saint-Fardier avaient été entendues par d'autres que Laurent et, mise au courant de ce qui se passait, la foule au dehors partageait son indignation et eût mis en pièces le policier qui se fût avisé de l'arrêter. Elle menaçait même, de déloger les associés de leur repaire et d'en faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendant le tonnerre des huées et les sommations du populaire, jugea prudent de pousser Laurent dans la rue et de le rendre à ses terribles amis. Puis à la faveur de la diversion que produisait la réapparition de l'otage, Béjard fit rapidement fermer la porte derrière lui. Donnant congé à ses hommes pour le reste de la journée, il entraîna le piteux Saint-Fardier, par une porte de derrière, dans une ruelle déserte bornée d'entrepôts et de magasins, d'où ils gagnèrent, non sans louvoyer en évitant les quais et les voies trop passantes, leurs hôtels de la ville nouvelle.
— Nous repincerons ce voyou! disait en cheminant Béjard à Saint- Fardier qui tamponnait de son mouchoir ses bajoues ensanglantées par une trop brusque épilation. Il ne fallait pas songer à le coffrer. Il ne faut même pas y songer d'ici à longtemps, mon vieux, car on n'a déjà fait que trop de bruit à propos de ce petit sinistre et il ne serait pas bon que la justice regardât de trop près à nos affaires… Attendons que toute cette canaille ait fini de crier! S'ils continuent à aboyer comme ce matin, ils seront égosillés avant ce soir! Alors nous réglerons son compte à ce maître Laurent…
«En somme, l'affaire n'est pas mauvaise pour nous! (ici l'exécrable trafiquant s'oublia jusqu'à se frotter les mains)… Le navire n'en avait plus pour longtemps. Les rats l'avaient déjà quitté tant l'eau pénétrait dans la cale. Un vieux sabot que l'assurance nous paiera le double de ce qu'il valait encore!… Et si nous perdons les primes versées d'avance à quelques émigrants vigoureux et florissants, comme ce Vingerhout — tu te rappelles, le suppôt de Bergmans, le meneur de l'émeute des élévateurs. Le voilà ad patres! — en revanche nous empochons les primes d'assurances des noyés de l'équipage… Il y a largement compensation!…»
L'armateur rentra dîner comme si rien ne s'était passé. Gina lui trouva une physionomie vilainement joviale et trigaude. Au dessert, tandis qu'il pelait méticuleusement une succulente calebasse et qu'il se versait un verre de vieux bordeaux, avec des précautions de dégustateur, il lui annonça d'un ton à peine circonstanciel, l'effroyable et total sinistre du navire qu'elle avait baptisé.
Sans prendre garde à la pâleur qui envahissait le visage de sa femme, il entra dans des détails, supputa le nombre des morts. Elle voulut le faire taire; il insistait et il poussa même le sardonisme jusqu'à lui évoquer le lancement au chantier Fulton. Alors, prête à se trouver mal, elle quitta la table et se réfugia dans ses appartements où elle songea au mauvais présage que, lors de la mise à l'eau du navire, certains, assistants avaient vu dans la maladresse et les hésitations de la marraine…
Laurent, après s'être dérobé aux étreintes de la foule qui le questionnait pour en savoir plus long, courut tête nue — il avait négligé de ramasser sa casquette après la lutte — sans rien voir, sans rien entendre, jusqu'à sa pauvre mansarde et, se vautrant sur son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sous les combles, parvint à se débarrasser des larmes que la fureur avait refluées sous sa poitrine. Il ne s'interrompait de sangloter que pour redire ces noms: Jan!… Vincent… Siska… Henriette… Pierket!…
Depuis, il ne s'écoula plus un jour sans qu'il se fredonnât meurtrièrement à lui-même, comme on s'inoculerait un très doux, mais très redoutable poison, l'Où peut-on être mieux? de la fanfare de Willeghem.
Sans se douter de la transformation qui s'opérait en son altière cousine, Laurent confondit désormais les deux Gina, la femme et le navire: jalouse, troublante et maléfique, c'était Mme Béjard qui, pour lui tuer sa bonne et sainte Henriette, avait voué le navire, son filleul, au naufrage. Et dire qu'il s'était repris un moment à aimer cette Régina; le soir de l'élection de Béjard! À présent, il se flattait bien de l'exécrer toujours…
Son culte pour les chers morts se confondit bientôt, en haine de la société oligarque, non seulement avec l'affection qu'il portait aux simples ouvriers, mais avec une sympathie extrême pour les plus rafalés, les plus honnis, voire les plus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donner carrière à ce besoin d'anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance, qui le travaillait jusqu'aux moelles, qui tordait ses moindres fibres amatives.
C'est vers les réprouvés terrestres que s'orienterait son immense nostalgie de communion et de tendresse.
IV. CONTUMACE
Laurent commença par se loger au fin fond de Borgerhout près d'une coupure de chemin de fer, non loin d'une voie d'évitement sur laquelle ne roulaient que des convois de marchandises. C'était un coin de la suggestive région observée, autrefois, de la mansarde chez les Dobouziez. L'agglomération citadine y dégénérait en une banlieue équivoque, clairsemée de maisons comme si leurs tènements s'étaient mis à la débandade, cabarets à tous usages, fourrières, chantiers de marbriers, de figuristes et d'équarisseurs. De la suie aux murs, de l'herbe entre les pavés. Pour monuments: un gazomètre dont l'énorme cloche en fer s'élevait ou s'abaissait dans sa cage de maçonnerie armée de bras articulés: un abattoir vers lequel des toucheurs poussaient leurs troupeaux sans méfiance, puis une caserne despotique engouffrant des victimes non moins passives, tous édifices d'un rouge sale, d'un rouge de stigmates sanguinolents.
D'heure en heure le sifflet des locomotives, la corne du garde- barrière et la cloche de l'usine se donnaient la réplique, ou les clairons des conscrits, pitoyables se mariaient aux râles des ouailles. Jusqu'aux remparts des fortifications les terrains vagues alternaient avec des préaux où quêtaient des chiens gratteleux; des jardins embryonnaires amenaient à de fades chalets fourvoyés dans cette zone rébarbative comme un joli coeur dans un repaire de marlous.
Les petits chiffonniers avaient raclé depuis longtemps le goudron et défoncé ou disjoint les planches des palissades. Munis de profonds sacs en rapatelle, ils escaladaient, chaque matin, la cloison, après avoir exploré du regard l'enclave abandonnée. Trifouillant du crochet et des pattes, ils exultaient lorsque, parmi les drilles, ils rencontraient une peau de charogne. Ils se disputaient cette trouvaille comme une pépite d'or ou l'arrachaient aux roquets qui décaniliaient en grondant.
Les péripéties de cette cueillette firent longtemps la seule distraction des matins de Paridael. Puis il avisa des sujets d'étude plus relevés.
Autour du garde-barrière, un beau brin de mâle, brunet et trapu, dont la physionomie loyale tranchait sur la grimace et les convulsions de cette banlieue et de ces rogues indigènes, tournait, depuis quelque-temps, une particulière potelée à souhait, blonde et radieuse comme une emblavure, la carnation rose un peu fouettée de roux, mais des lèvres si rouges et si friandes et des yeux si enjôleurs!… Ses frais atours de camériste huppée; ses jolis bonnets blancs et ses tabliers sans macule apprirent immédiatement à Paridael qu'elle était étrangère à ces parages. Sans doute, au hasard d'une flânerie, elle avait passé par ici et remarqué le gars de bonne mine. Elle n'était pas la première qu'eussent intriguée les prunelles couleur de café noir, la tignasse frisottée et l'air sérieux, mais non maussade, du costaud. Il avait, en outre, une façon militaire, tout bonnement irrésistible, de planter son képi, et sa veste de velours lui prenait la taille comme un dolman! Voisines et pas seulement les plus proches ne passaient leur chemin qu'à regret en guignant le zélé manoeuvre. Les plus hardies lui faisaient des avances, ne se gênaient pas pour lui dire leur caprice tout en semblant gouailler, et barbelaient d'une convoiteuse oeillade le lardon qu'elles lui décochaient.
La ligne étant peu importante, ce bien-voulu cumulait les fonctions de garde-barrière et d'aiguilleur. Même l'entretien du palier lui incombait comme à un simple homme d'équipe. Les évaporées le trouvaient toujours occupé. Sourd à leurs agaceries, un peu fier peut-être et les jugeant trop libres et trop trivales, il enchérissait sur son labeur, et lorsqu'il avait fini de sonner de la corne, de présenter, de dérouler et de planter son drapeau, d'ouvrir et de fermer la barrière, il s'empressait de brouetter le ballast, de recharger la voie et d'huiler les aiguilles.
La soubrette aux blancs bonnets ne se laissa pas rebuter par ces façons dédaigneuses ou farouches. Plus mignonne et de meilleur genre que les commères du quartier, à la fois plus discrète et plus affriolante, doucement elle apprivoisa le sauvage. Il commença par se redresser lorsqu'il peinait, plié en deux, sur le railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre à son bonjour; la semaine d'après il venait à elle, un peu benêt, en rougissant, pour lui parler de la pluie; la fois suivante, accoudé à la barrière il lui contait des balivernes qu'elle humait comme paroles d'évangile. On eût dit que, pour les importuner, les trains tapageurs défilaient en plus grand nombre ce jour-là. Mais elle attendait que le jeune homme accomplît ses multiples corvées, suivait ses mouvements, ravie de ses allures aisées, et ils reprenaient, ensuite, la causerie interrompue…
La conjonction graduelle de ces deux simples amusa beaucoup Laurent Paridael, conquis par leurs ragoûtants types de brun et de blonde, si harmonieusement assortis.
Auparavant il avait lié connaissance avec le garde; aux heures de trêve, il lui offrait des cigares, lui payait la goutte et se faisait expliquer les particularités du métier. Il le complimenta sur sa conquête, et lorsqu'il les trouvait ensemble, d'un clin d'oeil il l'interrogeait sur les progrès de leur liaison, et le rire un peu confus et l'oeil émerilloné du galant lui répondaient éloquemment. Quant à la soubrette, elle était tellement occupée à reluquer son élu 'qu'elle ne s'apercevait pas de ces signaux d'intelligence et de l'intérêt que Paridael portait à leurs amours. Cette félicité des autres, cette idylle de deux êtres jeunes et beaux, béatifiait et suppliciait à la fois le fantasque Paridael, l'amant méconnu de Gina.
Cependant les amoureux ne se possédaient plus de désir. Elle finit par aller le relancer dans sa maisonnette de bois les nuits qu'il était de service. Un soir d'hiver qu'il ventait et neigeait, par la porte entrouverte, Laurent les vit blottis frileusement dans un coin, la fille sur les genoux du garçon. Il n'y avait pas de lumière, mais le rougeoiement du poêle de fonte trahissait l'accouplement de leurs deux silhouettes.
Une bordée tirée de l'autre côté de la ville éloigna Laurent de ses protégés. En s'en retournant, il fut assez surpris de ne voir le jeune homme ni sur la voie, ni dans la logette. S'il se le rappelait bien, c'était pourtant cette semaine que le gars prenait le service de jour. Était-il malade? L'avait-on remplacé? Paridael s'inquiéta de cette absence insolite comme si le pauvre diable lui eût tenu au coeur par les liens d'une amitié de longue date. Ce fut bien pis lorsqu'à la nuit tombante, un autre que le personnage attendu vint relever l'ouvrier de garde. Cédant encore une fois à sa timidité, à cette pudeur qu'il mettait dans ses moindres sympathies, il n'osa pas s'informer du déserteur. D'ailleurs Laurent ignorait son nom. Il lui eût fallu donner un signalement, entrer dans des explications, et il s'imaginait que sa démarche paraîtrait étrange. Il rentra donc, mais la pensée de l'absent le tenailla toute la nuit, et la corne, soufflée par un autre, appelait au secours et sonnait l'alarme.
Le lendemain, le garde n'étant pas à son poste, Laurent se décida à aborder son remplaçant.
Il apprit alors un funeste épilogue.
En dépit des règlements, sous la menace des amendes ou d'une mise à pied, au risque d'être surpris par l'inspecteur en tournée, l'amoureux ne quittait plus sa maîtresse. Or, une nuit, ils étaient si bien enlacés, tellement éperdus, lèvres contre lèvres, qu'il n'eut ni la force, ni même la présence d'esprit de suspendre ces délices pour signaler un train et barrer le passage. Peut-être comptait-il aussi sur la solitude et l'abandon absolus de la route à cette heure indue? Un terrible gloussement de détresse suivi d'une volée de jurons l'avait arraché à son extase. Lorsqu'il se précipita sur l'entrevoie, le train venait de stopper à quelques mètres de son poste après avoir écrabouilllé un vieux couple lamentable.
Certain de devoir payer chèrement sa négligence, le coupable n'avait pas attendu le résultat de l'enquête, mais s'était sauvé pendant que robins et gendarmes instrumentaient contre lui. Il avait d'autant mieux fait de redouter les sévérités de la Justice, que les deux valétudinaires supprimés pendant cette veillée d'amour étaient de richissimes grigous et que leurs hypocrites héritiers devaient bien à leur mémoire de poursuivre sans merci l'instrument de leur massacre, alors même qu'au fond de l'âme ils bénissaient probablement l'intéressant homicide.
La néfaste amoureuse disparut en même temps que son possédé et personne n'ouït où ils se cachaient. Jamais Laurent ne les revit. Mais, depuis cette aventure fatale, chaque fois que rauquait la corne d'un garde-barrière ou qu'il apercevait la cuve noire d'un gazomètre surplombant une hargneuse étendue faubourienne, qu'il lui arrivait de respirer l'âcreté du coke, — surgissaient aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui, hâlé comme un faune, habillé de pilou mordoré, la corne de cuivre suspendue en sautoir à un bandereau de laine rouge; elle, blonde, rose, prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablier blanchissimes, appétissante comme le couvert d'un festin[14].
Pour secouer ses regrets de la disparition du garde-barrière, il changea momentanément de pénates et battit en explorateur cette campagne anversoise que le souvenir des émigrants ruraux lui rendait chère. Willeghem devint même pour lui comme un but de pèlerinage.
D'ailleurs, sans le quitter, sans cesser d'en fouler le sol et d'en respirer l'atmosphère, Laurent ressentait pour son pays la dévotion meurtrière, le voluptueux martyre de l'exilé. Il voyait, il percevait les moindres objets du terroir avec une intensité sensorielle que connaissent ceux-là seuls qui reviennent après une longue absence ou qui partent pour toujours; ceux qui ressuscitent ou qui meurent. C'est seulement au rivage natal que les trois règnes de la nature se paraient de cette fraîcheur, de cette jeunesse, de cet attrait, de ce renouveau éternel.
Sa piété fervente s'étendait des êtres besogneux et des quartiers excentriques de la grande ville, au sol gâcheux ou aride, au ciel hallucinant, aux blousiers taciturnes de la contrée, à ces steppes de la Campine que le touriste redoute comme le remords.
Affrontant ouragans et giboulées, il se promenait par tous les temps.
En pleine bruine automnale, il tomba souvent en arrêt devant un porte-blaude, arpentant la glèbe à larges enjambées et l'ensemençant d'un geste rythmique et copieux. L'été, un faucheur aiguisant gravement sa faux sur l'enclumette, le faisait demeurer sur place, comme un fidèle devant un épisode symbolique de l'office divin. Il élisait entre tous le village voisin de Willeghem où cette apparition s'était produite, retournait souvent se promener de ce côté, mais, subissant toujours cette vague pudeur, n'osait rien pour se rapprocher du sculptural paysan.
On le pénétrait encore, à la moindre odeur de purin, ce soir d'avril où un rustaud trimbalait sa tinette et aspergeait, à pleines écopes, les soles en gésine. Le mépris de ce villageois pour le printemps attendri et chatouilleur, le flegme de ce fessu maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaquant d'un pas appuyé à sa besogne utile, mais inélégante, le violent contraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante, conquéraient d'emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décor avrilien, l'énervement de l'équinoxe, la langueur à laquelle Laurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parut insipide et frelatée comme une berquinade. Il n'avait plus de sens que pour ce jeune cultivateur. Ce même rural accosté par Laurent, cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe, et narrait épanoui, simplard, en se grattant l'oreille: «Oui, tel que vous me voyez, monsieur, à quatre garçons du hameau nous fîmes notre première communion le jour même où nous tombions au sort!»
Et cette coïncidence du sacrement balsamique avec la brutale conscription ne se délogea jamais du cerveau de Laurent, et lui fut inséparable d'un mélange d'encens pascal et de pouacre purée, comme de l'odeur même du jour où ce fait exceptionnel lui fut raconté.
À cette impression se rattachait intimement celle d'une matinée passée dans la noue avec une horde de vachers et de vachères. Un grand sécheron de fille garçonnière commandait la bande déguenillée et surveillait la cuisson des pattes de grenouilles pour raccommodement desquelles la générale réquisitionnait le beurre de toutes les tartines du clan. Les menottes alertes entassaient sous la casserole, comme au bivac, bois mort et fouées. Le rissolement du fricot semblait un artificiel frisselis de feuilles.
Paridael s'ébaudissait ce jour-là en sauvageon, en primitif; il en avait même oublié son deuil et sa rancoeur, mais en moins d'un instant cette rare gaieté tomba: un des petiots, saoulé de genièvre par un mauvais charretier, dormait le long de la haie; on avait beau le secouer, il ronflait, baveux, abruti comme un alcoolique; les chenilles velues provoquaient un frisson sous son derme rugueux, et les taons rageurs et moites qui faisaient s'ébrouer et ruer là-bas une compagnie de poulains, arrachaient de temps en temps au dormeur une gouttelette de sang, couleur de mûre écrasée, et un vagissement qui criait vengeance au ciel.
D'autres fois, Paridael remontait ou descendait les longs et droits canaux flamands, à bord d'un bateau d'intérieur. Il vivait la vie des gabariers, partageait leurs repas, dormait dans leurs cabines proprettes et mignonnes comme un boudoir de poupée, prêtait un coup de main à ses hôtes, mais s'éternisait, les trois quarts du temps, dans un rien-faire absolu, goûtait le délice de se morfondre, et de glisser, au fil de l'eau, sans bouger et d'être, à son tour, la chose immobile, passive, irresponsable, devant laquelle processionnaient les saules, génufléchissaient les oseraies, s'attroupaient des villages, se piétaient des clochers. Et les manoeuvres, toujours les mêmes, répétées, aux diverses étapes, dans des sas construits sur l'unique modèle, les haltes en attendant l'éclusée, les bateaux du trait s'alignant, s'accotant dans la retenue, tandis que l'éclusier actionne les vannes, et que les carènes descendent avec le niveau qui baisse! Et les mêmes colloques geignards s'engageant, de pont à pont, entre les ménagères!
Parfois dans la dolente ritournelle s'introduit une modulation imprévue.
Sitôt le bâclage opéré, un des aides profite du relais pour sauter à terre, déchausse une motte de gazon, au moyen de sa jambette, et, regagnant le chaland, se met en devoir de tasser cette herbe vive dans la cage de l'inséparable alouette. Sensible à cette attention, l'aimable captif accueille le régal par une vocalise étourdissante. Mais à cette allégresse intempestive, le vieux patron qui, ne pouvant venir à bout d'une manoeuvre, bougonne et tempête depuis une minute, en réclamant son auxiliaire, l'avise à l'arrière du bateau et le relance au moment même où il refermait précipitamment la cage. Ah! le fainéant! À lui cette bourrade, à lui ce coup de pied! Le déserteur pare la torgniole, embourse la ruade, pirouette stoïquement sur lui-même, sans une plainte, sans une riposte. Sa large bouche tressaille nerveusement, il rougit sous le hâle, mais ses grands yeux ne s'humectent pas. Ce qui le désarme, c'est moins la joie de l'oiselet que le regard affectueux et apitoyé que lui adresse la batelière, leur patronne et leur mie! Ah! pour se concilier la chère femme, il encourra volontiers les brutalités du patron! Il se moque autant de la rage du mari que des aboiements du cabot. Parbleu, le servile roquet tient pour le baes, tandis que l'alouette est à la bazine!
Et le voilà, sans rancune, qui se remet à l'oeuvre! Lui aussi y va de sa chanson! Hardi le petiot! Les vannes se rouvrent, le toueur repêche la chaîne sans fin, et d'un bord à l'autre les aides- bateliers assujettissent et se passent les amarres.
Les bateaux s'émeuvent, reprennent la file. Lentement, tout droit, vers le Rupel, le trait dévale.
Laurent vaguait aussi, en malle-poste, par les campagnes si lointaines et pourtant si proches! Entre Beveren et Calloo, dans le pays de Waes, on percevait le bruit rythmique des fléaux battant l'airée. Le conducteur retint ses chevaux. Une fille, un peu dépoitraillée, luisante comme la pomme du pays, accourt, grimpe le talus de la chaussée, à temps pour attraper un paquet que lui jette le postillon. D'un mouvement sec, elle fait sauter le cachet; hésite au moment de déplier la lettre, puis se décide à en prendre connaissance.
Pas un muscle de son visage ne bouge; mais Laurent croit entendre panteler son coeur. Et les batteurs immobiles, torses nus, le coutil bridant leurs cuisses — deux bronzes rosâtres dans le clair-obscur de la grange, — baignés d'une sueur plus volatile que liquide, — les batteurs attendaient aussi la nouvelle avec une certaine solennité. Une lettre de notre Jan, son frère, le «fils de la maison» ou de mon Frans, le promis, soldat à Anvers? A-t-il eu la main malheureuse dans une bagarre, agonise-t-il à l'hôpital militaire, la lettre vient-elle de la prison de Vilvorde? Laurent se pose ces questions. Il brûle d'interroger la jeune paysanne. Elle rentre dans la ferme. Il attendra toujours la réponse. La diligence poursuit sa course. Les grelots dindrelindent railleusement au collier des chevaux, le fouet claque sans vergogne, il fait fastidieusement chaud, une de ces chaleurs de plein jour qui nous porteraient à maudire le soleil et à regretter l'hiver. La cloche de Calloo sonne son midi mélancolique, l'heure si longue à sonner semble dire la cloche!… Les grillons se râpent rageusement les élytres. Et Laurent va toujours, toujours, vers un but qu'il s'est donné au hasard… Mais toujours, toujours, demain, après, fatalement, l'unique ferme du voyage, la pataude angoissée et les deux gars, moitié nus, jouant le bronze… Car sa seconde vue avertit le passant que la nouvelle est mauvaise. Il voudrait rebrousser chemin, consoler la belle terrienne; il se sent capable de veiller, avec eux, l'ombre du mort. C'en est fait. Loin, bien loin déjà, il ne repassera de la vie par cette route. Mais il tient un souvenir de plus pour lui étreindre le coeur par les chaleurs suffocantes des canicules. Le tintement d'une cloche de village, la pâmoison des mouches dans le coup de soleil, les grillons grinçant des ailes, lui reprochent toujours l'image de gens qu'il aurait pu plaindre et aimer…
Ainsi, quantité de scènes indifférentes pour le vulgaire et pour les observateurs de métier, un visage entrevu, un passant coudoyé, un regard intercepté, une allure topique, laissaient d'ineffaçables traces dans sa vie. Il entretenait de bourrelants regrets de compagnons d'une courte traite, de rencontres sans conséquence; inconsolable des bifurcations de chemin que la destinée impose aux voyageurs les mieux assortis.
De continuelles nostalgies le labouraient. Il lui prenait des envies lancinantes de conjurer coûte que coûte des visions fugaces; il appétait ces apparitions bienvoulues et, dans sa mémoire, les souvenirs sympathiques se bonifiaient, se corsaient comme un vin généreux.
Une douce et noble figure de peuple, un grand gars basané, aux profonds yeux scrutateurs, penché à la portière d'une caisse de troisième, dans un train qui croisait le sien. Et il n'en fallait pas davantage à Laurent pour se rattacher cet être qu'il ne reverrait plus. Il savourerait dans l'éternité cette minute trop rapide; rien ne s'éventerait de l'atmosphère de ce moment: c'était près d'un viaduc et dans l'air ondoyaient une odeur d'eau stagnante et une chanson de haleur. Effluence boueuse, triste mélopée encadraient la noblesse suprême de l'attitude et les grands yeux affectifs de l'inconnu…[15]
Pareils incidents devenaient pour Laurent des tableaux très poussés, d'une couleur magnétique, d'une pâte ragoûtante, mais avec, en plus, le parfum, la musique, le symbole, et ce je ne sais quoi qui différencie des autres les êtres et les objets élus. Quels chefs-d'oeuvre, se disait-il, si on parvenait à rendre ces tableaux comme il les revoyait et les ruminait, lui, en fermant les yeux!
Celui-ci encore:
Un valet de ferme rentrait à l'écurie ses chevaux dételés, mais non dépouillés du harnais. L'avant-train des bêtes s'engageait déjà dans l'ombre, les croupes seules luisaient au clair-obscur sous la porte charretière. Dehors, le palonnier aux poings, le domestique, un gaillard râblé, d'une carre superbe, en manches de chemise, vu de dos, obliquait et se penchait un peu vers la droite, dans l'action de retenir les animaux trop impatients. On aurait entendu le hiu ho! du paroissien, ou son claquement de langue flatteur, ou son juron impératif, mais on gardait, avant tout, le dessin de son geste, tant cette impulsion du corps était trouvée, unique, inséparable du personnage, harmonieuse et comme sublimée.
Avec le rappel mental de ce geste, Laurent reconstituait la scène dans ses détails accessoires. À la vérité, elle résidait tout entière dans ce mouvement qu'il avait essayé de représenter à Marbol.
Désespérant de se faire comprendre, il entraîna de force le peintre, devant la ferme où s'était produit ce geste capital. Ils se tinrent à l'affût vers le soir, mais, après avoir vainement guetté le modèle, Laurent s'informa de lui auprès des gens de la ferme.
C'est à peine si ces rustauds reconnurent leur pareil, ou du moins un des leurs, au portrait exalté qu'il traça du personnage.
— Ouais! Le «Frisotté» finit par dire une des servantes avec une indifférence hypocrite, — car elle avait dû connaître de très près et apprécier à l'oeuvre de chair ce fier compagnon de travail, — notre bazine l'a congédié il y a huit jours, et nous ne savons pas où il est allé se louer.
— Avoir mime pareil sous les yeux et le mettre à la porte! clama Laurent avec une indignation à laquelle cette matérielle valetaille ne comprit rien.
Marbol tenta de persuader à son ami qu'ils retrouveraient bien la même attitude, le même coup de rein professionnel chez d'autres sujets de l'espèce du drôle éconduit. Et, en effet, pour flatter la manie de Paridael et le consoler de cette déplorable éclipse, ils assistèrent à la rentrée de quelques équipages de cultivateurs. Mais, au moment attendu, l'encolure, l'habitude du corps, la dégaine de ces marauds n'était qu'une parodie, une pâle contrefaçon, un à peu près maladroit, un piteux synonyme de la posture de Witte Sus. Marbol s'en serait contenté et avait même tiré son calepin de sa poche afin de crayonner ce période caractéristique de la manoeuvre, mais Laurent ne lui laissa pas entamer le croquis et, comme Marbol le plaisantait sur son exclusivisme, il répondit avec conviction:
— Ris tant que tu voudras, mon cher. Mais sache bien que pour assurer à mes yeux la volupté, la caresse de cette attitude du jeune pataud, j'irais jusqu'à me faire cultivateur; oui uniquement, afin de prendre le gaillard à mon service. C'est peut- être un fort mauvais sujet, un caractère intraitable, un serviteur malhonnête, mais, fût-il ivrogne, paillard et voleur, je lui pardonnerais ses vices comme simples peccadilles à raison de sa plastique supérieure… Celui-ci et les autres que nous avons observés ne manquent pas de galbe, je t'accorde que leurs mouvements sont identiques. Bref, c'est la même recette, le même consommé: il n'y manque que le savouret.
— Eh bien, il est heureux que tu ne saches dans quelle cuisine ce savouret, comme tu l'appelles, est allé relever le potage!…
— Oui, car je serais capable de l'engager sur l'heure.
Et comme Marbol ricanait de plus belle.
— Oh! tais-toi, supplia son ami. Si tu étais vraiment artiste, tu comprendrais cela!
Et en retournant, abattu, renfrogné, il ne desserra plus les dents, de toute la route.
Peu à peu l'équilibre, l'eucrasie, le bon sens, la saine raison de Bergmans lui déplurent. Il se blasait sur ses amis. Il allait maintenant jusqu'à trouver son inséparable triumvirat, trop tiède, trop prudent. Au peintre il reprochait l'épaisseur, l'opacité de ses vues, son manque de curiosité et d'inquisition. La santé exubérante, les luxuriances, l'épanouissement, l'optimisme du génie de Vyvéloy ne lui procuraient plus les jouissances d'autrefois.
Ses sorties amusaient beaucoup son petit cercle. Ils traitaient leur censeur en enfant gâté et le ménageaient comme un cher convalescent. Leur bonté protectrice, leur mansuétude, leur indulgence, loin de calmer Laurent, achevaient de le mettre hors de lui et, ne parvenant pas à entamer leur sérénité, il leur brûlait la politesse, quitte à venir les retrouver quelques jours après. Les autres ne lui gardaient aucune rancune, et lui passaient ses incartades et ses propos passionnés comme autant de paradoxes et de sophismes d'un grand coeur.
Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurent rêvait d'y conformer sa conduite. Le moment arrivait où il dépouillerait ses derniers préjugés et enfreindrait les conventions sociales. Ses allures excentriques lassèrent enfin la tolérance de ses intimes et, en personnages ayant une situation à garder devant le monde, ils risquèrent quelques observations. Un jour, ils l'avaient rencontré en compagnie d'une couple de drilles assurément fort pittoresques, rôdeurs de quai, mauvais journaliers, modelés et nippés à souhait, mais d'une originalité par trop outrée, à qui, pourtant, de la meilleure foi du monde, il se flattait de les présenter. S'étant dérobés en toute hâte à cette compromettante accointance, ils furent taxés durement de philistinisme.
Cette fois Bergmans riposta sèchement. Paridael leur en demandait trop, à la longue! La plaisanterie tournait à l'aigre. S'intéresser au peuple qui travaille et qui souffre: rien de plus équitable. Mais se passionner pour les sacripants, frayer avec les irréguliers et la racaille, c'était se conduire en excentrique, pour ne pas dire plus! Puis s'adoucissant, Bergmans tenta de montrer au dévoyé l'abîme vers lequel il glissait; il lui reprocha son désoeuvrement, sa vie à part, ses chimères, s'offrit même de le placer chez Daelmans-Deynze[16].
Paridael refusa net. La plus légère dépendance, le moindre contrôle lui répugnaient comme une chaîne.
Quelquefois, sensible à une parole émue il promettait de se ranger; il ferait un effort et se contenterait de l'existence commune aux gens rassis ou du moins plus posés; mais ces sages résolutions l'abandonnaient au premier froissement que lui causaient la platitude et la méconnaissance bourgeoises.
Les pronostics du cousin Dobouziez pesaient sur lui comme une malédiction; cet homme positif et clairvoyant avait scruté l'avenir de ce parent exceptionnel.
Laurent en arrivait à se souhaiter irresponsable, à envier les internés criminels ou fous, que ne ronge plus le souci du pain quotidien et de la lutte pour l'existence. Sa bonté évangélique, une bonté hystérique comme celle des franciscains d'Assise, s'effrénait et le poussait aux dernières conséquences du panthéisme. Fataliste, il se croyait prédestiné; sans ressort, sans foi, sans but, il souhaitait mourir et se replonger dans le grand tout, comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset. Après l'éparpillement de ses atomes et la diffusion de ses éléments, l'éternel chimiste les combinerait une autre fois avec plus de profit pour la création.
La visite que Laurent fit, au plus fort de cette crise, à une maison pénitentiaire, exaspéra ces délétères nostalgies:
«Des malades, des inconscients, des malheureux!» plaidait-il, au retour de cette excursion, devant le tribun, le peintre et le musicien. «Les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux visionnaires qui ne comprennent rien au monde et à la vie, au Code et à la morale, — des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui coudoyèrent toutes les scélératesses et demeurèrent candides comme des enfants; débonnaires qui ne tueraient pas une mouche quoique des escarpes les aient associés à leurs entreprises; viciés, mais non vicieux, souffre-douleur autant que souffre-plaisir…[17]
— Parlerais-tu pour toi? interrompit Marbol.
— Un artiste, toi! fulmina Paridael sans répondre à cette pointe. Qu'as-tu souffert pour ton art, que lui as-tu sacrifié? C'est là- bas que j'en ai rencontré un, d'artiste! Et un vrai, et un sincère va!… Après m'avoir promené d'atelier en atelier, le directeur me fit entrer dans une forge modèle. Figurez-vous une triple rangée d'enclumes, autant de soufflets rythmant à leur haleine éolienne la danse rouge des flammes; une centaine d'hommes, le poitrail et le ventre protégés par le tablier de cuir raide comme une armure, pileux, hirsutes, noircis, formidables, leurs bras nus aux muscles saillants battant allègrement du marteau; un tonnerre et une température de cratère en éruption; une affolante dissolution de limaille dans la sueur humaine; des éclairs de coupelle alternant avec des girandes de feu; et, s'éclaboussant d'étincelles, des torses comparables à celui du Vatican.
À part ses dimensions énormes et son appareil plus nombreux, rien ne distinguait cependant cette forge de celles que nous avons rencontrées; les forgerons robustes et magnifiques ressemblaient à tous les forgerons du monde. L'activité, la fièvre, l'émulation régnant dans ce hall immense étaient ni plus ni moins édifiantes que celles d'un atelier de travailleurs libres, et on eût stupéfait maint criminaliste, versé dans la science de Gall et de Lavater, en lui révélant les tares et les incompatibilités de ces athlètes de mine surhumaine.
En passant entre les files d'enclumes, un des frappeurs surtout me conquit par ses dehors: c'était un gaillard chenu, bien découplé, d'une physionomie douce et pensive, d'au plus trente ans. Le directeur m'avait montré dans ses salons d'admirables objets en fer battu rappelant ou plutôt perpétuant les exquises ferronneries du Moyen-Âge et de la Renaissance.
«Voici me dit-il, l'auteur de ces morceaux!» et au marteleur qui ne cessait de corroyer le métal en ignition: «Karel, ce Monsieur a bien voulu trouver quelque mérite à vos menus ouvrages. — Non pas quelque mérite, mais le plus grand mérite! rectifiai-je avec empressement. Ces grillages de fenêtre, ce foyer, ces torchères, cette rampe d'escalier sont tout bonnement superbes, et je vous en félicite de grand coeur!» À l'accent convaincu, à l'expression catégorique de mes louanges, le visage sérieux du colon s'illumina d'un pâle sourire, ses prunelles orageuses irradièrent; il me remercia d'une voix douce et pénétrée, mais sourire, intonations et regards étaient tellement poignants que si j'avais insisté, et pressé sur la même fibre, l'expression de la gratitude du pauvre diable se fût résolue, sans doute, dans les larmes et les sanglots. Du coup, je me sentis encore plus bouleversé que lui et après avoir touché furtivement sa main calleuse, je m'éloignai rapidement, la gorge serrée et un brouillard devant les yeux.
«Figurez-vous, me dit mon pilote, lorsque nous fûmes sortis et tandis que je me détournais pour lui cacher mon trouble, que j'avais très avantageusement placé ce gaillard-là chez le maréchal du village. Il gagnait un honnête salaire et son baes le traitait avec force ménagements. D'ailleurs, j'avais pu recommander le sujet en toute confiance. Il avait fallu des afflictions infinies, la mort des siens, foudroyés pendant la dernière épidémie de typhus, pour le réduire au désespoir, à l'ivrognerie, à la misère et le faire échouer au seuil du Dépôt. Je me flattais de l'avoir réconcilié avec la vie et avec la société. Eh bien, ne s'est-il pas avisé de quitter brusquement ses patrons et de venir sonner à notre porte. Amené devant moi, il m'a supplié de le reprendre. Vous ne devineriez jamais sous quel prétexte? Cet original trouvait en dessous de sa dignité de louer ses bras à un forgeron de village qui les employait à des travaux grossiers et il s'estimait beaucoup plus heureux de s'appliquer comme réclusionnaire, au Dépôt, parmi des rafalés, à des ouvrages de choix, à des travaux d'art du genre de ceux qu'on entreprend ici. Naturellement, je refusai de me prêter à cette singulière fantaisie et croyant lui avoir démontré l'absurdité de sa préférence, je l'éconduisis en lui promettant de lui chercher un atelier plus digne de son talent. Il n'objecta rien à mes raisons, sembla se soumettre, mais il me dit au revoir d'un ton sarcastique, tout à fait contraire à sa nature. Deux mois après cette entrevue, il me revenait mais, cette fois, escorté par les gendarmes, avec la fourgonnée quotidienne de canapsas que nous adresse l'autorité judiciaire; il se faisait admettre non plus par faveur, mais de droit, bel et bien nanti, en manière de lettre d'introduction, d'une patente d'incorrigible pied-poudreux. Et lorsqu'il a eu purgé sa peine, pour lui épargner des récidives, j'ai consenti à le garder. Seulement ne répétez pas cette histoire, car, si elle arrivait aux oreilles du ministre, ma complaisance serait peut-être sévèrement jugée. Et pourtant ma conscience m'approuve! Le moyen d'en agir autrement avec ce diable d'aristocrate?» Le croirez-vous, loin de le blâmer, je félicitai sincèrement ce fonctionnaire compréhensif et lui sus gré de ses bontés pour un des seuls complets artistes, un des vrais aristocrates, — c'était le mot — que j'eusse rencontrés… Oh! rassieds-toi Marbol, et toi aussi Bergmans, je n'ai pas fini… Notre promenade s'acheva dans un mutisme lourd de pensées. Je me reprochais ma pusillanimité à l'égard de celui qui était resté dans la forge. J'aurais dû sauter au cou de cette victime des maldonnes sociales et lui crier: «Moi je te comprends, orgueilleux misérable! Combien ton apparente partialité est plausible! Je partage ta prédilection pour cet asile où tu te livres sans entrave à la fantaisie créatrice, où celui qui te paie ne met pas aux prises ta conscience et ton intérêt. Combien d'artistes ne t'arrivent pas à la cheville! Puis, mon brave, je te devine un caractère trop impressionnable pour qu'il te fût possible de te rapatrier avec la géométrique humanité. Une première défaillance te mettait au ban des mortels ostensiblement vertueux. Un faux pas t'aliénait à jamais ces austères équilibristes. Tu préfères à cette société hypocrite et rectiligne tes pairs étranges, tes compagnons de bagne. Tu vis sans mortification, tu produis à ta guise! Ce pain que tu manges, aucun compétiteur ne te l'arrachera; encore moins le voles-tu à ton frère dans la détresse. Plus de lutte pour l'existence, cette lutte qui finit par déteindre sur l'artiste. Pas de marchand, pas de parades, pas de public. Autour de toi de pauvres êtres qui, sans mieux comprendre nécessairement ton oeuvre que les connaisseurs patentés, excusent et respectent ton art, ton vice, ton vice rare parce que tu ne songes pas non plus à leur faire un grief de leur subversive originalité». Après cette apologie du rafalé et de l'insoumis, une terrible discussion s'engagea entre Laurent et ses compagnons, quoique ceux-ci eussent tout fait pour rompre les chiens. Ces scènes se renouvelèrent, arrachant chaque fois un lambeau à l'ancienne intimité, et Laurent finit par ne plus voir ses féaux d'autrefois.
Il se replongea plus avant dans les quartiers extrêmes illustrés par les amours du garde-barrière; pratiqua les repaires de la limite urbaine, les coupe-gorge du Pothoek et du Doelhof, les ruelles obliques du Moulin-de-Pierre et du Zurenborg, dont la vue lui pénétrait le coeur, lorsqu'il était enfant, et lui inspirait une curiosité mêlée d'angoisse et une pitié malsaine, cette zone excentrique, à l'est de la ville, véritable vestibule des Dépôts, salles d'attente des Maisons centrales, grouillantes maladreries morales.
Il battit aussi l'immense région des Bassins, commençant devant l'ancien Palais des Hanséates, dégarni de son campanile et de l'aigle impériale, et présentant une succession ininterrompue de réservoirs quadrangulaires, énormes et solides comme ces arènes inondées servant aux naumachies des Césars. Cependant les navires y affluaient en masses si compactes que, plus d'une fois, Paridael traversa ces docks, à pied sec, comme sur un pont de bateaux. Sans trêve on en creusait d'autres plus profonds et plus vastes encore. À peine inaugurés, ils se trouvaient insuffisants pour les flottes marchandes qui s'y rencontraient des cinq parties du monde, et, derechef, la métropole, glorieuse Messaline du négoce, insatiable et inassouvie, s'élargissait les flancs pour mieux recevoir ces arches d'abondance et, toujours stimulée, luttait d'expansion et de vigueur avec ses copieux tributaires[18].
Et sans cesse une armée de terrassiers du Polder s'évertuait à creuser, pour la reine de l'Escaut, un lit à la taille de ses amants.
Mais si elles étaient exigeantes, du moins ces amours étaient fécondes.
Le long des quais, alentour de chaque bassin, se déployait un appareil de grues et de chèvres actionnées par les forces de l'eau et de la vapeur et desservies par des théories de débardeurs herculéens. Inquiétantes à l'égal des engins de balistique et de ces machines de siège, inventées autrefois par Giambelli, l'Archimède anversois, pour couler et fracasser les galions de Farnèse, leur bras démesuré brandi comme une menace perpétuelle vers le ciel, elles n'arrachaient plus les navires à leur élément, mais après avoir plongé, comme un poing armé du forceps, leurs crocs d'acier au tréfonds des cales, elles en guindaient, sans trop grincer des chaînes et des dents, les cargaisons recélées dans ces entrailles éternellement en gésine.
Communiquant avec les docks et avec la rade par de puissantes écluses pourvues de passerelles et de ponts tournants s'alignaient les cales sèches, ainsi qu'un hôpital attenant à une maternité. Là se ravitaillaient les vaisseaux malades ou blessés. Une nuée d'opérateurs, calfats, peintres, étoupeurs, entreprenaient la carène avariée, l'écorchaient, l'adoubaient, la blindaient, la suiffaient, la peignaient à neuf; et la rumeur des percussions, des maillets et des pics, couvrait les giries des cabestans, le sifflet des sirènes et le fracas du portage.
Puis, après l'hôpital, la fourrière, la morgue. Des champs incultes où des carcasses de navires, couchées sur le flanc, lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mine d'incurables, de baleines échouées, attendaient qu'on les déchirât ou achevaient de pourrir comme une charogne parmi les détritus et les menues épaves. La Gina ne serait-elle pas venue échouer en cet endroit? Parfois Laurent tentait de reconnaître ces planches de rebut.
Puis il poursuivait encore. Il tournait les entrepôts de matières inflammables. Des magasins de pétrole et de naphte s'immergeaient comme des îlots dans des bas-fonds marécageux. Ici s'arrêtait, pour le quart d'heure, l'industrie de la grande ville. Barrant l'entrée de la campagne, vers Austruweel, régnaient les glacis de la vieille citadelle du Nord, forteresse de rebut, boulevard encombrant et démodé, épouvantail déchu, poulailler chétif dont la ville utilitaire venait d'obtenir la cession et qu'elle s'empresserait de saper pour la convertir, comme ses autres annexions, en darses, en docks, en hangars, en cales sèches. Ah! que ne pouvait-elle en agir de même avec tous ces retranchements et ces remparts dont on s'obstinait à l'entourer! Car la cité, essentiellement marchande, subit à contre-coeur son rôle de place forte, quoiqu'elle y ait été prédestinée dès l'origine, par ce burg romain, son berceau, dont on voit encore aujourd'hui les vestiges et d'où la poésie spoliée et travestie guette son chevalier, comme, aux premiers jours, Elsa de Brabant, marquise d'Anvers, conjurait l'apparition de Lohengrin, son vicaire, dans le sillage éblouissant du cygne fatidique.
Gardant au coeur un dernier scrupule filial, au lieu d'abattre le vénérable donjon, Anvers se contente de le bafouer en le flanquant de deux promenoirs aussi mesquins que des praticables d'opéra- comique.
Mais elle n'userait même pas de ces contestables égards envers les bastilles plus récentes.
Elle maudit comme une détestable servitude l'enceinte de fortifications que ses princes ne consentent à démolir de siècle en siècle que pour les transporter plus loin et les rendre inexpugnables.
La Pucelle d'Anvers, plus hautaine que belliqueuse, foulerait volontiers aux pieds la couronne crénelée dont on la coiffa de force.
L'histoire ne laisse pas de justifier la répugnance de la métropole pour cette toilette guerrière. Au lieu de la préserver, ces murailles et ces remparts attirèrent de tout temps sur elle les pires fléaux. Assiégée durant des mois, bombardée, puis forcée, envahie, pillée, saccagée, mise à feu et à sang, dévastée de fond en comble par les soldatesques étrangères, notamment lors de cette Furie espagnole, si bien nommée, elle faillit ne plus en réchapper, ne jamais se relever de ses cendres et disparaître avec sa fortune. Mais grâce à son fidèle Escaut, qui lui tient lieu à la fois de Pactole et de Jouvence, elle renaît chaque fois plus belle, plus désirable et recouvre même au décuple sa prospérité ravie. À mesure pourtant qu'elle s'enrichit, elle devient hargneuse et égoïste. Pressentirait-elle de nouveaux sinistres? Elle étale un luxe si insolent et tant de misères l'environnent! Et plus son commerce fleurit, plus s'invétère sa haine contre ces fortifications néfastes, qui contrarient non seulement son essor, mais la désignent, en cas de guerre, pour théâtre des luttes désespérées et des effondrements suprêmes.
Continuellement les remparts chargés de canons, les casernes bourrées de soldats, évoquent le spectre de la ruine et de la mort, à ces Crésus aussi arrogants que poltrons. Et la ville en arrive à envelopper dans la même animadversion les bastions qui l'étranglent et la garnison oisive et parasite qui semble insulter à son activité et dont elle conteste jusqu'au courage patriotique. Ainsi Carthage exécra jadis ses mercenaires.
La manière dont se recrute l'armée ne contribue pas à la relever aux yeux de ces oligarques. Elle ne se compose, en majeure partie, que de pauvres diables ou de vauriens; de conscrits ou de volontaires avec prime. Or les millionnaires, élevés dans le culte de l'argent, n'établissent guère de différence entre un indigent et un vagabond. L'armée tient à bon droit la garnison d'Anvers pour la plus inhospitalière. Les troupiers relégués dans ce milieu antipathique présentent bientôt une physionomie entreprise et contrainte. À la rue, instinctivement, ils s'effacent et cèdent le haut du pavé au bourgeois. Ils portent non pas l'uniforme du guerrier, mais la livrée du paria. Au lieu de représenter une armée, d'émaner du patriotisme d'un peuple, d'incarner le meilleur de son sang et de sa jeunesse, ils ont conscience de leur rôle de mortes-payes.
Les Anversois confondent ces soldats du pays neutre avec les indigents secourus par la bienfaisance publique, avec les pensionnaires des orphelinats et des hospices[19].
Et, par une étrange anomalie, le préjugé du bourgeois d'Anvers contre le soldat, aveugle les gens du peuple, ceux-là même qui risquent de devoir servir ou qui ont servi, les pères dont les garçons étaient ou deviendront soldats.
Il ne s'agit plus d'une haine de castes, mais d'une véritable incompatibilité de moeurs, d'une rancune historique dont l'Anversois hérite comme d'une tradition inhérente à l'air qu'il respire et au lait qu'il a tété.
Dans les guinguettes, les ouvrières refusent souvent de danser avec les soldats. Ailleurs, aux yeux des belles, la tenue revêt le galant d'une crânerie irrésistible; ici elle tare le cavalier le plus fringant. Lorsqu'ils se sentent en nombre, les soldats rebutés ne digèrent pas l'affront, mais piqués au vif, élèvent la voix, prennent l'offensive, mettent le bal sens dessus dessous, tirent le bancal ou la latte, et se vengent du mépris de leurs donzelles sur les gindres et les garçons bouchers. Presque chaque semaine des bagarres éclatent entre pékins et soldats; surtout dans ces tènements obliques, avoisinant les casernes de Berchem et de Borgerhout. Cette inimitié entre le civil et le militaire sévit même hors de l'enceinte fortifiée, dans la campagne des environs d'Anvers. Malheur au traînard qui regagne seul, le soir, un des forts avancés. Les ruraux apostés tombent sur lui, le criblent de coups, l'assomment, le traînent sur le pavé. Ces guets-apens appellent de terribles représailles. À la suivante sortie les frères d'armes de la victime descendent en force dans le village et s'ils ne parviennent pas à mettre la main sur les coupables, envahissent le premier cabaret venu, brisent le mobilier, cassent les verres, défoncent le tonneau, écharpent les buveurs, abusent des femmes. Il arrive que des rues entières de Berchem sont livrées aux excès de cette soudrille. À leur approche, les habitants se claquemurent. Ivres de rage et d'alcool, les forcenés enfoncent leurs sabres à travers portes et volets et ne laissent plus vitre entière dans les châssis.
Le lendemain le colonel aura beau consigner le régiment dans ses casernes et interdire ensuite à ses hommes de hanter les estaminets de la région, après ces camisades la haine continue de couver, latente et sourde, et à la première rencontre éclatent de nouvelles et meurtrières conflagrations.
Naturellement Laurent prenait, dans la plupart des cas, le parti des soldats, poussés à bout, contre leurs antagonistes, les farauds et les tape-dur du Moulin de pierre.
Il se conciliait surtout les nouveaux venus, les novices, les plus dépaysées et les plus rebutées des recrues. Car celles-ci subissaient non seulement les avanies des bourgeois, mais servaient encore de bardot aux anciens du régiment. Souffre- douleurs d'autres souffre-douleurs, c'étaient pour la plupart des terriens poupards et massifs littéralement déracinés de leurs villages campinois.
Laurent suivait les pauvres claudes dès ces grises après-midi de tirage au sort et de conseil de milice, où, crottés jusqu'aux reins, ils gambillaient et beuglaient par la brume et la fange des rues, la casquette renouée de papillotes et de rubans de feu, l'air fallacieusement faraud d'aumailles primées aux comices agricoles, les yeux humides et perdus, bras dessus bras dessous, outrageusement éméchés, battant de désordonnés «en avant deux» de quadrilles. Ce spectacle lui retournait l'âme.
Puis il se représentait ces fanfarons d'allégresse, les premiers jours, à la caserne: Des instructeurs choisis parmi les plus braques, souvent parmi des remplaçants, injuriaient, brusquaient, molestaient ces patauds abalourdis au point de ne plus distinguer leur droite de leur gauche, de ne plus articuler leur nom ou celui de leur paroisse. Et les brimades atroces et dégoûtantes dans les chambrées! Puis, les trôleries, à vau-de-rue, dans leur uniforme neuf; par coteries de pays; frileusement rapprochés comme des poussins de la même couvée; les haltes béates devant les étalages et les tréteaux, leur marche dodelinante, leurs enjambées et leurs déhanchements rustauds, leur mine vaguement inquiète et suppliante de chien perdu; le puéril travestissement guerrier s'adaptant mal à ces rudes manieurs d'outils et soulignant le contraste entre leur membrure terrible et leurs ronds et placides visages.
Peut-être, samaritain renforcé, Laurent préférait-il encore au troupier soumis et passif, les déserteurs, les réfractaires, et jusqu'aux dégradés mis au ban de l'armée et affligés de la cartouche jaune.
En commémoration de la poignante énigme posée entre Beveren et Calloo, il hébergea et recéla durant plus d'une semaine, le temps de dépister les gendarmes et de lui recueillir le viatique nécessaire pour passer à l'étranger, un évadé de la correction, un pauvre diable de disciplinaire, conscrit inoffensif et ahuri, condamné, pour une vétille, à croupir, jeune et brave comme il était, dans les caponnières d'un fort marécageux et à se tordre sous l'arbitraire d'un officier en disgrâce. À l'heure de la corvée, le pionnier avait chaviré la brouette, jeté loin la pioche et pris la fuite sous les yeux du piquet de garde qui le couchait en joue. Il avoua même à Laurent qu'il comptait moins regagner la liberté que recevoir le coup de grâce. Et comme tous ces fusils partirent sans le toucher, le débonnaire crut toujours que la maladresse des sentinelles, de ses frères les paysans, avait été de la miséricorde.
V. LES «RUNNERS»
Laurent se rapprocha même de ces écumeurs de rivière, squales d'eau douce, voyous ou runners que l'honnête Tilbak tenait à distance, modèles que le peintre Marbol répudiait comme trop faisandés.
Engeance topique entre toutes, la plupart voient le jour ou ce qui en tient lieu, dans les ruelles batelières, au fond d'une boutique de mareyeur ou sous le toit d'une herberge cosmopolite. Impasses, culs-de-sac où la marmaille grouille et pullule tellement, qu'on croirait les marchands d'anguilles et de moules aussi prolifiques que leurs marchandises. Les fièvres paludéennes et les contagions balaient ces morveux par portées entières, les lourds chariots des Nations en rouent au moins une couple chaque semaine; le lendemain, ils foisonnent en rassemblements aussi compacts que la veille. Toutefois, les unions légitimes des pêcheurs et des poissonniers ne suffiraient pas à encrasser de ce varech humain le pavé de ces habitacles. Des amours aussi passagères et aussi capricieuses que celles des plantes, président à la propagation de l'espèce. Tels fils de servante blonde, comme la blonde Germanie, héritèrent du teint citronneux et des sourcils noirs de leur père, le timonier italien échoué une nuit chez le logeur allemand, baes de cette Gretchen. Ces boulots de complexion apparemment septentrionale proviennent du croisement furtif d'un lamaneur hollandais et de la pensionnaire d'une posada espagnole[20].
L'atmosphère fiévreuse et vénale de la rade émancipe de bonne heure cette progéniture de matelots et de filles. Ils se vengeront de leurs trente-six pères en écorchant et en juivant de leur mieux les pauvres diables de marins.
L'ambigu de leur métier complique l'indéterminé de leur origine. Leur existence s'écoule au fil des vastes nappes fluviales. À force de les emplir de visions lubrifiantes, l'eau communique sa vertu, son aimant pervers, à leurs prunelles. Musculeux et pourtant dégagés, futés mais intrépides, adroits comme des bravi florentins, ces métis participent des nixes à la voix insinuante, aux quenottes voraces, aux griffes affilées. Ils parlent, comme d'intuition, une dizaine de langues, autant de dialectes, et chacun avec l'accent local ou plutôt en relevant celui-ci d'une pointe canaille, d'un timbre parodiste et argotique dont ils pimentent même leur propre patois et auquel on les reconnaît entre leurs congénères des autres grands ports.
Mâtinés, échappés de toutes les races, leurs disparates s'harmonisent, s'amalgament de manière à composer une physionomie autochtone, très arrêtée, à les marquer d'une estampille sans analogue, d'un indélébile et vigoureux cachet de terroir.
Laurent prisait fort leur élégance féline, leur indolence affectée. Cette variété de la plèbe anversoise quintessenciait les vices et les perfections mêmes de la grande ville.
À la longue, Paridael contractait leurs habitudes de corps, leurs déhanchements, leur élocution lente et farcie. Le fumet violent de ces dessous de métropole florissante condimentait sa vie, longtemps insipide. Il s'adaptait à ses entours. Certains jours il se culottait, comme les «capons du rivage», de dimittes boucanées et de pilous rogneux, ouvrait sur la blouse courte du débardeur le vieux paletot à basques flottantes, se coiffait de la casquette marine à visière impudente, du piriforme ballon de soie cher aux blatiers ruraux, d'un pétase picaresque ou même d'une simple natte à figues croustilleusement pétrie.
Dans cette tenue topique il se débraillait, se dépoitraillait, roulait des hanches, frétillait de la langue, traînaillait des savates, entrechoquait les sabots. Adossé au mur d'un hangar, la joue fluxionnée d'une chique, les bras nus, il se caressait les biceps avec des coquetteries de tombeur forain ou, la main à la braguette, rajustait d'un geste cynique ses chausses toujours tombantes, ou tourmentait le fond de ses poches et, en quête de gredineries, béait, musait des heures, au va-et-vient des passants.
Les jeux de mains ne lui répugnaient plus; il se complaisait dans les ruées sur un camarade en défaut, subissait ou distribuait les fessées au hasard des turlupinades, provoquait et entretenait les culbutes, croupes par-dessus têtes, se prêtait aux privautés, aux apostrophes risquées. Au sortir de ces tournois on l'eût pris pour le boueux ou le tombelier qu'il venait de vautrer dans la voirie.
Durant le jour runners et louffers déambulaient le plus souvent chacun de son côté. Allongés sur une pile de ballots, sur un camion lège, au comble d'un tas de planches, ou encore au fond d'un bachot, ils ne dormaient que d'un oeil. Vers la brune il y avait de subits branle-bas, ils convergeaient de flair et d'instinct aux mêmes stationnements. Tassés à croupetons, semblables à une tribu de champignons germés en commun par une nuit humide et ténébreuse, ils tenaient de véritables sabbats, ruminaient quelque pillerie, liaient des parties de maraude, se proposaient aussi de brutales gageures, enchérissaient de turpitudes, épouvantaient par leurs gueulées et leurs tortillements les guenuches qui louvoyaient dans leurs parages.
Un essaim de mauvaises mouches, de cantharides invisibles semblait piquer simultanément la tapée licencieuse et c'était alors, jusqu'au potron-minet, le long du fleuve et des canaux, sous les hangars, parmi les marchandises amoncelées, des courses de dératés, des ruses de guérilleros, des randonnées furieuses, des picorages furtifs, des flibusteries formidables ameutant et consternant gabelous et policiers.
S'il ne passait pas la nuit au dehors, il gîtait avec les insubordonnés de tout poil dans les pouilleries du Schelleke, du Coude Tortu, de l'Impasse du Glaive et de la Montagne d'Or. Encore lui fallait-il acquitter d'avance les deux sous de la nuitée. Il tirebouchonnait au gré d'un escalier charbonneux et vermoulu jusqu'au galetas garni de sordides literies suspendues à la façon des branles. Les habitués du lieu s'allongeaient au petit bonheur, le plus souvent tout habillés, sans prendre garde aux coucheurs voisins, âges et sexes confondus, dos à dos, ventre à ventre, tête-bêche, grouilleux, incontinents. Cette promiscuité déterminait des accouplements presque inconscients et somnambuliques, des méprises amoureuses, parfois aussi des prises de possession poivrées de carnage, des scènes de jalousie et de rivalité se prolongeant jusqu'au chant du coq. Et par ces nuits chargées d'ozone, les désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux-follets sur la tourbière. Laurent entendait bruire et chuchoter les lèvres haletantes. Des marchés se débattaient autour de lui, de fatales initiations se consommaient à la faveur des ténèbres. Où commençait la réalité, où finissait le cauchemar? Les noctambules se renversaient, battaient des bras et des jambes, se ramassaient dans des postures de jugement dernier ou de chute des anges, jusqu'à ce qu'au plus fort de la tourmente générale, d'inoubliables giries, une clameur plus atroce, plus stridente que les autres, arrachât, en sursaut, cette chambrée de complices à leur enfer anticipé[21].
La police patrouillait chaque nuit dans ces cloaques dont l'atmosphère eût jugulé un cureur d'égouts. De loin en loin elle opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit à un émondage partiel.
Précédé du baes, le policier promenait le rayon de la lanterne sourde sous le nez des dormeurs. Son choix fait, il secouait le récidiviste, l'invitait presque cordialement à se lever, à se vêtir, et ne sortait qu'après lui. L'homme obéissait, morne, grognonnant avec des allures d'ours muselé. Cette formalité se renouvelait si souvent que les autres ouvraient à peine un oeil, ou après avoir salué d'un «bon voyage» gouailleur le camarade et son acolyte se rendormaient sans accorder d'autre attention à cette cueillette. Demain arriverait leur tour! Puis il y a des mortes-saisons pour leur métier comme pour les autres! Et, en temps de chômage, autant couler ses jours au Dépôt ou rue des Béguines!…
À la pointe du jour, le logeur se présentait au seuil du dortoir et après s'être gargarisé d'une toux et d'un crachat, il clamait d'une voix professionnelle, un peu nasarde de commissaire-priseur procédant à une adjudication:
«Debout, les garçons!… Un… Deux… Trois!…»
Puis, sans autre sommation, il détendait brusquement les sangles soutenant les paillasses, et, au risque de défoncer les planches moisies, la masse des coucheurs s'abattait brutalement sur le parquet.
Habitué des audiences de la correctionnelle, s'éternisant des heures parmi les récidivistes et les apprentis larrons, qu'affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurs copains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées de senteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n'être pas impliqué lui-même dans l'une ou l'autre affaire de ces détrousseurs terrorisant la banlieue.
Il connaissait plus d'un affilié de ces bandes célèbres établies dans les hameaux borgnes aux confins des faubourgs populeux: au Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld, au Kerkeveld. Les policiers le ménageaient et le tenaient pour un original, un toqué, un fou inoffensif. Ils le veillaient plus qu'ils ne le surveillaient malgré ses éhontés compagnonnages avec la crème des repris de justice: le Hareng, le Sans-Cul, Fleur d'Égout.
Lui aussi avait été gratifié d'un sobriquet. Ce n'était pas le premier: autrefois, dans son monde, Béjard, Saint-Fardier, Félicité et même Régina affectant de ne voir que la carnation trop montée de son visage l'avaient appelé le «Paysan». La populace avec laquelle il s'emboîtait à présent, remarqua plutôt la blancheur et la petitesse de ses mains, la cambrure de ses pieds de femme, la finesse de ses attaches; et pour les receleuses mamelues, pour les rogues escarpes, aux larges poignes, aux pesantes fondations, il fut le Jonker, le Hobereau.
Comment arriva-t-il à se faire chérir par tous ces apaches, alors qu'on aurait pu s'attendre plutôt à le trouver un matin saigné, étripé dans une arrière-cour de tapis-franc ou à le voir retirer de la vase des Bassins, le ventre déjà grouillant d'anguilles?
Il excitait au contraire dans ces bas-fonds une sorte de respect superstitieux et de déférente sympathie. Ils lui avaient d'ailleurs tendu des goures dont il sortit à l'honneur de sa discrétion. L'esprit de contumace rapprochait ce déclassé de ces hors-la-loi.
Pour flatter et chatouiller leur instinct de combativité, pincer leur fibre frondeuse, exalter leur muscularité sanguine, aux heures de cagnardise il leur raconta ses lectures, transposa Shakespeare à leur intention: Othello, Macbeth, Hamlet, le roi Lear, mais surtout ceux de la guerre des Deux Roses, Rois et Reines des périodes expiatoires, fauves tigrés de stupre et d'héroïsme.
Plus d'une fois au sortir de ces lectures, réveillé par l'approbation véhémente, le pantellement de ces corps de gladiateurs, le fluide de ces âmes irresponsables comme la nature même, il lui semblait que son rêve venait de s'épancher dans la réalité.
C'est parmi les plus jeunes de ces runners que les colombophiles recrutaient leurs coureurs les dimanches de concours. Il arriva à Laurent de faire partie des relais et, serrant entre les dents les coins de la musette contenant le pigeon victorieux, de s'élancer pieds nus, les jarrets élastiques comme ceux d'un héros de la palestre.
Il découvrit le photographe chargé par la justice de perpétuer l'image des criminels à l'issue de leur procès et se fendit d'une épreuve de la collection intégrale. Il s'absorbait avec une joie amère dans la contemplation de cette galerie de trouble-bourgeois bien patentés et les comparait, sans prévention, au bronze, au marbre, même à la chair des mortels augustes. À défaut des lettres d'or illustrant les monuments de la reconnaissance civique, le nom du condamné éclatait en caractères blancs sur la poitrine de chaque photographie. Cette inscription semblait pilorier et tatouer au fer rouge jusqu'à la pauvre effigie du sujet. Au revers de la carte figuraient le signalement, le sobriquet, le lieu de naissance, le numéro du dossier et l'objet de la prévention.
Laurent s'amusait des leurres et des trompe-l'oeil des physionomies. Certains masques de satyres eussent convenu au plus vénéré des notables et au plus chaste des puceaux.
À la suite du viol d'une demoiselle de rayon par six paysans de la banlieue, il s'attabla souvent au cabaret banal d'où les garnements s'étaient rués pour s'assouvir. Il affectionnait la chaussée de mine délabrée avec ses ravières, ses fourrés galeux, ses roidillons, sa bordure d'arbres grêles, écorcés et entaillés sans doute par les mêmes touche-à-tout qui devaient s'acharner à l'occasion sur une victime moins passive.
Grâce à son album de célébrités patibulaires il reconnut un des héros de cette équipée, en un goujat de dix-huit ans condamné par la Cour d'assises, puis libéré en vertu du droit régalien. Si la photographie très ressemblante de cet échappé de centrale, une de celles auxquelles Paridael revenait obstinément, l'avait déconcerté par la candeur presque séraphique des traits, combien plus inoffensif et plus avenant encore lui apparut le cachotier en chair et en os! Rien de sinistre ou même de suspect dans l'enseigne de cette âme. Un petit paysan, rose et propret, charnu, la taille dégagée, de grands yeux bleus, pâles et limpides, les joues légèrement duvetées, le nez assez gros, les narines relevées, la bouche mutine, des cheveux blonds, fins et plats, régulièrement séparés par une raie sur le côté — une mèche rebelle, un épi se hérissant au-dessus de l'oreille; — habillé d'une veste et d'une culotte de velvétine roussâtre à côtes, de sabots de vacher, un foulard rouge, noué comme une corde, autour du cou: la dégaîne d'un enfant de choeur surpris à voler des pommes.
Laurent lui payait chope et se faisait raconter les stades du crime, savourant le contraste entre la scabreuse aventure et l'air ingénu du ravisseur. Cette voix douce et dolente de pénitent au confessionnal, lui faisait venir, à certains moments, la chair de poule. Le curieux bonhomme entrait sans une angoisse, sans un rétrécissement de la gorge, dans les détails les plus croustilleux, comme s'il récitait une autre complainte que la sienne, et concluait ainsi:
«Le plus étrange c'est que la partie étant jouée, nous n'osions plus nous quitter, les camarades et moi. Et cependant leur voix me faisait mal… Willeki ayant proposé de retourner, là-bas, achever la malheureuse pour lui clore à jamais le bec, je m'escampai à toutes jambes… Un chien hurlait à la mort: «C'est le spits de Lamme Taplaar» me disais-je à moi-même… Au loin, entre les arbres, et par-dessus la plaine, le gaz de la ville dessinait un immense dôme d'église lumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée de la ville trop proche ne suscitait en moi aucune peur des gendarmes. Il tombait une pluie fine. J'avais la tête en feu, mes tempes battaient; je gardais dans les narines, dans mes frusques, j'emportais au bout des doigts une odeur de carne et de boucherie qui m'écoeurait comme le fumet de la mangeaille après une ventrée. Je dormis très bien cette nuit, en rêvant de la grande église blanche dans le ciel…[22]«
Les hasards de la naissance, de l'éducation et du costume autant que les inconséquences de la nature, offraient à Paridael des comparaisons de décourageante philosophie.
Devant une bâtisse il s'indignait en voyant de plastiques et décoratifs adolescents s'éreinter, se déhancher, se déjeter, à faire office de plâtriers et d'aide-maçons pour ériger un palais à quelque suffète podagre. Le propriétaire conférait flegmatiquement avec l'architecte ou l'entrepreneur obséquieux, sans accorder la moindre attention à ces manoeuvres qui s'arc-boutaient, ahanaient et tiraient la langue sous la charge. Mais autant le richard suait la morgue, bête et empotée, se montrait grotesque et vulgaire, autant ces artisans, même foulés et strapassés, déployaient de naturel et de vaillance, se moulaient bien dans leurs hardes grossières et dégageaient de fluide affectif.
Et Laurent se représentait le valet de maçon élevé à la façon des riches, vêtu en masher ou en swell anglais, entraîné aux saines et eurythmiques fatigues du sport; et la supériorité du rustaud ainsi transformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leur anémique et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit de vider sa bourse entre les mains d'un apprenti et de lui dire: «Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta jeunesse, préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime, abandonne-toi!»
Dès son enfance, chez les Dobouziez, il réprouvait les arts insalubres, les travaux trop durs et trop exclusifs, les manoeuvres ne mettant en action qu'un seul côté du corps, les opérations exigeant un invariable coup de rein ou d'épaule, l'effort implacablement réclamé des mêmes agents musculaires. Il maudissait les ateliers créateurs de monstres, usines, hauts— fourneaux, charbonnages, où se déflorent, s'effeuillent et se dégradent les jeunes pousses humaines. Et il entretenait des utopies, rêvait un renouveau franchement païen où refleurirait, libre et absolu, le culte du nu, l'adoration des formes ressenties et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-il s'entourer d'affranchis du travail, d'une cour de plastiques figures humaines! Au lieu de statues et de tableaux il eût collectionné ou plutôt sélectionné des chefs-d'oeuvre vivants. Et dans son enthousiasme pour la beauté physique il blasphémait cette parole de la Genèse: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front». Ladrerie morale et difformité corporelle n'avaient pas d'autre origine. La loi de Darwin confirmait celle de Jéhovah.
Puis, par une étrange contradiction, il convenait du charme impérieux et tragique de ce temps. Les contemporains offraient une beauté caractériste et psychique, sinon aussi régulière infiniment plus pittoresque et même plus sculpturale que celle des générations révolues. Il conciliait alors les deux genres de beautés, associait le nu du passé et le costume du présent, modernisait l'antique, créait des Antinoüs en tricot de chaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantes en trieuses de café et en balayeuses, des Hercule en garçons bouchers et en forts de la minque. Mercure s'incarnait dans un runner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceux du bronze de Jean de Bologne; Apollon endossait l'uniforme du cavalier; Bacchus tireur de vin se doublait d'un incorrigible buffeteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi les étrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessus d'une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboles s'exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives de l'Escaut, il ne se figurait point bas-relief d'une orchestique supérieure au mouvement d'une brigade des «Nations».
Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu'à l'aube, dans les bastringues des faubourgs dramatisés par les frottées entre blouses et uniformes, ou dans les musicos du quartier des bateliers où se trémoussaient les runners et gens de mer.
Et quelles danses alors! Quelles loures, quelles bourrées, quels hornpipes vertigineux accompagnés d'un triangle, d'une clarinette et d'un accordéon! La crapule éjouie de ces égrillards aux contorsions figurées, aux soubresauts trides, aux déhanchements balourds, aux énervants et galvaniques tricotages des jarrets et des talons.
Une crevasse dans le soufflet de l'accordéon détermine une lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de la note perforée, le son s'échappe avec un couac de moribond…
À la pause, entre deux reprises, tandis que les couples se promènent et acquittent, dans la main du «tenancier», leur redevance pour ces toupillements, l'arrosoir d'un garçon de salle abat la poussière en dessinant des festons humides sur le plancher.
Puis les clarinettes repartent, les danseurs appellent du pied, et souliers et sabots se remettent à trépigner.
Des barboteuses cinquantenaires, les pommettes allumées, daignent fringuer avec des apprentis-calfats luisants de courée et de galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui se frottent goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtues de percaline et de satin d'Écosse.
Dans la galerie du pourtour, les marsouins en belle humeur, les mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant le brome et le fiel de poisson, s'attablent, pintent, et font boire à leur verre les femmes qui circulent, et les attirent à eux, et les calent sur leurs cuisses, despotiquement.
Les gens de mer se rencontrent avec les bateliers, les patrons de beurts et leurs «garçons de cahute», moins basanés, moins gercés, plus roses, plus poupards, les oreilles écartées de la tête et percées de bélières d'argent.
Dans le tourbillon de la poussière, des halenées, des sueurs et des tabacs âcres et noirs comme la tourbe, les formes des danseurs sombrent ou émergent par fragments. Casquettes, bérets, suroîts ou zuidwesters goudronnés, chignons à boucles, affleurent à la surface du lourd nuage. À la faveur d'une éclaircie, lorsque l'entrée ou la sortie d'un couple ventile momentanément la place, on perçoit aussi les jerseys bleus bridant comme des maillots, des vareuses à large collet, des tailles décolletées et mamelues, des culottes collantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un ballonnement de jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas bien tendus montrant entre les mailles assez lâches le rosé d'un mollet plus ou moins ferme. C'est un carambolage de têtes rapprochées; les lèvres claquent, appétées; les yeux s'amorcent de câlines irradiations; il y a des sourires de langueur, des rires chatouillés, des accolades initiales, de magnétiques flexions de genoux, des spasmes mal réprimés…
Le lendemain de ces sauteries féroces, Paridael, avide d'air respirable, rejoignait au Doel la tribu de ses camarades, les écumeurs de rivière.
La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot du service accoste tous les navires remontant l'Escaut, le docteur prend connaissance des papiers du bord et des lettres de santé, et les bâtiments arrivant d'Orient ou d'Espagne, où le choléra règne à la façon d'un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et de s'arrêter ici durant huit jours, à hauteur de l'ancien fort Frédéric.
Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, comme de mornes Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, la cheminée dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent le sinistre pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du monde social, et le seul qui tienne à distance jusqu'aux runners, si difficiles à épouvanter pourtant.
Mais ce n'est que partie remise, et il suffira que les navires infectés ou seulement en observation purgent la quarantaine et ramènent le drapeau soufré pour que la nuée des sinjoors qui les guette avidement, comme un chat guigne, de loin, un oiselet auquel il ne peut mettre la patte, et rendus encore plus âpres à la curée par ce long ajournement, s'abattent sur eux, avec l'inéluctable arbitraire d'un nouveau fléau.
D'ici là, pour se tenir en haleine les runners jetteront leur dévolu sur le Dolphin, un grand trois-mâts australien arrivant des Indes hollandaises et de l'Indo-Chine. Un bateau-pilote profitant de la marée haute, le remorque depuis Flessingue vers Anvers et il passera devant le Doel à trois heures de l'après-midi.
En attendant que les mâts du vaisseau promis pointent, du côté de Bats, par-dessus les Polders, nos ruffians se répandent sur la digue herbeuse derrière laquelle se tasse en contre-bas, le placide village qu'ils terrorisent pareils à une descente de Normands en l'an mille.
Leur présence au Doel prête un charme malsain de plus à l'atmosphère de lazaret planant depuis un mois autour de ce nid de crânes bateliers à l'épreuve de toute épidémie. Ô le cimetière de pêcheurs et de naufragés où l'on enfouit récemment quatre cholériques!
Les doyens de la rapace confrérie, les routiers, des gaillards pileux, terribles, aquilins, se mêlent à leurs dignes apprentis. Sous la large visière de leur casquette ceux-ci représentent des têtes bretaudées, ou crépues, polissonnes, étrangement avenantes mais vicieuses, déflorées par les coups de garcette et la crapule. Transfuges de marins, pseudo-navigateurs, quelques-uns mal remis des excès d'une nuit blanche, roupillent, croupe en l'air, les mains jointes dans la nuque. D'autres couchés sur le ventre, redressés à mi-corps sur les coudes, le menton dans les paumes: position de sphinx aposté ou de vigie malfaisante.
Cillant et clignant de l'oeil, ils conjurent l'horizon et semblent fasciner jusqu'à les immobiliser les steamers pavoisés de jaune.
Parfois, pour tromper leur impatience, les runners se remettent sur leurs pieds, bâillent, s'étirent, ploient et écartent les jambes, esquissent lentement et comme à regret des feintes de lutteur, traînent quelques pas, puis se rafalent et retombent peu à peu dans leur immobilité expectante.
Il y en a de remuants et de turbulents, qui, semblables aux guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou qui barbotent, pieds nus, dans la vase et en sortent chaussés d'un noir cothurne.
Mais l'une des vedettes signale le voilier! Trêve de paresse et de baguenaude! À la vue de leur proie, ne songeant plus qu'à la curée, ils enjambent les dormeurs, dévalent vers la petite crique où sont garées leurs pirogues, embarquent leurs appeaux et leurs provisions, ramassent les avirons et se mettent en devoir de démarrer. Opération critique, car la passe est étroite, les embarcations se touchent et dans son égoïsme ombrageux chacun voudrait partir avant les autres. Tous s'ébranlent, se démènent à la fois, aucun ne prétend céder le pas à son voisin, au concurrent.
De là des criailleries, des invectives et des bousculades. Pour arriver beau premier le runner coulerait sans vergogne non seulement le canot du camarade, mais le camarade lui-même. D'ailleurs, il n'y a plus de camaraderie qui tienne, l'instinct du lucre reprend le dessus; et les complices qui piquaient tout à l'heure au même plat et buvaient à la même bouteille, se dévisagent à présent d'un air torve, prêts à s'entre-déchiqueter.
Mais, profitant de ce chamaillis qui menace de tourner en un engagement naval, voilà qu'un canot, puis un second, puis un autre encore, montés par des gaillards plus avisés, se sont doucement coulés entre les antagonistes et, narquois, boutent allègrement au large.
À cette vue, les querelleurs suspendent les hostilités et le gros de la flottille se détache de la rive.
Les retardataires nagent à toutes rames, silencieux, remplis d'angoisse, dévorant leur haine envieuse, résolus à l'emporter coûte que coûte sur leurs compétiteurs, ruminant chape-chute et coups de Jarnac. Ils manoeuvrent si bien qu'ils rejoignent leurs avant-coureurs.
Et à présent ils marchent de conserve, une force égale, une même énergie, semble les animer; aucune équipe ne gagnera notablement sur la masse. Leur respiration haletante s'accorde avec le rythme de leur nage; ils se penchent et se renversent spasmodiquement, les tolets gémissent à chaque coup d'aviron, et l'eau dégouttant des palettes promène à travers la nappe glauque un ruissellement d'escarboucles.
Du bâtiment, point de mire de cette passionnante régate, on a vu s'avancer leur flottille, qui semblait de loin, tant elle se tient compacte et serrée, un banc de poissons migrateurs. Le monde se presse sur le pont. Le capitaine et son équipage suspectent et flairent en ces rameurs endiablés les émissaires des mercantis et des pourvoyeurs du port.
Le chef, qui n'en est pas à sa première rencontre avec ces landsharks, ces requins d'eau douce, change de couleur et se met à sacrer comme un diable. Les matelots, eux, quoique ayant ample sujet de rancune contre cette race, affectent bien quelque humeur, mais ne grommellent que du bout des lèvres; ils rient plutôt sous cape et s'émoustillent à l'idée des plaisirs usurairement payés mais si copieux et si intenses que leur procureront ces entremetteurs.
À une encablure du vaisseau, les canotiers de la tête hèlent le capitaine, un Anglais congestionné qui accueille leurs ouvertures par une recrudescence d'imprécations et les menace même, s'ils ne décampent au plus vite, de les canarder comme une compagnie de halbrans. Mais les runners, incomparables louvoyeurs, possèdent leur code maritime. Ils en tournent aussi adroitement les pénalités qu'ils esquivent les rapides et les hauts-fonds de l'Escaut. Pures rodomontades que les sommations de l'Anglais! Il se garderait bien de s'attirer une vilaine affaire. Aucune loi belge ne l'arme contre l'investissement de son navire par les commis de victuaillers.
Aussi, forts de la connivence légale, les sacripants affectent d'autant plus de pateline conciliation, que le rageur leur lance, à défaut d'autre mitraille, les plus gros projectiles de son arsenal de gueulées. Les damned son of a whore! alternent avec les bloody son of a bitch!
Sur ces entrefaites, les autres équipes, lâchant les rames pour se servir de harpons, s'accrochent à l'arrière, grimpent le long des oeuvres mortes, jouent des pieds et des mains, et foulent le pont avant que le capitaine ne soit arrivé à bout de son chapelet d'imprécations.
L'équipage n'exécute plus ou n'écoute que mollement les voix. À dire vrai les matelots pactisent avec les envahisseurs. L'approche du port amollit ces grands gaillards, la discipline se relâche; ils sont puérils et distraits comme des collégiens à la veille des vacances. Depuis les bouches de l'Escaut, dans le vent moins âpre qui souffle de la terre, ces internés hument le bouquet des libertés prochaines et reniflent bruyamment, les effluves des haras hospitaliers.
Loin d'en vouloir à ces nautoniers cauteleux qui ne se jettent à leur cou que pour les écorcher de nouveau en exploitant leurs fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes les accueillent comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et des imminentes débondes.
Pas moins de trente canots, chacun monté par deux ou trois runners, adhèrent à la carcasse du Dolphin avec l'inéluctable opiniâtreté des pieuvres. Tandis que les matelots organisant un simulacre de résistance, refoulent mollement l'invasion à bâbord, on les déborde à tribord. Repoussés de la poupe, les pendards se jettent à la proue ou, se portant à la fois sur un seul point, ils se font la courte échelle. L'un grimpe sur les épaules ou s'assied sur la tête d'un gaillard qui pèse de tout son poids sur les omoplates d'un troisième. Le dernier arrivé supporte à son tour la charge d'un autre compère sur lequel viendra s'en jucher un cinquième, et ainsi de suite. Les patients du dessous geignent, soufflent, renâclent, demandent qu'on se dépêche, n'en peuvent plus, ceux du dessus s'esclaffent et batifolent; les talons menacent de défoncer les mâchoires, les mains se cramponnent aux tignasses, les nippes se déchirent avec un craquement, les croupes offusquent et éborgnent les visages, et ainsi agglutinés, culbutés les uns sur les autres, ils rappellent ces francs lurons de kermesse, qui s'échafaudent et se superposent jusqu'à ce que le plus haut perché puisse décrocher au profit de tous, les prix d'un inaccessible mât de cocagne. À chaque oscillation du navire qui continue de filer son noeud, cette pyramide humaine menace de s'écrouler dans le fleuve; le frêle batelet sur lequel repose tout l'édifice, risque vingt fois de chavirer avec sa cargaison.
La témérité des runners confond le capitaine lui-même et son mépris pour cette racaille se transforme en l'admiration indicible que tout Anglo-Saxon éprouve pour les casse-cou.
Courage! une poussée encore et les voilà maîtres de la place!
Après l'abordage il s'agit de lotir le butin. Partage délicat, car pour vingt à trente chrétiens montant le navire, on compte près d'une centaine de rapaces. Harcelé, tiré à quatre, interpellé dans toutes les langues et de tous les côtés à la fois, le matelot ne sait auquel entendre. Le pont revêt l'aspect d'une Bourse de commerce. De groupe à groupe se débat la valeur représentée par chaque tête de l'équipage. Les vétérans intimident les faibles et les novices; les politiques s'efforcent d'évincer les béjaunes. Quelques runners lâchent pied. Mais la plupart se le disputant en vigueur et en astuce, les conférences s'animent et tournent en colloques. On montre les dents, des poings se ferment, renards redeviennent loups. Les altercations du rivage se renouvellent; envenimées par l'ajournement, cette fois les querelles se videront pour de bon. Il suffira d'un corps à corps isolé pour amener une bagarre générale. Ils se daubent, se prennent à la gorge, se terrassent, s'agrippent comme des dogues, jouent de la griffe et même du croc, et s'ils craignent le dessous recourent aux feintes déloyales, aux coups félons.
Les marins se gardent bien d'intervenir dans ces passes d'armes dont ils représentent l'enjeu. D'ailleurs, eux-mêmes ont la tête trop près du bonnet pour contrarier ces règlements de compte. Ils font cercle, passifs, affriolés, jugeant des coups. Leurs dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Ces convoitises féroces déchaînées chez les mercantis, flattent peut-être les grands enfants prodigues, résolus à fondre jusqu'à leur dernier jaunet dans n'importe quelle fournaise. Un oeil poché, une lèvre fendue, une dent déchaussée, quelques contusions et quelques estafilades décident de la victoire. Terrassés, le genou du vainqueur pesant sur leur poitrine, beaucoup se rendent avant d'avoir été mis hors de combat. Ils regagnent piteusement leurs barques et battent en retraite vers le Doel, à moins que, de loin, ils ne s'obstinent à escorter le Dolphin et à poursuivre de huées leurs heureux compétiteurs.
À présent, ceux-ci s'amadouent, rentrent les griffes, étanchent le sang de leurs égratignures, réparent les ruines et les brèches de leur accoutrement, et sous le boucanier, héroïque à ses heures, reparaît le trafiquant sordide, le roué de comptoir.
Ils se rabattent sur les matelots comme, après une bataille décisive entre deux fourmilières, les triomphateurs s'empressent d'emporter et de traire les gros pucerons des vaincus.
Paniers de victuailles, rouleaux de tabac, caisses de cigares, tablettes de cavendish, et surtout tonnelets de liquide, bières, gins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant le champagne, bordeaux plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentés à emporter la mâchoire d'un boeuf, émergent, surgissent, comme par enchantement, des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulés les belligérants. Le champ de bataille se résout en un champ de foire et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondes perforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres de se remplir, et les marins de répondre aux avances des insinuants capteurs. Les débagouleurs se font chattemiteux et presque mignards.
Les officiers se contentent de veiller à l'exécution des manoeuvres indispensables et pour plus de sûreté mettent eux-mêmes la main à la besogne. Et graduellement l'ambiante langueur les gagne:
— Oh! se déprendre au plus vite du morne et rigide devoir, dépouiller le sacerdoce avec l'uniforme, s'humaniser; oui, même s'animaliser… En attendant, pourquoi ne pas tâter des rafraîchissements que ces gueux nous apportent! Voilà trois semaines que, sous prétexte de brandy, le steward ne nous sert plus que de la ripopée et l'estomac répugne au biscuit de mer, aux conserves et aux salaisons.
Ainsi monologuent les officiers en arpentant le pont. L'austère capitaine lui-même se sent plus faible et plus indulgent que de coutume.
Un runner devine ce trouble, car il s'approche du commandant et, avec un geste câlin, en lui versant une rasade de mixture mousseuse: «Un verre de champagne, mon capitaine!». Le capitaine dévisage l'effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron courroucé expire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche à peine un rictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le siffle d'un trait, claque des lèvres et le tend au jeune échanson, non pour le rendre mais bien pour qu'il le lui remplisse.
Ce drôle dégourdi qui vient de l'induire si victorieusement en tentation ne laisse pas d'intriguer le capitaine, presbytérien rigide et quelque peu puritain. Il a la taille d'un jeune mousse, la mine d'une fillette, et pourtant la hanche plus fournie et les reins plus cambrés, plus modelés, que les autres lurons de sa volée. Comme la plupart de ses pareils, celui-ci porte un déguisement d'aspirant de marine. «Où diable cette confrérie de fieffés bandits a-t-elle déniché d'aussi gentilles recrues?» marronne le respectable capitaine, et, plus sollicité qu'il ne se l'avoue par l'expression agaçante de l'échanson, il s'éloigne en maugréant, lorsque le soi-disant runner lui jette les bras autour du cou et lui révèle son double travestissement.
— Damnation! clame le commandant, en voyant mille lucioles, c'est qu'ils finiront par nous amener tout leur sacré b…
— À vos ordres mon capitaine!
Et railleusement, elle lui désigne les lieutenants lutinés par des runners auprès de qui ces officiers, bons connaisseurs, ne tardent pas à partager l'agréable méprise de leur commandant.
Cependant, la présence de ces femmes à bord, active et irrite l'appétence des matelots et leur fait paraître séculaire la demi- heure qui les sépare des quais anversois. Et l'ivresse aidant, nos simples suspectent encore d'autres supercheries et menacent de confondre avec les quatre midship-women, les polissons imberbes, qui les accablent de chatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne seraient-ils pas des nonnains d'un couvent de joie? Illusion d'autant plus plausible, que dans ce monde équivoque, les filles corrodent leur gentillesse et leur amabilité natives, à la forfanterie, à l'abord rogue et à la parole enrouée des pilotins en rupture de hune, tout comme les mousses de cette marine de ribleurs recourent pour duper les matelots réguliers à des effusions et à des jolivetés quasi féminines. Si l'orgie et la traversée se prolongeaient de scabreux quiproquos résulteraient des obsessions du runner et de l'abrutissement du marin.
Le Dolphin entre en rade.
À un dernier méandre du fleuve, le panorama d'Anvers s'étale dans sa majestueuse et grandiose splendeur. Sur une longueur de plus d'une lieue, la ville présente aux regards des arrivants un front imposant de hangars, de halles, de monuments, de tours et de clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Ce phare de bon conseil prémunit les voyageurs contre les embûches et les dédales de perdition qui s'enroulent au pied de la cathédrale, comme le serpent se repliait à l'ombre de l'arbre de vie. Le crépuscule rosit le monument admirable, flamboie dans les dentelles de la pierre, et, en même temps qu'à sa nichée de corneilles le beffroi donne la volée aux notes de son carillon…
Mais le marin du Dolphin ne lève plus les yeux à cette hauteur et n'entend même plus la voix des cloches vespérales. Pourquoi, la flèche altière ne s'apercevait-elle pas des bouches de l'Escaut et le bourdon si sonore n'a-t-il pas résonné jusqu'au Doel? Les émissaires du diable prirent les devants sur les messagers des cieux. Même lorsqu'il se trouve en présence de ces bons génies, il n'aura d'oreilles que pour les boniments des courtiers et de regards que pour les ruelles obliques dont les fenêtres rougeoient comme des fanaux de malheur.
Aussi dès que le matelot met pied à terre, les runners l'acheminent sans peine vers les dispensaires clandestins où le publicain s'associe à la prostituée pour le détenir et pour le gruger. Celle-ci s'attaque à ses moelles; celui-là le soulage de son vaillant. La fille va l'énerver; puis le procureur le plumera sans résistance.
Afin de le livrer pieds et poings liés à leur maître, les runners lui avancent une partie de son gage et le déterminent ensuite à confier à ses hôtes la poignée d'or amassée au prix d'un travail pénible comme un supplice. Désormais, il ne s'appartient plus.
Il ne s'arrache des bras de la gouine que pour ivrogner avec le ruffian.
On l'empêtre de toutes sortes d'emplettes de pacotille qu'on lui endosse à des prix exorbitants. Il paie dix et vingt fois leur valeur, pour en faire présent à son entourage, à ceux-là même qui viennent de les lui coller, des flacons d'outrageuses essences, des basses parfumeries, des colifichets criards, des miroirs en écaille, de la coutellerie anglaise, des bagues en similor, du clinquant, des rassades avec lesquelles les civilisateurs ne parviendraient même plus à éblouir les Cafres et les Sioux. Jamais il ne sort seul, jamais il ne franchit les confins de la région excentrique.
Le long du jour il s'accoude au comptoir de la salle commune. Les parois se tapissent de pancartes: matous de l'Old Tom Gin, triangles rouges du pale-ale, bruns losanges du stout. Les chromolithographies sentimentales des Christmas Numbers alternent avec les épilepsies des Police News, de même que, sur le dressoir, les sirops et les élixirs à goût de pommade voisinent avec les alcools corrosifs.
Pour obtenir le droit de contempler perpétuellement la créature dévolue à ses tendresses, il ingurgite tous les poisons de l'étalage. Peu à peu, sous l'influence de ses libations, elle lui semble revêtir l'apparence d'une madone trônant sur un reposoir, les bouffées de la pipe embaument l'encens, le dressoir joue le retable, les liqueurs composent des sujets de vitrail, et les oraisons jaculatoires ne dégagent pas la ferveur des discours qu'il tient à cette drôlesse. Alors, un rire moqueur lui rend le sentiment de l'endroit où il se trouve et de la déesse qu'il invoque.
Si son ivresse tourne exceptionnellement en frénésie, s'il tapage et se démène un brin, ces accès ne durent qu'un moment.
La gaupe est même chargée de les provoquer par sa coquetterie, car non seulement on porte largement la casse en compte au jaloux, mais afin de se faire pardonner ses incartades, celui-ci ne se montre que plus coulant, que plus malléable. Pour reconquérir sa boudeuse maîtresse il n'est pas de folie qu'il ne commette, de dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre.
Chaque matin le dépositaire lui remet un louis sur son capital et chaque soir le flambard a consciencieusement dépensé cet argent mignon. Il paie recta, comme s'il possédait la pistole volante ou la bourse de Fortunatus.
Aussi, son ébahissement, le jour où le publicain lui présente un mémoire établissant qu'il doit à son hôte près du double de ce qu'il croyait posséder encore. Cette fois le pigeon se regimbe et va cogner pour de bon, mais en prévision du grabuge le logeur a stipendié ses satellites ordinaires qui maîtrisent le récalcitrant. On le menace aussi de la police maritime, mystérieuse juridiction inconnue de ce simple et qu'il s'imagine draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattement succède à ses velléités de révolte. Plutôt que d'aller en prison il engagera sa carcasse.
Ici commence la phase la plus douloureuse de la traite du matelot:
Le juif de Venise ne prenait au débiteur insolvable qu'une livre de sa chair, les Shylocks anversois dépècent et charcutent moralement le mauvais payeur en l'impliquant dans une série de forfaitures: ils le contraignent de déserter, lui procurent un nouveau contrat de louage, font main basse sur l'avance qu'on lui paie; le forcent de signer un deuxième engagement, raflent une deuxième fois la prime; l'embauchent de nouveau, retournent de nouveau ses poches, et répètent ce jeu jusqu'à ce que l'autorité consulaire s'émeuve et se prépare à sévir.
Ils l'ont exprimé comme une orange. À les en croire il ne leur aurait pas encore rendu ce qu'il leur doit. Mais il devient compromettant, il s'agit de s'en défaire. C'est seulement de crainte qu'il ne parle et ne les fasse pincer avec lui que les trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors des fortifications.
Enfin, ils brocantent une dernière fois la pauvre marchandise humaine tant grevée, à un capitaine peu scrupuleux et, par une nuit ténébreuse, le runner, toujours prêt aux missions risquées, le même runner qui l'enivrait et le cajolait sur le Dolphin, charge le contumax sur une allège, dissimulée en aval du port, et le conduit clandestinement à bord de l'interlope.
À peine retourné à son élément, à son rude labeur, le matelot ne pense plus aux vicissitudes du dernier mouillage. Le souvenir des récentes abjections se fond au souffle rédempteur du large.
Si bien qu'après des circumnavigations prolongées, le pauvre diable tout prêt à recommencer sa désastreuse expérience, s'adonnera corps et âme, aux mauvais messies des rives de l'Escaut.
En somme, il n'y a encore que ces pressureurs pour lui offrir les délassements absolus!
Aux escales des antipodes sous ces climats véhéments, dans ces terres de feu peuplées d'êtres à pulpe citronneuse, de femmes reptiliennes et d'hommes efféminés, auprès de ces populations jaunes et félines comme leurs fièvres, les Européens refoulent leurs postulations charnelles, ou ne se prêtent au soulagement qu'avec la répugnance d'un apoplectique qui se fait tirer une palette de sang.
Ou bien ils affrontent le lupanar comme un danger, en se montant le coup, avec des allures de bravache, et, pressés d'en finir, mènent les débauches féroces à travers les fumées de l'opium. Une flore capiteuse et entêtante, les épices, les venins et l'incandescence de l'atmosphère les fouettent, les emballent, et les précipitent tout d'un bloc vers des voluptés cuisantes suivies de stupeurs et de remords…
Âmes enfantines et mystiques ne goûtant pas le plaisir sans une sourdine d'intimité et de ferveur, ils associent à leurs nostalgies amoureuses les doux météores, les fraîches nuaisons des mers germaniques: la température lénifiante des côtes occidentales, les brises viriles et réconfortantes, même la cordialité bourrue des grains et la brusquerie des sautes de vent succédant à l'énervante caresse alizéenne; le sourire discret et attendri du septentrion, les harmonieux rideaux de nuages tirés enfin sur le rayonnement implacable, et surtout le baiser quasi lustral du premier brouillard…
En revanche, ils se reprochent leur commerce avec les païennes comme un rite sacrilège.
Et jamais ils ne se reporteront à ces attentats sans que surgisse aussi le cauchemar des tourmentes de typhons et de cyclones durant lesquelles d'occultes prêtresses de Sivah, avec des sifflements et des torsions de tarasques, ne semblent pomper l'huile bouillante de la mer que pour y substituer les laves telluriennes et les métaux en fusion du firmament…
VI. CARNAVAL
Le cousinage de Laurent Paridael avec les couches dangereuses ou indigentes de la population, n'allait évidemment pas sans une prodigalité effrénée. On aurait dit que pour mieux ressembler à ses entours, il lui tardait de se trouver sans sous ni maille. Le vague dégoût mêlé de terreur qu'il conçut pour l'argent le jour même de sa majorité, à peine était-il entré en possession de son pécule, n'avait fait qu'augmenter depuis son explication avec les Tilbak.
Comme à 1' «Or du Rhin» dans la tétralogie wagnérienne, il attribuait au capital une vertu maligne et lénifère, cause de toutes les calamités humaines, et il rapportait aussi ses afflictions personnelles. N'était-ce pas l'argent qui le séparait à la fois de Régina et d'Henriette? Cet argent qui n'avait même pu lui rendre le grand service de retenir à Anvers ses chers amis de la Noix de Coco!
Cependant, du train dont il maltraitait son avoir, il en aurait raison en moins d'une année.
Après le départ des émigrants et sa brouille avec Bergmans, aucun contrôle, aucune exhortation ne l'arrêtait plus. Il éprouvait de la volupté à se défaire de ces écus abhorrés, à les rouler dans la boue ou à les répandre dans les milieux faméliques où ils consentent rarement à briller. Il affichait autant de mépris pour ce levier du monde moderne que les négociants lui vouaient de respect et d'idolâtrie.
Il inventait force extravagances afin de scandaliser une bourgeoisie essentiellement timorée et pudibonde, au point que sa dissipation ostensible outrageait comme un sacrilège et un blasphème les thésauriseurs et même tous les gens d'ordre. On lui eût pardonné ses autres travers, son encanaillement à vif et à cru, sa lutte ouverte contre la société, mais ses grugeries féroces lui méritèrent l'anathème des esprits les plus tolérants.
Ne s'avisait-il, pas en plein jour, ayant trop bien déjeuné, de s'engager, avec ses convives peu accointables, le créat et le piqueur d'un manège en faillite non moins éméchés que lui, par les rues les plus passantes afin de croiser les gens d'affaires se rendant à la Bourse! Par surcroît de provocation, à quelques pas devant l'édifiant trio, marchait le chasseur du restaurant, portant dans chaque bras, en guise d'enseigne et de bannière, une bouteille du meilleur Champagne. En cet appareil les trois noceurs entreprenaient l'ascension de la Haute tour, et, parvenus à la dernière galerie, au-dessus du carillon et de la chambre des cloches, sifflaient glorieusement le vin mousseux et lançaient ensuite les flacons sur la place au risque de lapider les cochers des fiacres stationnant au pied du monument.
C'était aussi des tournées d'alcool payées à tous les débardeurs desservant un quai. De faction au comptoir du liquoriste, Paridael empêchait celui-ci d'accepter la quincaille des consommateurs, au fur et à mesure qu'ils s'amenaient à la file, par coteries entières, s'avertissant l'un l'autre de l'aubaine qui les attendait au bon coin.
Et maintes fois des bordées interminables tirées avec des équipages au long cours ou des compagnies de troupiers, des gobelotages de bouge en bouge, des pèlerinages aux sanctuaires d'amour, le tout accidenté de batteries et de démêlés avec la police.
Mais on découvrait un mobile généreux au fond de ses plus grands excès: besoin d'expansion, protection des faibles, charité déguisée, compassion sans limites, bonheur de procurer quelque douceur et quelques bons moments à des infimes. Il semblait, qu'en se livrant à un carnage aussi fantastique de louis et de banknotes, le bourreau d'argent voulût mettre plus à l'aise les gueux qu'il obligeait et légitimer leur éventuel manque de mémoire. En cotant si bas ce qu'il éparpillait autour de lui, il tenait les donataires quittes de toute reconnaissance. Aux pauvres diables qui se confondaient en remerciements: «Prenez toujours, disait-il… Empochez-moi cela et trêve de bénédictions… Autant vous qu'un autre… Il ne me serait tout de même rien resté de cet argent ce soir!»
Ses charités paraissaient intempestives et désordonnées comme des fugues et des frasques. Non seulement il avait protégé la fuite et la désertion d'un disciplinaire, mais il racheta plusieurs matelots à leurs vampires, rapatria des émigrants, hébergea des repris de justice.
Tout un hiver, un hiver terrible, durant lequel l'Escaut fût bâclé par les glaçons, il visita les ménages des journaliers et des manoeuvres. Il se donnait pour un anonyme délégué des bureaux de bienfaisance, vidait ses poches sur un coin de meuble ou de cheminée et avant que les crève-la-faim eussent eu le temps de vérifier l'importance du secours, il s'éclipsait, dégringolait les escaliers comme s'il eût dévalisé et pillé ces paupériens.
Il n'oublia jamais, entre autres escales de son périple de miséricorde, cette mansarde où vagissaient une portée d'enfançons d'un à cinq ans, dans une caisse matelassée de copeaux, litière trop fétide pour un clapier. Il semblait, à entendre leurs plaintes, à voir leurs convulsions, que la faim même se penchât au-dessus d'eux et que ses ongles, fouillant leur décharnure, les écorchât comme le râteau d'une âpre glaneuse râcle les guérets surmoissonnés.
Acculé dans un coin, à l'autre bout du galetas, le plus loin possible de leur agonie, le père, le veuf, un musclé et râblé portefaix des Bassins, dont la disette n'était point parvenue encore à fondre la chair, à tarir le sang et la sève, ruminait sans doute la destruction prompte et violente de sa force inutile.
D'un rugissement suprême, d'un geste fulgurant qui ne souffrait pas de réplique, le malheureux enjoignit à l'intrus de le débarrasser de sa présence, mais les giries de plus en plus pitoyables des petits étaient bien autrement impérieuses que l'attitude comminatoire du père, et stimulé, presque sûr d'être occis, mais ne voulant pas survivre à ces innocents, Laurent marcha vers le désespéré et lui tendit une pièce de vingt francs.
Elle était plus aveuglante que le soleil, car le colosse ne put en supporter l'éclat et se détourna vers le mur, à la façon d'un enfant honteux et boudeur, en portant la main à ses yeux picotés jusqu'aux larmes! Elle était donc si pesante que, Laurent l'ayant glissée dans son autre main, les doigts formidables la laissèrent échapper!
Cet or sonnait comme un angelus, un message de la Providence, car la glaneuse abominable abandonna cette maigre râtelée d'épis humains et la plainte s'apaisa!
Et, subitement, en furieux, en forcené, l'homme jeta les bras au cou de Paridael et coucha sa bonne tête plébéienne sur l'épaule du déclassé. Et Paridael, broyé contre cette large et houleuse poitrine, toute pantelante de sanglots, arrosé par ces chaudes larmes de reconnaissance, non moins éperdu que l'ouvrier même, se pâmait transporté au sein des béatitudes infinies et croyait arrivée l'heure de l'assomption promise aux élus du Sauveur! Et jamais il n'avait vécu d'une vie aussi intense et ne s'était trouvé pourtant si voisin de la mort!
Cela ne l'empêcha pas, au sortir de cette conjonction pathétique, de consacrer, le soir même, à ses débauches, une partie de l'or réhabilité et de se rejeter à corps perdu dans la crapule.
Il se distingua particulièrement pendant le carnaval de ce même hiver calamiteux. D'ailleurs, de mémoire d'Anversois, jamais les Jours Gras ne déchaînèrent tant de licence, ne furent célébrés avec éclat pareil. On lirait prétexte de la misère et de la détresse pour multiplier les fêtes et les sauteries au profit des pauvres. Le peuple lui-même s'étourdit, chôma doublement, chercha dans une passagère ivresse et dans l'abrutissement un dérivatif à la réalité sinistre, fêta comme un Décaméron de dépenaillés ce carnaval exceptionnel qui, au lieu de précéder le carême, tombait en une saison d'abstinence absolue non prévue par l'Église et que n'auraient jamais osé imposer les plus féroces mandements de la Curie.
Ne se procurant plus de quoi manger, les pauvres diables trouvaient du moins assez pour boire. Outre que l'alcool coûte moins que le pain, il trompe les fringales, endort les tiraillements de l'estomac. Le malheureux met plus de temps à cuver l'âpre et rogue genièvre qu'à digérer une dérisoire bouchée de pain. Et les fumées de la liqueur, lourdes et denses comme les spleenétiques brouillards du pays, se dissipent plus lentement que le sang nouveau ne se refroidit dans les veines. Elles procurent l'ivresse farouche et brutale au cours de laquelle les organes stupéfiés ne réclament aucun aliment et les instincts dorment comme des reptiles en estivation.
Durant trois nuits, le théâtre des Variétés, réunissant en une halle immense l'enfilade de ses quatre vastes salles, grouilla de rutilante cohue, flamboya de girandoles, résonna de musique féroce et de trépignements endiablés. Il y régnait un coude à coude, un tohu-tohu, une confusion de toutes les castes presque aussi grande que sur le trottoir. Dames et lorettes, patronnes et demoiselles de magasins, frisottes et prostituées se trémoussaient dans les mêmes quadrilles. Les dominos de soie et de satin frôlaient d'horribles cagoules de louage. Aux pauses, tandis que les gandins en habit, transfuges des sauteries fashionables, entraînaient dans les petits salons latéraux une maîtresse pour laquelle ils venaient de lâcher une fiancée, et lui payaient la classique douzaine de «Zélande» arrosées de Roederer, les caveaux sous la redoute, convertis en une gargantuesque rôtisserie, en un souterrain royaume de Gambrinus, requéraient les couples et les écots moins huppés qui s'y empiffraient, au milieu des fortes exhalaisons des pipes, de saucisses bouillies, et s'inondaient d'une mousseuse bière blanche de Louvain, Champagne populaire, peu capiteuse, par exemple, ne montant pas à la tête, mais curant la vessie sans impressionner autrement l'organisme.
Vers le matin, à l'heure des derniers cancans, ces cryptes, ces hypogées du temple de Momus présentaient l'aspect lugubre d'une communauté de troglodytes assommés par des incantations trop fortes.
Tant que dura le carnaval, Laurent mit un point d'honneur à ne point voir son lit, à ne point quitter son pierrot fripé.
Le carnaval des rues ne le sollicita pas moins que les caravanes nocturnes. Ballant les artères dévolues à la circulation des mascarades, il fut partout où le tapage était le plus étourdissant, la mêlée la plus effervescente. Les éclats des trompes et des crécelles se répercutaient de carrefour en carrefour ou des vessies de porc gonflées et brandies en manière de massues s'abattaient avec un bruit mat sur le dos des passants. Des chie-en-lit, fallacieux pêcheurs, aggravant encore la bousculade, tendaient, en guise d'hameçon, au bout de leur ligne, une miche enduite de mêlasse, que des gamins aussi frétillants et voraces que des ablettes s'évertuaient à happer, en ne parvenant qu'à se poisser le visage. Mais Paridael se passionnait surtout pour la guerre des pepernotes, la véritable originalité du carnaval anversois. Il convertit une grosse partie de ses derniers écus en sachets de ces «noix de poivre», confetti du Nord, grêlons cubiques pétris de farine et d'épices, durs comme des cailloux, débités par les boulangers et avec lesquels s'engagent, depuis l'après-midi jusqu'à la brune, de chaudes batailles rangées entre les dames peuplant les croisées et les balcons et les galants postés dans la rue, ou entre les voiturées du «cours» et les piétons qui les passent en revue.
L'après-midi du mardi gras, Laurent reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre de l'Hôtel Saint-Antoine, louée a un taux formidable pour la circonstance, Mmes Béjard, Falk, Lesly, et les deux petites Saint-Fardier.
Il n'avait plus revu sa cousine depuis le sas de l'hôtel Béjard, et il s'étonna de n'éprouver, à l'aspect de Gina tant idolâtrée, que du dépit et une sorte de rancune. Il lui en voulait, pour ainsi dire, de l'avoir aimée. Sa vie orageuse, la misère et la désolation des parias auxquels il venait de se frotter, n'étaient pas étrangères a ce revirement.
Mais la catastrophe de la Gina avait compliqué cette antipathie d'une sorte de terreur et d'aversion superstitieuses. La Nymphe du Fossé, le mauvais génie de l'usine Dobouziez, exerçait à présent son influence lénifère sur toute la cité. Elle empoisonnait l'Escaut et irritait l'Océan.
La vague tristesse que reflétait le visage de la jeune femme, la part très molle qu'elle prenait à la guerre des pepernotes, la nonchalance avec laquelle elle se défendait, eussent sans doute autre fois attendri et désarmé le dévot Paridael.
Il n'est même pas dit qu'en un autre moment il n'eût retrouvé, pour l'altière idole, quelque chose de sa religion première, mais il se trouvait dans un de ces jours, de plus en plus fréquents, d'humeur rêche et d'âcre irascibilité, dans un de ces états d'âme où, gorgé, saturé de rancoeur, on nourrit l'envie de casser quelque bibelot précieux, de détériorer une oeuvre dont la symétrie, l'immuable sérénité insulte à la détresse générale; conjonctures critiques où l'on irait même jusqu'à chagriner et bourreler de toutes manières la personne la plus aimée.
Il trouva piquant de se joindre au bataillon de freluquets qui, stationnant sur le trottoir en face de l'hôtel, de manière à bien se mettre en évidence, rendaient hommage aux jeunes dames en leur décochant languissamment du bout de leurs doigts gantés un pepernote, pas plus d'un à la fois et pas trop dur. Parmi ces beaux messieurs se trouvaient les deux Saint-Fardier, von Frans, le fringant capitaine des gardes civiques à cheval, Diltmayr, le grand drapier et marchand de laines verviétois et un personnage basané, de mine exotique, exhibant une cravate rouge et des gants patte de canard, que Laurent voyait pour la première fois.
Agacé par le flegme et les airs blasés de Mme Béjard autant que par la piaffe et les petites manières des gandins, il résolut de ne pas la ménager, se promit même de lasser sa patience, de la harceler, de la forcer à se retirer de la scène. Fouillant dans les poches profondes de sa blouse, il se mit à diriger de pleines poignées de pepernotes vers la belle impassible. Ce fut une continuelle volée de mitraille. Les projectiles lancés de plus en plus fort visaient toujours Mme Béjard et de préférence au visage.
Après un furtif examen de ce pierrot débraillé, elle affecta longtemps de ne point lui prêter d'autre attention. Puis, devant l'impétuosité et l'acharnement de l'agression, elle abaissa à deux ou trois reprises un regard dédaigneux vers le quidam et se mit à caqueter de l'air le plus détaché du monde avec ses compagnes.
Cette attitude ne fit qu'exciter Laurent. Il ne garda plus la moindre mesure. Elle s'occuperait de lui ou viderait la place. À présent, il tapait comme un furieux.
Regardé de travers, dès le début, par la clique fashionable à laquelle il prêtait un renfort intempestif, ces messieurs de plus en plus indisposés contre ce carême-prenant avaient renoncé au jeu, récusant et désavouant un partenaire si loqueteux.
Autour d'eux, au contraire, on s'amusait beaucoup de cette balistique endiablée. Le populaire était prêt à prendre contre les galantins le parti de cet intrus, qui se réclamait de lui par ses allures et ses dehors. C'était un peu à leur bassesse, à leur abjection collective que la patricienne opposait ses dédains de plus en plus irritants.
Un moment on vit sourdre des gouttelettes de sang le long d'une écorchure produite à la joue de Gina par la chevrotine de Paridael. Elle détourna à peine la tête, esquissa une moue dégoûtée et loin d'honorer d'une riposte cet adversaire discourtois, elle dirigea, machinalement, une poignée de pepernotes d'un tout autre côté de la place.
— Assez! crièrent les gommeux, faisant mine de s'interposer.
Assez, le voyou!
Mais des compagnons de rude encolure se calèrent entre Paridael, et ceux qui le menaçaient, en s'exclamant: «Bien touché, le bougre! Hardi!… Laissez faire!… C'est carnaval!… Franc jeu! Franc jeu!»
Paridael n'entendit ni les uns, ni les autres. Enfiévré par cet exercice comme un sportman briguant l'un ou l'autre record, il n'avait de regards et d'attention que pour Régina. Il la cinglait, la criblait d'une réelle animosité. Son bras nerveux faisait l'office d'une fronde et manoeuvrait avec autant de violence que de précision.
Dans la chaleur du tir, chaque volée le rapprochait d'elle, l'élan de son bras l'emportait à la suite de la mitraille, il lui semblait que ses doigts s'allongeassent jusqu'à toucher aux joues de la jeune femme et c'étaient ses ongles qui lui déchiraient l'épiderme!
Gina, non moins entêtée, s'obstinait à lut servir de cible, ne bronchait pas, demeurait souriante, ne daignait même pas se protéger le visage de ses mains.
Elle n'avait pas reconnu Laurent, mais elle prenait plaisir à exaspérer, à pousser à bout ce truculent maroufle, bien résolue à ne pas démentir un instant sa force d'âme sous les regards hostiles de la populace.
Laurent en était arrivé à ce degré de rage férine où, commencé en badinage, un jeu de main dégénère en massacre. Faute d'autres munitions, il lui aurait lancé des cailloux, il l'aurait lapidée. Les bonbons semblaient durcir sous la pression de ses mains nerveuses, et tel était le silence anxieux de la foule qu'on les entendait battre les vitres, la muraille et même le visage de Gina.
À la fin, ce visage fut en sang. De force, Angèle et Cora firent rentrer Régina dans la pièce et rapprochèrent, derrière elle, les battants de la porte-fenêtre.
Alors d'une dernière poignée de pepernotes, Laurent étoila une des glaces derrière laquelle apparaissait la courageuse femme.
Puis haletant, harassé comme après une corvée, aussi insoucieux des grondements et des murmures de réprobation que sa brutalité soulevait chez les gens biens mis, que des applaudissements et des rires affriolés de la plèbe, il se perdit dans la foule, gagna en toute hâte une rue latérale, à l'écart de la tourmente et du grouillement: et là, pris de remords et de honte, son ancienne idolâtrie réagissant subitement contre son esclandre sacrilège, il eut une crise de larmes qui brouillèrent son maquillage et le firent ressembler au «petit sauvage» barbouillé par Gina, il y a vingt ans, dans le jardin de la fabrique.
Un rassemblement qui s'était insensiblement formé autour de ce pierrot larmoyant le rappela si catégoriquement à son rôle de masque éhonté et braillard, que les badauds purent s'imaginer qu'il avait pleuré pour rire.
Vers le soir, il alla relancer quelques pauvres diables figurants et figurantes d'un théâtre en déconfiture, qu'il entraîna dîner chez Casti, le restaurateur à la mode. Ce serait sa dernière bombance! Quoi qu'il entreprit pour s'étourdir et se monter le coup, il manqua d'entrain. Au lieu de le lénifier, le vin ne fit que l'endolorir. D'ailleurs, il était harassé de fatigue. Il s'assoupit au milieu du repas, tandis qu'autour de lui, les autres dévoraient et lampaient en silence.
Moitié rêves, moitié rêveries, certains paysages lui revenaient comme un douceâtre déboire. Le passé, la vie perdue soufflait par bouffées chargées de moisissure, de parfum ranci, de remeugle écoeurant, et, en cette brise rétrospective et intermittente, roulaient les scabreuses ritournelles ouïes tous ces soirs dans les cabarets interlopes. L'inutilité de ses jours défilait devant Laurent en une procession macabre, une traînée de gilles et de pierrots malades, nigaudant, zézayant, frileux et plaintifs, que des accès salaces électrisaient et qui se torsionnaient et se mêlaient dans des danses lascives comme le spasme même…
Comme il s'endormait pour de bon, indifférent aux caresses reconnaissantes et presque canines d'une fille, il sursauta au bruit d'une explication assez vive à l'entrée de l'escalier, suivi de pas dans l'escalier, puis dans le corridor, qui se rapprochèrent du cabinet où soupait Laurent, mais s'arrêtèrent devant le numéro voisin.
— Ouvrez! Au nom de la loi! commanda une voix grave, aux intonations brutalement professionnelles, celle d'un commissaire de police.
Laurent revenu complètement à lui, dégrisé en un clin d'oeil, enjoint à ses compagnons de faire silène, en même temps qu'il colle l'oreille a la cloison, séparant les deux pièces.
Des cris, un tohu-tohu, de la casse, une fenêtre qu'on ouvre, mais pas de réponse. Puis le fracas de la porte qu'on a fait sauter.
Insurgé d'instinct contre toute autorité, prêt à prendre le parti des noceurs, contre la police, Laurent s'est précipité au dehors, et, par-dessus les épaules du commissaire arrêté sur le seuil du salon, celles de Béjard, d'Athanase et de Gaston, il aperçoit à sa consternation, Angèle et Cora, blotties chacune dans un angle de la chambre et s'efforçant de dissimuler dans les plis d'un rideau de fenêtre, la simplicité païenne de leur toilette. Non loin d'elles, cherchant à prendre une contenance, un air digne et résolu, incompatible, pourtant, avec leur ajustement aussi sommaire que celui de leurs belles, se campent le svelte von Frans, le gros Ditmayr et aussi — bien reconnaissable quoiqu'il n'ait pas plus gardé que le reste, sa cravate rouge et ses gants patte de canard — le rastaquouère basané à qui Laurent apprit cet après-midi à lancer les pepernotes.
Les maris sont peut-être plus atterrés, plus éplafourdis encore que les galants; c'est du moins le cas pour les deux jeunes Saint- Fardier. Le commissaire lui-même manque d'assurance et s'embarrasse dans sa procédure.
Mais le côté baroque de cette scène moderniste ne frappe point Laurent; il n'envisage et ne suppute que les conséquences de cet éclat.
La présence de Béjard eût d'ailleurs suffi pour lui ôter toute envie de rire. Seul, le vilain apôtre semble à son aise. On croirait même que ce scandale le réjouit. Dans tous les cas, il est homme à l'avoir fomenté d'abord pour le faire éclater à point voulu. Qui sait de quelle noire scélératesse il compliquera ce déplorable esclandre?
Lui seul a pénétré dans la pièce. Il va de la table à la fenêtre, remue la vaisselle, le couvert, furette dans les coins, montre une effrayante présence d'esprit, dirige les perquisitions, signale au commissaire les «pièces à conviction» pousse l'impudence jusqu'à froisser et fouiller les vêtements éparpillés sur les meubles, et, sans se soucier de la présence des malheureuses adultères, trouve même la force de plaisanter:
— Il y avait six couverts!… Un des oiseaux, non, une des oiselles, s'est envolée par la fenêtre, en s'aidant d'un rideau, arraché, comme vous voyez… C'était plus fort qu'une partie carrée, une partie presque cubique… Quel dommage! J'aurais bien voulu voir la fugitive. Gageons que c'était la plus jolie!
Il mit dans ces dernières paroles une intention tellement perfide, il laissa percer dans cette réticence un si diabolique sous- entendu, qu'un jour sinistre traversa l'esprit de Laurent et que le jeune homme s'élança vers Béjard en le traitant de lâche.
L'autre se contenta de toiser ce masque mal embouché et poursuivit aussitôt ses investigations, mais la violente sortie de Paridael rappela enfin le commissaire à son rôle.
— Hé! vous, le pierrot?… Qu'on décampe, et presto! Vous n'avez rien à faire ici! dit-il en prenant Laurent par le bras et en le poussant dehors; puis se tournant vers Béjard et les deux maris: «Je crois les faits suffisamment établis, monsieur Béjard, et superflu de prolonger cette situation délicate. Nous pourrions donc nous retirer.»
Après avoir toussoté, il ajouta d'un ton contraint, comme si la pudeur l'eût empêché de s'adresser directement à des coupables si court vêtus: «Ces dames et ces messieurs auront la bonté de nous, rejoindre au commissariat pour les petites formalités qu'il nous reste à remplir!»
Laurent, contre son ordinaire, a jugé inutile de se rebiffer. Il retrouvera le commissaire! Béjard ne perd rien à attendre!
Pour le moment, un autre soin incombe à Laurent.
Coupable ou non, il faut que Gina soit avertie de ce qui vient de se passer et de la façon dont Béjard l'a désignée… Laurent se précipite dans la rue, comme un perdu, hèle un cocher, saute dans le fiacre:
— À l'hôtel Béjard!
Il arrache la sonnette, bouscule le concierge, s'introduit pour ainsi dire avec effraction dans une pièce éclairée.
Gina fait un grand cri en reconnaissant d'abord son pierrot de l'après-midi, et immédiatement après, sous cet accoutrement déshonoré, sous un reste de maquillage, son cousin Laurent Paridael.
Il la prend brutalement par la main: «Un oui ou un non, Gina, étiez-vous ce soir au restaurant Casti?»
— Moi! Mais de quel cabanon vous êtes-vous échappé?
Il lui raconte, tout d'une haleine, le scandale auquel il vient d'assister.
— Le misérable, s'écrie-t-elle en apprenant le rôle joué par Béjard dans cette scabreuse aventure. «Je ne suis pas sortie ce soir. Ma parole ne vous suffit pas? Tenez, les cachets de la poste sur cette lettre recommandée établissent que celle-ci m'a été remise' il y a une heure environ. Je finissais d'y répondre, lorsque vous avez fait irruption ici, et vous accorderez qu'il m'a bien fallu une heure pour remplir ces quatre pages d'une écriture aussi serrée que la mienne.»
Pour être édifié, Laurent n'avait pas besoin d'une preuve irrécusable; tout, dans Gina, proclamait l'innocence; son maintien reposé, sa toilette d'intérieur, sa coiffure disposée pour la nuit, le son de sa voix, l'expression honnête de ses yeux, jusqu'au parfum tiède et calme que dégageait sa personne.
— Pardonnez-moi, ma cousine, d'avoir douté un instant de vous…
Pardonnez-moi surtout ma conduite de tout à l'heure…
— J'avais déjà oublié cette bagatelle… Ah! Laurent, c'est plutôt moi qui devrais te demander pardon! N'étais-je pas cruelle à l'égard de tout le monde, mais surtout au tien, mon bon Laurent!… Sois-moi pitoyable. J'ai bien besoin, à présent, qu'on m'épargne. J'expie durement ma coquetterie…
«Depuis longtemps tu détestes Béjard, n'est-ce pas? Tu ne le haïras jamais assez. C'est notre ennemi à tous, c'est la bête malfaisante par excellence… Tu sais, le naufrage de la Gina. Eh bien, c'est horrible à dire, mais j'ai la conviction que le misérable prévoyait ce désastre, que celui-ci entrait même dans ses spéculations. Oui, il savait le navire incapable de tenir plus longtemps la mer…»
— Non! Oh, non! Ne dis pas cela. Béjard était un ange! il y a deux secondes! Béjard était bon comme Jésus!… Il savait cela, il voulait cette noyade! Dieu! Dieu! Dieu! Oh non!… hurlait Laurent en se prenant la tête à deux mains, en se bouchant les oreilles.
— Oui, je jurerais sur mon âme qu'il le savait. Il se méfie de moi. Il sent que je le devine, il me craint. Il a peur que je ne parle. Je sais aussi qu'il a voulu, avec le vieux Saint-Fardier, te faire enfermer comme fou. Sans mon père, on te colloquait. Fou! On le deviendrait au milieu d'un pareil monde. C'est miracle que j'aie conservé la raison. Je jurerais que le complot de ce soir a été tramé par lui, avec Vera-Pinto, le Chilien que tu as remarqué cet après-midi dans la rue et revu chez Casti.
Et Gina raconta à Paridael que, depuis son arrivée à Anvers, cet exotique la poursuivait de ses assiduités. Plusieurs fois elle l'avait éconduit, mais il revenait toujours à la charge, encouragé, aussi incroyable que cela parût, par Béjard même auprès de qui il avait remplacé Dupoissy. Il avait, certes, l'âme encore plus basse et plus noire que le Sedanais, et Gina n'augurait rien de bon de ce que les deux associés tripotaient ensemble sous prétexte de commerce.
Béjard entendait reconquérir sa liberté pour épouser une autre héritière. Depuis qu'il l'avait ruinée, Gina ne représentait plus qu'un obstacle à sa fortune. N'osant se débarrasser de sa seconde femme comme il avait du le faire, là-bas, de la première, il avait tenté, par persuasion, de faire consentir Gina au divorce. L'intérêt de son enfant, et aussi le souci de sa réputation, avaient empêché Gina de se rendre à ses instances, autrement elle eût été la première à souhaiter la rupture de cette abominable union. En présence de ce refus, Béjard avait eu recours à la menace, puis, comme sa femme ne cédait toujours pas à sa volonté, il l'avait battue, oui, battue, sans pitié. Toutefois un jour, qu'il levait de nouveau la main sur elle, Gina s'arma d'un couteau et menaça de le lui plonger dans le ventre. Aussi lâche que méchant, il se l'était tenu pour dit. Mais, pour briser la résistance de son épouse, il devait mettre en oeuvre des moyens autrement abominables. Il avait essayé de la pousser dans les bras du Chilien. Elle déconcerta ces embûches et le rasta en fut pour ses frais de galanterie. Enfin, en désespoir de cause, ne parvenant pas à induire sa femme en adultère, Béjard avait résolu de la faire condamner et flétrir comme si elle était coupable. De connivence, toujours, avec Vera-Pinto, il n'avait pas hésité, pour l'atteindre, à frapper les petites Saint-Fardier.
Voici, présumait Gina, quelle était la trame du complot:
— Après avoir averti Béjard de la partie galante liée pour la soirée, le Chilien s'y était rendu avec l'une ou l'autre de ses conquêtes.
«Il n'en manque pas, je l'avoue, même dans ce qu'on appelle la bonne société, disait Mme Béjard, car mes égales ne partagent pas toutes mon aversion pour cet équivoque métis. Inutile de les nommer. Plus heureuse qu'Angèle et Cora, la troisième dame mêlée à cette aventure aura pu, du moins, s'enfuir à temps. Cette personne ne se doute pas qu'elle doit précisément son salut à la haine que me vouent Béjard et son âme damnée. Il importait à ceux-ci de la faire disparaître avant l'arrivée de la police pour m'impliquer moi-même dans cette affaire. Ne m'avait-on pas vue l'après-midi en compagnie de mes malheureuses cousines? Et von Frans, Ditmayr et Vera-Pinto ne sont-ils pas demeurés tout le temps plantés sous noire balcon? La scène chez Casti représente l'épilogue d'une intrigue nouée à l'Hôtel Saint-Antoine, et, demain, dans Anvers, il ne se trouvera personne, sauf mon père et vous, qui ne soit persuadé de mes relations avec ce Chilien! Ah! Laurent! Dire que Bergmans lui-même croira les calomniateurs! Quand c'est dans son souvenir que je puisais la force de rester vertueuse!
C'est lui que j'aimais, c'est lui que je devais épouser! Je le décourageai par ma vanité, et lorsqu'il se retira, mon amour- propre l'emportant encore sur mon amour, je consentis au plus funeste des mariages. Pour piquer celui que j'aimais, je me suis rendue éternellement malheureuse!»
En vain Paridael avait-il tenté d'user sa passion, de la rendre de plus en plus absurde en multipliant à l'envi, de propos délibéré, les obstacles et les barrières qui le séparaient de sa cousine; en vain était-il descendu si bas que jamais plus elle ne pourrait le relever jusqu'à elle.
Il se croyait guéri, il n'avait fait que recuire son mal. On sait comment avait tourné, quelques heures auparavant, son animosité contre la jeune femme.
Les accidents, les liaisons, les promiscuités de sa vie vagabonde, son commerce avec les réfractaires et les irréguliers, gaillards peu vergogneux de leur nature, initiés à n'importe quelle turpitude, l'avaient aussi dépouillé de tout préjugé et rendu plus entreprenant et plus expéditif.
Pendant qu'elle lui dénonçait les brutalités de Béjard, Paridael se dédoublait étrangement; une partie de son moi compatissait du plus profond de l'âme à tant d'infortune et s'insurgeait contre si monstrueuse vilenie, et l'autre partie brûlait de sauter sur la femme éplorée, de la battre à son tour, de la traiter avec plus de barbarie que tout à l'heure sur le «cours», Jamais les extrêmes de sa nature ne s'étaient ainsi contredits. Ses sentiments s'entrechoquaient comme les fluides contraires pendant un orage.
La nudité des deux blondes adultères, surprises au restaurant Casti, frémissait encore devant son regard et lui incendiait le sang.
«Que ne déshabilles-tu prestement cette femme pantelante? Seras tu moins crâne que le petit violateur de Pouderlée?» lui suggérait le côté matériel de son individu. «Je trouverai assez de grandeur d'âme pour l'aimer mieux que Bergmans lui-même!» se promettait l'autre partie de sa nature. Et il ne caressait pas idée moins généreuse, moins extravagante, que celle de se sacrifier pour faire le bonheur de la chère femme en la débarrassant, et Anvers avec elle, de ce spoliateur exécré.
Ce fut sous l'influence de cette pensée à la Don Quichotte qu'il dit à Gina, après un long silence, en gardant ses mains dans les siennes:
— Tu aimes donc encore Bergmans?
L'accent de sa voix décelait tant de tristesse et d'affection que Gina le regarda. Mais elle fut tout étonnée de lui trouver ces yeux noyés et bizarres qu'elle lui avait vus déjà, un jour d'alerte, dans l'orangerie, et comme il lui serrait les mains de plus en plus fort:
— Laurent! fit-elle… Laurent! en essayant de le repousser et sans répondre à sa question.
Lui, cependant, continuait de sa voix infléchie et mourante:
— Ne crains rien de moi, Gina… Pense tout ce que tu voudras sur mon compte; accable-moi de mépris, maïs dis-toi bien qu'il n'est rien que je ne tente pour ton bonheur…
Telle était l'expression sincère de ses sentiments, mais pourquoi, tout en tenant à Gina ces propos respectueux, la pression trop rude de ses doigts et la flamme fauve de ses prunelles démentaient-elles ce discours?
— S'il venait à disparaître, ce Béjard, c'est Bergmans que tu épouserais…
Sa voix semblait venir de l'autre monde comme celle de ceux qui rêvent tout haut.
— Veux-tu que je le tue, dis, ton mari? Tu n'as qu'à parler pour cela!… Voyons, parle!… Parle, te dis-je!
Le regard d'assassin ne menaçait pas seulement celui qui en avait défini de cette façon l'intensité troublante et le feu concentré. Gina venait d'y lire autre chose qu'une furie meurtrière, une postulation plus directe, une menace imminente…
— Avant que j'assure à jamais ton bonheur et celui de Bergmans, sois bonne un seul instant pour moi, Gina… l'instant que dure le baiser d'une soeur… Après, je partirai pour accomplir ma mission… Et plus jamais tu ne me reverras… Vite, ce baiser… ce baiser d'adieu, ma Régina…
Sa voix s'altérait, se faisait rauque et menaçante, son imploration sonnait faux; il attirait de force la jeune femme contre sa poitrine en lui meurtrissant les poignets.
— Laurent! Finissez! Vous me faites mal…
Au lieu d'obéir, il lui patinait le charnu des bras; il portait même les mains à son corsage et, au frisson des soins, sous l'étoile mince du peignoir, il appuya goulûment ses lèvres contre les siennes. Presque renversée, sur le point de lui appartenir, elle parvint à se dégager et bondit de l'autre côté de la table:
— Tous mes compliments, maître fourbe. Et dire que j'accusais Vera-Pinto! C'est toi le suppôt de Béjard! J'y suis à présent. Après l'avoir payé pour me maltraiter cette après-midi, il comptait me surprendre avec toi, vilain pitre! Ta laideur et ta saleté eussent encore corsé l'énormité de ma faute.»
Flagellé par cette apostrophe virulente, aussi aveuglé que si elle lui avait flaqué du vitriol au visage, Laurent ne tenta pas même de se justifier. Les apparences l'accablaient; ce qu'il avait de mieux à faire était de détaler au plus vite. L'arrivée de Béjard eût converti la calomnieuse hypothèse en réalité.
Laurent s'enfuit, non sans trébucher plusieurs fois, prêt à tomber.
Gina, sa bien-aimée Gina! le croire capable, d'une pareille félonie! Jamais Laurent ne s'en relèverait. Il aurait le droit désormais de se rouler dans toutes les fanges, d'accumuler ignominies sur ignominies: ses pires forfaits paraîtraient des bonnes oeuvres à côté de celui dont elle l'avait incriminé, et les arrêts les plus draconiens, les expiations les plus infernales, que lui vaudraient une liste d'iniquités inimaginables, lui seraient douces et clémentes comparées à la rigueur et à la cruauté de cette accusation.
Gina même ne pourrait revenir sur son erreur et réparer son injustice. Celle-ci était indélébile. N'importe quelle réhabilitation ou quelle amnistie arriverait trop tard.
VII. LA CARTOUCHERIE
Ce jour de mai, les brouillards d'un hiver exceptionnellement tenace s'étaient dissipés pour ne laisser flotter dans l'air qu'une évaporation diaphane à travers laquelle l'azur offrait une intéressante pâleur de convalescence et qui s'irisait, à la radieuse lumière, comme un pulvérin de perles fines.
Après une longue maladie contractée le lendemain de son orageux Mardi gras, Laurent, aussi convalescent que la saison, faisait sa première sortie de l'hôpital où les praticiens l'avaient sauvé malgré lui et moins, sans doute, par intérêt pour sa personne que pour triompher d'un des cas de typhus les plus opiniâtres et les plus compliqués qui se fussent rencontrés dans l'établissement.
Remis sur pied, rendu à la vie du dehors, il semblait revenir d'un long et périlleux voyage, comme amnistié d'un exil qui aurait duré des années. Aussi jamais, même le jour de sa rentrée à Anvers, la métropole ne lui était apparue sous cet aspect de puissance, de splendeur et de sérénité. Au port, l'activité se ressentait de la température printanière. La famine récente causée par le blocus de l'Escaut n'avait pas persisté après la débâcle des glaces. Plus que jamais la rade et les docks regorgeaient de navires et une recrudescence formidable succédait à la longue accalmie du trafic.
Les ouvriers travaillaient sans souffrance, heureux de dépenser leurs forces, considérant aujourd'hui la corvée, si souvent pénible, comme une gymnastique rendant l'élasticité a leurs membres longtemps engourdis.
Même les émigrants, stationnant aux portes des consulats, semblaient à Paridael moins pitoyables, plus résignés que de coutume.
Passant devant le Coin des Paresseux, il constata que tous les habitués en étaient absents.
Leur roi, chômeur permanent, ne travaillant pas quand les paresseux les plus fieffés se laissaient embaucher, dérogeait exceptionnellement à sa fainéantise. Cette constatation humilia quelque peu Laurent Paridael. Il demeurait l'unique bourdon de la ruche en pleine activité. Il lui tardait de se régénérer par le travail.
À cette fin il aborda plusieurs brigades de débardeurs et demanda de l'emploi, n'importe lequel, à leur baes, mais celui-ci, après l'avoir dévisagé, peu soucieux de s'empêtrer d'une main-d'oeuvre aussi dérisoire que celle d'un particulier rongé par deux mois de fièvres, l'engageait à repasser le lendemain, alléguant que la journée était déjà trop avancée.
Charriant les fardiers, passaient, d'une allure majestueuse et lente, les grands chevaux des «Nations». À leurs larges colliers des clous dorés dessinaient le nom ou le monogramme de la corporation propriétaire. Les voituriers de ces chars n'emploient pour toutes rênes qu'une longue corde de chanvre passée dans un des anneaux du collier. Soit qu'ils trônent debout sur leurs chariots lèges à la façon des cochers antiques, ou qu'ils marchent, placides et apparemment distraits, à côté du véhicule charge, leur adresse, leur coup d'oeil et aussi l'intelligence de leurs chevaux sont tels, que les attelages se croisent, se frôlent, sans jamais s'accrocher.
Laurent ne se lassait pas de s'extasier devant ces rudes chevaux et ces magnifiques conducteurs, il s'immobilisait même sur leur passage et à tout instant il se fût fait écraser, si un impératif claquement de fouet ou une gutturale onomatopée ne l'eût averti de se garer.
Ivre de renouveau, il pataugeait avec volupté dans cette boue grasse, sueur noire et permanente d'un pavé continuellement foulé par le pesant roulage; il enjambait des rails et des excentriques de voies ferrées; des amarres le faisaient trébucher, des ballots jetés à la volée, de mains en mains, comme de simples muscades par des jongleurs herculéens, menaçaient de le renverser, et l'équipe dont il contrariait la manoeuvre rythmique et cadencée, le houspillait dans un patois énorme et croustilleux comme leurs personnages.
Rien n'altérait, aujourd'hui, la belle humeur de Laurent; il prenait plaisir à se sentir rudoyé par le monde de ses préférences, jouissait de l'extrême familiarité que lui témoignaient ces débardeurs aussi robustes que placides.
Il longea le grand bassin du Kattendyk. Son coeur battit plus fort à la vue des compagnons de l'Amérique, la «Nation» dont il avait fait partie, en train de décharger des grains. Les sacs agrippés à fond de cale par les crocs de la grue étaient guindés à hauteur des mats et de la cheminée, puis le formidable levier, décrivant un horizontal quart de cercle, entraînait sa portée jusqu'au- dessus du camion attendant sur le quai.
Debout sur le camion, nu-tête et bras nus, un grand gaillard, les reins sanglés comme un lutteur, une sorte de serpe à la main, accrochait au passage les sacs surplombant sa tête, les débarrassait de leurs élingues et, du même coup, rendait la liberté de son mouvement à la machine qui virait pour continuer ses fouilles.
À la file, d'autres compagnons, coiffés, ceux-ci, du capuchon, s'approchaient à point nommé pour transborder sur un second camion la charge que l'homme nu-tête soulevait d'un tour de main et assujettissait contre leur échine. Alentour, les balayeuses rassemblaient en tas le grain qui se répandait à chaque voyage de la machine par les fissures des sacs accrochés et mordus.
En s'approchant, Laurent reconnut dans le principal acteur de cette scène, dont lui seul, peut-être, parmi ses contemporains, ressentait jusqu'aux moelles la souveraine beauté et qui eût sollicité Michel-Ange et transporté de lyrisme Benvenuto Cellini, le débardeur secouru par lui dans le galetas et s'estima récompensé au delà de toute perspective terrestre ou divine par l'émotion dont l'emplissait la vue do cette noble créature restituée à la vie et à son décor. Un instant Laurent songea à héler le personnage, mais il n'en fit rien; le brave gars eût pu croire, tant son bienfaiteur avait l'air minable et vanné, que celui-ci faisait brutalement appel à sa reconnaissance. Paridael se hâta même de poursuivre son chemin, craignant d'être reconnu, se félicitant d'avoir eu ce scrupule, mais non sans envoyer du fond de l'âme à son obligé l'effluve le plus chaud de son fluide affectif.
Il dépassa les cales sèches, traversa force ponts et passerelles, atteignit les entrepôts de matières inflammables, les magasins de naphte immergés dans des bas-fonds marécageux, les tanks à pétrole, cuves immenses comme des gazomètres, tous objets d'apparence topique contribuant à la démarcation de ce paysage commercial.
Ici s'arrêtait, lors de ses dernières vagations, l'industrie accapareuse et vorace de la métropole.
Aussi ne fut-il pas peu surpris en constatant que, passé les réservoirs à pétrole, vers le hameau d'Austruweel — piteux coin de village cruellement séparé de son clocher par les nécessités stratégiques, et réuni de force à la région urbaine — s'élevait un agglomérat de constructions sommaires et hâtives comme un baraquement, d'un aspect si trouble, si rebutant, édifiées tellement à la diable, que Laurent n'était pas loin de leur attribuer, en effet, une origine diabolique. Aucun nom, aucune enseigne ne les revêtait, comme si le propriétaire eût été honteux de revendiquer sa propriété ou comme s'il e exercé une profession inavouable. Ces masures avaient dû pousser là comme les champignons germent en une nuit dans les endroits humides, propices aussi à l'éclosion de crapauds.
L'ensemble tenait à la fois du lazaret, du dispensaire, du chantier d'équarrissage, d'un entrepôt de contrebande, d'une brûlerie clandestine reléguée hors la zone des industries normales. Choqué désagréablement, Laurent Paridael s'arrêta malgré lui devant ces pourpris interlopes, consistant en cinq corps de bâtiments sans étages, faits d'épaves, de torchis, de gravats, de matériaux agglutinés comme une chose provisoire à laquelle on ne demanderait qu'une consistance éphémère.
Entouré d'un méchant palis, garde fous vermoulu, l'ensemble jetait une note discordante dans l'harmonie grandiose et loyale, dans l'impression de probe aloi produite aujourd'hui par le panorama d'Anvers. Ces bicoques sans destination apparente intriguaient Paridael plus qu'il ne l'aurait voulu.
Il fut distrait de sa critique par une dizaine d'apprentis, garçons et jeunes filles, qui, bâtant le pas et devisant joyeusement, allaient précisément s'engager dans ces chantiers équivoques.
Il les aborda avec l'angoisse d'un sauveteur qui saute à l'eau ou au mors de chevaux emballés, pour secourir le prochain en détresse, et leur demanda ce que représentait ces installations suspectes.
— Ça? mais c'est la Cartoucherie Béjard lui dirent-ils en le regardant comme s'il tombait de la lune.
À cette réponse il dut avoir l'air encore plus ahuri. Comment n'avait-il pas prévu cette corrélation? Établissement de mine si repoussante et de dehors si maléfique ne pouvait évidemment servir qu'à Béjard.
Laurent Paridael se rappela qu'on lui avait parlé de la dernière opération de l'ancien esclavagiste. Sans se réconcilier avec Bergmans, il avait applaudi à la campagne véhémente conduite par le tribun contre les menaçantes oeuvres du marchand de viande humaine, et s'il ne s'était pas mêlé plus activement à cette opposition, c'est qu'il croyait le Magistrat incapable de tolérer pareilles manipulations à l'intérieur de la ville. Et voilà que Paridael trouvait ses prévisions démenties et le salut public mis en péril malgré les philippiques, les adjurations et les cris d'alarme de Bergmans!
Béjard, le méchant alchimiste, était parvenu à établir son laboratoire où bon lui semblait.
C'était dans ces ateliers précaires, presque ouverts à tous les vents, plutôt aménagés pour séduire les chauve-souris que pour abriter des êtres humains, que se pratiquaient ces opérations redoutables!
C'était dans le proche voisinage des matières les plus combustibles qu'on tolérait la présence des plus foudroyants producteurs du feu! Non seulement on installait une soute aux poudres à côté des entrepôts de naphte et d'huile, mais on se livrait sur cette poudre à une trituration des plus propres à la faire éclater.
C'était des gamins, des bambines fatalement volages et étourdis, appartenant par essence à la classe la plus turbulente et la plus téméraire des prolétaires anversois, que l'on chargeait d'un travail pour lequel on n'aurait jamais requis manipulateurs trop sages et trop rassis!
Et pour que rien ne manquât à cette gageure, pour que le défi criât mieux vengeance au ciel, pour tenter plus sûrement Dieu ou plutôt l'Enfer, on outillait d'engins grossiers et rudimentaires ces menottes novices et maladroites.
Enfin, provocation suprême, on logeait une machine à vapeur et son foyer à proximité de la poudrière, on traitait littéralement la poudre par le feu!
Ne considérant que le peu de difficulté, comportée par la tâche même, simple travail de mazettes, «un véritable jeu d'enfant!» disait en ricanant l'âpre capitaliste, celui-ci avait tout bonnement rabattu deux cents de ces tout jeunes voyous et maraudeurs, pullulant dans le quartier dos Bateliers et de la Minque, graine de ribaudes, de colporteuses, de pilotins, de smugglers et de runners, truandaille à faibles prétentions qu'il salariait à raison de quelques liards par jour. Béjard s'occupait aussi peu de la sécurité de ces pauvrets que de celle des émigrants. Cette cartoucherie était le digne pendant du navire avarié. Laurent s'imagina même reconnaître dans ces planches moussues et goudronnées, des épaves de la Gina, et par plus de recul encore il songeait aux navires qu'avaient aidé à construire du temps de Béjard père, les apprentis suppliciés pour amuser Béjard fils.
L'aîné des gamins, auxquels Laurent venait de s'adresser, ne courait que sa seizième année et il apprit de lui que la plupart de ses compagnons n'atteignaient pas cet âge.
En les interrogeant, Paridael prenait à leur sort un intérêt encore inéprouvé, leur portait d'emblée une impérieuse et presque cuisante sollicitude, la plus intense, la plus jalouse qu'être humain eût éveillée en ses moelles, s'ingéniait à prolonger la conversation pour les retenir, là, auprès de lui, et retarder de minute en minute leur rentrée dans l'usine.
Il se creusait la tête afin de les détourner de leur travail, de licencier cet atelier délétère. Jamais il n'avait nourri pareille envie de disputer à une usine son peuple de servants; de débaucher, de libérer, d'affranchir les apprentis attelés aux métiers homicides. Toutes ses amours passées revivaient, se condensaient en cet attachement suprême.
— Dans ce bâtiment-là, devant votre nez, est l'atelier où les garçons vident les cartouches. Derrière la remise, la douane… Au milieu, cette espèce de fort entouré de terre battue vous représente la poudrière dans laquelle nous mettons en caisse la poudre provenant des cartouches démontées… De l'autre côté de la poudrière: l'atelier des filles… C'est là que s'applique ma bonne amie, la rousseaude, qui se cache derrière cette autre pisseuse… Comme autrefois à l'école, on sépare les culottes des jupons. Je ne dis pas qu'on ait tout à fait tort… d'autant plus que nous nous dédommageons à la sortie, n'est-ce pas, la Carotte? Enfin, ce hangar-là contient le four en maçonnerie où l'on fond séparément en lingots le cuivre et le plomb…
«Le même auvent protège la machine à vapeur servant à écraser les douilles vidées et brûlées. Moi, je travaille au four. C'est moi, Frans Vervvinkel, qui fais partir le fulminate des amorces après avoir vidé les douilles. Il faudrait me voir à l'oeuvre! C'est très amusant et pas plus difficile que de planter une taloche à celui-ci. Vlan! je fais ainsi. Et le tour est joué! Ne te fâche pas, Pitiet, c'était pour expliquer le truc à monsieur!»
À mesure que l'aîné lui donnait sans récriminer, même sur un ton de forfanterie, fortement imprégné du savoureux bagout local, ces détails et d'autres encore sur les lieux, le matériel et les travailleurs, les affinités de Laurent pour cette traînée de lurons et de luronnes se corsaient au paroxysme de la commisération.
Ils avaient la charnure bien modelée, la mine saine quoiqu'un peu déveloutée, le museau éveillé, les allures balancées et dégourdies, les vives prunelles, les lèvres mobiles, ce teint un peu hâlé, ces pommettes briquetées, cette complexion brune des riverains du port, ce type local tellement prisé par Laurent qu'il lui rendait sympathiques jusqu'aux runners et autres requins de terre.
En les dévisageant, comment se fit-il soudain la réflexion que les premières victimes de Béjard et de ses charpentiers de navires, que les petits crucifiés du chantier Fulton devaient avoir eu leur âge, leur galbe, leur gentillesse, leur crânerie? C'était bien là les congénères de ces fiers bonshommes qu'au dire des gazettes du temps on avait pu brimer et martyriser à l'envi sans les pousser à la délation, sans seulement en tirer une plainte.
— Et vous ne vous faites point mal? On ne vous fait point de mal là-dedans? Bien sûr? Cet homme, Béjard, ne prend-il point plaisir à voir couler votre sang? Oh, dites, n'ayez point peur!… N'est- ce pas que vous vous prêtez à ses amusements féroces, qu'il vous brûle et vous charcute, le bourreau!… Ne dites pas non! Je le connais… Prenez garde!
Ils se regardaient en pouffant, ne comprenant rien aux divagations de ce carême-prenant.
Le pressentiment d'occultes dangers qui les menaçaient, angoissait atrocement Paridael, attristait, pour employer la parole sublime du Sauveur, son âme jusqu'à la mort. Un attirail de supplices et de questions guettait cette chair adolescente. Il aurait voulu racheter ces pauvrets au prix de son propre sang, il ne savait à quels vivisecteurs.
Un moment il crut avoir trouvé le moyen de conjurer leur fortune.
Après avoir calculé mentalement ce qu'il possédait encore, il proposa de but en blanc à toute la flopée de la conduire à la campagne, au-delà d'Austruweel où il les aurait régalés de riz au safran, «de pain de corinthes» et de café sucré, tout comme Jésus traite ses élus au Paradis.
Mais, en même temps qu'il fouillait ses poches pour en retirer son dernier argent, il se tâtait, en quête de bandelettes, de charpie et d'onguent. Ses hardes s'en étaient-elles imprégnées à l'hôpital, mais, simultanément, une abominable odeur de phénol, de laudanum, de chair cautérisée, outragea ses narines.
Ficelé dans un de ces accoutrements picaresques à la composition desquels il apportait un véritable dandysme, les joues creusées, la mine ravagée par la maladie et rendue plus hagarde, plus décomposée encore par l'angoisse présente, des propos saugrenus et incohérents brochant sur la dégaine défavorable du personnage, Laurent Paridael était si peu le particulier de qui on eût pu attendre largesse, qu'en lui entendant proposer cette mirifique régalade à la campagne, les gamins se crurent positivement en présence d'un fou, d'un fumiste ou d'un ivrogne incapable de tenir ce qu'il leur offrait et se mirent à l'étourdir par un tas de propositions burlesques:
— Dis, Jan Slim, as-tu fini de couïonner ton monde? Apprends-nous plutôt l'adresse de ton tailleur. — Eh! l'oiseau rare, puisque tu es en veine de prêche, si tu nous récitais les dix commandements de Dieu! — Certes qu'on t'accompagnera, mon petit père, et tout de suite encore, mais pourrais-tu nous mener dîner à l'Hôtel Saint-Antoine ou chez. Casti? — Soit dit sans te blesser, mais tu nous fais l'effet d'un échappé de la rue des Béguines ou d'un pèlerin de Merxplas. — C'est-il avec l'argent volé que tu nous gaveras la panse?
Loin de se formaliser de ces brocards, Laurent regrettait profondément de ne plus disposer du moindre billet de cent francs pour les partager entre ces garnements et payer leur rançon à la fatalité. Lui-même était à bout de ressources, et à moins qu'il ne trouvât demain à louer ses bras affaiblis, il lui faudrait, en effet, se rendre en pèlerinage à Merxplas, à l'hospitalier dépôt des musards et des las d'aller, où il aurait retrouvé Karel le Forgeron et tant d'autres dignes anathèmes.
Averti d'une détresse de plus en plus imminente, Laurent insista pour entraîner les jeunes ouvriers loin de cet endroit; les supplia presque avec des larmes d'aller s'embaucher ailleurs comme goujats, terrassiers, trieuses de café, harengères, ou tout au moins de chômer aujourd'hui, un seul après-midi, de faire l'usine buissonnière durant le restant du jour.
Mais jugeant que cette mystification tournait à la scie, leur chef, un polisson aux grands yeux couleur de châtaigne mûre, à la moue gouailleuse, au menton carré et volontaire marqué d'une délicieuse fossette, un espiègle difficile à prendre sans vert, le même Frans Verwinkel qui se disait chargé de «faire partir le fulminate» tira respectueusement sa casquette à Paridael et, inclinant sa caboche noire et frisée, le harangua à ces termes:
— Ce n'est pus, mon vieux frère, que ta compagnie nous soit particulièrement désagréable ou que ta conversation manque de ragoût, mais si tu m'en crois, tu prendras les devants et iras nous attendre à Wilmarsdonck… Voilà au moins une heure que la cloche a sonné et, sans être tout à fait le croquemitaine que tu nous disais, le Béjard ne se gênerait pas pour nous coller des amendes ou nous foutre tous à la porte, certain qu'il est, le roublard, de piger toujours assez d'artistes de notre force pour faire marcher sa boutique.
«Et comme, dans ce cas, ce n'est pas encore toi, notre oncle, qui beurreras nos tartines et nous nicheras dans un poulailler, ou tendras le cul à notre place pour recevoir une fessée aussi paternelle que brûlante, nous te souhaitons le bonsoir, l'ami. Salut et bon vent arrière!»
Laurent tenta de lui barrer le passage, l'arrêta par le bras, lui retint les mains:
— Allons hop! l'ami! Bas les pattes! Au large, entends-tu?
Le fringant apprenti se dégagea et Laurent eut beau s'accrocher désespérément aux blouses et aux jupes, tous passèrent outre, à la suite de leur chef, non sans molester un tantinet le chanteur de noires complaintes. Et, avec des huées, dos sifflets, à grand renfort de gestes cyniques à son adresse, ils s'engouffrèrent dans la cartoucherie, plus effrontés, plus tapageurs qu'une volée de moineaux narguant l'épouvantail.
Paridael demeura en cet endroit longtemps après que la porte se fut refermée sur le dernier des retardataires. Leur rire sonore, leur voix vibrante claironnait encore à ses oreilles; il voyait reluire et pétiller les profonds yeux couleur de châtaigne mûre du plus grand, se remémorait le ragoût de son mouvement, lorsque d'un revers de main il avait relevé vers le ciel la visière de sa casquette à la façon d'une mésange querelleuse qui hérisserait sa huppe.
Le coeur de Paridael saignait de plus en plus douloureusement sous sa poitrine. Et cela, à propos de galopins qui lui étaient absolument étrangers!
«Il en gredine des centaines, voire des milliers, du même moule,
du même fion dans les quartiers populaires, depuis Merxem jusqu'à
Kiel!» lui aurait fait observer le judicieux et raisonnable
Marbol.
Eux-mêmes ne venaient-ils pas de reconnaître que Béjard n'eût pas été embarrassé de lever plus d'une réserve de conscrits de pareil acabit.
La ville prolifique les jetait sur le pavé, négligemment, les exposant aux aventures, les abandonnant à leur propre industrie, à leurs bons ou mauvais instincts, les vouant presque tous à l'ilotisme, mais les prodiguant pour la plus grande saveur de la rue et du rivage.
S'ils ne servent pas à la nourriture des poissons, un jour ils s'allongent sur la dalle des morgues ou contribuent à l'instruction des carabins. Possédaient-ils bien l'unique, le suprême cachet que leur prêtait Laurent? Incontestablement. Eût-il même été seul à les voir sous cette couleur chaude et en si ferme relief, c'est qu'ils étaient créés, qu'ils existaient ainsi.
Sur le point de relancer les apprentis dans leur atelier afin de suspendre les malignes pratiques auxquelles on se livrait sur eux et de les disputer à Béjart lui-même, la même odeur que tout à l'heure, mais plus véhémente encore, une touffeur d'abattoir mêlée à des relents d'infirmerie et à des bouffées de roussis fondit à sa rencontre. Comme si on lui eût fait respirer un violent anesthésique, il eut un éblouissement, un vertige; les objets tournoyèrent autour de lui.
La palissade enclavant la cartoucherie fut balayée, la maçonnerie s'effrita, les murs se lézardèrent et s'entrouvrirent comme des décors d'opéra, ou comme si se déclaraient de subites voies d'eau et, dans une verte lumière de bengale ayant la couleur d'une mer glauque et phosphorescente, d'insolites formes humaines tourbillonnèrent devant ses yeux, plus rapides, plus fugaces qu'un banc de poissons lumineux ou que les mille chandelles folletant sous la paupière d'un apoplectique. Quoique endiablées que fussent leurs virevousses, Laurent démêla dans ces apparitions des têtes sans corps, des torses sans membres, des pieds et des mains amputés, et un qui le consterna surtout, dans ce météore, fut l'expression conjuratrice, implorante ou terrifiée des yeux éclairant ces talus exangues, les mêmes beaux yeux d'adolescents si fripons il y a quelques secondes, et le rictus, la convulsion, la grimace d'atroce souffrance de ces bouches, les mêmes bouches tout à l'heure si mutines, si railleuses, et ces minois ouverts et hardis de bouts d'hommes émancipés ne reculant devant rien, tordus a présent, convulsés dans il ne savait quel spasme…
Assistait-il à un naufrage ou à un incendie? Il revoyait à la fois les enfants martyrisés du chantier Fulton et les émigrants qui avaient sombré avec la Gina. Et un de ces visages, celui du jeune Frans Verwinkel, ressemblait extraordinairement à celui de son cher petit Pierket, le frère cadet d'Henriette et l'image de la jeune fille, mais une version mutine et luronne de cette pensive image.
Cette fantasmagorie ne dura qu'une mortelle seconde, après laquelle la lumière verte s'éteignit, les parois se refermèrent, le palis se releva et la vilaine usine reprit son apparence revêche, mais normale.
«Ah ça! se dit Paridael, deviendrais-je fou?»
Et rougissant de cet accès morbide qu'il attribuait à une hyperesthésie causée par sa maladie, à l'action capiteuse de l'air après une longue claustration, il se décida enfin à tourner le dos à ces objets hallucinants et se dirigea vers le fleuve.
Deux ou trois fois, cependant, il ramena les regards vers le chantier, revint un instant sur ses pas comme s'il avait oublié quelque chose ou si quelqu'un de bien aimé le rappelait pour lui redire adieu.
Graduellement ce charme cessa d'opérer. L'apparence normale et rassurante du reste des objets sous la lumière et dans la tiédeur de ce premier beau jour le lénifia lui-même. Pas un nuage n'offusquait l'opale azurée du ciel. D'imperceptibles vaguilles ridant la rivière inondée de soleil faisaient songer à ce frisson d'aise, a cette petite mort courant au flanc d'une monture flattée par son cavalier.
Laurent ne distinguait plus les gréements et les cordages des vaisseaux lointains, de sorte que leurs voiles blanches, plus blanches que les draps de son lit numéroté à l'hôpital ou que la bâche des civières, semblaient flotter sans entrave dans l'espace et suggéraient les ailes d'anges envoyés à la rencontre des âmes attendues prochainement là-haut!
Parvenu sur la digue, au point même d'où il avait vu décroître le vaisseau emportant les Tilbak, amoureusement, jalousement, Paridael embrassa le panorama de sa ville natale. Ses regards parcoururent les contours et les arêtes des monuments, ils en firent une délinéation minutieuse et appuyée comme pour une épure, en même temps que son enthousiasme avivait les teintes, multipliait, chromatisait à l'infini les nuances de ces architectures familières. Il inhala avec une avidité d'asphyxié rappelé à la vie, l'air salin, les arômes du large, les émanations des épices odoriférantes et même les vireuses matières organiques chargées sur les flottes marchandes. L'odeur obsédante de l'hôpital se dissipa dans ce bouquet majeur.
Laurent apercevait les équipes diligentes, surprenait les manoeuvres d'ensemble sous les grands gestes des élévateurs et des grues, enregistrait les appels, les signaux et les commandements. Il confondait dans un immense transport d'affection l'horizon natal et tous ceux dont cet horizon bornait la vue. Une profonde et totale béatitude l'envahit, une sorte de nirvana, de voluptueuse stupeur. Tout en savourant, en dégustant la réalité ambiante et tangible, il ne se sentait déjà plus faire partie de la Cité. Celle-ci prenait les proportions et le caractère d'une sublime oeuvre d'art. Était-ce qu'il ne participait plus en rien à la création ou bien qu'il s'était fondu et dissous dans les essences et les principes mêmes qui la constituent?
C'était le premier jour qu'il l'appréciait, qu'il se l'assimilait ainsi par tous les pores. De quelle vie étrange vivait-il donc? Si telles délices constituaient le jour sans lendemain, il ne se fût jamais lassé de leur éternité!
Une saltarelle de carillon préluda au coup de trois heures.
Avant le premier tintement, Paridael éprouva cette sensation de froid d'un dormeur qui se réveille à la belle étoile; en même temps, il lui sembla qu'on le tirait fortement par la manche et que les dernières voix humaines qu'il eût entendues, celles des jeunes ouvriers de Béjard, le hélaient de très loin. Il se retourna vers les bâtiments de la cartoucherie. Il n'y avait âme qui vive entre ces bâtiments et le fleuve, et, ennuyé par ce rappel, Laurent allait reporter ses regards du côté de la rade.
En même temps que sonnait le premier coup de l'heure, il entendit partir de la cartoucherie une série de petites détonations de plus en plus précipitées, et comme il renonçait à les compter, une commotion lui laboura les jambes, le sol se tendit et se détendit comme un tremplin sous ses pieds et le fit bondir, d'un élan involontaire, à quelques mètres en avant.
Un tonnerre, comparable à celui de tous les canons des forts réunis en une seule batterie, lui brisait le tympan et faisait jaillir le sang de ses oreilles. Simultanément, une partie de la cartoucherie — hélas, les ateliers des enfants! — oscilla, se désagrégea comme un simple château de cartes et ramassé, englobé dans une trombe blanche, monta, fusa vers le ciel.
Cela monta d'un seul jet très vite, ah! trop vite, droite tige d'une végétation spontanée et au bout de cette tige, blanche et cotonneuse, qui n'en finissait pas, se forma l'immense masse bulbeuse d'une tulipe rose et noire s'épanouissant comme la fabuleuse agave au fracas de la foudre, mais floraison mort-née effeuillant ses pétales en un funèbre feu d'artifice.
Au deuxième coup de trois heures, durant le millième de seconde que vécut cette fleur pyrique, Laurent, scrutait ces pétales, démêla des bras, des jambes, des tronçons, et aussi d'entières silhouettes humaines, gesticulant horriblement, tels des pantins trop désarticulés. Il se rappela gestes et contorsions analogues dans des toiles de peintres hallucinés, évocateurs de sorciers se rendant au sabbat… Et ces parties de la tulipe rose et noire, sanguinolentes ou carbonisées, décrivaient dans toutes les directions de longues trajectoires, et sans cesse pleuvaient, pleuvaient, pleuvaient d'innombrables débris avec accompagnement d'intraduisibles clameurs et de la continuelle pétarade. Giries de brûlés vifs! Pyrotechnie néronienne!
Comme il semblait à Laurent avoir entendu déjà de ces voix, quelques masses s'abattaient autour de lui en même temps qu'une grêle de balles, et il eut la vision précipitée d'un tronc auquel adhérait un corsage, d'un pied d'enfant encore logé dans son petit sabot, d'une jambe musclée culottée de velours, et du même coup il se rappelait la cambrure de ce corsage, le pli de ce pantalon, le bruit guilleret de petits sabots courant à leur besogne et la belle impudence d'un visage émerillonné sous certaine visière bravache:
«C'est moi, Frans Verwinkel, qui fais partir le fulminate! Il faudrait me voir à l'oeuvre. Je n'ai qu'à frapper ainsi, et le tour est joué!»
Peut-être le pauvret n'avait-il eu qu'à frapper ainsi…
Non, c'était impossible! Laurent n'en pouvait croire ses sens. Le mirage reprenait de plus belle. Pour se convaincre de son état d'hallucination, il poussa un immense éclat de rire, mais il s'entendit rire et le cauchemar persista. Vers l'extrémité de l'enceinte urbaine, à l'endroit où s'élevait, il y a moins d'une seconde, un tènement du hameau d'Austruweel, il ne restait debout des vingt bicoques que l'estaminet In den Spanjaard, contemporain de la domination espagnole et arborant le millésime 1560. Par la trouée furieuse on découvrait la campagne, les talus verdissants des remparts, un rideau d'arbres en bourgeons et le placide clocher d'Austruweel, au-dessus duquel l'alouette chantait sa première chanson. La guérite d'une sentinelle gisait au bas du rempart.
Capricieuse comme la foudre, l'explosion avait ménagé de proches et précaires masures qu'un souffle aurait dû balayer et préservé même une partie de la cartoucherie, alors qu'elle avait renversé et pulvérisé des constructions situées à plusieurs kilomètres de là, réduit en bouillie des maçonneries à l'épreuve des torpilles, rompu comme un fétu de paille les madriers et les pilotis des débarcadères, converti le fer en limaille, ramassé et chiffonné ainsi qu'une étoffe de soie les toitures en tôle galvanisée des hangars.
Des ruines penchaient dans un état d'équilibre instable et se déchiquetaient en profils fabuleux, en architectures inouïes.
Tout cela s'était accompli au deuxième coup de trois heures.
Avant le troisième coup avait surgi, derrière la cartoucherie, sifflant, hurlant comme un essaim de guivres, un geyser enflammé dont les ondes déferlèrent — toujours avant que l'heure n'eût sonné — sur une surface de dix hectares: toute la réserve du pétrole, cinquante mille barils, flambaient comme une simple allumette.
Et tels étaient le progrès de la déflagration, telle fut la furie de cette marée incendiaire qu'elle paraissait devoir submerger la métropole et ne faire qu'une gorgée de son fleuve.
Par un trompe-l'oeil de la perspective, les énormes langues rouges démesurément allongées, dardées toutes dans la même direction, léchaient les contreforts de la cathédrale. Malgré le plein jour la flèche altière reflétait un coucher de soleil. Et les navires des bassins, alternativement masqués et découverts suivant que s'écartaient ou se rapprochaient les vagues flamboyantes, semblaient, jouets de ces flots dévorateurs, tanguer sur un océan en éruption.
L'apocalyptique splendeur du spectacle finissait par noyer dans une monstrueuse extase l'horreur et la pitié de Laurent. Mais le bitume et le soufre ne pleuraient pas de l'empyrée. Jamais si pur, si doux éther n'avait empli l'espace, jamais ciel si bleu si paressant n'avait leurré les mortels. Contrairement à la prophétie les astres ne s'écroulaient pas, le jour printanier continuait de sourire indifférent, même réjoui, et la fumée épaisse et noire, déroulant au loin ses volutes pressées, noire écume de cette tempête de flammes, ne parvenait à voiler ou à troubler l'impavide et sereine majesté du soleil.
Cependant, après l'inertie et la consternation du premier moment, un vent d'épouvante balayait la population vers la campagne méridionale et chassait de leurs foyers, sous une grêle de plâtras et de vitres cassées, les habitants des quartiers les plus éloignés de la cartoucherie. Des ouvriers échappés à la mort: calfats, débardeurs, trieuses, femmes portant des poupons sur les bras, jeunes filles presque nues, matelots, douaniers, éclusiers, hagards, horriblement essoufflés, les prunelles plus dilatées que par la belladone; la bouche fendue, élargie par un cri prolongé, les cheveux et les habits brûlés, parfois atteints jusqu'à la chair, torchères vivantes dont la course stimulait l'activité, se ruaient à l'assaut des berges et allaient même se jeter dans l'Escaut.
Un de ces fuyards courut sur Laurent qu'il faillit renverser. Laurent reconnut Béjard et, arraché brusquement à la fascination, la haine lui restituant toute sa lucidité, persuadé que cette extermination était l'ouvrage de son ennemi, Le couronnement de ses iniquités, il le harpa au passage.
En cet instant hypercritique, il récupéra ses forces perdues. Il allait tenir parole: venger Régina, venger Anvers, venger les émigrants délibérément jetés aux poissons, venger enfin les petiots de la cartoucherie.
Ah, c'était donc la les «vues» que le destin avait sur lui!
Béjard se débattit, hurla même «à l'incendiaire!» mais tout entiers à leur propre détresse, les fugitifs poursuivaient leur course sans se préoccuper de ce corps à corps.
Laurent matait Béjard, le serrait d'une poigne implacable tenant à la fois des crocs du bouledogue, des serres du gypaète, des tentacules de l'araignée, des ventouses de la pieuvre.
Ah! il s'était flatté, l'exacteur, le tortionnaire, le marchand d'âmes, de survivre à cette hécatombe d'enfants! il touchait au salut, le fléau semblait, l'amnistier, mais quelqu'un de plus vigilant et de plus acharné que les flammes se trouvait heureusement là pour suppléer à leur aveugle clémence et leur restituer la proie qu'elles laissaient échapper.
Aussi implacable que la mort même, justicier absolu, Laurent ramenait son patient du côté de la gehenne. Il était le seul, dans tout Anvers, qui se dirigeât de sang-froid vers ce foyer d'horreur. Il comptait bien y rester avec son condamné. L'idée du trépas n'avait rien pour lui répugner. Ne s'était-il pas senti partir délicieusement, il y a quelques minutes?
Béjard, devinant l'atroce dessein de son bourreau, ruait, mordait, jouait de tous ses membres, le désespoir décuplant aussi sa vigueur normale.
Parfois il opposait une telle résistance que Laurent ne parvenait plus à avancer et qu'ils se crochetaient sur place. Mais l'avantage restait toujours à Paridael et il poussait victorieusement sa capture en avant, à travers tout, par-dessus des amas visqueux, des matières flasques ou carbonisées dans lesquelles on aurait eu peine à reconnaître des restes humains.
Il foulait même des blessés, l'idée de la vengeance le rendait sourd à leur râle. Des cartouches partaient constamment sous ses pieds, des balles sifflaient à ses oreilles, il aurait pu se croire sur un champ de bataille, au coeur de la fusillade décisive.
La chaleur devenait intolérable. Le naphte enflammé l'asphyxiait. En cette extrémité, il n'adressait qu'une prière à Dieu: celle de ne mourir qu'après avoir tué Béjard.
Dieu l'exauça.
Au moment même où, à bout de forces, Paridael allait lâcher prise, ce qui restait des cartouches fit masse et détermina une explosion suprême. Les derniers vestiges de l'usine Béjard sautèrent. Une autre tulipe rose et noire s'épanouit dans les éclairs.
Deux ombres étroitement enlacées s'abattirent au milieu du lac de feu.
Pièce justificative
CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE
Séance du 23 mai 1889.
Interdiction d'accoster un navire ou de se trouver à bord d'un navire, sans ordre de l'autorité ou sans autorisation du capitaine.
Rapport fait, au nom de la section centrale, par M. De Decker
Messieurs,
La section centrale, en présence de la concision extrême de l'Exposé des motifs, a désiré s'éclairer. Elle a, dans ce but, posé au Gouvernement une série de questions.
Les réponses à ces questions, en ce qui concerne le métier ou les métiers des «runners», les excès qu'on leur reproche, ont paru être empreints de quelque exagération, sinon il ne serait point compréhensible qu'un Gouvernement comme le nôtre, vigilant et soucieux du bon ordre, ne se soit ému que si tardivement, n'ait songé à proposer des mesures de répression que trente ans après que les premières plaintes s'étaient produites.
Il faut donc faire. Messieurs, la part de l'exagération, comme il importe aussi de faire la part de la rudesse de moeurs habituelle chez les marins et chez tous ceux qui sont en contact avec eux.
Le mal, du reste, est général dans toutes les contrées maritimes: l'Exposé des motifs ainsi que les réponses du Gouvernement aux questions de la section l'affirment.
Dans d'autres pays, ce mal doit avoir été plus grand qu'en Belgique, puisque les gouvernements de ces pays ont cru devoir précéder le nôtre dans la voie de la répression.
Avant de faire rapport de l'examen fait en section centrale du projet de loi et de dire le système auquel la section centrale s'est arrêté, il y a lieu de faire connaître les questions posées et les réponses faites par le Gouvernement.
D. — Le Gouvernement pourrait-il dire en quoi consiste en réalité le trafic des «runners» dont parle l'Exposé des motifs?
R. — Les «runners» représentent une catégorie de trafiquants et de fournisseurs qui vivent de la clientèle des équipages, tels que racoleurs et enrôleurs de matelots, logeurs, bouchers, tailleurs, cordonniers, victuailleurs, etc.
Ceux qui font les métiers de logeur, d'embaucheur et d'enrôleur de matelots sont d'ordinaire des étrangers, des gens sans aveu ou mal famés. Il est de notoriété qu'ils exploitent les passions des marins avec une habileté et une effronterie sans pareilles.
En Angleterre, on les désigne sous le nom significatif de Land
Sharks (requins de terre).
Le marin, surtout celui qui revient d'un long voyage, est une proie facile pour ces individus. On lui distribue des liqueurs, on lui fait une avance sur ses gages, et une fois débarqué, il est entraîné, sous prétexte de logement, dans un bouge quelconque. Là on le pousse à dépenser sans compter.
Lorsqu'il est complètement dépouillé, le matelot s'en remet aux enrôleurs du soin de lui trouver un nouvel embarquement pour lequel ils perçoivent encore une commission onéreuse.
Il arrive parfois aussi que les logeurs font déserter les marins, les cachent chez eux en ville, ou même à la campagne et les conduisent clandestinement, la nuit, à bord des navires en rivière, s'ils ne les expédient pas sur un port voisin.
Les logeurs, racoleurs et enrôleurs sont la lèpre do la marine marchande.
D. — Les abus qu'on veut réformer existent-ils depuis longtemps ou se sont-ils produits récemment?
R. — De tout temps, les capitaines des navires de commerce, spécialement ceux arrivant d'un voyage au long cours ont eu à souffrir des «runners», mais jadis ceux-ci n'accostaient les navires qu'en rade ou dans les bassins.
C'est depuis 1867 que des plaintes sont venues au jour; à cette époque, les «runners» ont commencé à se rendre au-devant des navires dans l'Escaut. Actuellement leur audace ne connaît plus de bornes; ils vont à la rencontre des bâtiments, jusqu'à Flessingue. Ils montent à bord malgré les capitaines, insultent et menacent les officiers, qui veulent leur défendre l'accès du navire; ils enivrent les équipages dans te but d'obtenir la préférence pour le logement, la vente d'effets d'habillement, etc.
D. — Comment le Gouvernement a-t-il pu se convaincre de la réalité des faits qui ont donné lieu à des plaintes?
R. — Comme il est dit dans la réponse a la question précédente, c'est en 1867 que l'attention du Gouvernement a été attirée, pour la première fois, sur le trafic des «runners», par une plainte émanant d'une cinquantaine de petits commerçants d'Anvers.
Les pétitionnaires reconnaissaient qu'ils se trouvaient parfois au nombre de plus de cinquante à bord d'un navire, entravant les manoeuvres et faisant aux gens de larges distributions d'alcool dans l'espoir d'avoir leur clientèle. Ils demandaient instamment que, pour faire cesser cet abus, on défendit de monter à bord avant l'arrivée du navire à destination.
Des capitaines étrangers, au nombre d'une trentaine, ont appuyé cette pétition.
Les commerçants établis dans les environs des bassins protestèrent de leur côté, en 1868, contre les abus résultant de la tolérance laissée aux «runners» de monter à bord des navires en route. Ils déclaraient que les bâtiments du commerce étaient parfois encombrés, avant d'atteindre le port, de plus de cent personnes étrangères et que dans le nombre se glissaient même des femmes de moeurs douteuses. Cette pétition fut appuyée par le collège échevinal.
Mais c'est en 1886 et 1887 que les plaintes sont devenues particulièrement vives. Un grand nombre de capitaines, à leur arrivée à Anvers, ont saisi le consul général d'Angleterre de protestations très énergiques contre les agissements éhontés des «runners». Il suffira d'en extraire quelques faits, pour montrer le degré d'impudence où sont arrivés ces trafiquants.
En juin 1880, un navire, en route pour Anvers, est assailli dans l'Escaut par douze à quinze «runners» qui montent à bord malgré les menaces du capitaine et qui, à leur arrivée à Anvers, semblent s'être vantés d'avoir réalisé un bénéfice de 1.500 francs sur le navire. Le plus malmené fut un vieux marin de soixante ans dont l'avoir se montait à 800 francs et qui, après dix jours, avait tout dépensé.
Le 15 mars 1887, une barque est envahie par des «runners» malgré tous les efforts que fait le capitaine pour les écarter. À peine sur le pont, les «runners» se battent entre eux à coups de bâton, de barres de fer, de couteau. La lutte finie, ils se répandent parmi l'équipage avec les bouteilles de gin dont ils sont munis; en moins d'une demi-heure, tous les hommes du bord sont ivres morts; aucun d'eux n'est plus capable du moindre travail; le capitaine et les officiers sont contraints de se mettre eux-mêmes à la besogne, ils n'ont plus personne pour les aider.
D. — Les plaintes dont parle l'Exposé des motifs n'ont-elles pas donné lieu à une enquête?
Si oui, le Gouvernement ne pourrait-il communiquer à la section centrale le dossier de cette enquête?
R. — Les plaintes qu'ont provoquées les «runners» n'ont pas donné lieu à une enquête proprement dite.
Mais l'administration a tenu à s'assurer, à différentes reprises, de leur bien-fondé et elle a chargé le commissaire maritime du port et l'inspecteur du pilotage d'examiner la situation.
En 1880, le commissaire maritime s'exprimait en ces termes:
«Chaque fois qu'un navire arrive à Anvers d'un voyage au long cours, une quantité considérable de personnes se rendent à bord, telles que logeurs, tailleurs, enrôleurs, commis de courtiers, etc., etc., chacun pour recommander son article.
Il arrive souvent qu'une catégorie de ces personnes, telles que les logeurs, se munissent de liqueurs alcooliques pour régaler l'équipage et débaucher les matelots et mettent ainsi le capitaine et le pilote dans l'impossibilité de faire exécuter les manoeuvres nécessaires. Bien des fois mon concours a été réclamé par les capitaines à leur arrivée pour faire débarquer cette nuée d'oiseaux de proie, qui empêchent même la circulation sur le pont, tellement ils sont nombreux. Le fait s'est présenté ici en rade qu'un capitaine a dû faire feu pour éloigner de son bord ces importuns visiteurs.»
En 1886, l'inspecteur du pilotage formulait un rapport dans lequel on lit ce qui suit:
«L'acharnement que mettent les «runners» de toutes catégories à se faire la concurrence ne connaît plus de bornes et les pousse à commettre des abus, parmi lesquels celui qui consiste à enivrer les équipages est certes un des plus graves. En effet, il a pour conséquence d'amener les hommes du bord à l'inexécution des ordres donnés par les pilotes, ce qui peut être une première cause de collisions ou d'échouements.»
Enfin, dans une lettre récente, le commissaire maritime d'Anvers expose de nouveau les pratiques auxquelles ont recours les «runners».
«Ils sont, dit-il, ordinairement pourvus de boissons fortes avec lesquelles ils enivrent les marins dans le but d'obtenir la préférence pour le logement, la vente, etc., etc. Le cas se présente souvent que tout l'équipage est ivre à bord dans le moment difficile où le capitaine a besoin de ses hommes pour manoeuvrer, pour accoster le quai ou pour entrer au bassin, ou pour mouiller en rade.»
D. — Le capitaine n'est-il pas suffisamment maître à son bord pour empêcher les abus qui se produisent?
R. — Quand un navire est assailli par les «runners», il est fort difficile, sinon impossible au capitaine de conserver assez d'autorité pour interdire l'accès du bord; les «runners» sont toujours en nombre, ils s'accrochent avec leurs canots aux flancs du navire, et assurés qu'ils sont de l'impunité, ne reculent ni devant les injonctions, ni devant les menaces.
Il ne resterait au capitaine que d'avoir recours aux armes à feu pour faire respecter son autorité, moyen extrême — on le comprendra — qu'il hésite à employer. D'ailleurs les matelots, qui n'ignorent pas que ces gens viennent leur apporter des liqueurs fortes et leur offrir leurs services, n'exécutent que mollement les ordres, de sorte que le capitaine est impuissant.
Un fait survenu en 1868 montrera à quel point un capitaine est peu maître à bord de son navire, dès que celui-ci est envahi par les «runners». À cette époque, le navire Arcilla fit son entrée dans les bassins d'Anvers. À peine s'y trouvait-il, qu'il fut assailli, et cela en pleine ville, par quantité de «runners». Le capitaine voulut les obliger à déguerpir, ils s'y refusèrent et l'un d'eux frappa même cet officier. Exaspéré, celui-ci prit son revolver et fit feu sur la foule; un cordonnier fut blessé.
[1] Empoisonnements. Un vénéfice était un empoisonnement par sorcellerie, historiquement. [2] Travail qu'un capitaine ou un armateur peut exiger des matelots d'un autre navire quand ils sont inoccupés, à titre de corvée et sans rétribution, pour charger ou décharger des marchandises. [3] Tablier d'enfant, d'écolier, à manches longues et boutonné par derrière. Orthographe commune : sarrau. [4] Apathique, fainéant. [5] Voir l'Autre Vue [6] Il convient de faire remarquer ici que ce livre fut écrit avant l'introduction en Belgique du service militaire obligatoire et personnel. La même observation s'applique à d'importants passages de la troisième partie de cet ouvrage, notamment au chapitre intitulé Contumance. G.E. [7] La Bourse d'Anvers brûla dans la nuit du 2 août 1858. [8] Voir les Nouvelles Kermesses : la fête des saints Pierre et Paul. [9] Voir, dans Kees Doorik, la troisième partie. [10] Voir les Fusillés de Malines. [11] Vennes, meers, étangs et mares de la Campine ; scaddes, feux de bruyère et de branches de sapins. [12] Voir la Faneuse d'Amour. [13] Voir la Faneuse d'Amour. [14] Voir « le Tribunal au Chauffoir » dans le Cycle Patibulaire. [15] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Chez les Las d'Aller ». [16] Voir l'Autre Vue. [17] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Chez les Las d'Aller ». [18] Le Kattendijk-Dok mesurait neuf hectares, le grand vieux Bassin sept, représentant ensemble une superficie d'eau de cent soixante mille mètres. Inaugurés en 1869, deux ans après, ces bassins étaient insuffisants, car pendant les mois de février et de mars 1871, près de trois cent cinquante navires furent forcés de rester échelonnées sur une ligne immense dans la rivière. [19] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Bon pour le service » [20] Voir la Faneuse d'amour. [21] Voir dans le Cycle patibulaire « le Quadrille du Lancier » [22] Voir dans les Nouvelles Kermesses « Dimanches mauvais »