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La Poupée Sanglante

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—J'ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez découverte l'autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise après l'accident... Il s'est approché de moi... et malgré tous mes efforts pour l'éloigner, il s'est emparé de mon bras et, collant ses lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang... toute ma vie!...

—Vous avez eu vraiment ce rêve-là?...

—Vraiment!...

—La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de broucolaque?...

—Oui!...

—Et vous, vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre portraits des quatre Coulteray?

—C'est cela même.

—Alors concluez vous-même, Christine!...

—J'ai conclu! j'ai conclu!... Oh!... Oh!... j'ai conclu!... mais alors je n'avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se penchant à la même fenêtre, et je ne l'avais pas vue revenir comme un fantôme nous crier: «Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne m'ont laissé que l'âme!...»

—Ah çà! mais, Christine...

—Évidemment... «Ah çà! mais!...» c'est bien ce que je me dis...

—Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous? repris-je, assez impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu'elle prenait pour me raconter son rêve...

—Eh bien! cela a fini quand je me suis réveillée...

—Étiez-vous seule, quand vous vous êtes réveillée?...

—Oui!...

—Le marquis n'était pas là?

—Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l'image des quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres.

—Et comment vous sentiez-vous?

—Brisée!

—Et qu'avez-vous fait?

—Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l'air de sa maison ne me valait rien du tout... et que, me sentant un peu souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir...

—Lui avez-vous raconté votre rêve?

—Oui!...

—Et qu'a-t-il dit?

—Que sa femme nous rendrait tous fous, ici!... Et il me conseilla d'aller me reposer une semaine ou deux à la campagne... c'est même la première fois qu'il me parla de Corbillères-les-Eaux!

Je tressaillis, mais elle ne s'en aperçut même pas...

—Et vous n'êtes pas allée à la campagne?...

—Non!... je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques... (je pensai: ni Gabriel.)

Il y eut un silence, puis:

—Vous me prenez sans doute pour une sotte... et j'ai peut-être eu tort de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et leurs airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment d'inquiétude... depuis l'accident de l'autre jour...

Et cependant, vous n'y êtes jamais venue plus souvent! murmurai-je en me rapprochant d'elle... (nos mains étaient toujours unies)... Ah! Christine! Christine! ma pauvre chère âme... chaque maison, comme chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)... je vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre bras n'est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par lesquelles s'épanche, se répand, coule jusqu'à la dernière goutte la vie d'un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts? Le plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses avec un carquois et des flèches... et il s'appelle l'Amour!

—Vous avez raison, mon ami! fit Christine dans un souffle en baissant tout à fait la tête...

Quel silence suivit ces dernières paroles!... J'osai murmurer enfin à l'oreille de celle qui se taisait près de moi... j'osai murmurer le commencement d'une complainte de ma fabrication qu'elle avait dû goûter particulièrement, puisqu'elle l'avait apprise par cœur:

«Ô dame douce! comment es-tu venue ici?—étranges sont tes paupières—étrange ton vêtement—et étrange la longueur glorieuse de tes tresses!»

Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu'à la sensation de l'étouffement.

—Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour moi! Mon vêtement n'est pas étrange, vous n'avez jamais vu se dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et si je viens ici plus souvent que de coutume, c'est que le marquis n'y est plus!

Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai, assommé, sur mon banc.

Ce n'est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier. Elle pleurait...

Oubliant déjà ma fureur, je m'apprêtais à prononcer quelques bonnes paroles où, naturellement, je n'aurais point manqué de me donner tous les torts, quand je m'aperçus que les larmes de Christine coulaient sur l'image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité qui déjà m'avait fait tant souffrir) du beau Gabriel.

Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d'amertume d'où je laissai tomber quelques gouttes:

—Certes! fis-je... si j'étais aussi beau que celui-là!...

J'avais cru l'embarrasser; quelle erreur! Elle levait sur moi des yeux brillants d'une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne:

—Oh! oui!... si vous aviez été aussi beau que lui!...

C'était à pouffer de rire, si je n'avais été aussi amoureux et si j'avais pu oublier une seconde que j'étais la première victime de cette situation ridicule.

Le plus inouï, qui commença de m'ouvrir d'étranges horizons, fut que Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première victime) pour elle!...

—Oh! mon ami, mon cher grand ami!... gémit-elle, je suis bien malheureuse!...

—Eh bien, et moi, m'écriai-je... croyez-vous que je me promène dans les Champs Élysées?...

—Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi! m'expliqua-t-elle avec cette logique spontanée, candide et irréfutable que l'on trouve à peu près chez toutes les femmes... oui, beaucoup moins à plaindre puisque c'est par ma faute que vous êtes malheureux!... Et s'il n'y avait que vous!...

—Ah! oui! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le prosecteur!... Mais pourquoi ne l'épousez-vous pas?...

J'éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle aussi, autant qu'il était dans mes moyens de le faire, moyens que j'espérais bien pousser jusqu'au bout, maintenant que nous avions entrepris cette marche à l'abîme.

—Parce que je ne l'aime pas! m'avoua-t-elle avec un gros soupir, et en continuant de laisser couler ses libres larmes sur l'image que j'abhorrais!...

—Et comment, ne l'aimant pas, lui avez-vous promis le mariage, pourriez-vous m'expliquer cela, Christine?

—Fort honnêtement, répondit-elle... Jacques ne vit que pour moi, depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant vous permettra d'apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous aurai dit qu'il est en train de devenir l'un des premiers, peut-être le premier savant de ce siècle. Eh bien! Jacques se moque de la gloire, de la fortune et de tout ce qui se rattache à l'humanité en général! Il ne vit que pour moi! Ce génie, que l'on ne peut entendre dix minutes sans en être ébloui, n'a qu'un but: me serrer dans ses bras et me faire la mère de ses enfants!... Et vous auriez voulu que, d'un mot, je souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où viendra peut-être se réchauffer l'humanité future!... Non!... Je lui appartiens!... Il le sait!... C'est ce qui fait sa force!... S'il avait voulu, j'aurais déjà été à cet homme-là!... mais il a son idée, lui aussi, et son orgueil... Il veut m'apporter sa dot: quelque chose que l'on n'a point déposé encore dans une corbeille de mariage:

»La chaîne d'or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue!

—C'est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais lent à forger, et puisque vous n'aimez pas le forgeron...

—Bénédict Masson! quand je vous dis, à vous, à vous seul au monde, que je ne l'aime pas, cela signifie que je ne l'aime pas autant qu'un cerveau comme celui-là mériterait d'être aimé... Vous abusez de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma confiance!...

Mais les coups qu'elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout en ayant l'air de me caresser avaient achevé de m'étourdir, et c'est alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut parler la brute:

—Vous avez des sentiments pour lui! Vous avez des sentiments pour moi! En attendant, c'est celui-ci que vous embrassez!...

D'abord, elle ne comprit pas... mais elle dut sentir passer sur elle quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de noyée... Ah! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses pleurs... mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui imposais: ma main désignait encore l'image de Gabriel qui, lui aussi, pleurait les mêmes larmes qu'elle...

Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s'épanchait librement devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup... Elle se leva en frissonnant et elle alla s'enfoncer dans la nuit de la bibliothèque où je n'osai tout d'abord la suivre...

Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? voilà ce que je ne saurais dire.

Dans son isolement, j'étais sûr qu'elle ne pensait qu'à lui... et la preuve de cela, elle finit par me la donner.

Elle m'appela près d'elle. Sa voix était loin d'être hostile. Était-elle naturelle? Faisait-elle un effort sur elle-même parce qu'elle avait quelque chose à me demander? Je n'essayai point de résoudre ce problème... ses nerfs étaient à bout, à moi aussi... Elle n'avait qu'à me laisser dans mon coin... Elle aurait dû comprendre qu'il y a certaines heures lourdes, chargées d'une volupté insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d'appeler près de soi les poètes, avec une voix de miel.

Je m'assis à l'autre bout du divan, par une dernière précaution qui touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m'a privé pour toujours de Christine.

—Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas pour moi, certes!) et toute sa peur... mon ami, seriez-vous jaloux d'une image?

—Cessons de nous mentir, fis-je brusquement... Je vous adore et je vous hais à la façon du maudit qui est à l'autre pôle de Dieu et dont le tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront pour s'anéantir. En ce qui nous concerne, nous n'en sommes pas là!... Votre douce voix qui m'appelle me rend malade de fureur si elle est un piège... mais plus mou qu'Hercule aux pieds d'Omphale si elle vibre d'une véritable tendresse, comme parfois, j'ai osé l'espérer et comme je veux le croire, ce soir!... Ou vous allez me chasser avec des mots rudes, ou vous allez avoir pitié d'un damné!... Oh! je m'entends... et rassurez-vous!... Vous avez promis de justes noces à un homme que vous n'aimez pas... et vous lui apporterez un corps vierge! c'est sublime!... Mais puisque vous avez des sentiments pour moi (parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me mentir! Christine! Christine! ce n'est pas un profil d'argent que je vous ai vu embrasser!... Cette belle image a un nom; elle s'appelle Gabriel!...

L'effet fut foudroyant. L'ombre de Christine se dressa dans l'encadrement de la fenêtre... Et elle se pencha sur moi, si près que je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur...

—Comment savez-vous?... comment savez-vous?...

Alors, je lui dis tout... Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux espionnage... je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes auxquelles j'avais assisté...

Elle me donnait à peine le temps de respirer: «Et après?... Et après?...» me pressait-elle...

Après, je lui dis comment j'avais cru à la mort du mystérieux étranger, comment il m'était apparu convalescent... enfin ce fut l'horreur de l'opération et son dévouement à elle! et son angoisse...

—J'espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu'il est maintenant hors de danger!

Elle ne répondit point à ces dernières paroles... Elle était retombée tout près de moi... et ce fut elle qui, cette fois, posa sa main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les deux)... Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée... Enfin, elle prononça avec effort:

—Et qu'avez-vous pensé en voyant mon père?...

—Votre père, fis-je, a été violent et j'ai bien cru que c'en était fait de Gabriel!... Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse... tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire...

—Assez! assez! murmura-t-elle... Et si vous ne voulez point que je vous haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais encore vous allez me jurer d'oublier tout ce que vous avez vu, vous!... Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du drame auquel vous avez assisté... D'autres que vous ont entrevu notre hôte... notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu'on en a parlé chez Mlle Barescat... Aux dernières nouvelles, on dit que c'est un étranger proscrit et condamné par le parti qu'il aurait trahi... Ce sont des histoires... nous n'avons de renseignements à fournir à personne, qu'à la police... si elle nous en demande, mais je ne vous cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne franchisse notre seuil que le plus tard possible... Si cela arrivait, à elle aussi nous demanderions le secret jusqu'au jour... jusqu'au jour, mon ami, qui n'est peut-être pas très lointain, où je pourrai tout vous dire!... Puis-je compter sur vous, mon ami?

—Mais comment donc?... mais comment donc? Cet homme, après tout, n'est pas à plaindre, bien qu'il ait été fort malmené... par votre père... Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre séquestré, moi!

—Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict!... d'un mot, je pourrais vous faire taire, mais ceci n'est point mon secret... et j'ai juré à Jacques... (elle s'arrêta et je ne sus jamais ce qu'elle avait pu bien jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel!... Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer que mon affection pour ce bel étranger n'a jamais dépassé les limites d'un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j'ai embrassé sa beauté!... Hélas! hélas! celui-là non plus, je ne peux plus l'aimer!... Il n'a que sa beauté pour lui! C'est une tête vide, comprenez-vous?

—Les imbéciles sont bien heureux! répliquai-je dans un rire diabolique... Fichtre! Christine, s'il vous faut, pour être heureuse, le profil de l'Apollon Pythien, la pensée d'un Jacques Cotentin...

—Et le cœur embrasé de Bénédict Masson! acheva-t-elle à mi-voix.

—Tout cela dans un même homme! repartis-je sur un ton de plus en plus sauvage... Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les autres, du paradis!...

—Bénédict, Bénédict, calmez-vous!... vous ne m'avez jamais parlé ainsi!... vous m'effrayez!

—J'envie l'homme à la tête vide!... fis-je, et là-dessus j'éclatai à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans...

Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans un mouvement qui n'était, qui ne pouvait être que de pitié et qui acheva d'exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d'un pauvre être qui n'a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d'une femme...

Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur l'épaule du bel être à la tête vide!... On nous a appris, sur les bancs de l'école, l'histoire d'une femme, reine par le rang, la beauté et l'intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid fût-il... Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma terrible timidité...

Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque, pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de rhétorique, une femme qui m'aimerait vraiment lirait tout de suite ces deux mots: «Embrasse-moi!»

Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer!...

Mais Christine les a entendus tout de même... La voilà, la divine, qui se penche sur moi; son souffle, son haleine embrasait mes artères, cependant que le cœur rouge de sa bouche s'entr'ouvrait sur la mienne... Allais-je mourir de joie, m'éteindre du coup, consumé par la flamme sacrée?... Pourquoi n'ai-je pas fermé les yeux?... Alain Chartier dormait, lui!... Oui, mais Marguerite avait les yeux grands ouverts sur cette sublime laideur qu'elle honorait d'un baiser royal!...

Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine?... Est-ce parce que cette nuit est trop claire encore?... Est-ce par pudeur?... Je veux le savoir, Christine!...

Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète!... Eh bien! allons, du courage!...

Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre stupide, ta Christine!... et elle a eu un soupir de dégoût!

La pauvre a fait ce qu'elle a pu! et toi, tu t'es conduit comme un misérable!... Si tu ne l'as pas étranglée, c'est tout juste!... Elle a roulé sous tes coups et tu t'es enfui jusqu'ici, jusqu'aux bords du petit étang sinistre aux eaux de plomb!

C'est la première fois que tu brutalises une femme! tu n'as qu'un excuse: c'est que tu n'en as jamais aimé une autre comme celle-là!...




XVI

LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON

Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson.

Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale, dans ce drame intérieur créé par la laideur. C'était nécessaire. Le flambeau, allumé par lui-même et â la lueur duquel nous avons examiné ce paria: l'homme laid—va nous aider à éclairer certains coins du drame extérieur dont il fut l'effrayant héros.

Voyons d'abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que nous en connaissons déjà n'est guère rassurant.

Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n'y avait là qu'une halte! c'est la halte qui a créé cette agglomération villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse dont l'aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux, touffus, si accueillants de l'Ile-de-France.

Marais et marécages, étangs couverts de plantes d'eau, gardés par des saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du gibier d'eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés de la guinguette.

Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait d'abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies, entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux noires d'un étang.

La maison était entre l'étang et le bois.

Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit d'ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé... Mais depuis qu'elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n'en prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant point d'homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure...

Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait passer ses vacances et s'installer sitôt qu'il avait vingt-quatre heures de liberté.

Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette avec laquelle celui-ci s'était payé le luxe de parcourir le monde en artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre souvent pour fantasque, alors qu'il n'était que poète. Bénédict était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa manière de vivre.

Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.

Quand il quittait l'Ile-Saint-Louis, c'était pour venir se réfugier là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques reliures d'art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini, des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait inlassablement l'image de Gabriel.

Et puis, tout d'un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la rejetait avec rage ou même l'anéantissait dans le petit atelier qu'il s'était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de tout esprit commercial... et il sortait, habillé en boucanier, rêvant pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l'avait connue, lorsqu'il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard, faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu'il avait fabriqué dans un ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu'il attachait aux arbres...

Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n'avait ni fusil ni engin d'aucune sorte... mais il avait dans ses poches un carnet et un crayon, et il faisait des vers... il faisait des vers sur l'amour... Il ne pensait qu'à cela, l'amour!

Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes...

L'aventure qu'il venait d'avoir avec Christine, et qui ne faisait que commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais auparavant, chaque fois qu'il se trouvait en face d'une femme, il avait envie de la mordre autant que de l'embrasser, tout de suite... Cependant, il n'en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles n'avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause d'une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu'à l'anéantissement.

Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste, dans les mêmes Mémoires; assez rapidement). Malheureusement pour lui, il y avait... il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui dans son désert et qu'on n'avait plus revues nulle part!




XVII

LA SEPTIÈME

Cette succession de disparitions avait frappé plus d'un esprit dans le pays; on s'en était d'abord amusé, puis on avait jasé assez sournoisement; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus Bénédict Masson, on avait parlé d'autre chose. Mais il y avait quelqu'un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C'était le père Violette.

Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu'on lui faisait l'honneur de le charger de ces importantes fonctions... Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères; alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c'était un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d'avoir du gibier.

Le père Violette n'avait rien en lui qui rappelât la fleur printanière dont il portait le nom; il n'en avait ni la fraîcheur, ni le parfum, ni la modestie. C'était le plus grand hâbleur de chasse et de pêche que l'on pût entendre; avec cela, le pays lui appartenait; on ne pouvait le traverser, sans qu'il eût l'œil sur l'audacieux qui pénétrait dans son domaine.

On l'avait toujours vu habillé de la même façon: vieille culotte de velours à côtes qui n'avait plus de couleur, toujours botté, une veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de cordelettes, d'extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil (dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n'était jamais très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu'un morceau de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie, calcinée par ce charbon ardent; un visage taillé à coup de serpe, de grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du chien d'arrêt... de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos et qui voyaient d'incroyablement loin.

Il n'y en avait pas deux comme lui pour lancer l'épervier ou démolir une bande de canards sauvages à l'affût, vers lequel il les attirait avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires, au moment des grands passages...

Il habitait une hutte au milieu des têtards, comme il appelait les saules pâles qui dressaient leurs troncs entr'ouverts, égorgés, sur deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les roseaux... Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres d'ablettes argentées...

Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L'une des plus fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse établi dans une vraie maison... un chalet comme il convient à un vrai garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson lui-même, à un «gros bonnet», qui ne demandait pas mieux que de louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du père Violette son homme, et qui l'aurait installé là jusqu'à la fin de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c'est de lui qu'il s'agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien arrêtés...

Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le pays, à n'être gêné par personne autour de la grande propriété qu'il avait achetée de l'autre côté du vallon, par delà le bois, et où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes auxquelles on venait de loin, de très loin, même d'Angleterre... Mais cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails, n'avait rien voulu savoir.

Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter. Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n'avait pas même eu à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer dix paroles... Et le marquis s'était tout de suite désintéressé de l'affaire... l'ancien garde ne l'avait même plus revu...

Eh bien! cette raison que le père Violette avait de détester Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n'était point la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant à voir, mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que l'autre était venu y faire.

Bien avant l'histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait fort bien s'expliquer après tout par l'effroi que lui inspirait cet être misérable et «disgracié de la nature», Bénédict Masson était pour le père Violette le plus grand mystère du monde. Longtemps, l'ancien garde, devenu braconnier, l'avait observé avec une inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n'était pas sans effroi qu'il passait à côté de lui comme à côté d'un fou dangereux dont il faut tout craindre... Songez donc!... Bénédict Masson vivait dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n'étaient pas là) couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi entre les roseaux, comme qui dirait à l'affût... et il ne pêchait ni ne chassait jamais!... Ça, c'était une énigme!...

Le père Violette en était positivement malade!... jamais, jamais un fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de gaule... Alors, quoi?... qu'est-ce qu'il faisait là, pendant des journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant, les mains dans les poches, ou s'arrêtant les yeux fixes, pendant des heures, comme s'il attendait quelque chose, comme s'il chassait quoi! ou comme s'il pêchait! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais!

Et, parfois, il «causait» tout haut, tout seul!... Ça! le père Violette l'avait entendu!...

Qu'est-ce qu'il avait donc dans la cervelle, «cet oiseau-là», s'il n'était pas fou?... Il avait tout du crime!...

Le père Violette s'en était tenu là! Depuis le moment où il avait été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays comme celui-là, où il n'y avait rien à faire qu'à braconner, il avait dit: «Voilà un garçon qui a tout du crime!»

Cela, une fois admis, on comprend facilement l'impression produite sur l'esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui s'étaient succédé si étrangement chez notre relieur...

Il y avait déjà plus d'une semaine que Bénédict Masson était revenu s'installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra dans la cuisine de «l'Arbre Vert», de l'autre côté du coteau, sur le versant, d'où l'on découvrait un pays qui n'avait plus rien à faire avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d'enceinte qui entourait le parc des «Deux-Colombes», la propriété que le marquis de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal...

L'auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre magnifique (l'arbre vert); un porche, une cour, une écurie, un hangar qui servait au besoin de garage; un enclos palissadé, soigneusement cultivé de légumes, de pommes de terre; quelques arbres fruitiers; au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes: un cep nerveux festonnait en l'ombrageant l'espèce de tonnelle qui entoure le vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et toujours de bonne humeur depuis qu'un heureux trépas l'a débarrassée de son gredin d'époux, qui passait son temps à boire son fonds avec son revenu, et qui en est mort...

Le père Violette est toujours bien reçu là dedans; c'est le pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l'on mange ce qui est généralement défendu par les justes lois. On vient d'assez loin faire des parties fines à l'Arbre Vert. Spécialités de matelotes, gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d'un vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne vous demande pas de contrat de mariage et l'on n'écoute pas derrière les portes. Ça n'est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se laissa tomber sur un banc, au coin de l'âtre, et ralluma sa pipe avec une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et regarda la flamme.

—Eh bien? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton Bénédict t'a-t-il enfin «débarrassé le plancher»?

Le plancher! drôle de façon de désigner les marécages de Corbillères! Mais la mère Muche n'y regarderait pas de si près, et puis, elle était tout à fait excusable de s'exprimer ainsi, car elle ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait toujours dit que le pays d'où le père Violette rapportait de si bonnes choses était si laid, qu'elle n'avait jamais eu le courage de grimper à travers bois jusqu'en haut du coteau pour savoir comment il était fait.

Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et malgré le père Violette!... Ah! le garde ne lui laissait rien ignorer du monstre de laideur qui avait choisi cette solitude pour y attirer des femmes et les assassiner! Ça, c'était le fonds, le tréfonds de la pensée du père Violette, et il ne l'avait pas caché à la mère Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne faisait qu'en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père Muche était mort.

—Quelle drôle de tête tu fais, Violette! reprit la mère Muche... c'est-y qu'il y aurait du nouveau du côté de ta hutte? T'as l'air tout retourné... Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait peut-être bien!...

—Donnez donc «à bouère» et vous saurez tout, mère Muche! La septième est arrivée!...

—Quelle septième?...

L'autre haussa les épaules.

—Vous vous f... encore de moi!... Vous savez bien de quoi je parle!... Eh bien! oui, je suis retourné à l'idée que cette pauvre petite-là y passera comme les autres!... et qu'il n'en sera pas plus question que si elle n'avait jamais existé!... Ah! mais, cette fois, ça n'ira pas tout seul!... J'suis là!...

La mère Muche continuait à rire:

—Oui! t'es là! t'es toujours là!... Faudrait peut-être qu'il te demande la permission, vieux jaloux!...

Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre, événement grave:

—Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous apporterai la preuve... une seule preuve... ça se rencontre!...

—Sûr! répliqua-t-elle... il faut bien qu'il les mette quelque part, à moins qu'il ne les mange!...

—Vous blaguez!... je vous dis qu'elles n'ont point toutes repris le train!... Ça, c'est déjà une preuve!...

—Eh bien! elles sont reparties par la route!... du moment que tu me dis qu'il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son service dans un endroit assez désolé... et puis aussi elles ont peut-être eu peur!... Alors, elles se sont sauvées!...

—Peur!... je vous crois qu'elles ont eu peur!

—Elles te l'ont dit?

—La dernière me l'a dit! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida d'un trait pour se donner du courage ou s'éclaircir les idées), la dernière qui est restée près de trois semaines... Oui, j'ai pu lui parler à celle-là!... et elle m'en a raconté, allez, sur le Bénédict!...

—Et elle avait peur!... et elle est restée trois semaines!...

—Elle est restée justement à cause de ça!

—Elle est restée parce qu'elle avait peur?

—Oui, que je vous dis!... Ah! c'était une drôle de fille! allez!... et on aurait pu croire qu'ils étaient bien faits tous deux pour s'entendre!... Eh bien! elle a disparu comme les autres!... envolée, volatisée!... c'est à ne pas croire!...

—Elle est peut-être simplement retournée à Paris!...

—Non! j'ai fait mon enquête... Celle-là, je connaissais son nom et j'avais pu savoir où elle habitait!... On ne l'a jamais plus revue!... Elle s'appelait Catherine Belle! et belle elle l'était, en effet!... Ah! un sacré brin de fille! .. Si elle avait voulu, je l'aurais bien débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas peur!... Je vous dis que c'est inexplicable!... La première fois que je lui ai parlé, c'était un soir... je rôdais autour du chalet!... Je vois une ombre qui s'en échappe en courant; puis la porte se rouvre et le Bénédict paraît! appelant d'une voix suppliante: «Catherine!... Catherine!...»

»Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la présence... Maintenant Bénédict l'appelait d'une voix de colère, et comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec fureur.

»Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s'était égarée dans l'obscurité:

»—Ne craignez rien! lui dis-je... je suis là!... c'est moi le garde, le père Violette... qu'est-ce qu'il vous a encore fait le misérable?

»—Mais rien, me dit-elle... seulement il me fait peur!... Il a, au contraire, été très gentil!...

»Je ricanai...

»—Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil... et elles s'en vont toutes!

»—C'est ce qu'il m'a dit.

»—Elles s'en vont toutes au bout de vingt-quatre heures... de deux jours... de trois jours... Vous, voilà huit jours que vous êtes là!... Vous avez de la patience!...

»—Il m'a encore dit ça!...

»—Pourquoi restez-vous?...

»—Parce qu'il est très malheureux!... Il est à plaindre, le pauvre garçon!... Il pleure... j'ai eu pitié de lui!...

»—Et vous en avez assez maintenant?

»Elle ne me répondit pas...

»—Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir?...

»—Parce qu'il a voulu m'embrasser!...

»—Il n'est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le soyez un peu...

»Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s'était arrêtée, je lui dis:

»—Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n'avez pas de temps à perdre!

»—Non, me répliqua-t-elle brusquement... C'est de l'enfantillage... je retourne...

»—Où?

»—Mais chez lui!

»—Chez Bénédict Masson?

»—Oui!...

»J'étais abasourdi...

»—Écoutez, fis-je... vous avez tort!... vous avez tout à fait tort!... C'est moi qui vous le dis... vous vous en repentirez! Ce garçon-là a tout du crime!...

»Elle réfléchit un instant et elle répéta:

»—C'est vrai qu'il y a des moments où je me suis dit ça, moi aussi!...

»—Et vous y retournez?

»—Oui!... pour voir!... Mais bah!... ça finit toujours par les larmes... Au fond, il n'est pas bien dangereux, allez!

»Et elle rentra au chalet... Tout ce que j'ai pu lui dire... c'est comme si j'avais chanté... Ce qui l'amusait, celle-là, c'est qu'il lui faisait peur!... Décidément, on ne sait jamais avec les femmes!...

»Les jours suivants, vous pensez si j'étais à l'affût... à l'affût de mes deux tourtereaux. C'était à crever de rigolade!... Le monsieur faisait toilette... Il se faisait beau, le monstre!... Il mettait ses habits de la ville... une cravate, un chapeau... et il lui en racontait!...

»Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle voulait savoir jusqu'où ça pourrait bien aller, cette histoire-là!... M'est avis qu'elle l'a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui a pas porté bonheur!...

»Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul, tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable, tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée, mordant les cordes... C'est pas un chrétien, ça!... J'avais envie de l'abattre d'un coup de fusil...

—Père Violette, pas de bêtises!... interrompit la mère Muche. Qu'est-ce que c'est que cette petite qui vient d'arriver?...

—Une enfant!... Ça n'a pas plus de dix-sept ans!... Ah! mais celle-là, faut pas qu'il y touche! ou je fais le gendarme!... Riez pas, mère Muche; cette fois, à la première alerte, je le dénonce!... Il faudra bien qu'il s'explique...

—D'où qu'elle vient, la petite?...

—Elle doit être Berrichonne... c'est une fille de la campagne... elle l'appelle: mon oncle!...

—Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle?

—Paraîtrait!... Du reste, il n'a pas fait de frais pour celle-là... il ne s'est pas déguisé en gentleman... Il a plutôt l'air de la traiter comme une petite servante... Il lui fait faire ses courses... Ça n'est plus le boulanger qui apporte les provisions... Personne ne vient plus au chalet... Il a même remercié le souillon qui venait deux heures tous les matins faire le ménage... Ils vivent tout seuls, tous les deux, loin de tout, sûrs de n'y être dérangés par personne... La petite n'est ni belle ni laide... elle s'appelle Anie.

—Tu lui as parlé?

—Oui... tantôt... je lui ai demandé si elle se plairait dans nos marais... Elle m'a répondu:

»—Pourquoi donc que je ne m'y plairais pas? mon oncle est si bon!... Textuel...

»—Tant mieux s'il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué... il ne l'a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans quoi elles y seraient encore!...

»Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin:

»—Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées!...

»Là-dessus, elle s'est sauvée et ne s'est arrêtée qu'au chalet.

—Tout ça finira entre vous par du vilain!... conclut la mère Muche. Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t'as peut-être bien tort, père Violette... En attendant, vide ton piot!...

—N... d... D...! le voilà!

—Qui?

—Notre paroissien!...

Et le père Violette sauta sur son bâton comme s'il avait à se défendre contre quelque animal redoutable...

La mère Muche allongea le nez à la fenêtre:

—Bon sang! fit-elle... c'est vrai qu'il n'est pas beau!

Bénédict Masson traversait la cour. L'apparition de cet homme, dans le soir qui tombait, était sinistre.

Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu'il avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s'il cherchait une proie à dévorer, donnait le frisson.

Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle hostilité.

Sans hésitation il pénétra dans la cuisine.

—Vous! j'ai à vous parler! fit-il au garde, tout de suite... Si vous voulez me suivre, ça ne sera pas long!...

Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité méprisante.

—Moi, je n'ai rien à vous dire! déclara-t-il.

La mère Muche était loin d'être à son aise... Elle avait un dîner à préparer pour des gens des «Deux Colombes» qui arrivaient, le soir même, à la villa, où rien n'était prêt pour les recevoir et elle eût voulu voir les deux hommes «aux cinq cents diables»... Enfin, comme à tant d'autres, Bénédict lui faisait peur.

—Allez vous expliquer sous la tonnelle! leur suggéra-t-elle.

Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot.

—Écoutez, père Violette!... fit Bénédict Masson, si vous voulez qu'on trinque ensemble, il ne tiendra qu'à vous!... mais il faut qu'on s'explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant!

—Je vous gêne donc? releva l'autre.

Bénédict Masson s'assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et taciturne, cessant de le regarder, il répondit:

—Oui!

—Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi?... émit hardiment le garde.

Mais il se tut, car il n'avait pas achevé sa phrase que l'autre avait relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme finit par s'éteindre... la tête retomba sur la poitrine et Bénédict reprit d'une voix sourde:

—Je sais ce que vous racontez partout! Faut vous taire, père Violette! Moi, j'en ai assez!... Eh bien oui, elles sont parties!... je ne peux pas garder une ouvrière!... je ne peux garder personne auprès de moi... je fais peur à tout le monde!... Tout à l'heure, j'ai fait peur à Madame!... ah! laissez-moi parler, madame!... je suis si content de m'expliquer devant vous!... Vous ferez peut-être entendre au père Violette qu'il faut qu'il tienne sa langue... Ma vie n'a rien de mystérieux... Je n'ai jamais fait de mal à personne!... On n'a qu'à me regarder pour comprendre que je n'ai pas besoin de leur faire du mal pour qu'elles fichent le camp!... Je ne suis pas venu ici pour faire le malin, je suis venu ici pour dire au père Violette: «J'en ai une, en ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j'ai recueillie et que je ne dégoûte pas trop!... et qui veut bien me servir de bonne... qui a été malheureuse, toute petite et qui m'est reconnaissante de ce que je peux faire pour elle... eh bien! père Violette, faut pas la dégoûter de moi!...

—Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça!... grogna le garde.

La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson.

—Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le verre... Il n'y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre en se faisant la mine... Trinquez et serrez-vous la main et qu'il ne soit plus question de rien!

Mais le père Violette, têtu, répétait encore:

—Tout ça, ça ne me regarde pas... tout ça, ça ne me regarde pas!

Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde et lui dit, la voix rauque:

—Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous, gardez votre langue... gardez votre langue, père Violette!... parce que je vais vous dire... si celle-là s'en va, comme les autres qui sont peut-être parties aussi à cause de vos ragots... eh bien! c'est vous que j'en rends responsable!... Moi, vous savez, la vie, je m'en f..., et je vous crèverais comme un chien!

Là-dessus il s'en alla, après un bref salut à l'hôtesse, traversa la cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre.

—Vous l'avez entendu! Vous l'avez entendu, le sauvage! fit entendre le père Violette quand l'autre fut déjà loin.

—Écoute! dit la mère Muche... cet homme-là me paraît à bout!... Je souhaite pour toi que la septième, elle reste!




XVIII

LES NOUVELLES DE LA MARQUISE

«Ma chère Christine, je vous écris parce que je n'ai plus d'espérance qu'en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance bien faible, hélas!...

»Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de ma trop réelle infortune, vous qui n'y avez pas cru quand j'étais frappée sous vos yeux?

»Non, Christine, ce n'est pas une folle qui vous écrit, ce n'est pas une monomane qui se meurt d'une idée fixe, comme vous l'avez pensé longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne m'eussiez pas laissée partir; vous ne m'eussiez pas, vous et M. Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c'est la plus malheureuse des créatures à qui l'on vole sa vie chaque jour, chaque nuit, goutte à goutte, c'est la victime d'un monstre qui a déjà dévoré des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des veines épuisées par son insatiable morsure!...

»Ah! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si tristement sourire... Pourquoi ne pas me croire, vous qui m'avez vue?... Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage?...

»Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois devant vous, n'évoquait qu'un vague fantôme né de mon imagination malade... et pourtant!... et pourtant!... Il était là; entre nous, en chair et en os!...

»Christine! Christine! cela a existé les vampires!... J'admets qu'ils aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués jusqu'au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne voudriez-vous pas qu'au moins l'un d'eux ait survécu à cette race maudite?...

»Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous racontent qu'ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis formidables de l'un de ces monstres qui, au témoignage de l'histoire naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde... Le serpent de la baie d'Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par les tombeaux!...

»Son tombeau! son tombeau vide d'où il est sorti il y a plus de deux cents ans pour se repaître du sang des vivants; j'ai voulu le voir; je l'ai vu... j'en ai soulevé la pierre!... Guidée par un homme, par le plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui, en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le gardien...

»Là, sont les tombeaux de la famille... Le premier de la seconde rangée à droite... c'est celui-là!... «Cy-gît Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de Sa Majesté...» et une plaque, sous la date, où l'on trouve cette mention: «Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été dispersés en 1793, par la Révolution.»

»Dispersés!... dispersés!... Je sais où ils sont, moi, les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Et vous aussi, Christine, qui ne me croyez pas, vous le saurez un jour!... Ils se portent fort bien!...

»Quelle vision que cette crypte!... Cette tombe vide m'attire!... quelque chose me dit qu'une nuit, je me réveillerai sous cette pierre... et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, pâle fantôme qui cherchera sa vie!...

»Qu'un pareil destin me soit épargné, Seigneur!... Vous savez à quel prix, Christine!... Vous savez ce que l'on doit faire de nos cadavres pour qu'ils ne soient plus redoutables après la mort!...

»Qu'au moins mon tourment cesse avec ma vie!... Sangor m'a promis de ne point m'épargner quand je serai morte... Moi morte, il n'a aucune raison de me tromper... et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre!... Je me suis arrangée pour cela!... Vous allez me croire plus folle que jamais!... Christine! Christine!... j'espère avoir bientôt l'occasion de vous convaincre de ce qui se passe ici!... de vous fournir une preuve décisive... irréfutable... et alors, vous accourrez, n'est-ce pas, vous et Bénédict Masson!... Vous me sauverez, s'il en est temps encore!...

»Le marquis ne me quitte plus!... depuis que je ne suis plus qu'un souffle, jamais il ne m'a autant aimée!... C'en est fini de cette liberté relative dont je jouissais encore à Paris... Il a renoncé à m'abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à tromper personne!... à me faire croire à moi-même que je ne suis qu'une malade! c'est fini cette étape-là!... Je suis prisonnière de l'époux qui me dévore!... Ses lèvres ne me quitteront que lorsque j'aurai rendu le dernier soupir... Le voilà bien tranquille pour boire sans remords le sang pâle que l'ingéniosité diabolique de Saïb Khan parvient encore à faire couler dans mes veines...

»Je ne sais comment je puis encore me traîner!... Ce médecin hindou ressusciterait les morts!...

»Christine, je vais vous dire comment j'ai voulu profiter des forces que, je ne sais par quel sortilège, il m'avait redonnées, pour m'échapper au cours du dernier voyage... mais assez pour aujourd'hui!... assez! ils viennent!... Je les entends! Ils rentrent de la promenade et ils viennent prendre des nouvelles de ma santé!... Sing-Sing leur ouvre déjà la porte!...»


DEUXIÈME LETTRE.—«Ma chère Christine, vous savez comment on m'a fait quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et Bénédict Masson... On ne comptait pas sur vous, je puis vous l'affirmer... On se croyait seuls à l'hôtel.

»Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans cette chambre où j'étais déjà sa proie, me débattant vainement contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu'envahissait déjà l'ivresse de sa passion du sang, de mon sang... sa figure est devenue terrible... Je me suis dit: «Ils sont perdus!»

»Mais c'est moi qui étais perdue! Vous, on vous a laissés là-bas... Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave... beaucoup trop compliqué... Après tout, qu'est-ce que vous aviez vu? Rien!... Qu'est-ce que vous aviez entendu?... Un cri de folle? Toujours de folle!... Mes confidences antérieures? Imaginations d'un cerveau endolori!

»Tout de même, après une telle scène, il y avait de quoi troubler les plus sceptiques. On a compris cela!... Il n'y avait plus qu'à en finir avec moi, jusqu'à plus soif!...

»Et l'on m'a emportée!...

»Ah! je savais bien que c'était la fin!... Ce sentiment affreux d'une pareille mort, suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être encore, m'a fait me traîner une dernière fois jusqu'à vous dans le moment qu'ils pouvaient me croire incapable d'un mouvement!... Christine! Christine! Il m'a semblé que, dans cette dernière entrevue-là, l'équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop calme, a chancelé... J'ai vu passer dans vos yeux non seulement cette pitié coutumière que j'y lisais avec désespoir, mais quelque chose de plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi: «Si, par hasard, la folle avait raison?» et chez Bénédict Masson j'ai trouvé aussi quelque chose de nouveau!... Eh bien, accourez! accourez vite si vous ne voulez pas me trouver morte!...

»Je vous disais dans ma dernière lettre que j'avais voulu me sauver au cours du voyage. Oui, j'avais résolu cela!... j'étais décidée à risquer le cabanon, la maison de folles dont on m'a plus d'une fois menacée, plutôt que de continuer cette agonie!... mais eux, ils m'avaient devinée!... Ils devinent tout!... Sangor, Sing-Sing devinent tous les gestes que je vais faire!... Saïb Khan, qui était du voyage, comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées!... Et le marquis peut être tranquille: on lui garde bien sa proie!...

»Tout de même, j'ai tenté l'impossible aventure!... Dans l'auto, je ne pouvais rien espérer!... Nous étions encore dans Paris que cette auto se transformait en cage de fer... les volets se rabattaient sur les rideaux... je pouvais crier là dedans!...

»Mais je ne criai pas!... J'attendis une occasion... Elle se présenta... À l'aurore, nous eûmes une panne... Il fallait travailler à la voiture... Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je faisais la morte... On me transporta dans une chambre de l'hôtel qui donnait de plain-pied sur la cour où l'on réparait l'auto et, par derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne...

»À quelques centaines de mètres, j'aperçus la lisière d'une forêt. Ah! gagner ces bois!... m'enfouir dans les arbres, dans les feuilles, dans la terre!... leur échapper!...

»Du lit où l'on m'avait étendue, j'apercevais dans la clarté même du matin le petit espace qu'il me fallait parcourir... Par la pensée, je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu'à ce bois sauveur!...

»Mais, en réalité, comment faire?... Devant ma porte se tenait Sangor... Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïb Khan, tandis que les employés du garage, que l'on avait réveillés, se hâtaient de remettre la voiture en état... sous ma fenêtre dans le jardin, Sing-Sing.

»Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne pouvant rester en place... À l'hôtel, on l'attachait quelquefois dans sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut compter que la chaîne au cou... Mon espoir était là... Déjà, agile comme un chat, je l'avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne sais quel fruit vert... Qu'aperçut-il du haut de cet arbre?... Toujours est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord d'une fenêtre entr'ouverte au premier étage et disparaissait dans le bâtiment.

»En une seconde, je fus debout!... j'ouvris la fenêtre!... Depuis bien longtemps, je ne m'étais sentie aussi forte!... Je ne pesais pas plus qu'une plume... Mes jambes allaient me porter comme le vent... Je me laissai glisser dans le jardin... et déjà je m'élançais... Tout à coup, je poussai un cri terrible! J'avais senti la morsure!...»


TROISIÈME LETTRE.—«Ma chère Christine, je vous écris quand je peux, comme je peux... le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse... au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu'il faut que je vous écrive, pour vous convaincre, je veux que vous veniez! Montrez mes lettres à Bénédict Masson. J'y compte bien. Je compte sur vous deux. Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter... Et si vous arrivez trop tard, eh bien, mes lettres serviront peut-être à en sauver d'autres!... car il n'est point possible que la vérité ne se découvre pas un jour... il n'est pas possible que le monstre qui mord à distance continue à se promener pendant des siècles encore, au milieu de ses victimes qui peuvent croire quelquefois qu'elles se sont piquées à un rosier et qui en meurent!...

»Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l'ai laissé la nuit dernière... Je me sentis donc mordue par le monstre, par ce monstre qui était quelque part derrière moi!

»Ah! l'horrible sensation!... je la connaissais!... Au moment où je m'y attends le moins... toujours au moment où je m'y attends le moins, je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après y avoir laissé son venin!...

»Oui!... du venin!... j'imagine que les vampires ont, comme les vipères, une dent creuse pleine de venin... d'un certain poison qui se répand dans tout votre corps avec une rapidité et avec une douceur à laquelle il est impossible de résister... Vous sentez immédiatement vos forces vous fuir comme par une porte ouverte... qui est ce petit trou de la morsure!... c'est un engourdissement qui surprend plus qu'il ne fait souffrir... et qui en est d'autant plus terrible, lorsque, comme moi, on en connaît la suite!...

»La suite, c'est le monstre lui-même qui arrive!...

»Car les vampires ont cette particularité que n'ont point les vipères: ils mordent à distance!...

»Je savais qu'il était là...

»Je ne me retournai même pas!... J'essayai, en un effort suprême, de lutter contre l'anéantissement qui déjà me gagnait.

»Je parvins à me traîner jusqu'à la barrière qui fermait le jardin...

»Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même... Alors j'aperçus le marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait!...


QUATRIÈME LETTRE.—«Se doute-t-on de quelque chose? Drouine, le sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme dans toute l'acception du mot, m'a dit de me méfier de tout... Si l'on surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre, mais ce n'est pas ce qui l'arrête, il ne craint que pour moi.

»Le bon serviteur, je lui revaudrai cela! En attendant, nous prenons mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je suis catholique) et sous prétexte d'aumônes pour la chapelle, je glisse dans le tronc mes bouts de lettres... Sing-Sing lui-même, qui suit la traîne de mon manteau comme un mauvais lutin, n'y voit que du feu!... Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons...

»À la suite de ma dernière escapade, on m'avait jetée dans la voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du château...

»Coulteray est une vraie prison!... Des fossés, des murs qui datent du moyen âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu'ils appellent encore «la baille», comme au temps jadis et qui est à moitié transformée en verger.

»La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l'entoure avec des parterres de fleurs.

»En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à la mort n'ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les murs, bouche toutes les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant qu'elle me fuit.

»De ma fenêtre, située au premier étage, j'aperçois par une brèche un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs!

»Je suis venue ici pour mourir! Je sens, je sais qu'on ne quittera ces lieux que lorsque je serai morte!

»On ne m'y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle!

»Jamais le marquis n'a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de petits soins! Il s'est fait mon valet! Il veut être seul à me servir! Jamais il ne m'a dit d'aussi douces choses! Il me jure qu'il n'a jamais aimé que moi! Ah! comme il m'aime! comme il m'aime! Comme il m'offre son bras pour y sentir ma faiblesse. Son amour m'a tout pris!...

»C'est le grand vampire!... Le monde est plein de petits vampires. Il n'y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l'un mange l'autre! que l'un profite au détriment de l'autre! Tantôt c'est le mâle, tantôt c'est la femelle... Un égoïsme plus fort réduit peu à peu l'être qui vit dans son ombre à zéro!... Il n'est point nécessaire pour cela que l'on se perce les veines et que l'on se suce le sang... c'est l'histoire de presque tous les ménages, mais celle du nôtre, c'est autre chose!...

»C'est l'histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes... je n'ai rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez! ce n'est pas une histoire, c'est de l'histoire! Et Drouine ne l'ignorait pas. Drouine croit, lui, comme beaucoup d'autres, du reste, au village, qui fuient quand passe le grand vampire...

»Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout dit!...

»Mais il ne peut rien pour moi, rien avant ma mort! Mais vous, Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver avant ma mort!... je vous attends!...»


CINQUIÈME LETTRE.—«Cette nuit, il m'a accompagnée jusqu'à ma porte comme un amant soumis... et il s'est retiré très triste... Alors, j'ai vivement fermé la porte... j'ai poussé le verrou, et j'ai couru à la fenêtre, et j'ai fermé la fenêtre... Car, tant que la fenêtre est ouverte, il peut me mordre à distance!...

»Maintenant, je suis plus tranquille... je sens que je vais avoir une nuit tranquille...

»Quelle paix sur la terre!... enfin!... enfin!... Une lune éblouissante apparaît par la brèche du rempart... Un paysage d'argent m'entoure. Je me sens la légèreté d'un ange. J'ai des ailes. Si j'ouvrais la fenêtre, j'imagine que je pourrais me balancer au-dessus des eaux miroitantes de la Loire.

»J'y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent à cette terre maudite.

»Mais je n'ouvrirai pas la fenêtre, car c'est trop dangereux.

»La blessure pourrait entrer par la fenêtre!

»Horreur! Oh! Horreur! Je suis blessée!

»Je suis blessée!

»Mais par où est entrée la blessure? Qui le dira jamais?

»Pitié, mon Dieu!»


SIXIÈME LETTRE.—«Concevez-vous cela?... Oui! tout était fermé!... Il me mord maintenant à travers les murs!...Et vous n'accourez pas?...»


SEPTIÈME LETTRE.—«Je vais vous prouver que je ne suis pas folle!... Aucun livre au monde n'a jamais dit qu'un vampire pouvait mordre à travers les murs!... Et cependant j'ai été mordue!... j'ai cherché!... j'ai cherché partout!... et j'ai fini par découvrir un petit trou, large d'un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu!... C'est par ce petit trou-là que le monstre m'a mordue pendant que je faisais ma prière!»


HUITIÈME LETTRE.—«Ah! je veux savoir!... je veux savoir comment il mord à distance!... je le saurai s'il m'en laisse le temps!... Non, je ne suis pas folle!... non, je ne suis pas folle!»


NEUVIÈME LETTRE.—«Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle quitte ma veine inépuisable et qu'il relève son front de démon indien pour me dire: «Je t'aime!»


DIXIÈME LETTRE.—«Ainsi aimaient les démons indiens, les Assouras domestiqués par Saïb Khan... les premiers vampires du monde connus!... Non loin de Bénarès, dans une île du Gange, il y a un cimetière plein de leurs victimes sacrées... Le grand vampire européen devait rendre visite à ses ancêtres... et là il a connu Saïb Khan, qui est un médecin très moderne (là-bas, la colonie anglaise raffolait de lui, littéralement), ce qui ne l'empêche pas d'être en communication directe avec les Assouras; aux Indes, c'était un fait que personne ne mettait en doute et qui faisait du reste sa réputation.

»Moi, j'en riais!

»Je le traitais de charlatan!... Je ne croyais pas aux vampires, dans ce temps-là!... j'avais tort!... j'ai eu le temps de m'instruire depuis et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore!...

»Mais je sens que la preuve va venir!...

»J'ai autant de lucidité qu'un Sherlock Holmes, croyez-moi!... Et il en faut pour une enquête pareille!...

»Mais je veux savoir comment il mord de loin!...»


ONZIÈME LETTRE.—«Hier, j'ai presque touché la preuve!... la preuve que je ne suis pas folle!...»


DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE.—«J'ai la preuve... je vous l'envoie! et maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez vite!...»

À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus...




XIX

LA PREUVE

La mère Langlois, la femme de ménage, que, par politique, les Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même «déposé» depuis:

—C'est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets recommandés a apporté la petite boîte à Mlle Christine, qui a signé sur le registre...

»Mlle Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du reste, que, depuis deux jours, je n'avais vu qu'elle. Elle restait là pour répondre aux clients quand, par hasard, il s'en présentait, ce qui était plutôt rare...

»Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu, vis-à-vis de moi, «tenir le coup», mais on ne trompe pas la mère Langlois.

»Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu'il y avait «quelque chose qui ne marchait pas». Et ça n'était pas difficile de deviner qu'il s'agissait encore du cousin Gabriel! Car maintenant ils étaient tous parents dans cette maison-là... le cousin Jacques... le cousin Gabriel...

»On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et qu'il était très malade, qu'il avait fallu lui faire une opération de toute urgence et qu'on ignorait encore comment tout cela se terminerait malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de lui ses jours et ses nuits.

»Mon Dieu! m'en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel!... que c'était le fils d'une sœur aînée du vieux Norbert, qu'il avait été condamné par tous les médecins, qu'on tentait l'impossible pour le sauver, etc.

»Au fond, moi, je m'en fichais qu'ils aient le cousin Gabriel ou non à la maison!... Mon ouvrage n'en était pas augmenté, c'était le principal!... Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de l'appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais!... C'est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un peu les fenêtres pour donner de l'air... Un jour, j'avais aperçu, sous un drap, le corps d'un homme étendu, avec une figure tournée de mon côté qui n'avait pas l'air à la noce... Il me regardait de ses yeux Axes, comme si je lui devais quelque chose... Sûr, il n'en menait pas large!...

»Pour être malade, cet homme-là est malade! que je me dis!... Mais qu'est-ce qui a bien pu l'arranger comme ça?... Je l'ai vu autrefois, beau gars et dispos, du temps qu'on ne m'en parlait pas!... du temps qu'on le cachait à tout le monde!

»Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu'il y avait eu du drame là-dessous!... Mais à chacun ses misères... Il faut bien que le pauvre monde vive!... Motus! que je me dis! Ils sont capables de me rejeter sur le pavé! Et je me suis remise à la besogne comme si de rien n'était!...

»Quand la Christine me racontait quelque chose, j'empochais avec un air bête... Ça ne m'empêchait pas de penser: «Toi, ma belle, t'as pas la conscience tranquille!...»

»Pour en revenir à l'affaire de la boîte, je vous disais donc que mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l'a ouverte... Moi, j'étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait dans la boutique par la porte entr'ouverte, mais je ne voyais pas dans la boîte... Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans!...

»Ce qu'elle regardait, c'est rien de le dire! Elle s'est approchée de la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil d'argent et qui avait quasi la forme d'un pistolet!...

»Elle semblait n'y rien comprendre; elle a tout replacé dans la boîte; après un moment d'hésitation, elle a ouvert la porte du jardin et s'est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M. Cotentin ne quittaient quasi plus!...

»Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire.

»Le vieux Norbert est sorti sur le seuil.

»Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus... les yeux lui sortaient de la tête:

»Quoi? Qu'est-ce que tu veux encore? Tu sais bien que nous ne voulons pas de toi! Tu es trop nerveuse! Laisse-nous tranquilles!

»Il avait l'air furieux.

»—Écoute, papa, lui dit l'autre, j'ai encore reçu une lettre de cette malheureuse...

»—Ah! fiche-nous la paix avec ta vieille folle!

»Mais l'autre insistait: «Et puis, un objet recommandé que je voudrais montrer à Jacques!...

»—Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques!...

»—Dis-lui qu'elle m'a envoyé la preuve! ou «l'épreuve», je ne sais plus...

»Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et lui referma la porte sur le nez.

»Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien qu'on n'était pas à la rigolade dans la maison et j'étais sur des charbons ardents.

»Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa tomber sur une chaise dans le jardin.

»Elle n'y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait.

»—Qu'y a-t-il, Christine? lui demanda-t-il tout de suite.

»—Tiens! fit-elle, voilà ce qu'elle vient de m'envoyer. Et elle lui passa la boîte.

»Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte; moi, je ne voyais rien!... Le docteur dut prendre l'objet en main... Il écartait les bras, les repliait et répétait:

»—C'est curieux, c'est très curieux!...

»—Mais enfin, qu'est-ce que c'est? demanda Christine.

»—Eh bien, ça, ma chérie, c'est un trocard!...

»—Oui! il a bien dit: trocard, et même il l'a répété:

»—C'est une espèce de trocard!

»—Et qu'est-ce qu'un trocard?

»Mais l'autre n'a pas répondu tout de suite. Il examinait encore l'objet, paraissait réfléchir, et tout d'un coup s'écria:

»—Ah! la malheureuse!... la malheureuse! la malheureuse!... Non, ça n'est pas une folle!... c'est elle qui avait raison!

»Et il ajouta:

»—Ah! le bandit!

»La Christine s'était levée, toute pâle:

»—Mais, explique-toi! supplia-t-elle... qu'est-ce qu'un trocard?

»—Un trocard, que lui explique l'autre, c'est une aiguille creuse, et le pistolet à trocard, c'est une espèce d'instrument de chirurgie qui ressemble à un petit pistolet... enfin qui fait fonction de pistolet et qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l'abdomen une aiguille creuse, quand nous voulons savoir...

»—Ah! je comprends!... je comprends! s'écria Christine...

»—Comprends-tu, reprenait l'autre. L'instrument que voilà part du même principe... Il envoie cette aiguille creuse... remplie préalablement de liquide nocif... Il a dit «nocif»... j'ai encore le mot dans l'oreille...

»—Oui! oui! je comprends! faisait la Christine, qui paraissait atterrée..

»—Mais il l'envoie à distance, expliquait toujours l'autre... même à une assez grande distance!... regarde ce ressort... et cette autre disposition de ressort qui accompagne l'aiguille creuse et qui se déclenche aussitôt qu'elle a touché et laissé son venin...

»—Je comprends!... Je comprends!...

»—C'est ce dernier ressort qui renvoie l'aiguille jusqu'à l'arme qui la projetée...

»—Oui! Oui!

»—Tu vois comme l'aiguille est retenue par ce fil de métal!... Comprends-tu?... Comprends-tu?

»Si elle comprenait!... Du reste, ce n'était pas difficile; moi aussi je comprenais comment il était fait c't'instrument, sans même l'avoir vu!... Ça on peut le dire! Le carabin, pour ce qui est d'expliquer... il explique bien!... Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses mains:

»—Mais il faut la sauver!... Mais il faut la sauver!

»—Sans doute! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la sauver! Seulement, moi, je ne puis m'absenter en ce moment... Non! je ne puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne puis pas quitter le travail pendant qu'il est encore tout chaud!

»—Alors? Alors? Alors?

»—C'est une affaire de cinq à six jours.

»—Mais nous n'avons pas le droit d'attendre six jours!

»—C'est bien mon avis! Tu vas donc aller trouver tout de suite Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une heure! Nous causerons et nous déciderons.

»Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte.

»Je me sauvai... mon service était fini!... J'en avais trop entendu, sans y rien comprendre du reste... Ça n'est qu'après l'histoire de la septième que j'ai commencé à y comprendre quelque chose!...




XX

CE QU'IL ADVINT DE LA SEPTIÈME

Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu'à deux heures de l'après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu le rapide avec l'express. Elle était dans le rapide qui «brûlait» Corbillères. Elle ne put s'arrêter qu'à Laroche et y attendre un train omnibus qui remontât vers Paris.

Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir... Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à Paris; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre, et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.

Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois, s'était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre. Elle s'accusait d'aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu subir si longtemps l'influence néfaste du marquis et, à un point tel, qu'elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime! car enfin! elle aussi avait été visée! c'était le cas de le dire!... et même atteinte! Elle aussi avait été mordue de loin par le monstre!... Elle n'avait pas fait une rêve, quand elle l'avait vu penché sur elle et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, par la piqûre du rosier!... Baiser si hideux qu'elle n'avait pas voulu y croire, au réveil!... Crime d'une autre âge qu'elle avait rejeté dans le domaine du cauchemar!...

Oui, mais il y avait eu le chlorure de calcium qui arrête le sang et le citrate de soude qui le fait couler! Et il y avait le trocard qui mordait à distance, empoisonnait à distance, annihilait à distance! Cela était bien de notre temps! La science, la science à l'usage du vampirisme! ce vampirisme-là n'était plus un rêve!...

Ce n'était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que les petits esprits modernes repoussaient d'emblée avec dédain, c'était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne—celle du sang humain—servie par la chimie et par la mécanique!...

Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s'exprimait toujours avec une circonspection et une prudence qui l'avaient plus d'une fois trop fait sourire: «Le mensonge est moins dans les choses que l'on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que dans nos connaissances! Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que, même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas...»

Corbillères-les-Eaux!... Quand elle sortit de la petite gare et qu'elle se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d'où l'on découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d'ouest, derniers lambeaux de l'orage de pluie qui, tout l'après-midi, avait mêlé les eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu'elle lui parlait de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit: «Surtout, n'y venez pas!»

Elle n'avait jamais rien vu d'aussi triste au monde.

Et c'est là qu'il vivait!...

C'est dans cette mortelle solitude qu'il était allé se réfugier après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés.

Elle ne lui en voulait pas.

Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi s'était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal?...

Certes, elle n'avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s'était laissée aller très naturellement à des confidences qu'elle n'eût point faites à un autre, parce qu'elle éprouvait pour celui-ci, pour son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent, qu'elle n'hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible...

Seulement, voilà! elle n'avait pas pu surmonter un mouvement de dégoût à son approche physique!

Ce baiser de l'homme laid, elle n'avait pas été assez forte pour le subir!

Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander!...

La scène de rage, d'imprécations qui s'en était suivie, elle voulait l'oublier... Elle avait été insultée—même frappée—enfin rejetée loin de lui comme un objet de haine qu'il eût voulu réduire en miettes!... et il était venu s'enfouir ici!

Où? Dans quel coin?

Qui la conduirait chez lui?

La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave.

Vraiment, ce pays l'impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules comme un suaire humide et glacé.

Elle pensa à retourner à Paris par le premier train; elle reviendrait le lendemain au grand jour, avec Jacques...

Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la marquise lui apparut dans l'agonie du jour et lui montra son agonie, à elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de plus, l'aurait-elle appelée vainement? Christine n'arriverait-elle que lorsqu'il serait trop tard? La dernière phrase de la dernière lettre lui passa devant les yeux: «Et maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez vite!...»

Un gamin, sorti de l'unique auberge, examinait sournoisement cette belle dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda:

—Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson?

—Le Peau-Rouge? fit-il. Bien sûr que je le sais... c'est encore moi qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours... avant Anie!...

—Qui c'est ça, Anie?

—Eh bien, c'est sa dernière!... Il raconte que c'est sa petite-nièce!... C'est elle qui vient faire ses provisions maintenant... Mais voilà deux jours qu'on ne l'a pas vue!... Encore une qu'a dû se sauver comme les autres! sans demander son reste!...

—Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson?...

Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le pourboire et dit simplement:

—Suivez-moi, j'm'appelle Philippe!

Avant d'aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour l'intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d'œil sur ce qui s'est passé ou sur ce qui à pu se passer à Corbillères depuis la scène de l'Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et Bénédict Masson... Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, si celle-ci s'en allait comme les autres... Là-dessus, la mère Muche avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n'était pas homme à se laisser intimider.

Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions.

Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec l'ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict Masson lui imposait...

Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un air fort effrayé...

—Oh! monsieur! soupira-t-elle... Vous n'auriez pas vu, par hasard, ses clefs?...

—De quoi? fit l'autre en fronçant les sourcils...

—Ses clefs!... Il les a perdues!... Il les cherche partout! Il était dans un état à faire frémir!... Je ne l'ai jamais vu comme ça!... Ah! on croit connaître les gens!... Pour un trousseau de clefs!... j'ai pensé qu'il allait me briser!... mais je ne les ai pas vues, moi, ses clefs!... Et maintenant il les cherche dehors!... Il est dans la petite saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes...

Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie. Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire:

—Pour ce qu'il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les portes ouvertes... qu'est-ce qu'il veut qu'on en fasse de ses clefs, et à quoi ça lui sert-il? Il s'imagine peut-être qu'il a un trésor!...

—Ah! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n'ai pas le droit de descendre à la cave!... Il a des manies incompréhensibles!... Ça n'est pourtant pas un méchant garçon!...

—Tout à l'heure tu me disais qu'il a failli te mettre en morceaux!... Il faudrait tout de même s'entendre!...

—Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée!...

—Et qu'est-ce que c'est que son idée?... Pourrais-tu me le dire? T'en sais peut-être bien plus long que moi là-dessus!... émit l'autre avec un coup d'œil en dessous vers Anie.

Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas... On n'est jamais sûr de rien avec ces gamines... Elle répondit naïvement:

—Pour le moment, son idée c'est de ravoir les clefs!

On entendit alors la voix de Bénédict au lointain: «Anie! Anie!»

—Je me sauve! S'il savait que je vous ai parlé, j'en entendrais de toutes les couleurs!

Le lendemain, le père Violette eut l'occasion de reparler à Anie... ou plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole:

—Il les a retrouvées, ses clefs!

—Où qu'elles étaient?

—Je ne sais pas!... Il ne me l'a pas dit... Il m'a dit seulement qu'il les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je n'oublierai jamais!... Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire?... Il n'est plus du tout avec moi comme dans les premiers jours!

—Oui! oui! on connaît ça!... ricana le père Violette... Les premiers jours, tout nouveau, tout beau!...

—Dites donc, monsieur Violette, comment qu'elles sont parties, les autres?

—Ah! ma petite, ça, on ne sait pas!...

—Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer!... Moi, je suis venue avec une malle... je ne dois pas être la seule!... Si je voulais m'en aller, il me faudrait bien un charreton!...

—Tu veux donc t'en aller, Anie?

—Eh bien, oui! là, mais je n'ose pas lui dire!... J'ai peur ici!... Il sait que je vous ai reparlé... Il m'a fait une scène!... Attention! le voilà qui sort de la maison.

Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre.

Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin à l'orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la petite. Il savait qu'elle allait venir aux provisions. Quand elle passa, il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre, haletante:

—Ah! je vous cherchais!... Je ne veux plus rester là!... Je ne veux plus rester là!...

—Eh bien, f... le camp tout de suite!

—Mais je ne veux pas partir sans ma malle!...

—S'il n'y a que ça, j'irai la chercher, moi, ta malle!

—Non! ne faites pas ça!... Il arriverait un malheur!... Ah! ce qu'il est monté contre vous!... Mais voilà ce que vous pourriez faire... Envoyez-moi Bicot, le garçon de l'auberge, avec un charreton, vers les trois heures... Le Peau-Rouge (c'est bien comme ça qu'on l'appelle à Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les herbes, je ne sais où... faire sa sieste... On ne le revoit pas avant quatre heures... Bicot prendra ma malle et je le suivrai... Vous surveillerez de loin!... Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il pourrait y avoir du vilain... et ce n'est pas vous qui arrangeriez les affaires, je vous le dis!...

Le soir même, à l'Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère Muche la dernière conversation qu'il avait eue avec Anie.

—J'ai fait ce qu'elle a voulu, lui expliqua-t-il, j'ai prévenu Bicot... À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé... la fenêtre de la chambre s'est ouverte, mais c'est le Bénédict Masson qui a montré sa sale gueule.

»—Qu'est-ce que vous voulez? a-t-il demandé rudement à Bicot.

»—Ben m'sieur, je viens chercher la malle d'Anie! a répondu l'autre qu'était pas à la noce.

»—Anie a changé d'avis!... Elle ne part plus! lui a jeté le Bénédict et il a refermé la fenêtre... et le Bicot est rentré au village avec son charreton.

»J'avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit: «À quoi bon? Ça pourrait tout gâter!» Vaut mieux attendre la petite!» Mais la petite n'est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste! Qu'est-ce que vous en pensez, mère Muche?

—Je te répète ce que je t'ai dit un jour. J'ai vu la figure de cet homme-là une fois! Je m'en souviendrai toute ma vie. Quand il est arrivé avec son bâton dans la cour et qu'il était mis comme un sauvage, un vrai Peau-Rouge, qu'est le cas de le dire, et qu'il te cherchait partout! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi c'est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres!

—N... de D...! si c'est lui pourtant qui les fait disparaître!

—Raison de plus!

—À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu'il en est, «'guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux provisions.

Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais!

Enfin, comme l'avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les sentiers bourbeux du marécage, quand Mlle Norbert arriva à Corbillères, on n'avait pas revu la petite Anie depuis l'avant-veille.

Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste aux reflets funèbres de l'étang aux eaux de plomb.

»Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante, tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.

Il y avait un quart d'heure qu'ils marchaient, le jeune Philippe roulant dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d'éviter les flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s'arrêtèrent.

Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s'élever un tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s'échappaient avec un ronflement sinistre d'un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet embrasement rabattu de part et d'autre par les brusques sautes du vent paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier.

—C'est un feu de cheminée! s'écria le gamin, et il ne s'en doute peut-être pas!

Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel ils s'accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la bourrasque.

L'étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une cuve... Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du toit... et dans ce reflet, il y eut un cadavre!...

Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta au-devant de Christine et de l'enfant qui l'accompagnait, comme s'ils pouvaient encore quelque chose pour lui... Muet d'horreur, tous deux le regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà décomposée, ouvrant une bouche d'où semblait sortir un dernier appel dans la plus horrible grimace.

—Le père Violette!... put enfin s'écrier le petit Philippe, quand il eut retrouvé son souffle.

Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute l'agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur... Quant à Mlle Norbert, se voyant abandonnée, elle n'hésita pas à courir comme à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir Bénédict Masson du danger qu'il courait avec ce feu de cheminée qui ne cessait pas, bien au contraire...

Heureusement que le vent venant de s'établir au sud-ouest rejetait tout le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique avec des bras tordus, torturés, suppliants.

Il est facile de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel Christine arriva à la porte du chalet. L'aspect sinistre du pays qu'elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l'offrande diabolique de ces lieux funestes, ces flammes qui s'échappaient de ce toit, cet enfant qui s'enfuyait en hurlant d'horreur: tout contribuait à la jeter pantelante sur ce seuil où elle n'avait plus d'espoir qu'en Bénédict Masson!

Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s'échappa de ses lèvres:

—Bénédict! Bénédict!

Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d'une façon terrible.

Un cri? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur.

Et la porte ne s'ouvrait, pas...

Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d'horreur à cause de ce cri plus affreux encore que tout ce qu'elle avait vu et entendu depuis qu'elle avait mis le pied sur cette terre maudite.

Sa bouche gémissait encore: «Bénédict! Bénédict!...» mais comme si elle demandait grâce à son bourreau!...

Et la porte enfin s'ouvrit... et il y eut la vision fulgurante d'un monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer.

Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante, dévoratrice... semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses cendres et ses scories funèbres... les enveloppant d'une odeur de mort...

Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait répandu l'alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut point en arrivant à la boutique de son père.

Instinctivement, il se précipita dans l'auberge où il était à peu près sûr, à cette heure, celle de l'apéritif, de rencontrer tout ce qui comptait de force défensive dans le pays: le garde champêtre, le tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s'entendant comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets, pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son autorité; tous d'accord, du reste, dans la même haine, celle de l'intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n'être venu là que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les mépriser, puisqu'il n'aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils vivaient.

Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par l'épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux sous les pilotis du pont près de l'étang, ils se levèrent tous, unanimes:

—C'est le Peau-Rouge!

Du reste, il n'en était pas à son premier coup! Il y avait beau temps que dans le pays il faisait figure d'assassin! De l'Arbre Vert à Corbillères, nul n'ignorait non plus l'animosité qui existait entre les deux hommes... sans compter que, dans ces derniers temps, le père Violette n'était pas le seul à se demander ce qu'était devenue la petite Anie...

Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en campagne contre le Peau-Rouge.

L'appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les peines du monde à l'empêcher de battre sa caisse... Il n'en prit pas moins la tête de l'expédition, une baguette dans chaque main, décidé à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe faillirait au moment de l'assaut.

Le petit Philippe trottait à côté de lui...

De l'un à l'autre on se recommandait le silence et l'on arriva ainsi à la queue leu leu, à cause de l'étroitesse du sentier, jusqu'aux pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l'humidité, par la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui leur criait: «Vengeance!»

Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne.

Deux d'entre les gars descendirent dans l'eau clapotante, éclairée seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge.

—Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu'il boit plus qu'à sa soif.

Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur.

—Ce serait-il qu'il voudrait se brûler... Il a peut-être f... le feu à sa bicoque avant de f... le camp!

Enfin, ils décidèrent d'entourer le chalet et résolurent de s'y précipiter tous à la fois à un signal.

—Le signal, c'est moi qui le donnerai! souffla l'appariteur...

Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de sauvages... et ce fut une ruée.

La porte fut enfoncée sans résistance...

Les premiers s'arrêtèrent sur le seuil, comme médusés.

Cependant, sans s'occuper d'eux, Bénédict Masson, à genoux, répandait de l'eau sur le visage de marbre de Christine évanouie... Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait d'aller rejoindre dans la «cuisinière», d'où s'échappait une épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d'Anie qui se consumaient dans une flamme attisée par le pétrole.

Bénédict Masson, tranquillement, soignait l'une de ces dames, pendant qu'il brûlait l'autre!...




XXI

«JE SUIS INNOCENT!»

Il fut quasi assommé. Ce n'est que lorsqu'il ne remua plus que les gars de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe, proposa-t-il d'en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait de la petite Anie, et de les jeter dans la «cuisinière».

Sans l'arrivée des gendarmes, c'est peut-être bien ce qui serait survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien considéré, fort excusable.

—Ne le sauvez pas de la guillotine! Qu'il respire au moins jusque-là! prononça le brigadier.

Alors ils laissèrent Bénédict pour s'occuper de Christine qui n'ouvrait toujours pas les yeux.

—Encore une qui l'a échappé belle! fit entendre le tambour de ville.

Et chacun fut de cet avis.

Ce n'est que dehors, sous le coup du grand air et de l'humidité, que Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut mise dans une chambre de l'auberge. Elle avait une forte fièvre et elle délirait.

Quant à Bénédict, que l'on avait jeté sur une botte de paille dans l'écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu'il ne s'échappât que pour qu'on ne l'achevât point, il poussa un profond soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu'un qu'il n'aperçut point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion apparente:

—Je suis innocent!

Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors, il demanda de l'eau.

—Il me semble que je boirais une cuve! fit-il.

Un gendarme lui apporta de l'eau dans un seau qui servait pour les chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit le torse nu et lava ses plaies.

—Ils n'y vont pas de main morte les gars de Corbillères! déclara-t-il.

Et il se mit à rire.

Les gendarmes en avaient «froid dans le dos». Ils l'ont dit depuis: jamais ils n'avaient entendu un rire pareil... C'était à abattre ce monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l'entendre...

Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler...

—J'espère qu'on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il... C'est une jeune fille de famille qui n'a pas l'habitude des marécages... Elle aura pris froid!... tandis que l'autre avait trop chaud!

Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient mis un bâillon. L'autre se laissait faire, sans résistance aucune, bien qu'il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait simplement la tête en ayant l'air de les approuver:

—Prenez vos précautions!... On ne sait jamais!... Je comprends que je ne vous sois pas sympathique!...

Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la charrette était allée chercher dans un second voyage... Le brigadier avait bien demandé qu'on le laissât sur le sentier où il avait été tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères s'étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie et on l'avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le venger!...

La sous-préfecture avait été prévenue... On attendait les autorités, la police, «tout le tremblement»... Ah! que c'était une affaire!... Tout le monde était d'accord là-dessus!... Une affaire dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde!... Un sacré procès!... On ne savait pas, après tout, combien il en avait assassiné, le Peau-Rouge!... On ne lui connaissait que sept victimes, sept pauvres petites femmes, qu'il avait ainsi découpées en morceaux, jetées au feu de sa cuisinière... mais il y en avait assurément bien davantage!...

Au matin, ils étaient si excités qu'ils voulaient ficher le feu à l'écurie, brûler le satyre! Heureusement, les autorités arrivèrent. Il n'était que temps!

Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme, d'un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se demandaient s'ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois du lynchage.

—Ouvrez-leur la porte! leur dit-il... s'ils veulent me découper, moi aussi, il ne faut pas les contrarier!

Il avait donné l'adresse de Christine pour que l'on prévînt son père.

—La pauvre «demoiselle», ça lui a porté un coup!... Elle ne s'attendait pas à ce qu'elle a vu, bien sûr!... Mais aussi pourquoi est-elle venue?... Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les pieds dans ce pays!

Tout ce qu'il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au moins conduire à cette conclusion qu'il n'y avait aucun doute possible à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces paroles qui revenaient comme un leitmotiv: «Ben oui!... mais tout cela n'empêche pas que je sois innocent!»

Se moquait-il des autres?... Se moquait-il de lui-même?... Le ton avec lequel il disait cela n'était pas très éloigné de la farce! Voulait-il se faire passer pour fou?...

Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le juge d'instruction déclara:

—Nous sommes en face du genre cynique.

Cynique, ça il l'était!... Il semblait prendre un plaisir sadique à l'horreur qu'il inspirait; et il faisait tout pour la décupler!

Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et l'appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu sans y toucher, jusqu'à ce qu'il fût éteint... Les magistrats retrouvèrent tout en l'état: les restes d'Anie dans le panier, ses petits os carbonisés dans le poêle... On découvrit cependant des débris dans la cave... C'est là qu'il l'avait «sectionnée». On retrouva bien d'autres choses, les malles et les valises, enfin tout le bagage des sept femmes disparues!

—Eh bien, quoi! qu'est-ce que cela prouve? répliqua-t-il quand on lui opposa ce trop éloquent témoignage... que je suis un homme d'ordre!... et qu'on peut avoir confiance en moi!... Quand elles reviendront, elles seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles qu'elles les ont laissées!...

—Nous saurons retrouver leurs cendres! s'écria le juge, et peut-être ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires monstres qui aient déshonoré le nom de l'homme!

—Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre qu'elle vous inspire! Mais, croyez-moi, il n'est pas bien sûr que vous retrouviez toutes ces demoiselles à l'état de cendres!... Ce n'est pas une raison parce que j'en ai brûlé une pour que j'aie fait flamber les autres...

—Mais enfin, pour celle-là, vous avouez?

—J'avoue quoi?... Je n'avoue rien du tout!... J'ai toujours été trop ami de la vérité pour vous faire le plaisir d'avouer un crime que je n'ai pas commis!... Ça n'est pas une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle pour qu'on l'ait tuée!...

—Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l'avez pas tuée!

Ça, monsieur le juge, ça, ce n'est pas mon affaire!... Je ne suis pas magistrat, moi!... je ne suis pas payé par le gouvernement pour faire des enquêtes tendant à établir l'innocence ou la culpabilité des citoyens! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos prérogatives... Travaillez!

Ainsi parlait Bénédict Masson... Nous n'entrerons point dans le détail d'une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et qui est présente encore à toutes les mémoires... Plus les témoignages et les faits semblaient l'accabler, plus Bénédict semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n'avait été plus puissant ni, naturellement, plus odieux.

En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos menaçants qu'on lui prêtait; il rendit hommage à la mémoire de Mme Muche, qui raconta avec force détails la visite du Peau-Rouge à l'Arbre Vert et son entrevue avec l'ancien garde.

Mme Muche avait trop prévu l'événement qui devait s'ensuivre pour n'en pas tirer un juste orgueil: «Si le père Violette m'avait écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses.»

L'examen du cadavre du père Violette avait établi qu'il avait été pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans l'étang avec une pierre aux pieds; mais la pierre devait avoir été choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l'attachait à la victime.

—Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui présentait les résultats de l'enquête, évidemment!... Un Peau-Rouge doit savoir lancer le lasso!... Je vous dirais que je ne sais pas lancer le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le juge! Tout de même, j'attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la table des pièces à conviction, à côté de mon petit panier à transporter «les restes» et de ma «cuisinière»!

On était allé interroger Christine chez elle et, sur l'avis des médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible confrontation.

Aussi bien, elle eût été inutile, l'inculpé ne contredisant en rien les dépositions de Mlle Norbert.

Celle-ci fit son «mea culpa». Son grand tort avait été d'avoir pitié d'un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La misanthropie du relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage tantôt enthousiaste jusqu'au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal comme celui d'un portefaix: elle avait mis tout cela sur le compte d'une laideur qui isolait Bénédict Masson de l'humanité. Elle s'était penchée sur cette douleur, elle s'était heurtée à un bourreau!...

Quand la porte du chalet de Corbillères s'était ouverte, elle avait eu en face d'elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon d'abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes déchiquetés d'un corps humain!... Et puis elle ne se rappelait plus rien! Elle se demandait seulement comment elle n'était point morte de cette vision exécrable!...

—Assurément! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n'a pas été gâtée!... Elle ne méritait pas ça!...

—Misérable! ne put s'empêcher de lui répliquer le juge, vous prévoyiez qu'elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits, quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux...

—Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point «mes forfaits», pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre plus guère que dans les tragédies classiques!... Si je n'invitais pas Mlle Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux... c'est que le paysage n'y est pas joli, joli!...




XXII

DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE

Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à augmenter chez tous l'horreur inspirée par une série de crimes dont Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu'en des termes et sur un ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu'il ne semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat d'inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement, c'est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une méthode sévère à ne se point laisser influencer par les contingences...

«Cet homme court à la mort comme à une délivrance! se disait le prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses! S'il pouvait lui-même prouver ses crimes, il le ferait! Ne le pouvant point, il déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du public, qu'il méprise... En même temps, il se venge par avance de Terreur qui va le livrer au bourreau en criant: «Je suis innocent!...» mais c'est tout juste s'il n'ajoute pas: «Je vous défie de me le prouver!»... Tout cela est du Bénédict Masson tout pur!... En attendant, on n'a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour ce qui est de la septième, il n'a pas tort quand il dit: «Ce n'est pas une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle, pour qu'on l'ait tuée!»

Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n'aimait point les discussions oiseuses. Il savait qu'il ne parviendrait à ébranler aucun esprit au monde sur le fait d'une culpabilité qui «sautait aux yeux». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de sa pensée à Christine, qui, elle, en avait trop vu pour pouvoir admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un court message de Coulteray: «Adieu, Christine... tout est fini!»

Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la prostration physique et morale qui s'en était suivie lui avait fait oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson.

Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la vie ou pour la raison de Christine, n'avait plus pensé à la marquise ni à son appel désespéré.

Enfin, les premières exigences de l'instruction, les pénibles interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l'ombre de leur pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l'aventure fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes.

Un malheur présent est égoïste; il exige tous vos soins, vous courbe sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque celles-ci commencent à se refermer... Enfin, il ne faut pas oublier non plus qu'à tout prendre, la réalité de l'infortune de la marquise de Coulteray était encore à démontrer... Certes, le «trocard» avait produit son effet; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien!...

Quoi qu'il en fût, dans le tumulte sanglant de l'affaire de Corbillères, le «trocard» que Christine avait emporté dans son sac pour le montrer à Bénédict avait disparu! Où? quand? comment?...

Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi soulevée par la terreur et par le vent? Alors le sac se serait ouvert et le pistolet chirurgical s'en serait échappé?

Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu.

La vision de la petite Anie brûlant dans la «cuisinière» de Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas directement ou semblait ne pas se rapporter aux crimes de Corbillères que Christine n'avait parlé de ce singulier trocard à quiconque.

... Aussi bien il n'avait été retrouvé par personne, en dépit de toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six victimes manquantes... Si les agents de la Sûreté générale avaient découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état.

—Partons! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin... Nous n'avons que trop attendu! C'est moi qui, par mon scepticisme, mon orgueil, ma «suffisance» aurai peut-être été la cause de la mort de cette malheureuse!... Si nous avons encore une chance de la sauver, né la laissons pas échapper!... Mes remords sont déjà immenses!... Je me suis crue très intelligente et je ne suis qu'une sotte, d'une sottise criminelle!... Mon calme à juger les gens et les choses, l'équilibre tant vanté de mon esprit n'étaient que l'armature d'une bêtise qui m'épouvante... Est-ce que tu es calme, toi?... Oui, peut-être aux yeux des imbéciles!... Mais j'ai toujours vu ton esprit inquiet!... Rien ne t'a jamais paru impossible!... Je me suis étonnée de ne pas te voir sourire lorsque pour la première fois je t'ai parlé de la maladie de vampirisme qui sévissait à l'hôtel de Coulteray... Quand moi, sur un ton qu'eussent pu m'envier tous les Joseph Prud'homme de la terre, je prononçais le mot: science! toi, tu répondais: «Mystère!»... J'ai pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie; j'ai aimé Gabriel sans y croire!... Je l'aime 'peut-être encore et je n'y crois peut-être pas encore...

—Oh! Christine! protesta Jacques avec une infinie tristesse.

—Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi!... Vous avez tous été trop à mes genoux! J'ai vu le marquis à mes genoux! J'y ai vu Bénédict Masson! Mais ce que je n'ai pas vu, moi qui croyais tout connaître, tout deviner: c'est que c'étaient deux monstres!... Jacques! courons à Coulteray!

—Tu es encore bien faible, Christine!

—Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les médecins m'ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux, tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne s'étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s'y opposer. Du reste, l'enquête est bien près d'être terminée. On ne retrouve pas les six autres victimes parce qu'il en a fait de la fumée! Ah! le bandit! Quand je pense qu'il me dédiait des vers... et qu'il pleurait sur ma main! Tu viens, Jacques?

—Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux! et puis, tu as raison... notre présence peut être utile là-bas!

—Que le ciel t'entende! Hélas! elle nous écrit: «Adieu, c'est fini!»

—Ça n'est jamais fini, Christine, tant qu'on peut l'écrire.

—Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ?

—Non!... maintenant, je puis m'absenter... m'absenter même longtemps... pourvu que ton père reste et veille!...

—Oh! il ne le quitte pas!... Tu n'as pas remarqué qu'il l'a à peine quitté pour venir me voir... de temps en temps... et vite!... Aucun être au monde n'aura été soigné comme Gabriel!... Pauvre cher papa!... Gabriel, c'est un peu sa vie... c'est aussi la tienne, Jacques!

—Non, la mienne, c'est toi, Christine.

—Eh bien, en route! fuyons ce quartier, cette île où il me semble entendre encore le misérable rôder autour de moi... avec son sourire si affreusement mélancolique... et ses vers... ses vers qu'il chuchotait sur un ton liturgique! «Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé dans son lac immobile...» etc..., etc..., et autres du même acabit qui me remplissaient d'aise sous mes dehors de statue... car, au fond, je suis une sentimentale... Oui! en vérité, quelque chose comme Jenny l'ouvrière... seulement ce ne sont pas des fleurs qu'il me faut, ce sont des poèmes!...

—Ne raille pas!... Ne raille pas, Christine, tu es une sentimentale... On n'est grand que par les sentiments... et par la bonté!... Tu as été bonne!

—Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde! et je vous fais tous souffrir!... Ah! est-ce que je sais ce que je veux? acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s'acheva dans un sanglot.

Il l'emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris!... Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l'été sur son déclin.

Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu'en arrivant à Tours, il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même, de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish...




XXIII

LE CHÂTEAU DE COULTERAY

Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l'on ne put cacher la nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur, chez elle, avait disparu:

—Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce que je n'ai pas su l'entendre, je la vengerai!... Je lui dois bien ça!... je sens que son ombre ne me pardonnera qu'à cette condition!

Elle était dans une agitation qui ne cessa qu'à la première heure du jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les déposer à Coulteray à dix heures du matin.

—Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, lui, et qu'il ne se doute de rien!

Tout ce qu'avait pu dire Jacques n'avait servi de rien. Elle ne l'écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis. Elle ne prononça pas dix mots jusqu'à Coulteray.

En d'autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un enchantement. C'est ce que se disait Jacques, à qui Christine échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment qu'il croyait s'en être rapproché le plus.

Jamais la nature n'avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse sur le royaume de la Loire. Corot n'eût pas mieux fait. Jacques posa sa main sur celle de Christine: elle était glacée. Lui, dans le paysage aimable et joyeux, ne pensait qu'à la vie. Elle, ne songeait qu'à la morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l'heure.

Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur glas funèbre:

—On va sans doute l'inhumer aujourd'hui, fit Christine, dont les yeux se mouillèrent. Ah! je voudrais la revoir une dernière fois: je sais bien ce que je lui murmurerais à l'oreille!... Pourvu que nous arrivions avant la cérémonie!

Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre à l'unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui ravir le charme de l'heure. La vision de ce petit bourg à flanc de coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l'atmosphère, la joie accueillante des visages rencontrés jusqu'alors sur le bord du chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s'ouvraient sans mystère sur leur bonheur domestique, ne l'avaient pas préparé à entendre cette lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels semblaient n'avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes.

Le village était désert. L'auto le traversa et passa devant l'auberge de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l'eût dit abandonné.

La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route serpentine qui conduit, sous les ramures d'un boqueteau, au château debout sur le coteau, en face.

Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et en rehaussent partout la beauté... Il n'est pas un voyageur qu'un sentiment d'admiration n'ait arrêté devant les ruines imposantes ou les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la Guerche, de Roche-Corbon, de l'Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon, d'Amboise, de Loches, d'Azay-le-Rideau... Le château de Coulteray ne dépare pas cette collection.

Il n'est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade... La légende affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la transformer en un confortable manoir... Au surplus, le moyen âge lui-même paraît gai dans ce charmant pays.

«Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish, fût bien malade pour ne point guérir ici!» se disait Jacques.

À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et des fleurs), ils descendirent d'auto. Il y avait foule dans «la baille». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux obsèques par curiosité, par superstition... car on est très curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray... plus peut-être que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu'en Bretagne, mais d'une autre manière.

Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire, qu'ils appelaient couramment entre eux l'empouse (ce qui est tout comme, là-bas)... sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils étaient petits et qu'ils n'étaient pas sages.

La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s'échappant de sa tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du loup-garou en honneur dans d'autres contrées.

Quand, en l'absence des châtelains, le concierge faisait visiter la crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l'étranger ce que l'on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide.

—Y croyez-vous? demandait en souriant le visiteur.

—Ben! répondait l'autre en hochant la tête, on y croit sans y croire!...

Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son scepticisme et son imagination folle? Quoi de plus intéressant que ce génie d'une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et quelquefois les plus inattendues dans leur audace?...

Tout ceci n'est point d'une digression inutile, sur le seuil du château de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l'empouse de la légende, et cela quelques heures avant des évènements extraordinaires qui allaient bouleverser toute une contrée...

N'oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui s'appelle la Grotte-aux-Fées, dont l'enseigne rappelle un dolmen qui est visité des plus aimables lutins; non loin de ce dolmen s'en trouve un autre, de proportions gigantesques, appelé le Palais de Gargantua; à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du taillis Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui aussi, aux temps celtiques où l'enchanteur Orfon aurait entassé d'immenses richesses qu'il se plaît à faire résonner avec fracas dans la nuit de Noël...

Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à une terre où l'on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les épouvantes bretonnes; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler... N'oubliant point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.

Et d'abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif de la situation morale—à ce point de vue—de la population de Coulteray, qu'en rapportant très succinctement ici la façon dont, à différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit qu'il était né à l'étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la force de l'âge; aussi quand il apparut, ce fut un événement; disons tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux.

Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n'était pas fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles, payait des banquets mémorables à la Grotte aux fées, aux grandes fêtes annuelles.

L'empouse, comme on continuait à l'appeler entre soi, «histoire de rire», avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait: «Notre empouse se porte bien! souhaitons que le diable nous le conserve encore pendant deux ou trois cents ans.»

Puis il partit. Il était retourné à l'étranger. On n'entendit plus parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n'avait pas changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même bonne humeur, le même «allant». Les paysans, eux, avaient vieilli.

Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, «belle comme le jour», digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle. Ils paraissaient s'adorer.

Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de la visite de quelques hauts seigneurs d'outre-Manche qui n'engendraient pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en laissant des regrets.

Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans sa façon d'être, de se bien porter, de voir gaiement la vie; mais déjà on ne reconnaissait plus sa femme.

Elle avait perdu ses fraîches couleurs; ses yeux, qui, naguère, reflétaient le ciel, s'étaient voilés d'une ombre funèbre; elle, que l'on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les bois, passait maintenant alanguie au fond d'une voiture d'où elle répondait tristement et d'un geste épuisé aux saluts respectueux des campagnards.

Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, Mme Gérard, se vit remerciée pour un motif futile.

Ce fut la première qui répandit le bruit qu'il se passait à Coulteray des choses «pas ordinaires du tout!»

Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s'en mêlait, la pauvre femme n'en avait plus pour longtemps! Alors, le gendarme, lui, s'en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu'il ne fut plus possible de tirer un mot de Mme Gérard à ce sujet.

Mais la curiosité des paysans était éveillée; ils guettaient les sorties de la marquise et soupiraient sur son passage:

—Voilà ce que c'est que de se marier à un empouse...

D'autre part, ils n'étaient plus les mêmes avec le seigneur de Coulteray.. Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu'ils pensaient «qui, tout de même, n'était pas possible à notre époque».

Le marquis n'insista pas. Il repartit avec sa femme.

Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd'hui on l'enterrait...

Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes à genoux, tandis que s'avançait le cortège mortuaire, précédé du clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le pays environnant.

Les «filles de Marie», tout en blanc, et les «dames du Feu», dans leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l'antique coutume de la maison de Coulteray, où l'on scelle les morts dans leur tombe devant tout le populaire appelé comme témoin.

Les «dames du Feu», parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l'aurore de leur printemps, formaient une confrérie dont l'origine se perdait dans la nuit des siècles, et qui était née de l'usage druidique de célébrer le retour du solstice d'été par des démonstrations de joie, des feux dans les clairières. Ces «dames» dansaient autour des pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de Coulteray, il n'était point de village, point de hameau, de ferme, qui, à cette occasion, n'eût son bûcher. On prie les curés de campagne de les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve soigneusement les tisons comme un préservatif contre l'orage.

Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s'étaient encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait été condamnée par un méchant destin à partager la couche de «l'empouse».

Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village, «l'empouse» montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n'avait pas tardé à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la première victime.

On se rappelait de quels soins on l'avait toujours vu entourer la marquise. On ne vit plus qu'un mari qui pleurait sa femme, et l'on pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même!

Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait «la baille» pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que le marquis ne l'aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa, menaçant, terrible: ses yeux, tout à l'heure embués de larmes, parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit; son bras s'étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était assurément celui de l'indignation arrivée à sa dernière puissance; sa bouche remua, mais elle n'eut pas à prononcer le «va-t'en!» dont elle était pleine. Comme soulevée de terre par l'épouvante, la veuve était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la «prée» (la prairie) comme pierre qui roule.

C'est tout juste si l'on n'applaudit pas!

Chacun comprenait cette sainte colère... Après tout, le pauvre homme devait en avoir assez de toutes ces histoires! Il n'ignorait pas toutes les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu'il avait été obligé de la mettre à la porte de chez lui!... Et elle avait eu le toupet de se montrer dans un moment pareil!...

Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège pénétra dans la chapelle... Christine et Jacques eurent toutes les peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé à y entrer si Christine, dont l'émotion était à son comble, ne l'avait entraîné par la main avec une force irrésistible.

—Je veux la voir, elle!... je veux la voir!...

De fait, elle ne l'avait pas encore vue, bien que le cercueil fût ouvert. C'est en vain qu'elle avait essayé de percer les premiers rangs, elle avait été repoussée et elle n'avait aperçu que des gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée...

La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et plate dont les extrémités étaient garnies d'une armature d'argent; ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le bousculaient...

Ce ne pouvait être que le sacristain.

«Drouine!» prononça-t-elle.

Celui-ci se tourna vers elle et l'aperçut qui tenait toujours Jacques par la main... Elle se nomma: Christine Norbert, et présenta son cousin.

—Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez bien tard! si vous saviez comme elle vous a attendue!...

—Peut-on encore la voir? demanda Christine.

—Suivez-moi! répondit-il...

Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain qui conduisait à la crypte.

Celle-ci était encore déserte.

—Tenez, placez-vous dans ce coin; après la messe, on va la descendre ici... Vous la verrez tout à votre aise. Elle n'a jamais été si belle, on dirait un ange... On va la mettre provisoirement dans le tombeau de «l'empouse» qui est vide, comme vous le savez certainement, et d'où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire et qui sera édifié là-bas... auprès de celui du comte François II, dit Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin!

Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut...

Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille, et d'où ils dominaient le tombeau de «l'empouse», lequel était ouvert, attendant sa nouvelle proie...

On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait lire encore l'inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome, écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin...

Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne... Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés, jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques qui prenaient jour au ras du sol envahi par les nonces du cimetière était bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins ébranlé que celui de Christine.

Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu s'enfermer avec Christine, dans le moment même qu'il rêvait pour sa fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement d'une nature triomphante...

Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l'intelligence même, il n'existait pas, il n'avait jamais existé devant elle que par elle!... Il s'en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps qu'il ne luttait plus; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il avait senti qu'elle le laisserait s'évader avec sa belle tranquillité et son doux sourire triste, sans autre protestation... «De profundis clamavi ad te, domine!». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute là-haut, a son maître... Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de faire le malin... On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de repoussantes gotons; et Christine était belle et bonne... «Dies iræ, dies illa!»

La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François, dit Bras-de-Fer, s'ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que les gars apportèrent et soulevèrent pour l'enchâsser provisoirement dans le tombeau de «l'empouse»...

On eût dit qu'ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs, où reposait une vierge endormie...

Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par l'angoisse et la douleur...

Ah! oui! qu'elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth!... Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les tourments et rend à l'enveloppe terrestre sa pureté d'aurore, belle comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux humides encore de la flore des eaux... et comme elle, échappée enfin à l'outrage d'un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec toutes ses espérances et ses naïfs désirs!... évadée d'un cercle d'horreurs qu'elle n'avait pu comprendre et où sa raison avait succombé avant qu'elle exhalât son dernier soupir!...

«Dors! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler, je te le jure!» murmura dans un sanglot et en s'affaissant sur ses genoux défaillants Christine à demi pâmée.

À ce gémissement répond un cri de désespoir, et Georges-Marie-Vincent s'effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu'il a peut-être ouvert!...

La cérémonie s'achève, les dernières prières sont dites, la pierre est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour...

On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s'il avait été soudain frappé de paralysie... Il ne recouvre un peu l'usage de ses membres qu'à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et Jacques qui sortent les derniers de la crypte... Il fait quelques pas vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la glace...

—Ah! merci! merci d'être venue, vous qui étiez son amie!...

Elle présente Jacques, son fiancé... Il ne leur quitte plus les mains... Ce sont eux qui doivent l'accompagner jusqu'au château...

—Ne me quittez pas!... ne me quittez pas! Je suis si malheureux... si vous saviez!... si vous saviez!... Mais vous savez tout, vous, Christine!... Je n'ai rien à vous apprendre!... Vous seule ici pouvez comprendre toute l'étendue de ma misère!... Ah! je suis le plus misérable des hommes!...

Et pendant que la foule s'écoule, émue, silencieuse, vide la baille, regagne la campagne, les villages, il les retient dans l'ombre de ce château de la mort, aux volets clos...

—Je vais partir! fait-il d'une voix brisée. Je vais partir loin, très loin!... Où?... je n'en sais rien encore!... mais je ne puis rester un instant de plus ici!... Trop de souvenirs!... trop de souvenirs!... trop de douleurs!...

Une porte est poussée... une portière se soulève... Une ombre que Christine reconnaît... C'est Saïb Khan lui-même, le médecin indien. Il ne prononce pas une parole...

À sa vue, Georges-Marie-Vincent s'est soulevé.

—Adieu! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour toujours!... Ah! comme je l'aimais!

Il est parti!... Le bruit de l'auto qui l'emporte... Il est parti!...

Tous deux sont restés là, encore sous le coup de cet extraordinaire désespoir... Ce «ah! comme je l'aimais!» leur restera longtemps dans l'oreille...

—Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme! prononça Jacques, après quelques instants d'un affreux silence.

—Comment peux-tu dire?... Comment peux-tu dire?... Ugolin aussi aimait ses enfants!...

—Justement, dit Jacques... qui, pour rien au monde, n'eût voulu la contrarier dans un moment pareil... Et maintenant, ma petite Christine, fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays... nous n'avons plus rien à y faire!... et nous allons essayer de l'oublier!...

—Va-t'en donc! lui répliqua-t-elle d'un air sombre... Moi, je reste!

—Tu restes ici?... mais pourquoi?...

Elle s'était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes, considérait quelque chose, ou quelqu'un, avec une attention farouche.

—Vois! dit-elle.

Il pencha la tête..

—Je t'en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses!

—Sangor et Sing-Sing.

—Oui, Sangor et Sing-Sing!... Ils ne sont pas partis, eux!... et tu veux que je m'en aille!... ajouta-t-elle frémissante...

—Christine! explique-toi... je ne te comprends pas!...

Elle haussa les épaules.

Et, dès lors, elle agit comme s'il n'était pas là!...

Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle... Il la suivait, renonçant à l'interroger... Ils traversèrent ainsi une partie du rez-de-chaussée... Le château paraissait désert, abandonné... Toute la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille, comme il est de coutume après ce genre de cérémonie...

Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet des siècles, meublés de bahuts d'un prix inestimable, de coffrets sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de François Ier, d'immenses cheminées Renaissance, merveilles à peine éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que Jacques ne pouvait s'expliquer, l'escalier aux larges dalles de marbre usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n'avait peut-être pas été réparée depuis l'autre Coulteray... Louis-Jean-Marie-Chrysostome...

Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr instinct vers une grande porte à double battant qu'elle ouvrit.

L'odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite...

C'était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs... Aux quatre coins de l'estrade, les cierges à peine éteints exhalaient encore leur funèbre parfum...

Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit d'un geste large, repoussa les persiennes et le jour entra à flots.

Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie.

Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s'intéresser méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l'un à l'autre après un examen d'une minutie exaspérante... Tantôt elle se baissait, tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait sur un tabouret...

Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté. Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement sans l'entendre, car, comme il s'était risqué à lui poser une question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et, soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente.

Celle-ci était une pièce Louis XV... En face du lit, un portrait en pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la pénombre... car, là aussi, les volets étaient tirés... Jacques était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre du marquis actuel.

Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri.

Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la chambre de la marquise, un rayon de soleil allongeait sa baguette d'or qui semblait avoir troué le mur... c'était la lumière de la chambre voisine qui arrivait là par ce trou... que l'on eût difficilement trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de l'autre côté, parmi les personnages de la tapisserie...

Christine courut y coller son visage... et quand elle eut fini de regarder.

—Vois à ton tour! dit-elle à Jacques... Vois le trou par lequel le monstre lançait sa flèche empoisonnée!...

Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le «trocard» fut convaincu... mais ne l'avait-il pas été à moitié déjà?... et que pouvaient-ils faire maintenant qu'elle était morte?

Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit tout de même:

Ô Bessie!... prononça-t-elle d'une voix profonde, j'ai été une mauvaise gardienne de ta vie, mais je veillerai sur ta mort!...




XXIV

DROUINE, GARDIEN DES MORTS

Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour l'éternité, laissa Jacques assez perplexe... Christine l'inquiétait de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place. Où le conduisait-elle maintenant? Droit chez le sacristain qui habitait un petit carré de pierres troué d'une porte et de deux fenêtres Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C'était une loge, d'où il pouvait surveiller l'entrée du château, et c'était presque un tombeau d'où il pouvait surveiller les morts.

Drouine était Solognot. Il n'était ni vif ni impressionnable comme le Tourangeau, et l'on eût pu croire, à le voir si avare de ses mouvements, qu'il manquait d'activité. Il n'en était rien. Il travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au fond, l'occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur une bande de terrain qu'on lui avait abandonnée et où il faisait pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui dévalait hors le rempart, vers «la prée», et dont le marquis, propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle.

Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce merveilleux pays pour aller s'enfouir en Sologne, dans la sauvagerie, où il était né.

Si ce n'était déjà fait, c'est que la veuve Gérard, à laquelle il faisait une cour muette depuis dix ans, et à qui il ne s'était ouvert de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la Touraine...

Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce qu'il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient. Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait.

Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé, tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et se leva.

Avec ses cheveux de crin, sa peau d'ivoire, ses membres trapus, ses épaules courbées par l'incessant labeur, il eût pu passer pour une brute s'il n'y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard d'un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis.

Cependant, il n'était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises et leur demanda tout de suite s'ils avaient vu Sangor et si celui-ci avait fait la commission de M. le marquis.

—Nous l'avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l'avons pas encore rencontré. De quelle commission s'agit-il donc?

—M. le marquis est parti bien précipitamment! répliqua Drouine en hochant la tête, et il n'a pas eu le temps de vous dire que vous pouviez rester au château tant qu'il vous plairait, y coucher et vous y faire servir comme s'il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre disposition.

—Notre intention était de repartir aujourd'hui même! interrompit Jacques.

—Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva Christine.

—Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le prosecteur, descendons à l'auberge, ce sera plus gai que de nous installer dans ce château désert!

—Je ne suis pas venue ici pour être gaie! fit la jeune fille avec tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner sa réplique un peu vive... je suis venue pour y pleurer une amie.

—Mme la marquise vous aimait bien! soupira Drouine.

—Parlez-nous d'elle, demanda Christine à voix basse... il faut tout nous dire: nous sommes préparés à tout entendre... Elle me parlait de vous dans toutes ses lettres... Elle avait la plus grande confiance en vous... Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne pas y croire... ce misérable a trompé tout le monde!...

—Je n'en sais rien! déclara Drouine.

Christine le regarda, stupéfaite...

Tranquillement, Drouine reprit la parole:

—Moi, mademoiselle, vous savez, je n'ai jamais donné dans les «giries» de ce pays-ci... Je suis Solognot: là-bas, on a la tête dure... ma mère était servante chez le curé... je servais la messe à sept ans; je ne crois qu'au catéchisme.. L'histoire de «l'empouse», c'est des contes de fées... Tenez! il y a ici une femme qui n'est pas méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée tantôt par le marquis; c'est la veuve Gérard! Eh bien! dans le temps, la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à Mme la marquise, qui, entre nous, n'avait point la tête bien solide... Aussi, moi, je ne l'ai jamais contrariée dans ce qu'elle disait. J'étais le seul à bien vouloir l'écouter quand elle me geignait en cachette, dans la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais: «Oui, madame la marquise!... oui, madame la marquise!» mais je la plaignais!... Un vampire?... Vous avez jamais vu un vampire, vous?... Moi, je suis gardien du cimetière depuis quinze ans... eh ben, vampire ou non, je n'ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu'on les y avait mis! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier!...

—Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens! prononça Jacques...

Christine se retourna vers lui dans un mouvement d'hostilité aiguë:

—Il n'empêche que nous avons eu la preuve de l'infamie du marquis, la preuve de son crime! lui jeta-t-elle... Tout est là, et tu le sais bien, Jacques!... Ton attitude me peine au delà de ce que je pourrais dire.

—Quelle preuve? demanda Drouine.

—Eh bien! le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous en a pas parlé!

—Si! si!... Elle m'en a parlé et je l'ai vu!... Eh bien! il ne date pas d'hier, le trou!...

Georges-Marie-Vincent, s'il faut en croire la légende, ne date pas d'hier, non plus! laissa tomber Christine.

—Ah ça! mais, est-ce que tu deviens folle, toi aussi? s'écria Jacques...

—Et le pistolet que vous nous avez envoyé? savez-vous ce que c'est? reprit Christine haletante... Monsieur pourrait vous l'expliquer!

—Christine! Christine!... supplia Jacques... tais-toi, je t'en supplie... tais-toi!... d'abord, nous ne sommes sûrs de rien!... Et puis en ce moment tu oublies, tu oublies... (il lui avait pris les mains et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). Tu oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des morts!

Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes...

Soit parce que les devoirs de sa fonction l'appelaient dehors, soit par discrétion, Drouine sortit dans l'instant, sans prononcer une parole. Jacques essaya aussitôt de calmer Christine qui se montrait de plus en plus nerveuse.

—Ma chérie, lui dit-il, je t'accorde tout ce que tu voudras! Le marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu'on pouvait encore espérer la sauver, tu sais que j'ai été le premier à vouloir que tu agisses! mais maintenant, je t'en supplie, détournons-nous de tout ce qui n'est pas ce que tu sais bien!... Oublie le drame de Coulteray, comme il nous faut oublier celui de Corbillères!... Il fut un temps où tu n'aurais pas eu besoin de tant de discours!... Encore une fois, ne songeons plus qu'à Gabriel!

Elle sécha soudain ses larmes...

—Tu le veux?... Eh bien! que ta volonté soit faite!... dit-elle d'une voix sourde... et ce sera peut-être épouvantable!...

—Que veux-tu dire?

—Ah! çà! mon cher, tu m'en demandes trop!...

—Es-tu enfin décidée à partir?...

—Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris.

—Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris... En ce moment, Gabriel peut attendre.

—Eh bien! nous attendrons ici.

Il ne put retenir un geste d'impatience; assurément, elle se moquait de lui, mais il n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un bruit singulier leur venait du dehors... comme d'une course, d'une poursuite, accompagnée de petits cris perçants d'oiseau traqué par le chasseur... Ils sortirent sur le seuil... De là, ils apercevaient une partie du cimetière qui entourait la chapelle... Drouine, comme un fou, courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s'enfuyait en criant, en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle.

Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas, dans un bond suivi d'une curieuse pirouette: «Sing-Sing!» prononça Christine.

—Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s'essuyant le front... Il ne me laisse pas un instant de repos!... je l'ai surpris écoutant derrière la porte... c'est Sangor qui me l'envoie!... J'aurais voulu lui administrer une bonne raclée pour la bile qu'il m'a fait faire depuis qu'ils sont arrivés ici... C'est toute cette clique qui rendait Mme la marquise si malade!...

—À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit entendre Christine en jetant sur l'homme un singulier regard.

—Je m'en doute bien! répondit Drouine... suivez-moi... nous serons mieux pour causer dans la sacristie...

Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille armoire du quinzième siècle qui tenait tout le fond de la pièce.

—Drouine, la marquise avait de beaux bijoux... dont elle a disposé avant sa mort, je le sais!

—Les voici! fit Drouine, sans marquer le moindre embarras.

Et il sortit de l'armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à clef, qu'il ouvrit et d'où il tira de merveilleuses broches à plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du seizième siècle qui eussent suffi à la gloire d'une collection. C'était peu de chose cependant à côté d'un diadème composé de lames d'or travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé par deux diamants gros comme de petites noisettes.

—Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent... C'était son droit d'en faire don à qui elle voulait... Vous pouvez donc me répondre sans embarras, Drouine... De même que la marquise a donné son collier de perles à Sangor, elle a pu vous donner à vous ces merveilleux bijoux.

—Elle me les a donnés et voici un papier qui l'atteste! répondit le sacristain en sortant un document du coffret.

Christine lut: «Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de veiller sur le repos de mon âme!»

—C'est bien cela!... fit la jeune fille en repliant le papier et en le rendant à Drouine... et maintenant, Drouine, vous allez nous dire comment la marquise entendait que l'on veillât sur le repos de son âme?

Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans l'armoire, ferma celle-ci et dit:

—Ça, c'est mon affaire!

—C'est aussi la mienne!... Drouine!... et je ne suis venue ici que pour cela!... Je connaissais la volonté de la marquise... je savais les arrangements qu'elle avait déjà pris avec Sangor... Et elle m'a écrit, quelques jours avant sa mort, qu'elle s'était arrangée non seulement avec Sangor, mais encore avec vous!... Parlez, Drouine!... Il le faut!...

—Que voulez-vous que je vous dise?...

—Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies?...

—La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci, mademoiselle: que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait morte!...

Et qu'il lui aurait coupé la tête!... s'exclama Christine.

—Quant aux broches, elles sont bien pour moi! continua l'autre sans broncher.

—Gardez le tout, Drouine! mais qu'on ne touche pas à la dépouille de ma pauvre amie!... Elle a été assez torturée pendant sa vie pour qu'elle goûte le repos sacré des trépassés!...

—Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à Sangor pour qu'il s'en aille tout de suite, qu'on ne le revoie plus! Je le connais assez!... il n'en demandera pas davantage!... Et ma pauvre maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine!...

—Vous êtes un brave homme, mon ami!

—Oui, mademoiselle!... Mais vous m'avez bien fait peur!... j'ai cru un moment que vous étiez venue, vous aussi, pour tuer la nouvelle «empouse»...

—Allons prier pour elle, Drouine!...




XXV

MINUIT...

Christine voulut passer la nuit au château. On mit â la disposition des deux jeunes gens le premier étage de l'aile du nord, c'est-à-dire deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois l'appartement particulier de Catherine de Médicis et que Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour) pour le réserver aux invités de marque.

Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l'œil un aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier tiers du XIXe siècle, «confortable», mais il est permis d'affirmer que, pour les visiteurs de nos jours, il n'est rien de plus triste que ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en poussière... que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de donjon... tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval.

—Ah! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d'une chambre d'auberge!

L'idée qu'on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine finit par avoir pitié.

—Allons donc prendre notre repas à l'auberge, dit-elle à Jacques, puisque cela te fait un si grand plaisir!

Et elle ajouta:

—Sois persuadé que cela ne m'amuse pas plus que toi de rester ici... Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais pourquoi!... Avec ces Hindous, il faut s'attendre à tout, dès que la superstition est en jeu!...

—J'ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise! émit Jacques en se permettant de sourire.

—Que la marquise nous pardonne!...

En descendant, ils eurent l'heureuse surprise de trouver dans la cour Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur petit bagage.

Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un piaulement d'adieu et démarra.

Ils disparurent.

Drouine survint.

—C'est fait! dit-il... Oh! il n'y a pas eu la moindre difficulté... Il avait apporté un sabre. Il m'en a fait cadeau. Je lui ai donné tous les bijoux. Bon voyage!

Christine poussa un profond soupir... Et elle répéta:

—Que la marquise nous pardonne!

Ils étaient en face du garage... Elle avisa soudain la dernière voiture qui s'y trouvait. Elle l'avait vue quelquefois à Paris à l'hôtel du quai de Béthune... cette auto servait assez souvent à la marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les environs... Elle s'en approcha et la considéra de près. C'était une forte limousine, d'une carrosserie solide et copieusement capitonnée à l'intérieur... Christine examina les portières, les glaces... Jacques comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut transformée en une cage hermétiquement close...

Drouine les regardait faire.

—C'est dans cette voiture qu'elle est arrivée? demanda Jacques.

—Oui! répondit Drouine... pauvre femme!...

—Quelle martyre! soupira encore Christine, les larmes aux yeux.

—Le Bon Dieu en a eu pitié! reprit Drouine en hochant la tête... maintenant elle est bien tranquille!

Quand Jacques et Christine arrivèrent à l'auberge de la Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l'allégresse générale qui y régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n'y a rien qui donne appétit... et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de l'esprit, les vivants se comparent au mort qu'ils viennent de conduire à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir goûter encore aux joies de la vie et s'empressent d'autant plus d'en jouir que l'exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois jusqu'aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours...

Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n'avait pas cessé. On s'était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui l'avait fait fuir!... Ça lui apprendrait à raconter des histoires «d'empouse»!...

On avait voulu la faire boire:

—Trinquons à l'empouse, mère Gérard! si vous ne voulez pas qu'elle vienne vous tirer par les pieds!

Elle ne répondait rien, le front têtu, l'œil mauvais, les dents serrées...

—Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir le mauvais œil!...

On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille... Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays...

—Ils en ont comme cela jusqu'à demain matin, dit Jacques quand Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as eu raison d'accepter l'hospitalité du marquis... Ici nous n'eussions pas fermé l'œil!

Ils rentrèrent au château, s'embrassèrent, se souhaitèrent une bonne nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite.

Christine ne se coucha pas... Elle se laissa tomber, pensive, dans un fauteuil.

Sa fenêtre était restée ouverte... Un paysage lunaire s'étendait devant elle, d'une grande étendue et d'une grande beauté... D'abord, c'étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la terra déserte, silencieuse, qu'aucun bruit ne venait troubler... puis le long trou noir des douves qui séparaient la cour d'honneur de la baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l'extrémité du plateau, au delà d'un petit mur bas, le cimetière avec ses croix penchées ou droites... ses dalles moussues et quelques-unes, luisant sous la lune, comme des glaces... Derrière, la silhouette élancée de la fine chapelle du XVIe siècle, au fond de laquelle dormait pour toujours, tranquillement, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth...

Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver? et à rêver à quoi?

Soudain elle tressaillit... Là-bas, dans la vallée, la vieille église romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit...

Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença de se dévêtir.

Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau... mais elle poussa une sourde exclamation et s'accrocha au mur pour ne point tomber.

Elle avait vu... très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des cimetières... une forme blanche, toute blanche qui glissait... se déplaçait avec la légèreté d'un fantôme...

Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut dans la direction de la demeure de Drouine.

Christine eût voulu crier; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et cette fenêtre... Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la douleur qu'elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement, lugubrement, dans un râle de femme qui se noie.

Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui l'eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s'était déroulée et l'enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire qu'elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar auquel elle était encore en proie. Et il n'en douta point, quand il l'entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire:

—Elle! Elle! je l'ai vue!... Elle se promenait dans le cimetière!... Mon Dieu! que va-t-elle faire? que va-t-elle faire?

Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le lit.

Il essaya de la calmer par de bonnes paroles.

—Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie!... Sors de ce mauvais rêve!

Mais, âprement, elle lui répliquait:

—Je ne dors pas!... je ne rêve pas!... Je te dis que je l'ai vue... comme je te vois!... Elle a glissé le long du mur de la chapelle... Elle allait chez Drouine, c'est sûr!

Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu'ils essayaient de se convaincre l'un et l'autre.

—C'était à prévoir... ça devait finir comme ça! gronda Jacques... du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l'es maintenant!... Cette crise est aussi logique que le développement d'un panaris.

Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés, retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre, l'ouvrir pour savoir ce que c'était... Mais elle lui avait jeté ses bras autour du cou et le retenait avec une force invincible:

—Non! non! n'y va pas!... n'y va pas!... C'est elle! je suis sûre que c'est elle!...

Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une fenêtre avait été ouverte... et d'autres portes claquaient... et des pas... une course... une espèce de bondissement dans l'escalier... Jacques s'était redressé... Elle l'étouffait contre elle!

—N'y va pas!... n'y va pas!...

—Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef!

Elle l'abandonna un instant avec un sourire d'agonisante. Il courut à la porte et l'ouvrit.

Ils se trouvèrent en face d'une figure de revenant qui agitait son ombre immense sous la projection de la lampe... C'était Drouine...

Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise...

Alors il aperçut Christine qui avait l'air aussi égarée que lui.

—Vous l'avez vue?... Vous l'avez vue?... demanda-t-il.

Christine hocha la tête... Elle l'avait vue... oui! oui!... Et lui! lui aussi, n'est-ce pas?

Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure:

—Je dormais... je venais de m'endormir... à peine... j'ai entendu sa voix qui m'appelait... Je n'ai pas eu peur d'abord... une voix si douce!... si douce!... que j'ai cru que je rêvais... Mais une petite pierre vint frapper contre ma vitre... alors je me rendis compte que je ne rêvais pas... Et je commençai à trembler... j'allai à la fenêtre... et comme je ne voyais rien... que le cimetière me paraissait bien tranquille... j'ai ouvert la fenêtre... Alors j'ai entendu la voix qui reprenait avec plus de force: «Drouine! Drouine!»... Alors je l'ai aperçue debout contre le mur du rempart. «Tu ne me reconnais donc pas? dit-elle... c'est moi, ta maîtresse, la marquise de Coulteray, la femme de l'empouse... Qu'as-tu fait de moi, Drouine?»

»Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah! c'était elle!... c'était bien elle!... c'était bien sa voix, ses manières si douces et si tristes, tout!... Elle reprit: «Qu'as-tu fait de moi, Drouine... qu'as-tu fait de moi?... Pourquoi ne m'as-tu pas livrée à Sangor?... Ma gorge l'attendait! Et maintenant, ma gorge a soif!»

»Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu'elle l'a dit! Elle parlait très distinctement... On entendait sa petite voix claire comme une clochette d'argent dans la nuit... Sa voix n'était pas méchante, mais ce qu'elle disait était terrible: «Tu as fait de moi l'épouse de Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l'éternité!»

»Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long de «la prée»... Elle s'est retournée un instant pour me faire un signe d'adieu et elle est entrée sous le bois... Qu'Orfon ait mon âme, si j'ai menti!...»

Drouine s'était mis à genoux et se signait et se donnait de grands coups sourds dans la poitrine comme pour son mea culpa, comme si tout ce qui arrivait là était bien de sa faute.

Il répéta dans un sanglot:

—C'est épouvantable!... C'est moi qui l'ai livrée au démon!... Que Jésus ait pitié de nous!

Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de l'astre des nuits... le paysage sans fantômes.

—Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire d'empouse! leur dit-il... Voici ce que tu vas faire, Drouine!... Tu vas venir avec moi... Nous descendrons dans la crypte...

—Non! non! j'en reviens! j'en reviens!

—Comment! tu en reviens?

—Oui!... Quand elle a été partie... je me suis trouvé mieux... je ne la voyais plus... l'air froid du dehors sur mon front... enfin je me suis dit que j'avais peut-être rêvé... et puis je me suis dit aussi que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais, même pour une «empouse»... Enfin ça a été plus fort que ma peur... j'ai voulu savoir... j'ai passé un pantalon, j'ai pris les clefs de la chapelle et je suis descendu... Alors je me suis rendu compte tout de suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j'avais oublié de refermer la petite porte qui s'ouvre dans le pied de la tour... C'est par là que je vous ai fait descendre, vous savez!... Eh bien, c'est par là qu'elle était sortie f... Oh! il n'y avait pas à s'y tromper!... La pierre était déplacée... le tombeau ouvert et le cercueil aussi... et il n'y avait plus rien dedans!...

—Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux!

Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille...

Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d'honneur, puis, d'un pas tranquille, toute la largeur de la baille... Évidemment, il essayait de se dominer... d'arriver là-bas avec tout son sang-froid... Ce n'était pas lui qui se laisserait entraîner par la folie ambiante...

Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en même temps... La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui serrait à le faire crier... Jacques venait de pénétrer dans le cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth...

Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la porte basse qui menait à la crypte.

Jacques, qui s'était arrêté un instant, prit le même chemin et pénétra, derrière elle, dans le monument...

Accrochés l'un à l'autre, le front à la vitre, ni Christine ni Drouine ne prononcèrent une parole... Toute leur vie, c'est-à-dire tout ce qui leur restait de force vitale, s'était réfugiée dans leur regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la terre des morts...

De longues, longues minutes s'écoulèrent ainsi... Enfin ils virent réapparaître Jacques... Christine laissa échapper un long soupir.

Elle était couverte d'une sueur glacée et ses dents s'entrechoquaient.

Drouine, lui, ne remuait pas plus qu'une pierre.

Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas tranquille. Il franchit la cour d'honneur, leva la tête vers la fenêtre et leur fit un signe amical.

Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s'il revenait, lui aussi, de l'autre monde.

—Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé!... La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même vision!... Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine, rien n'a bougé!... La pierre est toujours à sa place... on n'a pas touché au tombeau.

—Tu mens! s'écria Christine... Tu l'as vue aussi bien que nous!... Tu t'es même arrêté en la voyant!... et tu es descendu derrière elle dans la crypte!...

—C'est vrai! fit Drouine d'une voix rude. C'est la vérité du Bon Dieu, sur ma part de paradis!...

Et il se signa de nouveau.

—Alors, vous me prenez pour un imposteur... Drouine, vous, vous êtes un homme! Eh bien! accompagnez-moi! revenez avec moi dans la crypte! et vous reconnaîtrez votre erreur!...

—Non! je reste ici! déclara-t-il de son air le plus sombre... demain, il fera jour!...

Il s'installa dans le couloir, roulé dans une couverture... Christine ne voulut point que Jacques ta quittât et elle finit par s'endormir dans un fauteuil aux approches de l'aube... Jacques lui-même commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de villageois se montrait autour de la chapelle... d'autres accouraient dans la baille en appelant Drouine... et l'on voyait, à chaque instant, des paysans qui traversaient la «prée», se dirigeant vers le château avec de grands gestes...

Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire de préciser ici les événements qui s'étaient déroulés pendant la nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient des minutes d'angoisse que nous avons rapportées, dans le château...

La petite fête s'était prolongée à l'auberge de la Grotte aux Fées. Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos d'une mort ou d'un mariage, des «enragés» qui ne se décident jamais à quitter la table. D'autant que les cartes finissent toujours par fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas mieux que s'aller coucher... À minuit, ils étaient encore quatre à se disputer leurs sous en vidant les pots. C'étaient Birouste, le forgeron; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l'essence au coin du pont, au carrefour des trois routes, l'esprit fort de Coulteray; l'épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et des environs. Avec Achard, l'aubergiste, un type qui avait fait danser trois générations, qui n'avait jamais voulu être quoi que ce fût dans la municipalité, histoire de rester l'ami de tout le monde, mais qui n'en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui dirait la clef de voûte du pays; il y avait là cinq fortes têtes auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit vulgairement, des vessies pour des lanternes.

Or, environ un quart d'heure après minuit, ces cinq hommes entendirent un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à l'auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche, traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un étage située à l'orée du bourg, un peu avant le pont, presque en face Verdeil.

Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent et se levèrent, d'un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait...

Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue, la bouche grande ouverte du cri qu'elle venait de pousser et regardant comme une illuminée devant elle, dans la campagne... Instinctivement, ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme blanche qui descendait «la prée» enveloppée d'un long voile...

La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante que l'on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules.

Ils n'hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c'était elle, elle la nouvelle «empouse» qui venait de s'échapper du tombeau et marchait sur Coulteray.

Ils n'étaient pas six à avoir la berlue!... Ils entraînèrent la veuve Gérard et s'engouffrèrent dans l'auberge... On ferma portes et fenêtres, on avertit les servantes... on se barricada... Tout le monde se réunit dans la même salle... La veuve Gérard se mit à réciter l'Ave Maria. Les servantes lui donnaient la réplique... Les hommes ne disaient rien... Ils étaient très pâles... Ils avaient honte de leur peur...

—Tout de même, prononça Achard l'aubergiste, nous sommes idiots! ça n'est pas possible!

Mais les autres protestèrent. Ils l'avaient bien vue! Elle sortait du «meur» (le mur) du château!...

—Sûr! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d'un alquemiste (alchimiste, jeteur de mauvais sort)... Eh bien! je ne l'aurais jamais cru!... Des choses pareilles «annui» (aujourd'hui).

—Qu'est-ce qu'elle vient faire par ici, c'te «drôlière»?

Achard ne tenait plus en place... Très agacé, il fit taire les femmes, qui recommençaient indéfiniment leur Ave Maria.

—Non!... ça n'est pas possible! Ce qu'on va nous «fabuler» demain (se moquer de nous)... Et il sortit de la salle.

On lui cria de se tenir tranquille... mais c'était plus fort que lui... Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se levèrent sans entrain...

Les femmes ne bougèrent pas... mais elles entendirent:

—La r'v'là... c'est elle!... Elle remonte!... Elle rentre au château!... Tenez!... la v'là près du «meur»!... Elle retourne au cimetière... Eh bien! qu'elle y rentre et qu'elle n'en sorte plus!... Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit!... Ça a peur du jour!... Eh bien, alors, et le marquis?

Les femmes reprirent: Ave Maria!... Ave Maria!... avec une sorte de fureur sacrée... Mais les hommes les firent encore taire dès qu'ils rentrèrent dans la salle: ils étaient déjà familiarisés avec l'idée de l'empouse... Ils l'avaient vue rentrer chez elle... Ils étaient plus rassurés... Ils avaient toute une journée devant eux pour décider de ce qu'il y avait à faire...

Ce qui les tracassait par-dessus tout, c'était la pensée qu'on ne les croirait pas... qu'on les «fabulerait».

Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout!

Les gens de l'auberge n'avaient pas été les seuls à apercevoir l'«empouse»... Il y en avait même qui l'avaient entendue... Par exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du pont... Elles avaient été réveillées par des appels: «Adolphine! Adolphine!...» (c'était le petit nom de la veuve Gérard). Elles s'étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu'elles l'avaient vue le matin même, dans son cercueil...

Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête levée vers la chambre d'Adolphine, qui ne pouvait lui répondre puisqu'elle était à l'auberge; c'était là un renseignement que les deux voisines juraient absolument exact. Quant à l'«empouse», elle était repartie en poussant un gros soupir.

Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière... On comprendra facilement qu'il n'en fallait pas tant pour mettre le pays «sens dessus dessous»...

Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules s'inclinèrent, sauf trois: le maire, le médecin et le curé.

Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi extraordinaire... Ce n'était pas la première fois que l'on se trouvait en face d'une «hallucination collective». Elle s'expliquait par la légende solidement établie dans ce pays de l'«empouse». Les gars de l'auberge devaient être à moitié ivres... Jacques Cotentin, consulté, fut naturellement de l'avis de ces messieurs... Lui, il n'avait rien vu!... rien qu'une tombe à laquelle on n'avait pas touché!...

Cependant, on était en face d'une population soulevée par la superstition et qu'il fallait calmer.

Voici ce qui se disait: «Si le tombeau n'avait pas été provisoire, si la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le cercueil de plomb avait été bien rivé (car c'était un cercueil à rivets pour qu'on pût facilement l'ouvrir lors de la cérémonie définitive), l'empouse n'aurait pas pu s'échapper, venir se promener la nuit dans Coulteray... Eh bien! on allait donner satisfaction au populaire... On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait.

»Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles d'exorcisme.

Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine revit encore une fois son amie et, en vérité, qu'une morte si bien morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant fait parler d'elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées! Elle ne savait plus ce qu'elle avait vu!... ni si elle avait vu!... quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas lui parler d'hallucination, ni particulière, ni collective... Il avait vu la morte sous ses fenêtres! Il avait vu le tombeau vide!... Jacques dut le faire taire...

Christine, dont l'état de faiblesse était extrême, eût voulu partir le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de Coulteray et où la légende de l'«empouse» reprit une force qui rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune d'Achard, l'aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de Drouine, qui ne manquait pas de raconter l'histoire de l'«empouse» comme si elle lui était arrivée, à lui...

Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant au château, après la cérémonie de l'exorcisme, d'une étrange torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse. Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux volets de fer qu'elle n'avait pas vu partir.

Ce matin-là, la voiture n'avait rien de mystérieux, elle était ouverte; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa pas d'étonner Christine.

—D'où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine?

—J'ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de suite!... Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu'ils doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a décidé de finir ses jours... j'ai pris cette voiture parce qu'il n'y en avait plus d'autres au château... Les malheureux seraient devenus fous, je crois, s'ils étaient restés une heure de plus dans ce pays!...

—Ma foi, je comprends ça maintenant! fit Christine... Allons-nous-en, nous aussi, et tout de suite!...

Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler... On ne savait si elle dormait ou si elle réfléchissait... Un moment, elle rouvrit les yeux et dit à Jacques:

—C'est tout de même extraordinaire que tu m'aies laissée comme cela, sans me prévenir, dans ce château... car enfin, pendant que tu conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j'étais restée toute seule...

—Non! répondit Jacques, tu n'étais pas toute seule... Le docteur Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château...

Le soir même, ils étaient à Tours... Ils y recevaient une dépêche du vieux Norbert: «Rentrez de suite... Gabriel me donne des inquiétudes!»




XXVI

L'ÉCHAFAUD

Le procès de Bénédict Masson eut lieu au commencement de novembre, à Melun. Il fut tel que l'avait fait prévoir l'enquête. Et même le cynisme de l'accusé semblait avoir augmenté si possible. Ses réponses étaient un mélange de Jean Hiroux et d'Émile Henry, de stupidité voulue et d'audacieuse menace, dans une langue qui tantôt était celle d'un charretier pour s'élever brusquement à l'âpreté souveraine et redoutable d'un prophète biblique, tantôt fleurie comme une page de Bernardin de Saint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase d'abominable argot.

Le jury servit de cible à ses pires facéties. Il répéta au président de la cour ce qu'il avait dit au juge d'instruction, qu'il n'était point payé pour faire sa besogne, que c'était à la justice de découvrir ce qu'étaient devenues les demoiselles qui avaient passé à Corbillères, qu'en ce qui le concernait, leur sort ne l'intéressait en aucune façon et qu'enfin si on l'avait trouvé en train de brûler une petite fille découpée en morceaux, c'était là un accident regrettable, surtout pour elle, mais qui ne prouvait en rien sa culpabilité à lui.

Nous n'insisterons pas sur une attitude qui souleva, comme on dit, le cœur de tous les honnêtes gens. Le réquisitoire de l'avocat général fut, comme on le pense bien, implacable. Bénédict Masson pouvait d'autant moins compter sur l'indulgence du représentant du ministère public qu'il avait traité cet honorable magistrat dont le visage était grêlé des suites de la petite vérole de «moule à pilules»!...

L'instant le plus sensationnel de ces honteux débats fut, sans contredit, celui où Christine Norbert s'avança à la barre... Alors la façon d'être de l'accusé changea du tout au tout. Il perdit sa superbe, s'affala sur son banc et se cacha la tête dans ses bras. La déposition de Christine fut courte et terrible.

Mlle Norbert ne regarda pas une seule fois du côté de Bénédict, mais, tournée du côté des jurés, elle semblait leur dicter leur devoir. Ceux-ci n'y manquèrent point. Bénédict Masson fut condamné à mort.

Il refusa de signer son pourvoi en grâce. Le 2 décembre, la sinistre machine (style de la Gazette des Tribunaux) fut dressée à Melun devant la porte du cimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le monde grelottait. Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture qui ramenait de la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête qu'on allait lui trancher, il considéra l'assemblée sans émoi. On s'attendait à une dernière insulte à l'adresse de la société sur laquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère. Il n'en fut rien. Il embrassé le christ, que lui tendait le prêtre, en prononçant ces mots:

—Celui-là, c'est un frère!

Et il se livra aux aides du bourreau.

Le couteau tomba. M. de Paris a dit souvent depuis qu'il n'avait jamais présidé à une exécution pareille. D'ordinaire, le condamné, dès qu'il est sur la planche et qu'on lui introduit le cou dans la lunette, semble se resserrer sur lui-même, rentrant la tête dans les épaules... Bénédict Masson, lui, se jeta sur cette planche comme sur un lit de repos longtemps attendu... et sa tête, projetée d'elle-même en avant, semblait déjà chercher le panier où elle allait rouler.

Le cimetière était à deux pas... La fosse était creusée. Il y eut un simulacre d'inhumation, mais la tête fut livrée aussitôt à un aide de la faculté de médecine de Paris, qui disparut immédiatement avec son sanglant trophée... (style des faits divers)...

Le même jour, le défenseur de ce malheureux faisait parvenir à Mlle Christine Norbert le seul papier laissé par son client. Elle put y lire ces vers de la Promenade sentimentale:

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