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La Poupée Sanglante

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The Project Gutenberg eBook of La Poupée Sanglante

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Title: La Poupée Sanglante

Author: Gaston Leroux

Release date: July 20, 2021 [eBook #65878]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA POUPÉE SANGLANTE ***

GASTON LEROUX

LA
POUPÉE SANGLANTE

ROMAN

D'AVENTURES ET DE MYSTÈRE

Éditions JULES TALLANDIER, PARIS
75, Rue Dareau (XIVe)

Copyright
by Gaston Leroux 1924
Tous droits de traduction, de reproduction et
d'adaptation réservés pour tous pays.

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre

I. Derrière les rideaux
II. Où Bénédict Masson n'est pas au bout de ses étonnements
III. N'aurait-elle qu'un métronome sous son corsage?
IV. La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en
colère

V. Tu viens t'asseoir et tu lances des œillades minaudières
VI. La marquise de Coulteray
VII. Le marquis
VIII. Où l'on reparle de Gabriel
IX. Dorga
X. L'autre chose
XI. «Priez pour elle!»
XII. L'homme aux bras rouges
XIII. Une mystérieuse blessure
XIV. Veillée
XV. La catastrophe
XVI. La maison de campagne de Bénédict Masson
XVII. La septième
XVIII. Des nouvelles de la marquise
XIX. La preuve
XX. Ce qu'il advint de la septième
XXI. «Je suis innocent!»
XXII. Dernières nouvelles de la marquise
XXIII. Le château de Coulteray
XXIV. Drouine, gardien des morts
XXV. Minuit
XXVI. L'échafaud


LA POUPÉE SANGLANTE


I

DERRIÈRE LES RIDEAUX

Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l'Ile-Saint-Louis. Bénédict Masson était relieur d'art, ce qui ne l'empêchait pas de vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la capitale, qui semble défendue par sa ceinture d'eau de cette éternelle bacchanale que l'on est convenu d'appeler la vie parisienne.

Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui s'appelait—il n'y a pas bien longtemps encore—la rue du Saint-Sacrement-en-l'Isle, à l'ombre de vieux hôtels qui furent, il y a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont ouverts ou plutôt entr'ouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques débits, un modeste magasin d'horlogerie, dans la prétention exorbitante d'y entretenir un semblant de vie... Eh bien! c'est de cette petite rue, habitée par notre relieur, c'est de ce quartier qui semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu'est sortie l'une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à tout prendre, la plus sublime! Sublime, l'aventure de Bénédict Masson l'a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans l'histoire de l'Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut aussi épouvantable... et Paris, qui n'en a surtout connu que l'épouvante, en tressaille encore.

Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine. Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous pouvons envisager cette vérité que dans l'Ile-Saint-Louis, plus que partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de tout temps, élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs pénates. À l'angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d'une niche, une Vierge mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre Bénédict Masson, qui n'était pas seulement relieur d'art, mais poète,—un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces temps-ci qui sont troubles,—prétendait habiter la chambre même où avait vécu quelque temps—et souffert—l'auteur des Fleurs du mal!

Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.

Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres événements d'une existence qui, apparemment, semblait s'être déroulée, jusqu'au jour où nous sommes arrivés—Bénédict Masson pouvait avoir dans les trente-cinq ans—dans la plus terne monotonie. Je souligne le mot apparemment parce qu'il s'est trouvé des gens pour prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce qui pouvait faire croire à l'innocence d'un monstre qui vivait dans la crainte perpétuelle que l'on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des raisons, mais avaient-ils raison? C'est ce que nous verrons un jour.

Pour moi, j'ai toujours été frappé de l'accent de sincérité qui se trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans leurs passages les plus désordonnés.

À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été chaude; le printemps, cette année-là, était l'un des plus précoces qu'on eût vus depuis longtemps à Paris.

Il est neuf heures du soir; dans ce coin de rue déserte, noyée d'ombre, le dernier bruit qui s'est fait entendre a été le timbre de la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu'elle fermait elle-même après avoir mis le volet...

De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de l'horloger...

La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle du vieux Norbert que l'on ne voyait guère sortir que le dimanche pour aller à l'office à Saint-Louis-en-l'Ile, avec sa fille et son neveu.

Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des travaux qui, au surplus, dans la partie, l'avaient déjà rendu célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire sa fortune, mais qui n'avait réussi qu'à le dégoûter à jamais des hommes d'affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour l'art, à la poursuite d'une chimère où d'autres, avant lui, avaient laissé leur raison.

Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce, s'entretenaient de lui avec une condescendance attristée; les plus renseignés parlaient d'une sorte «d'échappement» contraire à toutes les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C'était tout dire!

En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage d'horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes jusqu'alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres, des roues carrées. Cependant les habitants de l'île affirmaient que ce «mouvement» durait depuis des années et qu'il ne le remontait jamais. Mlle Barescat, la mercière, en eût mis «sa main au feu». Bref, entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure d'un personnage un peu diabolique.

Ce soir-là, Bénédict Masson n'avait d'yeux, derrière ses rideaux, que pour la boutique de l'horloger, et nous pouvons dire tout de suite que ce n'était point la vue du vieux Norbert qui l'empêchait de travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l'atelier.

Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.

La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie; la voilà telle que Dieu l'a faite pour mon cœur d'homme avide de beauté et de mystère. Non, non, en vérité, il n'y a rien de plus beau au monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au monde. Qu'y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond et de plus insondable? Les flots en furie m'intéressent, mais une mer calme m'épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m'effrayent et m'attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c'est l'abîme.

Mais les imbéciles ne comprennent pas cela... Qui comprendrait Christine? Pas son vieil abruti d'horloger de père, assurément, toujours penché sur ses roues carrées et qui n'a peut-être pas vu sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de Jacques, le phénomène de l'École de médecine, oui: un sujet exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à la Faculté, oh! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de l'amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la voit pas! Il y en a des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu'elle est belle, mais je suis le seul à la voir, moi, Bénédict Masson!

Cette fille-là n'a rien à faire avec les poulettes d'aujourd'hui: la taille et l'air d'une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure aux reflets de vieux cuivre; quand elle suspend à la patère le chapeau dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure et tout le mouvement du bras de l'amazone du Capitole, ce qui n'est pas peu dire à mon goût, car je n'ai jamais vu, dans tous mes voyages, d'aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes, la pensée ne peut s'y attacher sans être en flamme, pour peu qu'on l'ait vue marcher, se déplacer: c'est à baiser la trace de ses pas.

Quant au visage, il est d'un ovale parfait, mais le nez a heureusement une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette régularité; le dessin de la bouche est d'une pureté angélique, la lèvre n'est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de modelage pour vivre, ne devrait avoir d'autre modèle qu'elle-même.

Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'il y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert sombre pailletés d'or... il y a, au fond de ces yeux-là, il y a—je vais vous le dire—l'étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera jamais: de vivre—elle qui était faite pour l'Olympe—au fond de cette misérable boutique de l'Ile-Saint-Louis, entre cet horloger et ce carabin! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah! misère! comment ne se suicide-t-elle pas?... C'est qu'elle est en même temps la Beauté et la Vertu! Magnifique comme une statue païenne, sage comme une image de missel! Ah! il n'y a rien à dire! C'est la madone de l'Ile-Saint-Louis!... Eh bien! écoutez! voilà ce qui m'est arrivé, ce soir...

Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n'habitent pas sur la rue. Il n'y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l'avais jamais vu. À l'exception d'une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j'ai trouvé le moyen d'apercevoir le pavillon... Oui, cette nuit même, après que les lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans le grenier de la maison que j'habite et, par une lucarne, j'ai vu!

Le pavillon a deux étages... le deuxième étage est transformé en une sorte d'atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois extérieur. L'horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche dans l'atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine resta plus d'une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de l'atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un amoureux! Soudain, elle quitta le balcon et, d'un pas furtif, descendit quelques marches de l'escalier. Puis elle s'arrêta et prêta l'oreille du côté de l'appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta, toujours avec de grandes précautions; elle pénétra dans l'atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l'armoire. Et je vis sortir de cette armoire un homme, qu'elle embrassa. Et puis je ne vis plus rien, car elle s'était empressée de fermer la porte-fenêtre et de tirer les rideaux.




II

OÙ BÉNÉDICT MASSON N'EST PAS AU BOUT
DE SES ÉTONNEMENTS

La nuit que je passai, il est facile de l'imaginer! Moi qui avais tout vu dans le regard de Christine, je n'avais pas prévu cela: un monsieur caché dans une armoire! Décidément je ne serai jamais qu'un poète, c'est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde: «—Tu étais tout pour moi, mon amour; pour toi mon âme languissait—tout pour moi: une île verte dans la mer,—une fontaine et un autel tout enguirlandé de fruits et de fleurs féeriques!—Mais je n'avais pas prévu cela: le monsieur dans l'armoire!—Désormais la coupe d'or est brisée! que le glas sonne! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir!... Une de plus!... Ah! les filles de Satan!...»

Eh bien! je vais vous dire: cette nuit d'insomnie ne fut pas remplie seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais aussi par une espèce d'allégresse diabolique, et vous allez comprendre tout de suite ce sentiment complexe. J'adorais Christine non seulement comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je l'aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes... et là était mon supplice, car cette femme, je savais qu'elle ne serait jamais à moi, qu'elle ne m'aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être jamais en approcher; mais l'atrocité de cette absolue certitude était encore doublée par l'idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le carabin d'en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie, se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les justes noces!

Or, le monsieur de l'armoire, que j'aurais tué comme un chien, l'occasion s'en présentant, tout de même, je lui en voulais moins qu'à l'autre, car il me vengeait et comment!...

Et voici qu'il est temps que je vous dise pourquoi je n'avais aucun espoir du côté de Christine; cela tient en trois mots:

... Je suis laid!

Le cousin non plus n'est pas beau: il est quelconque, ce qui, à mes yeux, est pire... son Jacques—je l'ai bien observé quand il passe sous mes fenêtres—a la taille plutôt épaisse; c'est un petit homme court, dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d'une courte barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des tout petits enfants; quand il se découvre, il montre un crâne déjà dénudé par l'étude. Voilà le héros! Ça n'est pas grand'chose; mais enfin, ça n'est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre!... je suis d'une laideur terrible. Pourquoi terrible? Parce que toutes les femmes me fuient!

Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela? Jamais mes bras ne se sont refermés sur une femme! Elles n'ont pas pu! L'idée que je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante! C'est comme je vous le dis... je n'exagère rien!... Ah! misère! misère! comme dit l'autre: «Une vie de feu bout dans mes veines!... Chaque femme serait pour moi le don d'un monde!... j'entends à la fois mille rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les éléphants de l'Hindoustan et prendre pour cure-dents la flèche de la cathédrale de Strasbourg! La vie est le bien suprême!» Et moi je ne puis pas vivre!...

Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau? Pourquoi cette asymétrie entre les deux côtés de mon visage? (mon visage!), cette proéminence effrayante des sourcils, cette avancée subite de la mâchoire inférieure? Pourquoi ce chaos? L'Homme qui rit était bien heureux. Au moins, il riait! il riait pour les autres!... Mais moi, qu'est-ce que je suis pour les autres? Ni celui qui rit, ni celui qui pleure! Ma face est un mystère épouvantable!

Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m'entraînera peut-être plus loin que je ne le désirerais?...

Ma foi! dans l'état d'esprit où je suis, qu'ai-je à craindre? qu'ai-je à redouter? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure peut m'arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit!... Je n'avais plus qu'une raison de vivre: voir Christine!... Depuis que je l'ai vue embrasser un monsieur qu'elle cache dans une armoire, comme disent les matelots: «À Dieu vat!»...

Eh bien! il n'y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid que cela! Il y a encore deux ans, je m'imaginais que ma figure n'était point, nécessairement, pour tout le monde un objet d'horreur! Je savais bien, hélas! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j'avais encore des illusions... Réfugié dans ma tour d'ivoire, devant ma glace, je me prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil, de trois quarts, je me faisais des mines, j'essayais différentes façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il n'eût pas été déshonorant de se rapprocher... J'en étais arrivé à me dire, par exemple, que je n'étais pas beaucoup plus laid que Verlaine... qui a été aimé, qui a su ce que c'est que l'amour, tout l'amour, si on l'en croit...

«Ah! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos bouches!... qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir!» etc...

Ah! la bouche de Verlaine! Paix à ses cendres, c'est mon plus grand poète!...

Tout de même, je me disais: S'il a été aimé, ça n'est certes pas pour sa beauté! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire uniquement par le rêve, par le rêve d'un poète, par ce que contient de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une nature ironique et marâtre. Le tout est d'avoir l'occasion de se faire comprendre! Cette occasion, voilà comme je la fis naître...

À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j'avais eu un joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix. Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des élèves femmes. Je n'eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain, une jeune fille se présentait: Mlle Henriette Havard, charmante, paraissant fort intelligente, disant qu'elle avait perdu mes parents, qu'elle était à charge à une vieille tante et qu'elle voulait gagner sa vie. Elle me proposait d'être en même temps mon élève et mon employée. L'affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris une petite villa, à l'orée d'un bois, à quelques pas d'un étang, dans un endroit assez désert; mais j'aime la solitude; j'imaginai sans peine que je l'aimerais davantage avec cette jolie fille. C'est là, du reste, que je travaillais tous les étés. J'y donnai rendez-vous à Henriette pour le lendemain.

Ce soir-là, je m'étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain, je ne la revis plus!... Je l'attendis trois jours. Elle m'avait donné l'adresse de sa tante. J'allai chez cette tante et lui demandai des nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d'indifférence, du reste, qu'elle ne l'avait pas revue. Je n'insistai pas. Je ne voulais pas avoir l'air plus inquiet qu'elle-même.

Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, Mme Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie... Elle resta chez moi un jour... Cette fois, ce fut un monsieur dans les cinquante ans, qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des questions sur Mme Claire. Je lui répondis que je n'avais plus eu de ses nouvelles depuis son départ de chez moi. Il s'en alla, fort triste.

Eh bien, j'ai encore eu quatre élèves femmes... L'une est restée cinq jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est restée trois semaines. Avec celle-ci, j'ai pu croire que le miracle allait s'accomplir; eh bien, au dernier moment, elle s'est éclipsée, comme les autres!

Pour cette dernière, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une enquête... je n'ai pu savoir, nul n'a pu savoir ce qu'elle était devenue! Cette fois, je ne cacherai pas qu'une angoisse sourde, démesurée, commença de m'étreindre... Je n'osai pas faire remonter mon enquête plus haut, redoutant d'apprendre que les trois autres aussi avaient disparu! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, c'était suffisant!...

Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais qu'elles me fuient jusqu'au bout du monde, qu'elles me fuient jusqu'à disparaître, qu'elles me fuient jusqu'au suicide, cela dépasse tout! tout! Qu'imaginer? qu'imaginer en dehors de ces hypothèses?... Mettez-vous à ma place! C'est épouvantable!... Encore si, pour une raison ou pour une autre, pour six autres raisons, elles s'étaient toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais on ne les a retrouvées ni mortes, ni vivantes!

Mon Dieu! je parle comme si j'étais sûr du sort des trois autres!... Eh bien oui! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les lie toutes les six... le même mystère de mort!... Et personne ne se doute de cela, que moi!... Heureusement!... Tout cela est tellement formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser!... J'avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c'était de m'absorber dans la vision et dans l'amour de Christine!... Et maintenant!...

Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l'horloger... C'est aujourd'hui dimanche, elle va sortir tout à l'heure pour aller à la messe, entre son père et le carabin!... La voilà! la voilà avec son grand air d'archiduchesse, et son front de madone et son calme regard! Le carabin lui porte son livre de messe!... Ah! moi aussi j'irais bien à confesse, pour elle!... Mais aujourd'hui je ne les suivrai pas!... Je reste derrière mes rideaux... Assurément je vais voir sortir l'homme de cette nuit! Je veux savoir qui est son amant! Après on verra ce qu'on en fera!

Voilà une demi-heure que j'attends qu'il sorte... et toujours rien! Aujourd'hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois. Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne s'ouvre pas!... Qu'attend-il?... La rue est déserte, tout à fait déserte... Et il ne peut sortir que par cette porte... Cette partie de l'immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu'elle n'offre pas d'autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils vivent enfermés là dedans comme dans une prison, et le jardin intérieur, si tant est que l'on puisse donner ce nom à un quadrilatère planté de trois arbres, m'a produit l'effet d'un préau, entre ses deux hauts murs qui l'étreignent et le défendent du regard. Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l'horloger et sa famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, dont l'entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient toujours—événement unique dont tous les anciens hôtels de l'Ile-Saint-Louis ne sauraient offrir d'autre exemple—au dernier représentant d'une famille illustre, comme on sait, à bien des titres, au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez récemment, à la suite d'un voyage qu'il fit aux Indes anglaises, à la fille cadette du gouverneur de Delhi, miss Bessie Clavendish.

J'ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto, qu'éclairait une lampe électrique intérieure: la marquise est une toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée d'intérêt, à cause d'une certaine beauté diaphane propre à quelques Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette époque de sports.

À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien vivante; dans sa face rose où circule un sang généreux, brille un regard bleu d'acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est l'arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s'en sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où elle s'était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire. C'est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la vertueuse Christine reçoit son amant.

Celui-ci, dont je continue de surveiller l'apparition sur le seuil qu'il doit forcément franchir pour sortir de sa prison d'amour me fait bien attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l'heure se passe sans que j'aie vu s'entr'ouvrir la porte de l'horloger. Et l'horloger lui-même revient de la messe avec la fière Christine et l'intrépide fiancé.

Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire en attendant la nuit prochaine et les revanches qu'il s'en promet!

Cette idée, dois-je l'avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes esprits, d'autant que je pense à une chose, c'est que si je n'ai point vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l'ai point vu entrer non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de temps dure cette étrange idylle au fond d'une armoire!

Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le soulagement de mon âme et de la conscience universelle! Je ne sortirai pas d'aujourd'hui!...

Cinq heures.—Ce qui vient de m'arriver est bien la dernière des choses à laquelle je m'attendais! Elle est venue! Elle est venue ici! Mais n'anticipons pas, car tout vaut la peine d'être raconté et je sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements!

D'ordinaire, l'après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite promenade; aujourd'hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls; la fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques bonnes paroles qu'elle soulignait de son sourire de souveraine, puis elle a refermé la porte de la boutique et moi je n'ai fait qu'un bond jusqu'à mon observatoire, là-haut, sous les toits.

Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et gravir l'escalier extérieur qui conduit à l'atelier, au dernier étage du pavillon du fond; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte sur le balcon et j'apercevais l'armoire; elle l'ouvrit sans hésitation et l'homme en sortit.

Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l'oreille; sans doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute fâcheuse présence et qu'elle leur appartenait pour quelques heures, car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il s'appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde méditation.

Cette fois, je le voyais bien et en détail. Matin! elle sait les choisir, ses amants, la belle Christine! En voilà un tout à fait à sa taille et tel que je n'imagine point qu'une fille d'Ève puisse en désirer de plus beau au monde! Ah! quand j'ai vu cette royale figure, ce magnifique morceau d'humanité, je jure que j'ai maudit le Créateur qui m'a fait ce qu'il m'a fait et qui a réservé pour celui-ci cette face de victoire!

Cet homme est dans toute la force de l'âge; une harmonie parfaite dirige ses mouvements; rien ne semble l'émouvoir; à côté de lui Christine qui m'en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me paraît une petite folle; il est vrai que je ne la reconnais plus et qu'elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle l'appelle avec des gestes enfantins: Gabriel!

Ma foi! il est beau comme l'ange Gabriel ce jeune homme de trente ans! Ah! comme ils sont beaux tous les deux! quel couple!

Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car c'est bien encore là une chose pas ordinaire du tout! Il est enveloppé des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d'alors, de petites bottes à revers. Si bien qu'en le voyant sortir de cette armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l'Ile-Saint-Louis, on eût pu croire assister à quelqu'une des aventures du chevalier de Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l'évasion de la royale prisonnière; il n'est point jusqu'à l'accoutrement de Christine qui se prête à l'illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette qu'elle a croisé sur son sein demi-nu.

Quelle comédie se jouent-ils là? Comment cela a-t-il commencé? Comment cela finira-t-il? Où sommes-nous? Je n'y comprends plus rien!

Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son appel. Gabriel descend l'escalier devant Christine...

Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s'est assis sous le platane, devant une petite table garnie d'une nappe où se trouvent encore des fruits et des flacons. Je le vois mal, je la vois mieux, elle; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s'assied près de lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l'arbre me gêne. Ils ne bougent plus; ils restent ainsi tendrement l'un près de l'autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été des plus cruelles de ma vie.

Ah! une tête de femme sur mon épaule! Et la tête de Christine!

Si je pouvais lui manger le cœur, à l'autre!

Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main; ils ont gravi l'escalier et elle lui tenait toujours la main, et c'est elle qui l'a entraîné dans l'atelier et qui en a refermé la porte.

Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi! Et j'ai pleuré! oui! j'ai pleuré! Ces idiots de poètes disent qu'on pleure des larmes de sang. Je le saurais bien!

Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C'était elle. Elle! Elle! Elle qui ne m'avait jamais adressé la parole! Elle qui avait toujours passé à côté de moi comme si je n'existais pas!

J'ouvris en m'accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être hideux!

Elle eut cette pitié suprême de ne s'apercevoir de rien! Elle me dit avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m'enchante, m'écrase ou m'horripile: «Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste; je viens vous confier ce que j'ai de plus précieux dans ma bibliothèque, ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait! Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque ouvrage.»

Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui me restait, elle leva sa belle main pâle: «Non, pas aujourd'hui... Excusez-moi, je suis un peu pressée!» Et elle s'en fut avec son regard céleste et son front d'ange.

Je n'avais pas prononcé une parole. J'étais comme anéanti. Tout équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de l'équilibre! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans une histoire pareille.

Deux heures du matin.—Effroyable!... Cette comédie ne pouvait décemment durer. Je viens d'assister au plus rapide et au plus sombre des drames. Il était un peu plus de minuit; j'étais là-haut, souffrant tous les supplices, tandis qu'une lumière, au dernier étage du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j'ai vu paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l'escalier comme un chat, et puis d'un coup d'épaule, défonça la porte et il y eut la clameur de Christine: «Papa!»

Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, quelque chose comme un chenet de bronze qui s'abattit, tandis que Christine suppliait: «Ne le tue pas! Ne le tue pas!» Il y eut une forme bondissante—l'homme—qui vint crouler jusque sur le balcon en étendant les bras, tandis que l'arme terrible continuait à le fracasser.

Et il ne bougea plus! Christine, délirante, s'était jetée sur sa poitrine.

Et puis, il y eut un silence extraordinaire.

Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou.

À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se mêler à la scène. Alors, Christine se releva et dit: «Papa l'a tué!»

Le vieux prononça distinctement: «Il ne m'obéissait plus! et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!»

Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans l'atelier où ils s'enfermèrent tous et où ils sont encore au moment où j'écris ces lignes.




III

N'AURAIT-ELLE QU'UN MÉTRONOME
SOUS SON CORSAGE?

Gabriel est mort! Gabriel est mort! Le vieux en a fait de la charpie! Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste s'expliquera après, si c'est absolument nécessaire, mais pour moi, il n'y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n'est plus entre moi et Christine! En serai-je beaucoup plus avancé? Peu importe! Mon cœur est rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu!

Elle ne posera plus sa tête sur l'épaule de ce jeune homme, beau comme un demi-dieu, et je ne les verrai plus s'embrasser. Que vont-ils faire du cadavre? J'ai attendu toute la nuit, mais la porte de l'atelier ne s'est pas rouverte.

Alors, n'en pouvant plus de fatigue et d'émotion, je suis redescendu chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une allégresse immense. Au réveil, j'avais l'âme encore en fête: Gabriel est mort!

Oh! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée!

Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine! Comment osé-je écrire de tels mots de feu! Me réjouir d'un lâche assassinat! Ah bah! moi aussi j'opte pour le principe de Schelling: «Les esprits supérieurs sont au-dessus des lois!» Suis-je un esprit supérieur? Peut-être oui? Peut-être non? Mais à coup sûr, je suis un maudit supérieur!

Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres créatures... depuis que je suis au monde, Dieu m'a tenté! Attention! assez divagué!... assez se vautrer dans le sacrilège... Redescendons sur la terre... Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte de la boutique.

D'ordinaire, à cette heure,—huit heures,—le vieux est déjà derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois n'a qu'à pousser la porte. Mais, aujourd'hui, les volets sont encore en place. La mère Langlois—que je connais bien puisqu'elle me sert, comme femme de ménage, moi aussi—est toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C'est le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort toute de suite dans la rue, presque en courant! Il doit être en retard pour son cours. Je le regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît aussi insignifiant que tous les jours.

La porte de la boutique est restée entr'ouverte; je n'aperçois plus le vieux! Ah! entrer là dedans! Moi qui sais! moi qui pourrais voir!... car on s'arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle! mais, moi!... Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon stock de peaux et je traverse la rue et j'entre dans la maison du crime... Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main, elle m'interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin.

Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet événement extraordinaire: un audacieux a osé franchir les cinq mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez lui!

—Que voulez-vous, monsieur? finit-il par marmotter en fixant sur moi des yeux gris d'une hostilité aiguë.

—Monsieur, je suis le relieur.

—Mais je croyais que ma fille s'était entendue avec vous?

Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d'après lesquelles je crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu'elle m'avait faite une importance qui lui avait servi de prétexte à ne pas accompagner l'horloger et son neveu dans la promenade du dimanche.

À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous:

—Laisse monter monsieur, papa!...

Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l'escalier qui conduisait à l'atelier sur le balcon duquel Christine restait penchée.

Elle était aussi calme que je l'avais vue la veille chez moi et rien dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du terrible drame de la nuit.

Quelles étaient mes pensées alors? Aurais-je pu le dire? J'allais me trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais qu'elle, Christine, son père et son fiancé—et leur victime—et cela quelques heures après l'assassinat! et c'était Christine elle-même qui, du geste le plus naturel, m'en poussait la porte.

Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au plancher de l'atelier, à la table, au bahut, comme si je devais fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C'était enfantin! Du moment qu'elle me recevait là, c'est que le nécessaire avait été fait! Le nécessaire? Le plancher ne paraissait même pas balayé... Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour pénétrait à flots n'eût pu retenir le regard le plus averti—le mien—qui avait vu assassiner Gabriel!

Bien mieux: je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois, que le vieux et sa fille et le fiancé s'enfermaient là des heures et des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de mystère qui—je l'ai déjà fait entendre—commençait à troubler quelques pauvres cervelles dans le quartier; or, on pouvait, en vérité, se demander après un coup d'œil sur ce banal atelier si la mère Langlois n'avait pas rêvé!

Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études, des modelages d'après l'antique accrochés au mur, deux sellettes, supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une bibliothèque vitrée dans laquelle il n'y avait même pas de livres mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans auparavant Mlle Christine Norbert avait exposé aux Indépendants un Antinoüs d'étagère, d'une singulière beauté, mais qui avait fait surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l'artiste avait, un beau matin, sans explications, retiré son envoi.

Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une petite chambre qui était certainement la chambre de Christine.

Mes yeux, qui ne pouvaient s'arrêter sur rien, retournèrent au bahut.

Mais Christine me rappela tranquillement l'objet de ma visite en me priant de m'asseoir dans le fauteuil où, l'avant-dernière nuit, j'avais vu s'asseoir Gabriel.

Si elle était calme, je ne l'étais pas! Ma cervelle était en feu, mes mains tremblaient.

Elle s'assit en face de moi; je n'osais pas la regarder. On lui avait assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s'intéressait au grain et à la couleur de mes peaux!

Elle me dit qu'elle me fournirait quelques dessins d'après lesquels j'aurais à établir une mosaïque.

—C'est donc une reliure de grand luxe? demandai-je.

—Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont pas à moi et qu'ils ne sont pas pour moi. C'est un secret que je trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas! Ils appartiennent à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j'ai vu dernièrement et qui cherche un relieur d'art qui veuille bien se consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes son voisin! Je lui ai parlé de vous et il s'est servi de moi pour vous mettre à l'épreuve. Vous m'excuserez!

Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette histoire de livres m'intéressait peu, mais l'idée qu'elle avait pensé à moi! que j'existais pour elle! qu'elle avait fait un geste pour me rendre service! J'étais comme enivré. Tout à l'heure, j'avais abordé cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome battait sous son corsage, et maintenant j'aurais baisé le bas de sa robe comme à la déesse de la Pitié.

Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon abomination, de sourire à ma hideur! car elle me sourit! Ô ange!...

Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a assassiné son amant!

Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me livre rien de son secret, et puis s'arrête encore sur le bahut! Le bahut d'où il est sorti et où ils l'ont peut-être rejeté en attendant qu'ils lui fassent une autre tombe!... car il est peut-être encore là, le mort magnifique!...

Je suis sûr qu'il y est!...

Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble fatal. «Où allez-vous, monsieur?»... Cette fois il me semble que sa voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m'arrête a été un peu hâtif.

C'est à mon tour d'avoir pitié. Je me ressaisis... je dis n'importe quoi:

—C'est un vieux bahut normand!...

—Ce n'est pas un bahut, monsieur, c'est une vieille armoire de la Renaissance provençale, tout ce qu'il y a de plus authentique... le seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa grand'mère!... Il y a eu là dedans de bien beau linge et solide comme on n'en fait plus à présent!

Je m'incline pour prendre congé... Elle me tend la main. Je sens que si je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me sauve!... Après tout, il est mort! il est mort! Et c'est le principal!... Le vieux Norbert était dans son droit! le droit romain, le seul! droit de vie et de mort sous son toit!... Il est vrai que s'il a tué le monsieur à la cape, il n'a pas touché à un cheveu de sa fille... Il a bien fait! Une créature pareille, c'est sacré, quoi qu'elle fasse! Brave pater familias! Je lui serre la main dans sa boutique avant de courir m'enfermer dans la mienne. Tout cela est horrible!...




IV

LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER
EN COLÈRE

—Oui, môssieu Bénédique, oui, c'est comme je vous le dis, il se passe là des choses qu'est pas naturelles; quand je vous ai aperçu ce matin traversant leur salle à manger, j'ai voulu me jeter sur vous pour que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur! J'ai cru un jour qu'ils allaient me dévorer parce que je m'étais rendue dans le jardin sans leur permission! Pire que des sauvages, je vous dis! Pire que des sauvages!

»Ils ne veulent personne, personne autour d'eux! J'suis même étonnée qu'ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la demoiselle peut pas faire; elle ne peut pas laver la vaisselle, par exemple! ça la répugne, c'te poupée aux mains de grande madame qui n'a pas le sou! car ça n'a pas le sou! et c'est fier comme si ça n'avait pas tout vendu, pièce par pièce! J'ai vu filer l'argenterie, moi! des morceaux qui ne dataient pas d'hier, pour sûr! des souvenirs de famille, et des tableaux, et des meubles! Depuis trois ans, ça se vide là dedans, et comment, et pourquoi?

»On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel! Qu'est-ce que c'est que ça, «le mouvement perpétuel»? Je l'ai trouvé, moi, le mouvement perpétuel! C'est-y point que je ne remue pas tout le temps? Jamais une minute de repos pour le pauvre monde.

»Mais s'il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne devraient pas avoir de la raison pour lui? Ma parole! le médecin paraît aussi «maboule» dans son petit laboratoire du fond du jardin que le vieux et la demoiselle dans leur atelier! je le disais encore tout à l'heure à c'te bonne mam'zelle Barescat; quand il sort de là dedans au matin que j'arrive et qu'il court à son amphithéâtre, c'est lui qui a une figure de macchabée! À quoi donc qu'il a passé la nuit?

»Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l'air de se promener dans le paradis! Elle passe auprès de vous comme si on n'était pas plus qu'une puce!

»Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges.

»Voyez-vous, môssieu Bénédique, c'te maison-là me fait peur! J'ai eu bien souvent envie de ne plus y retourner... Sans Mlle Barescat, qu'est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais tiré ma révérence!...»

C'est dans l'arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu; c'est là que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable pour les autres!...

Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en caressant son chat... Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait à se séparer de son chat: la mort seule peut les désunir, mais l'absence ne les séparera jamais: ils reçoivent toutes les confidences de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus tranquilles au déménagement ou au suicide.

Tout de même, j'essaie de me rassurer; les propos chez la mercière ne dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de Mme Langlois.

—L'imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en particulier, une couleur que j'apprécie, car j'ai toujours aimé les contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très enfant; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux Norbert, de son neveu et de sa fille et de l'étrange existence qu'ils mènent; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c'est beaucoup à cause de vos histoires, que j'ai pénétré si brusquement dans le jardin défendu et que j'ai gravi avec tant de hâte l'escalier qui conduit à l'atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire, madame Langlois, que je n'ai rien trouvé chez les Norbert qui pût justifier l'angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens. L'atelier n'a rien que de très banal, j'en ai vu vingt comme celui-là dans ma vie.

—Eh ben alors! m'interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup d'œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu'ils ne veulent seulement point que j'aille y fiche un coup de balai?

—Les artistes ont de ces lubies! fis-je.

—Je vois que les artistes aiment la poussière!... C'est d'autant plus incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un sou neuf... Ah! c'est pas elle qui balaie, bien sûr!... Tenez, il n'y a qu'un homme que j'aie vu, avant vous, pénétrer dans l'atelier, en dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C'était, il y a de cela deux mois... j'en ai parlé à Mlle Barescat... oh! un drôle de type... il était habillé avec un manteau qui l'enfermait des pieds à la tête, et il avait des bottes...

—Eh bien! vous voyez qu'ils reçoivent des étrangers, dis-je en essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de ménage.

—Pour étranger, ça se pourrait bien qu'il soit étranger... Il en avait l'air... On ne s'habille plus comme ça chez nous... Il avait un chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du temps de la Révolution... Ma foi! on aurait dit un comédien... un beau garçon du reste, mais je n'ai pas eu le temps de le voir beaucoup... C'était un après-midi où j'étais venue par hasard et comme ils ne m'attendaient pas... Ils l'ont fait filer tout de suite... Il était assis dans le jardin... Mlle Christine l'a entraîné dare-dare dans l'atelier... le neveu les a suivis là-haut... Quant au vieux, il m'avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et j'aurai toujours dans l'oreille le ton sur lequel il m'a demandé: «Eh bien! que voulez-vous, mère Langlois?» Et là-dessus, quel coup d'œil!

»Je lui ai répondu: «Je vous demande bien pardon de vous avoir dérangé, m'sieur Norbert!... je ne savais pas que vous aviez de la visite!»

»Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que j'avais à lui dire et j'ai fichu le camp!... Vous vous en rappelez, mademoiselle Barescat?»

Si Mlle Barescat «s'en rappelait»! Le chat aussi avait l'air de «s'en rappeler». Ils ronronnaient tous deux en signe d'assentiment, l'une caressant l'autre.

—Nous avons même attendu qu'il ressorte! mais il n'est pas ressorti!... ajouta la mère Langlois... Et cet homme-là, je ne l'ai jamais revu!

—Je ne l'ai même jamais vu entrer! exprima la mercière en faisant glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur de poussière.

Alors je dis:

—Je sais de qui vous voulez parler!... c'est un ami de la famille... moi, je l'ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l'avoir vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir!...

Je mens! je mens!... je me fais leur complice!... je veux la sauver!... quoi qu'elle ait fait! quoi qu'ils aient fait!...

Je passe une fin de journée assez trouble... J'essaie de ramener ma pensée autour du drame dont j'ai été le témoin... de l'éclairer aux quelques lueurs des propos entendus chez la mercière...

Ainsi... il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de l'horloger!... Et je n'en savais rien!... Et il avait toute la famille autour de lui!... Christine ne le recevait donc pas en cachette?... Non!... Mais elle le gardait en cachette, dans l'armoire! Dame!... Évidemment!... dame!...

Les autres le croyaient parti!... Et il était dans l'armoire!

Tout cela est bien extraordinaire... car enfin! il n'était pas depuis deux mois dans ce meuble, quand on l'a assassiné!...

Comment a-t-il échappé à l'attention soutenue, à l'espionnage continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict Masson, toujours à l'affût derrière mes rideaux!...

Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé de considérer que les deux hommes n'ont pas été absolument surpris par l'événement...

Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière musique à laquelle je m'efforce en vain de donner un sens, attestent bien ceci, au moins, qu'il n'était pas absolument surpris de trouver sa fille en compagnie du mystérieux visiteur: «Il ne m'obéissait plus! et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!»

Quelles paroles bizarres dans un pareil moment! tandis que Christine, éperdue, suppliait le vieux: «Ne le tue pas! Ne le tue pas!»

Et le vieux l'avait tué tout de même!... Pourquoi?... Pourquoi?... Est-ce parce qu'il l'avait trouvé avec sa fille?... Est-ce parce qu'il ne lui obéissait plus! Peut-être à cause des deux choses!... Mais en quoi l'autre ne lui obéissait-il plus?... Qu'est-ce que le vieux exigeait de ce malheureux jeune homme que j'ai vu massacrer avec une furie si soudaine?...

Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi «il retournait» car si quelqu'un conserva son sang-froid dans cette affaire, ce fut bien lui!

Norbert, après avoir tué, avait l'air d'un fou! Christine poussait des soupirs à rendre l'âme! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le cadavre sans émoi apparent et l'avait poussé dans l'atelier sans dire un mot...

Et maintenant, qu'ont-ils fait du cadavre?... Ils ne l'ont pas encore enfoui dans le jardin... ce sera peut-être pour cette nuit!... je passerai la nuit à ma lucarne... j'ai le pressentiment que, cette nuit, je verrai quelque chose!... Les deux hommes ont l'air trop préoccupé! Je devine bien ce qui les gêne... «La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère!...» Lady Macbeth en a fait l'expérience avant mes voisins de l'Ile-Saint-Louis...»

Cette nuit-là... oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.

C'est par cette nuit-là que la «Vierge» s'est encore levée, m'est encore apparue avec son harmonieuse douleur.

C'est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à l'appeler la «Vierge»? Parce que mes yeux ont vu! ont vu quoi? Est-ce que je sais ce que mes yeux ont vu? Est-ce qu'ils le savent? Toute réflexion faite... on peut cacher un monsieur dans une armoire et rester pure! Il me plaît de penser cela!... Je trouve Boubouroche sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au parterre... Il me plaît que l'affreux drame—dont j'ignore tout—n'ait pas diminué ma Divinité!...

Écoutez! écoutez bien ceci! moi aussi, j'ai mon drame—dont j'ignore tout également—un drame qui m'étreint de ses tentacules invisibles, mais qui, peu à peu, finiront pas sucer toute ma pensée... un drame au bout duquel, si le hasard le veut, il y a peut-être l'échafaud!... Et cependant, moi aussi, je suis pur!

Seigneur Dieu, ne jugeons personne!... Ayons peur des formes que prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens «ceci est» ou «ceci n'est pas»... Méfions-nous! méfions-nous! l'Univers est autour de nous comme une immense embûche... d'autres avant moi ont prononcé le mot: Farce!

Je n'irai pas jusqu'à ce mot-là tant que je croirai en Christine.

La nuit est si lourde et si basse autour de l'île, que celle-ci semble plus isolée que jamais de la ville.

Elle est comme sous une cloche qui m'étouffe.

C'est à peine si je puis respirer...

Tout d'un coup, j'ai entendu la voix qui remplissait l'effrayant silence.

C'est la première fois que j'entends sa voix à cette distance, et, peut-être, après tout, me suis-je imaginé l'avoir entendue?... Non! c'est bien elle qui a prononcé ces mots... je n'aurais pas pu les inventer... je veux dire que je n'avais aucune raison pour les inventer... C'étaient des mots très simples. Elle disait: «Au revoir, Gabriel!»

Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait solennellement l'air si lourd, la nuit soufrée... Et devant elle, passa le cortège... C'étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient, roulé dans une couverture, le cadavre!

L'armoire était ouverte derrière eux... Ainsi, j'avais bien deviné... Le cadavre était encore là quand j'étais monté dans l'atelier!

Eh bien! cette Christine est surhumaine!... Non! Non!... Tu n'es pas une poupée sans cœur, ô céleste créature!...

Maintenant que j'ai entendu ta voix d'or dans cette affreuse nuit de silence, ta voix qui disait «au revoir» aux restes ensanglantés de l'un des plus beaux des fils des hommes, j'ai compris ton impassibilité de statue... Au revoir! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de cet inconnu où il y a promesse d'union des âmes, mais où peut être aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard! ô païenne Christine!...

Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de laquelle j'ai hâte de déposer mon abominable défroque.

Je voudrais être ce cadavre que tu pleures... et qu'ils descendent dans le jardin...

Toi, tu n'as pas voulu en voir davantage et tu t'es redressée dans la nuit jaune et tu as disparu tandis qu'ils s'enfonçaient dans le puits d'ombre...

Mais rien ne remue plus au fond de l'ombre... s'ils creusaient une fosse, je verrais leurs gestes noirs...

Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose d'obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant sur le jardin et ne s'ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique entr'aperçue par les interstices des cloisons mal jointes... et puis tout retombait à la nuit...

C'est là que le neveu travaille quand il n'est pas renfermé là-haut dans l'atelier avec Christine et le vieux Norbert... Sans doute doit-il se livrer à des expériences de radiographie... De nos jours, il n'y a plus de médecin ni de chirurgien sans électricité... Je sais aussi (bavardages de Mme Langlois) qu'à ce rez-de-chaussée, à droite, il y a un immense fourneau avec toutes sortes d'instruments, de cornues, de ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps jadis, au cinéma).

Et, cette nuit, à travers les persiennes, c'est de là que vient la lueur... et non pas un étincellement électrique... mais une lueur de flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui s'éteint tout d'un coup... pour reprendre soudain et s'éteindre encore... Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le jet de quelque liquide inflammable...

Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse... bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la direction à suivre et finalement s'étale sur l'île, rabat ses scories jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d'un voile de deuil sinistre en même temps que d'une atmosphère inquiétante... où persiste une horrifiante odeur!...

Ah! les imprudents!




V

TU VIENS T'ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES
MINAUDIÈRES

Mercredi.—Bon! Christine n'est pas morte de désespoir! Elle est dans mon atelier et bien vivante, je vous l'assure! C'est vraiment gentil à elle d'être venue me rassurer!... car c'est bien pour moi, cette fois, qu'elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je savais!

Elle est venue, mais où veut-elle en venir? où veut-elle en venir?

Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante: une nouvelle robe de printemps, qu'elle s'est confectionnée elle-même assurément, mais avec ses doigts d'artiste et qui ne prévoyaient pas le deuil!...

Ce qu'une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu de broderie au point de croix!...

Certes! ce n'est point à mon intention que cette robe a été faite, mais je ne saurais douter que c'est pour moi qu'on l'a mise!

Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien redoutable!... Quel est donc son dessein pour que Christine soit coquette avec le monstre?

Question à laquelle j'essaie de me raccrocher éperdument pour ne point perdre pied à ce nouveau tournant de l'inexplicable aventure! Et puis j'abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du gouffre, heureux affreusement de m'y enfoncer pour elle, sous son regard qui me sourit, qui a besoin de moi—car elle ne serait pas là avec toute sa coquetterie si elle n'avait pas besoin de moi—besoin de moi, dans son crime!...

Qu'elle fasse de moi ce qu'elle voudra!... Je suis prêt à prendre toutes les responsabilités!...

Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine.

Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette méprisante archiduchesse, il faut qu'il se soit produit quelque chose de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s'asseoir, en face de moi, devant mon comptoir!...

Ce crime, je le bénis!... et cette horrible odeur qui me faisait râler, cette nuit, sous mon toit... la maudite odeur de l'holocauste qui devait me poursuivre toute la vie... je ne la sens déjà plus... car son parfum à elle est venu!...

Ah! l'odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de petits points de croix!

La vie est plus forte que la mort!

Va, mon enfant, parle!...

Attends un peu, d'abord je vais envoyer en course l'apprenti qui rôde en reniflant comme un phoque au fond de l'atelier... et puis je vais fermer la porte pour que la rue n'entre pas chez nous!... car la rue est chez moi!... Voilà une histoire qui fournira les veillées de l'île!... Le museau pointu de Mlle Barescat s'est avancé entre les hublots inquiétants de ses lunettes et sous l'arc de triomphe de son bonnet tuyauté; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher de soleil, là-bas, à l'horizon borné par la boutique de la charcutière... Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous d'agiles mitaines...

—Monsieur, je viens à vous comme à un ami!...

J'essaie de sourire:

—Un ami? Mais vous ne me connaissez pas!

—Si, monsieur, je vous connais!... D'abord vous êtes mon voisin depuis des années et, comme je suis curieuse, j'ai voulu savoir qui était mon voisin...

—Un pauvre relieur, mademoiselle...

—Un grand poète, monsieur!

Je n'ai pas bronché. Mon silence ne l'a pas embarrassée le moins du monde. Elle a appuyé son coude d'ivoire (car les manches de cette blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant—en me regardant—elle prononça:

«Dédié à celle qui passe.—Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi; que ton regard reste glacé dans son lac immobile; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me fais pas pleurer!... Je suis orphelin, je suis enfant!... Rien ne pourrait me retenir!... Ne m'attire pas dans ton feu!... Ton amour m'a rendu pareil aux nuages déchirés par l'orage.»

—Assez! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l'attaque de nerfs... Assez! ce sont de très mauvais vers! Vous oubliez que si la reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a obtenu le prix, eux n'ont eu aucun succès... ce qui est justice, car, après tout, ils n'étaient signés d'aucun nom connu!...

—Ils n'étaient pas signés du tout! laissa-t-elle tomber sans s'émouvoir autrement de l'état où elle me voyait, mais j'ai bien pensé qu'ils étaient de vous!...

Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l'ivresse de tout à l'heure succédait une rage qui m'étouffait... Sans aucun doute cette fille se moquait de moi! et avec quelle tranquille audace! Enfin je pus m'exprimer et je lui jetai:

—Vous êtes cruelle!... Du reste, j'ai toujours pensé que vous étiez trop belle pour n'être point la cruauté même et peut-être sans que vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse!...

—Continuez donc; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher ici des compliments!

Qu'êtes-vous venue chercher?...

Ces mots terribles, j'aurais voulu les rattraper. Mais j'étais comme forcené. Et ainsi qu'il arrive aux plus timides quand ils donnent un essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre sa réponse, je l'accablai de reproches stupides comme si elle m'avait donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de moi...

Eh bien! oui, j'avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il n'appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler ma solitude et ma détresse!...

—Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n'avez rien trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice ma vanité d'auteur! Si vous soupçonniez le mépris que j'ai pour moi et pour les autres, pour tous les autres, vous seriez abstenue d'apprendre par cœur un méchant sonnet que j'avais depuis longtemps oublié!

Elle ne broncha pas, mais quand j'eus fini, elle se remit tranquillement à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare,—où? dans quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables opuscules?—elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante, blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre... aussi bien que moi!... mieux que moi... car sa façon de dire attestait qu'elle ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur ne m'était pas encore apparue...

Décidément l'intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à comprendre et qu'elle est à peu près la seule à m'avoir compris. En tout cas, je suis anéanti devant cette révélation! Depuis un temps que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans me regarder jamais, vivait avec mes pensées!...

Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela? Pourquoi? Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?...

Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus tarder:

—Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure: «Qu'êtes-vous venue chercher?» Monsieur, je suis venue vous demander un grand service!... Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise atroce... (Ah! ah! pensais-je encore, nous y voilà! Elle sait que je sais! que j'ai vu! Elle éprouve le besoin de s'expliquer, elle plie sous la nécessité d'entrer en pourparlers avec le voisin d'en face! Quel mensonge vais-je entendre?...)

»Oui, atroce! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me quittèrent, et la salle se remplit d'une ombre opaque)... Nous sommes ruinés... Nous avons mangé depuis longtemps l'héritage de ma mère... et ce que nous gagnons est insignifiant!... Monsieur, je vois sur ce rayon, derrière vous, les Études philosophiques de Balzac. Avez-vous lu la Recherche de l'absolu? Oui, naturellement, vous l'avez lu. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais j'estime que ce roman est, avec Louis Lambert, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l'idée de génie? Rien ne résiste à la folie sublime de l'inventeur, et les enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme... Vous m'avez comprise, monsieur! Seulement, en ce qui concerne l'horloger Norbert de l'Ile-Saint-Louis, il y a une petite différence... Les enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non plus du reste (et elle n'en apparaît que plus touchante dans son dévouement), tandis que les enfants de Norbert—je veux parler de son pupille et de moi, monsieur—ont la foi la plus absolue dans l'idée et n'auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur père sur la paille dans le cas où il eût hésité!...

—Mâtin! fis-je... tout cela pour le mouvement perpétuel!

—Pour cela, ou pour autre chose, monsieur!

—Oh! ne me croyez pas indiscret! Je savais qu'en vous parlant au mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent dans les arrière-boutiques du quartier.

Christine releva la tête et sourit; tout fut de nouveau illuminé a giorno.

—Reparlons sérieusement, je vous prie... Sur la paille, nous le sommes donc!... et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons... Je vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne l'imaginiez... je vais vous prouver maintenant que je vous considère comme un ami... (sa figure devint extraordinairement grave)... oui, je vais vous parler comme à un ami, comme à un frère! (c'est cela! je m'y attendais!... comme à un frère!... c'est toujours comme à un frère que ces dames me parlent)...

»... Nous sommes à l'entière disposition de notre propriétaire... le marquis de Coulteray... Nous lui devons plusieurs termes... il peut, si bon lui semble, nous mettre à la porte demain! S'il ne le fait pas, c'est à cause de moi!... le marquis de Coulteray me fait la cour!... (Comment! encore un! Et elle est venue pour me dire cela!... Il me semble que la madone de l'Ile-Saint-Louis est bien occupée entre son fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et son frère: le relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis! Ô Christine! énigme de plus en plus indéchiffrable!)... une cour très convenable... du moins jusqu'à présent... Ma présence chez lui lui plaît... il prétend même qu'elle lui est nécessaire... Je passe quelques heures tous les jours dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer... des étains... de la ferronnerie pour de vieux lutrins... des ciselures pour antiphonaires. Sa bibliothèque est unique... vous verrez!

—Ah! je verrai cela!... fis-je pour dire quelque chose et d'un air tout à fait désemparé.

—Mon Dieu, oui! du moins, je l'espère, sans quoi il n'y aurait aucune raison pour que je vienne vous faire de telles confidences...

—Bien!... bien!... je vous écoute... continuez!...

—À l'extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en atelier et qui vous servira à vous aussi si... mon Dieu! si vous le voulez bien! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de l'autre jour!... Monsieur Bénédict Masson, j'ai confiance en vous!... je vous dis tout! (Oh! ce que les femmes peuvent mentir!) Venez à mon secours!... Si je romps avec le marquis... non seulement je perds la petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu'il n'hésitera pas à nous mettre à la porte!... Or, nous ne pouvons quitter notre domicile de l'Ile-Saint-Louis sans une véritable catastrophe!

Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà! Il est toujours dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d'un assassinat! Un cadavre laisse souvent des traces, même quand on l'a fait passer par un poêle! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop d'exemples!... Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu'elle m'entretenait de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m'attendais pas, je ne songeais qu'au drame, moi, que j'avais vu, et dont elle avait l'air de ne plus se souvenir!... Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer dans le vif du débat, si tant est que l'on puisse s'exprimer ainsi en parlant d'un mort... Eh bien! je me suis encore trompé! Gabriel, ni de près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine, en effet, continue, attristée...

—Oui, une véritable catastrophe... pour nos travaux! Nous ne pouvons les transporter ailleurs... cela nous est impossible, matériellement et financièrement... Ce serait la fin de tout!... Ce serait la fin de trois vies, et peut-être davantage!

Alors, c'est bien vu, bien entendu? De Gabriel, pas question! Elle s'imagine que je ne sais rien... Tout de même, elle sait, elle, et cela ne semble aucunement la préoccuper! Après tout, qu'est-ce que je m'imagine? Elle ne pense peut-être qu'à cela, avec sa figure vermeille et cette parure de clarté!... Alors, un monstre?... Pourquoi pas?... Avec elle je navigue du ciel à l'enfer avec une rapidité d'onde hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre...

—Si je vous comprends bien, vous me demandez d'accepter tout de suite d'être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec lui!...

—C'est cela, monsieur!... vous voyez la confiance...

—Parfaitement! la confiance!... la confiance!... Compris!... Mais le marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi!...

—Non! car j'ai posé mes conditions!... Il vaut mieux que vous sachiez tout... Je voulais partir... enfin je faisais celle qui voulait partir... ne plus revenir chez lui!... Il m'avait dit des choses qui m'avaient déplu... Il est très grand seigneur... extrêmement poli et parfois incroyablement audacieux... Il a pu croire que je ne reviendrais plus!... Il m'a suppliée... Je lui ai dit que je ne resterais que si, désormais, il y avait un tiers entré nous... Il a accepté... La chose s'est passée tout récemment... ce matin même... et je suis venue vous voir... j'ai pensé à vous tout de suite...

—Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère... je sais!... Mais la marquise, demandai-je tout à coup, qu'est-ce qu'elle fait dans tout cela?

Dans tout cela, répondit Christine en fronçant ses beaux sourcils, dans tout cela, la marquise m'a suppliée de rester, elle aussi! (C'est toujours ainsi, pensai-je.)




VI

LA MARQUISE DE COULTERAY

Christine me conduira où elle voudra. J'accepte tout ce qu'elle me propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès d'elle, lui!... je suis laid!...

Je le crois bien qu'ils ont pensé à moi tout de suite, quand la nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne suis-je pas «le tiers» idéal? Ni l'un ni l'autre n'auront rien à craindre de mes entreprises pensent-ils,—mais, entre nous, le monstre n'aime pas qu'on le taquine.

Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire autrement.

Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la petite rue qui n'est à l'ordinaire qu'un courant d'air et qui, ce matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l'île des scories de la nuit! Ah! poussière des nuits! odeur funèbre! Autant en emporte le vent! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur le vieux pavé du roi—«sous tes souliers de satin—sous tes charmants pieds de soie—moi je mets ma grande joie—mon génie et mon destin!»

Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé... L'hôtel Coulteray est assurément, avec l'hôtel Lauzun, l'un des plus beaux de l'île, sinon le plus beau, en tout cas l'un des mieux conservés dans sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos architectes modernes... Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme l'énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d'une casquette galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs siècles.

Puis ce fut la cour d'honneur que Christine me fit traverser rapidement sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas chanceler...

Elle ne me donna point le temps d'admirer la courbe harmonieuse du perron... nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux énormes de jade, s'enturbannait d'une soie immaculée...

—Sing-Sing! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du marquis... un très gentil garçon et très serviable, mais un peu encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s'allongeant sur une corniche, se balançant au-dessus d'une porte «histoire de vous faire peur pour rire»... Chassez-le en claquant dans les mains, comme pour un petit animal qu'il est... Sauve-toi, Sing-Sing!

Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces.

Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de housses laissant passer leurs pieds écaillés... Ah! glorieux passé! glorieux et intact passé! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le cadre d'une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d'un geste auguste, la porte de la bibliothèque?

—Celui-ci, dit Christine, c'est Sangor, le premier valet de chambre du marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la divinité. Il a toujours l'air de sortir d'une conférence avec Bouddha... et il vous apporte un verre d'eau sucrée comme s'il vous faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention à lui... On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très intelligent. On ne sait jamais s'il vous comprend, mais il vous devine! Avec cela, fort comme une cariatide!

—Mais il n'y a donc que des domestiques indiens, ici?

—Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C'est le seul. La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont indiens... Vous savez qu'il s'est marié là-bas en Hindoustan...

—Oui, je sais... Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette bibliothèque, vous n'aviez rien exagéré.

—Je n'exagère jamais rien!...

Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme les premiers enlacements d'une corbeille destinée au boudoir d'une coquette... il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans leurs reliures centenaires... Sur les tables, sur les lutrins, je soupçonnai, du premier coup d'œil, des merveilles...

—Vous verrez! vous verrez! me dit Christine... il y a là des livres sans prix! des autographes rarissimes comme n'en possède pas l'Arsenal: tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d'heures de Blanche de Castille qu'elle légua à son petit saint de fils... Lisez: «C'est le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle; puis la bible de Charles V, portant de la main même du roi: «Ce livre à moy, roy de France»... et ce missel dont chaque feuille est encadrée d'une incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce grand artiste dont on ignore le nom... Ah! cher relieur d'art, mon voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations... Voici encore, dans ce coffret, la lettre d'amour de Henri IV embrassant «un mylion de fois» la marquise de Verneuil... Le marquis veut faire un recueil d'autographes s'il trouve un relieur digne de les réunir. Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson.

J'étais transporté. Il n'y avait plus en moi que l'artiste... l'amoureux lui-même semblait avoir fui... quand, tout à coup, dans cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que le drame (que j'avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s'acheminait vers nous... quel drame?... celui d'à côté que j'avais vu, en partie, se dérouler sous mes yeux?... celui d'ici que je ne connaissais pas encore?... Peut-être bien les deux à la fois.

Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c'est l'impression que l'un de ces drames pourrait peut-être un jour s'expliquer par l'autre, en tout cas qu'ils n'étaient pas étrangers l'un à l'autre... et que ce mur, bâti jadis pour séparer l'antique demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait si facilement le tour.

Qu'y avait-il de vrai dans tout ce qu'elle m'avait raconté le matin même? J'allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle qui s'avançait vers nous... c'était la marquise; je l'avais reconnue, bien qu'elle m'apparût encore plus exsangue que lorsque je l'avais vue pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un grand silence... quel souffle de l'au-delà soulevait cette fragile image? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux transparences si délicates qu'on eût craint de les profaner par l'examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de l'effleurer ou peut-être même par pitié... d'autant que cette forme fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d'un regard plein d'inquiétude et de douleur.

Je pus constater tout de suite que j'étais attendu, car Christine ne m'eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec effusion d'être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût craint d'être surprise... D'une voix qui rappelait le pépiement craintif d'un petit oiseau tombé du nid, elle me dit:

—Mlle Norbert nous a parlé de vous... Vous êtes le bienvenu... Le marquis a besoin d'un homme comme vous pour ses collections, auxquelles il attache un si grand prix... Figurez-vous que Mlle Norbert voulait nous quitter!... C'est si triste ici!... Elle prendra patience dans la compagnie d'un artiste comme vous!... Moi aussi, j'aime les livres... je viendrai vous voir de temps en temps. Je m'ennuie... si vous saviez comme je m'ennuie! Il faut me pardonner... J'ai été élevée aux Indes, n'est-ce pas? Il ne faut pas me quitter! Il ne faut pas me quitter!...

Là-dessus, elle s'en alla ou plutôt se sauva... disparut au bout de la pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces mots: «Il ne faut pas me quitter!»...

Christine ne m'avait donc pas menti. Et c'était peut-être moins pour le marquis que pour la marquise qu'elle restait, et par charité... si elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m'en eût certes point averti!... elle murmura:

—Pauvre femme!

Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais le jardin qui s'étendait derrière l'hôtel et qui me parut un peu négligé, ce qui n'était point pour me déplaire. L'été tout proche paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre éclosion des fleurs... Je me tournai vers Christine:

—La santé de la marquise me paraît bien précaire.

Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre:

—Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d'expirer... et puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces... elle paraît normale alors!...

—Comment, normale?... Que voulez-vous dire?

—Rien... seulement je crois que la marquise a beaucoup d'imagination... Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade qu'elle ne l'est... cela suffit pour qu'elle le devienne tout à fait...

Et, sans transition, Christine continua:

—Ah! monsieur Masson... je voulais vous dire une chose... Vous voyez cette petite porte là-bas, au fond du jardin... elle donne sur la rue que nous avons suivie pour venir jusqu'ici... Elle est à quelque cinquante mètres de chez vous... Il vous serait donc beaucoup plus commode de venir directement ici par cette porte et d'entrer par la porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour par la grande entrée, et d'avoir à attendre la bonne volonté du «suisse», comme on dit encore ici!... Je demanderai donc au marquis qu'il vous en donne la clef!

—Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu?

D'abord, vous n'êtes pas un inconnu... et puis le marquis ne refusera pas cette clef, du moment que c'est moi qui la demande pour vous! Seulement, quand vous l'aurez, vous me la donnerez... à moi!

—À vous?

—Oui, à moi! Oh! n'ouvrez pas ces yeux étonnés... et qui attestent les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j'ai besoin de cette clef, ce n'est point pour venir ici en cachette, je vous prie de le croire... c'est pour m'enfuir, si c'est nécessaire!

J'en pouvais à peine croire mes oreilles!

—Ce marquis est donc bien redoutable? fis-je...

—Vous le verrez!

Encore un silence... Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore n'est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l'exprimer, la jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais de ma volonté en face de celle de Christine... Cependant, je ne puis dissimuler mon inquiétude; depuis quelques minutes, la marquise et Christine m'ont promené dans une atmosphère tellement incertaine... La fille de l'horloger comprend mon hésitation:

—Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui n'a rien de tout à fait exceptionnel!...

—Le marquis, on ne le verra pas?

—Peut-être pas aujourd'hui!... J'avais espéré... mais il est encore un peu honteux après la scène de ce matin...

—Ah! c'est ce matin...

—Oui, il a voulu m'embrasser!... C'est tout ce qu'il y a eu de grave entre nous... C'est pardonnable!...

—Comment donc!

Et je lui pardonne!... Mais je prends mes précautions pour l'avenir, voilà tout!

—Oui, la clef... la clef... et moi!

Elle a compris mon égarement, et alors il s'est passé cette chose stupéfiante: elle m'a pris la main et l'a gardée dans la sienne, comme si cette main lui appartenait, d'un geste qui prenait possession définitivement de ma personne, et m'a dit:

—Soyez mon ami!... Il y a longtemps que je le désire!

Longtemps!... Et cependant, quand elle était passée près de moi pendant des mois, des années, elle n'avait pas «remué les sourcils» et son regard était resté «glacé dans son lac immobile»... Ah! pitié, pitié, Christine!... «Ne me fais pas pleurer!» comme disent mes pauvres vers... Je suis orphelin... Je suis enfant! Ne m'attire pas dans ton feu! Rien ne pourrait me retenir! Et peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as pardonné au marquis.

J'étais sans voix et je n'osais bouger de peur d'une catastrophe, d'une bévue de ma part, d'une maladresse, d'une caresse qui, si humblement se fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu'une forme de la brutalité... (j'étais payé, je vous le jure, pour savoir là-dessus à quoi m'en tenir)... ma main dut cependant la brûler, car elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge; cependant à son geste trop prompt, elle trouva une excuse:

—La marquise!

Moi, je n'avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet revenues... Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel.

—Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson?

Oui, oui! je leur reste!... je leur reste! Elles peuvent bien être tranquilles!




VII

LE MARQUIS

1er juin.—J'ai vu le marquis; c'est un bon vivant. Mais auparavant, j'avais vu ses portraits. C'est une anecdote assez bizarre qu'il faut que je rapporte ici, car elle a été pour moi l'occasion de la première lueur projetée sur la singulière intellectualité de la marquise.

Christine n'était pas là et j'étais assez embarrassé de ma personne; c'était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive, car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la cariatide Sangor; je n'osais encore toucher à rien, et pour calmer mon impatience, j'essayai de fixer mon attention sur quatre portraits représentant le père, le grand-père, l'arrière-grand-père et le trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu'à Louis XV... Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du premier étage... Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment.

Ces quatre images me présentaient l'histoire du costume masculin en France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de père en fils.

Il n'était point jusqu'aux manières, jusqu'au ton, si j'ose dire, qui ne se répétassent; bref, sous les dentelles et les basques de l'habit Louis XV, sous la cravate à la Garat, l'habit et les guêtres à l'anglaise de l'an IX, sous la redingote à large collet du temps de Charles X, sous l'habit à la française du second empire, on retrouvait le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue, mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux pleins d'un feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit, mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur tout cela un grand air d'audace un peu insolente qui semblait dire: le monde m'appartient!

La vision que j'avais eue du marquis actuel, au fond d'une voiture rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu'il continuait d'aussi près que les autres la ressemblance avec le trisaïeul. Je prononçai tout haut:

—Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent.

Or, j'avais à peine fini d'exprimer ma pensée que, derrière moi, une voix se fit entendre:

—Il y est!

Je me retournai.

La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures... je m'inclinai.

—Vous ne le voyez pas? demanda-t-elle.

—Où donc? fis-je un peu étonné de l'air dont elle me disait cela... car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient immenses...

—Où? mais là!...

Et du doigt elle me désignait les quatre portraits.

—Lequel? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait.

N'importe lequel!... me répliqua-t-elle dans un souffle.

Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un fauteuil.

C'est là-dessus que la porte s'ouvrit et que le marquis fit son entrée.

Je ne sais s'il vit sa femme. Je crois qu'il ne l'aperçut pas. Elle était placée de telle sorte qu'il pouvait très bien ne pas la voir. En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle...

Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu'elle avait voulu dire avec son «n'importe lequel». C'était vrai qu'il ressemblait à n'importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur.

—Ah! monsieur Bénédict Masson, sans doute!... Oui! Eh bien, je suis on ne peut plus heureux de vous rencontrer! Mlle Norbert m'a souvent parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous voulez bien me consacrer un peu de votre temps!... Vous verrez que vous aurez de quoi l'occuper ici!...

»Ah! vous étiez en contemplation devant les Coulteray! C'est un spectacle qui en vaut bien un autre! Croyez-vous qu'ils n'ont pas l'air de s'ennuyer, les gaillards! De fait, ils ont toujours eu une très mauvaise réputation... Je ne leur en veux pas pour cela!... Une belle lignée, n'est-ce pas, monsieur?... Et toujours fidèle à son roy. Vous connaissez notre devise: «Plus que de raison!»

»Belle devise! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le mal, à la guerre comme dans les plaisirs! Je parle du temps où il y avait des plaisirs!... Ces gaillards-là ont connu ce temps-là!... Je les envie!... Aujourd'hui, nous n'avons plus que quelques distractions, et encore on ne peut même plus chasser!... Vous imaginez-vous Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en abattant un couvreur sur un toit?... Non, n'est-ce pas? Ni moi non plus! Tout de même, dans ce temps-là, il ne s'est pas trouvé un garde champêtre pour lui dresser procès-verbal!...

»Ah! c'était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer de Sa Majesté!... nous avons fait du beau!... nous avons fait du beau!... Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de l'histoire de France, rédigés par les francs-maçons d'aujourd'hui... parce que les francs-maçons d'autrefois!... nous avons tous été plus ou moins francs-maçons... je me rappelle—la chose est arrivée à mon grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis XVIII—je me rappelle que ce soir-là on a bien ri... c'était un soir d'initiation, mon arrière-grand-père a passé «pour de bon» son épée à travers le corps de l'initié qui avait tenu, en ville, des propos fort désagréables pour l'honneur d'une dame qui avait celui d'être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul: «Ça, c'était une épreuve!» Le pauvre garçon en est mort, comme de juste; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles. Il ne s'en est pas plus mal porté, comme vous voyez!...

Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il disait ce «comme vous voyez»... du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou de lui-même!...

Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents éclatantes, aux canines aiguës... Ah! c'était un homme de belle humeur, et qui devait boire sec et manger saignant...

—Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous?... Ah! on continue la lignée! on continue la lignée!... (M'est avis que ce jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise: «Plus que de raison!»—plus æquo, comme nous disons en latin). En tout cas, celui-là était sans mystère... et ne vous donnait point comme la marquise «des idées de fantôme», pour parler comme les bonnes femmes...

Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui, ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait la seule chose réellement vivante dans ce vieil hôtel endormi.

Puis, tout retomba au silence, tout s'effaça à nouveau, et la petite nuée blanche, derrière moi, prononça:

—Ne trouvez-vous pas qu'il est effrayant?

—Pas le moins du monde, répondis-je en souriant... je trouve que M. le marquis est en bonne santé...

Il le peut! il le peut! dit-elle dans un souffle... C'est justement ce que je vous disais: «Il est effrayant de bonne santé!»

Ce qu'elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l'air de mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril. Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce: il le peut, il le peut!...

Elle reprit, en remontant d'un geste frileux sa fourrure sur son épaule nue:

—Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de celui-ci, de celui-là ou d'un autre, dit souvent: je?...

—Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il je comme il dirait nous... nous, les Coulteray...

—Non! non!... ce n'est pas cela!... ce n'est pas cela!... il dit: je... je me rappelle... et ainsi il raconte l'anecdote comme si la chose lui était arrivée à lui-même...

Où voulait-elle en venir?... Elle avait toujours ses yeux immenses, reflétant une pensée qu'elle était seule à voir...

—Madame, quand M. le marquis m'a dit: «Je me rappelle», il faut évidemment comprendre: «Je me rappelle que l'on m'a raconté»... Il ne saurait en être autrement... M. le marquis ne saurait se rappeler une chose qui s'est passée lorsqu'il n'était même pas né...

—C'est la raison même!... prononça-t-elle avec un soupir... c'est la raison même...

Elle se leva...

—Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine n'était pas là!... Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine est là, ne la quittez sous aucun prétexte... Au revoir, monsieur Masson!... Ah! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait!...

Je me retournai... En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de jade derrière la porte entr'ouverte... Et je le chassai en claquant des mains, comme Christine me l'avait recommandé.

Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d'un geste extrêmement las...

—J'ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson... Je vous dis des choses... des choses... dont vous ne comprendrez l'importance que plus tard... Christine ne veut pas comprendre, elle!... je suis bien heureuse de vous savoir ici!

Elle glissa, disparut... pauvre petite chose grelottante, par cette belle journée de juin tiède... Par une fenêtre entr'ouverte, le jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans un tombeau privé de sa momie... Et ce fut encore de la vie qui entra avec Christine, rayonnante de jeunesse... les joues de pourpre, la bouche en fleur...

Elle me donna ses deux mains:

—Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi?...

Je ne lui répondis pas, qu'eus-je pu lui dire? Qu'il n'y avait de vie pour moi que près d'elle?... Mon cœur tumultueux m'étouffait.

Vit-elle mon trouble?... Oui, sans doute... Elle n'en fit rien paraître en tout cas...

Elle défit son chapeau d'un geste adorable, de ce geste qui lui était particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de son bras rose...

—Allons travailler! me dit-elle... En bien, vous avez vu la marquise?

—Oui! Et le marquis aussi... le marquis ne m'a pas l'air bien compliqué... mais la marquise!...

—Ah! oh! cela a déjà commencé?... Racontez-moi ce qu'elle vous a dit...

Je lui fis une narration complète de l'entrevue...

—Pauvre femme!... soupira-t-elle, elle me vous a pas paru... un peu... un peu folle?...

—En tout cas, elle est bizarre... Comment se fait il qu'elle ait toujours froid?...

—Je vous dis que c'est une femme pleine d'imagination... elle s'imagine qu'elle a froid... et elle a froid!... Savez-vous son idée?... l'idée qui la transit?... l'idée qui la fait se promener comme une ombre dans cet hôtel de la Belle au Bois dormant... C'est à ne pas croire... et je ne l'aurais pas cru si le marquis lui-même ne m'avait ouvert les yeux sur l'étrange monomanie de sa femme... dont il a été le premier à souffrir, car il a beaucoup aimé sa femme... Eh bien! mon cher monsieur Masson, la marquise s'imagine que tous les marquis que vous voyez sur la muraille et celui d'aujourd'hui Georges-Marie-Vincent... c'est le même!...

—Ah! je comprends!... je comprends maintenant!...

—N'est-ce pas? vous comprenez son «n'importe lequel»? qu'elle m'a déjà servi à moi et que j'ai répété au marquis qui m'a tout expliqué avec une grande tristesse...

—En effet, elle est folle!

—Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur, le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome... n'est pas mort!... pas plus que les autres!... et le Georges-Marie-Vincent d'aujourd'hui, c'est encore et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Je dis: et toujours! parce qu'elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir!... à moins... à moins...

—À moins?...

—Ah! fit Christine, cette fois, vous m'en demandez trop long. Ce serait entrer dans un ordre d'idées que je n'ai pas encore le droit d'aborder avec vous!... Le marquis, que vous voyez si gai, si bon vivant, ne tient pas à ce que l'on connaisse toutes ses misères... Du reste, quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu'il cherche à les oublier!... Je vous dis qu'il a beaucoup aimé sa femme... et je suis certaine qu'il l'aime encore... et même qu'il n'aime qu'elle!...

»Il essaye parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive... mais je ne me trompe pas au faux éclat de sa raillerie... «Regardez-moi! me fait-il, et dites-moi si j'ai l'air d'un Cagliostro... d'un comte de Saint-Germain... La farce est drôle! Eh bien, cette idée est venue tout d'un coup à ma femme... et elle ne peut plus s'en détacher!... Jusqu'alors, elle me regardait avec amour... maintenant, elle ne peut plus me voir sans épouvante! C'est tellement drôle, Christine, qu'il faut que je vous embrasse!...»

»Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement moi, je ne veux pas que le marquis m'embrasse... parce que, moi, je suis fiancée...

—C'est vrai, vous êtes fiancée!... Il y a même longtemps que vous êtes fiancée, je crois...

—Oui, assez longtemps.

—Et pour longtemps encore? osai-je demander.

Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation.

—La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes, où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d'un fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines... et la marquise est une cervelle incertaine.

»De plus, elle lit beaucoup! Elle se bourre de romans de «l'au-delà». D'un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n'a peut-être pas su comprendre qu'il fallait traiter avec la plus extrême délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la rupture est complète aujourd'hui... ou est bien près de le devenir. Il y a des histoires bizarres sur le célèbre compagnon d'orgies du Parc-aux-Cerfs; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l'occultisme. La pauvre petite les a lues... elle a vu ici les quatre portraits qui sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà! Maintenant vous connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous le pouvez, monsieur Bénédict Masson.

—J'ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine... Est-ce que... est-ce que la marquise est jalouse?

—Non, pourquoi?

—Parce qu'elle m'a dit en s'en allant: «Surtout lorsque Christine sera ici, ne la quittez sous aucun prétexte.»

—Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela! La jalousie n'a rien à faire là dedans, et cela n'a aucune importance... mais, autant que possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j'y suis.

Tout de même Christine ne m'a pas dit pourquoi la marquise m'avait dit cela.




VIII

DU L'ON REPARLE DE GABRIEL

4 juin.—Si je m'étendais à celle-là!

D'abord, il est bon que l'on sache que «mon aventure» a causé dans le quartier une petite révolution.

Ce n'est pas sans émoi que l'Ile-Saint-Louis a appris que Mlle Norbert me rendait de fréquentes visites, et quand on a su que j'accompagnais la fille de l'horloger chez le marquis de Coulteray et que nous passions des heures ensemble, en tête à tête dans sa bibliothèque (indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue De Regrattier au pont Sully et du quai d'Anjou au quai de Béthune, entrèrent en rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe; aussi quand on m'aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de Saint-Louis-en-l'Ile, sur les talons de la famille Norbert, on en conclut que j'étais un garçon perdu!

Pour tout le monde, l'archiduchesse avec ses grands airs, m'avait «réduit à zéro!» Elle m'avait pris «sous le charme». Je n'en mangeais plus, je n'en dormais plus, je n'en parlais plus.

De fait, j'avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions insidieuses de Mme Langlois: événement grave. J'imagine que, dans le même moment, l'arrière-boutique de Mlle Barescat ne chômait pas et que l'on devait dresser des plans pour me sauver des maléfices de «la famille du sorcier».

Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était toujours si poli avec sa femme de ménage!

Mme Langlois s'était juré de me prouver qu'elle existait encore... et voici comment elle y parvint.

Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant de l'hôtel de Coulteray où Christine n'avait pas paru, ce qui m'avait mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n'ayant pu calmer mon impatience... je trouvai Mme Langlois qui devait avoir fini mon ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le recommençait.

Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire. La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta les poings sur les hanches, enfin, toute l'émotion qui la gonflait m'annonçaient que j'allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas.

—Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, votre princesse!... Vous ne l'avez pas vue ce matin chez votre marquis, n'est-ce pas?...

—Pardon, madame Langlois, pardon... Je pense que c'est de Mlle Norbert qu'il s'agit... Sachez donc, une fois pour toutes, que Mlle Norbert fait ce qu'elle veut... et je vous dirai même que ce qu'elle a fait ou ne fait pas ne m'intéresse en aucune façon!... Au revoir, madame Langlois, et rappelez-moi au bon souvenir de Mlle Barescat!...

La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin se dirigea vers la porte... mais avant de me quitter elle se retourna:

—C'était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu!

Je ne pus m'empêcher de lui demander:

—Quel beau jeune homme?

—Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle...

Je sentis que tout chavirait autour de moi... Je balbutiai:

—Celui que...

—Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez Mlle Barescat... eh bien! il est revenu!... Le beau Gabriel est revenu!...

Je la fixai d'un œil hagard.

Étant tout à fait dans l'impossibilité de cacher mon émotion, la mère Langlois jouissait amplement de l'effet qu'elle produisait.

—Ah! ah! vous ne me chassez pas, maintenant!... Ah! c'est qu'il lui en faut à la petite, vous savez!... Avec ses grands airs... avec ses grands airs!

J'avais envie d'étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne point lui sauter à la gorge...

Par un prodigieux effort sur moi-même, j'arrivai à prononcer d'une voix à peu près normale, cependant que j'essuyais la sueur qui me coulait des tempes:

—Vous m'étonnez, madame Langlois... Je savais que ce jeune homme était très malade...

—Oh! il a l'air bien démoli... ça, c'est vrai... mais voilà la bonne saison... avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli!...

—Vous l'avez vu rentrer chez les Norbert?

—Rentrer?... Non, je ne l'ai point vu rentrer... ce particulier-là, je vous ai déjà dit que personne ne l'a jamais vu entrer ni ressortir... On ne sait pas par où il passe, bien sûr?... On dirait qu'ils le cachent chez eux!... Il est peut-être poursuivi par la police!... Je l'ai toujours dit: c'est sûrement un étranger pour être habillé comme ça!... Si vous trouvez que tout ça est naturel... Enfin, je vais vous dire une chose... Voilà trois jours qu'ils m'ont remerciée...

—Ah! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée? Mais alors comment savez-vous?...

—Comment je sais!... comment je sais... Quand la mère Langlois veut savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous pouvez en être assuré!... C'est comme je vous le dis! et je le prouve!... Quand ils m'ont eu fichue à la porte, je m'ai écrié dans mon intérieur: «Celle-là, vous ne l'emporterez pas en paradis!...» Faut vous dire que j'avais remarqué que, du haut d'une lucarne de votre bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux!... Je me l'avais dit plusieurs fois... Ce matin, j'ai vu partir le carabin qui s'en allait à son école comme tous les matins... puis ça a été le tour du vieux Norbert... Je m'attendais à voir sortir à son heure la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout le temps fourrée, ça n'est un secret pour personne... pas même pour vous, soit dit sans vous offenser!... Mais les minutes, les quarts d'heure passent: pas de Christine!... Je m'ai dit: «Qu'est-ce qu'elle peut bien faire là dedans toute seule?... À moins qu'elle ne mette en train une autre femme de ménage?... Faudrait voir!»

»Bref, je ne fais ni une ni deux... je grimpe tout là-haut par une petite échelle, j'arrive dans le grenier... Me voilà à la lucarne... Et qu'est-ce que je vois?... La Christine et le beau jeune homme qui se baladaient tous les deux!... Ils faisaient tout doucement le tour du jardin... Elle l'avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ci... des Gabriel par-là!...

»Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je l'avais vu... quand il se tenait si droit, si droit qu'on aurait cru qu'il avait avalé un manche à balai... Il était un peu raplapla... et elle lui parlait doucement comme quelqu'un qui encourage un malade... Ils sont allés s'asseoir derrière l'arbre. Là, il s'est laissé tomber dans le fauteuil de bois... et elle... eh bien! elle l'a embrassé!

—Si c'est un parent... fis-je, la voix blanche... il n'y a rien d'extraordinaire à cela!

—Oh! elle ne l'embrasse pas comme un parent, vous savez! et elle a une façon de le regarder!

—Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue. Mlle Norbert est une honnête fille à la conduite de laquelle on n'a rien à reprocher.

—Oh! moi, je veux bien! moi, je veux bien!... Tout de même, elle ne vous a pas raconté que, pendant que vous l'attendiez chez le marquis, elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que personne ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam!

—Elle m'en parlera peut-être cet après-midi! Et ne craignez rien, madame Langlois, je m'empresserai aussitôt de vous en faire part, car je vois que l'on ne peut rien vous cacher!

—Je crois que vous m'en voulez, monsieur Masson!...

—Moi?... Et de quoi donc, ma brave femme? Mais dites-moi, ils sont restés longtemps dans le jardin?

—Non, pas même une demi-heure... Elle s'est levée la première et elle lui a dit:

»—Rentrons! Papa ne va pas tarder à revenir!

»Oh! il est docile... Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu'elle veut, cette fille-là!... Elle s'est penchée... elle lui a pris le bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du pavillon, sur la droite... Vous savez que la porte du laboratoire de M. Jacques donne sur le côté... dans la petite allée, en face du mur... Ils sont rentrés par là... J'ai encore attendu... Elle est sortie du pavillon au bout d'un quart d'heure environ... et elle est allée s'enfermer tout là-haut dans son atelier!... Quelle drôle d'existence ils ont, ces gens-là!...

—Pourquoi?... Ce jeune homme est malade... il a pris pension chez celui qui le soigne... et s'il est de la famille...

—Oh! je suis tranquille!... Pour être de la famille, il en est!...

Là-dessus, pour que je n'aie aucun doute sur l'allusion, Mme Langlois ajoute:

—Et quand on pense que ça se dit fiancée!... Bien du plaisir, monsieur Masson! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter du «brillant belge»...

Et elle est partie, triomphante...

Ainsi Gabriel n'est pas mort!... Eh bien, pour Christine, j'aime mieux ça!...

Il faut donc en conclure que, suivant l'expression de la mère Langlois, ce jeune homme avait été simplement démoli... et ce sont les soins de Christine et de Jacques Cotentin qui l'ont sauvé.

Dès la nuit même de l'affaire, le prosecteur avait dû rassurer Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l'accès de rage qui avait jeté comme un fou l'horloger sur son hôte mystérieux...

Ce n'était pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de Christine, et que l'on avait transporté dès qu'on l'avait pu, chez le prosecteur, où il était encore!...

Et moi, je m'étais imaginé des choses... J'avais respiré une odeur!...

L'esprit va loin sur la mauvaise route... Ce n'est pas la première fois que je m'en aperçois depuis... Henriette Havard... et les autres... toutes les autres qui ne sont pas revenues... Je suis porté à voir des drames partout... alors que, le plus souvent, il n'y a que de la comédie!...

Ce que je venais d'apprendre n'éclairait point les ténèbres qui entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point sur sa présence dans l'armoire, sur la façon dont il pénètre chez les Norbert, ni sur l'attitude de toute la famille à son égard... Mais au moins Christine, que j'avais vue si tranquille au lendemain du drame, ne m'apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de la beauté que j'adorais quand même, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le moment que je n'étais point sous le joug de son regard, sans une déchirante horreur!...

Tout cela est très bien! très bien!... Seulement!... seulement Gabriel vit et elle l'aime!...

Ah! que mes lèvres brûlaient quand je l'ai revue cet après-midi... comme j'étais près de lui dire: «Eh bien, Gabriel va-t-il mieux?» Mais je me suis tu au bord de l'abîme... Oui, j'ai senti nettement que ce mot-là, «Gabriel», je n'avais pas le droit de le prononcer!... C'est son secret!... le secret de son cœur! comme on dit dans les romans... c'est, son roman... Et moi, je suis hors de son roman... je suis hors de son cœur... Je suis seulement près d'elle... Si je veux rester près d'elle, tâchons d'oublier Gabriel!...

Elle est toute joie... Ainsi s'explique le rayonnement de ces derniers jours... Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin... Tâchons d'oublier Gabriel!... Hélas! je ne pense qu'à lui! Heureusement que le drame d'ici me reprend avec une certaine brutalité...

Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l'on a mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié... Sing-Sing accourait derrière elle... Elle murmura, comme si le souffle allait lui manquer:

—Chassez cette petite bête immonde!... Je chassai Sing-Sing, qui ne protesta pas...

—Que vous a-t-il fait, madame? demandai-je... Vous devriez vous plaindre au marquis.

Elle eut un pâle sourire.

—Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n'y a rien là que je puisse apprendre au marquis...

Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à voir. Elle se tourna du côté de Christine:

—Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi!... Vous qui avez de l'influence sur le marquis, dites-lui qu'il faut me laisser en paix... que ma pauvre tête s'égare... et que ce docteur finira par me rendre tout à fait folle!...

—Quel docteur? demandai-je.

À ce moment, la porte de notre cabinet s'ouvrit et la cariatide de bronze apparut dans l'embrasure... L'hercule indien courbait la tête et les épaules comme s'il soutenait toute la maison:

—M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses appartements, où le docteur l'attend.

Je regardais la pauvre femme; elle claquait des dents... Rodin, pour sa porte de l'enfer, n'a pas inventé une figure où l'effroi de ce qui va arriver creusât des rides plus cruelles... Ravagée par l'épouvante, elle nous regarda tour à tour éperdument... En vérité, je ne savais quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était question... Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui cherchait un refuge...

Christine lui dit avec tristesse:

—Allez, madame, vous savez bien que c'est pour votre santé!

Elle entr'ouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent point... Elle tremblait de plus en plus... Elle me regarda de ses yeux immenses et glacés...

—Mon Dieu! fis-je... mon Dieu!.;.

Je ne trouvais pas autre chose à dire.

Sangor répéta encore sa phrase... les épaules de plus en plus courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la bâtisse... et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne devoir pas avoir de fin, l'hercule se déplaça, se courba encore, allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une seconde, statuette de l'horreur, devant cette statue de la force, et ils disparurent tous deux, tandis que l'on entendait rire Sing-Sing derrière les portes refermées.

Ce que je venais de voir m'avait brisé. Certainement si je n'avais vu Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et qu'elle ne disait rien.

—Mais enfin! m'écriai-je, vous, vous savez ce qu'on va lui faire! Pourquoi cette épouvante? Quel est ce docteur dont la seule évocation semble épuiser sa vie?

—Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte! répondit Christine. Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable! Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ombre! Elle est sans forces... sans couleurs! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse.

—Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle?

—C'est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue d'Iéna... oh! il est bien connu... Vous avez dû en entendre parler... le docteur Saïb Khan...

—Oui, je crois... N'a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans le Royal Magazine?...

—Parfaitement, c'est lui!...

—Et qu'est-ce qu'il lui ordonne?

—Oh! la chose la plus naturelle du monde... des sérums... des jus de viande...

—Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de faire venir le docteur Saïb Khan, qu'elle a en si profonde horreur?

—Vous m'avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus incompréhensible...

—Pourquoi donc?... Si vous la voyez dans cet état, c'est qu'elle se refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu'on ne retrouve que chez les grévistes de la faim!... Or, Saïb Khan est le seul qui puisse la faire manger!

—Comment cela?

—Il l'hypnotise!... Vous connaissez son système... on en a assez parlé... Agir sur l'esprit pour guérir la matière!... Ça n'est pas une nouveauté, mais l'Inde possède depuis des siècles une thérapeutique de l'esprit auprès de laquelle la science de nos Charcots modernes est un balbutiement d'enfant nouveau-né... Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme la marquise... une cliente qui se refuse... il doit agir avec un brutalité psychique dont je n'ai même pas une idée et qui, à l'avance, anéantit la pauvre femme... Vous comprenez maintenant pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse... pourquoi j'encourageais la malheureuse... pourquoi je lui disais que «c'était pour son bonheur!...»

—Et tout cela parce qu'elle s'imagine qu'elle est mariée à...

Christine me regarda fixement.

—Mariée à qui?... Dites toute votre pensée, insista-t-elle.

—Eh bien, mariée à un phénomène qui est plus fort que la mort... Est-ce bien cela?

Elle hocha la tête d'une façon qui ne me satisfit qu'à moitié. J'insistai à mon tour.

—Tout cela ne tient pas debout... Elle pourrait s'imaginer cela et ne pas se laisser mourir de faim!

—Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?

Je repris, au bout d'un instant:

—Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour quelques semaines...

Sans me regarder, Christine me répondit:

—Hélas! Il est étrange même de voir avec quelle régularité de pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la mort à la vie et redescendre ensuite! Au bout d'un certain temps, chez elle, l'idée réapparaît, l'idée qui finira par la tuer si on ne l'en guérit pas... Le marquis n'a plus d'espoir qu'en Saïb Khan.

—En dehors de l'idée, pour tout le reste, elle est lucide?

—Très lucide et même remarquablement intelligente.

—Alors il est inimaginable que l'on ne puisse lui faire toucher du doigt l'absurdité de son idée!... je dis bien toucher du doigt... car enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome jusqu'à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance et de décès... des actes authentiques?

—Pas pour tous! et c'est bien là ce qui fait le malheur du marquis... Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à l'étranger... vous savez qu'ils étaient grands coureurs d'aventures... Certains sont nés à l'étranger et il est exact que certains papiers ne sont pas d'une authenticité absolue, mais vous savez qu'aux deux siècles passés, c'était là chose courante, même en France, et que les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans les grandes familles, moins par des documents que l'on négligeait d'établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par le témoignage des contemporains... La marquise est au courant de cette particularité... On n'a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni leur naissance... d'une façon formelle à ses yeux... car j'ai toutes ses confidences... et le marquis, d'autre part, a mis à ma disposition tous les documents dont il disposait... Voilà où nous en sommes... C'est inimaginable...

—Mais enfin, si elle était saine d'esprit... comment la première idée d'une chose pareille lui est-elle venue?...

—La première idée... la première idée... Mon Dieu! mon cher monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire... je n'en sais rien, moi!...

Il y avait de l'hésitation dans sa réponse... Sans doute avais-je fait, sans le savoir, allusion à cette autre chose dont elle ne m'avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au surplus, il paraissait fort bien se consoler...

Pendant toute la fin de cette conversation Christine avait eu la tête penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance singulière, dans la plaque toute préparée... Je me penchai au-dessus d'elle, pour voir.

—C'est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et calme... Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des Dialogues socratiques...

Alors je reconnus certain profil apollonien, l'œil fendu en amande, le dessin de la bouche, l'ovale parfait du type qui avait peut-être été celui d'Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait «comme deux gouttes d'eau» à Gabriel...




IX

DORGA

8 juin.—Christine avait encore raison. J'ai revu la marquise. Elle est méconnaissable.

Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c'est bien une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la vie...

Elle sort... ou on la sort en voiture découverte, une voiture attelée... Elle adore, paraît-il, les chevaux... Elle revient du Bois les joues fleuries... Son regard cependant est toujours triste, inquiet, mais le sang circule à nouveau dans ses veines... L'esprit est toujours malade... mais le corps va mieux...

Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise... Sangor conduit. Il a à côté de lui Sing-Sing... Elle ne reçoit jamais de visite...Christine me dit que c'est elle qui ne veut recevoir personne... Elle refuse d'aller dans le monde... Et le monde n'insiste pas... Le bruit a commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n'avait pas une cervelle très, très solide... Ses silences, ses bizarreries... son air de plus en plus lointain ont détaché d'elle, peu à peu, toute la société du marquis.

Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint Georges-Marie-Vincent.

Néanmoins, ses amis se félicitent qu'il ait «pris le dessus» sur ses malheurs domestiques.

Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très renseignée.

—Le sang des Coulteray est plus fort que tout! me dit-elle. Ils en ont vu bien d'autres!... Un petit bourgeois serait écrasé par cette infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans sa collection... ça n'a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du moins je l'espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l'amie de la marquise: ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le secret de ma situation ici.

Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets d'argent à la main. Ses yeux brillaient.

—Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela excellent! Je vous crois, on dirait du cocktail!... Et savez-vous ce que c'est? Un mélange de sang de cheval, d'hémoglobine, de je ne sais quoi!... Goûtez-moi cela, je vous dis!... aucune fadeur... au contraire... une saveur capiteuse... et chaud à l'estomac comme un vieil armagnac!... Ça réveillerait un mort!... Et ça vous donne un appétit!

Nous bûmes. C'était, en effet, tout ce que disait le marquis:

—Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze jours!...

Il se tourna vers moi:

—Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur?... Christine vous a raconté?... Vous êtes un ami... La pauvre enfant! si nous pouvions la sauver!... Bah! que le corps se porte bien et la tête ira mieux!...

Il s'est frappé le front et s'en est allé avec son flacon et ses gobelets, enchanté, rayonnant!...

—C'est chaque fois la même chose! me dit Christine... chaque fois il s'imagine que sa femme est sauvée!... En attendant, il va aller ce soir rejoindre sa Dorga!

—Sa Dorga?

—Oui, la danseuse hindoue!...

—Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l'Inde, cet homme-là!...

—Il l'a ramenée de là-bas en même temps que sa femme...

—Vous m'aviez dit qu'il adorait la marquise!

—Êtes-vous naïf!... Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix maîtresses... Celle-ci lui fait honneur... elle fait courir tout Paris...

9 juin.—J'ai vu Dorga... Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois par an, j'ai eu la curiosité d'assister aux danses de la belle Hindoue... Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le jargon des communiqués de théâtre, une salle «resplendissante».

Je m'attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds bracelets aux chevilles; je m'attendais encore à quelques déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin «le genre» si ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J'ai vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une toilette de gala à la dernière mode.

Mâtin! le marquis aime les contrastes! La marquise et Dorga, c'est le jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude, brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l'Orient; mais plus que les bijoux qui l'étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga.

L'Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l'on écoute dans un silence oppressé.

Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui «en voulaient encore»... Mais la belle danseuse avait disparu, assez méprisante, et ne revint plus...

Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré des tempéraments, et j'aperçus le marquis, écarlate, qui sortait d'une loge avec Saïb Khan...

Il daigna me reconnaître:

—Vous avez vu? me jeta-t-il... hein, vous avez vu?... Quelle merveille!...

Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras:

—Allons la féliciter!...

Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée, mais qui ne s'ouvrit que pour nous... Cette fois, elle était demi-nue au milieu des fleurs.

Le marquis me présenta:

—M. Bénédict Masson, un grand poète!

Je ne protestai pas... J'eusse été incapable de dire un mot. Je la regardais à la dérobée, honteusement et l'air mauvais... un air que je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à elle, elle m'avait jeté un coup d'œil dans la glace et ne s'était même pas retournée... Quelques vagues paroles de politesse. Elle devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa derrière un paravent, et je m'enfuis, la tête chaude, les oreilles sonnantes...

Je me sentais une haine farouche pour le marquis... et pour tous les hommes riches, qui n'ont qu'à se baisser et à se ruiner pour ramasser de pareilles femmes!...

Et moi! moi! qu'est-ce que j'aurai jamais?... L'image de Christine en moi... charmante et subtile effigie!...


Ah! Seigneur Dieu! j'ai envie de me tatouer la peau comme un colonial... comme un «joyeux»... Un cœur avec une flèche, et, autour: «J'aime Christine!»... Quand je me regarderai dans la glace de mon armoire, je croirai peut-être que c'est arrivé!...




X

L'AUTRE CHOSE...

10 juin.—Le spectacle que me donnait Dorga m'avait empêché de prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan, qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C'est à peine si je me rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque barbu. Mais le marquis est descendu aujourd'hui dans la bibliothèque avec Saïb Khan, et j'ai pu observer celui-ci tout à mon aise.

Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords du Gange. Son visage sévère est entouré d'une barbe de jais, très soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est admirablement habillé, chaussé: élégance simple, impeccable. Je comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu'il inspire. Il paraît si sûr de lui qu'il est à peu près impossible que l'on reste sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de cette bouche carnassière...

Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre?... Eh! mais dans les portraits!... surtout, surtout dans celui de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre... et ce sourire, toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de Georges-Marie-Vincent!...

Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la bibliothèque, et qu'il faudra classer, réunir, suivant un plan que je suis libre d'établir à mon gré et suivant mes goûts...

Le marquis est loin d'être une brute. J'ai trouvé en lui non un collectionneur «averti», car cette collection ne lui doit rien, ou à peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement littéraire depuis deux siècles: ceci, je ne puis le nier, je ne puis le nier... un homme qui, dans ses voyages, s'est toujours intéressé aux bibliothèques... Nous avons eu une longue discussion sur celle de Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d'encre de Paul-Louis Courier... Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui traite bien à la légère un pareil crime!... Je ne savais pas le marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c'est de la littérature... la réalité, c'est Dorga!...

Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb Khan, dont le sourire s'élargit sur l'éclatante menace de sa mâchoire de bête fauve...

Ils s'en allèrent et ils durent quitter aussitôt l'hôtel, car j'entendis le bruit d'une auto qui s'éloignait dans la cour d'honneur...

Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s'ouvrit et la marquise parut:

—Où a-t-il appris tout cela? me souffla-t-elle... Où a-t-il appris cela?... Pourriez-vous me le dire? Georges-Marie-Vincent a eu une instruction très négligée... d'après même ce qu'il raconte. Il n'a jamais su me dire le nom de son précepteur... Alors?...

Elle avait écouté derrière la porte... C'est donc en vain que, physiquement, elle se portait mieux! L'idée était toujours là... cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une tristesse infinie... Elle ne se méprit point à mon air:

—Je vous fais de la peine, n'est-ce pas? Christine a dû exciter votre pitié!...

Et plus bas:

—Elle n'est pas ici, Christine?

—Non! elle vient de partir!...

—Oh! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer... Elle vous a dit, bien entendu, «l'idée»... Ils me croient tous folle ici... Il y a des moments où je voudrais être morte!... oui, morte!... mais j'ai peur même de la mort!... Oui, il y a des moments où j'ai peur de la mort plus que de tout!... et je vous dirai pourquoi, un jour... à moins que vous ne le deviniez d'ici-là!... j'ai peur de la mort; j'ai peur de la vie, j'ai peur de Saïb Khan!... Celui-là est tout-puissant... Il peut tout ce qu'il est possible de pouvoir... s'il avait pu m'arracher l'idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis longtemps... je l'ai connu aux Indes... aucune idée ne lui résiste!... Pourquoi n'a-t-il pas réussi avec moi?... parce que, chez moi, l'idée n'est pas seulement une idée, c'est le reflet de la réalité... Vous comprenez bien... ce n'est pas une imagination sur laquelle un homme comme Saïb Khan puisse agir... c'est la vérité vivante et naturelle... contre laquelle il n'y a rien à faire... Saïb Khan commanderait à une montagne de disparaître que l'Himalaya n'en serait point remué sur sa base, n'est-ce pas?... Eh bien! il n'est pas plus en son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible... jusqu'à ce jour... le bloc des Coulteray!... M'avez-vous compris?... M'avez-vous compris?...

Elle posa sur ma main sa main brûlante: «Je vous dis que c'est le même!»

Ses yeux immenses cherchaient les miens... je n'osais la regarder pour qu'elle ne vît pas toute la pitié qu'elle m'inspirait.

—Madame! madame! comment pouvez-vous! comment une femme comme vous, de votre intelligence!... Madame, prenez garde! Il n'y a rien de plus redoutable au monde que le merveilleux. C'est un domaine où se sont perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec lesquelles il ne faut pas jouer!

—Jésus-Marie! s'écria-t-elle, ai-je l'air de jouer? Je parle sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n'a reçu aucune instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui d'aujourd'hui... Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l'un des plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte de savant.

—Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il brillait chez d'Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande Encyclopédie.

—Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait été élevé par les soins de son oncle, l'évêque de Fréjus. Eh bien! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez eue tout à l'heure avec Georges-Marie-Vincent n'aurait pas été possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n'avait pas reçu cette éducation-là!

Je sursautai.

—Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis Courier n'avait pas encore taché d'encre le manuscrit de Longus au temps de Louis XV!

Elle pinça les lèvres.

—Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte! laissa-t-elle tomber. J'ai voulu dire que, sans cette éducation-là, sans les souvenirs classiques qu'elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne s'intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence.

—Excusez-moi, madame!... Il y a une chose en tout cas que je puis vous dire et qui m'a, en effet, toujours étonné... c'est la solidité de cette instruction classique chez le marquis.

—N'est-ce pas?...

De nouveau ses yeux brillèrent... de nouveau elle me prit la main...

—Ah! si vous vouliez être mon ami... mon ami!...

Je prononçai quelques paroles de dévouement... Son agitation subite m'inquiétait... Je regrettais d'être seul avec elle... J'aurais voulu voir apparaître Sangor et même Sing-Sing...

—Oui!... je le sens!... vous me comprendrez, vous, vous!... Il le faut ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie et la mort!... Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre!... Christine me prend pour une folle... Saïb Khan pour une malade... et il me ressuscite... malgré moi!... Ah! pourquoi me ressuscite-t-il?... Pourquoi me ressusciter pour l'autre?... À moins qu'il ne soit son complice!... ce que je finirai bien par croire... car enfin... J'ai horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles douleurs!... Et cependant il m'est défendu de mourir! Ah! mon ami, mon ami!... Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray?... Vous ne l'avez pas visité, non?... C'est un château, comme on dit: historique... là-bas, entre la Touraine et la Sologne... La chapelle est un chef-d'œuvre comparable à l'église de Brou... Mais je vous prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m'ont attirée... non... il faut descendre dans la crypte... Là sont les tombeaux des Coulteray... Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide!... Vide, je vous dis!... Comprenez-vous?

—Mais non, je ne comprends pas!

Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre:

—Vide! et c'est le dernier tombeau des Coulteray!... Il n'y en a plus d'autre. On ne meurt plus chez les Coulteray...

—Mais, madame, s'ils sont morts à l'étranger!...

—Évidemment! Évidemment!... Mais je vous répète que le tombeau est vide!...

—En bien... la Révolution est passée par là... et combien de tombeaux...

—Ce n'est pas cela! ce n'est pas cela!... La Révolution n'a rien à faire là-dedans... Le lendemain du jour où l'on a descendu le corps de Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre déplacée et le tombeau vide!...

—Et alors?

—Comment et alors?... Mais vous ne connaissez donc pas l'histoire des Coulteray?... Je vous croyais plus renseigné sur Louis-Jean-Marie-Chrysostome... Vous me disiez tout à l'heure qu'il avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie... Il n'a écrit qu'un article... un seul... et vous ne savez pas sur quoi?... Vous n'en connaissez pas le sujet?... Attendez-moi ici, je vais vous le chercher!

Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison... Que cette femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi l'ombre d'un doute!...

Elle revint quelques minutes plus tard, haletante:

—Vite! vite! me jeta-t-elle... emportez tout cela chez vous! Dissimulez ce paquet!... Lisez! et vous saurez tout!... Sing-Sing est dans l'escalier!... Sangor arrive!... Adieu!

Elle m'avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet enveloppé dans un journal de modes et noué d'un ruban noir... Je le glissai sous mon veston et je rentrai chez moi... J'étais persuadé que j'allais enfin savoir ce que c'était que l'autre chose...




XI

«PRIEZ POUR ELLE!»

À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je lisais encore... Maintenant je sais ce que c'est que l'autre chose... C'est inimaginable à notre époque!... Maintenant je comprends pourquoi elle me répétait de cet air hagard... j'ai peur de la mort!... elle qui a déjà si peur de la vie!... Je comprends le sens qu'elle attachait à cette phrase: Il m'est défendu de mourir!...

On a frappé à mes volets... j'entends la voix de Christine... Comment ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille? Et pourquoi?... Je vais ouvrir... Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin, qu'elle me présente... Ils sont allés, par cette tiède soirée de juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la lumière chez moi!... Alors elle est venue me dire «un petit bonsoir» en passant.

... Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille.

Jamais je n'avais vu de si près le prosecteur et je m'en serais fort bien passé, mais l'idée que Christine ne l'aimait pas et qu'elle le trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait supportable.

Je vis qu'il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s'il se rendait bien compte qu'il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des savants, mais, à son âge, c'était peut-être un genre.

—Eh bien! fit Christine en s'asseyant. Elle vous a donné le paquet? Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout cela chez vous, ou de le détruire; en tout cas, de ne pas le lui rendre. Ce sont ces papiers-là qui l'ont rendue malade, la pauvre femme! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses imaginations?

—Si je ne m'abuse, le voilà! fis-je en mettant la main sur un opuscule intitulé: Les plus célèbres Broucolaques. «Broucolaque» est le mot dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition moderne désigne sous le nom de «vampires»!

Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus sérieusement du monde de ces êtres que l'on croit morts et qui ne le sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du sang des vivants pendant leur sommeil... Quelques-uns de ces vampires dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C'est là qu'on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans l'Allemagne du Sud: ils avaient un coloris vermeil, leurs veines étaient encore gonflées de tout le sang qu'ils avaient sucé, on n'avait qu'à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui d'un jeune homme de vingt ans... Certains ne reviennent jamais dans leur tombeau, dont ils ont l'horreur... ce sont, évidemment, les plus dangereux... parce qu'il n'y a aucune raison pour que l'on s'en débarrasse jamais... on ne sait plus où les trouver... Ils se confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au profit de la leur indéfiniment prolongée...

La seule façon à peu près sûre que l'on a de détruire un «broucolaque» est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir préalablement tranché la tête...

Mais comment être sûr que l'on a bien affaire à un broucolaque, à moins qu'on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau?...

Le dernier nom de broucolaque cité par l'opuscule était celui du marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il n'était jamais revenu.

Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l'avoir vu, depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures... des jeunes filles, des jeunes femmes qui avaient eu l'imprudence de dormir la fenêtre de leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un état de dépérissement absolu, et l'on n'avait pas tardé à acquérir la preuve (par la découverte que l'on faisait d'une petite blessure derrière l'oreille) que le vampire avait passé par là!...

Enfin l'opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était d'autant plus funeste qu'il est avéré depuis la plus haute antiquité que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort!...

Tous les ouvrages que j'avais trouvés dans le paquet noué d'un ruban noir traitaient du même sujet. C'étaient des «Histoires horribles et épouvantables de ce qui s'est fait et passé aux faubourg S. Marcel à la mort d'un misérable broucolaque»; des «Revenants, des fantômes et autres qui ne veulent mie quitter la terre»; des «Comment se nourrissent les vampires», un «Traité sur la façon de vivre des broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre»; enfin le fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l'auteur parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent effrayé si elles n'avaient fait sourire...

On y lisait ceci, entre bien d'autres choses:

«On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang... Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler; toute espèce d'attachement, tout lien d'affection paraît rompu chez les vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs parents!...», etc.

—Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi le marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de lecture?... Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le secret le plus absolu... Il ne tient pas à être ridicule!

—Ridicule?

—Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris... Si on apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à lui sucer le sang... on ne s'ennuierait pas dans les salons, ni à Montmartre, ni aux revues de fin d'année, je vous prie de le croire!... Voilà pourquoi on la surveille tant... Un mot imprudent et Georges-Marie-Vincent n'a plus qu'à retourner au Thibet!...

Comme je ne disais rien, elle continua:

Elle ne vous a jamais montré le bobo qu'elle a dans le cou? Non!... c'est peut-être qu'il est guéri pour le moment!... mais je suis tranquille! au premier bouton qui lui poussera sur l'épaule, «vous n'y couperez pas!...» Mon ami, vous passez maintenant par les étapes qu'elle m'a infligées... Elle vous montrera la petite piqûre par le truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa vie!... vous ne riez pas?

—Ma foi, non!... répondis-je... Le marquis a sans doute raison de craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c'est encore elle, assurément!...

—Vous avez raison!... répliqua Christine en reprenant son air le plus sérieux... il n'y a plus qu'à prier pour elle!

—Priez pour elle! répéta une voix qui jusqu'alors ne s'était guère fait entendre...

Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces quelques paroles:

—Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur? demandai-je en souriant, cette fois...

—Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d'hier crée l'industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des hypothèses contradictoires, La science se promène incertaine dans ce chaos de points d'interrogation qu'est notre petit univers. Y a-t-il plusieurs mondes? Edgar Poe, l'un de nos plus grands philosophes—je parle sérieusement—a prouvé par une série d'équations qui en valent bien d'autres, qu'il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs dieux. D'autres ont non moins prouvé qu'il n'y en a qu'un seul, mais ils ne sont point d'accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes, n'a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de Spinoza!... Déisme? Panthéisme? Où est la vérité?... Et vous me demandez s'il y a des vampires? S'il est possible qu'un seul Coulteray ait vécu cent cinquante ou deux cents ans?

»Mais je n'en sais rien, moi, monsieur! continua-t-il de sa voix un peu professorale et qu'enrouait une laryngite chronique... mais ceci est le secret de la vie et de la mort que nous n'avons pas encore pénétré, mais que nous ne désespérons pas de violer un jour!... Où commence la vie?... où commence la mort?... Partout! nulle part! Ni commencement, ni fin! Que voyons-nous? Qu'observons-nous? Des transformations, des mouvements qui recommencent... que nous pouvons appeler: les pulsations du cœur de Dieu!... Voilà ce que l'expérience déjà nous a appris!... Une chose que l'on croit morte n'est que de la vie en sommeil... La science, un jour, monsieur, comme nous l'avons fait pour l'électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être aujourd'hui de la mort!... Et ce jour-là nous aurons recréé de la vie!... Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en principe, du radium de cette table!... En attendant, monsieur, je ne puis dire qu'une chose à Christine: «Priez! Priez pour la marquise!... Priez pour ceux qui croient aux vampires!... pour ceux qui ne croient à rien!... Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent les petits enfants, ait pitié de tout le monde...

—Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine...

—Ainsi soit-il! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux qu'elle avait quand elle se rendait à la messe à Saint-Louis-en-l'Ile!...

Ils me serrèrent la main et me quittèrent.




XII

L'HOMME AUX BRAS ROUGES

Décidément, pas banal, le fiancé. C'est un cerveau, cet homme-là! Ce qu'il raconte est fameux! Christine, telle que je la connais maintenant, ne doit pas s'ennuyer entre son horloger de père qui cherche le mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu!

Et moi qui la plaignais! Ils doivent mener une vie morale d'une intensité singulière entre leurs quatre murs! et je ne compte pas Gabriel!.

Non! mais je ne cesse d'y penser!

Gabriel—est-il besoin de le dire?—m'intéresse autrement que la marquise! Son secret me touche de plus près!

Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de Christine.

Depuis les confidences de la mère Langlois, j'ai essayé de les surprendre tous les deux... en tous les cas, d'assister de loin à leurs chastes effusions!...

Mais mes veilles ont été inutiles...

Gabriel ne m'est apparu qu'au bout du stylet de Christine, dans cette figure qu'elle caresse avec amour, sur la plaque d'argent.

Je suis habitué à souffrir et à ce que l'on ne s'aperçoive pas de mes souffrances... mais un jour je crierai! oui, il faudra que je crie!...

Mon Dieu! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce sera la fin...

Évidemment!...

Depuis deux jours que la marquise m'a remis tous ses petits recueils et traités pour «Broucolaques», je ne l'ai pas revue...

Et j'en suis enchanté...

Je la plains, mais elle m'excède!...

Je voudrais qu'elle me laissât un peu seul avec mes pensées, qui appartiennent maintenant exclusivement au trio Christine-Jacques-Gabriel...

J'essaye de démêler la figure du rôle de Christine dans cette étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime.

Et je n'arrive point à en isoler la ligne.

Christine m'apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et... et bien tendre avec son quoi de Gabriel?

Oui «quid» de Gabriel?

Et quid de moi aussi (après tout)!

De cette histoire de cœur, en suis-je?... Eh bien, oui!... je crois que j'en suis!... Ah! il y a des moments où je crois que j'en suis!... très peu! oh! très peu! mais enfin... je ne suis pas difficile!... il me faudrait si peu de chose!... J'imagine que je compte tout de même dans cette affaire-là! que je ne suis pas simplement un spectateur pour elle!...

Est-ce que «je déménage»? Tout à l'heure, j'écrivais qu'elle ne s'apercevait de rien... et qu'un jour je crierais!... Alors? alors?...

Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu'une fille intelligente comme Christine n'a absolument, absolument rien vu du drame qui se passait sous mon masque?

Eh bien! admettons... Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de l'autre devant moi?...

Niais que tu es!... est-ce qu'elle sait que tu le connais, l'autre?

Qu'importe!... Un si beau profil devant ta hideur, n'est-ce pas à te faire crier?...

Eh! mon bonhomme! elle attend peut-être que tu cries!

En fin de compte, je constate que je suis bien malade... Je n'ose pas regarder vers la fin de cette maladie-là... Je m'empoisonne avec une joie!... Je sais que la guérison n'est pas possible et je n'en veux pas!... Je retourne à l'air qu'elle respire et qu'elle veut bien partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant... Je suis souvent le premier arrivé et je l'attends!... je l'attends!...

Je ne l'ai pas vue de la journée; ça, c'est un peu fort!

Je n'ai vu du reste personne!

Oh! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma petite lucarne!... Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être, elle!... Chose singulière, je n'ai pas vu ce matin, avant de partir, l'horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur... ni Christine... On n'a vu sortir personne.

Seulement le soir, vers neuf heures, j'ai vu arriver un personnage nouveau...

Ce qu'il y a de certain, c'est que c'est la première fois que j'aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front bas qui glisse le long des murs comme s'il avait honte de respirer l'air de tout le monde. Il est coiffé d'une casquette ronde sans visière, vêtu d'un costume informe que l'on dirait taillé dans un sac.

Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de cuir...

Il a l'air de l'aide du bourreau.

On devait l'attendre chez les Norbert, car il n'a pas eu à frapper à la porte, qui s'est ouverte devant lui et qui a été refermée aussitôt...

Vous pensez si j'ai grimpé là-haut!

On a l'air très affairé dans la maison... Plusieurs fois j'ai vu Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d'une grande blouse blanche comme une infirmière... Elle s'entretenait vivement et à voix basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers.

Jacques avait l'air de la réconforter, car elle paraissait très agitée...

Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite.

Je n'aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux Norbert, du reste.

Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence; de la lumière brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles des persiennes...

Soudain le même tourbillon noir que j'avais vu sortir de la cheminée, certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l'île monta au-dessus du toit... et la même épouvantable odeur vint affreusement me surprendre à ma lucarne.

Cette nuit-ci, il n'y avait pas de vent. La chaleur était étouffante et cette odeur maudite s'appesantissait sur vous à vous faire pâmer d'horreur.

Tout à coup les persiennes s'ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon et, dans une lueur de sang creusée d'ombres comme une gravure de Goya, surgit devant moi un spectacle que je n'oublierai jamais.

Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d'un feu d'enfer; à côté de là, près d'une table où, sur une nappe blanche s'étalaient des débris d'humanité, l'homme trapu se tenait, un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés jusqu'au coude, des bras rouges comme s'ils avaient plongé dans des entrailles sanglantes.

Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces incandescentes.

Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient penchés de chaque côté d'une table d'opération que j'apercevais en raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien que le front et les yeux clos surélevés de mon côté.

Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche; quant au corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n'est que bien imparfaitement que j'assistai, de mon petit observatoire, à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait exceptionnelle...

Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute évidence, Gabriel fût endormi, cela n'empêcha point le patient, à diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt entre l'horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et le rétablissaient dans sa position première.

Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office!

Quel office?

Il ne s'agissait point là simplement des «pointes de feu», ni même de quelque chose d'approchant, comme l'on pense bien.

C'était l'intérieur du corps que l'on travaillait et que j'entendais grésiller de ma fenêtre.

Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l'homme aux bras rouges, resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long.

Christine me tournait le dos; j'imaginais facilement que, de la façon dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes ordinaires...

Enfin l'opérateur et son aide se relevèrent.

Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir.

Jacques jeta ses petits outils d'acier, instruments de torture et de salut, sur la table où se trouvaient tout à l'heure les débris d'humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le fourneau du laboratoire, car l'épouvantable odeur persistait...

Et, distinctement, j'entendis Jacques qui disait:

En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce sang... et maintenant du sérum, du sérum, du sérum!...

Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre.

Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d'allégresse semblait rayonner sur son beau front calme.

C'est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de l'émotion au moins physique qui avait dû «lui soulever le cœur» pendant ces horribles minutes...

Rien!...

Elle que j'avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une opération d'où dépendait la vie de celui qu'elle aimait; et elle avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en professionnelle.

Ah! c'est «une nature» fortement équilibrée.

Une femme, comme on dit aujourd'hui, dans l'argot de Paname, «bien balancée», moi je parle au point de vue moral comme au point de vue physique!

Et je suis sûr qu'elle se tirera «avec le sourire» de cette aventure qui aurait pu n'être qu'un assassinat!

Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées.

Et moi!... et moi!...

Moi, me voici sur la piste de l'homme aux bras rouges et au cou de taureau qui vient de sortir.

Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel!

Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d'une couleur indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première apparition.

Il remonta vers la cité et j'attendis qu'il eût traversé le pont pour le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et solide.

La nuit est belle; il y a des familles qui se promènent autour du square Notre-Dame.

Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins, débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue Saint-Victor.

Là il pénètre dans la boutique d'un marchand de vin et dès qu'il apparaît sur le seuil j'entends plusieurs voix qui le saluent par ces mots: «Tiens! v'là le père Macchabée!»

Ce mastroquet donne à manger... Il y a là une clientèle qui soupe... Des clients habituels, certainement... Mon entrée là dedans va faire sensation... Je ne suis pas mis avec une extrême élégance... Bah!... on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans le quartier...

Le principal est que je ne perde pas de vue mon père Macchabée!...

Il n'a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé s'installer à une table dans un coin.

Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur de la nuit.

J'entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain, une voix:

—Eh ben! mon vieux!

Et j'entends des rires étouffés...

J'y suis habitué... je n'y fais pas attention... Ma vie ne serait qu'un pugilat... Ce n'est pas mon élégance très «relative» qui a fait sensation, c'est naturellement ma laideur... Et pour que je n'en doute pas:

—Dis donc, Chariot, ta femme qui cherche un amoureux!...

Cette fois, on s'esclaffe...

Seul, Chariot, le patron, reste digne... Il vient me demander ce qu'il faut me servir...

Je n'ai pas dîné... je ne sais pas comment je vis... je ne sais pas si j'ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger... Je demande comme le «père Macchabée», un morceau de gruyère, du pain et une canette.

Les «joyeux soupeurs» essayent plusieurs fois d'entrer en conversation avec mon homme.

—Eh ben! père Macchabée, ça a été, aujourd'hui, la distribution?

Le père Macchabée finit par s'énerver et, pliant son journal du soir qu'il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas, semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui jette d'une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et sauvage...

—Toi, mon vieux, à la distribution, je ne donnerais pas dix francs de ta carcasse, même au prix qu'est le change!

Plus de doute, le père Macchabée est garçon d'amphithéâtre ou quelque chose d'approchant:

—Te fâche pas, Baptiste, fait l'autre en se levant. S'il n'y a plus moyen de plaisanter!...

J'attends que Baptiste soit parti... et par la conversation des «joyeux soupeurs», qui sont eux aussi «de la partie», employés dans les hôpitaux de la rive gauche, j'apprends que Baptiste est un ours, jamais à la rigolade... Paraît que c'est un ancien maraîcher ruiné par la grêle et les usuriers, recueilli par Monsieur Jacques Cotentin (ils parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui l'a fait entrer aux «travaux pratiques», puis qui s'est mis à s'en servir pour ses travaux particuliers... C'est lui qui lui met de côté les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses expériences personnelles...

On a mis, à l'école, à la disposition du prosecteur, et à de certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel Jacques Cotentin et le père Macchabée s'enferment... Tout cela en marge des règlements... Mais personne ne réclame... Tout est permis à Jacques Cotentin... Ce Jacques Cotentin est donc un génie?...




XIII

UNE MYSTÉRIEUSE BLESSURE

25 juin.—Non! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père Macchabée) dont je connais maintenant l'adresse—qui est Gabriel.

Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose!

D'abord, parce qu'il y a des chances pour qu'il n'en sache rien lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu'il ne répondra rien du tout!

Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin pour que celui-ci, qui ne veut même pas un «aide», le fasse assister à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre.

La figure, si banale (vous savez qu'il n'est même pas laid) de Jacques Cotentin a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses. J'ai voulu lire quelques-uns des articles qu'il publie de temps à autre dans la nouvelle Revue d'anatomie et de physiologie humaines. C'est tout à fait remarquable.

Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les vieilles théories. En d'autres temps, je ne doute point que toute l'antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour l'inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le passé et l'avenir, ou le comblant, à votre gré.

J'ai sous les yeux un article sur «la dégradation de l'énergie dans l'être vivant» où, à propos des théories si intéressantes de Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit sursauter:

«En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens inverse... Un système pourrait, en une transformation isothermique, fournir un effet utile supérieur à sa perte d'énergie utilisable: LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE.»

M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement, et les faux équilibres chimiques n'a rien écrit de plus fort... et nous nous trouvons en face de l'hypothèse d'Helmholtz réalisée, l'hypothèse d'une restauration possible de l'énergie utilisable dans les êtres vivants!...

C'est-à-dire la mort vaincue!...

Toujours le mouvement perpétuel!...

Ainsi, c'est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au point de vue physiologique...

Ah! certes oui! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur le long duquel je me promène en attendant Christine... et qui sépare les deux drames étranges dont je n'ai pas encore la clef...

En attendant, j'ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n'a fait aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je n'étais pas là quand elle la lui a demandée... Il me l'a remise à moi, le plus naturellement du monde:

—Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez!... Vous êtes chez vous.

Ceci se passait hier... Je dois remettre la clef à Christine aujourd'hui... Mais il est cinq heures du soir et elle n'est pas encore arrivée... Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j'imagine que Gabriel doit réclamer ses soins...

La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j'en crois les belles couleurs de Christine...

L'intervention chirurgicale l'aura définitivement sauvé... et je ne désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des Norbert, au bras de sa belle infirmière...

Chose inouïe! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine!... et savez-vous pourquoi?... Ô mystère du cœur humain! comme dit l'autre... parce qu'elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques Cotentin!...

Maintenant que j'ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui, Christine ne m'apparaît plus que comme une poupée haïssable, méprisable, odieuse!... Si elle ne l'aime pas, elle n'avait qu'à ne rien lui promettre! ou si elle ne l'aime plus, elle n'a qu'à le lui dire! Mais tromper un homme pareil!... Attention!... la voilà!... Quelle jeunesse!... Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire à son chevet? Cette belle main tirerait un mort du tombeau!

À propos de mort et de tombeau, je n'ai toujours pas revu la marquise... et par conséquent je n'ai pas eu à me préoccuper de prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles petites histoires de broucolaques que j'ai continué à feuilleter, du reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité.

Christine l'aurait vue, elle. Où? Quand? Comment? Je n'en sais rien.

Elle m'a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb Khan la voyait presque tous les jours.

—Vous êtes bien en retard? fis-je à Christine en la regardant bien dans les yeux.

—Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi? me répondit-elle en accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose à me reprocher.

—Eh! je n'ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence, n'est-ce rien que cela?

—Monsieur est galant! laisse-t-elle tomber en me regardant d'un air un peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la bibliothèque.

J'avais rougi jusqu'à la racine des cheveux. Voilà où j'en suis, moi, Bénédict Masson!... à de pareilles fadeurs! Penses-tu que cela prenne, Adonis?

Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef du jardin, elle me dit:

—Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici! Nous arrivons par le jardin, nous partons quand nous voulons! Nous n'avons pas affaire au noble vieillard costumé en suisse, nous n'avons plus à traverser tout l'hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les bondissements de ouistiti de Sing-Sing.

—Parlez pour vous, fis-je. Moi je n'ai pas de clef.

—J'en aurai fait faire une demain pour vous. C'est entendu avec le marquis! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne soyons dérangés par personne.

—Ah! oui!

—Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est fermée, condamnée... Il n'y a plus que lui qui puisse pénétrer ici...

—Vraiment? fis-je un peu étonné... Voilà bien des précautions!

Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer!

—Oh! j'ai compris!

J'aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait désormais, Christine et moi; cependant les circonstances assez obscures dans lesquelles l'événement se produisait... et la pensée de cette autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n'aurais su définir, mais que l'on éprouve généralement à la veille de quelque malheur dont on a le vague pressentiment... De fait, un bien singulier et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard, nous bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire...

Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin, quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui emplit tout l'hôtel...

Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l'un que l'autre... Nous avions reconnu la voix de la marquise...

Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres brefs, répétés, rageurs du marquis:

—Courez! mais courez donc!...

Enfin, dans le vestibule, dans l'escalier, dans tout l'hôtel, un tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés...

Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m'appela:

—Par le jardin!... par le jardin!...

Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite allée latérale avec la cour d'honneur dans laquelle nous arrivâmes, haletants...

Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là, planté sur ses pieds, comme s'il eût été incapable de faire un mouvement.

Aussitôt qu'il nous aperçut, il nous cria:

—Ne vous mêlez pas de ça!... Ne vous mêlez pas de ça!... C'est encore madame la marquise qui a une de ses crises!...

Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron, nous entrâmes dans l'hôtel.

Tout le bruit était maintenant au premier étage.

Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée, défoncée... nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les appartements de la marquise... Une porte gisait là, crevée comme par une catapulte. La chambre de la marquise...

La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis... Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux... Ses éternelles fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de neige... Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche que la neige...

Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d'un éclat insupportable, aidait le marquis à la maintenir.

Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle mettait je ne sais quel espoir:

Cette fois, c'est au bras! nous cria-t-elle... Tenez!

Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l'épaule, une petite blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil...

—Ah! vous étiez ici! fit le marquis (paroles qui me frappèrent... il ne nous croyait donc pas dans l'hôtel)... Tant mieux! vous allez m'aider à la calmer... Ça n'est rien du tout... moins que rien!... Elle s'est fait une petite blessure... je parie qu'elle s'est piquée au rosier!... et voilà dans quel état nous la trouvons!...

Pendant qu'il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans une espèce de hoquet:

—Ne me quittez pas!... Surtout ne me quittez pas!...

Là-dessus Sangor accourut... Il parut aussi surpris que son maître de nous trouver là... Il avait à la main un flacon sur l'étiquette duquel je lus: citrate de soude.

Le marquis, aussitôt qu'il vit le flacon, cria à Sangor:

—Imbécile! ce n'est pas ce flacon-là!... Je t'ai demandé le chlorure de calcium!

Sangor s'inclina, s'en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure de calcium demandé.

Le sang qui coulait de la petite plaie s'arrêta bientôt sous l'action du chlorure... Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une grande douceur et des paroles d'encouragement, tandis qu'elle se pâmait...

Je regardai la blessure, elle n'était pas plus grande qu'une grosse piqûre d'aiguille.

Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta.

Le marquis lui dit:

—Elle s'est blessée au bras... et naturellement, une nouvelle crise!

Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade.

Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d'un air tellement suppliant que j'en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan, et aussi sous celui du marquis, elle n'eut pas la force de prononcer une parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu'un faible gémissement. Il fallut la quitter.

Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre. Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous.

Le marquis nous montra la porte brisée:

—Vous voyez, nous expliqua-t-il, j'ai dû enfoncer la porte! Nous ne pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs!

—Comment cela est-il arrivé? demanda Christine.

Quant à moi, je ne demandai rien. J'étais affreusement troublé et j'osais à peine regarder le marquis, tant j'avais peur qu'il pût lire dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète pensée.

Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier.

—Elle respirait l'air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il... Moi, je ne l'ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage, l'aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise! Et aussitôt, dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis longtemps, elle courait au premier étage s'enfermer dans sa chambre... Moi, j'étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata... Je n'avais pas besoin d'explications... Je savais de quoi il était encore question... Nous courions déjà tous derrière elle... Il fallut forcer sa porte... Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il en se tournant de mon côté, puisque personne n'ignore plus rien de mon malheur!...

Christine et moi, nous regagnâmes notre bibliothèque, elle très attristée, moi de plus en plus agité...

—Que vous semble de tout ceci? me demanda-t-elle.

Je lui dis:

—Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous remarqué la figure du marquis?

—Non! je ne regardais que la marquise!...

—Eh bien! moi, j'ai regardé le marquis... Il n'était pas beau à voir, vous savez!... Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s'ouvrait sur une dentition ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l'ennemi! Je n'ai jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n'est l'air férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l'on cache soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du Muséo Patrio, dans une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante... Ce marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où il paya dix ducats la première tête française coupée par ses stradiots, et il baisa sur la bouche l'homme qui la lui apportait... Ce n'était pas un vampire, mais c'était tout de même un buveur de sang à sa manière!...

—Précisez votre pensée... me fit Christine d'une voix sourde, croyez-vous que nous ayons réellement surpris «notre marquis à nous» la veille de Fornoue?

—Ce serait tellement formidable, que, justement, je n'ose préciser ma pensée...

»Il n'y avait peut-être là qu'une apparence», m'empressai-je d'ajouter.

—En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague croyait se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le lendemain...

—Oui! quelqu'un est venu qui a troublé la fête...

—Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons en effet dérangé tous ces gens-là!... Mais en supposant les choses au naturel, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été désagréablement surpris par notre arrivée...

Et si c'était vrai?... fis-je.

—Quoi? si c'était vrai?... quoi, si c'était vrai? répéta-t-elle.

—Oui! laissons toutes les autres histoires de côté! Il n'est pas besoin d'avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête fauve!...

—Alors vous croyez?... vous pouvez croire?...

—Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu'il est arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon?

—Oui, un flacon contenant du citrate de soude, il me semble?

—C'est bien cela!

—Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du chlorure de calcium?

—Parfait! Et qu'est-ce qu'il a fait avec le chlorure de calcium, Christine, pouvez-vous me le dire?

—Eh bien, il a arrêté le sang!...

—C'est cela même... mais savez-vous, Christine, ce que l'on fait avec le citrate de soude?

—Non!...

—Eh bien! avec le citrate de soude, on le fait couler!

Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour.

—On le fait couler? répéta-t-elle.

—Oui, en ce sens qu'on le laisse couler, en empêchant de se former le caillot de sang qui fermerait la blessure... Frottez la blessure, ou la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider de son sang comme l'eau coule d'un robinet... Enfin, ce n'est pas tout!... Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de citrate de soude n'aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle il faut toujours compter...

—Mais c'est effrayant, ce que vous me dites là! Où avez-vous appris tout cela?

—Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire... vous n'avez donc pas chez vous le Labosse illustré?... Quand on est relieur, Christine, et qu'on ne s'intéresse pas seulement à la reliure... on finit par apprendre bien des petites choses.

Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au moins aussi agitée que moi... Elle me répéta encore: «Mais c'est effrayant!... La science à l'usage du vampirisme!...»

—De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le vampirisme—si vampirisme il y a—ne peut être que scientifique.

Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d'une façon si énigmatique et si troublante—très troublante—dans le jour qui tombait, ne laissant au contour des choses qu'une ligne indécise, une sorte d'effacement de pastel.

—C'est vrai qu'ils se ressemblent tout à fait étrangement, très étrangement, dit-elle.

—Eh! si c'est le même! repris-je en essayant de mettre dans le ton dont je disais cela un peu d'ironie et de désinvolture... il a eu le temps de perfectionner sa méthode!

Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter... car il y avait encore des gémissements là-haut!...

Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous empêcher de frissonner.

—Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure est arrivée... Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu'il veut!...




XIV

VEILLÉE

Il était tard maintenant, l'heure du dîner était passée depuis longtemps... nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités par une si mystérieuse douleur... On devait nous croire partis...

Notre dessein n'était point de nous dissimuler: cela eût été indigne de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir besoin de notre secours; en tout cas, c'est ce que nous pouvions répondre à qui s'étonnerait de nous trouver encore là...

Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la nuit du jardin.

Un grand silence s'était fait soudain dans l'hôtel, silence qui nous pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l'heure...

Une demi-heure se passa ainsi; nous travaillions vaguement à je ne sais quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n'osions sans doute pas nous communiquer... Enfin je lui demandai:

—Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille maintenant?

Elle fut toute surprise par ce «et vous?»

—Comment, et moi? Pourquoi et moi? fit-elle, assez émue... Croyez-vous qu'il y ait un rapprochement quelconque à faire entre... entre les imaginations de là-haut... et ce qui s'est passé ici?

—Enfin il n'a pas renouvelé sa tentative?

Elle sembla hésiter une seconde et puis:

—Non... je me suis arrangée pour cela!...

—Au fait, je dois constater que le marquis s'est toujours montré devant moi d'une correction parfaite à votre égard!... On dirait qu'il n'ose pas vous regarder, même quand il vous parle.

—Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité, de s'être laissé aller à... à ce que nous pouvons appeler la violence de son tempérament... C'est vrai que, dans ces moments-là, il n'était pas beau à voir... On n'aurait su dire s'il voulait m'embrasser ou me mordre!...

—Ou vous mordre? répétai-je en la regardant...

—Oh! mais attention! fit-elle en me souriant... c'est une façon de parler... je ne crois pas aux vampires, moi!... mais tout de même, il m'a fait peur!...

—C'est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine!

—Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson!...

Elle me jeta cette réplique comme si je l'avais outragée...

Ce fut elle qui rompit le silence pénible qui avait suivi...

—Dites-moi, mon ami, c'est vrai que vous avez une charmante maison de campagne?

Je m'attendais si peu à cette question que j'en fus tout bouleversé...

—Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela?

Elle me considéra avec un étonnement profond:

—Mais... qu'est-ce qui vous trouble ainsi?... Ma question n'a rien que de très naturel...

—Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne?...

—Mon Dieu, si j'avais su... vous voilà tout pâle!... C'est le marquis qui m'a dit: «M. Bénédict Masson a une charmante maison de campagne... je m'étonne qu'il ne vous y ait pas encore invitée!...»

—Comment sait-il que j'ai une «charmante» maison de campagne? Christine! Christine!... ma maison de campagne n'est pas charmante, c'est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l'on puisse rencontrer entre la lisière d'un bois et un étang noir, limoneux, aux eaux de plomb!... Christine, je ne vous y inviterai jamais!... et n'y venez jamais!...

Elle était de plus en plus stupéfaite:

—Quel drôle de garçon vous faites! finit-elle par dire... Si je m'attendais à cette... véhémence!... bien, bien, mon ami, je n'insiste pas...

—Le marquis ne vous a pas dit comment il savait?

—Mais si... Il a eu, un moment, l'intention d'acheter d'immenses terrains du côté de Corbillères-les-Eaux... C'est bien par là, n'est-ce pas?

—Oui... moi, je suis sur l'étang... tout au bord de l'étang... de l'étang noir!...

—Eh bien! le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner sur les propriétaires des terrains qu'il voulait acheter pour les réunir en une seule propriété... le marquis trouva votre villa charmante, voilà tout.

J'étais tellement agité que j'allai à la fenêtre que j'ouvris... j'avais besoin de respirer... j'essayai de reprendre mon calme... Je m'en voulais mortellement ne n'avoir pas su me contenir...

À ce moment, dans le carré de lumière qui s'allongeait devant moi, sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme un fantôme.

Je n'eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu'une ombre... Son souffle expirait sur ses lèvres exsangues; l'ovale de son visage s'était allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer cette fragile image pour l'éternité et la lueur qui errait au fond de ses orbites creusées comme deux abîmes n'appartenait plus aux feux de ce monde...

C'est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres qui n'étions point comme elle sur la frontière du néant, qu'elle nous dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s'était précipitée):

—Eh bien! êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m'ont laissé que l'âme!...

Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d'infinies précautions; sa tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes de la mort) le monstre en quatre images qui, du haut du mur, lui adressait sans se lasser son redoutable sourire:

—Vous avez vu aujourd'hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure au moment où il va boire ma vie!... Dites-moi s'il ne vous a pas épouvantés!... Et maintenant il est parti... il est parti avec tout mon sang... et je vais mourir, car je n'ai plus peur de la mort!

»Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l'on veut, pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion... quand je serai morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n'y aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des vivants...

»Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles!

»C'est un fait!... C'est la seule manière qu'il a de me sauver de la vie et de la mort...

»Oh! je suis bien heureuse! je suis sûre de Sangor! il me coupera la tête comme c'est ordonné dans le livre contre la résurrection!...

»Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres!... Alors, vous savez bien qu'il faudra qu'on me coupe la tête!...

»Je suis sûre de Sangor... je lui ai donné un collier de perles magnifique!...»

Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après chaque mot...

Et moi, j'aurais bien voulu lui poser une question pendant qu'il en était temps encore...

Je profitai d'un moment où elle se tut, la tête renversée, les paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s'offrait déjà au couteau de Sangor...

Je dis:

—Le marquis nous a conté que vous preniez l'air à la fenêtre du boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier qui monte contre le mur... et que c'est alors que vous avez poussé ce grand cri...

Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui, presque aussitôt, s'éteignit entre les cils rapprochés.

—Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort quand on se pique à un rosier... j'ai crié quand il m'a mordue!...»

—Il était avec vous dans le boudoir?

—Mais non!...

—Alors il était dans le jardin?

—Mais non!... je ne sais pas où il était!...

—Comment! il n'était pas avec vous et il vous a mordue?

—Certes!... Il mord comme il veut! quand il veut! C'est en vain que je m'entoure de fourrures!

—Mais, enfin, il ne mord pas à distance?

—Si!...

Il n'y avait plus rien à dire... L'affaire était jugée...

Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes, quand Sangor parut.

Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans un rêve d'horreur et de folie...

Du reste, tout ne m'apparaît plus que sous ces affreuses couleurs... Et il n'est pas jusqu'au regard de Christine que je ne trouve un peu trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore: «Eh bien!... que dites-vous de tout cela?...»

Chose singulière, c'est la première fois que je ne lui entends pas dire en parlant de la marquise: «Elle est folle!»




XV

LA CATASTROPHE

30 juin.—C'est fini! tout est fini! et c'est bien de ma faute! Comme on dit dans les romans populaires: «J'en pleurerai longtemps des larmes de sang!» J'ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l'étang aux eaux de plomb!»

«Corbillères, corbillard»... je passe mes journées à mener le deuil de mes dernières illusions et de mon fol amour...

Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur... Illusion? fol amour? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui est arrivé?... J'étais devenu comme une bête ensorcelée autour de Christine.

Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans l'hôtel.

Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de Coulteray, sans doute pour qu'elle fût plus près de son tombeau qui l'y attendait.

Toute la domesticité avait suivi.

Seul, avec Christine!...

Et voici ce qui est arrivé.

C'était un soir... après dîner... dans le jardin où nous revenions quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous...

Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque chose d'assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du moins je me l'imaginais, car jamais encore je n'avais vu Christine aussi confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi...

C'était un soir d'une douceur ineffable après la grosse chaleur du jour... je n'avais jamais été aussi heureux; nous étions assis l'un près de l'autre; un même attendrissement—qui n'était peut-être, hélas! que de l'apaisement chez Christine—nous tenait silencieux... Mes pensées tournaient à la romance... autour de nous les murailles grises se fondaient dans le repos; un chêne solitaire vacillait d'ivresse en se penchant au-dessus de l'abîme obscur de nos cœurs... Ma main se posa sur sa main—geste inconscient s'il en fut jamais—et sa main tiède resta dans la mienne.

Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute précieuse, c'est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice, voile sacré derrière lequel s'oublia ma laideur!

De ce que Christine n'avait pas retiré sa main, je concluais volontiers que mon contact ne lui déplaisait point—et cela pouvait déjà passer pour la plus grande victoire de ma vie—quand elle me demanda sur le ton de la plus sournoise confidence: «Est-elle vraiment folle?»

—Qui donc! interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais pas.

—Mais... la marquise?

—Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d'humeur, que je ne pensais plus à cette malheureuse... Pourquoi me demandez-vous cela?...

—Parce que...

—Parce que... quoi? N'étions-nous pas d'accord là-dessus?... Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre?

—Oui, oui!... la plaindre!... répéta-t-elle avec sa voix de rêve... Elle n'a pas su résister, elle!... résister à l'ambiance!...

—Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, Christine?

—Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j'étais cependant résolue à n'attacher aucune importance, c'est à cause d'une certaine coïncidence dont je ne laisse pas d'être assez troublée, je l'avoue...

—Vous m'intriguez, Christine... (Pendant ce temps sa main était toujours dans la mienne et cela m'inspirait des pensées telles que j'avais le plus grand mal à la suivre.)

Eh bien! moi aussi, j'ai été piquée!...

—Seigneur Dieu!... Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous!

Oui, j'ai été piquée par le rosier... Oh! il y a quelque temps de cela!... Et au bras, comme elle, et au même endroit qu'elle!... Et avant elle!...

J'essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné de moi...

—En vérité! en vérité!... voilà une bien grande aventure! déclarai-je assez froidement... Vous vous êtes penchée à la même fenêtre, comme elle s'y est penchée elle-même et vous avez été piquée par le même rosier!... C'est là quelque chose de tout à fait extraordinaire!...

—Non! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non... ce n'est pas tout à fait extraordinaire... mais figurez-vous qu'à la suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que, rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des rêves...

—Quel rêve?

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